LE SOUPER DE MOLIERE,
OU LA SOIRÉE D’AUTEUIL,
FAIT HISTORIQUE EN UN ACTE, MÊLÉ DE VAUDEVILLES

Par le C.CADET-GASSICOURT,

Représenté, pour la première fois, à Paris,
sur le Théâtre du Vaudeville, le 4 Pluviose,
an troisième de la République.
Prix : Cinquante sols, avec la musique.

A PARIS,
Chez
les
Libraires
Au Théâtre de Vaudeville
Au Théâtre Martin, ci-devant Molière.
Et à l’Imprimerie rue des Droits
de l’Homme, N°.44.
Floréal, an Troisième.

Édition critique établie par Emmanuelle Taton dans le cadre d'un mémoire de master 1 sous la direction de Georges Forestier (2013-2014)

Introduction §

Molière is not only known as an author and as a man, he also appears as a character in numerous plays written during the eighteenth century1

Imaginez : vous entrez dans la maison de Molière à Auteuil, un soir, peut-être vers la fin des années 1660. Là, vous tombez nez à nez avec Boileau, La Fontaine, Lully, Chapelle et Baron, festoyant gaiement autour de vins – ou de boissons lactées – et de vaudevilles. La soirée bat son plein, et les convives, notamment Chapelle, il faut bien le dire, sont si imprégnés d’effluves alcoolisées, qu’ils décrètent que la vie n’est que misère et que leur seule issue est d’en finir avec elle : la rivière n’est pas loin, allons nous y jeter ! Se noyer la nuit ou attendre le lendemain matin : telle sera la question posée par Molière… Entre mariage heureux, soirée arrosée et lendemain incertain, cette petite pièce historique – ou non –, mêlée de vaudevilles, ne manquera sans doute pas de vous faire sourire !2

Mais qui est donc ce Cadet de Gassicourt ? (23 janvier 1769 - 22 novembre 1821) §

Charles-Louis Cadet de Gassicourt, (dit Cadet-Gassicourt pendant la Révolution), traversa une période particulièrement riche de l’histoire de France : « assistant dans sa jeunesse à l’extinction du siècle des Lumières, il vécut ensuite les ambitions et les exagérations de la Révolution, la gloire et la chute de l’Empire, le retour hésitant de la Royauté. Chaque fois, il participa activement à ces événements3. » Sa carrière, à l’image de la diversité qui caractérise les périodes qu’il traversa, embrassa les sciences comme les arts, sans oublier bien sûr la politique : « il acquit successivement de brillantes réputations comme avocat, littérateur, pharmacien, chimiste et défenseur acharné de la santé publique4. » Quant à son tempérament « vif et enjoué, parfois même très critique », nous en soulignerons l’accointance permanente avec « le rire et la convivialité » : Charles-Louis se disait d’ailleurs épicurien5

Une surprenante ascendance §

Né le 23 janvier 1769, et baptisé en l’église Saint-Eustache à Paris – tout comme Molière en 1622 –, Charles-Louis fut probablement le fils illégitime de Marie-Thérèse-Françoise Boisselet, sa mère, et de Louis XV en personne. Les Mémoires de Paul Thiébault (1769-1846, général d’armée et ami de Gassicourt), en sont notamment un témoignage (tome V, p.370-372) :

On connaît les fastueuses amours de Louis XV, le zèle des agents de ses plaisirs pour découvrir et livrer à la fantaisie de ce monarque des beautés nouvelles. Mme Cadet lui fut signalée ; il paraît qu’elle ne résista pas et qu’elle sortit des bras de sa majesté grosse de Gassicourt6.

Jean Flahaut va également dans ce sens en soulignant que « tous ceux qui ont approché Charles-Louis ont laissé des témoignages affirmant sa grande ressemblance avec la lignée royale7. »

Louis XV eut beau nommer Louis-Claude Cadet de Gassicourt membre de l’Académie des Sciences, ce dernier ne pardonna jamais à sa femme, et son unique concession fut de ne pas la répudier publiquement. Charles-Louis eut l’occasion de rencontrer son père biologique pour la première fois en 1774 ; alors âgé de cinq ans, il ne comprit sans doute pas la formule que Louis-Claude lui aurait dite à l’oreille : « salue papa roi8 ». Malgré ses grands talents de chimiste, reconnus même à l’étranger, et sa carrière de pharmacien rue Saint-Honoré, Cadet délaissa ensuite les sciences : la « cassure » dans sa vie scientifique, aux alentours de 1774, ne pouvant être séparée de celle de sa vie privée9. Il s’enferma dès lors dans un « silence de plus en plus grand », se rendant compte qu’il était véritablement « la risée des salons parisiens10 ». Charles-Louis ne suivit pas, en tout cas dans un premier temps, le parcours paternel, étant davantage porté vers les lettres ; mais ces dernières risquant de le réduire à une carrière incertaine, il s’orienta donc vers le droit, et devint avocat au Parlement de Paris en 1787.

Les amours de Cadet §

Charles-Louis, avec son ami Thiébault, fréquenta, dès sa jeunesse, « une brillante et aimable société11 », et rendit quelques hommages aux jolies demoiselles qui s’y trouvaient.

Il tomba d’abord sous le charme d’une certaine Mademoiselle Lacroix, pour laquelle il rédigea une chanson, « La Croix », sur l’air : « Ce mouchoir belle Raimonde », que l’on retrouvera par ailleurs dans la pièce, scène IV, P. 12.

Puis il se maria avec Madeleine-Félicité Barré ; la cérémonie religieuse eut lieu le 8 janvier 1789, et deux fils, Charles-Louis-Félix et Louis-Hercule, naquirent de cette union. Mais les lettres de Mon voyage ou lettres sur la ci-devant province de Normandie, qu’il rédigea alors qu’il se cachait dans le Berry, au moment de sa condamnation à mort par contumace, témoignèrent de sa passion pour « Eugénie ». Il s’agirait de Mademoiselle de la Balme, jeune femme qu’il avait « rencontrée et aimée passionnément mais fort brièvement dans sa folle jeunesse12. » S’il fut donc infidèle à Madeleine-Félicité, cette dernière lui rendit la pareille avec l’un de ses amis, le comte de Langeac, à ses côtés pendant la révolte de vendémiaire an IV organisée par les Sections contre la Convention. Charles-Louis, suivant sur ce point les traces de Cadet, ne lui accorda « aucun pardon13 », et fit même en sorte que la séparation pût « se dérouler à son avantage14 » (Madeleine-Félicité étant fort riche). Le couple décida de divorcer en 1797 « pour cause d’incompatibilité d’humeur15 », cause d’ailleurs admise par un décret de cette même année.

Cadet vécut alors chez son père, jusqu’à la mort de ce dernier, et mena une vie fort dissipée, conquérant le cœur de plusieurs maîtresses, parmi lesquelles Françoise Sancerotte, dite Mademoiselle de Raucourt, fameuse comédienne – Charles-Louis étant alors pharmacien de la Comédie-Française, cette fonction put créer des liens. Puis, il s’éprit de Marie Walter, « femme de petite vertu mais courtisane de renom16 » : ils vécurent ensemble pendant au moins cinq ans, et tombèrent tous deux malades de la « gonococcie17 » (présentée à l’époque comme une syphilis). Marie, qui aimait « la vie riche et luxueuse », engagea dès lors Charles-Louis à « acquérir une propriété dans la proche banlieue de Paris18 ». Cela n’est pas sans rappeler la maison que louait Molière à Auteuil, pour prendre le grand air, et justement lieu du Souper ; néanmoins, Charles-Louis acquit sa propriété – située quant à elle à Chatenay-Malabry – en 1805, bien après, donc, l’écriture de la pièce, en 1794.

Un parcours multiple §

Parcours politique §

Notons la consonance déjà politique de la première œuvre de Charles-Louis : en 1788, il rédigea en effet une tragédie pour rire, facétie « fort spirituelle », intitulée La Restauration de la Halle19 : il s’agissait d’une allusion critique aux problèmes financiers que rencontrait alors le gouvernement de Louis XVI. Concernant ses études, soulignons aussi que Gassicourt fréquenta les Collèges « les plus réputés de l’époque20 » : au Collège de Navarre, il côtoya notamment André et Marie-Joseph Chénier ; et les enseignements du Collège Mazarin formèrent un jeune homme déjà « très imprégné d’idées réformatrices21. » Tout au long du XVIIIe siècle, on assista en même temps qu’à l’amenuisement de la domination aristocratique, à la naissance progressive d’une bourgeoisie de plus en plus consciente de son pouvoir, mais freinée par la « persistance de structures féodales22. » Thiébault, Gassicourt et les frères Chénier souhaitèrent modifier ces structures, et soutinrent « les premiers pas de la Révolution23 ». Pour autant, ils ne cherchèrent pas à « remettre en question la monarchie24 », manifestant toujours leur attachement au roi.

Charles-Louis en tout cas compta beaucoup sur les États-Généraux, et laissa entendre l’idée d’une assemblée, qui prendrait les décisions, le roi devant se limiter à les faire appliquer. Au printemps 1789, il apprécia que le Tiers État « se trouve à égalité avec l’ensemble des deux autres ordres25 », et son admiration pour le roi fut « profondément marquée26 » par la fuite de ce dernier, le 20 juin 1791. Il ne tarda pas d’ailleurs à haïr la royauté, et conserva cette position toute sa vie. Charles-Louis s’engagea, en appartenant, dans un premier temps, à la Section « Poissonnière27 », et approuva la demande de Robespierre, le 29 juillet 1792, de suspendre le roi et de mettre en place une « Convention Nationale28 ». Il fut néanmoins accusé par sa Section de faire preuve d’une attitude « trop modérée29 » : dénoncé auprès de la Commune de Paris, mais prévenu à temps, il quitta « précipitamment son domicile30 », et réussit finalement à montrer sa fidélité aux idées révolutionnaires ; l’affaire ne donna pas suite.

Passé à la Section du Mont-Blanc31, il commença à rédiger la chanson patriotique La Montagne à l’été 1793, qu’il signa « Par un sans-culotte », et, en décembre, il célébra Marat et Lepelletier, et prononça une ode à la création du Lycée Républicain. C’est à peu près à ce moment que la particule à son nom disparut, ce qui explique l’inscription « Cadet-Gassicourt » sous le titre du Souper. Alors désespéré par les violences révolutionnaires et les exécutions de la Terreur – notamment celle de Lavoisier, dont son père lui avait parlé, et qu’il avait plusieurs fois rencontré – il se replia sur lui-même : il écrivit alors Le Souper de Molière, qui fut joué dans les premiers jours de 1795. Le 15 septembre 1795 (29 fructidor an III), Charles-Louis participa aux insurrections contre la Convention : il fut jugé en tant que président de l’assemblée primaire de la Section du Mont-Blanc, le 17 octobre (25 vendémiaire), par le Conseil militaire de la butte des Moulins. On lui reprocha alors d’avoir été absent lors de perquisitions effectuées à son domicile : il fut donc condamné à mort par contumace, puisqu’ayant fui dans le Berry. Ainsi, pourtant très engagé dans les premiers temps de la Révolution, mais s’étant par la suite opposé à la Convention, Gassicourt fut décapité en effigie, place de Grève, « le 28 vendémiaire, à dix heures du matin32 ».

Puis, le 25 août 1796 (8 fructidor an IV), Gassicourt, ainsi que tous les condamnés de vendémiaire, furent acquittés par le Tribunal Criminel du Département de la Seine. Ainsi, au sortir de la Révolution, la pensée de Charles-Louis était tout à la fois « réaliste, idéaliste et visionnaire » : « réaliste car il perçoit bien les défauts des gouvernements issus de la révolution » ; « idéaliste, car il est persuadé de la stabilité et de l’efficacité d’un gouvernement issu du peuple » ; et « visionnaire car les structures gouvernementales qu’il propose s’établiront quelque soixante-dix ans plus tard33. » On constate donc de « profondes discontinuités » dans le parcours politique de Gassicourt : il passa en effet « de l’espoir d’une monarchie constitutionnelle en 1789 à la haine profonde de la royauté dès 1793, d’un pur esprit révolutionnaire sous la Terreur à la contre-révolution de 1795, de la pensée républicaine idéalisée au soutien de la dictature impériale dès 1803 ; par la suite, à partir de 1815, son attitude sera toujours opposée aux Rois, et reviendra à la pensée républicaine34. » En tout cas, au fil des années, ce qu’espérait Charles-Louis sombra, sans que les problèmes sociaux et politiques fussent réglés. « Aussi, à la fin de sa vie, sera-t-il profondément déçu35. »

Au moment de la Révolution régnait une certaine « effervescence36 » autour de la Franc-Maçonnerie, à laquelle Charles-Louis n’échappa pas. Cela fut visible au travers de deux œuvres de 1796 : Le Tombeau de Jacques Molai ou le secret des conspirateurs, à ceux qui veulent tout savoir, et une suite : Les initiés Anciens et Modernes. Gassicourt étant condamné à mort en vendémiaire an IV, ils furent présentés comme des ouvrages posthumes, et signés « CL CG DLSDMB CDV », autrement dit « Charles-Louis Cadet Gassicourt De La Section Du Mont Blanc Condamné De Vendémaire ». Ils connurent en tout cas un grand succès, puisqu’une seconde édition fut proposée l’année suivante. Enfin, sous l’Empire, dès 1805, Charles-Louis devint lui-même Franc-Maçon. Quant au domaine religieux, si Gassicourt fut tout d’abord lié à l’enseignement du Collège de Navarre, néanmoins, les amis de sa mère étant marqués par la légèreté, et ceux de son père (Lalande, d’Alembert, Condorcet, Bailly, Fourcroy, Vicq d’Azyr) « imprégnés des idées nouvelles éloignées des convictions religieuses37 », le jeune homme fut davantage séduit par ces dernières. Puis, avec la Révolution, Charles-Louis développa « un scepticisme religieux profond et finalement une répulsion face à la pensée, aux structures et aux traditions catholiques38. » Cela ne l’empêcha pas de verser des « larmes amères39 » lors de l’assassinat de ses maîtres du Collège de Navarre, pendant les journées de septembre 1792. D’autre part, un manuscrit (Collection particulière) intitulé « Scepticisme, petites questions d’un grand incrédule adressé au Rédacteur de la Tribune Publique40 », témoigne d’une accointance avec Molière dans l’association de la religion et de la superstition : Gassicourt dit alors : « la dévotion va devenir une mode41 », et dénonça le « danger des erreurs qu’on propage » : « je suis tolérant, et je veux que tout homme qui pense ait le droit de refuser les erreurs d’une doctrine qu’on veut rendre universelle », pour proposer un théisme « sans ministres, sans romans théologiques, sans cérémonies insignifiantes, sans images allégoriques », mais « avec des usages simples et faits pour rappeler les principes de la morale, qui doivent toujours être d’accord avec les principes politiques42. »

Quant aux charlatans, Charles-Louis s’y attaqua aussi, et notamment en luttant contre les remèdes secrets : la loi du 11 avril 1803 (21 germinal an XI) – qui créa les Écoles de Pharmacie – jouant en sa faveur, même si ces produits persistèrent, car mouvant de « considérables enjeux financiers43 ». Gassicourt définit ainsi les charlatans (Du charlatanisme, Bull. Pharm., 1809, t.I, p.42-43) : « tout homme qui professe l’art de guérir et qui fait un secret de sa méthode ou de la composition des remèdes qu’il prépare44 » : comment ne pas voir, là encore, une proximité avec certaines œuvres de Molière…45

Parcours littéraire §

Dès son enfance, Charles-Louis manifesta une grande attirance pour les lettres ; il écrivit par la suite « des poèmes, des comédies, des rapports politiques, des mémoires pharmaceutiques et chimiques, des relations historiques, des pamphlets46… », et, lorsque, à partir de 1793, il entra dans une vie politique active, il se fit appeler « homme de lettres47 » (et ce jusqu’à ce qu’il se tourne vers la pharmacie en 1800). Au cours des sept derniers mois de l’année 1794, nous l’avons vu, la « Grande Terreur » s’abattit sur Paris. Charles-Louis, bien qu’il ait manifesté ses sentiments révolutionnaires dans la chanson La Montagne et dans ses hommages à Marat et à Lepelletier à la fin de l’année 1793, resta discret, redoutant le Comité Révolutionnaire de la Section du Mont-Blanc. Il se livra alors à son « passe-temps favori » : les lettres, et rédigea des comédies « légères et sans prétention48 » (Deux et deux font quatre rappelant d’ailleurs la fameuse scène de l’incroyance dans Dom Juan, Acte III, scène I) ; on y retrouve à chaque fois « une grande culture du passé et une profonde maîtrise des connaissances de son époque49. » Gassicourt, lorsqu’il écrivit seul, mit en effet en scène des personnages historiques : Molière et Racan, « personnages du siècle précédent, qui furent célèbres par leurs œuvres littéraires ou artistiques50 ». La construction des pièces était somme toute semblable : il s’agissait d’une réunion d’amis, mêlée de nombreux vaudevilles.

Plus précisément, Charles-Louis eut un lien particulier avec la chanson. Il était, avec Thiébault, « très attiré par la littérature légère51 », et composa dans sa jeunesse « de nombreuses petites pièces en vers, des anagrammes, des madrigaux, des chansons52 ». S’il publia en 1789 un poème intitulé « Mes Adieux aux littérateurs », cela ne concernait que son « orientation professionnelle », et absolument pas ses « goûts et ses relations quotidiennes53 ». En outre, il participa à la « Société Gastronomique et Littéraire, dite les Dîners du Vaudeville54 »,  qui se réunit à partir de septembre 1796 (vendémiaire an V). Antoine Piis55 en fut notamment l’un des membres, dont on retrouvera un air dans la pièce : « Les adieux à la mère républicaine », scène III, p.[7]. Le dernier Dîner eut lieu en décembre 1801 (nivôse an X). Les chansons des membres de la Société furent alors publiées sous le nom des Dîners du Vaudeville. En 1806 fut fondée une nouvelle société gastronomique et littéraire : le Caveau Moderne ; Gassicourt y composa, entre 1806 et 1817, de nombreuses chansons, et se présenta, « à plusieurs reprises, dans ses écrits, comme étant épicurien56 », à l’image de sa chanson, « Épicuréisme » :

Rire, manger, dormir et boire,
rimer et chanter sur un rien,
aimer toujours, voilà la gloire
du véritable Épicurien.
Qui se prive, dit-il, s’abuse,
Suivons, mais réglons nos désirs,
Il faut qu’on s’amuse
et le bonheur est dans le plaisir57.

Nous verrons à quel point ces paroles sont éloquentes pour l’étude du Souper

Contexte et enjeux du Souper de Molière §

Vie de la pièce et réception par les contemporains §

Le Souper de Molière, ou la soirée d’Auteuil fut joué pour la première fois le 23 janvier 1795 (4 pluviôse an III) au théâtre du Vaudeville. « Pleine d’entrain, bien traitée, spirituelle58 », la pièce plut beaucoup. Elle continua d’être jouée dans ce même théâtre et, cinq ans plus tard, figura encore « cinq fois à l’affiche », ce qui illustre un « intérêt constant de la part du public59. » Gassicourt fut dès lors remarqué dans les milieux littéraires. Mais les événements de septembre 1795, et son exil jusqu’en août 1796, le privèrent pendant une année de « tout contact avec la société littéraire parisienne60. » De retour à Paris, il appartint à la Société Gastronomique et Littéraire dont nous avons parlé. Le Souper serait donc un texte « porteur d’interrogations61 » : « chaque convive, en décrivant ses déceptions, ne se fait-il pas ici l’écho des pensées profondes de Charles-Louis ? ». Sa composition date en effet des années où il aspira à se trouver une place dans le monde politique, mais fut « constamment devant des situations difficilement prévisibles, inquiétantes et même tragiques62 », et où ses relations avec son épouse allaient en se dégradant. La plume de Gassicourt aurait alors été « imprégnée de désenchantements63. »

Le théâtre de la Révolution française autour de 1795 §

Quelques précisions concernant le contexte politique §

La composition du Souper, au cours de l’année 1794, correspond à la période dite de la « Terreur », donc à un contexte d’effervescence politique, de mouvements adverses, de soupçons et d’arrestations. Déjà, l’exécution de Louis XVI (le 21 janvier 1793 ; 2 pluviôse an I) avait provoqué une crise de la pensée et des représentations mentales et morales. La Convention montagnarde mit en place le Tribunal révolutionnaire – censé éviter de nouveaux massacres de prisonniers64, suite à l’insurrection vendéenne de mars 1793, en réponse à la levée de trois cent mille hommes dans le contexte de guerre contre l’Autriche – ainsi que le Comité de Salut public, doté d’un très fort pouvoir, notamment entre les mains de Robespierre : ces structures entraînèrent, de juillet 1793 au 27 juillet 1794 (9 thermidor an II), de nombreuses arrestations et condamnations. Robespierre élimina progressivement ceux qu’il considérait comme trop modérés : les partisans de Hébert, puis les Indulgents, à commencer par Danton. Mais, après la loi du 10 juin 1794 (22 prairial an II), symbole de la « Grande Terreur », qui supprima en effet « les dernières garanties accordées aux suspects65 » (désormais il ne leur restait que deux possibilités, l’acquittement, ou la condamnation à mort), Robespierre fut néanmoins arrêté, le 27 juillet 1794, et exécuté le lendemain, ce qui marqua la fin de la Terreur. En septembre 1795 fut votée la constitution de la Convention thermidorienne ; en avril-mai 1795, on note quelques journées insurrectionnelles dites journées de Prairial, mais qui furent rapidement matées. Cette période correspondit en outre à un essor de la presse, au développement du système éducatif, arraché à l’Église, dans un mouvement général de déchristianisation (excepté lorsque Robespierre détint le pouvoir). On assista aussi à la création de conservatoires d’arts et métiers, et de musées, dans une prise de conscience du patrimoine, et une appropriation nationale de l’art. Ainsi la situation politique ne manqua-t-elle pas d’avoir un impact sur toutes les activités de la société française…

Qu’en est-il du théâtre ?

L’enjeu du théâtre §

On constate que le théâtre prit « une dimension nouvelle » dans la vie culturelle du XVIIIe siècle : « Si en nombre de titres (opéras et ballets compris), le siècle précédent avait produit environ 2000 pièces, on en dénombre près de 11500 de 1700 à 1789, composées par environ 750 auteurs ! On estime à 5000 le nombre de comédiens actifs en France au XVIIIe siècle66. »

La « théâtromanie67 » §

Au début de la Révolution, on comptait douze salles de théâtre, dont trois privilégiées : la Comédie-Française, qui détenait le monopole du théâtre parlé parisien, l’Opéra, et la Comédie-Italienne. La loi Le Chapelier du 13 janvier 1791 adopta un décret qui mit fin à ce monopole de la Comédie-Française, et décréta la liberté pour tout citoyen d’élever un théâtre public et de faire représenter des pièces de tous genres (à condition, s’il s’agissait d’auteurs vivants, d’avoir préalablement reçu leur accord). Désormais, on ouvrait un théâtre comme une boutique ; cela devenait moins une entreprise étatique que commerciale, entraînant une concurrence entre les théâtres. On peut donc citer le théâtre Louvois, le théâtre de l’Émulation, le théâtre de la Liberté, le théâtre d’ombres chinoises, celui des Arts, le théâtre Olympique, le théâtre des Jeunes Élèves, ou encore celui de la Rue des Muses. Et bien sûr le théâtre du Vaudeville, que nous avons déjà mentionné, situé rue Chartres-Saint-Honoré (1er arrondissement), dans le Petit-Panthéon. Quant au théâtre Molière, devenu théâtre Martin en 1795 (et aujourd’hui Maison de la Poésie, rue Saint-Martin dans le 3e arrondissement), qui publia Le Souper, il « s’appela tour à tour théâtre Molière, théâtre des sans-culottes, théâtre des amis des arts, des variétés nationales, des élèves de l’opéra-comique68 ».

Une échappatoire musicale §

Avec la réaction thermidorienne des 27 et 28 juillet 1794 (9 et 10 thermidor an II) qui mit fin à la Convention et à la Terreur, les Parisiens furent conduits à « chercher des dérivatifs à leurs problèmes quotidiens », et ce grâce à des « comédies sans prétention, aussi gaies que possible, souvent agrémentées de vaudevilles69 ». À cet égard, notons que le XVIIIe siècle fut bien l’âge d’or de la chanson. Ce fut d’ailleurs au théâtre du Vaudeville, fondé par Barré70 et Piis en 1792, qu’eut lieu la première représentation du Souper de Molière, le 23 janvier 1795 (4 Pluviôse an III).

Le théâtre « mêlé de VAUDEVILLES »…

Le Dictionnaire de l’Académie française de l’époque de Cadet (1798) précise : « Anciennement Vau-de-Vire, du nom de la vallée de Vire en Normandie, où furent composées des chansons gaies et malignes qui eurent beaucoup de vogue, il y a quelques siècles. Le nom de Vaudeville signifie aujourd’hui une chanson qui court par la ville, dont l’air est facile à chanter, et dont les paroles sont faites ordinairement sur quelque aventure, sur quelque événement du jour. »

« Mettre en vaudevilles » signifie alors que « les personnages chantent ce qu’ils ont à dire, non sur des musiques écrites pour la circonstance, mais sur des airs communs, tirés de l’innombrable répertoire des “caveaux” et des ouvrages déjà passés sur la scène, de sorte que le sens de leurs propos est souligné, commenté et contrarié par la chanson citée71. »

C’est un « genre où des chansons satiriques et malicieuses, renonçant à toute ambition musicale, viennent égayer les dialogues », autrement dit, de « petites pièces de 4 à 8 vers chantées par les acteurs en intermèdes des textes ». On y fait « presque toujours référence à des airs à la mode » dont on indique le titre, comme c’est le cas dans Le Souper72.

N.B : Cela correspond à ce qu’on appelle en musique le « timbre », c’est-à-dire le procédé consistant à « adapter à des textes nouveaux la césure musicale d’airs connus73. »

Mechele Leon évoque bien une « resurgence of interest in the vaudeville genre during the Revolution74. » En effet, cette pratique possède la triple particularité d’être « irreverent » (« irrévérencieuse »), « timely » (« opportune »), et « parodying » (« parodique »)75, ce qui permet de divertir les spectateurs, qui assistent avec joie au dépassement des bienséances, mais aussi de faire subtilement référence à l’actualité, en insérant des paroles éloquentes sur un air connu ; la complicité est donc au rendez-vous, les vaudevilles encourageant « by nature » la participation du public76. Dans Le Souper de Molière, Gassicourt a très bien pu songer au phénomène de double historicité : en illustrant une anecdote de la vie de Molière, l’auteur fait des allusions à la situation contemporaine, aisément comprises par l’auditoire, comme nous le verrons plus loin. S’il y a critique ou du moins remise en question de la situation contemporaine, c’est au travers d’un procédé qui reste placé sous le signe de la légèreté. L’air du vaudeville des Visitandines, par exemple, présent dans Le Souper (scène VIII, P. 23), illustre bien cette prééminence de la joie : il s’agirait de « la plus joyeuse, la plus inoffensive des antimonacales, et en même temps, un des succès les plus incontestés du théâtre de la Révolution » : « même sous la Terreur, le public ne voudra pas s’en passer77 ». En tout cas, Gassicourt semble avant tout avoir répondu à la mode du vaudeville, et s’être fait discret quant aux événements, à une époque où les pièces à vocation politique étaient pourtant nombreuses : Le Souper de Henri IV, ou le laboureur devenu gentilhomme (comédie en un acte, en prose, par MM. Boutiller et Deprez de Walmont, les Frères Bonnet, Avignon, 179278), La Parfaite égalité ou les tu et toi, (comédie en trois actes, en prose, par Dorvigny, chez Barba, Paris, 179579), et Le Vous et le toi, opéra-vaudeville, en un acte (par Valcour, Cailleau, Paris, 1794).

Le statut des œuvres : des changements à noter §

Un public nouveau §

Au cours du XVIIIe siècle, en France, « le public (populaire) du parterre, jusqu’alors debout », se vit offrir « des places assises80 », et, en 1759, le comte de Lauraguais fit supprimer « ces trop fameuses banquettes latérales qui, sur la scène même permettaient à des “petits maîtres” plus ou moins turbulents de “parasiter la représentation”81. » Ainsi, l’activité théâtrale se démocratisa, avec une diminution du prix des places et un renouvellement du répertoire, comme du public. En effet, ce dernier était désormais « constitué, dans sa grande majorité, par ces nouveaux spectateurs, qui ont bénéficié des promotions sociales engendrées par les bouleversements de la Révolution82. » Henri Lagrave décrit ce public nouveau dans Le Théâtre en France83 : il s’agissait d’un « public turbulent, que la police a du mal à discipliner », mais aussi « actif, qui pèse d’un poids déterminant dans la vie théâtrale », et « élargi aux couches populaires, attirées par les petits spectacles de foires, puis de boulevards ». Imposant peu à peu ses goûts, il contribua « à l’évolution de la création théâtrale. » L’œuvre désormais n’était plus stable, mais au contraire dynamique et mobile. Pierre Frantz souligne à ce propos un décalage entre le « sens voulu » (par l’auteur) et le « sens vécu » (par le public) 84, et Lagrave insiste : « si le public s’est assagi, il reste néanmoins, même à la fin du siècle, remuant, bavard, gouailleur, indiscipliné, violent parfois » et « la crainte du sifflet a fait naître la “claque”, qui se muera bientôt en institution85 ». Louis-Sébastien Mercier86 sembla se plaindre d’un tel public dans la « Préface » à Molière, drame en cinq actes en prose, imité de Goldoni, (Amsterdam, 1776, p.10), comme d’un « bourdonnement monotone et continu de ces insectes folliculaires, qui troublent plus qu’il ne nuisent, qu’on écrase et qui renaissent87. » La question du public est donc un élément essentiel à prendre en compte dans l’activité théâtrale de la Révolution ; cela implique une nouvelle manière d’interpréter les textes. Les études que nous proposerons ne seront donc bien sûr que des conjectures, car le théâtre de la Révolution nous invite à considérer qu’il n’y a pas d’œuvre arrêtée, définitive, finie.

