ALCIBIADE
TRAGÉDIE

1685

CAMPISTRON

À Paris : sur le quai des Grands-Augustins, au dessus de la grande porte, à l’image de Saint-Louis

ACTEURS §

  • ARTAXERCE, roi de Perse.
  • PALMIS, fille d’Artaxerce.
  • ARTÉMISE, princesse du sang des rois de Perse.
  • PHARNABAZE, satrape, favori d’Artaxerce.
  • ALCIBIADE, athénien, banni de sa patrie.
  • AMESTRIS, gouvernante de Palmis.
  • BARSINE, confidente d’Artémise.
  • AMINTAS, athénien, confident d’Alcibiade.
  • MEMNON, officier de l’armée d’Artaxerce.
  • Gardes.
La scène est à Sardis, Capitale de Lydie.

ACTE I §

SCÈNE I. Pharnabaze, Memnon. §

PHARNABAZE

Venez, Memnon, venez, dans mon impatience,
J’osais vous soupçonner d’un peu de négligence.

MEMNON

Eh pouvais-je prévoir que votre prompt réveil,
Seigneur devancerait le retour du soleil,
5 Que sans être lassé d’une course rapide,
Pharnabase fidèle à l’ardeur qui le guide,
Arrivant à Sardis après mille travaux,
Refuserait d’y prendre un moment de repos ?

PHARNABAZE

Hélas ! Depuis le jour où le grand Artaxerce
10 Daigna me confier le destin de la Perse,
Attaché sans relâche à ce pénible emploi,
J’ai vu que le repos n’était plus fait pour moi.

MEMNON

Quoi, Seigneur ?

PHARNABAZE

Dans l’éclat où je passe ma vie,
Je redoute à la fois l’imposture et l’envie,
15 Leurs traits également m’attaquent chaque jour,
Et ma fortune en craint un funeste retour.
Ainsi pour les forcer l’une et l’autre à se taire,
J’observe tous mes pas avec un oeil sévère,
Je crains à tous moments qu’un trop vaste pouvoir
20 Me porte quelque jour à trahir mon devoir,
Ou que persuadé qu’on ne peut le détruire,
Je néglige les soins que je dois à l’Empire !
Quelque soit pour nous la tendresse des rois,
Un moment leur suffit pour faire un autre choix ;
25 En vain nous prétendons par d’assidus services,
D’un monarque inquiet arrêter les caprices ;
Un seul mot contre nous à propos avancé,
Un seul de nos projets par les sort renversé,
Détruit dans un instant toute le confiance
30 Que nous donnaient trente ans de peine et de prudence ;
1
Et souvent pour remplir les emplois les plus grands,
On y place après nous d’indignes concurrents
Qui pour toute vertu ne possèdent peut-être
Que l’art de savoir feindre et de flatter leur maître.
35 Mille exemples connus de ces fameux revers
Sur ce péril pressant tiennent mes yeux ouverts,
Et me font redoubler le zèle qui m’anime ;
Mais du bonheur public je deviens la victime,
Et mon coeur accablé des efforts que je fais
2
40 Donne à tous un repos qu’il ne goûte jamais.

MEMNON

Eh ! Pourquoi vous gêner d’une crainte importune ?
Seigneur, tant de vertu soutient votre fortune.
Que personne n’osant y prétendre après vous,
Ce rang que vous tenez ne fait point de jaloux ;
45 Alcibiade seul pouvait mieux qu’un autre
Égaler dans l’État sa puissance à la vôtre,
Et partager du roi l’estime et la faveur,
Mais l’éclat de ce rang n’a point flatté son coeur,
Et ce héros cherchant un séjour plus tranquille.
50 Dans les murs de Sardis a choisi son asile,
Où depuis plus d’un an son sort enseveli
Demeurerait peut-être en un profond oubli,
Si l’univers entier occupé de sa gloire
Pouvait un seul moment en perdre la mémoire.