Un mauvais théâtre ? §

Le théâtre de la Révolution française est bien souvent associé à son prétendu manque de qualité. Dans ses fonctions pédagogiques nouvelles, avec le recours à un discours « que l’on veut univoque et sans ambiguïté », il devint porteur d’un « monologisme écrasant » qui sembla « réduire les textes à la propagande la plus caricaturale88. » Dès 1790, des inquiétudes furent formulées quant à l’ « Influence de la Révolution sur le théâtre françois89 ». En effet, dans un premier temps, on constata que « tous les regards » étaient fixés sur l’Assemblée nationale, et les théâtres « oubliés » ; « tous les hommes » devenant alors « des législateurs90 », l’on craignit que la Révolution n’entraînât la chute du théâtre français dans la capitale. C’est pourquoi l’on proposa d’ériger ce théâtre en « institution politique », sur des bases « aussi solides que celles de la constitution française91. » La formule de Marie-Joseph Chénier proclamant le théâtre comme « école de vertu et de liberté92 » devint particulièrement éloquente. À l’époque, entrèrent en ligne de compte « deux impératifs partiellement contradictoires » : d’une part, « assurer la liberté aux entrepreneurs de spectacles », et d’autre part « intégrer le théâtre à la politique de culture générale, à l’instruction publique, à la formation morale et politique du citoyen93. » En tout cas, la Convention montagnarde réduisit « considérablement » la liberté qui avait été accordée au théâtre en 179194. Dès le mois d’août 1793 fut élaborée la mention « par et pour le Peuple », et le théâtre devint un véritable moyen d’éducation nationale. D’ailleurs, un décret de la Convention attribua « en janvier 1794 une somme de 100 000 livres aux vingt spectacles de Paris qui ont donné chacun quatre représentations “par et pour le Peuple95.” » S’il régnait donc un certain « flou juridique96 » au sujet du théâtre, il fut totalement levé à partir de mars 1794 : désormais, le Comité d’instruction publique était chargé de surveiller et d’épurer le répertoire. L’atmosphère générale se prêta alors à une forme d’autocensure. En janvier 1793 (nivôse-pluviôse an 1), le procès du roi fut même interrompu afin de régler la question de L’Ami des lois (comédie en cinq actes, en vers, 2 janvier 1793 – 13 nivôse an 1) de Jean-Louis Laya (1761-1833), la pièce étant jugée contre-révolutionnaire. Enfin, il persistait toujours un certain « discrédit » jeté sur les comédiens : « Leur statut n’a guère évolué, malgré une professionnalisation accrue liée à la multiplication de troupes résidentes en province. Le comédien est toujours suspecté par l’Église […]. Ce qui n’empêche pas le public d’aduler ses idoles97. »

Molière et le théâtre du XVIIe siècle §

Jouer Molière §

Avec la Révolution, les théâtres devinrent propriété publique : l’on pouvait donc jouer « du Molière » sur n’importe quelle scène, puisque cet auteur était mort depuis plus de cinq ans (seul le consentement des auteurs vivants était requis).

Statistics show that Molière is the author by far the most frequently staged during the eighteenth century : he is played more often than Racine and Corneille together98.

Et Mechele Leon d’abonder dans ce sens :

With nearly two thousand performances of his plays between 1789 and 1799, Molière was one of the most frequently performed playwrights in Paris during the Revolution99

Molière, donc très représenté au XVIIIe siècle, et notamment pendant la Révolution, est néanmoins souvent associé à l’opinion fausse d’un auteur « interdit100 » au cours de cette période. Le Journal Général de France, en janvier 1791, affirma par exemple : « Si Thalie se montre avec Molière, ses yeux n’ont plus d’attraits101 » ; mais en vérité la présence du dramaturge sur la scène française était alors « loin d’être négligeable102. » Roger Barny précise que le Dépit amoureux fut représenté soixante-cinq fois entre 1789 et le 10 août 1792, L’École des maris cinquante-quatre fois (durant cette même période), L’École des femmes vingt-sept, Le Misanthrope vingt, Tartuffe cinquante-neuf, Dom Juan vingt-trois, et L’Avare vingt-six…

Cependant, il ne s’agissait plus de l’époque de Molière ; Mercier le souligna dans Du Théâtre ou Nouvel Essai sur l’art dramatique (1773, p.67-68) : « Molière revenant au monde en 1773 […] ne pourrait rire au milieu d’une nation qui n’a plus sujet de rire. Les deux muscles de la bouche, nommés zygomatiques, sont aujourd’hui paralysés chez tous les Français103. » 

Fêter et s’approprier Molière §

Il s’est donc agi, pour les auteurs qui s’en emparèrent, de mettre en lumière des liens avec Molière, et de lui faire jouer un rôle « dans la lutte des idées, à une époque où la neutralité n’était guère concevable104. » D’ailleurs, le 21 janvier 1793 (2 pluviôse an 1), deux spectacles se succédèrent : l’exécution de Louis XVI, et la représentation du Médecin malgré lui – opéra au Théâtre de la rue Feydeau. Désormais, le but des représentations moliéresques était clairement annoncé dans le Journal des Spectacles du 9 décembre 1793 (19 frimaire an II) : « pour arriver au but civique et révolutionnaire que nous proposons, faisons jouer souvent, pour épurer nos mœurs, les pièces de Molière » : il s’agissait en effet de proposer une « leçon politique, fondée sur l’intelligence historique du passé féodal105. »

Monique Wagner parle alors d’une véritable « renaissance moliéresque106 », qui serait liée à la « réparation publique » (en français dans le texte) du dramaturge, autrement dit :

The posthumous election of Molière to membership in the Académie française. In 1769, many authors, including Cailhava, compete for his éloge, ultimately won by Chamfort. In 1778 Alembert offers to the Académie the bust of Molière carved in marble after Houdon107.

Molière n’était donc plus ce « démon vêtu de chair et habillé en homme » selon la formule du curé de Saint-Barthélemy, Pierre Roullé (Le Roi glorieux au monde, ou Louis XIV le plus glorieux de tous les rois du monde, 1664)108 ; et s’il fut admiré comme le grand modèle en matière de comédie, ce fut avant tout pour Le Misanthrope et Tartuffe, « considérés comme marquant l’accomplissement du génie109. » Si Molière devint le maître incontestable dans la possibilité d’une action sur la collectivité, « il ne s’agit pas tellement, dans cette perspective, de rendre l’homme meilleur pour lui-même, ou en vue de son salut éternel », mais bien plus de « demander à ces comédies les leçons qui permettront à une société, dont on se satisfait pleinement, de se développer de façon harmonieuse, il s’agit de parfaire un art de vivre où la satisfaction de chacun postule celle de tous110. » À partir de la Révolution, Molière, et ses grands personnages tels qu’Alceste et Tartuffe, devinrent des « figures de choix dans toute polémique qui se développe autour d’un régime dont on entend dénoncer l’arbitraire ou l’immoralité111. » C’est d’ailleurs à ce moment-là que l’opposition entre Alceste et Philinte se chargea « d’un contenu politico-idéologique qui ne pouvait guère avoir été prévu par Molière112. »

Représenter Molière : quand l’auteur devient personnage §

Molière, « auteur de l’œuvre qui reste la plus appréciée du public de l’époque », était alors également un « personnage théâtral, et même un personnage tout court, pourvu d’un rôle dans la polémique révolutionnaire113. » Mechele Leon précise d’ailleurs que le dramaturge ne fut pas immortalisé, mais bien plus réanimé : « the revolutionary period reanimated Molière […] in innovative and theatrical ways114. »

On dénombra, pour la période de la Révolution et de l’Empire, « une bonne quinzaine de pièces dont Molière est, sinon toujours le héros, du moins un protagoniste important115. » Beaucoup reprenaient les mêmes anecdotes, les mêmes légendes, et certains auteurs allaient même jusqu’à se copier « sans vergogne116 ». C’est le cas pour notre Souper de Molière : en effet, l’anecdote – prétendue – d’un certain souper arrosé de Molière avec ses amis dans sa maison d’Auteuil se retrouva en 1801, « avec un titre à peine modifié sous la signature de Rigaud et Jacquelin : Molière avec ses amis ou le souper d’Auteuil » ; les mêmes donnèrent « une nouvelle mouture en un acte, en 1806117 », et en outre, Andrieux proposa Molière avec ses amis ou la soirée d’Auteuil en 1804118

Molière devint même, en tant que personnage, le représentant de valeurs chères à la nouvelle Nation. Les révolutionnaires furent très attentifs à ce qui allait désormais être mis à l’honneur chez Molière : son rôle dépassa donc la salle de théâtre, et entra dans l’ « identité nationale » (« national identity119  ») ; il fit désormais « partie des emblèmes nationaux, et sa vie privée releva du domaine public120. » On mit donc en lumière le sens de Molière pour la « justice sociale », et ses relations avec le « petit personnel qu’il emploie », le peuple étant, dans ses œuvres, « dépositaire des valeurs intellectuelles et morales121. » En outre, les pièces de cette période les plus appréciées (et bien sûr ayant Molière pour protagoniste) ne furent pas tant celles qui mirent en scène les dernières heures de sa vie (comme c’est le cas de La Mort de Molière de Michel de Cubières, 1788 puis 1802), mais celles qui, comme Le Souper, représentèrent « a drunken dinner party featuring Molière and friends : the stars of Old Regime literati122. » En somme, Molière devint un sujet « vendeur123 ».

Composition dramaturgique de la pièce §

Résumé de la pièce §

SCÈNE I : Antoine, le jardinier de Boileau ; Laforest, la servante de Molière.

Antoine ouvre le bal : il s’enquiert de demander à Laforest, occupée à préparer l’arrivée des convives, si son mariage avec Madelon, la jardinière de Molière, pourra enfin avoir lieu.

La réponse positive de Laforest le réjouit : Molière a en effet accepté de payer la dot de Madelon, et la mère de cette dernière, qui refusait jusqu’alors cette union, a cédé la parole décisionnaire à son mari – comme il se doit. Laforest le félicite, mais souligne, dans une antiphrase, que le valet est bien à l’image de son maître : Antoine est piqué au vif, ce qui engendre un échange rythmé entre les deux personnages, pour déterminer lequel des deux maîtres, de Boileau ou de Molière, est le plus admirable.

SCÈNE II : Mignard, Lulli, Antoine, Laforest.

Dans cette très courte scène, Antoine et Laforest s’en remettent à Mignard et Lulli pour les départager. Si Mignard manifeste une certaine gêne, Lulli trouve la solution : Molière et Boileau sont aussi habiles et respectables l’un que l’autre, mais chacun dans son domaine propre : « le genre satirique » pour Boileau, et « la scène comique » pour Molière124.

SCÈNE III : Mignard, Lulli, Laforest.

Après s’être mutuellement félicités pour leur talent dans leur art respectif (la peinture et la musique), Mignard et Lulli réfléchissent sur l’assurance de leur vocation, et ironisent en pointant du doigt les erreurs de parcours de l’autre : Mignard et la médecine, et Lulli et la vocation religieuse ; Laforest est à chaque fois prise à partie. Mais l’échange reste bon enfant, et l’on se pardonne, en projetant de faire la fête le soir même, ce que Laforest confirme en annonçant la célébration de la noce d’Antoine et Madelon.

SCÈNE IV : Mignard, Lulli, Laforest, Antoine, Madelon.

Justement, voici les futurs mariés. Félicités par Mignard et Lulli, ils souhaitent voir Molière pour le remercier de son acte si généreux ; mais Laforest les avertit qu’il se repose, et tous concluent de ne pas le déranger. On se raconte alors les dernières belles actions du grand homme, dans un unisson d’admiration et de respect. Mignard montre le portrait qu’il a fait de Molière, et tous sont frappés par la ressemblance avec l’original ; tandis qu’ils s’approchent du tableau pour mieux l’admirer, Molière entre discrètement par le fond du théâtre.

SCÈNE V : Les précédents, Molière.

Touché par ces marques d’amitié, Molière en regrette tout de même le caractère idolâtre, avant de féliciter à son tour le futur marié. Antoine l’invite alors à assister au serment mutuel, mais Molière lui rappelle qu’il est excommunié, et qu’il ne pourra donc pas participer à la cérémonie religieuse. Suit un échange sur la mauvaise action des prêtres envers les comédiens, que Molière conclut en proposant de porter la noce le plus tard possible, afin qu’il puisse y paraître. Antoine et Madelon sortent.

SCÈNE VI : Molière, Mignard, Lulli, Laforest.

Molière annonce qu’il a invité pour le souper du soir même Chapelle, Lafontaine et Boileau. Il prévoit de faire grande chère, et lorsque Laforest le rappelle à son régime lacté, il lui promet d’être raisonnable, mais insiste sur son désir de discuter avec ses amis, libéré de la censure infligée par son siècle. Lulli part chercher Lafontaine.

SCÈNE VII : Molière, Laforest, Mignard.

Molière ouvre son courrier, et médite sur l’attitude ingrate de sa famille, qui l’exclut de sa généalogie : « n’importe125 », il continuera de travailler pour son siècle et peut-être davantage. Laforest et Mignard l’approuvent. Molière décide alors de lire à sa servante un passage de son Bourgeois-Gentilhomme ; mais il entend Boileau arriver, et craignant la critique de ce dernier, cache son manuscrit.

SCÈNE VIII : Boileau, Mignard, Molière, Chapelle.

Boileau, content de se rendre chez Molière pour ne pas sombrer dans un « accès de misanthropie126 », est néanmoins déçu d’y trouver Chapelle. En effet, ce dernier avait quelques temps auparavant rendu Boileau aussi ivre que lui, le jour même où ils croisèrent la route de Cottin et Chapelain, critiques de Boileau et réciproquement. Chapelle accepte alors sans problème de s’enivrer à son tour pour qu’on lui pardonne cette mésaventure, et précise d’ailleurs qu’il a préféré l’invitation de Molière à celle d’un prince. À ce moment les amis aperçoivent Lafontaine.

SCÈNE IX : Les précédents, Lafontaine.

Lafontaine annonce aux convives qu’il vient juste de trouver la fin de sa nouvelle fable, « Parole de Socrate », que lui a inspiré sa venue chez Molière, et reçoit les félicitations – plus ou moins ironiques – de ses camarades.

SCÈNE X : Lulli, Boileau, Molière, Chapelle, Mignard, Lafontaine.

Lulli, de retour, s’étonne de voir Lafontaine, et se demande par où il est arrivé. Ce dernier s’explique : il a certes voyagé par la galiote de midi, mais, occupé par l’écriture de sa fable, est descendu jusqu’à Saint-Cloud. Lulli propose alors, pour compenser la course qu’il vient de faire, que Lafontaine récite un de ses écrits.

SCÈNE XI : Les précédents, Laforest.

Laforest arrive pour servir les convives en vins. On choisit du rouge et du blanc ; Chapelle n’oublie pas la promesse qu’il a faite à Boileau de s’enivrer, lequel s’indigne qu’on ne propose pas d’eau. Molière a quant à lui son lait. Tandis que Laforest admire cette réunion, les convives demandent à Lulli une chanson pour les mettre en joie. Mais une fois qu’ils ont ri, les amis portent leur conversation sur un sujet sérieux, et leur dégoût de la vie en société les amène rapidement à affirmer la bêtise et l’injustice des hommes, et les misères seules que la vie apporte. Il faudrait donc chercher le repos dans un désert, ou même, dans le fond de la rivière – c’est-à-dire, la Seine – qui n’est pas loin : cet acte leur garantira enfin l’admiration de tous, et la gloire immortelle… Mais que fait Molière ? Il attend pour intervenir : juste au moment où les convives enivrés s’apprêtent à partir, Molière les convainc d’attendre le lendemain matin pour aller se noyer, un acte aussi héroïque ne devant pas être soupçonné de conduite en état d’ivresse. Les convives sont conquis par l’idée d’une renommée encore plus certaine, et jurent tous en chœur que ce n’est là que partie remise. Ils finissent par s’endormir, après quelques verres et chansons supplémentaires.

SCÈNE XII : Les convives endormis, Antoine, Madelon, Molière.

Antoine et Madelon annoncent à Molière que tout est prêt pour la cérémonie, et que les villageois attendent devant la maison.

SCÈNE XIII : Les précédents, Mathurin, père de Madelon, les villageois, le tabellion.

Molière signe le contrat de mariage des jeunes gens, et y adjoint deux cents écus de dot. Chaleureusement remercié, Molière explique que cet argent provient, paradoxalement, d’un Avare, autrement dit d’une de ses pièces, et s’éclipse afin de revêtir un habit de circonstance. Il sort en même temps que Madelon, Mathurin et Antoine, accompagnés du Chœur. À ce moment Lulli se réveille, et, se souvenant de sa résolution de la veille, la regrette, et espère que les autres convives auront tout oublié. Mais ces derniers se font exactement la même réflexion à leur réveil, et chacun compte sur l’amnésie de tous les autres.

SCÈNE XIV et dernière :Tous les acteurs.

Molière rappelle à ses amis leur engagement, profitant de l’ambiguïté de cette formule, qui peut en effet désigner le mariage d’Antoine et Madelon, mais aussi la noyade promise ; il insiste sur l’effective gloire qui les attend, puisque tout le village est rassemblé pour assister à ce spectacle. Les convives prennent peur, et le quiproquo est assez savoureux, puisque Molière parle bien sûr de la noce. Soulagés lorsqu’ils comprennent leur méprise, tous chantent en chœur le plaisir de vivre.

Saveur et efficacité §

Vivacité comique §

Du point de vue de la dramaturgie, on peut tout d’abord noter le rythme des échanges entre les personnages, qui instaure une vivacité comique. La première scène entre Antoine et Laforest met en place cela, avec leur échange vif de répliques :

ANTOINE.

Et mon maître est le premier homme du monde, oui.

LAFOREST.

Comme tu y vas, Antoine : et Molière donc ?

ANTOINE.

Nous avons fait l’Art Poétique.

LAFOREST.

Nous avons fait le Misanthrope, l’Avare !

ANTOINE.

Et nous le Lutrin de la Sainte Chapelle !

LAFOREST.

Et nous... le Tartuffe !

LAFOREST.

Mon maître est plus habile.

LAFOREST.

Le mien est plus fameux127.

Dans ce même ordre d’idées, certains enchaînements de scènes donnent lieu à un comique de situation permis toujours par cet échange vif entre les personnages. Leurs réactions en chaîne, souvent marquées par la surprise, et d’ailleurs par un excès de surprise, laissent en quelque sorte présager ce que l’on appellera plus tard les vaudevilles (cette fois non comme élément musical), fondés justement sur ces comiques de situation. En effet, l’entrée de Chapelle au cours de la scène VIII participe de cet effet de surprise :

MOLIÈRE

[…] Va, mon pauvre Despréaux, Chapelle et Lulli sauront dissiper tes sombres idées.

BOILEAU.

Chapelle !

CHAPELLE, entrant.

N'en dites pas de mal ?

BOILEAU.

Si j’avais su qu’il soupât ici, je me serais rendu plus difficile encore128.

Gassicourt précise d’ailleurs dans la didascalie de cette scène que Chapelle entre « un instant après » : tout est donc mis en œuvre du point de vue dramaturgique pour que le public s’aperçoive de l’arrivée de Chapelle avant Boileau ; ainsi, l’effet comique est redoublé lorsque nous apprenons pourquoi Boileau a une telle réaction, c’est-à-dire parce que Chapelle l’a rendu soul. Cette même mise en scène se retrouve à la scène X, au moment où Lulli se rend compte de la présence de Lafontaine parmi les convives, alors qu’il était justement allé le chercher :

LULLI.

OUF ! je crois, mes amis, qu’il ne faut pas compter sur Lafontaine : il ne... (apercevant Lafontaine.) Par où diable est-il arrivé129 !

Cette réaction de Lulli s’explique par sa fatigue, d’ailleurs explicitée par l’interjection « ouf ! », d’être allé au-devant de Lafontaine en vain, d’où l’étonnement presque offensé de la fin de réplique, avec la seconde interjection « diable ». Les apartés renforcent eux aussi cette constance de l’étonnement, et ce notamment à partir de la scène XIII, qui marque le réveil des convives, « réveil » dans tous les sens du terme. Ils prennent alors chacun leur tour conscience de leur comportement, et surtout de la promesse qu’ils préfèreraient n’avoir jamais faite, de se noyer dans la Seine : c’est pourquoi leurs apartés sont particulièrement importants, en tant que moments où ils confessent leur peur de mourir, à eux-mêmes et donc au public, et prient pour que tout le monde ait oublié cet épisode peu glorieux de leur vie. Lulli ouvre le bal des réveils :

Ah !... Mais où suis-je ? Chapelle, Mignard, Boileau... Ah ! dieu ! j’avais oublié qu’hier... Ô funeste résolution130 !

L’exagération de cette prise de conscience est marquée par la ponctuation affective, ainsi que les interjections, mais encore par la dimension épiphanique tournée en dérision par Gassicourt. Voyant son ami Boileau s’éveiller à son tour, Lulli opte pour la dissimulation, et annonce sa résolution : « feignons de dormir encore131 ». Boileau, également entre registre sérieux et non sérieux, assiste à l’éclosion de son souvenir de la veille : « Je rêvais ; mais, non, je ne rêvais pas... », et fait le même choix : « écoutons ». Vient ensuite l’intervention de Chapelle, qui va lui aussi faire une utilisation particulièrement comique des apartés, soulignant sa frayeur extrême, et sa lâcheté : « Ahi ! ahi ! il ne l’a pas oublié132 »,  puis, de nouveau « à part » : « Oh dieu ! la mémoire lui revient-elle ?133 ».

En outre, l’utilisation de certains airs à des moments opportuns vient également agrémenter d’une touche d’humour les caractéristiques des personnages. Notons par exemple le prélude du Sommeil d’Atys à la fin de la scène XII, qui tourne en dérision les convives endormis, assommés par l’alcool et oublieux de leur promesse de noyade, prévue le matin même. Molière ironise d’ailleurs sur ses camarades, en faisant entrer « avec précaution » les villageois : « Approchez, approchez : oh ne craignez pas de les réveiller ; ils dorment bien134. » Cette réplique laisse bien entendre que les convives sont endormis dans la pièce principale, là où a eu lieu le souper, et non dans leurs chambres. La dérision est d’autant plus forte que Gassicourt choisit justement un air composé par Lulli. Puis, l’air de « Frère Jacques » va dans ce même sens de dérision au moment cette fois où Antoine, Madelon et Mathurin sortent de scène, essayant de ne pas réveiller les convives : tous trois chantent, avec le chœur et Molière :

ANTOINE, MADELON, MATHURIN.

AIR : Frère Jacques.

Du silence.

LE CHŒUR.

Du silence.

MOLIERE.

Laissons-les.

LE CHŒUR.

Laissons les.

TOUS.

Marchons avec prudence,

Marchons avec prudence.

ANTOINE.

Paix !

MADELON.

Paix !

LE CHŒUR.

Paix !

MOLIERE.

Paix !

MATHURIN.

Paix !

LE CHŒUR.

Paix135 !

Les airs semblent ainsi illustrer avec plus de retentissement et d’impact sur les spectateurs le déroulement de l’action et les rapports de force entre les personnages, que le parler seul.

Ils marquent des avancées dans les échanges, et donnent une certaine importance à la ponctuation affective, pour étayer, illustrer, renforcer l’idée à l’instant énoncée par des répliques parlées, dans un effet de redondance destiné à faire sourire le public. Notons par exemple l’air « Alain était différent136 », scène III, particulièrement éloquent au moment où Mignard et Lulli évoquent leurs erreurs de parcours, donc leurs « différences » justement, par rapport à la vocation qu’ils se sont fixée. De même, « Il est, il est, il est toujours le même137 », scène IV, est efficace pour évoquer la ressemblance du portrait de Molière peint par Mignard ; ou encore, scène V, « On dit que le mariage138 », lorsque Madelon et Lulli font référence à la future union des jeunes gens ; et enfin scène X, l’air de « La plus belle promenade139 », pour illustrer le trajet improvisé de Lafontaine pour arriver à la maison de Molière. Toutes ces accointances entre les titres des airs et la situation des personnages et leurs paroles présupposent donc une connaissance de ces airs de la part du public.

Effet de naturel140 et discrétion §

Toujours du point de vue de la dramaturgie, notons que les conversations entre les personnages s’enchaînent de manière naturelle tout au long de la pièce : chaque sujet en amène un autre sans que le spectateur ait à se demander pourquoi. Scène III, les occupations des personnages : « Laforest range dans le fond du théâtre ; Mignard prend ses pinceaux, et Lulli se met au clavecin141 » font porter la conversation sur la proximité, la complémentarité entre les arts : « les arts sont frères142 » ; de là vient le thème de la vocation : « je crois que nous ne nous sommes pas trompés sur notre vocation143 », et donc, comme contre-exemple, celui de l’erreur de parcours, de la « petite infidélité144 » à cette voie. Cette même construction dramaturgique dans les échanges entre les personnages se retrouve à chaque scène. Nous pouvons encore relever, scène IV, l’enchaînement entre l’arrivée de Madelon et d’Antoine, souhaitant remercier Molière, puis l’annonce de Laforest : « Molière repose145 », réponse parfaitement dans la logique de la situation, tout comme la décision qui la suit de ne pas le déranger, car « Un homme qui fait tant de bien quand il veille, doit être tranquille quand il dort146 » ; enfin, cela amène les convives à expliquer en quoi il s’agit de quelqu’un de bien : c’est là qu’interviennent les anecdotes sur Mondorge et sur Racine, que nous étudierons plus avant dans notre partie suivante. Notons encore l’invitation de Molière à la cérémonie de mariage, scène V, qui conduit ce dernier à expliquer pourquoi cela lui est impossible, c’est-à-dire dans la mesure où il est excommunié, et qui fait suivre une discussion à ce sujet. Enfin, la scène XI, commencée sous le signe de la bonne humeur, du repas et des chansons grivoises, est marquée par la formule de Lafontaine : « Allons, allons : trêve à la folie... Parlons raison147 », qui entraîne donc la fameuse réflexion désabusée sur l’existence : les convives constatent qu’ils sont heureux à ce moment-là, justement par contraste avec leur vie en société, et cette constatation les conduit à remettre en question les hommes dans leur ensemble, et enfin la vie même, d’où la décision du suicide collectif.

D’autre part, soulignons la particularité de la dramaturgie autour du personnage de Molière. Ses entrées et sorties sont ménagées, et paradoxalement marquées par une certaine discrétion. Sa première apparition est retardée et attendue par le spectateur ; il n’intervient en effet qu’à la fin de la scène IV, et en outre de manière très discrète, puisqu’il s’arrête « dans le fond du théâtre148 », apparaît « en robe de chambre149 », et demeure silencieux. Le tableau offert par Gassicourt relève donc de la sphère intime, loin de l’apparat que représente Paris. Le public le voit, contrairement aux autres personnages, ce qui participe une fois de plus de la connivence entre la salle et la scène. En outre, Molière et le spectateur regardent la même chose, au centre – c’est-à-dire les personnages – et donc se regardent en quelque sorte. Cet effet est encore multiplié par la présence du portrait de Molière sur la scène, qui vient dédoubler sa figure. En fin de compte, le spectateur, regardant Molière, regarde aussi ce que ce dernier regarde, c’est-à-dire des personnages en train de le regarder… Le dramaturge-personnage vient donc occuper tout à la fois le devant, et le fond de la scène. Sa discrétion est ainsi paradoxalement renforcée par ce jeu de miroirs. Finalement, Molière – et la figure de Molière construite par l’auteur – était déjà présent dans, et par, son absence même. En effet, si dès la première scène Molière est évoqué, il n’est en revanche pas nommé d’emblée ; mais cela a lieu toujours dans une connivence avec le spectateur, puisque ce dernier sait très bien de qui Laforest parle lorsqu’elle dit « mon maître150 », dès sa deuxième réplique, Antoine confirmant cela avec « ce bon M. Molière151 ». Puis, on peut noter la présence d’évocations aux œuvres du dramaturge, comme fonds de référence commun à tous les personnages, qu’il s’agisse des serviteurs ou des convives. Laforest n’a par exemple pas besoin de préciser ce qu’elle entend lorsqu’elle dit à Antoine que son futur beau-père n’est pas « un… harpagon » : son interlocuteur, ainsi que le public, savent pertinemment qu’il s’agit là d’une allusion à L’Avare. D’ailleurs, Gassicourt choisit de ne pas mettre de majuscule à ce nom, ce qui renforce l’antonomase ; cette particularité, ajoutée aux points de suspension qui précèdent la mention, peuvent montrer que c’est là un nom commun, courant dans le vocabulaire de Laforest, qui, comme imprégnée des œuvres de son maître, n’a pas en tête d’autres mots plus éloquents pour illustrer sa pensée. Enfin, l’auteur crée une véritable figure de Molière dans la mesure où on assiste à une admiration unanime à son égard. Cela est particulièrement visible à la scène IV : Mignard, Lulli, Laforest, Antoine et Madelon sont présents, et dressent un portrait extrêmement laudatif du grand homme. C’est là que Lulli fait référence à l’anecdote concernant Mondorge, et Laforest à celle sur Racine ; tous sont désolés du manque de reconnaissance que connaît Molière : Mignard : « Qu'il serait à souhaiter que tout le monde connût Molière comme nous le connaissons », Laforest : « On invente tant de choses contre lui152. » Et chacun renchérit sur son génie, sa perfection en somme : « quelle générosité ! », « quelle sublime leçon !153 », « joyeuse humeur », « air plein de douceur », « yeux pleins d’esprit154 », « le grand écrivain ! », « quelle bienfaisance !155 ». La pièce semble s’ériger en véritable hommage à Molière, dans cette admiration sans faille de tous, mise en lumière par leur réaction en chœur. Mais notons la petite pointe d’ironie que l’on pourrait soupçonner chez Gassicourt, ou du moins l’éventualité qu’il se soit amusé avec cette outrance d’enthousiasme. En effet, les exclamations, interjections et hyperboles ne manquent pas, nous l’avons vu, et confèrent un aspect caricatural aux répliques des personnages : ces derniers renchérissent pour savoir qui d’eux connaît le mieux Molière, qui sait le mieux mettre en valeur ses immenses qualités, avec le recours à ce que l’on pourrait qualifier de potins : « Ah ! de grâce, racontez-nous-la156. » En outre, Molière est représenté comme un saint, avec le réseau lexical de la morale : « belle action », « générosité », « leçon157 », traité de manière un peu excessive.