PHARNABAZE

55 Ah ! Que n’est-il encore engagé près du roi ?
Que ne partage-t-il son coeur et mon emploi ?
Ce fut par mes avis que proscrit de la Grèce
Fuyant d’un peuple ingrat la fureur vengeresse
Il vient vers Artaxerce, et sut trouver en lui
60 Un maître généreux, un salutaire appui.
Bien que ce grec lui seul auteur de nos alarmes
Eut longtemps arrêté les progrès de nos armes,
Affaibli notre empire, et dans mille combats
Embrasé nos vaisseaux, immolé nos soldats ;
65 Cependant peu de jours après son arrivée,
Je vis au plus haut rang sa fortune élevée,
Je vis même le roi se confier à lui,
Artémise à la Cour devenir son appui,
Et Palmis lui marquant une bonté sincère,
70 Applaudit aux bienfaits dont le comblait son père
D’abord voyant tomber cet honneur infini
Sur un chef étranger qu’Athènes avait banni,
J’en sentis, je l’avoue, une secrète peine.
Mais bientôt sa vertu triompha de ma haine ;
75 Il m’aima, je l’aimai, chacun avec ardeur
De l’État par ses soins soutenait la grandeur,
Quand on vit de la Cour partir Alcibiade,
On veut le retenir, rien ne le persuade ;
D’une étroite amitié j’arrête en vain les noeuds,
80 En vain le Roi s’empresse à prévenir ses voeux,
Ni ses nouveaux bienfaits, ni les soins des princesses,
Ni d’une Cour en pleur les pressantes caresses
Ne purent avec nous l’arrêter un moment,
Il s’imposa lui-même un dur bannissement.
85 Vous qui depuis un mois le voyez à toute heure,
Dites-moi, que fait-il dans sa triste demeure ?
Quels sont ses sentiments ? Que pense-t-il ?

MEMNON

Seigneur,
Puis-je vous informer de l’état de son coeur ?
Tous mes efforts n’ont pu le découvrir encore,
90 Je ne vous dirai point quel chagrin le dévore ?
Mais les dehors trompeurs de la tranquillité
Nous cachent mille soins dont il est agité ;
Ce mépris de la Cour, cet exil volontaire
Fut trop précipité pour être sans mystère.
95 Il n’en faut point douter, Alcibiade feint,
Dans tous nos entretiens il m’a paru contraint,
Et dans ses sentiments qu’il étale sans cesse,
Son coeur a moins de part, Seigneur, que son adresse.

PHARNABAZE

Mais ses yeux et son coeur ne sont-ils point troublés,
100 De l’aspect des soldats en ces lieux assemblés ?

MEMNON

Vous l’apprendrez, Seigneur, et dans votre entrevue
Il vous découvrira son âme toute nue,
Son secret avec vous ne peut longtemps durer.

PHARNABAZE

Puissai-je le contraindre à me le déclarer !
105 Mais allons voir l’armée, il est temps d’y paraître,
Et déjà disposer à recevoir son maître ;
Pour la dernière fois annonçons aux soldats
Qu’il arrive aujourd’hui pour conduire leurs pas,
Pour verser dans leur sein l’ardeur qui le dévore,
110 Et chercher désormais au-delà du Bosphore
Confondant avec eux et son rang et son sort
L’honneur de la victoire, ou celui de la mort.

MEMNON

Du bruit de votre nom l’armée est prévenue,
Seigneur, et chaque jour attend votre vue.

PHARNABAZE

115 Courons donc vers le camp : mais il faut m’arrêter,
Alcibiade vient, je le dois écouter.

SCÈNE II. Alcibiade, Pharnabaze, Amintas, Memnon. §

ALCIBIADE

Grâce aux bontés du ciel, je puis enfin vous rendre
Seigneur, tous les devoirs que vous pouvez attendre
D’un coeur reconnaissant d’un ami généreux,
120 Persécuté du sort, et toutefois heureux,
Si le temps, et les Grecs, dont je suis la victime
N’ont point détruit pour moi votre première estime.

PHARNABAZE

Le croiriez-vous, Seigneur, que les Grecs, ou le temps
Eussent changé pour vous mes justes sentiments ?
125 C’est moi qui vous doit tout ; sans cesse ma mémoire
Me rappelle ce jour pour vous si plein de gloire,
Où m’arrachant au fer des grecs victorieux,
Vous prévîntes la mort présentée à mes yeux.
Votre amitié toujours m’est également chère,
130 Mais pour moi votre coeur est-il encore sincère ?
Quand je vous vois ici soigneux de vous cacher,
Vous montrant à regret à qui vient vous chercher,
Et me celant encore avec un soin extrême
Vos maux que je voudrais sentir comme vous-même :
135 Car ne prétendez plus par de faibles raisons,
Satisfaire mon coeur, et calmer mes soupçons.
Un héros tel que vous nourri dans les alarmes,
Dans les soins de la paix, dans la gloire des armes
Qui réglant des États confiés en ses mains
140 Pouvait encore suffire à de nouveaux desseins,
Dont l’âme à la grandeur dès l’enfance enchaînée,
Par de moindres objets ne peut être bornée ;
Un coeur que l’univers eût eu peiné à remplir
Dans un désert affreux peut-il s’ensevelir ?
145 Abandonner un roi qu’il estime, qui l’aime,
Si quelque coup du sort ne l’arrache à lui-même,
Ou si quelque autre soin plus fort que ses désirs
À de grands intérêts m’immole ses plaisirs :
Au nom d’une amitié si rare et si parfaite,
150 Quel chagrin dans ces lieux cause votre retraite ?
Qui vous rend insensible aux faveurs d’un grand roi ?
Parlez, Seigneur, parlez : fiez-vous à ma foi.