Comme chez Molière… §

Mouvements et personnages §

Les relations entre les personnages relèvent d’emblée du théâtre dit classique, dans la mesure où se met en place une série de couples maître-serviteur : Molière et Madelon, Boileau et Antoine, et également une dichotomie relative entre les personnages-convives, autrement dit les amis de Molière, et les personnages relevant davantage de la sphère populaire. Dès la scène d’exposition, l’on note plus précisément des choix dramaturgiques rappelant ceux de Molière. En effet, comme dans Tartuffe notamment (où le personnage éponyme arrive sur scène seulement à l’Acte III, 2)158, le protagoniste est absent des premières scènes : Molière n’apparaît de fait qu’à la fin de la scène VI. Ce début, que l’on peut qualifier d’« in medias res », permet de définir les caractéristiques du personnage tant attendu, à commencer bien sûr par sa générosité, ce qui permet dans le même temps de mettre en place l’intrigue du futur mariage d’Antoine et Madelon, puisque c’est grâce à la bienveillance de Molière que ce dernier peut avoir lieu. D’ailleurs, la discussion ne se cantonne guère longtemps aux deux personnages en présence, et Laforest et Antoine se mettent rapidement à parler de leurs maîtres, avec une admiration acharnée (nous avons relevé plus haut la vivacité de leur échange dans cette première scène). Laforest est en outre particulièrement à l’image de Molière – en tout cas de celui des anecdotes à son sujet – lorsqu’elle s’exclame spontanément : « Comment donc ? Médecin ! Ah ! mon dieu159. »

D’autre part, si l’on étudie les mouvements de regroupement des personnages, notamment autour de cet objet théâtral que représente le portrait de Molière, on peut rapprocher cela des ballets orchestrés par le dramaturge dans certaines de ses pièces. En effet, les personnages « se groupent autour du portrait160 » à la scène IV, donc dans un premier mouvement concentrique, qui vient rompre avec le mouvement inverse de répartition cette fois de la scène précédente : « Laforest range dans le fond du théâtre ; Mignard prend ses pinceaux, et Lulli se met au clavecin161. » Il y aurait donc un double mouvement des personnages, entre rassemblement et répartition, qui en outre met en lumière l’importance du spectacle total, où tous les arts sont représentés, chez Molière. La toute première didascalie de la pièce témoigne de cette attention portée à la réunion de l’écriture dramaturgique et de la musique, permise par Molière : « Sur le devant de la scène est un chevalet avec le portrait de Molière, une table et un violon162 ». Gassicourt, en choisissant le vaudeville, se place ainsi dans la lignée de l’auteur qu’il met en scène, puisqu’on sait à quel point Molière appréciait le « mélange parlé-chanté163 », ou encore ce qu’on pourrait appeler avec Robert Garapon une « comédie plénière, […] vaste composition théâtrale unissant la danse, la musique et le jeu dramatique164. » Enfin, concernant ces mouvements chorégraphiques rapprochant ou bien répartissant les personnages, on peut encore noter un point commun entre la fin du Souper et certains dénouements chez Molière. En effet, « tous les acteurs165 » sont rassemblés sur scène pour fêter le mariage d’Antoine et Madelon, ainsi que la mésaventure des convives. Or, une telle présence a lieu notamment dans Le Bourgeois gentilhomme – c’est d’ailleurs la pièce que Molière est censé écrire au moment de ce Souper. Plus précisément, de même que Covielle (valet de Cléonte) se tourne alors vers la salle pour dire : « Monsieur, je vous remercie. Si l’on en peut voir un plus fou, je l’irai dire à Rome166 », ce qui mêle ainsi les spectateurs aux acteurs167, Lafontaine s’adresse « aux spectateurs », et les interpelle : « Citoyens, voyez, je vous prie, / L'intention, et non l’esprit168. »

Y a-t-il un raisonneur dans la pièce ? §

Concernant l’intrigue du souper en lui-même, c’est-à-dire l’impact suicidaire des effluves d’alcool sur les convives, le rôle de Molière peut rappeler celui des dits « raisonneurs » dans les comédies de cet auteur. Il est en effet celui qui avertit ses amis du danger qui les guette à suivre leurs sens et sentiments corrompus par le vin : « N'abandonnons point une résolution si belle aux fausses interprétations qu’on peut lui donner169 », n’oubliant jamais le droit chemin : « Que penser des hommes, si les plus sages, les plus éclairés peuvent s’oublier ainsi ?170 », et créant de fait une proximité avec le spectateur, qui lui accorde davantage de crédit qu’au reste des convives. Molière a cette particularité chez Gassicourt d’assister tout à la fois impuissant à la scène : « Feignons de prendre part à leurs folies, puisque je ne puis les ramener à la raison171 », et en même temps toujours en maître des événements, en superviseur plein d’ironie : « la calomnie, avide de tout dénigrer, répandra le bruit que l’ivresse nous a plus inspirés que la philosophie », « leçon publique du mépris de la vie172 », tirant les ficelles de ce qui semble parfois être son intrigue : « Voyons jusqu’où l’enthousiasme ira173. » Il s’agit donc d’un Molière personnage, mais toujours en lien avec le dramaturge qu’il représente, ce que le public devine aisément en lui. En outre, l’on retrouve bien, dans cette connivence entre le personnage de Molière, toujours responsable de ses actes et pensées, et le public, ce « sentiment de supériorité légère que nous exigeons de la comédie174. » Également, chacun des convives absorbés par l’alcool témoigne de « sa surdité et sa cécité mentales175 », et semble véritablement « hypnotisé176 ».

Mais que penser de ce terme de « raisonneur », et pour la pièce de Gassicourt, et pour les comédies de Molière lui-même ? Il est considéré comme « anachronique » par Georges Forestier et Claude Bourqui177, et René Bray va également dans ce sens : « il n’y a pas de raisonneurs dans le théâtre de Molière. Chaque personnage est exigé par sa fonction dramatique, non par une prétendue fonction morale inventée par la critique178. » Ainsi, qu’il s’agisse des comédies de Molière ou du Souper de Gassicourt, si l’on retrouve dans le protagoniste certaines caractéristiques rappelant le rôle du « raisonneur », ce terme est dans les deux cas à considérer avec la distance nécessaire. En tout cas, Gassicourt a pu vouloir faire un petit clin d’œil dramaturgique à son auteur-personnage. Enfin, notons qu’il n’y a pas de « deus ex machina » au dénouement du Souper : c’est non seulement Molière lui-même « the rescuer179 », mais en outre des deux intrigues : il permet le mariage entre Madelon et Antoine, et il évite le suicide collectif de ses amis. D’ailleurs, concernant l’intrigue du mariage, il n’y a pas en réalité d’élément perturbateur auquel Molière viendrait se substituer au cours de la pièce : tout est déjà planifié, arrangé, dès la première scène. Si les personnages dits raisonnables – plus que raisonneurs – des comédies « perdent leur temps lorsqu’ils cherchent à raisonner avec les protagonistes180 », ici ce n’est pas le cas, et les convives éveillés le lendemain de ce souper arrosé sont bien heureux d’avoir écouté Molière. Tout ne s’arrange pas « in extremis181 », mais de manière assez rapide et efficace, dans cette courte pièce, comme si Gassicourt avait voulu rendre un hommage humble au dramaturge, en mettant en scène une résolution jubilatoire de situations rappelant celles de ses comédies, dans un effet performatif permis par ses choix dramaturgiques.

Le sujet de la pièce : la question des sources §

Si nous essayons de distinguer le sujet et le thème de cette pièce de Cadet de Gassicourt, nous pouvons proposer comme sujet : Molière et ses proches, en particulier ses amis ; et plus précisément, le thème serait : comment l’épisode bien connu du souper trop arrosé d’Auteuil est-il revisité par Gassicourt, et comment sa transposition au théâtre est-elle particulièrement féconde… Dès lors, que penser de la mention : « fait historique », inscrite sous le titre ?

Georges Forestier et Claude Bourqui le rappellent : « on a prétendu déchiffrer la vie dans son théâtre et expliquer le théâtre par sa vie182 ». Il est pourtant difficile voire impossible de faire la part des choses entre ce qui relève de l’« idéologie mondaine courante », et « ce qui est de l’ordre des prises de position personnelles183. » S’il est indéniable que certains faits de l’existence peuvent avoir une influence sur des productions artistiques, il serait néanmoins « absurde », selon René Bray, de « réduire l’expérience poétique à ce tissu ténu qui compose la trame de nos journées184 ». Nous faisons donc d’emblée face à un problème majeur concernant l’utilisation que l’on fait de Molière, dans ce mélange de vie et d’œuvre… Mais une autre difficulté s’y ajoute, entièrement liée à la première : l’absence de preuves biographiques tangibles concernant toutes les anecdotes que l’on attribue à Molière après sa mort. En effet, s’il existe bien des Vies de Molière, elles ne contiennent hélas pas de notes autobiographiques. En outre, Molière fait partie de ces quelques artistes « suscitant une légende spontanée presque de leur vivant ou immédiatement après leur mort185 » ; et, nous l’avons vu, en cette période révolutionnaire, sa vie entre véritablement dans le domaine public.

Il s’agira donc dans cette partie d’émettre des conjectures de sources ; ces sources étant elles-mêmes des conjectures…

Les sources prétendument historiques §

Les anecdotes186 §

Introduction aux anecdotes §

GRIMAREST, PRINCIPALE SOURCE DE GASSICOURT : Jean-Léonor Le Gallois de Grimarest (1659-1713), polygraphe surtout connu pour sa Vie de M. de Molière, parue en 1705, « n’a pas connu Molière187 ». Il dit s’être fondé sur les déclarations que lui aurait faites le comédien Baron, mais ce dernier ne fit partie de la troupe de Molière que pendant trois ans, et avait seulement vingt ans à sa mort. Si Grimarest prétendait faire « œuvre d’autorité publique188 » en énonçant la vérité biographique du dramaturge, Boileau (qui quant à lui connut Molière), a pourfendu cette prétendue démarche, en affirmant que son ouvrage ne méritait même pas « qu’on en parle » : « il est fait par un homme qui ne savait rien de la vie de Molière, et il se trompe sur tout, ne sachant pas même les faits que tout le monde sait189. » Il y aurait donc des faits « connus de tous les contemporains », et que Boileau juge inutile de rappeler, conservant ainsi cachés les « secrets de sa vie190. » Cette première Vie aurait donc dû être rejetée comme un « témoignage fallacieux, une source illégitime191 » ; mais elle a pourtant servi de référence principale (y compris lorsqu’il s’agit de la discréditer) à toutes les autres Vies de Molière. Celle de Voltaire (1739) en est un exemple : il s’agirait en fait d’une « réécriture du texte de Grimarest épuré de son caractère anecdotique192. » C’est donc sans doute principalement à partir du récit (du roman, pourrait-on dire) de Grimarest, que Gassicourt a mis en place son intrigue, avec des épisodes « fondateurs » de la légende moliéresque, « des mythèmes », selon la terminologie de Lévi-Strauss193.

LES ANACHRONISMES : Précisons d’emblée que Gassicourt ne prête pas une attention rigoureuse à la chronologie ; Le Souper fait en effet partie des pièces « exploitant une séquence biographique authentique de convention » (Grimarest, notamment), mais en y insérant des passages relevant de la « pure invention », ou en « extrapolant sur certains événements » plus ou moins avérés194.

Molière et Mondorge §

Molière aurait secouru un comédien – et ancienne connaissance – nommé Mondorge, alors que ce dernier se trouvait dans une grande détresse pécuniaire. Cet épisode apparaît chez Grimarest (La Vie de M. de Molière195), avant d’être repris par Voltaire dans sa Vie de Molière196 ; on le retrouve également dans le Moliérana197, autrement dit le recueil d’anecdotes prétendument arrivées à Molière, ainsi que, au XXe siècle, chez Georges Mongrédien (La Vie privée de Molière198).

Dans la pièce, il y est fait référence à la scène IV (P. 13), lorsque Lulli raconte :

Un pauvre comédien, ancien camarade de Molière, vint, il y a trois jours, demander des secours pour gagner sa province... Baron était ici. -- Combien, dit Molière, faut-il lui donner ? -- Mais, répond Baron, quatre pistoles suffiront. -- Quatre pistoles... soit ; tenez, vous les lui remettrez pour moi ; mais en voici vingt que vous lui donnerez pour vous, et il joignit à ce présent un habit magnifique. 

Grimarest évoque en effet « un homme, dont le nom de famille était Mignot, et Mondorge celui de Comédien », décidant d’aller à Auteuil (lieu où Gassicourt situe justement l’action de sa pièce ; nous en parlons plus précisément ci-après), chez Molière, pour tenter de trouver « quelque secours, pour les besoins pressants d’une famille qui était dans une misère affreuse ». On retrouve bien l’idée, comme dans Le Souper, que Molière et Mondorge auraient été « camarades », le terme est en effet présent chez Grimarest : « Il avait été le camarade de M. de Molière en Languedoc », et ce dernier le confirme : « il est vrai que nous avons joué la comédie ensemble, dit Molière ».

Le dramaturge aurait alors, comme le laisse entendre Lulli dans la pièce, laissé à Baron le soin de déterminer la somme nécessaire à Mondorge, et l’on note bien le même montant de « quatre pistoles » proposé par Baron, et accepté par Molière, et le détail anecdotique des « vingt autres » données « pour vous », autrement dit pour Baron, ainsi que le don supplémentaire d’un « habit de Théâtre », d’une valeur de « deux mille cinq cents livres », et qui était « presque tout neuf », d’où l’adjectif « magnifique » employé par Lulli.

Nous pouvons en tout cas confirmer l’existence de ce Jean Mignot, appelé Mondorge, cité par Mongrédien dans son Dictionnaire biographique des comédiens français du XVIIe siècle :

(Jean Mignot) : Il est, parmi les comédiens du duc d’Orléans, à Albi, le 10 septembre 1657. Il a connu Molière, qui lui fit plus tard un don généreux199.

On note la présence d’un épisode tout à fait similaire dans la pièce La Mort de Molière, de Michel de Cubières200, Acte II, scène 2. Mondorge aurait en effet été « plongé dans la détresse », et Molière lui serait venu en aide financièrement, par l’intermédiaire de Baron, comme il en est fait mention ici. Seul le montant de la somme varie : Baron parle de « quinze pistoles » (que Molière donne « de [sa] part »), à laquelle le dramaturge ajoute « vingt-cinq » pistoles de la part de Baron. En outre, Isabelle, fille de Molière dans cette pièce de Cubières, donne également douze pistoles de sa part. Gassicourt nous montre donc ici son art de la synthèse : car la même anecdote est traitée sur plusieurs pages dans La Mort de Molière.

Molière et Racine §

Molière étant présenté chez Grimarest et tous ceux qui l’ont suivi comme le « bienfaiteur de Racine201 », Gassicourt reprend cette idée dans cette même quatrième scène ([p.13-14]), lorsque Laforest annonce aux autres personnages :

Un jeune homme de 19 ans, nommé Racine, avait remis à Molière un poème pour avoir son avis. L'ouvrage était mauvais... Il me l’a lu. --Mais Molière vit que le jeune homme pouvait mieux faire... Aussi, en rendant le poème, il y cacha cent louis, et le plan d’une tragédie.

Il s’agit d’une référence à la première pièce de Racine La Thébaïde, ou les Frères ennemis, représentée pour la première fois par la troupe de Monsieur – alors dirigée par Molière – le 20 juin 1664. Grimarest racontait l’anecdote de la manière suivante :

Il [Molière] se souvint qu’un an auparavant un jeune homme lui avait apporté une pièce intitulée Théagène et Chariclée, qui à la vérité ne valait rien ; mais qui lui avait fait voir que ce jeune homme en travaillant pouvait devenir un excellent Auteur. […] Il lui dit de revenir le trouver dans six mois. Pendant ce temps-là Molière fit le dessein des Frères ennemis […]. Molière lui donna son projet, et le pria de lui en apporter un acte par semaine […] mais [Molière] remarqua qu’il avait pris presque tout son travail dans la Thébaïde de Rotrou. […] comme le temps pressait, Molière lui aida à changer ce qu’il avait pillé, et à achever la pièce, qui fut prête dans le temps, et qui fut d’autant plus applaudie, que le Public se prêta à la jeunesse de M. Racine202.

Les détails présents chez Grimarest, tels que la comparaison avec Rotrou, sont absents du Souper, et également du récit de Voltaire à ce sujet (dont Gassicourt s’est peut-être encore davantage inspiré) :

[Molière] engagea le jeune Racine, qui sortait du Port-Royal, à travailler pour le Théâtre dès l’âge de dix-neuf ans. Il lui fit composer la Tragédie de Théagène et Chariclée ; et quoique cette Pièce fût trop faible pour être jouée, il fit présent au jeune Auteur de cent louis, et lui donna le plan des Frères ennemis203.

Bilan permis par ces deux premières anecdotes §

Cadet de Gassicourt lie donc deux anecdotes issues de ses sources, en les faisant se suivre, puisque Laforest parle du « lendemain204 ». Grimarest et Voltaire restent eux-mêmes vagues quant à la datation de ces (prétendus) événements : si l’anecdote concernant Racine peut être datée (Voltaire évoque – toujours p.17 – l’année « 1661 » comme étant « environ dans le même temps », et Grimarest fait référence, dans les pages qui précèdent – p.52 et 53 –, à L’Impromptu de Versailles, « joué pour la première fois devant le Roi le 14e d’octobre 1663 », donc bel et bien avant 1664, année de la représentation de La Thébaïde), en revanche celle concernant Mondorge correspond seulement à « un jour205… » chez Voltaire, et Grimarest l’utilise surtout comme illustration non datée du « soin » que Molière appliquait à former Baron « dans les mœurs206 ». Mais Baron étant né en octobre 1653, et accueilli dans la troupe de Molière seulement à dix-sept ans, les deux anecdotes ne peuvent donc pas être ainsi rapprochées ; Gassicourt prend bel et bien le parti de se détacher de la chronologie. On peut même émettre l’hypothèse que l’auteur ait construit ces répliques par association d’idées. En effet, chez Voltaire, on trouve sur la même page (p.17) les deux anecdotes : celle concernant Racine, et celle concernant Mondorge, le lien étant la figure de Molière en tant que bienfaiteur et protecteur de jeunes talents (Racine, puis Baron, ce dernier montrant sa bienveillance en venant en aide à Mondorge).

En tout cas, étant donné que Mondorge s’adresse à Molière lorsqu’il se trouve à Auteuil, cela ne peut se faire qu’à partir du moment où Molière a commencé à y louer une maison, c’est-à-dire à partir de l’année 1666 environ207. Nous pourrions donc tenter de situer le contexte du Souper à la toute fin des années 1660, Molière ayant en outre déjà écrit L’Avare (représenté pour la première fois le 9 septembre 1668), comme il en est fait mention P. 5, et étant en train d’écrire Le Bourgeois gentilhomme (P. 21), et Mignard n’ayant pas achevé le portrait de Molière, pour lequel ce dernier écrira, en remerciement, La Gloire du Val-de-Grâce, long poème de trois cent soixante-six vers, imprimé en 1669. Néanmoins, comme tout cela reste bien sûr de l’ordre de la fiction, nous ne pouvons que conjecturer une période qui pourrait correspondre à l’intrigue du Souper, mais non lui attribuer une date précise (les anecdotes-sources elles-mêmes relevant pour beaucoup de la fiction).

Molière malade, au régime lacté §

Plusieurs répliques du Souper présentent un Molière faible, malade sur la longue durée, et observant un régime consistant à ne boire que du lait. Citons notamment : « Nous allons célébrer sa convalescence ?208 » ; « puisque je suis un peu rétabli209  » ; « Et votre régime !210 » ; « Il ne faut rien faire qui nuise à ta santé211 » ; « vous ne prendrez que du lait. 212 » ; ou encore « pour moi, vous le voyez, je suis au régime. (Il prend du lait)213 ».

Dans sa Lettre à Madame du 12 juin 1667, le gazetier Robinet rend compte du retour sur scène de Molière après deux mois et demi d’absence pour la pièce Le Sicilien ou l’Amour peintre (représentée pour la première fois en février 1667), et montre en effet qu’il est en convalescence, et non mort, comme le laissaient croire certains bruits :

[…] tout rajeuni du lait
De quelque autre infante d’Inache
Qui se couvre de peau de vache,
S’y rencontre enfin à nos yeux
Plus que jamais facétieux214.

C’est de cette unique allusion au lait faite du vivant de Molière ou dans les années qui suivirent sa mort que vient l’anecdote du régime lacté, reprise ensuite par Grimarest :

Une toux qu’il avait négligée, lui avait causé une fluxion sur la poitrine, avec un crachement de sang, dont il était resté incommodé ; de sorte qu’il fut obligé de se mettre au lait pour se raccommoder, et pour être en état de continuer son travail. Il observa ce régime presque le reste de ses jours215.

Puis par tous les biographes, comme on le voit au XXe siècle chez Mongrédien : Molière « observait scrupuleusement son régime lacté216. »

Quant à l’idée d’un être fragile et atteint par la maladie, elle est probablement introduite par la comédie satirique tournée contre Molière : Élomire hypocondre ou les médecins vengés, d’un certain Boulanger de Chalussay. À l’acte I, scène 1, le personnage principal, Élomire, autrement dit Molière (Élomire étant une anagramme), se plaint : « N’as-tu point remarqué que depuis quelque temps / Je tousse et ne dors point ?217 », et Isabelle, sa femme, a beau lui répondre qu’il est au contraire en pleine santé, il continue de plus belle à l’acte I, scène 3 : « C’est une grosse toux, avec mille tintoins218 ». Mais ces prétendues « dispositions à la tuberculose », que rapporte encore Ramon Fernandez219, n’en sont sans doute rien.

En effet, Georges Forestier et Claude Bourqui parlent à ce sujet du « mythe d’un Molière chroniquement malade », ou encore de la « belle histoire romantique d’un auteur poitrinaire tirant son art de son mal220 », et citent Jean Chapelain, lorsqu’il décrit une « toux et fluxion qui avait tué tant de personnes à Paris cet hiver-là, emportant même Molière221 », montrant ainsi que le dramaturge était en bonne santé, et n’est pas mort des suites d’une longue maladie, mais à cause d’un virus particulièrement sévère de cette année-là. Les auteurs précisent également :

On ne possède aucun témoignage sur quelque maladie de Molière que ce soit dans les mois et les années qui précédèrent immédiatement sa mort. On sait par le gazetier Charles Robinet qu’il tomba malade au commencement de 1666 (Robinet, Lettre en vers à Madame du 21 février 1666), puis à nouveau vers Pâques 1667 (Ibid., 17 avril 1667) 222.

Et ajoutent :

Rien ne dit qu’il s’agit de la même maladie et donc d’une rechute, et plus aucun texte contemporain ne fait état de problèmes de santé jusqu’à sa mort223.

En outre, une seule « interruption » dans le programme du Palais-Royal, mentionnée dans les Registres de la troupe, précise : « M. de Molière étant indisposé224 », le 9 août 1672. La préface de la première édition des Œuvres de Molière, en 1682, évoque enfin une toux qui a « abrégé sa vie de plus de vingt ans », et insiste en effet sur la « bonne constitution » de Molière225.

Molière et son médecin §

À la Scène VI du Souper (P. 19), à Laforest qui lui reproche de « marcher » sur les ordonnances de son médecin, Molière chante :

AIR de Joconde.
J'ai pris un savant médecin,
Je hais la médecine.
Mon docteur a le coup d’œil fin,
L'humeur vive et badine.
Nous causons ensemble, et je ris
Des remèdes qu’il cite :
Je n’en prends aucun, je guéris...
Fleurant se félicite.

Cette réponse de Molière reprend presque au mot une anecdote présente chez Grimarest : Molière, en compagnie de son médecin le docteur « Mauvilain » (que l’on retrouve par ailleurs dans La Mort de Molière de Cubières) , invité à dîner chez le Roi, aurait eu cet échange :

Voilà donc votre médecin ? Que vous fait-il ? Sire, répondit Molière, nous raisonnons ensemble ; il m’ordonne des remèdes, je ne les fais point, et je guéris226.

« Fleurant » correspond donc à un choix onomastique de Gassicourt, en clin d’œil au personnage – médecin, bien sûr – de ce nom du Malade imaginaire de Molière (1673, donc censé être postérieur à l’action du Souper), privilégiant la fiction (dans une mise en abyme avec l’œuvre moliéresque), plutôt que la prétendue véracité historique, Mauvilain étant cité comme le médecin de Molière et prénommé ainsi chez Grimarest comme chez Voltaire.

Molière rejeté par sa famille §

Tentons d’illustrer les répliques de Molière ouvrant son courrier et découvrant que sa famille l’exclut, au début de la scène VII : « Les Poquelin, pour assurer leur nouvelle noblesse, viennent de faire dresser leur généalogie. » ; le père de Molière y est dit « mort sans enfant227. » Un passage de Grimarest228 contient cette même idée de rejet familial, lorsqu’on évoque « un Auteur grave », qui aurait fait « un conte au sujet du parti que Molière avait pris de jouer la Comédie » ; sa famille « alarmée de ce dangereux dessein », lui aurait envoyé un ecclésiastique « pour lui représenter qu’il perdait entièrement l’honneur de sa famille ; qu’il plongeait ses parents dans de douloureux déplaisirs ; et qu’enfin il risquait son salut d’embrasser une profession contre les bonnes mœurs, et condamnée par l’Église ». Mais l’auteur finit son anecdote par la conversion de l’ecclésiastique à la comédie, par Molière, et non l’inverse ! Grimarest nie la véracité de cet épisode, et lui préfère une autre version : « il est vrai que les parents de Molière essayèrent par toutes sortes de voies de le détourner de sa résolution ; mais ce fut inutilement ». Le Moliérana fait également référence à la déception causé par le choix professionnel de Molière dans sa famille, mais en donnant prétendument la parole au principal intéressé : « je me suis toujours reproché d’avoir donné ce déplaisir à ma famille » ; « si c’était à recommencer, je ne choisirais jamais cette profession229. »

Mais il convient de préciser que ces dires font partie de la fiction que l’on a construite sur Molière dès le lendemain de sa mort : en effet, rien ne prouve que sa famille – et en particulier son père, souvent présenté comme un véritable obstacle à sa vocation de comédien, contrairement au grand-père, dont l’image d’Épinal nous dépeint un homme « qui avait de la passion pour la Comédie230 » – ne se soit réellement opposée à sa carrière, c’est-à-dire davantage que n’importe quelle autre de cette époque, consciente de l’opprobre alors jeté sur les comédiens.

Molière lit des passages à sa servante Laforest §

Scène VII de nouveau, Molière lit à Laforest un extrait du Bourgeois gentilhomme :

Je crois que j’aurai le temps avant le souper de te lire une scène de mon Bourgeois gentilhomme... Il y a dans cette pièce une certaine Nicole, qui t’est, je crois, un peu parente... Mets-toi là : écoute-moi sérieusement231.

Il s’agirait donc de quelque chose d’habituel, car Laforest lui répond : « Le moyen ! vous me faites toujours rire232 ». Nombre de sources rejoignent cette anecdote. Grimarest dit en effet de Molière : « lorsqu’il voulait que quelque scène prît le Peuple des Spectateurs, comme les autres, il la lisait à sa servante pour voir si elle en serait touchée233 » ; or, la servante dont parle l’auteur n’est autre que celle appelée Laforest (cf. ci-après à propos de ce personnage). Boileau y fait également allusion dans ses « Réflexions critiques sur quelques passages de Longin » (« Réflexion première ») : « on dit que Malherbe consultait sur ses vers jusqu’à l’oreille de sa servante ; et je me souviens que MOLIÈRE m’a montré aussi plusieurs fois une vieille servante qu’il avait chez lui, à qui il lisait, disait-il, quelquefois ses Comédies, et il m’assurait que lorsque des endroits de plaisanterie ne l’avaient point frappée, il les corrigeait : parce qu’il avait plusieurs fois éprouvé sur son théâtre que ces endroits n’y réussissaient point234. » Autant d’ouvrages qui ont pu servir de sources à Gassicourt. Le Moliérana fait ensuite aussi mention de cette anecdote : « Molière lisait ses comédies à une vieille servante nommée Laforest ; et lorsque les endroits plaisants ne l’avaient point frappée, il les corrigeait, parce qu’il avait éprouvé plusieurs fois que ces endroits ne réussissaient point235 » ; enfin, le Bulletin d’histoire de la révolution française236 évoque cette servante Laforest comme « juge suprême en matière de qualité théâtrale237 ».