ALCIBIADE

Pouvez-vous l’ignorer ? La fureur de la Grèce,
La colère d’Agis qui me poursuit sans cesse,
155 D’un peuple athénien l’injuste cruauté,
Enfin tous mes malheurs n’ont que trop éclaté :
Mais pourquoi rappeler la douloureux histoire
Des maux dont Artaxerxe efface la mémoire ?
Ce généreux monarque à mes soupirs rendu
160 M’a beaucoup plus donné que je n’avais perdu :
Par son heureux secours j’ai pu braver l’envie.
Rétablir ma fortune, et conserver ma vie,
C’en est assez pour moi. Si j’ai quitté la Cour,
Dans le coeur des humains chaque chose à son tour :
165 Tantôt l’ambition y règne en souveraine,
Et dans un autre temps trop de grandeur le gêne,
Selon que le destin réglant nos passions
Par un secret pouvoir conduit nos actions.
Je l’éprouve, Seigneur, et mon âme changée
170 De ses premiers désirs se trouve dégagée,
Loin de l’éclat pompeux que j’ai tant recherché :
Je ne demande plus qu’un asile caché,
J’y jouis d’un repos qu’aucun soin ne traverse,
Les dieux me l’ont donné par la main d’Artaxerce,
175 Puissent ces mêmes dieux prévenant ses souhaits
Au succès attendu conduire ses projets,
Au comble du bonheur porter ses destinées,
Et prolonger ses jours, au prix de mes années.

PHARNABAZE

Je le vois bien, Seigneur, je deviens indiscret,
180 Je ne vous presse plus, gardez votre secret,
Mais ne m’abusez point par une indigne feinte.

ALCIBIADE

Eh bien, Seigneur, s’il faut m’expliquer sans contrainte,
J’ai cru que je devais être éloigné du roi.
Tandis que dans la Grèce il va porter l’effroi :
185 Peut-être le succès trompant son espérance,
Artaxerce eût sur moi fixé sa défiance,
Et cru que j’aurais pu par des avis secrets
Pour sauver mon pays trahir ses intérêts :
Voilà quelle pensée à m’éloigner m’engage.

PHARNABAZE

190 Eh ! Sur quoi fondez-vous un si triste présage ?
Vous offensez le roi, vous connaissez son coeur,
Magnanime, constant.

ALCIBIADE

Je le connais, Seigneur,
Il a mille vertus dignes du diadème,
Mais avec ses vertus, je le sais de vous-même,
195 Superbe, soupçonneux, et prompt à s’irriter,
Dans ses premiers transports rien ne peut l’arrêter.
Enfin, pour confirmer ma conduite passée,
Thémistocle est toujours présent à ma pensée,
Ce grec persécuté vint chercher un appui
200 Dans les mêmes climats où je suis aujourd’hui,
Xerxes en sa faveur prodigua sa puissance,
L’honora de ses soins et de sa confiance :
Mais dieux ! Qu’il paya cher ces honneurs éclatants,
Pour les avoir voulu conserver trop longtemps ;
205 Les courtisans de Perse ardents à sa ruine,
3
Rappelèrent si haut l’affront de Salamine,
Que Xerxes animé par leurs cris éternels
Pris insensiblement leurs sentiments cruels,
Et l’on vit les effets de leur jalouse envie
210 Contraindre Thémistocle à terminer sa vie,
Son sort, Seigneur, semblait m’annoncer mon destin.
Je ne crains point la mort, mais s’il faut qu’à la fin
Aux yeux de l’univers je m’immole moi-même
Je veux pouvoir goûter cette douceur extrême,
215 Que mon trépas alors soit au moins imputé
À ma vertu plutôt qu’à la nécessité.

PHARNABAZE

Artaxerce, Seigneur, domptera ce caprice,
Et vous deviez lui rendre un peu plus de justice ;
Il vient, vous le verrez ; mon zèle et mon devoir
220 Me pressent à l’envi de l’aller recevoir.

ALCIBIADE

Je vous suivrai, Seigneur, j’allais pour vous le dire
Vous chercher...

PHARNABAZE

C’est assez, Seigneur, je me retire,
On m’attend dans le camp, soyez prêt à partir,
Memnon dans un moment viendra vous avertir.

SCÈNE III. Alcibiade, Amintas. §

AMINTAS

225 Après un tel aveu nous vous verrons reprendre
Le rang dont vos soupçons vous avaient fait descendre.
Artaxerce, Seigneur, entendra vos discours,
Et d’un scrupule vain arrêtera le cours :
Allez, et qu’une fois encore la Grèce admire
230 Le pouvoir d’un proscrit dans cet auguste Empire,
Qu’à son tour votre nom la force de trembler.

ALCIBIADE

Enfin voici le jour qui me doit accabler,
Où malgré mes efforts, ma fuite, et mon adresse
L’univers apprendra ma dernière faiblesse.

AMINTAS

235 Que dites-vous,Seigneur ?

ALCIBIADE

Le roi vient, Amintas,
Artémise, Palmis accompagnent ses pas.
J’ai fuit de la Cour, leur approche m’étonne,
À de nouveaux transports mon âme s’abandonne,
Tu connais mon penchant, tu vois couler mes pleurs,
240 Et l’état où je suis t’apprend tous mes malheurs.

AMINTAS

Je vous entends, Seigneur, j’en pénètre la cause,
Faut-il que de vos jours encore l’amour dispose ?
Après tant de périls avec peine évités
Osez-vous vous lier au joug dont vous sortez ?
245 Ne vous souvient-il plus, quelle fuite cruelle
D’embarras, de remords, de contrainte mortelle,
Quel funeste poison a versé sur vos jours
De vos attachements le déplorable cours ?
Pardonnez-moi, Seigneur, je ne saurais me taire,
250 Et je vous trahirais si j’étais moins sincère ;
De vos travaux l’amour vous a ravi le fruit,
Et de votre nom même a profane le bruit.
Quel guerrier couronné dans mains de la victoire
Porta jamais si loin sa valeur et sa gloire ?
255 Quel héros avec vous aurait-on comparé ?
Si votre coeur jamais ne se fût égaré,
Et n’eut fait voir souvent par un mélange injuste,
Des faiblesses d’amour dans une vie auguste :
Ah ! Seigneur, rappelez ce fatal souvenir.

ALCIBIADE

260 Hélas ! Qu’est-il besoin de m’en entretenir ?
Mon penchant à l’amour, je l’avouerai sans peine,
Fut de tous mes malheurs la cause trop certaine ;
Mais bien qu’il m’ait coûté des chagrins, des soupirs,
Je n’ai pu refuser mon âme à ses plaisirs ;
265 Car enfin, Amintas, quoiqu’on en puisse dire,
Il n’est rien de semblable à ce qu’il nous inspire ;
Où trouve-t-on ailleurs cette vive douceur
Capable d’enlever et de charmer un coeur ?
Ah ! Lorsque pénétré d’une amour véritable,
270 Et gémissant aux pieds d’une objet adorable
J’ai connu dans ses yeux timides ou distraits
Que mes soins de son coeur avaient troublé la paix,
Que par l’aveu secret d’une ardeur mutuelle
La mienne a pris encore une force nouvelle ;
275 Dans ses tendres instants j’ai toujours éprouvé
Qu’un mortel peut sentir un bonheur achevé.

AMINTAS

Ah ! Quel indigne aveu, Seigneur, osez-vous faire.