Les personnages §

Les amis de Molière : remarques générales §

Beaucoup d’ouvrages s’accordent à dire que les amis de Molière étaient proches du milieu libertin de l’époque. Maurice Descotes238 souligne en effet que les amis « sûrs » de Molière peuvent « tomber sous le coup » de cette attaque : La Fontaine, à propos de la préface de la première partie de ses Contes, en 1665, doit « plaider que son livre n’est pas “licencieux” » ; Chapelle est associé à une certaine « propension à l’ivrognerie et à la débauche » ; François Bernier prêche que l’ « abstinence des plaisirs est un péché », Mignard a des « relations avec les francs libertins du type Manicamp », La Mothe Le Vayer est un « abbé familier des ruelles autant que des coulisses de théâtre », et Ninon de l’Enclos, à la « vie naguère scandaleuse », « organise chez elle des lectures de Tartuffe. » La liste que l’on pourrait donc dresser des amis de Molière composerait « un milieu assurément indépendant d’esprit, porté à s’affranchir du dogme et, plus généralement, de l’enseignement dispensé par l’Église et l’Université, tenté par le matérialisme et l’épicurisme239. » L’on retrouve bien ces thématiques au fil de la pièce240. Néanmoins, Ramon Fernandez apporte une nuance quant au terme d’ « amis » que nous avons d’emblée tendance à employer : selon lui, Molière n’aurait jamais eu « d’amitié suivie et quotidienne avec des personnes de son propre sexe », il s’agirait seulement « à des degrés divers des camarades de lettres241 ».

Enfin, comme toujours lorsqu’il s’agit de la vie de Molière, il convient de conserver une certaine distance critique avec les informations que l’on peut rencontrer, la « perspective » ainsi tracée n’étant en effet « pas sans artifice242 ». On rapproche dès lors des événements « que les années ont séparés », risquant ainsi de « donner à certains de ces faits une importance qu’ils n’ont pas eue243. » En outre, cette liste d’amis serait « incomplète » : Molière « n’était-il pas lié à des personnages plus orthodoxes ? » ; René Bray rappelle en effet qu’« il fut invité à lire Tartuffe aussi bien chez une dame janséniste […] que chez Ninon244. »

Molière245 §

Le portrait peint par Pierre Mignard

« Dans son intimité, un homme d’une santé prématurément atteinte, d’une très vive sensibilité, jaloux, assez replié sur lui-même et peu communicatif, vif et coléreux, quoique très honnête homme très bon et généreux : tel nous apparaît l’homme chez Molière. Et c’est bien aussi l’impression que nous donne le portrait de Mignard, conservé au musée de Chantilly, le seul qui, dépouillé de la pompe théâtrale, nous restitue le vrai visage de Molière : le regard, d’une grande douceur, est mélancolique et même triste. L’ensemble du visage, aux lèvres sensuelles, que n’éclaire aucun sourire, laisse une impression de gravité, de sérieux, qui corrobore bien les témoignages écrits que nous avons rappelés. »

Il s’agit là de la description de Georges Mongrédien246, interprétant le portrait d’après le Molière légendaire (jaloux, coléreux, mélancolique et malade), portrait qui se trouve au musée Condé de Chantilly. On attribue généralement cette peinture à l’année 1658, au cours de laquelle Mignard et Molière se sont rencontrés, et dans la mesure où le Molière représenté semble avoir moins d’une quarantaine d’années. Or, les anecdotes que nous avons étudiées jusqu’ici nous portaient à situer l’intrigue du Souper davantage à la fin des années 1660… Gassicourt a donc pu se servir de sa connaissance de ce portrait réel pour l’intégrer à sa pièce, sans prêter attention à la véracité chronologique (déjà elle-même fragile). Le portrait ci-dessus n’est donc sans doute pas exactement celui de la pièce, mais peut-être celui qui a inspiré à notre auteur cette élément dramaturgique.

Nous serions en tout cas dans ce que Jules Loiseleur appellerait la dernière partie de la « trilogie » constituée par la « vie de Molière », « comme celle de la plupart des hommes du reste » : nous ne sommes ni dans l’étude, ni dans la période de lutte, mais davantage dans « le succès247 ». Cette troisième partie présente bien souvent Molière malade, phtisique, et nous avons vu que cela se retrouvait dans le Souper. Il s’agit aussi du « Molière philanthrope248 », et, nous le verrons, philosophe. Mais l’opposition habituelle des biographes entre un Molière comique sur scène, et mélancolique et misanthrope à la vie, « entre le mode de vie conforme au tempérament de Molière et l’existence qu’il mène249 » n’est pas totalement reconduite ici250.

Baron (1653-1729), « Le Roscius de notre siècle251 » §

Michel Baron (de son vrai nom Boiron), fils des comédiens André Boiron et Jeanne Auzoult, « orphelin à l’âge de huit ans252 », entra dans la troupe « des petits comédiens du Dauphins en 1665253 ». Il semble avoir beaucoup romancé les informations qu’il a transmises à Grimarest. Si l’on en croit celui-ci, il aurait ensuite joué chez Molière en 1666 (Mélicerte), puis quitté la troupe du Palais-Royal pour la province « à la suite d’un soufflet qui lui aurait été donné par Mlle Molière254 », et y serait véritablement entré « en 1667 ». Mais le Registre de La Grange, qui dressait chaque année l’état de la troupe, montre quant à lui que Baron est entré chez Molière à Pâques 1670. Puis, après la mort de Molière, Baron intégra la Troupe de l’Hôtel de Bourgogne, qui s’était « jointe par ordre du Roi à celle de Guénégaud », et y resta « jusqu’en Octobre 1691255 ». Après vingt-neuf ans d’absence, il reparut sur scène « le mercredi 10 avril 1720 » pour y jouer le rôle de Cinna « dans la Tragédie de ce nom256  » ; il mourut le 22 décembre 1729. Outre ses talents d’acteur, Michel Baron était aussi poète dramatique : il a notamment signé Le Rendez-vous des Tuileries, La Coquette ou la fausse prude, Le Jaloux, La Répétition….

Si l’on imagine que l’intrigue du Souper a lieu à la fin des années 1660, la présence de Baron n’apparaît donc pas comme anachronique. On remarque en outre que sa grande admiration pour Molière correspond une fois encore à ce que Gassicourt a pu lire, par exemple chez Grimarest, où le souhait le plus cher du petit Baron est adressé à Molière : « être avec vous le reste de mes jours […] pour vous marquer ma vive reconnaissance de toutes les bontés que vous avez pour moi257. »

Laforest (ou La Forest, Laforêt, La Forêt). §

La première apparition d’une certaine Laforest se trouve à notre connaissance dans l’inventaire après décès de Molière : on parle en effet, au tout début258, d’une « Renée Vannier, dict La Forests », associée à « Catherine Lemoyne, servante et fille de chambre », qui demeurent toutes deux avec « ladicte damoiselle », c’est-à-dire Armande Béjart, veuve de Molière. À la toute fin de cet inventaire, on retrouve « Catherine et La Forestz, ses servantes », qui reçoivent « le reste de leurs gages259 ». On remarque que ce « sobriquet donné à la servante de Molière260 » rappelle le nom d’une demoiselle Laforêt, quant à elle tapissière261. Ensuite, on retrouve une Laforest chez Grimarest : elle est présentée pour la première fois comme « une servante qui faisait alors tout son domestique262 », au moment de l’anecdote d’une représentation de Dom Quichotte par la troupe de Molière263, où l’âne de Sancho Panza (interprété par Molière) sort avant l’heure de la coulisse, prenant au dépourvu toute la troupe, y compris cette fameuse servante264.

Anecdotes et biographies ayant ainsi rendu célèbre Laforêt, Gassicourt l’a logiquement intégrée à sa pièce ; elle correspond en outre à la description qu’on en fit, et, notamment, nous l’avons vu, quant à son rôle de spectatrice privilégiée de Molière.

Mignard (Pierre ; 1610-1695) §

Mignard fut effectivement l’ami de Molière : ils se rencontrèrent vers 1656, « à Avignon », au moment où Pierre « revient d’Italie265 » et fait halte chez son frère Nicolas, peintre et portraitiste de Molière lui aussi. Il y avait en effet vécu une vingtaine d’années, et, à partir de son retour en France, « chacun voulut avoir son portrait de sa main, et il y a peu de personnes de marque qu’il n’ait peintes266 ». Molière et lui nouèrent dès lors une amitié « durable », et le dramaturge célébra en 1669 la fresque du dôme du Val-de-Grâce peinte par son ami, dans son poème « La Gloire du Val-de-Grâce ».

Chapelle (Claude-Emmanuel Lhuillier ; 1626-1686) §

« Boute-en-train de la bande », Chapelle est décrit comme celui qui égayait Molière « de sa bonne humeur267 ». Malgré le goût de son ami « pour l’ivrognerie », qui, selon Mongrédien, « choquait fort Molière », on retrouve souvent l’idée que « leur amitié dura autant que leur vie268 ». Roger Duchêne dit notamment que « les deux hommes ont conservé jusqu’au bout l’amitié qu’ils avaient nouée dans leur jeunesse269 », et qualifie même Chapelle d’« ami pour la vie270 » ; il était donc indispensable dans une pièce mettant en scène les amis de Molière.

La Fontaine (1621-1695) §

On l’a noté, La Fontaine fait partie de ces noms que l’on associe la plupart du temps aux amitiés de Molière271. Pour écrire le passage où Boileau ironise sur l’inspiration poétique de La Fontaine, encore concentré et pensif au moment d’arriver parmi les convives : « un renard, une fourmi l’occupe », dit « malignement » Boileau272, il est possible que Gassicourt soit parti d’une anecdote rapportée dans l’Éloge de La Fontaine d’André Naigeon, évoquant un souper entre Molière, La Fontaine, Boileau, Racine, et « quelques amis communs273 » :

La Fontaine était ce jour plus distrait encore qu’à l’ordinaire. Racine et Boileau voulant le tirer de sa rêverie, le raillèrent si durement que Molière trouva qu’ils passaient les bornes de la plaisanterie : alors prenant à part un des convives, il lui dit avec vivacité ; nos beaux esprits ont beau se trémousser, ils n’effaceront pas le bon homme : ils les enterrera tous274.

Anecdote que le Moliérana reprendra également275, y compris ce terme quelque peu inattendu de « bonhomme » de la part de Molière, et qui nous conduit à croire que Gassicourt s’est clairement inspiré de cet épisode, puisque Molière réplique : « le bonhomme ira plus loin que nous276. »

Boileau (-Despréaux ; 1636-1711) §

Lorsque Molière s’inquiète, à l’arrivée de son ami Boileau, à la fin de la scène VII : « (Il jette son manuscrit dans un tiroir). Vite, vite, mettons mon plan à l’ombre ; ce n’est qu’une esquisse277 », cela correspond sans doute à un clin d’œil, de la part de Gassicourt, au surnom attribué à Boileau de « Législateur du Parnasse », ainsi qu’à ses fameux vers :

C’est par là que Molière illustrant ses écrits

Peut-être de son art eût remporté le prix,
Si, moins ami du peuple en ses doctes peintures, 

Il n’eût point fait souvent grimacer ses figures,
Quitté pour le bouffon, l’agréable et le fin, 

Et sans honte à Térence allié Tabarin.

Dans ce sac ridicule où Scapin s’enveloppe, 

Je ne reconnais plus l’auteur du Misanthrope278.

En effet, nous pouvons par exemple faire un lien entre le vers : « Si, moins ami du peuple en ses doctes peintures », et ce qui précède cette fin de scène, c’est-à-dire la lecture de Molière à sa servante Laforest. Néanmoins, à l’époque où l’on a envisagé l’action du Souper (à la fin des années 1660), Boileau est encore « très loin de faire figure de Législateur du Parnasse ; c’est un jeune homme audacieux, railleur, qui écrit et récite un peu partout de joyeuses satires279. » Et, Molière aurait, de fait, si l’on essaie de suivre la chronologie, déjà écrit Le Misanthrope (4 juin 1666), mais pas encore Les Fourberies de Scapin (24 mai 1671), puisque cette pièce vient justement après Le Bourgeois gentilhomme (23 novembre 1670), que Molière est en train d’écrire dans la pièce. Si Gassicourt a donc pu s’inspirer de ces vers de Boileau, et, de manière générale, s’être servi de ses connaissances des relations entre Boileau et Molière pour y faire discrètement référence dans sa pièce, ce fut sans privilégier, une fois encore, la véracité chronologique, au profit d’une intelligence plus intuitive des relations entre les personnages. Dans cet esprit, on peut en outre souligner que Mongrédien évoque bien à cette époque des débuts de Boileau une amitié « solide et durable » avec Molière280 ; ce qui est également le cas dans Le Souper.

Quant aux bonnes relations entre Boileau et son jardinier, relevant d’une certaine intimité, nous pouvons relever la réplique d’Antoine : « nous nous écrivons, M. Boileau et moi281 » ou encore, en réponse à Mignard : « Comment diable, Antoine, tu lis ton maître ? – Sans doute, puisqu’il m’écrit282 », et surtout sa partie chantée, qui précède cet échange :

Jardinier n’est pas mon titre,
Le mien m’fait plus d’honneur :
Mon maître, dans une épître,
M’appelle son gouverneur283.

En effet, l’Épître XI de Boileau, « À mon jardinier », s’adresse bel et bien à un Antoine, que son maître nomme gouverneur, et non simple jardinier : « Antoine, gouverneur de mon jardin d’Auteuil284 ». Une note précise qu’« Horace (Épîtres, I, 14), écrivant de Rome au fermier de son modeste domaine, a fourni l’idée générale de cette Épître », dont Boileau « s’inspire très librement285. » Une édition plus ancienne indique encore que c’est « la surprise » de ce jardinier « en voyant son maître s’agiter, gesticuler et jeter en l’air des paroles sans suite », qui donna à Boileau « l’idée de lui expliquer en vers la cause de tous ces mouvements286. » Boileau, s’inspirant d’Horace, apprend en effet à Antoine qu’ « il y a d’autres travaux que les travaux matériels, et que ceux de l’esprit ne sont pas moins pénibles287 », et, même, qu’« il y a quelque chose de plus difficile à porter que les travaux du corps et de l’esprit, c’est l’oisiveté », s’il est bien vrai qu’il n’y a « de bonheur et de dignité pour l’homme que par le travail, soit des bras, soit de l’intelligence288. »

Gassicourt a donc suivi la véracité historique – du moins celle transmise par ses lectures – en donnant à ce personnage du jardinier le nom d’Antoine, et en faisant clairement référence à cette Épître de Boileau.

Lulli ou Lully289 (1632-1687) §

Concernant le « surintendant de la musique du roi Louis XIV290 », notons tout d’abord une certaine correspondance entre les dates attestées, et la période que l’on attribue du Souper, puisque Lully devient « très tôt et pour longtemps le collaborateur principal de Molière » : ils commencèrent à travailler ensemble en 1664291. Leur collaboration donna notamment lieu à : Le Mariage forcé (1664), L’Amour médecin (1665), La Pastorale comique (1667), George Dandin (1668), Monsieur de Pourceaugnac (1669), Les Amants magnifiques (1670), et Le Bourgeois gentilhomme (1670) ; Lully semble donc avoir toute sa place dans la pièce de Gassicourt, parmi les proches du dramaturge, la fameuse brouille entre les deux artistes n’ayant pas encore eu lieu. En effet, « ce fut à la suite de Psyché que les premiers signes de la brouille avec Lully se manifestèrent292 », et elle se confirma surtout avec le privilège obtenu par ce dernier pour « ouvrir une Académie royale de musique293 », en mars 1672, entraînant, en avril, une ordonnance royale qui « défendait aux comédiens d’employer dans leurs représentations plus de deux voix et six violons294. » L’on peut d’ailleurs relever à ce sujet quelques répliques laissant entendre une légère tension entre les deux hommes au fil de la pièce, et par exemple les réactions de Molière face aux plaisanteries de Lulli, qui semblent lui apparaître comme intempestives : « Ah !... Lulli ! trêve pour les pointes… jusqu’au dessert295. », « Et nous ne sommes pas au dessert ?296 ». Cependant, nous retrouvons également la complicité que certains ouvrages soulignent entre les deux, notamment manifestée par la formule « Lully, fais-nous rire » que Molière aurait souvent dite à son ami – et qui apparaît scène XI (P. 32) – :

Lully réussissait admirablement dans les contes obscènes : hors de là, il n’avait point de conversation. Molière le regardait comme un excellent pantomime, et lui disait assez souvent, Lully, fais-nous rire297.

Penchons-nous maintenant sur l’anecdote de la petite « infidélité » de vocation que Lulli aurait faite, évoquée par Mignard à la scène III (P. 9) : ce dernier dit en effet que, « dans sa dernière maladie, il a sacrifié, par dévotion, son nouvel ouvrage », et explique en chanson :

Un adroit et saint confesseur,
Ennemi de la comédie,
Vint lui conter que tout auteur
Brûle à jamais dans l’autre vie.
Lulli, pénétré, soupira,
Et, dans une frayeur extrême,
Il a brûlé son opéra
Pour n’être pas brûlé lui-même.

Ce à quoi Lulli répond : « oui, mes amis, je l’avouerai », et précise finalement : « Mais en espérant bien en guérir, / J’en avais gardé la copie298. » Gassicourt a probablement emprunté cette anecdote à l’Encyclopédiana, où l’on peut lire en effet que Lully, s’étant blessé le « petit doigt du pied en battant la mesure avec sa canne », aurait assisté à l’aggravation de sa blessure, de telle sorte qu’un médecin « lui conseilla de se faire couper le doigt. » Mais l’opération prit du retard, et le « mal » attaqua la jambe ; alors :

Son confesseur qui le vit en danger, lui dit qu’à moins de jeter au feu ce qu’il avait noté pour son opéra nouveau, pour montrer qu’il se repentait de tous ses opéras, il n’y avait point d’absolution à espérer : il le fit. Le confesseur s’étant retiré, M. le Duc vint le voir et lui dit : Quoi ! tu as jeté au feu ton opéra ? Que tu es fou d’en croire un janséniste qui rêvait : paix, monseigneur, paix, lui répondit Lully à l’oreille : je savais bien ce que je faisais : j’en avais une seconde copie. Par malheur cette plaisanterie fut suivie d’une rechute et l’emporta299.

Cet épisode relève donc encore une fois de l’anachronisme dans la pièce de Gassicourt, puisqu’il correspond à la toute fin de vie de Lully, c’est-à-dire l’année 1687, où il écrivit sa dernière œuvre, l’opéra Achille et Polyxène, dont il est question ici300.

Le lieu, ou l’anecdote principale de la pièce §

Nous avons retrouvé dans un nombre certain d’ouvrages cette fameuse anecdote du souper très (trop ?) arrosé de Molière avec ses amis dans sa maison d’Auteuil. Plus précisément, chaque fois que nous avons cherché des renseignements sur Auteuil, cet épisode était évoqué, comme s’il faisait partie intégrante de l’histoire de ce lieu ; c’est pourquoi nous les traitons ensemble.

Un peu d’histoire §

Le village d’Auteuil, « bâti dans une belle situation, sur une colline qui borde la rive droite de la Seine301 », correspond aujourd’hui, et ce depuis 1860, à un quartier du 16e arrondissement de Paris. Il est donc cohérent que Lafontaine arrive par le Bois de Boulogne302, comme c’est indiqué à la fin de la scène VI ; Auteuil en est en effet proche, de même que « de Saint-Cloud et de Versailles303. »

Cette situation participa de son succès. Le village attira, que ce soit à l’époque de Molière ou à celle de Gassicourt, un grand nombre d’artistes : « Boileau, Molière, Chapelle, Franklin, Condorcet, Helvétius, Houdon, Cabanis, Rumfort y avaient leurs maisons304. » Proche de Paris, mais permettant de respirer davantage qu’au sein de l’odeur pestilentielle de la capitale au XVIIe siècle, Auteuil était alors un véritable lieu de villégiature. En tout cas, si Boileau et Molière résidèrent tous deux à Auteuil, précisons qu’il y a anachronisme dans Le Souper, dans la mesure où Gassicourt fait concorder ces deux événements. Laforest évoque en effet Boileau en tant que « voisin » de Molière : « M. Despréaux, notre voisin305 », mais il n’acheta une maison à Auteuil que « douze ans après la mort de Molière306 ».

Molière et Auteuil §

Molière avait une maison de campagne située […] probablement à l’emplacement du N°2 de la rue d’Auteuil. De 1667 à 1672, il venait y habiter lors des beaux jours, en utilisant la galiote allant du Louvre à Saint-Cloud307.

Les avis sont partagés quant à la date marquant le début de sa location d’une maison. Un incident entre ses bailleurs et leur jardinier attesterait bien de la présence de Molière à Auteuil en août 1667, ce qui porte Christian Warolin à dire qu’il y est probablement à partir de 1666308. Auteuil représenterait une sorte d’échappatoire pour ce Molière qu’on dit – assez à tort – surmené par sa profession, tuberculeux, et aux relations conjugales houleuses… Là, le dramaturge, entouré de ses amis, n’était pas « hounded by dévots or forced to bow to the pleasure of a king309 » ; c’était un lieu marqué par une certaine neutralité. Tous ces éléments concordent bien avec ce que nous avons noté concernant les anecdotes : Molière aurait eu besoin de prendre une certaine distance avec le tumulte de Paris et ce qu’il représente comme préoccupations et soucis – de même que Gassicourt écrivit Le Souper dans une période de désenchantement par rapport à l’agitation de la Révolution, quelques temps avant son exil. À ce propos, on peut souligner que, s’il s’agissait bien pour le dramaturge d’un lieu de « retraite310 », c’était une retraite entre hommes. Molière y retrouvait ses amis (sans « e »), et, comme le remarque Roger Duchêne : « Grimarest situe à Auteuil plusieurs anecdotes sur Molière et ses amis. Sa femme n’y a jamais de part, comme si Molière y vivait en célibataire, avec Chapelle pour compagnon311. » La pièce de Gassicourt correspond bien à cet univers masculin, où l’on ne trouve l’autre sexe qu’avec les personnages de Laforest et Madelon, domestiques.

Venons-en à la fameuse anecdote du souper si mémorable qui aurait eu lieu dans cette petite maison de Molière à Auteuil. Nombre d’ouvrages y font référence, et l’épisode est partout caractérisé par le même schéma : Molière fatigué, malade, se retire et laisse ses invités poursuivre les festivités ; ces derniers, sous l’impulsion du vin, et de Chapelle alcoolisé, portent la conversation sur la vanité et la vacuité de la vie, et la nécessité d’y mettre fin ; tous sont d’accord pour aller se jeter dans la rivière, qui n’est pas loin ; mais Molière, grâce à l’intervention de Baron, les en empêche, les convainquant que leur acte serait plus héroïque s’il avait lieu au grand jour, autrement dit dès le lendemain matin. Bret évoque notamment ce souper en 1788, donc dans un ouvrage que Gassicourt a pu lire : Œuvres de Molière, avec des remarques grammaticales, des avertissements et des observations sur chaque pièce. On y retrouve notre Molière si atteint par sa « santé languissante », et son régime lacté, que Chapelle lui-même guide la fête :

Un jour que ce dernier y était allé avec MM. De Nantouillet, Jonsac, Despréaux, Baron et quelques autres, Molière qui avait assisté au commencement du souper se retira, et laissa ses amis se livrer au plaisir de causer et de boire aussi longtemps qu’il le voudraient. Le feu de la conversation, et surtout la fumée du vin, échauffèrent par degrés les esprits, et la conversation étant tombée sur les misères humaines, nos convives exhalèrent bientôt les tristes rêves d’une philosophie sombre et noire. Nous sommes tous des lâches, dit chapelle ; que ne cessons-nous de murmurer et de vivre ? la rivière est à cent pas, allons nous y précipiter. L’enthousiasme du poète ivre passa rapidement dans toutes les têtes ; déjà on se lève en applaudissant, on se prépare, en s’embrassant pour la dernière fois, à terminer des jours qui paraissent d’un poids et d’un ennui insupportables. Le célèbre Baron heureusement avait conservé plus de sang-froid ; il court au lit de Molière qui paraît bientôt au milieu de ses amis. Eh quoi ! leur dit-il, j’apprends que vous avez conçu le projet le plus courageux et le plus sage, et je ne devrais qu’à Baron l’honneur de le partager ? […] Un moment, reprit Molière, n’abandonnons point une résolution si belle aux fausses interprétations qu’on peut lui donner ; on saura qu’à la suite d’un long souper nous aurons fait le sacrifice de notre vie, et la calomnie, avide de tout dénigrer, répandra le bruit que l’ivresse nous a plus inspirés que la philosophie. Amis, sauvons notre sagesse, attendons le retour prochain du soleil ; alors, aux yeux de tout le monde, nous donnerons cette leçon publique du juste mépris de la vie. Parbleu, dit Chapelle, sa réflexion est de bon sens, donnons au repos le reste de la nuit, notre sagesse n’en sera que plus pure et plus éclatante. Molière en fut cru, on dormit, et le réveil, comme il l’avait prévu, fit trouver à ses convives assez de plaisir à vivre pour les exciter à rire de leur ridicule saillie de la nuit312.

Chez Georges Mongrédien, l’anecdote est en tous points identique, mais les paroles des convives, et notamment de Chapelle, sont nettement développées313. Cela nous conduit une fois de plus à envisager ce fait comme un épisode partant probablement d’un petit fait vrai au départ, mais très enrichi par la suite d’éléments inventés et romancés, participant de la construction d’un Molière à la fois plus convivial que ne le laissent penser les ouvrages soulignant son côté atrabilaire, mais aussi tout de même particulièrement calme, et quelque peu retiré de la folie alcoolisée de ses camarades. En outre, on peut noter une différence dans l’évolution de la soirée entre ce que l’on trouve dans ces ouvrages, et Le Souper : dans la pièce de Gassicourt, Molière reste en effet toute la soirée avec ses convives, et n’est pas, comme on a pu le lire, averti par Baron314. Et enfin, Jonzac et Nantouillet, que l’on trouve dans ces récits, sont absents de la pièce : Gassicourt choisit ainsi de n’y intégrer que les personnages les plus célèbres, et facilement reconnaissables, donc sans doute plus théâtraux : Chapelle était sans aucun doute indispensable.

Les sources littéraires §

Les sources dites historiques représentent semble-t-il la quasi totalité des références mobilisées par Gassicourt pour former son intrigue. Nous pouvons néanmoins tenter de souligner quelques éléments de sources relevant davantage du domaine littéraire : ils sont bien sûr en lien avec l’œuvre de Molière.

L’importance du repas §

Ce souper n’est-il qu’un petit épisode annexe et très retravaillé par la postérité, ou peut-on du moins le rapprocher de l’œuvre de Molière ? Le XVIIe siècle est en effet « celui du champagne et de ces deux grands contemporains que sont Louis XIV et Dom Perrignon315 », au cours duquel est écrit le « premier livre de cuisine moderne, le Cuisinier françoys en 1651316 », et l’on retrouve bien souvent dans les œuvres de Molière cette caractéristique du siècle :

Les plats gastronomiques que Molière sert à travers son œuvre sont d’une grande variété depuis la fonction érotique du potage proposée par le serviteur Alain dans L’École des femmes jusqu’au traité de l’indigestion et de l’évacuation que nous offre le spectacle du Malade Imaginaire, en passant par le banquet qu’offre le bourgeois gentilhomme à sa Marquise, les repas non consommés dans Dom Juan, le traité de l’hospitalité implicite dans l’Amphitryon, le refus de ce qui nourrit le corps par les femmes savantes, et le désir de supprimer l’appétit de tous – convives, serviteurs et bêtes – par l’avare dans une pièce qui prouve d’ailleurs que La Varenne constituait une des sources non littéraires de Molière317.

On pourrait même, comme le propose Ronald W. Tobin, aller jusqu’à rapprocher le mot « comédie » du « verbe latin comedi, “manger”318 ».

Accointances avec certaines pièces… §

De Dom Juan (1665), l’on retrouve notamment le parler populaire de Charlotte et Pierrot, chez Antoine, disant par exemple : « mamzelle Laforest319 »,  et Madelon320 : « J’venons en témoigner notre reconnaissance à qui nous l’devons321. » On retrouve aussi le prénom Mathurin, père de Madelon, rappelant Mathurine, l’autre jeune paysanne que séduit Dom Juan. En outre, la référence à l’ « éloge le plus pompeux de la sobriété322 » que Boileau a fait à Chapelle, puis surtout celui de la tempérance qui le suit, ne sont pas sans rappeler les éloges paradoxaux des comédies de Molière, et en particulier ceux de Dom Juan : celui du tabac par Sganarelle (I, 1), et de l’inconstance (I, 2) ou encore de l’hypocrisie (V, 2) par Dom Juan. Mais, chez Gassicourt, il s’agit en fait d’un éloge non paradoxal, l’éloge de la tempérance, mais énoncé dans une situation paradoxale, puisque Boileau parle alors sous l’effet de l’alcool… Il y a donc sans doute un clin d’œil de la part de l’auteur dans cette remobilisation d’un intertexte moliéresque connu du public. D’ailleurs, cette connivence avec le spectateur est mise en lumière par la réplique de Molière qui vient juste après : « C’est une scène ! », puisqu’il s’agit de paroles prononcées « à part », donc en adresse au public ; cela mêle le Molière personnage, et le Molière ayant réellement existé. Ce procédé de mise en abyme se retrouve quant à la pièce du Misanthrope cette fois, scène XI, lorsque Molière, observant ses convives blâmer la société et vanter leurs réunions privées, en autarcie, réplique « gaiement » : « Je puis vous consulter, à ce que je vois, pour retoucher mon Misanthrope323. »

Pour conclure sur la question des sources, on s’accorde à dire qu’il est impossible de parler de Molière « sans mêler discours historique et construction légendaire, car l’histoire et le mythe se confondent au point d’être parfois impossibles à dissocier324. »

Les thèmes §

Philosophie §

L’amitié occupe une place prépondérante dans Le Souper, thématique d’emblée évoquée par le titre ainsi que la liste des personnages-convives. Le mot apparaît d’ailleurs sept fois, et « ami(s) » quarante-quatre. Mais soulignons qu’elle est considérée dans un prisme tout philosophique. En effet, lorsque Molière entre sur scène, il précise ce qu’il entend par amitié : s’il est touché de voir tous ces personnages autour de son portrait, qui « le couronnent et attachent des guirlandes325 », néanmoins il regrette l’excès de cette célébration, placée sous le signe de l’adoration, de l’adulation, et même de l’idolâtrie : « votre attachement vous égare. Est-ce ainsi qu’on doit idolâtrer les hommes ? Quelle erreur !326 ». Molière se place ainsi en figure d’autorité, avec des termes appartenant à la sphère morale (« égare », « erreur »), et un certain paternalisme : « Mes amis ! mes enfants !327 ». Mais il effectue également, dans une perspective philosophique, donc, une distinction, mise en lumière par la conjonction adversative « mais328  » : entre ce qu’il considère certes comme une erreur, et que son devoir le conduit à dénoncer – l’idolâtrie –, et ce qui lui va droit au cœur malgré tout, c’est-à-dire le geste en lui-même de ses amis : leur « erreur », lui est finalement « douce », ajoute-t-il avec « satisfaction329 ». C’est dans cette capacité à mesurer le pour et le contre, et à distinguer entre l’excès condamnable et la preuve d’amitié émouvante, qu’est ici soulignée toute la sagesse du personnage de Molière. Il conclut d’ailleurs une fois encore sa réflexion par une distinction : « J'ai reçu les faveurs de la fortune, quelquefois celles de la gloire... elles ne valent pas celles de l’amitié330. » Cette dernière surpasse donc toutes les sortes de faveurs. Et elle surpasse également toutes les contraintes imposées au dramaturge : scène VI, Molière promet à Laforest de suivre son régime lacté, « mais331 » (là encore la conjonction adversative permet de mettre en place un balancement rhétorique en faveur de ce qui la suit) : « j’ai besoin de voir mes amis » lui répond-il, « et de rire avec eux des ridicules que ma plume, déjà trop hardie, n’ose pas encore mettre sur la scène332. » En outre, Molière se met alors à chanter sur l’air « Tout roule aujourd’hui dans le monde », particulièrement opportun pour un personnage voulant prouver la douceur d’être avec ses amis, et y insiste : « […] ce que je ne puis écrire, / Je le pense avec mes amis333. » L’amitié serait donc une sorte d’exutoire, de parenthèse de liberté, pour un Molière sous la pression de son siècle fardé et policé. Enfin, la scène XIII vient confirmer cette importance de l’amitié, érigée en relation privilégiée dans la pièce, puisqu’elle apparaît comme le meilleur des remerciements : « Eh ! mes amis, point de remerciements ; vous me faites un plus grand cadeau, vous autres ! vous me donnez votre amitié...334 ». Gassicourt confère donc à Molière la figure du sage, et, dans sa manière de reconduire ses amis dans le droit chemin par le dialogue, il peut faire penser à Socrate, ce qui est d’ailleurs renforcé lorsque Lafontaine fait part de la fable qu’il a composée en pensant à ce souper à venir. En effet, scène IX, Lafontaine récite « Parole de Socrate » : on y retrouve la valorisation de la véritable amitié (« vrais amis335 »), autrement dit celle qui comprend un petit nombre, entrant dans une maison sans prétention, jugée trop étroite par certains (« On y tournait à peine336 »), mais estimée largement suffisante par Socrate, pourvu que seuls les « vrais » la remplissent. En outre, avec la référence à ce philosophe, en tant que personnage qui ne serait pas apprécié à sa juste valeur, sur lequel on s’arrêterait à la simple apparence, autrement dit au premier degré de son œuvre, nous retrouvons encore ce qu’ont déploré les personnages au cours de la scène IV337, à propos de Molière. Ainsi la thématique de l’amitié nous invite-t-elle à considérer la proximité de la figure de Molière dessinée par Gassicourt, et la rigueur philosophique de ses réflexions, avec l’attitude de Socrate. D’ailleurs, toute la pièce est parcourue par une certaine accointance avec cette rigueur. Le thème de la disputatio est évoqué dès le début par Laforest : « nous disputions nous deux338 », qui conclut à la fin de la scène II : « Eh bien ! nous voilà d’accord339. » Puis, on relève des raisonnements cause-conséquence, comme à la scène IV : « Un homme qui fait tant de bien quand il veille, doit être tranquille quand il dort340 », un vocabulaire juridique qui conduit à expliquer, argumenter : « Chapelle, on t’accuse. », « Mignard a raison, je dois me justifier341 », ou encore des lieux de la définition, comme, scène V, par Lulli :

ANTOINE.

[…] nous venons vous prier d’assister au serment mutuel que nous avons tant de plaisir à faire.

LULLI.

Dis donc à renouveler, car vous vous aimez depuis longtemps342.

En somme, ce Souper peut bel et bien faire penser au Banquet de Platon, et ce de surcroît lorsqu’on connaît l’attrait du XVIIIe siècle pour la période antique.

Toujours concernant cette thématique philosophique, la question du bonheur occupe une place de choix dans la pièce. En effet, si l’idée de la noyade voit le jour, c’est justement parce que les convives estiment que le bonheur ne leur est pas accessible, et que tous leurs efforts pour y accéder sont vains : « le bonheur, le repos ne sont pas de ce monde343. » Mais Molière ne prête pas part à ces réflexions, placées en outre sous le sceau de l’ébriété, rappelons-le, et leur propose une autre vision de la vie :

S'attendre à tout est le moyen
D'alléger le poids de sa vie ;
N'espérer ou ne craindre rien,
Est la saine philosophie.
Oui, pour être heureux en effet,
Ma méthode est très salutaire :
Jugeons le mal que l’on nous fait
Par le mal qu’on pouvait nous faire344.

Ses principes dépassent les aléas matériels et professionnels345 et tout ce qui peut relever du contingent, dans un détachement positif, optimiste, rappelant tout à la fois les pensées stoïque et épicurienne. L’expression « journée de Titus346 », employée d’ailleurs par Molière à « regrets », va également dans ce sens : elle qualifie une journée au cours de laquelle on n’a malheureusement pas fait le bien autour de soi. Molière l’emploie donc par contraste avec ce qui est le propre de sa réflexion, c’est-à-dire l’idée de considérer que l’on a pleinement accompli sa journée, autant qu’on le pouvait, autant que les circonstances extérieures, et notre volonté d’être heureux, nous l’ont permis. L’épicurisme semble bien de mise lorsque Molière chante avec Lulli le plaisir de bien boire, de goûter du bon vin : « goûtons-le, puisque demain, nous faisons grand voyage. Buvons, trinquons sans quartier347 » ; bien entendu, chez Molière ce chant est marqué par une certaine feintise, puisqu’à ce moment-là il attend que ses convives soûls s’endorment… En tout cas, le Molière que nous présente Gassicourt, s’il correspond d’une part à celui décrit par les anecdotes qui ont fleuri depuis sa mort, avec l’idée du régime lacté, et non de l’ivresse, n’est pas pour autant un Molière atrabilaire et misanthrope. En effet, lorsque les autres personnages tombent tous d’accord pour fuir dans un « cloître », ou dans un « désert348 », Molière quant à lui ne se sent pas attiré par cette perspective, et encore moins par la fuite dans le fond de la rivière, bien que celle-ci lui permît de se sauver de la censure que lui impose alors la société. Le personnage de Gassicourt s’éloigne donc en partie de la figure évoquée par Grimarest, puisque ce dernier parle d’un Molière qui « aurait tout quitté », « si ce n’avait été l’attachement inviolable qu’il avait pour les plaisirs du Roi349 », ou encore par Goldoni, le personnage de Molière y souhaitant se trouver dans un « ermitage au fond d’un désert350 ». Ainsi, si l’« on a discuté à perte de vue sur la philosophie de Molière351 », et, on l’a vu, les amis de Molière ont presque tous été élèves de Gassendi, ou du moins ont eu un lien avec sa pensée, et avec celle de Bernier, il est néanmoins à noter que, « de même que celui de La Mothe Le Vayer, le scepticisme de Molière fraie avec la libre-pensée, d’inspiration le plus souvent épicurienne352 ». D’ailleurs, Grimarest apporte encore l’idée d’un Molière traducteur de Lucrèce : « Cet Auteur aurait traduit presque tout Lucrèce353 », dont Gassicourt a également pu se servir pour écrire sa pièce. Auteuil apparaît ainsi comme un véritable « earthly paradise354 », et ce dans un effet de double historicité, puisque la rédaction du Souper correspond à la période d’un repli sur soi pour Gassicourt, face aux événements politiques, et, qu’en outre, il se disait, de manière générale, épicurien.

Au travers des distinctions opérées par Molière au cours de la pièce, on a pu envisager un certain risque d’ambivalence, voire de « dualité », dans cette figure du philosophe « à la fois comme un homme sage qui mène une vie tranquille et retirée, hors de l’embarras des affaires et comme un homme, qui par libertinage d’esprit se met au-dessus des devoirs, et des obligations ordinaires de la vie civile355. » Gassicourt reprend ici cette prétendue dualité, mais fait de Molière un être équilibré, sachant faire la part des choses entre la vie hors la société, que permet Auteuil, et les excès que l’on pourrait reprocher au libertinage. En effet, si Molière est alors en dehors de la société parisienne, il n’est pas pour autant celui qui la rejette : ce sont les convives, d’ailleurs étourdis par les effluves de vins. Cela l’érige ainsi en philosophe dans le bon sens du terme : il ne s’agit pas tant ici d’un Molière triste et atrabilaire, qu’épicurien, au sens mélioratif. Le mot de « philosophie » est d’ailleurs réhabilité par ce personnage, lorsqu’il tente de convaincre ses amis de ne pas se noyer : « la calomnie, avide de tout dénigrer, répandra le bruit que l’ivresse nous a plus inspirés que la philosophie356. »

Religion §

Concernant le domaine religieux – très lié au philosophique certes, mais dont nous tentons de souligner les particularités –, on constate que la vocation est tournée en dérision à la scène III357, lorsque Mignard dénonce avec malice l’excursus de Lulli dans son parcours professionnel. En effet, le réseau lexical lié au religieux est à chaque fois placé sous le signe de la distance railleuse par Mignard, que ce soit par le recours à l’hyperbole : « Lulli, pénétré, soupira », « frayeur extrême », ou par le détournement de ce vocabulaire : « il a sacrifié, par dévotion, son nouvel ouvrage », « un adroit et saint confesseur », avec la connotation blasphématoire de l’évocation simplifiée de « l’autre vie », et du soulagement de Mignard lorsque Lulli avoue qu’il a en fait conservé une copie de son opéra brûlé : « Bravo ! Lulli ; je te pardonne, mon ami, je te pardonne358 ». Les amis de Molière étant a priori à son image, on peut donc penser que cette dérision que Gassicourt place chez Mignard et Lulli n’est pas étrangère à Molière. D’ailleurs, la scène V tend à confirmer cette première idée, dans la mesure où tout ce passage concerne l’excommunication du dramaturge, considérée comme injuste par tous359 : Antoine indigné : « Excommunié ! », Mignard investi : « le pape défend l’entrée de l’église aux rats, aux sorciers, aux sauterelles, au diable et aux comédiens... à lui surtout. », Madelon stupéfaite : « Quel mal avez-vous donc fait ? », et Lulli révolté : « Quel mal ! quel mal ! il a dit... la vérité ». En outre, la réaction de Molière à la pensée de Laforest : les prêtres agiraient ainsi « par jalousie de métier360 », réaction certes discrète puisque en aparté, mais en même temps efficace justement parce qu’il s’agit d’un aparté : « Ce mot là n’est pas perdu361 », participe de cette indignation collective. Le domaine religieux est donc placé sous le signe ou de la dérision ou de l’injustice, rappelant également la formule du curé de Saint-Barthélemy Pierre Roullé à propos de Molière : « Démon vêtu de chair et habillé en homme362 ». Et, la situation de discrédit de l’Église vis-à-vis des comédiens n’ayant pas sensiblement évolué entre le XVIIe et le XVIIIe siècle, on peut ainsi envisager là encore un phénomène de double historicité, compris par le public contemporain de Gassicourt363.

Soulignons néanmoins la nette distinction entre le pouvoir ecclésiastique terrestre, incarné par les prêtres et rappelant la querelle entre Molière et ses détracteurs de la Compagnie du Saint-Sacrement, évoqué comme un problème par rapport à la profession de comédien, et la croyance en Dieu lui-même, qui n’est pas contestée quant à elle : Antoine : « Ce n’est pas Dieu, je le vois bien, ce sont les prêtres qui repoussent les comédiens364. » Molière insiste d’ailleurs pour paraître à la noce « sans scandaliser365 », donc un peu plus tard que prévu. Il est globalement présenté comme un bon chrétien, ce qui rejoint les mots de Georges Mongrédien :

Que Molière fût en même temps bon chrétien, cela est très vraisemblable et nous savons qu’il avait encore fait ses Pâques l’année qui précéda sa mort. À l’époque, le monde ne se divisait pas en chrétiens et en agnostiques, mais en chrétiens dévots, rigoristes et attardés et en chrétiens ouverts aux idées nouvelles, prêts à lutter contre la tyrannie exercée dans les foyers au nom de la religion366.

Finalement, Molière, s’il est érigé en saint, c’est en saint détaché du domaine religieux de son temps, caractérisé par l’injustice et la corruption, et s’il est un dieu, c’est bien le « Dieu du Ris », selon l’expression du gazetier Robinet367.

Les résonances d’un contexte bien particulier §

Reprenons une remarque que nous avons faite quant à la dramaturgie : nous avons souligné un double mouvement qui traversait la pièce, à savoir à la fois un mouvement de répartition, et un autre de rassemblement. Or, cette idée peut être particulièrement intéressante, si on l’applique au domaine politique, sous-jacent dans Le Souper. En effet, Gassicourt l’écrit en pleine Révolution française ; on pourrait donc s’attendre à rencontrer une résonance politique dense dans les relations entre les personnages, dans leurs rapports de force… Cette étude nous conduit à souligner, dans un premier temps, la mise en place prépondérante d’une répartition, voire d’une séparation touchant les différents personnages. De fait, plusieurs didascalies mettent en lumière un tableau de la scène présentant ces personnages attelés chacun à leurs fonctions, dans « leur élément », sans grande surprise : « Laforest range dans le fond du théâtre ; Mignard prend ses pinceaux, et Lulli se met au clavecin368  » ; « Mignard travaille, et Laforest, appuyée sur un balai, l’examine369 ». De même, les personnages sont regroupés – et donc séparés – selon une hiérarchie toute traditionnelle, et notons bien que le mariage de Madelon et Antoine reconduit cela, ne bousculant pas les différences sociales. Quant aux relations hommes-femmes, elles n’ont guère évolué notoirement dans le bon sens à la Révolution, et de fait le proverbe « la poule ne doit pas chanter plus haut que le coq370 », pour dire que la femme ne doit pas chercher à avoir un impact plus important que son mari par sa prise de parole, rappelé par Laforest dès la première scène, peut concerner – au moins – le XVIIe comme le XVIIIe siècle. En outre, cette répartition-séparation est le point de départ du projet de noyade : c’est bien parce que les convives estiment qu’ils ne sont pas reconnus à leur juste valeur dans la société, et considèrent qu’il n’y a qu’entre eux que ce peut être véritablement le cas, que l’issue du suicide collectif s’impose. On constate ainsi une séparation entre société et autarcie, entre gens « normaux » et artistes : « Avouons-le ; ce n’est qu’entre nous, ce n’est qu’ici, que nous sommes à notre place et que nous pouvons jouir d’une liberté que n’empoisonne point l’envie ou la sottise des hommes371. » L’harmonie dans les relations serait donc fonction d’un entre soi, d’une réunion secrète, soulignée par le déictique « ici », et permise par une exclusion, une ségrégation première. Et, même entre eux, les convives se répartissent, comme le montre la solution de Lulli à la querelle entre Laforest et Antoine : Boileau est le meilleur « dans le genre satirique », et Molière le meilleur « sur la scène comique372 ».

Cependant, il y aurait une nuance à apporter à cette prépondérance du mouvement de répartition. En effet, plusieurs éléments de la pièce témoignent d’un rassemblement fécond entre les personnages. Si Laforest est fière de son maître Molière, donc dans un schéma traditionnel, ce n’est pas en tant que maître, mais bien davantage en tant qu’artiste, et de même pour Antoine de Boileau : leur fierté prend donc un aspect culturel bien plus que hiérarchique, social373. Ils accèdent par là au savoir et au génie des deux hommes, en les côtoyant intimement. Laforest connaît donc par cœur les comédies de Molière, et Antoine reçoit de Boileau une épître. Et si l’on revient au mariage d’Antoine et Madelon, il pourrait aussi être interprété comme une union symbolique des arts de Molière et de Boileau. Enfin, tous les personnages, qu’il s’agisse des amis de Molière, ou bien des domestiques, participent aux mêmes conversations (mis à part celle du souper en lui-même, scène XI). En effet, nombre de scènes regroupent tous ces personnages, et permettent des échanges presque à égalité. Au début de la scène IV, par exemple, Antoine reprend Lulli374 : « Dites mieux, M. Lulli », car ce dernier l’appelait « jardinier », alors même qu’Antoine est nommé « gouverneur » par Boileau. Un peu plus loin, Laforest s’enquiert de dire à ce même personnage, qui vient de raconter l’anecdote concernant Mondorge : « Vous ne savez que cela, M. Lulli ? Bon !375 » ; scène V encore, Mignard s’adresse à Laforest en l’appelant « ma chère376 ». Si bien sûr le spectateur n’est jamais invité à oublier complètement la hiérarchie qui sépare les personnages, néanmoins Gassicourt instaure-t-il une certaine proximité entre ces derniers. D’ailleurs, Madelon et Antoine ne sont pas cantonnés à un parler populaire. Citons par exemple : « En voyant son image, je sens mieux encore ma reconnaissance, et je voudrais avoir un peu de son esprit pour la lui exprimer377 », ou encore : « nous n’avons pas voulu qu’on entrât de peur de vous interrompre378. » En outre, le peuple est un personnage à part entière, symbolisé par les « villageois » ; et, lorsqu’ils apparaissent à la fin de la pièce379, ils prennent alors part à la supercherie consistant à faire croire aux convives que la cérémonie organisée est destinée à les accompagner jusqu’à la rivière pour la noyade tant attendue :

MOLIÈRE.

Allons, plus de retard, remplissons notre engagement : voici tout le village, qui est déjà prévenu, et qui se fait un plaisir de nous accompagner.

LES VILLAGEOIS.

Oui... sans doute... assurément.

Puis Madelon insiste :

MADELON, à Lulli.

Vous avez fait une promesse :

Vous coûterait-elle à remplir ?

Voyez la foule qui vous presse,

Ne la privez pas d’un plaisir.

Or, cette question de la représentation du peuple sur scène étant fondamentale pour le théâtre de la Révolution, cela laisse entendre là encore un effet de double historicité.

Enfin, certains termes ne manquent pas de nous rappeler que cette pièce date de la Révolution française. La notion de « sensibilité » est par exemple typique du XVIIIe siècle, et connotée positivement, comme le montre cet article de l’Encyclopédie :

Disposition tendre et délicate de l’âme, qui la rend facile à être émue, à être touchée. […] Les âmes sensibles peuvent par vivacité tomber dans des fautes que les hommes à procédés ne commettraient pas ; mais elles l’emportent de beaucoup par la quantité des biens qu’elles produisent. Les âmes sensibles ont plus d’existence que les autres : les biens et les maux se multiplient à leur égard. La réflexion peut faire l’homme de probité ; mais la sensibilité fait l’homme vertueux. La sensibilité est la mère de l’humanité, de la générosité ; elle sert le mérite, secourt l’esprit, et entraîne la persuasion à sa suite380.

Cette attitude très positive, donc, est bien sûr attribuée à Molière, qui contemple « avec sensibilité381 » la scène où ses amis couronnent son portrait. D’autre part, notons la formule de Molière, à la fin de la scène VI : « Que ne suis-je au temps où les hommes / Parleront avec liberté ! 382 » ; ou encore, lorsque Chapelle annonce qu’il a repoussé une invitation à une soirée marquée par « la grandeur », « l’opulence », et « la magnificence383 », pour se rendre au souper chez Molière, la mention de « souper de l’égalité », et de « charmes de la liberté384 ». Ces derniers mots rappellent l’article premier de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. » Puis, Chapelle évoque la liberté d’expression : « Lorsque la réunion des Auteurs s’intitule la République des Lettres, c’est pour que tous soient libres d’écrire ce qu’ils pensent385 », rappelant cette fois l’article 11 de la Déclaration : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ». En outre, la distinction entre les « hommes grands » et les « grands hommes », proposée par Boileau à propos du dîner refusé par Chapelle, paraît elle aussi d’actualité : « Combien peu de ces hommes si grands, seront un jour de grands hommes ! 386 ». Si cette distinction renvoie à la prééminence du mérite sur la naissance certes déjà présente chez Molière387, cela est d’autant plus éloquent que l’on est en 1795 au moment où la pièce est jouée. La double historicité prend donc une résonance particulièrement efficace du point de vue du contexte, notamment politique, dans Le Souper de Molière.

Note sur la présente édition §

Les éditions §

Il n’existe qu’une édition de cette pièce de Cadet de Gassicourt, d’après laquelle nous avons établi la nôtre : celle de 1795. Elle fut créée le 4 Pluviôse an III, autrement dit le 23 janvier 1795.

Nous avons établi le texte à partir de l’édition disponible sur le site contentdm.warwick.ac.uk. Il se trouve à : University of Warwick Library ; Cote : 75171139.

Il existe encore aujourd’hui plusieurs exemplaires de cette première édition, dont nous avons consulté ceux disponibles à Paris, afin d’en souligner les éventuelles différences :

BNF, Richelieu-Louvois, 8-REC-220 (7, 50) (lacune de vingt pages : arrêt à partir de la page 32).

BNF, Richelieu-Louvois, 8-REC-221 (1, 5)

BNF, Richelieu-Arts du spectacle, 8-RF-3744

BNF, Richelieu-Arts du spectacle, 8-RF-3750 (2).

BNF, Arsenal, GD-22239

BNF, Arsenal, THN-18907

BNF, Arsenal-RESERVE, 8-NF-7025

N.B : 1) Nous n’avons pas observé de différences entre ces éditions : le texte est exactement le même. Il n’y a en effet pas eu, à notre connaissance, de corrections sous presse. Les coquilles listées ci-dessous sont donc celles de tous les exemplaires que nous avons consultés.

2) Nous avons tenté tant que possible de suivre la mise en page du texte original.

Description matérielle de l’exemplaire §

Il s’agit d’un ouvrage in-octavo.

Deux pages non numérotées correspondent à la page de titre et à la liste des Acteurs. L’édition commence sans paratexte à la page [3] et comporte 52 pages au total.

Nous n’avons pas constaté d’erreurs de pagination. Nous pouvons toutefois noter que la page [51] n’était pas numérotée sur l’édition originale.

Description du contenu du volume §

Le volume se présente comme suit :

[I] Page de titre

[II] Liste des Personnages et Acteurs

[3-50] Texte de la pièce

[51-52] Catalogue.

Description de la page de titre :

LE SOUPER DE MOLIERE, / OU / LA SOIRÉE D’AUTEUIL, / FAIT HISTORIQUE EN UN ACTE, / MÊLÉ DE VAUDEVILLES, / Par le C. CADET-GASSICOURT, / Représenté, pour la première fois, à Paris , / sur le Théâtre du Vaudeville, le 4 Pluviose, / an troisième de la République. / [filet] / Prix : Cinquante sols, avec la musique. / [filet] / A PARIS, / Chez les Libraires / [accolade] / Au Théâtre du Vaudeville. / Au Théâtre Martin, ci-devant Molière. / Et à l’Imprimerie rue des Droits de / l’Homme, N°.44. / [filet] / Floréal, an Troisième. / BIBLIOTHÈQUE / Amédée MARANDET

Établissement du texte §

En règle générale nous avons conservé l’orthographe de l’édition originale, et n’avons pas ajouté d’accent aux majuscules qui n’en comportaient pas. Nous avons par ailleurs conservé les tirets aux pages [9, 13, 16 et 21], dans la mesure où ils sont présents dans tous les exemplaires que nous avons consultés, et où ils semblent bien correspondre à l’introduction d’une anecdote par le personnage.

Toutefois, nous nous sommes livrés à quelques rectifications d’usage, qui nous ont semblé indispensables pour une parfaite lecture du texte.

Ainsi :

  • – Nous avons homogénéisé les noms de « Laforest » et « Lafontaine », que l’on pouvait respectivement trouver sous les formes « La Forêt » et « La Fontaine ».
  • – Supprimé les réclames.
  • – Transcrit la ligature « & » en « et », conjonction de coordination.
  • – Systématisé l’emploi des trois points de suspension (que l’on pouvait parfois trouver au nombre de quatre), ainsi que les espaces avant les points d’interrogation, d’exclamation, les points-virgules et les deux points.
  • – Supprimé les espaces présentes avant les points et les virgules ; ainsi qu’au début et à la fin des parenthèses.
  • – Nous signalons que l’édition originale comportait une frise entre chaque scène, frise que nous n’avons pas retranscrite dans notre édition.
  • – Nous avons également corrigé quelques erreurs manifestes, énumérées dans la liste suivante :

P. 7 : virgule après le nom du personnage « Mignard » : remplacée par un point, pour davantage d’homogénéité avec le reste de la mise en forme de la pièce.

P. 8 : « re » (note de musique) corrigé en « ré » pour faciliter la lecture.

P. 13 : « racontez-nous-là » corrigé en « racontez-nous-la ».

P. 13 : « Lully » corrigé en « Lulli » pour homogénéiser la graphie de ce nom dans la pièce.

P. 13 : ajout du tréma sur le « e » de la première occurrence du mot « poete », dans la réplique de Laforêt, pour assurer l’homogénéité de l’orthographe « poëte » que nous avons choisi de conserver tout au long de la pièce (cette différence est sans doute due à un effacement progressif).

P. 18 : à la fin de la scène 5, nous avons rassemblé les deux répliques consécutives de Molière, l’une dite « à part », et l’autre « à Antoine et Madelon », séparées dans l’original, afin de faciliter la lecture.

P. 20 : remplacement du point d’interrogation par un point d’exclamation à la fin du vers « Que de vices seraient proscrits ! »

P. 20 : ajout de la parenthèse manquante en fin de didascalie introduisant la scène VII.

P. 21 : « rénie » corrigé en « renie ».

P. 25 : « vôtre fête » devient « votre fête ».

P. 27 : remplacement de la virgule par un point en fin de didascalie : « C H A P E L L E. »

P. 30 : « peut-ton » corrigé : « peut-on ».

P. 30 : nous avons supprimé la didascalie « (Laforest sort.) », dans la mesure où ce personnage reste présent dans cette même scène XI. De même P. 39.

P. 31 : remplacement du point d’interrogation par un point d’exclamation à la fin de la phrase « Et nous ne sommes qu’au dessert ! ».

P. 31 : « Il se mettent à table » corrigé en « Ils se mettent à table ».

P. 32 : ajout de la fermeture de parenthèse en fin de didascalie pour la réplique de Lulli « Approchez-vous… ».

P. 36 : « C H A P L L E » : « C H A P E L L E ».

P. 38 : « éffrayée » : « effrayée ».

P. 45 : ajout du « s » effacé dans « inspire ».

P. 45 : Nous avons corrigé la numérotation erronée de la dernière scène : « XIV » et non « XV ».

P. 46 : « Lully » : « Lulli » pour davantage d’homogénéité.

N.B : Nous avons par ailleurs choisi de transcrire les deux parties musicales contenues dans l’édition originale aux pages [33] et [39-40].

Nous n’avons pas restitué les deux dernières pages, correspondant aux « Livres nouveaux » choisis par l’éditeur, et variant selon les exemplaires que nous avons consultés, contrairement au texte.

LE SOUPER DE MOLIERE,
OU
LA SOIRÉE D’AUTEUIL,
FAIT HISTORIQUE EN UN ACTE, MÊLÉ DE VAUDEVILLES §

[p. 1]

PERSONNAGES.
ACTEURS. §

Les CC. Et Cnes.