ALCIBIADE

Je le fais, Amintas, sans honte et sans mystère ;
Ah ! Si j’ai succombé dans mes premiers transports
280 Toute la Grèce a vu les fruits de mes remords ;
J’aurais lieu de rougir si sans aucun scrupule
J’abandonnais mon coeur aux ardeurs dont il brûle ;
Si toujours aveuglé par l’amour des plaisirs
Leurs appas eurent seuls attiré mes désirs ;
285 Mais sur moi ma raison a pris assez d’empire
Pour m’arracher cent fois au penchant qui m’attire :
Toi-même tu m’as vu confus de mes erreurs,
Changeant de lâches feux en de nobles fureurs,
Pour effacer des traits honteux à ma mémoire,
290 D’un pas plus assuré courir après la gloire.
Enfin si de ma vie on observe le cours,
On y pourra compter quelques uns de mes jours ;
Passez dans le repos, perdu dans la mollesse ;
Mais pour un de ces jours marqués par ma faiblesse,
295 On y verra dix ans l’un à l’autre enchaînés
Par mille exploits fameux justement couronnés.
Tu vois que sans chercher d’excuse à mes caprices
J’avoue également mes vertus et mes vices ;
Je te découvre ici mes sentiments secrets,
300 Mais sache qu’un grand coeur ne se fâche jamais ;
Et veut sans se parer d’un indigne artifice,
Qu’à son nom l’univers puisse rendre justice.

AMINTAS

Par tant d’illustres faits votre nom consacré
Seigneur, dans l’avenir doit être révéré ;
305 Nos neveux...

ALCIBIADE

Est-il temps de tenir ce langage
Quand mon dernier malheur accable mon courage ?
Par tes sages conseils aide à le ranimer,
Et modère l’ardeur qui me va consumer.
Je verrai Palmis : quelle approche terrible ?
310 Et brûlant à ses yeux, paraîtrai-je insensible ?
Pourrai-je encore garder ce silence obstiné,
Où par un juste effort je m’étais condamné ?
En te nommant, Palmis, sans te dire autre chose,
Je t’apprends tous les maux où le destin m’expose ;
315 Persécuté, proscrit, fugitif en ces lieux,
Vers elle j’ai porté mes voeux audacieux,
En vain mille beautés dans la Perse adorées
Contre ma liberté paraissaient conjurées
En vain leur doux regards et leur accueil flatteur
320 Près d’elles m’annonçaient un facile bonheur :
En vain mille soins la Princesse Artémise
Semblait sur mon repos former quelque entreprise,
Et m’accorder l’honneur de vivre sous ses lois ;
Honneur que son orgueil refuse à tant de rois
325 Elle qui par le sang unie aux rois de Perse,
S’est acquis l’amitié, l’estime d’Artaxerce
Que l’on voit chaque jour par de nouveaux bienfaits
Assurer sa fortune, et combler ses souhaits.
Je fus aveugle à tout, mon âme trop blessée,
330 De la seule Palmis occupa ma pensée,
Lui consacra mes voeux, et ferma pour jamais
Et mes yeux et mon coeur pour les autres objets ;
Et que peut-on aimer, justes dieux, auprès d’elle ?
Ses beautés, ses vertus n’ont rien d’une mortelle :
335 Le ciel en la formant épuisa ses faveurs,
Et sa présence embrase ou trouble tous les coeurs :
Un mélange confus de louanges secrètes,
Des cris, d’étonnement, de plaintes inquiètes ;
De soupirs étouffés d’inutiles souhaits
340 Lui marquent chaque jour l’effet de ses attraits.
Sitôt qu’elle paraît tout murmure autour d’elle,
Aux suprêmes grandeurs sa fortune l’appelle :
Que de justes raisons d’enfler sa vanité ?
Cependant de son coeur la modeste fierté
345 Semble de ses appas ignorer la puissance,
Et jouit sans orgueil des droits de sa naissance.

AMINTAS

En vain vous m’étalez des charmes de Palmis,
Seigneur, tout l’univers en célèbre le prix ;
Mais de les adorer il fallait vous défendre,
350 D’un amour si fatal que pouvez-vous attendre ?

ALCIBIADE

Le sort le plus cruel, mille tourments affreux,
Et que sais-je, peut-être un trépas rigoureux ;
Car enfin malgré moi quelque éclat de ma flamme
Découvrira ma feinte, et l’état de mon âme :
355 Artaxerce indigné de l’orgueil de mon choix,
Lui le moins indulgent et le plus fier des rois,
Trop jaloux du respect qu’on doit à sa famille,
D’un téméraire amour voudra venger sa fille ;
S’immolera ma vie, ou pour mieux me punir
360 De la Perse avec honte il me fera bannir ;
Je le vois, je perdrai par cette ardeur funeste
L’asile le plus sûr, et le seul qui me reste :
Telle est ma destinée, un autre amour jadis
Me fit chasser de Sparte et de la Cour d’Agis ;
365 De mes feux pour Palmis j’avais prévu la suite,
Mes terreurs de la Cour avaient hâté ma fuite ;
Je courus vers ces lieux, mais j’ai beau m’y cacher,
Jusques dans ces déserts Palmis vient me chercher
Contre elle désormais quel parti doit-je prendre ?
370 Je ne puis fuir plus loin, et je n’ose l’attendre :
Ciel, de cet embarras ne pourrai-je sortir ?