  • MOLIERE. Vertpré.
  • BOILEAU. Rosière.
  • LAFONTAINE. Chapelle.
  • LULLI. Vée.
  • MIGNARD. Léger.
  • CHAPELLE. Carpentier.
  • LAFOREST, servante de Molière. Molière.
  • ANTOINE, jardinier de Boileau. Saucède.
  • MADELON, jardinière de Molière. Dumay.
  • MATHURIN, père de Madelon. Jourdan.
  • UN TABELLION*.
  • VILLAGEOIS D’AUTEUIL.
La Scène se passe à Auteuil.388
[p. 2]

LE SOUPER DE MOLIERE, COMÉDIE. §

Le Théâtre représente un sallon de campagne. Une porte vitrée laisse voir le jardin. Sur le devant de la scène est un chevalet avec le portrait de Molière, une table et un violon

SCENE PREMIERE. §

ANTOINE, LAFOREST, tenant un houssoir*.

LAFOREST.

ALLONS, Antoine, laisse-moi ; nous avons du monde ce soir, et je n’ai pas plus de tems qu’il ne m’en faut...

ANTOINE.

Pourquoi me faire languir ; par pitié dites-moi si je puis espérer d’obtenir ma chère Madelon.

LAFOREST.

Je vois bien qu’il me faut débarrasser de toi… Eh bien ! oui, mon garçon ; tout est arrangé, et j’en ai la parole ; mais il faut te le dire : j’ai bien eu de la peine. Sans mon maitre, qui a promis de fouiller à l’escarcelle*, et de payer la dot de Madelon, ma foi je n’obtenois rien. [p. 3 ; A2]

ANTOINE.

De payer la dot de Madelon ? Quel bienfait ! Allez, allez, mamzelle389 Laforest, je l’en remercierai bien, ce bon M. Molière... Madelon aussi... Si bien donc que son père ne voulait pas...

LAFOREST.

Son père ! Oh ! si fait. Mathurin n’est pas un... harpagon390. C'était sa mère qui refusait, parce que tu n’as pas beaucoup de ce qui se compte ; mais son mari lui a fait entendre raison ; car comme dit notre maitre : La poule ne doit pas chanter plus haut que le coq391.

ANTOINE.

Enfin Madelon sera ma femme ! quelle joie !... Elle est bien aimable, Madelon, n’est-ce pas ?

AIR : Anette à l’âge de 15 ans.
Madelon est sans ornemens :
Nature a fait ses agremens.
La fleur que chaque jour fait voir
5 Est sa parure,
Et l’onde pure
Est son miroir.

LAFOREST.

    Elle doit être bien contente392 ?

ANTOINE.

    Sans doute393, car je l’aime bien.

LAFOREST, avec ironie.

Et puis, épouser le jardinier de M. Boileau ; dame394, c’est bien flatteur !

AIR : Du haut en bas.
Tiens, c’est un fait :
10 Veut-on savoir ce qu’est un maître,
Par son valet
On juge, dit-on, ce qu’il est. [p. 4]
Or moi qui pense m’y connaître,
Je crois qu’on juge par ton maître
15 De son valet.

ANTOINE.

Ne croyez pas plaisanter ; nous nous écrivons, M. Boileau et moi395.

LAFOREST.

Peste396 !

ANTOINE.

Et mon maître est le premier homme du monde, oui.

LAFOREST.

Comme tu y vas, Antoine : et Molière donc ?

ANTOINE.

Nous avons fait l’Art Poëtique397.

LAFOREST.

Nous avons fait le Misantrope, l’Avare398 !

ANTOINE.

Et nous le Lutrin de la Sainte Chapelle399 !

LAFOREST.

Et nous... le Tartuffe400 !

ANTOINE.

Mon maître est plus habile.

LAFOREST.

Le mien est plus fameux401.

ANTOINE.

Vous dites cela... parce qu’il vous consulte.

LAFOREST.

Voici M. Mignard et M. Lulli ; je m’en rapporte à eux.

ANTOINE.

Soit, je le veux bien. [p. 5]

SCENE II. §

MIGNARD, LULLI, ANTOINE, LAFOREST.

MIGNARD.

ALLONS, mon ami, mettons-nous à l’ouvrage... Ah ! bonjour, Laforest.

LAFOREST, un peu émue.

    Bonjour, M. Mignard.

LULLI.

    Qu'as-tu donc ? Tu parais animée.

LAFOREST.

C'est que, voyez-vous, nous disputions nous deux402, Antoine, pour savoir qu’est-ce qui403 était le plus habile de M. Molière ou de M. Despreaux404, et nous sommes convenus de nous en rapporter à vous.

MIGNARD.

    La question n’est pas aisée à résoudre.

LULLI.

Pourquoi ?

AIR : En revenant de la ville.
Sur le sommet du Parnasse405,
Où siège le dieu des arts,
La gloire a plus d’une place ;
20 Elle offre d’égales parts.
Dans le genre satyrique
Despreaux est sans rival,
Et sur la scène comique
Molière n’a point d’égal.

LAFOREST.

Eh bien ! nous voilà d’accord. [p. 6]

ANTOINE.

Je vais voir Madelon, et nous reviendrons ensemble remercier votre maître... Sans adieu.

SCENE III. §

MIGNARD, LULLI, LAFOREST.
(Laforest range dans le fond du théâtre ; Mignard prend ses pinceaux, et Lulli se met au clavecin.)

LULLI.

TE troublerai-je en faisant de la musique ?

MIGNARD.

Au contraire, tu m’animeras... Les arts sont frères, et ne peuvent se nuire.

(A part, en travaillant.)

Quel avantage de peindre un homme célèbre !... Un jour ceux qui n’auront pas eu le bonheur de connaître Molière, me sauront gré de leur avoir transmis son image : peut-être ils406 m’associeront à sa gloire, et ne diront pas : Voilà Molière ! ... sans ajouter, c’est Mignard qui l’a peint... Le bel art !

25 AIR : Les adieux de la mère républicaine, par le C. Piis.
Ce fut de la main d’une femme
Que naquit cet art enchanteur ;
L'amour avait mis dans son ame
Un rayon de feu créateur.
30 Si cet enfant de la tendresse
Quelque jour était oublié,
Ah ! je sens à ma douce ivresse
Qu'il renaîtrait par l’amitié.

LULLI, à part.

Oui, l’air doit être grave... la mesure bien marquée... [p. 7] Ces médecins dans leur épaisse fourrure ; ces apothicaires* dans leur figure blême, enterrée dans une perruque noire... tout cela marche à pas comptés, et la musique doit avoir une cadence bien prononcée... Sol, mi, sol, ut, ut, ré, sol, fa... C'est cela.

AIR : De la marche du malade imaginaire.
35 Dignus, dignus est intrare
In nostro, in nostro
In nostro docto corporo. 407

MIGNARD.

    Bien, Lulli, très-bien.

LULLI.

Ma foi, mon ami, soit dit sans vanité, je crois que nous ne nous sommes pas trompés sur notre vocation408.

MIGNARD.

J'ai mieux connu la mienne que ma famille.

LULLI.

Qui voulait te faire médecin ?

LAFOREST, accourant.

Comment donc ? Médecin ! Ah ! mon dieu.

LULLI,gaiement.

    Oui, Laforest : ne l’ai-je pas vu, pendant trois ans, suivre tous les pas d’un fameux docteur... en us409, et faire avec lui toutes les visites, le pauvre garçon !

MIGNARD.

    Ajoutes410 que j’emportais mes crayons avec moi... Un jour... ah ! l’aventure est digne d’être rapportée... Un jour...

AIR : Vaudeville des Chasseurs.
Il me dictait une ordonnance
40 Près du lit d’un vieux moribond ;
Il nommait cent drogues411, je pense,
Afin de paraître profond. [p. 8]
Quand il eut assez fait parade
De ses grands mots, de son savoir,
45 Il prend mon papier pour le voir...
C'était le portrait du malade.

LULLI.

Ta vocation t’entraînait.

MIGNARD.

Toi qui parles tant de vocation, tu as fait à la tienne une petite infidélité.

LULLI.

Qui t’a dit cela ?

MIGNARD.

Je le tiens de bonne part, et je vais le confier à Laforest (Laforest s’approche.) ... afin que tout le monde le sache.

LAFOREST.

Vous me croyez donc bien indiscrète.

MIGNARD.

Sois-le pour ceci. --- Dans sa dernière maladie, il a sacrifié, par dévotion, son nouvel ouvrage.

AIR : Alain était indifférent.
Un adroit et saint confesseur,
Ennemi de la comédie,
50 Vint lui conter que tout auteur
Brûle à jamais dans l’autre vie.
Lulli, pénétré, soupira,
Et, dans une frayeur extrême,
Il a brûlé son opéra
55 Pour n’être pas brûlé lui-même.

LAFOREST.

    C'est-il bien possible !

LULLI.

Même air.
Oui, mes amis, je l’avouerai :
Voyez jusqu’où la peur nous mène ;
A mon confesseur je livrai
60 Mon opéra de Polixène412 : [p. 9]
Me croyant certain de mourir,
Je craignais de paraître impie ;
(Il tire un cahier de sa poche.)
Mais espérant bien en guérir,
J'en avois gardé la copie.

MIGNARD,l’embrassant.

Bravo ! Lulli ; je te pardonne, mon ami, je te pardonne, et ce soir à souper je veux te réhabiliter.

LULLI.

A souper... ? Mais à propos, Laforest, pourquoi tous les apprêts que j’ai vus aujourd’hui ? Notre ami donnerait-il une fête ?

LAFOREST.

    Sans doute, et vous l’approuverez.

LULLI.

Que ne me disois-tu cela, j’aurais préparé quelque chose... Nous allons célébrer sa convalescence413 ?

LAFOREST.

Nous allons à la noce.

MIGNARD.

Comment à la noce ?

LAFOREST.

Molière veut marier Madelon, sa petite jardinière, à Antoine, jardinier de M. Despreaux, notre voisin ; les parens y consentent, et ça414 sera pour demain.

LULLI.

Ainsi donc, dans tous les temps, malade ou non, Molière fait toujours des mariages.

MIGNARD.

Oui ; mais celui-ci ne ressemble pas aux autres.

65 AIR : Ainsi jadis un grand prophête.
A ses amans, sur le théâtre,
Pour dot il donne de l’esprit, [p. 10]
Et de son talent idolâtre
L'esprit du public applaudit ;
70 Mais quand sa rare415 bienveillance
Enrichit deux cœurs bien épris,
Le sien trouve sa récompense
Dans le cœur de ses vrais amis.

LULLI.

Ne vois-je point les deux futurs ?

LAFOREST.

Justement.

SCENE IV. §

MIGNARD, LULLI, LAFOREST, ANTOINE, MADELON.
(Antoine et Madelon portent des corbeilles de fleurs.)

MIGNARD.

GENTILLE Madelon, recevez mon compliment416.

MADELON.

Grand merci, Monsieur.

LULLI.

C'est aujourd’hui le jour du bonheur !...

MADELON.

Oui. J'venons en témoigner notre reconnaissance à qui nous l’devons.

LULLI.

Et lui présenter des fleurs, tribut ordinaire d’un jardinier. [p. 11]

ANTOINE.

Dites mieux, M. Lulli.

AIR : Ce mouchoir, belle Raimonde.
75 Jardinier n’est pas mon titre,
Le mien m’fait bien plus d’honneur :
Mon maître, dans une epître,
M'appelle son gouverneur417.
     (Il prend un bouquet.)
Et pour que chacun y pense,
80 Aux plus bell’ roses d’Auteuil418,
J'mêle toujours d’préférence
Le p'tit brin de chèvrefeuil.

MIGNARD.

Comment diable, Antoine, tu lis ton maître ?

ANTOINE.

Sans doute, puisqu’il m’écrit.

MADELON.

M. Molière est sûrement dans sa chambre... Viens ?419

LAFOREST.

Mes bons amis, Molière repose420... Vous ne voudriez pas...

ANTOINE.

Oh ! non : Dieu nous garde de le troubler ! Un homme qui fait tant de bien quand il veille, doit être tranquille quand il dort421.

MIGNARD.

Antoine est digne d’un bienfait, puisqu’il sait le sentir. Qu'il serait à souhaiter que tout le monde connût Molière comme nous le connoissons.

LAFOREST.

Eh ! comment voulez-vous qu’on le connaisse ? On invente tant de choses contre lui. [p. 12]

AIR : Vaudeville de l’Officier de fortune.
L'un prétend qu’il n’a pas de mérite,
85 L'autre dit qu’il a d’mauvaises mœurs,
Un autre cont’lui sollicite422
Pour soutenir de plats auteurs ;
Mais se moquant d’la calomnie,
A tous leurs cris i' n répond rien :
90 Molier', qui s’montre aux coups de l’envie,
Se cache pour faire le bien.

LULLI.

Cette semaine il a encore fait une belle action, que vous ignorez, j’en suis sûr.

MADELON.

Ah ! de grace, racontez-nous-la423.

LULLI.

Bien volontiers. --- Un pauvre comédien, ancien camarade de Molière, vint, il y a trois jours, demander des secours pour gagner sa province... Baron était ici. -- Combien, dit Molière, faut-il lui donner ? -- Mais, répond Baron, quatre pistoles suffiront. -- Quatre pistoles... soit ; tenez, vous les lui remettrez pour moi ; mais en voici vingt que vous lui donnerez pour vous, et il joignit à ce présent un habit magnifique.424

ANTOINE.

Que de générosité !

MIGNARD.

Quelle sublime leçon !

LAFOREST.

Vous ne savez que cela, M. Lulli ? Bon ! Le lendemain ce fut bien autre chose. Un jeune homme de 19425 ans, nommé Racine, avait remis à Molière un poëme pour avoir son avis. L'ouvrage était mauvais... Il me l’a lu. -- Mais Molière vit que le jeune homme pouvait mieux faire... Aussi, en rendant le poëme, il y cacha cent louis426, et le plan d’une tragédie.427 [p. 13]

MIGNARD.

Si Racine est célèbre un jour, et cela pourrait bien être, il se rappellera sans doute que c’est à Molière qu’il doit ses premiers encouragemens.

ANTOINE.

    Madelon, il me vient une idée. Ne déposons pas ces fleurs dans son cabinet428, comme c’était notre intention : faisons mieux.

(Il parle bas à Madelon.)

MADELON.

Tu as raison, mon ami...

(Ils tressent des fleurs.)

MIGNARD,montrant son portrait.

Dites-moi, mes enfans, ai-je bien réussi ?

AIR : Il est, il est, il est toujours le même.
C'est lui ! c’est lui !

ANTOINE.

Vraiment c’est bien lui-même :
95 Joyeuse humeur.

MADELON.

Et c’tair plein de douceur.

ANTOINE.

On devine son cœur,
Ce cœur que chacun aime.

MADELON.

Sa bouche me sourit.

LULLI.

100 Ses yeux sont pleins d’esprit.

TOUS.

C'est lui ! c’est lui ! vraiment c’est bien lui-même !

LULLI.

Il n’y a rien à désirer ; vérité, chaleur, dessin pur... Mignard ! tu me prouves par-là qu’on ne devrait donner qu’au vrai talent le droit de peindre le génie. [p. 14]

LAFOREST.

On dirait qu’il va parler.

MADELON.

En voyant son image, je sens mieux encore ma reconnaissance, et je voudrais avoir un peu de son esprit pour la lui exprimer.

LULLI.

Le grand écrivain !

ANTOINE.

Quelle bienfaisance !

MIGNARD,avec enthousiasme.

Quelle réunion de tous les talens ! de toutes les vertus !

(Il prend une couronne dans le panier d’Antoine.)

Ah ! je le vois ! L'admiration, l’amitié, la reconnaissance n’ont ici qu’une même pensée...

(Ils se grouppent autour du portrait, le couronnent et y attachent des guirlandes.)
AIR : Jeunes amans, ceuillez des fleurs.
Reçois le prix mérité
Qu'aujourd’hui l’amitié te donne.

LULLI.

Prévenons la postérité
105 Qui déjà tresse sa couronne.

TOUS.

Couvrons des plus aimables fleurs,
Ornons son image chérie :
Puisse le sort, par ses faveurs,
En répandre ainsi sur sa vie.
(Pendant le couplet, Molière, en robe de chambre, entre en rêvant. Il s’arrête dans le fond du théâtre, et contemple cette scène avec sensibilité429.) [p. 15]

SCENE V. §

LES PRÉCÉDENS, MOLIERE.

MOLIERE.

MES amis ! mes enfans ! votre attachement vous égare. Est-ce ainsi qu’on doit idolâtrer les hommes ? Quelle erreur ! (avec satisfaction.) Mais elle est douce pour moi. J'ai reçu les faveurs de la fortune, quelquefois celles de la gloire... elles ne valent pas celles de l’amitié. -- Eh bien ! Antoine, le jour de ton bonheur est-il enfin fixé ? Pourrais-je...

ANTOINE.

Pour que vous en soyez le témoin, le père de Madelon consent à ce que la cérémonie ait lieu demain, et nous venons vous prier d’assister au serment mutuel que nous avons tant de plaisir à faire.

LULLI.

Dis donc à renouveller, car vous vous aimez depuis long-temps.

MADELON.

110 AIR : On dit que le mariage.
Oui, messieurs, de sa tendresse
J'ai reçu le doux serment ;
Mais cette aimable promesse
Peut s’entendre à tout moment.

LULLI.

115 Sans qu’ici je te l’expose,
Tu sauras, bientôt, je crois,
Qu'amour fait plus d’une chose
Qu'il aime à faire deux fois.

ANTOINE, à Molière.

Votre présence sera bien agréable pour nous. [p. 16]

MOLIERE.

J'espère bien aussi présider à votre noce ; mais, mon ami, ne compte pas sur moi pour l’église.

ANTOINE.

Comment !

MADELON,d’un air chagrin.

Et... pourquoi ?

MOLIERE.

Ignorez-vous, mes enfans, que je suis excommunié430 ?

ANTOINE.

Excommunié !

MADELON.

Qu'est-ce que c’est que ça.

MIGNARD.

Ce que c’est !... Tous les ans, ma chère, le pape défend l’entrée de l’église aux rats, aux sorciers, aux sauterelles, au diable et aux comédiens... à lui sur-tout.

MADELON à Molière.

Quel mal avez-vous donc fait ?

LULLI.

Quel mal ! quel mal ! il a dit... la vérité.

MOLIERE.

Laissons-là les imprécations* des prêtres,

AIR : Avec les jeux dans le village.
120 Par-tout l’auteur de la nature
Reçoit notre encens et nos vœux,
Et par une conduite pure
Nous saurons bien nous venger d’eux.
Donnons toujours, donnons l’exemple,
125 Bientôt, plus aimés, mieux connus,
Nous ferons du théâtre un temple
Et de talens et de vertus. [p. 17 ; B]

ANTOINE.

Ce n’est pas Dieu, je le vois bien, ce sont les prêtres qui repoussent les comédiens.

LAFOREST.

Oui... par jalousie de métier.

MOLIERE, à part.

Ce mot-là ne sera pas perdu.

(À Antoine et Madelon.)

Demain la noce se fera ici ; mais ce soir venez me retrouver avec le tabellion* ; nous avons une petite affaire à terminer, et je vous promets d’assister aux fiançailles, si elles se font assez tard pour que j’y paraisse... sans scandaliser. Adieu, mes enfans... A ce soir.

SCENE VI. §

MOLIERE, MIGNARD, LULLI, LAFOREST.

MOLIERE.

MES bons amis, vous n’êtes guères curieux ; vous savez que je reçois du monde ce soir, et vous ne me demandez pas les noms des convives !... Remerciez-moi. J'ai écrit à Chapelle, à Lafontaine, et ils viendront souper avec nous. Il y a long-temps que nous ne nous somme réunis, et je veux, puisque je suis un peu rétabli, égayer notre soirée. Boileau viendra, je crois, aussi, quoiqu’il ne me l’ait pas assuré. (à Laforest.) Et toi ; songes431 à nous bien traiter.

LAFOREST.

Vous voulez faire grande chère* ? [p. 18]

MOLIERE.

Sans doute.

LAFOREST.

Et votre régime ! (avec intérêt.) Ah ! mon maître souvenez-vous que M. Fleurant432 vous a défendu de voir beaucoup de monde.

MOLIERE.

Oui : eh bien ?

LAFOREST.

Vous n’avez pas un médecin pour marcher comme ça sur ses ordonnances.433

MOLIERE.

AIR de Joconde.
J'ai pris un savant médecin,
130 Je hais la médecine.
Mon docteur a le coup d’œil fin,
L'humeur vive et badine.
Nous causons ensemble, et je ris
Des remèdes qu’il cite :
135 Je n’en prends aucuns, je guéris...
Fleurant se félicite434.

LULLI.

Il ne faut rien faire qui nuise à ta santé ; songes que depuis plus de quinze jours le théâtre te redemande.

MOLIERE.

Oui ; mais voilà plus de quinze scènes que j’ai faites depuis, et mon médecin m’en a fourni plus d’une.

MIGNARD.

C'est ainsi que Molière tire parti de tout, et fait des habits à toutes les tailles.

LULLI.

Cela n’est pas étonnant, il est fils d’un tailleur435.

MOLIERE.

Ah !... Lulli ! trève pour les pointes*,... jusqu’au dessert. [p. 19]

LAFOREST.

Je vois bien que le souper aura lieu, au moins promettez-moi que vous ne prendrez que du lait.

MOLIERE.

Je te le promets ; mais j’ai besoin de voir mes amis, et de rire avec eux des ridicules que ma plume, déjà trop hardie, n’ose pas encore mettre sur la scène.

AIR : Tout roule aujourd’hui dans le monde.
Hélas ! dans le siècle où nous sommes,
On doit farder la vérité :
140 Que ne suis-je au temps où les hommes
Parleront avec liberté !
S'il m’était permis de tout dire,
Que de vices seraient proscrits !
Mais ce que je ne puis écrire,
145 Je le pense avec mes amis.

LULLI.

Lafontaine viendra sans doute par le bois de Boulogne ; je vais au devant de lui.

SCENE VII. §

MOLIERE, LAFOREST, MIGNARD.
(Mignard travaille, et Laforest, appuyée sur un balai, l’examine).

MOLIERE,s’approchant de son bureau.

COMBIEN j’ai de choses en arrière436 ! ... Voici des lettres que je n’ai pas encore lues... Voyons... De la Thorillière437 ? Que me mande-t-il ? Un nouveau succès... Bravo !... Ecoutez, écoutez... voici du comique. Je te préviens, mon ami, que les Poquelins438, pour assurer leur nouvelle noblesse, viennent de faire dresser leur généalogie. [p. 20]

MIGNARD.

Bon ! Quelle sottise !

MOLIERE.

... Je l’ai vue chez ton oncle Bartholomé439, le seul qui ait voulu accepter ses entrées à notre théâtre ; mais envain j’y ai cherché ton nom : ton père, y est-il dit, est mort sans enfans. – Ah ! ah ! ... ainsi donc ma famille me renie ? N'importe, Molière, travaille toujours, travaille pour ton siècle, et s’il se peut, pour la postérité.

AIR : Vaudeville de l’Isle des femmes.
Si j’obtiens des succès nombreux,
Si la gloire m’est favorable,
Par son mépris injurieux
150 Envain ma famille m’accable.
Dans un art par-tout estimé,
C'est sur-tout, c’est l’homme qui brille ;
Les grands hommes qui l’ont formé
Sont ses ayeux, sont sa famille.

LAFOREST.

Je ne me connais point en généalogie ; mais ce que je sais, je le sais bien, et tenez...

155 AIR : Nous sommes précepteurs d’amour.
Tous vos parens sont bien malins440;
Mais ils auront beau dir', beau faire,
On oubliera les Poquelins,
On n’oubliera jamais Molière.

MOLIERE, à Laforest.

Je ne travaille que pour cela. -- Je crois que j’aurai le tems avant le souper de te lire une scène de mon Bourgeois gentilhomme441... Il y a dans cette pièce une certaine Nicole, qui t’est, je crois, un peu parente... Mets-toi là : écoute-moi sérieusement.

LAFOREST.

    Le moyen !442* vous me faites toujours rire.

(Elle s’assied.)
[p. 21]

MOLIERE,tenant un cahier.

Tant mieux !... C'est le moment où M. Jourdain reçoit son tailleur. M. Jourdain, Ah ! vous voilà ! je m’allais mettre en colère contre vous ; vous m’avez envoyé des bas de soie si étroits que j’ai eu... Mais quelqu’un vient, ce me semble, vois qui ce peut être.

LAFOREST,après avoir regardé.

C'est M. Boileau.

MIGNARD, vivement.

Boileau ! gare la critique443 !

(Il enlève et cache son tableau.)

Ne laissons pas voir un ouvrage qui n’est pas terminé.

MOLIERE.

C'est lui, vraiment.

(Il jette son manuscrit dans un tiroir.)

Vîte, vîte, mettons mon plan à l’ombre ; ce n’est qu’une esquisse.

SCENE VIII. §

BOILEAU, MIGNARD, MOLIERE, (un instant après) CHAPELLE.

MOLIERE, à Boileau.

TU viens de bonne heure, et c’est me faire plaisir : on m’avait fait craindre de ne pas te voir ce soir.

BOILEAU.

Oui, mon ami, j’étais dans un de ces accès de misantropie où mon œil ne cherche et ne voit que des ridicules, où mon esprit se plaît à les peindre ; et comme on n’en trouve pas chez toi, j’avais peine à perdre ma journée. [p. 22]

MOLIERE, avec gaité.

Ne dirait-on pas à tes regrets que c’est la journée de Titus444 ! Va, mon pauvre Despreaux, Chapelle et Lulli sauront dissiper tes sombres idées.

BOILEAU.

Chapelle !

CHAPELLE, entrant.

N'en dites pas de mal ?

BOILEAU.

Si j’avais su qu’il soupât ici, je me serais rendu plus difficile encore.

CHAPELLE, riant.

Quoi ! toujours de la rancune ? Ah ! ah ! ah !

MOLIERE, à Boileau.

Chapelle t’aurait-il offensé ? Il en est incapable... à jeun.

BOILEAU.

Laissons, laissons cela.

MIGNARD.

Non pas, il faut nous mettre au fait. Chapelle, on t’accuse.

CHAPELLE.

Mignard a raison, je dois me justifier. Vous saurez donc, mes bons amis, qu’il y a peu de jours je rencontrai Boileau ; il m’accosta, et soupçonnant que je n’étais pas... à jeun, comme vient de dire Molière, il se mit à me faire l’éloge le plus pompeux sur la sobriété. Aristote écrivit... Socrate a dit... Pline pensait... que sais-je ? Pendant cette belle érudition, il vint à pleuvoir à verse ; moi...

160 AIR : Vaudeville des Visitandines.
Pour soustraire au vent, à l’orage,
Un moraliste aussi parfait,
Mon amitié prudente et sage
L'abrita dans un cabaret*445. [p. 23]
165 Là, son énergique éloquence
Contre le vin se déchaîna,
Et puis enfin il s’enivra
En me vantant la tempérance.

MOLIERE,riant, à Boileau.

Quoi ! tout de bon446 ?

BOILEAU.

Le traître dit vrai447.

MOLIERE, à part.

C'est une scène !

BOILEAU.

La belle gloire ! s’enivrer pour m’étourdir : c’est Guénaud qui s’éclabousse de la tête au pied pour tacher l’habit de son voisin448.

CHAPELLE.

Je fus obligé de le reconduire, moi ! et ce qu’il y a de plus plaisant, c’est que nous fûmes rencontrés par Cottin et par Chapelain449.

BOILEAU,avec emphâse.

Le père des douze fois douze cents vers de la pucelle !450

MIGNARD.

Comme ils vont se venger !

MOLIERE.

Je ne vois, mon cher Despreaux, qu’un seul moyen de le punir ; c’est de l’enivrer ce soir.

CHAPELLE.

J'accepte la revanche. Mais à propos, savez-vous bien que j’ai refusé pour vous la plus belle fête ! un souper délicieux, offert par un prince.

MOLIERE.

Et tu nous as préféré ?451 [p. 24]

CHAPELLE.

Je choisis toujours le meilleur, mon ami ; tiens, vois la réponse que j’ai faite.

MOLIERE,prenant un papier que donne Chapelle.

En vers !

CHAPELLE.

En chanson même. Quand on dit des vérités un peu dures, il faut les dire gaîment.

BOILEAU.

Voyons.

(Il prend le papier.)
AIR : Vaudeville d’Epicure.
170 Si la grandeur et l’opulence
Ont de l’éclat pour bien des yeux,
Moi, je fuis la magnificence,
Et ses plaisirs trop sérieux.
Je n’irai point à vôtre fête,
175 Ailleurs je me suis invité,
Et chez Molière l’on m’apprête
Le souper de l’égalité,

 

Pour un aimable tête à tête
Veuillez quelque jour m’inviter ;
180 Je réponds qu’il vaudra la fête
Où vous me priez d’assister.
Une illusion agréable
Y soutiendra notre gaîté,
Et nous croirons à votre table
185 Aux charmes de la liberté.

Le trait* est hardi... mais il est juste.

MIGNARD.

Il blessera, j’en suis sûr, et il faut avoir des ménagemens452 avec les grands.

BOILEAU.

Combien peu de ces hommes si grands, seront un jour de grands hommes ! Chapelle a bien fait, cela me racommode avec lui. [p. 25]

CHAPELLE.

Lorsque la réunion des Auteurs s’intitule la République des Lettres453, c’est pour que tous soient libres d’écrire ce qu’ils pensent.

MIGNARD.

Mes amis, je vois Lafontaine.

MOLIERE.

Comme il a l’air occupé !

CHAPELLE.

Il ne nous voit pas, j’en suis sûr.

MOLIERE.

Taisons-nous.

SCENE IX. §

LES PRÉCÉDENS, LA FONTAINE.
(Lafontaine passe au milieu de ses amis sans les voir, et vient s’asseoir dans un fauteuil au-devant de la scène)

LA FONTAINE.