SCÈNE IV. Alcibiade, Memnon, Amintas. §

MEMNON

Pharnabaze, Seigneur, vous attend pour partir.

ALCIBIADE

Allons donc, suspendons une crainte importune
Et remettons aux dieux le soin de ma fortune.

ACTE II §

SCÈNE PREMIÈRE. Alcibiade, Amintas. §

AMINTAS

375 Où courez-vous, Seigneur ; quoi, fuyez-vous le roi?

ALCIBIADE

Je ne sais où je suis, Amintas laisse-moi.
Je fuis tous les objets dans ma douleur extrême,
Et je voudrais pouvoir me cacher à moi-même.
Dieux, j’ai revu Palmis, mon amour redoublé
380 Par ma faible raison ne peut être réglé :
Je ne vois plus le rang où le ciel l’a fait naître,
Je ne me souviens plus qu’Artaxerce est mon maître.
Que mon honneur, mes jours sont soumis à ses lois,
Je ne me souviens plus de ce que je lui dois ;
385 Je songe seulement à mon sort déplorable,
Je songe à m’affranchis d’une fardeau qui m’accable,
À rompre ce silence indigne d’un grand coeur.

AMINTAS

Juste Ciel ! Quel dessein ? Contraignez-vous, Seigneur,
De ce fatal secret vous savez l’importance,
390 Souffrez plutôt encore en gardant le silence,
Que de vous exposer à des malheurs plus grands.

ALCIBIADE

Qu’est-il de plus affreux que les maux que je sens ?
J’éprouve en ce moment tout ce qu’à de funeste
Pour accabler un coeur la colère céleste ;
395 Moi qu’un sort favorable avait accoutumé
Aux transports les plus doux, au plaisir d’être aimé.
Quel changement, grands dieux ! Quels effort pour une âme,
J’aime plus que jamais, et tout plein de ma flamme
Je contraints mes désirs, je dévore mes pleurs, ;
400 Ah ! Peut-il m’arriver de plus cruels malheurs ?
C’en est trop, finissons et mon trouble et mes craintes,
Courons chercher Palmis, qu’elle entende mes plaintes ;
Je ne balance plus, l’amour au désespoir
N’écoute ni conseil, ni raison, ni devoir :
405 Eh, quelle est la beauté qu’un tendre amour offense ?
Quel coeur n’en conçoit point quelque reconnaissance ?
Allons, redoutons moins un téméraire aveu,
Il peut m’être permis de me flatter un peu.
Que dis-je, malheureux, que pensai-je, où m’entraîne
410 L’essor impétueux de mon audace vaine ?
Ah ! Mon coeur, que tu vas payer cher ta fierté,
Toujours bien loin de toi tes voeux t’ont emporté,
Enflé de tes succès, et du bruit de ta gloire,
Tu ne t’es plus connu, tes lauriers t’ont fait croire
415 Qu’après avoir souvent humilié des rois,
L’univers n’avait rien au-dessus de ton choix.
La Grèce t’a nourri dans cette erreur fatale ;
Mais dans la Perse, à moins d’une naissance égale,
Pour la fille d’un roi tu ne peux soupirer,
420 Apprends que ce défaut ne se peut réparer ;
C’est une loi reçue ; ô ciel qu’elle est injuste ?
Quoi, dépend-il de nous d’être d’un sang illustre ?
Enfin est-il des prix qu’on puisse mériter
Que la seule vertu ne doive souhaiter ?