CELA n’est point malheureux, j’arrive au moment où je trouve mes deux derniers vers... Répétons-les tous.

MIGNARD.

Il a quelque grande affaire ?

BOILEAU,malignement.

Oui, un renard, une fourmi l’occupe454.

MOLIERE, à part.

Le grand homme ! [p. 26]

CHAPELLE.

AIR : De la Baronne.
Pour une fable,
Sans cesse on le voit arrêté.

BOILEAU.

Et par un goût inconcevable
190 Il laisse la réalité
Pour une fable.

LA FONTAINEse lève sans témoigner de surprise.

    Oui, mes amis, c’est une fable que je viens d’achever, et c’est le plaisir de souper chez Molière qui me l’a inspirée.

MOLIERE.

    En ce cas, nous pouvons te la demander.

LA FONTAINE.

    La voici, à peu près.

Socrate un jour faisait bâtir,
Chacun censurait son ouvrage ;
L'un trouvait les dedans, pour ne lui point mentir,
195 Indignes d’un tel personnage ;
L'autre blâmait la face, et tous étaient d’avis
Que les appartemens en étaient trop petits.
Quelle maison pour lui ! On y tournait à peine.
Plût au ciel que de vrais amis,
200 Telle qu’elle est, dit-il, elle pût être pleine !
Le bon Socrate avait raison
De trouver pour ceux-là trop grande sa maison :
Chacun se dit ami, bien fou qui s’y repose.
Rien n’est plus commun que le nom,
205 Rien n’est plus rare que la chose.455

CHAPELLE.

    Mais cela est bon... fort bon.

LA FONTAINE, naïvement.

    Je le crois. [p. 27]

MOLIERE.

Je te sais gré d’avoir pensé à nous en faisant cet apologue456.

BOILEAU, malignement.

Ce n’est pas une fable... Mais c’est l’ouvrage d’un poëte exercé.

MIGNARD.

Le bonhomme n’a ni la rusticité d’Esope, ni la recherche de Phèdre457 ; mais il plaît à l’esprit, fait au cœur la leçon, et conte comme la nature.

MOLIERE.

Messieurs ! messieurs ! le bonhomme ira plus loin que nous.

(Pendant la fin de cette scène et la suivante, on apporte des bougies et l’on prépare la table.)

SCENE X. §

LULLI, BOILEAU, MOLIERE, CHAPELLE, MIGNARD, LA FONTAINE.

LULLI.

OUF458 ! je crois, mes amis, qu’il ne faut pas compter sur Lafontaine : il ne... (appercevant Lafontaine.) Par où diable est-il arrivé !

LA FONTAINE.

Par la galiote*.

MOLIERE.

Comment la galiote ?

LA FONTAINE.

Oui. [p. 28]

CHAPELLE.

Mais elle passe ici vers midi, et tu n’es arrivé qu’à sept heures.

BOILEAU.

AIR : La plus belle promenade.
Aurais-tu donc fait naufrage ?
Ce malheur serait nouveau,
Car jamais aucun orage
210 N'a retardé ce vaisseau.

LA FONTAINE.

Cela paroît incroyable :
Je vois qu’il faut dire tout.

Eh bien ! mes bons amis,

Je suis, en faisant une fable,
Descendu... jusqu’à St.-Cloud.

MOLIERE.

Quand tu viens chez moi, tu prends donc le plus long ?

BOILEAU.

Comme quand tu vas à l’Académie.

LULLI.

Tout cela est fort bien ; mais, pour me dédommager de ma course, il nous récitera un de ses contes.

MOLIERE.

Il te récitera la fable qu’il vient de faire... elle vaut bien un conte. [p. 29]

SCENE XI. §

LES PRÉCÉDENS, LAFOREST.

LAFOREST.

PEUT-on vous servir ?

MOLIERE.

A l’instant.

LAFOREST.

De quel vin vous donnerai-je ?

LULLI.

De celui que tu voudras.

LAFOREST.

Du rouge ou du blanc.

BOILEAU.

Cela nous est parfaitement égal.

CHAPELLE.

Pardon, sage Lulli, pardon, sage Boileau ;
Je suis, mes bons amis, plus difficile à table,
Et je crois au vin blanc le rouge préférable,
Puisqu’il approche moins de la couleur de l’eau.

LA FONTAINE.

Eh bien ! de tous les deux.

LAFOREST.

Quand il vous plaira.

MOLIERE.

Allons, mes amis, à table. [p. 30]

CHAPELLE.

Laforest, mets le vin près de Despreaux ; c’est lui qui doit m’enivrer ce soir.

BOILEAU.

T'enivrer ? Il suffit, pour cela, de te laisser à ta discrétion459. Mais quoi ! point d’eau sur la table ?

LULLI.

220 AIR : On compterait les diamans.
En vérité, mon cher Boileau,
Ta demande est fort indiscrète ;
Jamais je ne cherche de l’eau
Sur la table d’un bon poëte :
225 Le vin est excellent chez lui,
Buvons-le pur, à tasse pleine ;
Mais si tu le crains aujourd’hui,
Mets Boileau près de Lafontaine.

CHAPELLE.

Encore une turlupinade*.

MOLIERE.

Et nous ne sommes pas au dessert !

(Ils se mettent à table.)

Allons, servez-vous et ne ménagez rien ; pour moi, vous le voyez, je suis au régime.

(Il prend du lait460.)

LA FONTAINE.

Nous allons boire à ta meilleure santé.

LAFOREST,à part, en contemplant la table.

On dit que les auteurs ne peuvent pas vivre ensemble, il me semble cependant que l’on est ici de fort bonne intelligence461... Que cet accord fait plaisir ! Un souper d’amis comme ceux-là n’est pas facile à trouver.

AIR : Une fille est un oiseau.
230 Au milieu de l’univers,
Sur un mont, dit notre maître,
Les auteurs vont pour connaître
Quel est le prix de leurs vers. [p. 31]
Ce mont s’appelle... Parnasse.
235 Chacun y cherche une place ;
Mais souvent, quoi que l’on fasse,
On n’y trouve point accès :
Ce mont me semble une fable ;
Mais je vois à cette table
240 Le vrai Parnasse Français.

MOLIERE.

Pour nous mettre en train, Lulli... fais-nous rire.

CHAPELLE,versant à boire à Lulli.

Ah ! laisse-le souper.

LULLI.

Je vous ratraperai bien.

(Il prend le violon.)

BOILEAU.

N'as-tu pas contre la Serre ou Colletet462 quelque chanson nouvelle ?

CHAPELLE.

(A Boileau.)

Ils ont assez de tes satyres463. (à Lulli.) Chantes-nous un de tes vaudevilles.

LA FONTAINE.

Oui, oui ; point de satyre.

LULLI.

Volontiers.

(Il monte sur une chaise.)

CHAPELLE.

Le chanteur public464.

TOUS.

Oui.

LULLI.

Soit. Avec tous ses agrémens465 ?

(Il prélude du ton le plus faux, et dit, comme un chanteur public:)

Approchez-vous ? C'est une chanson nouvelle, faite par un écrivain466... qui est auteur... littéraire... et qui fait des airs... en couplets... lyriques. [p. 32]

Attention ! Vous allez voir comme quoi une fille doit toujours être sur ses gardes.

Sur la fin de l’automne

Vint un rusé vieillard :

Il imite la voix d’un vieillard :

Si la vendange est bonne,

J'en veux avoir ma part.

 

Cette prudente fille

Lui répondit tout bas :

Il imite la voix d’une jeune fille :

Vieux vendangeur grapille,

Mais ne vendange pas.

Voilà la morale : retenez-la bien.

Aux vignes de Cythère467,

Parmi les raisins doux,

Est mainte grappe amère :

N'en cueillez point pour vous.

Ce choix pour une fille

Est un grand embarras :

La plus sage grapille,

Et ne vendange pas.

(Ils rient tous.)
[p. 33 ; C]

LA FONTAINE.

Allons, allons : trêve à la folie... Parlons raison.

CHAPELLE.

Parlons du plaisir de nous voir tous réunis et bien portans.

MIGNARD.

Avouons-le ; ce n’est qu’entre nous, ce n’est qu’ici, que nous sommes à notre place et que nous pouvons jouir d’une liberté que n’empoisonne point l’envie ou la sottise des hommes.

BOILEAU.

Mignard a raison. La société n’offre qu’un plaisir, c’est celui d’y saisir des ridicules à censurer, ou des vices à combattre.

MOLIERE, gaiement.

Je puis vous consulter, à ce que je vois, pour retoucher mon Misantrope.

CHAPELLE,versant à boire.

Il faut en convenir, les hommes sont plus traîtres... que le vin.

LA FONTAINE.

Il y a des momens de folie où l’on maudit son existence.

CHAPELLE.

Dis plutôt des momens de raison ; car c’est quand le vin me fait perdre la mienne, que je puis seulement supporter la vie... (Il verse à boire.) Buvons.

BOILEAU,avec exaltation.

Lorsque l’amour, la table, le vin, le jeu, la gloire, satisfont nos passions, nous appellons cela des plaisirs, et ce ne sont que des erreurs. L'amour enfante la jalousie. [p. 34]

LA FONTAINE.

Le vin, l’ivresse.

MIGNARD.

Le jeu, la ruine.

BOILEAU.

La gloire, l’envie.

(Depuis ce moment, l’ivresse et l’exaltation augmentent par degrés.)

LAFOREST, à part.

Voilà pour des gens gais une bien singulière conversation !

CHAPELLE.

Avec nos talens et notre réputation on nous croit fort heureux, et il s’en faut que nous le soyons468... Nous venons de bien rire ? Nous venons de bien rire ?469 Eh bien ! je vous le demande, savons-nous pourquoi ?

MIGNARD.

Nous heureux ! Qui peut dire cela ?

CHAPELLE, à Boileau.

Par exemple, toi, je ne sais pas comment tu peux exister, oui, toi, Boileau... On promet une pension à un poëte, tout Paris te nomme, et c’est Chapelain qui l’obtient.

BOILEAU.

Bien pis470 que ça : Je vois la foule entrer dans un temple... je la suis... et c’est Cottin qui prêche.

MOLIERE.

Vous n’y pensez pas avec vos idées sombres... la veille d’une noce !

LA FONTAINE.

Allons, Molière, tu n’es pas plus heureux qu’un autre. [p. 35]

TOUS.

Non... certainement.

MOLIERE.

Que dites-vous ? J'aime fort mon état ; j’ai, d’ailleurs, des principes qui vous seraient, je crois, fort nécessaires.

AIR : La comédie est un miroir.
S'attendre à tout est le moyen
D'alléger le poids de sa vie ;
N'espérer ou ne craindre rien,
245 Est la saine philosophie.
Oui, pour être heureux en effet,
Ma méthode est très salutaire :
Jugeons le mal que l’on nous fait
Par le mal qu’on pouvait nous faire.471

CHAPELLE,avec le plus grand enthousiasme.

Tu ne disais pas cela quand on arrêtait le Tartuffe, quand on n’allait qu’avec peine au Misantrope, tandis que tout Paris courait aux pièces de Pradon472.

BOILEAU.

Et Pradon, et Chapelain, et Brebeuf473, sont de l’Académie ! c’est un enfer !

LULLI.

Pourquoi travaillons-nous ? pour être dénigrés par des sots.

LA FONTAINE.

Pillés par des plagiaires474.

MIGNARD.

Méprisés par des grands.

CHAPELLE.

Déchirés par les journalistes475.

MOLIERE, à part.

Que penser des hommes, si les plus sages, les plus éclairés peuvent s’oublier ainsi ? [p. 36]

BOILEAU.

Il n’y a plus de goût.

LA FONTAINE.

Plus de probité476.

MIGNARD.

Mes amis... il n’y a plus d’amis.

CHAPELLE.

De tout temps la vie (après avoir bu) est un fléau... et nous la supporterions !... Non... Mes amis, nous sommes des lâches ; le bonheur, le repos ne sont pas de ce monde...

BOILEAU.

Il faut le chercher dans le fond d’un cloître.

MIGNARD.

Dans un désert477 !

TOUS,hors Moliere.

Dans un désert.

LA FONTAINE.

Oui, dans un désert, où nous irons tous ensemble.

LULLI.

Non pas, s’il vous plaît, chacun le sien.

CHAPELLE.

Bah ! bah ! bah ! vous ne savez pas ce qu’il vous faut.

250 AIR : Du haut en bas.
Quel embarras !
Un cloître pour moi, je vous jure,
Est sans appas :
Un désert ne nous convient pas.

Mais parbleu* ! je pense que nous ne sommes pas loin du pont...

Eh bien ! mes amis,

255 Vers ce pont allons en droiture,
Et prenons-en tous la mesure
Du haut en bas. [p. 37]

TOUS.

Bravo ! bravo ! Oui, le pont... du haut en bas.

MOLIERE, à part.

Voyons jusqu’où l’enthousiasme ira.

CHAPELLE, se levant.

Allons !

LAFOREST, effrayée.

Ah ! mon dieu !

LULLI,se levant.

Cette idée est grande, elle peut nous immortaliser.

MIGNARD.

AIR : Sans le savoir.
Pour nous quel bonheur ! quelle gloire !
260 Notre mort un jour dans l’histoire
Fixera l’admiration.
Le besoin d’un prompt suicide
A guidé Brutus et Caton478 ;
Mais nous, nous ne prenons pour guide
265 Que la raison.
(Il se lève.)

BOILEAU, se lève.

Enfin je n’entendrai plus parler de la Serre, ni de l’abbé Depure479.

MIGNARD.

Je ne verrai plus de croutes480.

CHAPELLE, à Moliere.

Toi, plus de Tartuffes.

LULLI.

Je n’entendrai plus la musique de Colasse ni de Cambert481.

LA FONTAINE.

Partons ! [p. 38]

MOLIERE, les arrêtant. (I)

Un moment. O mes amis ! que faisons nous ? N'abandonnons point une résolution si belle aux fausses interprétations qu’on peut lui donner. On saura qu’à la suite d’un long souper nous aurons fait le sacrifice de notre existence, et la calomnie, avide de tout dénigrer, répandra le bruit que l’ivresse nous a plus inspirés que la philosophie. Amis, sauvons notre sagesse, attendons le retour prochain du soleil ; alors, aux yeux de tout le monde, nous donnerons cette leçon publique du mépris de la vie.

BOILEAU.

Il a raison ; c’est pour notre gloire que nous travaillons : il nous faut des témoins. Eh bien ! jurons que demain, à la pointe du jour...

TOUS,excepté Moliere.

Nous le jurons !

MOLIERE.

Laforest ?

LAFOREST.

Plait-il ?

(Molière parle bas.)

J'entends, j’entends.

CHAPELLE.

Sa réflexion est de bon sens : notre sagesse n’en sera que plus éclatante.

MOLIERE.

(Il prend deux bouteilles que lui donne Laforest.)

Feignons de prendre part à leurs folies, puisque je ne puis les ramener à la raison.

(I) Cette tirade est de Voltaire482 [p. 39]

MOLIERE.

Enfin les voilà tous endormis... Au réveil483. On vient : ce sont nos jeunes gens.

SCENE XII. §

Les Convives endormis, ANTOINE, MADELON, MOLIERE.

ANTOINE.

TOUT est prêt, nous n’attendons que notre bienfaiteur.

MADELON.

    Le village entier nous a suivi, et vous comble de bénédictions ; mais nous n’avons pas voulu qu’on entrât de peur de vous interrompre. [p. 40]

MOLIERE.

Pourquoi donc ?

(Aux villageois.)

Approchez, approchez : oh ne craignez pas de les réveiller ; ils dorment bien.

(Pendant que les villageois entrent avec précaution,
l’orchestre joue le prélude du sommeil d’Atys.484)

SCENE XIII. §

LES PRÉCEDENS, MATHURIN, LES VILLAGEOIS, LE TABELLION.

MATHURIN.

VOILA le contrat de nos enfans ; nous venons vous prier d’y bailler485 un mot de vot’ signature.

MOLIERE.

Ce m’est un grand plaisir ; mais il y manque encore une clause, père Mathurin.

Mettez que Madelon a deux cents écus486 de dot.

MADELON.

Comment puis-je reconnaître...

MOLIERE.

C'est un plaisir...

MATHURIN.

Nous nous souviendrons toujours...

MOLIERE.

Cela ne vaut pas... [p. 41]

ANTOINE.

    Ah ! croyez que notre cœur...

MOLIERE.

    Eh ! mes amis, point de remercimens ; vous me faites un plus grand cadeau, vous autres ! vous me donnez votre amitié... Le cœur des honnêtes gens est sans prix.

(Il signe le contrat, et prenant une bourse dans son secrétaire.)

Cet argent me vient de gens fort singuliers... et que vous ne connaissez pas.

AIR : Des portraits à la mode.
Il me vient d’un Tartuffe amoureux,
D'un Misantrope sombre, quinteux487,
D'un Etourdi, de quelques Fâcheux,
270 Et d’un Malade bisarre.
Ces gens-là peuvent bien se gêner* ;
Mais ce qui va tous vous étonner,
Mes enfans, j’ai, pour vous le donner,
Fait contribuer un Avare.

MATHURIN.

Mais vraiment, cela est fort extraordinaire.

MADELON.

Nous n’avons jamais vu chez vous ces hommes-là.

LAFOREST,avec orgeuil.

Je les ai vus, moi, et je vous mettrai au fait.

MATHURIN.

Vous allez venir avec nous ?

MOLIERE.

A l’instant je vous rejoins, je vais passer un habit ; retournez au jardin, et vous rentrerez quand je vous le dirai.

ANTOINE.

275 Oh ! de bien bon cœur. [p. 42]

ANTOINE, MADELON, MATHURIN.

AIR : Frère Jacques.
Du silence.

LE CHŒUR.

Du silence.

MOLIERE.

Laissons-les.

LE CHŒUR.

280 Laissons les.

TOUS.

Marchons avec prudence,
Marchons avec prudence.

ANTOINE.

Paix !

MADELON.

Paix !

LE CHŒUR.

285 Paix !

MOLIERE.

Paix !

MATHURIN.

Paix !

LE CHŒUR.

Paix !

LULLI,se réveillant.

Ah !... Mais où suis-je ? Chapelle, Mignard, Boileau... Ah ! dieu ! j’avais oublié qu’hier... O funeste résolution ! J'étais ivre sans doute... Oui, j’étais ivre, et ce qu’on promet dans l’ivresse... Si je pouvais m’échapper... Quelle lâcheté ! Quel opprobre !... Boileau s’éveille... feignons de dormir encore. [p. 43]

BOILEAU.

Combien le soleil enfante de bisarrerie !

AIR : On vit sortir d’une grotte profonde.
290 Oui, je rêvais qu’une main ennemie
Dans le tombeau m’avait précipité,
Et que Cottin, en pleine académie,
Sur mon fauteuil avait été porte.

Je rêvais ; mais, non, je ne rêvais pas... Cette table, ces convives me rappellent... Allons, c’est une folie... Ce serait un crime... Si je pouvais savoir ce que pensent... Bon ! Lafontaine, Chapelle et Mignard ne dorment plus : écoutons.

LA FONTAINE.

Avons-nous sommeillé long-temps ?

CHAPELLE.

Il n’est pas jour encore.

MIGNARD.

Non, mais bientôt il faudra...

CHAPELLE.

(A part.)

    Ahi ! ahi ! il ne l’a pas oublié. (haut.) Des affaires qui me rappellent à Paris.

LA FONTAINE.

Des affaires ? eh bien ! il faut partir.

CHAPELLE.

Des affaires pour lesquelles je voudrais que Molière... Où donc est-il ?

MIGNARD.

Sa santé lui aura fait craindre de veiller.

LA FONTAINE.

Dans peu de temps sa guérison sera parfaite. [p. 44]

CHAPELLE.

Je le crois. (à part.) Oh dieu ! la mémoire lui revient-elle ?

MIGNARD.

Si nous éveillons nos camarades ?

CHAPELLE, avec crainte.

Non... non... pourquoi ? il n’est pas encore tems.

LA FONTAINE.

Les voilà qui s’éveillent eux-mêmes.

CHAPELLE.

(A part.)

Ah ! je tremble.

MIGNARD.

(A part.)

Je ne sais où j’en suis.

SCENE XIV et DERNIÈRE. §

TOUS LES ACTEURS.
(Pendant le chœur tous les convives se lèvent avec étonnement488,
et se rangent dans un angle du théâtre.)

CHŒUR.

AIR : Habitans de ce village.
295 MES amis, le tems nous presse,
Profitons de cet instant ;
Livrons nos cœurs à l’ivresse
Qu'inspire un si doux moment :
Croyons tous à la promesse
300 Du bonheur qui nous attend.
Mes amis, le tems nous presse,
Profitons de cet instant. [p. 45]

MOLIERE.

Allons, plus de retard, remplissons notre engagement : voici tout le village, qui est déjà prévenu, et qui se fait un plaisir de nous accompagner.

LES VILLAGEOIS.

Oui... sans doute... assurément.

MOLIERE.

Comment ! vous ne répondez rien ? Ne vous souvient-il plus de votre résolution ? Faut-il vous la répéter ?

ANTOINE, à Chapelle.

AIR : Amusez-vous, jeunes fillettes.
Ne point accepter la partie,
305 C'est vouloir nuire à not’ bonheur.
A tout l’village qui vous prie
Ne refusez pas cet honneur...

CHAPELLE.

Certainement (à part.) Quel chien d’honneur489 !

MADELON, à Lulli.

Vous avez fait une promesse :
Vous coûterait-elle à remplir ?
310 Voyez la foule qui vous presse,
Ne la privez pas d’un plaisir.

LULLI.

C'est très-honnête assurément. (à part.) Où ces gens-là mettent-ils leur plaisir ?

ANTOINE.

La cérémonie ne sera pas longue.

CHAPELLE.

La cérémonie !

LULLI.

Comptez maintenant sur vos amis.

MIGNARD,montrant Moliere

Comme il est content, radieux ! [p. 46]

MATHURIN.

Il jouit du plaisir de faire une bonne action.

BOILEAU.

Une belle action !

LAFOREST.

Mais je ne vois pas qu’il faille490 tant se faire prier ; pendant que vous rêvez à je ne sais quoi, il passe de l’eau sous le pont...

LULLI.

Ne crains-tu pas qu’elle s’arrête ?

MOLIERE.

L'heure avance, et M. le curé...

BOILEAU.

Un curé ! Ah ! ah ! (à Molière.) Tu es un homme de précautions, et tu penses qu’on doit faire la chose en bons Chrétiens.

MADELON.

Comment ! Mais nous ne voulons pas autrement ; nous ne sommes pas excommuniés nous autres.

MOLIERE,aux Villageois.

Allons, mes amis, distribuez-nous des fleurs.

(On donne des bouquets.)

LA FONTAINE.

Je ne sais ce que tout cela veut dire.491

LULLI.

C'est ainsi que chez les Grecs492...

CHAPELLE.

Oui, et chez les Cannibales493 on orne les victimes.

MIGNARD.

Des bouquets ! Madelon parée ! Antoine avec des [p. 47] rubans ! Ah ! Molière, nous ne sommes pas ta dupe494.

(Molière et Laforest rient.)

CHAPELLE.

Comment !

LULLI.

Ainh495 !

BOILEAU.

Qu'est-ce donc ?

MIGNARD.

La noce d’Antoine et de Madelon.

BOILEAU.

    Ouf ! nous l’avons échappé belle.

LULLI.

    La noce ! Je veux en être le ménétrier*.

(Il prend le violon.)

MOLIERE, riant.

    Avouez, Messieurs les esprits forts, que votre frayeur a été complette. Apprenez une autre fois à vous défier de votre imagination, et croyez que l’homme le plus malheureux tient à ce monde plus qu’il ne pense.

CHAPELLE.

    Ma foi, comme dit Lafontaine,

Plutôt souffrir que de mourir,
C'est la devise des hommes.496

LAFOREST.

AIR : Dans un des bosquets de sa mère. (Laborde.497)
315 En comptant les maux de la vie,
Chacun dit : je veux en sortir.
Ce projet insensé s’oublie
Sitôt que s’offre le plaisir.
Tel on voit près de sa maîtresse
320 Un amant outré de courroux,
Au premier regard de tendresse ;
Rire et tomber à ses genoux. [p. 48]

MOLIERE.

Amis, la véritable gloire
Dépend toujours de l’avenir ;
325 Pour vivre au temple de mémoire,
Il faut commencer par mourir :
Tout écrivain prétend sans doute
Passer à la postérité ;
Mais, comme vous, chacun redoute
330 Ce pas vers l’immortalité.

LULLI.

Allons, amis, prenons courage,
Et rappellons notre gaîté ?
L'homme joyeux, quand il est sage,
Possède la félicité :
335 Qu'Epicure soit notre maître ;
Il a dit dans certain endroit :
On est heureux quand on croit l’être,
Et quand on le veut, on le croit.498

BOILEAU.

Le vin, en troublant ma cervelle,
340 A mis le feu dans tous mes sens ;
Je sens que l’ivresse avec elle
Peut entraîner trop d’accidens.
A ces dangers pour me soustraire,
Quand je serai dans un festin,
345 Je prétends lire, à chaque verre,
Une ou deux pages de Cottin.

LA FONTAINE, aux Spectateurs.

Un peintre avait perdu son ami le plus tendre,
Jour et nuit il versait des pleurs :
Son élève le voit. Touché de ses malheurs,
350 Il cherche à le distraire, et même ose entreprendre
D'adoucir ses chagrins, de calmer ses douleurs ;
Il saisit un charbon499; il le coupe, il le taille,
Il en fait un crayon parfait,
Et dessine sur la muraille
355 Le profil de l’ami... que l’ami reconnaît
L'ouvrage était grossier, méritait réprimande,
Si l’on eût jugé le dessin ;
Mais le motif le recommande,
Et le peintre applaudit au cœur qui fait l’offrande,
360 Quoique le vrai talent n’ait pas conduit la main. [p. 49 ; D]
Dans cette juste allégorie500,
L'auteur de la pièce vous dit :
Citoyens, voyez, je vous prie,
L'intention, et non l’esprit.
365 Vous êtes le peintre équitable,
Molière l’ami regretté ;
Je suis l’élève de la fable :
Puissai-je être aussi bien traité !