AMINTAS

425 Dans la Grèce, Seigneur, la vertu toute nue
Par son mérite seul est assez soutenue,
Et sans parer son nom de titres fastueux,
On est grand parmi nous quand on est vertueux.
Mais ici nos décrets, nos moeurs et nos maximes,
430 Perdent toute leur force, et passent pour des crimes.
Une crainte servile est le premier devoir
Qu’imprime dans les coeurs un absolu pouvoir :
Tout tremble, tout fléchit sous la grandeur suprême,
Heureux dans ces climats qui porte un diadème,
435 Ou qui peut se vanter d’être sorti d’un sang
Qui le peut quelque jour élever à ce rang.
Cessez donc de poursuivre un projet inutile,
Ne perdez point en vain votre dernier asile ;
Ces rois qui d’Artaxerce accompagnent les pas,
440 Qui lui font un tribut d’armes et de soldats ;
Les princes ses voisins, et ceux de sa famille
Ont des yeux comme vous, et brûlent pour sa fille ;
Sans doute quelqu’un d’eux s’est déjà déclaré,
Et du coeur de Palmis s’est peut-être emparé ;
445 Votre amour fait lui seul les maux qui vous arrivent :
Cessez... mais le roi vient, les princesses le suivent.

SCÈNE II. Artaxerce, Palmis, Artémise, Alcibiade, Pharnabaze, Memnon, Amintas, Amestris, Barsine, Gardes. §

ARTAXERCE

Enfin, grâces aux dieux, nous sommes dans Sardis,
Ma fille mille soins occupent mes esprits ;
Souffrez que de ces soins la suite nécessaire
450 Pour quelque temps ici vous cache votre père,
Allez vous reposer dans votre appartement,
Je veux entretenir Artémise un moment,
L’instruire d’un secret où son coeur s’intéresse.

ARTÉMISE

Moi, Seigneur ?

ARTAXERCE

Oui, Madame, et vous que l’on nous laisse.

SCÈNE III. Artaxerce, Artémise. §

ARTAXERCE

455 Voici le jour fatal que j’ai tant souhaité.
Madame, où ce dessein si longtemps concerté
D’emporter sur la Grèce une entière victoire,
Doit marquer à jamais ou ma honte ou ma gloire,
Mes soldats sont tout prêts, et les vents et les eaux
460 Semblent pour me conduire attendre mes vaisseaux ;
Un mouvement secret vers la Grèce m’appelle,
Mais parmi tous les soins que ce jour renouvelle,
Alcibiade seul fait mon plus grand ennui,
Près de moi dans ma Cour vous fûtes son appui ;
465 C’est pour cette raison que j’ai voulu, Madame,
Vous confier son sort, et vous ouvrir mon âme.

ARTÉMISE

Eh quoi ! N’avez-vous pas assuré son destin ?
Par vous de ses malheurs n’a-t-il pas vu la fin ?
C’est vous qui dans ces lieux réparant sa misère.

ARTAXERCE

470 Je n’ai rien fait alors que ce que j’ai dû faire ;
La Perse jouissait d’une profonde paix,
Mais la guerre aujourd’hui change tous nos projets :
Sera-t-il dans ces murs l’espion de la Grèce :
Lorsqu’elle servira ma fureur vengeresse,
475 Que j’irai l’attaquer, laisserai-je à Sardis
Un Grec pour lui donner mille secrets avis ?
Ne nous assurons point sur le sanglant outrage
Dont les Athéniens ont payé le courage,
Nous voyons tous les coeurs que la Grèce a nourris,
480 Du soin de sa grandeur si vivement épris,
Que bannis de son sein, accablez d’injustices,
Ils lui font chaque jour de nouveaux sacrifices,
Trop heureux de pouvoir partout leur sang versé
Servir un seul moment leur pays menacé.

ARTÉMISE

485 Ah ! Seigneur, à ce Grec vous faites trop d’injure,
Contre ces sentiments sa vertu vous rassure,
Sa fuite de la Cour, et l’éclat de son nom
Le mettent à couvert de ce honteux soupçon,
Les Grecs ne l’ont-ils pas chassé de sa patrie ?
490 Il conserve contre eux une juste furie ;
Mais qu’il aille avec vous, vous ne craindrez plus rien,
Seigneur, et sa valeur le justifiera bien.

ARTAXERCE

Ah ! S’il le faut avec moi le mener dans la Grèce,
Ne sentira-t-il point encore quelque tendresse
495 À l’aspect de ces lieux, de sa gloire témoins,
Qui furent si longtemps l’objet de tous ses soins ;
Insensible et fidèle à nos mortelles haines,
Verra-t-il d’un oeil sec tomber les murs d’Athènes
Et refusera-t-il son bras victorieux
500 À la Grèce mourante, et mourante à ses yeux ?
Ah ! Sans trop l’accuser d’une humeur inconstante,
La haine céderait à la pitié présente ;
Ainsi soit qu’il demeure, ou qu’il vienne avec moi,
Il me gêne partout, partout je crains sa foi ;
505 Ce n’est pas tout. Des Grecs la pompeuse ambassade
N’est que pour demander la mort d’Alcibiade.