FIN. [p. 50]

Annexes §

Glossaire §

Apothicaire
« Celui dont la profession est de préparer les drogues pour la guérison des malades. » (Dictionnaires de l’Académie française, 1694 et 1762).
[P. 7]
Cabaret
« Lieu où l’on vend du vin en détail. On confond aujourd’hui ce mot avec taverne : néanmoins ils sont fort différents, en ce que le cabaret est le lieu où on donne seulement du vin à pot par un trou pratiqué dans un treillis de bois qui y sert d’enseigne, sans qu’il soit permis de s’asseoir, ni de mettre la nappe. On l’appelle pour cela à huis coupé, et pot renversé, parce que l’hôte est obligé de renverser le pot sitôt qu’il a vendu le vin. Au lieu qu’à la taverne on vend le vin par assiette, et on y apprête à manger. Il faut fuir ces débauchés qui ne hantent que le cabaret. Le vin du cabaret est presque toujours frelaté, et fait mal à la tête. Ménage croit que ce mot vient de caparetum, qui a été fait du Grec Kapi, qui signifie lieu où l’on mange. » (Dictionnaire universel de Furetière, 1690). Les Dictionnaires de l’Académie française (1694 et 1762) assimilent en revanche ces « cabaret » et « taverne » : « CABARET. s.m. Taverne, maison où l’on donne à boire et à manger à toutes sortes de personnes pour de l’argent. »
[P. 22]
Chère
« Accueil gracieux, réception favorable. Ce prince l’a reçu favorablement, il lui a fait grande chère, quand il lui a apporté cette nouvelle. Quand on revoit un ami qu’on croyait mort, on ne sait quelle caresse, quelle chère lui faire. Ce mot de chère vient de l’Italien cera, ou ciera. On prononce chera, qui signifie visage, aussi bien que cara en Espagnol, parce que les plus grands témoignages d’amitié paraissent sur le visage. Ménage remonte plus haut, et prouve que cara a signifié aussi visage en Latin. On dit aussi en Grec kara. Tous ces mots viennent du Latin caro. » (Dictionnaire universel de Furetière, 1690). Même sens dans les Dictionnaires de l’Académie française (1694 et 1762).
[P. 17]
Escarcelle
« S.f. Grande bourse à l’antique. Ce mot n’a plus guère d’usage qu’en plaisanterie. Il a rempli son escarcelle. Il vient de jouer, il a vidé son escarcelle. Mettre la main à l’escarcelle. Fouiller dans l’escarcelle. » (Dictionnaires de l’Académie française, 1694 et 1762). Et dans le Dictionnaire universel de Furetière (1690) : « Grande bourse de cuir à l’antique, qui se fermait à ressort avec du fer. Ce mot vient de scarcella Italien, qui signifie bourse, qui a été dérivé de scarco, qui signifie avare. […] ».
[P. 2]
Galiote
« Petite galère et fort légère, propre pour aller en course. Elle ne porte qu’un mât et deux ou trois pierriers. Elle n’a que quinze ou vingt bancs de chaque côté, et un homme sur chaque rame. » (Dictionnaire universel de Furetière). Et même sens dans le Dictionnaire de l’Académie française de 1762 : « Espèce de petit bâtiment qui va à rames et à voiles. »
[P. 27]
Gêner
« Tenir en contrainte, mettre quelqu’un dans un état violent en l’obligeant de faire ce qu’il ne veut pas, ou en l’empêchant de faire ce qu’il veut. » (Dictionnaire de l’Académie française, 1762). Forme d’anachronisme, car le mot n’apparaît ni chez Furetière, ni dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie française (1694).
[P. 41]
Houssoir
« Ballai, et ramon, ou autre chose attachée au bout d’un baston, ou d’une perche, avec lequel on housse, soit la maison, soit la cheminée ». (Jean Nicot, Le Trésor de la Langue française, 1606). Puis, dans les Dictionnaires de l’Académie française de 1694 (1ère édition), et de 1762 (4e édition), on trouve cette même définition : « Balai de houx ou d’autre branchage ».
[P. 2]
Imprécation
« Malédiction, souhait qu’on fait contre quelqu’un. » (Dictionnaires de l’Académie française, 1694 et 1762).
[P. 16]
Ménétrier
« Vieux mot qui signifiait autrefois violon, et tout autre joueur d’instruments, ou maître à danser. Saint-Julien est le Patron des ménétriers. Ce n’est plus qu’aux noces, de village où on appelle les ménétriers. C’était originairement celui qui allait chanter ou donner des sérénades avec des instruments de musique à sa maîtresse. Depuis ce nom a passé à toutes sortes de flûteurs et de joueurs d’instruments. Ensuite il a été dit longtemps des violons. Enfin il est demeuré vielleux, et aux violons de campagne. Borel dérive ce mot bien ou mal de ministere, ou de manus et histrio, ou de minus histrio, comme qui dirait petit bouffon, ou qui divertit avec la main. » (Dictionnaire universel de Furetière). Le Dictionnaire de l’Académie française de 1762 dit également : « Vieux mot qui signifiait autrefois toute sorte de joueurs d’instruments, surtout quand ils jouaient pour faire danser. Il se prend aujourd’hui plus particulièrement, mais toujours en raillerie, pour un joueur de violon. »
[P. 47]
Parbleu
« Parbieu » : « Sorte de serment burlesque, et cependant inventé par une espèce de modestie, pour éviter le véritable serment par Dieu. » ; « Parbleu : autre sorte de serment burlesque, qui signifie la même chose. » (Dictionnaire de Trévoux, 1771).
[P. 36]
Pointe
« Se dit figurément en choses spirituelles et morales. La pointe de l’esprit s’émousse par la débauche continuelle. Ce jeune homme a beaucoup de vivacité, de pointe d’esprit. Les épigrammes doivent finir par quelque agréable pointe. Les pointes sont des équivoques, et des jeux d’esprit. Il faut se donner de garde des fausses pointes, des turlupinades. » (Dictionnaire universel de Furetière). Le Dictionnaire de l’Académie française de 1762 contient ce même sens : « pensée qui surprend par quelque subtilité d’imagination, par quelque jeu de mots. »
[P. 18]
Récitatif
« Sorte de chant qui approche le plus de la prononciation ordinaire. » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694) ; « Sorte de chant qui n’est point assujetti à la mesure, et qui doit être débité. » (Dictionnaire de l’Académie française, 1762).
[P. 29]
Tabellion
« Notaire, Officier public qui reçoit et passe les contrats et autres actes. Notaire et tabellion royal. Ce mot n’est guère en usage qu’en certaines provinces, surtout dans les campagnes. » (Dictionnaires de l’Académie française, 1694 et 1762).
[P. 1, 17, 40]
Trait
« Des beaux endroits d’un discours, de ce qu’il y a de vif, et de brillant dans une pensée, dans une expression. Il y a de beaux traits d’éloquence dans ce discours. un beau trait d’esprit, un trait de raillerie. » (Dictionnaires de l’Académie française, 1694 et 1762).
[P. 24]
Turlupinade
Dictionnaire universel de Furetière pour « turlupins » : « C’étaient des religieux hérétiques, ou plutôt une certaines secte de gens qui faisaient profession publique d’impudence, qui marchaient nus sans cacher leurs parties honteuses, et qui se mêlaient avec les femmes à la manière des cyniques en plein marché. Ils voulurent s’établir à Paris en 1372. Ils appelaient leur secte la fraternité des pauvres. Mais on les fit tous périr par le feu avec leurs livres, comme rapportent Gaguin et du Tillet en la vie de Charles V. […] On a appelé de ce nom un comédien fameux de Paris, dont le talent était de faire rire par de méchantes pointes et équivoques qu’on a appelées turlupinades, et ses imitateurs turlupins. Ils ne sont par malheur que trop fréquents. » Et le Dictionnaire de l’Académie française de 1762 va dans le même sens : « mauvaise plaisanterie, fondée ordinairement sur quelque allusion basse, et sur quelques mauvais jeux de mots. »
[P. 29]

Annexe 1 : Grimarest évoquant le fameux souper501 §

Connaître Molière était un mérite que l’on cherchait à se donner avec empressement : d’ailleurs M. de Chapelle soutenait sa table avec honneur. Il fit un jour partie avec M. de J., de N. et de L. pour aller se réjouir à Auteuil avec leur ami. Nous venons souper avec vous, dirent-ils à Molière. J’en aurais, dit-il, plus de plaisir si je pouvais vous tenir compagnie ; mais ma santé ne me le permettant pas, je laisse à M. de Chapelle le soin de vous régaler du mieux qu’il pourra. […] Molière pris son lait devant eux, et s’alla coucher.

Les convives se mirent à table : les commencements du repas furent froids : c’est l’ordinaire entre gens qui savent ménager le plaisir ; et ces Messieurs excellaient dans cette étude. Mais le vin eut bientôt réveillé Chapelle et le tourna du côté de la mauvaise humeur. Parbleu, dit-il, je suis un grand fou de venir m’enivrer ici tous les jours, pour faire honneur à Molière ; je suis bien las de ce train-là : et ce qui me fâche c’est qu’il croit que j’y suis obligé. La troupe presque toute ivre approuva les plaintes de Chapelle. On continue de boire, et insensiblement on changea de discours. À force de raisonner sur les choses qui sont ordinairement la matière de semblables repas entre gens de cette espèce, on tomba sur la morale vers les trois heures du matin. Que notre vie est peu de chose, dit Chapelle ! Qu’elle est remplie de traverses ! Nous sommes à l’affût pendant trente ou quarante années pour jouir d’un moment de plaisir, que nous ne trouvons jamais ! notre jeunesse est harcelée par de maudits parents, qui veulent que nous nous mettions un fatras de fariboles dans la tête. Je me soucie, morbleu bien, ajouta-t-il, que la terre tourne, ou le soleil, que ce fou de Descartes ait raison, ou cet extravagant Aristote. […] Toutes ces femmes, dit-il encore, en haussant la voix, sont des animaux qui sont ennemis jurés de notre repos. Oui morbleu, chagrins, injustice, malheurs de tous côtés dans cette vie-ci ! Tu as parbleu raison, mon cher ami, répondit J. en l’embrassant ; sans ce plaisir-ci que ferions-nous ? La vie est un pauvre partage ; quittons-la, de peur que l’on ne sépare d’aussi bons amis que nous le sommes ; allons nous noyer de compagnie ; la rivière est à notre portée. Cela est vrai, dit N. Nous ne pouvons jamais mieux prendre notre temps pour mourir bons amis, et dans la joie ; et notre mort fera du bruit. Ainsi ce glorieux dessein fut approuvé tout d’une voix. Ces ivrognes se lèvent, et vont gaiement à la rivière. Baron courut avertir du monde, et éveiller Molière, qui fut effrayé de cet extravagant projet, parce qu’il connaissait le vin de ses amis ; pendant qu’il se levait, la troupe avait gagné la rivière ; et ils s’étaient déjà saisis d’un petit bateau, pour prendre le large, afin de se noyer en plus grande eau. Des domestiques, et des gens du lieu furent promptement à ces débauchés, qui étaient déjà dans l’eau, et les repêchèrent. Indignés du secours qu’on venait de leur donner ils mirent l’épée à la main, courent sur leurs ennemis, les poursuivent jusques dans Auteuil, et les voulaient tuer. Ces pauvres gens se sauvent la plupart chez Molière, qui voyant ce vacarme dit à ces furieux ; qu’est-ce que c’est donc, Messieurs, que ces coquins-là vous on fait ? Comment ventrebleu, dit J. qui était le plus opiniâtré à se noyer, ces malheureux nous empêcheront de nous noyer ? […] Vous avez raison, répondit Molière. Sortez d’ici, coquins, que je ne vous assomme, dit-il à ces pauvres gens, paraissant en colère. Je vous trouve bien hardis de vous opposer à de si belles actions. […]

Comment ! Messieurs, poursuit Molière aux débauchés, que vous ai-je fait pour former un si beau projet sans m’en faire part ! Quoi vous voulez vous noyer sans moi ? Je vous croyais plus de mes amis. Il a parbleu raison, dit Chapelle, voilà une injustice que nous lui faisions. Viens donc te noyer avec nous. Oh ! doucement, répondit Molière ; ce n’est point ici une affaire à entreprendre mal à propos : c’est la dernière action de notre vie, il n’en faut pas manquer le mérite. On serait assez malin pour lui donner un mauvais jour, si nous nous noyons à l’heure qu’il est : on dirait à coup sûr que nous l’aurions fait la nuit, comme des désespérés, ou comme des gens ivres. Saisissons le moment qui nous fasse le plus d’honneur, et qui réponde à notre conduite. Demain sur les huit à neuf heures du matin, bien à jeun et devant tout le monde nous irons nous jeter la tête devant dans la rivière. […] Sans la présence d’esprit de Molière il serait infailliblement arrivé du malheur, tant ces messieurs étaient ivres, et animés contre ceux qui les avaient empêchés de se noyer. 

Annexe 2 : la même anecdote, par Mongrédien502 §

Contrairement à son humeur accoutumée, qui était joyeuse, Chapelle, ce soir-là, avait le vin triste :

“Que notre vie est peu de chose, disait-il ; qu’elle est remplie de traverses ! Nous sommes à l’affût pendant trente ou quarante années pour jouir d’un moment de plaisir, que nous ne trouvons jamais ! Notre jeunesse est harcelée par de maudits parents qui veulent que nous nous mettions un fatras de fariboles dans la tête. Je me soucie, morbleu, bien que la terre tourne, ou le soleil, que ce fou de Descartes ait raison, ou cet extravagant Aristote. J’avais pourtant un enragé précepteur (Gassendi) qui me rebattait toujours ces fadaises-là, et qui me faisait sans cesse retomber sur son Épicure : encore passe pour ce philosophe-là, c’était celui qui avait le plus de raison. Nous ne sommes pas débarrassés de ces fous-là, qu’on nous étourdit les oreilles d’un établissement. Toutes ces femmes, dit-il encore en haussant la voix, sont des animaux, qui sont ennemies jurés de notre repos. Oui, morbleu ! chagrins, injustices, malheurs de tous côtés dans cette vie-ci ! ”

Complètement perdu dans les fumées du vin, Jonzac renchérissait sur cette philosophie pessimiste :

“Tu as, parbleu, raison, mon cher ami. La vie est un pauvre partage ; quittons-la, de peur qu’on ne sépare d’aussi bons amis que nous le sommes ; allons nous noyer de compagnie, la rivière est à notre portée.”

Le chevalier de Nantouillet approuva ce magnifique projet, pensant à juste titre qu’il “ferait du bruit”, et voilà nos compagnons partis, d’un pas chancelant, bras dessus bras dessous vers la rivière. Le jeune Baron, qui seul avait conservé son sang-froid dans cette folie collective, comprit que la chose risquait de tourner au tragique. Il alla réveiller Molière. Mais déjà les ivrognes s’étaient éloignés en bateau, pour se noyer en grande eau. Quelques gens du pays, alertés du bruit, eurent tôt fait de repêcher nos désespérés provisoires qui prirent très mal la chose, les poursuivirent l’épée à la main et allèrent s’en plaindre à Molière :

“Comment, ventrebleu, dit Jonzac, ces malheureux nous empêcheront de nous noyer ? Écoute, mon cher Molière, tu as de l’esprit, vois si nous avons tort ; fatigués des peines de ce monde-ci, nous avons fait dessein de passer en l’autre pour être mieux ; la rivière nous a paru le plus court chemin pour nous y rendre ; ces marauds nous l’ont bouché. Pouvons-nous faire moins que de les punir ? ”

Molière comprit tout de suite qu’il ne fallait pas heurter de front ses amis, durant leur ivresse ; il fit mine d’entrer dans leurs vues :

“Comment ! vous avez raison. Sortez d’ici, coquins, que je ne vous assomme, dit-il à ces pauvres gens, simulant la colère. Je vous trouve bien hardis de vous opposer à de si belles actions.”

Resté seul avec Chapelle et ses amis, Molière prit un autre ton :

“ Comment ! messieurs, que vous ai-je fait pour former un si beau projet sans m’en faire part ? Quoi, vous voulez vous noyer sans moi ? je vous croyais plus de mes amis.

  • - Il a, parbleu, raison, dit Chapelle ; voilà une injustice que nous lui faisions. Viens donc te noyer avec nous !
  • - Oh ! doucement, répondit Molière, ce n’est point ici une affaire à entreprendre mal à propos ; c’est la dernière action de notre vie, il n’en faut pas manquer de mérite. On serait assez malin pour lui donner un mauvais jour, si nous nous noyions à l’heure qu’il est ; on dirait à coup sûr que nous l’aurions fait la nuit, comme des désespérés, ou comme des gens ivres. Saisissons le moment qui nous fasse le plus d’honneur, et qui réponde à notre conduite. Demain, sur les huit à neuf heures du matin, bien à jeun et devant tout le monde, nous irons nous jeter, la tête devant, dans la rivière.”

Tout le monde convint que Molière avait raison et on alla se coucher. Le lendemain, bien entendu, personne ne parla plus de ce glorieux projet…

Bibliographie §

Outils de travail §

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LE ROY (Charles), RESTAUT (Pierre), Traité de l’orthographe française, en forme de dictionnaire, Paris, J.F Faulcon, 1775.
LITTRÉ (Émile), Dictionnaire de la langue française, Tome Second, Première partie, Paris, Hachette, 1869.
MONGRÉDIEN (Georges), Dictionnaire biographique des comédiens français du XVIIe siècle, Paris, Centre National de la Recherche Scientifique, 1961.
MORÉRI (Louis), Le Grand dictionnaire historique ou le Mélange curieux de l’histoire sacrée et profane, Genève, Slatkine Reprints, 1759.
MOUHY (Charles de Fieux, chevalier de), L’Abrégé de l’histoire du théâtre français : depuis son origine jusqu’au premier juin de l’année 1780, Paris, L’Auteur, Jorry, Mérigot, 1780.
NICOT (Jean), Le Trésor de la langue française, Paris, Douceur, 1606.
PARFAICT (Claude), Dictionnaire des théâtres de Paris, Tome premier, Paris, Rozet, 1767.
QUÉRARD (Joseph-Marie), La France littéraire, Tome II, Paris, G.-P. Maisonneuve, et Larose Éditeurs, 1964.
RICHELET (Pierre), Dictionnaire de la langue française, ancienne et moderne, Tome second, Lyon, Pierre Bruyset-Ponthus, 1759.
RIFFAUD (Alain), Répertoire du théâtre français imprimé, 1630-1660, Genève, DROZ, 2009.
TRÉVOUX, Dictionnaire universel français et latin, vulgairement appelé Dictionnaire de Trévoux, Paris, La Compagnie des libraires associés, 1771.
VOLTAIRE (François-Marie Arouet, dit), Dictionnaire philosophique, Paris, Renouard, 1819.

Ouvrages antérieurs à 1800 §

ANONYME, La Fameuse comédienne, ou Histoire de la Guérin, auparavant femme et veuve de Molière (1688), édité et présenté par Étienne Wolf, coll. Anatolia, Éditions Du Rocher, Mayenne, 2001.
BATTEUX (Charles), La Morale d’Épicure tirée de ses propres écrits, Paris, De Saint et Saillant, 1758.
BLIN DE SAINMORE (Adrien), Épître à Racine, Paris, Delalain, Lejay, 1771.
BOILEAU-DESPRÉAUX (Nicolas), Œuvres complètes (1701), Paris, Philippe, 1837.
BOILEAU-DESPRÉAUX (Nicolas), Œuvres poétiques de Boileau-Despréaux (1701), Paris, Charpentier, 1845.
BOILEAU-DESPRÉAUX (Nicolas), Œuvres poétiques de Boileau-Despréaux (1701), Paris, L. Hachette et Cie., 1855.
BOILEAU (Nicolas), Œuvres complètes (1701), Gallimard, NRF, Bibliothèque de la Pléiade, Éd. Françoise Escal, 1966.
BOILEAU (Nicolas), Satires, Épîtres, Art poétique (1701), Gallimard, NRF, Coll. Poésie, Éd. Jean-Pierre Collinet, 1985.
BRET, Œuvres de Molière (1682), avec des remarques grammaticales, des avertissements et des observations sur chaque pièce, Tome premier, Paris, par la Compagnie des Libraires associés, 1773.
BRET, Œuvres de Molière (1682), avec des remarques grammaticales, des avertissements et des observations sur chaque pièce, Tome premier, Paris, par la Compagnie des Libraires associés, 1788.
BROSSETTE (Claude), Œuvres de Nicolas Boileau Despréaux (1701), Volume 5, Amsterdam, Charles Hughes Lefebvre de Saint Marc, 1775.
CAILHAVA de L’ESTANDOUX (Jean-François), De l’art de la comédie, ou détail raisonné des diverses parties de la comédie et de ses différents genres ; suivi d’un traité de l’imitation où l’on compare à leurs originaux les Imitations de Molière et celles des Modernes, Tome I à IV, Paris, Didot aîné, 1772.
CHÉNIER (Marie-Joseph), Epître dédicatoire à la Nation française, in Charles IX ou l’Ecole des Rois (le 15 décembre 1789), Paris, Didot Jeune, 1790.
CHOMEL (Noël), Dictionnaire économique, M. de la Marre, Paris, Ganeau, 1767.
COLLÉ (Charles), La Partie de chasse de Henri IV, Paris, Chez la Veuve Duchesne, 1766.
FURETIÈRE (Antoine), Nouvelle allégorique ou Histoire des derniers troubles arrivés au Royaume d’Éloquence (1658), éd. Eva Van Ginneken, Genève, Droz, 1967.
GASSICOURT (Charles-Louis Cadet de), Le Souper de Molière, ou la Soirée d’Auteuil, Paris, Théâtre du Vaudeville, Théâtre Martin, et Imprimerie rue des Droits de l’Homme, 1795.
GOLDONI (Carlo), Comédies Choisies (1750), Édition Denis Fachard, Le Livre de poche, La Pochothèque, Paris, Librairie Générale Française, 2007.
GRIMAREST (Jean-Léonor Le Gallois de), La Vie de M. de Molière, Paris, Le Fèbvre, 1705.
Influence de la Révolution, sur le théâtre françois : pétition à ce sujet, adressée à la commune de Paris, Paris, Debray, 1790.
LE BOULANGER DE CHALUSSAY, Élomire hypocondre ou les médecins vengés (1669), Genève, J. Gay et fils, 1867.
LULLY (Jean-Baptiste), Atys, tragédie mise en musique, gravée par H. de Baussen, Paris, 1709.
MAUPOINT, La Bibliothèque des théâtres, Paris, Prault, 1733.
MERCIER (Louis-Sébastien), Du Théâtre, ou Nouvel Essai sur l’art dramatique, Amsterdam, Harrevelt, 1773.
MOLIÈRE, Œuvres (1682), Tome Huitième, Paris, Damonneville, 1749.
MOLIÈRE, Œuvres complètes (1682), Gallimard, NRF, Bibliothèque de la Pléiade, Éd. Georges Forestier et Claude Bourqui, 2010 (Tome I et II).
NAIGEON (André), Éloge de La Fontaine, aux dépens de la Société typographique, Bouillon, 1775.
PALISSOT, Œuvres, Tome troisième, Paris, Imprimerie de Monsieur, 1788.
ROUSSEAU (Jean-Jacques), Lettre à d’Alembert (1758), GF Flammarion, Paris, Éd. Marc Buffat, 2003.
ROUSSEAU (Jean-Jacques), L’Émile ou De l’éducation (1762), Collection complète des œuvres de Jean-Jacques Rousseau, Tome troisième, Londres, 1774.
SUÉTONE, Vie des douze Césars (1556), Tome quatrième, « Vie de Titus », Paris, Saillant et Nyon, 1771.
VOLTAIRE (François-Marie Arouet, dit), Vie de Molière, Amsterdam, Catuffe, 1739.
VOLTAIRE, Œuvres complètes, Tome 57, Imprimerie de la Société Littéraire-typographique, 1785.

Ouvrages postérieurs à 1800 §

Éditions §

ANDRIEUX (François-Guillaume-Jean-Stanislas), Molière avec ses amis ou la soirée d’Auteuil, comédie en un acte, en vers, Paris, Masson, 1804.
BAUDELAIRE, « De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques » (1855), in Curiosités esthétiques, l’Art romantique, et autres œuvres critiques, Introduction et notes par Henri Lemaître, Paris, Garnier, 1962.
COUSIN D’AVALON (Charles-Yves), Moliérana, un recueil d’aventures, anecdotes, bons mots et traits plaisants de Pocquelin de Molière, Paris, Marchand, 1801.
CUBIÈRES (Michel de), La Mort de Molière, pièce historique en quatre actes et en vers, Paris, Hugelet, 1802.
RIGAUD (Antoine François) et JACQUELIN (Jacques André), Molière avec ses amis, ou le souper d’Auteuil, comédie historique, en deux actes et en vaudevilles, Paris, Fages, 1801.
TALLEMANT DES RÉAUX (Gédéon), Historiettes (1834-1836), Tomes I et II, textes établis par Antoine Adam, Paris, Gallimard, NRF, Bibliothèque de la Pléiade, 1960 et 1961.
VERLAINE (Paul), Les Mémoires d’un veuf (1886), éd. Jean Gaudon, Paris, Garnier-Flammarion, 1977.

Études §

ADAM (Antoine), Histoire de la littérature française au XVIIe, Vol. 2, Albin Michel, 1997.
BÉRARD (Suzanne), Le Théâtre révolutionnaire de 1789 à 1794, la déchristianisation des planches, Presses universitaires de Paris Ouest, 2009.
BIARD (Michel), DUPUY (Pascal), La Révolution française, dynamique et ruptures, 1787-1804, 2e édition, Paris, Armand Colin, 2008.
Bibliographie universelle, ancienne et moderne, supplément, par une société de gens de lettres et de savants, Tome soixante-unième, Paris, chez L.-G. Michaud, 1836.
BIGET (Michelle), Musique et Révolution française, Annales Littéraires de l’Université de Besançon, 397, Diffusion Les Belles Lettres, Paris, 1989.
BOULERIE (Florence) (Études réunies et éditées par), La Médiatisation du littéraire dans l’Europe des XVIIe et XVIIIe, Centre de Recherches sur l’Europe classique (XVIIe et XVIIIe siècles), Biblio 17, Narr VERLAG, 2013.
BOULGAKOV (Mikhaïl), Le Roman de M. de Molière, Gallimard, Folio, 1993.
BOURQUI (Claude), La Commedia dell’Arte, Arts du spectacle, Lettres Sup. A. Colin, 2011.
BRAY (René), Molière, homme de théâtre, Mercure de France, 1954. (Imprimé à Mayenne, imprimerie Floch, 1992).
Bulletin d’histoire de la révolution française, années 1994-1995, Ministère de l’Éducation Nationale, de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, Éditions du Comité des Travaux historiques et scientifiques, Paris, 1995.
CABET (Étienne), Histoire populaire de la Révolution française, de 1789 à 1830, Tome I, Pagnerre, Paris, 1839.
CALDICOTT (C.E.J), La Carrière de Molière : entre protecteurs et éditeurs, Amsterdam, Rodopi, 1998.
CHAOUCHE (Sabine), « Remarques sur le rôle de la ponctuation dans la déclamation théâtrale du XVIIe siècle », La Licorne, n°52, 2000, cité par RIFFAUD (Alain), La Ponctuation du théâtre imprimé au XVIIe siècle, Genève, Droz, 2007.
COLLINET (Jean-Pierre), Lectures de Molière, Paris, Armand Colin, 1974.
CORNETTE (Joël), Histoire de la France, Volume 2, Paris, Hachette Supérieur, « Carré Histoire », 2012.
DANDREY (Patrick), Molière ou l’esthétique du ridicule, Klincksieck, Mesnil-sur-l’Estrée, 2002.
DELON (Michel), MALANDAIN (Pierre), Littérature française du 18e siècle, PUF, 1996.
DESCOTES (Maurice), Molière et sa fortune littéraire, Éditions Ducros, coll. « Tels qu’en eux-mêmes », Bordeaux, 1970.
DÔLE (Gérard), Histoire musicale des Acadiens, de la Nouvelle-France à la Louisiane : 1604-1804, Paris, L’Harmattan, 1995.
DUCHÊNE (Roger), Molière, Ligugé, Fayard, 1998.
DUPUY (Pascal), MAZAURIC (Claude), La Révolution française, Paris, Vuibert, Regards d’auteurs, 2005.
EMARD (Paul) et FOURNIER (Suzanne), La Sainte-Chapelle du Lutrin. Pourquoi et comment Boileau a composé son poème, Genève, Droz, 1963.
ÉMELINA (Jean) (dir.), « Molière et la fête », Actes du colloque international de Pézenas, 7-8 juin 2001, publiés par la ville de Pézenas, Université de Nice-Sophia Antipolis, Pézenas, 2003.
ÉTIENNE (Charles Guillaume) et MARTAINVILLE (Alphonse), Histoire du théâtre français depuis le commencement de la Révolution jusqu’à la réunion générale, Tome Premier, Barba, Paris, 1802.
FAVIER (Jean), Paris, deux mille ans d’histoire, Paris, Fayard, 1997.
FERNANDEZ (Ramon), Molière ou l’essence du génie comique, Les cahiers rouges, Paris, Grasset, 1979.
FLAHAUT (Jean), Charles-Louis Cadet de Gassicourt (1769-1821), Bâtard royal, pharmacien de l’empereur, Paris, Éditions Historiques Teissèdre, 2001.
FORCE (Pierre), Molière ou le prix des choses. Morale, économie et comédie, Nathan, 1994.
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MARTIN (Charles), Complément des études sur la langue française : ou rhétorique-pratique des écoles primaires précédée d’un traité de métaphysique, Vol. 2, Paris, Brunot-Labbe, 1836.
MONGRÉDIEN (Georges), La Vie privée de Molière, Paris, Hachette, Collection « Les vies privées », 1950.
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MONTALBETTI (Christine), Le Personnage, Flammarion, Corpus GF, 2003.
POIRSON (Martial) (dir.), Le Théâtre sous la Révolution. Politique du répertoire (1789-1799). Desjonquères, Paris, L’Esprit des Lettres, 2008.
POIRSON (Martial) (dir.), Ombres de Molière : naissance d’un mythe littéraire à travers ses avatars du XVIIe siècle à nos jours, Paris, Armand Colin, Recherches, 2012.
PRADE (Guy de la), L'Illustre société d’Auteuil 1772-1830, ou, La fascination de la liberté‬, Paris, Fernand Lanore, 1989.
ROLLAND (Romain), Le Théâtre du peuple, Éditions Complexe, 2003.
SALVADORI (Philippe), La vie culturelle en France aux XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles, Paris, ‪Éditions OPHRYS‬, 1999‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬.‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬
SAND (Maurice), Masques et Bouffons (comédie italienne), Tome II, Paris, A. Lévy fils, 1862.
SCHERER (Jacques), La Dramaturgie classique en France, Nizet, 1950 ; nouvelle édition, Armand Colin, 2014.
SOULIÉ (Eudore), Recherches sur Molière et sur sa famille, Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1863.
STERNBERG-GREINER (Véronique), Le Comique, Flammarion, Corpus GF, 2003.
TISSIER (André), Les Spectacles à Paris sous la Révolution, volume 1, Genève, DROZ, 1992.
TRIHOREAU (Michel), La Chanson de proximité : caveaux, cabarets et autres petits lieux, Paris, L’Harmattan, 2010.
UBERSFELD (Anne), Lire le théâtre (I et II), Belin Sup, 1996.
VENESOEN (Constant), La relation matrimoniale dans l’œuvre de Molière, Archives des lettres modernes n°242, Paris, Minard, 1990.
VIALA (Alain), Naissance de l’écrivain, Éd. De Minuit, 1985.
WAGNER (Monique), Molière and the Age of enlightenment, in Studies on Voltaire and the eighteenth century, ed. de Theodore Besterman, vol.CXII, The Voltaire Foundation, Thorpe Mandeville House, Banbury, Oxfordshire, 1972.
WAROLIN (Christian), Molière et le monde médical du XVIIe siècle, Paris, L’Harmattan, 2013.
WELSCHINGER (Henri), Le Théâtre de la Révolution, Kessinger Publishing, 2010.

Sites internet (consultés de janvier à septembre 2014) §

http://www.cesar.org.uk (Calendrier Électronique des Spectacles sous l’Ancien Régime et sous la Révolution).

http://www.moliere.paris-sorbonne.fr

http://www.site-moliere.com

http://www.toutmoliere.net

http://www.sitelully.free.fr

Article « Révolution française », http://www.larousse.fr : http://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/Révolution_française/140733

La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, 1789 : http://www.textes.justice.gouv.fr/textes-fondamentaux-10086/droits-de-lhomme-et-libertes-fondamentales-10087/declaration-des-droits-de-lhomme-et-du-citoyen-de-1789-10116.html

Dictionnaires des XVIIe et XVIIIe siècles en ligne :

http://www.lexilogos.com/francais_classique.htm