ALCIBIADE

La mort d’Alcibiade ? Ah ! Pouvez-vous, Seigneur,
Souffrir qu’on vous propose un projet plein d’horreur ?
Ce héros sur la foi de ce fameux asile
510 A cru pouvoir compter sur un destin tranquille,
Et que par vos bontés, plus heureux désormais,
Il jouirait ici d’une éternelle paix,
Quoi ! La mort par vos mains lui serait donc offerte.

ARTAXERCE

Non, je n’ai point, Madame, encore conclu sa perte ;
515 Et puisque de son sort je confère avec vous,
Croyez que je lui garde un traitement plus doux ;
J’estime sa valeur, sa gloire me fut chère,
Il a mile vertus que mon âme révère ;
J’ai conservé sa vie, et veux même aujourd’hui
520 Si le sort y consent, faire encore plus pour lui ;
Mais il faut que l’État, que la raison conspire
Avec l’heureux penchant qui vers ce Grec m’attire,
Et que la politique approuvant sa grandeur
Me mette en liberté d’augmenter sa faveur.
525 Si les ambassadeurs que la Grèce m’envoie
Obtiennent qu’en leurs mains je remette leur proie,
4
La Grèce cède Ephèse, et demande la paix ;
Mais si par un refus je confonds leurs projets,
Ils n’épargneront rien dans l’ardeur qui les presse,
530 Pour calmer ces chagrins et l’attirer en Grèce
Un homme comme lui n’est pas à dédaigner,
Il faut absolument le perdre ou le gagner,
Vous-même concevez par le pressante envie
Que marquent tous les Grecs de s’immoler sa vie
535 Par les soins dont leur haine achète son trépas.
Combien ils craignent tous les efforts de son bras ?

ARTÉMISE

Aux horreurs se son sort dérobez dont sa tête,
Avec lui de la Grèce achevez la conquête,
Contre tant d’ennemis sûr de votre secours
540 Ne l’engagez-vous pas à vous servir toujours ?
Ira-t-il vous devant et l’honneur et la vie
De ses persécuteurs tenter encore l’envie,
Et se déshonorant par un retour ingrat
De tant d’exploits fameux diminuer l’éclat ;
545 Oui si vous l’engagez à la reconnaissance,
Seigneur je vous réponds de son obéissance.

ARTAXERCE

Faites dont plus, Madame, et puisque dans ma Cour
Vous m’assurez pour lui d’un éternel séjour,
Rendez-lui pour jamais ce séjour nécessaire,
550 En redoublant des Grecs la haine et la colère,
Et joignez de si près Alcibiade à moi,
Qu’ils ne puissent jamais se fier à sa foi ;
Pour lui vous avez pris une si forte estime,
À conserver ses jours tant d’ardeur vous anime :
555 Ah ! S’il faut sans détour m’expliquer avec vous
Je serais sûr de lui s’il était votre époux,
Je ne vous prescris point encore cette hyménée,
Il pourrait seul pourtant fixer sa destinée,
Faire taire les Grecs, venger tous ses malheurs,
560 Assurer sa fortune, et finir mes frayeurs.
Surtout ne croyez point qu’ici ma politique,
Immole votre sort à la grandeur publique,
Et vous faisant pour nous cet effort glorieux,
vous ne descendrez point du rang de vos aïeux :
565 Vous verrez votre époux si chéri d’Artaxerce,
Qu’il sera le premier après moi dans le Perse,
Et que toute ma Cour tombant à vos genoux,
Partagera ses soins et son zèle entre nous.
Adieu je ne veux point presser votre réponse,
570 Consultez à loisir ce que je vous annonce :
Je vous verrai dans peu, songez qu’en votre main
De ce fameux proscrit vous tenez le destin.

SCÈNE IV. §

ARTÉMISE, seule.

Quel trouble me saisit, et me rend si timide ?
Aux tendresses du roi je demeure stupide ?
575 Il m’assure un hymen où je n’osais penser ?
Et ma bouche n’a pas un mot à prononcer ;
Inévitable effet d’une joie imprévue !
Transports impétueux dont mon âme est émue,
Espoir flatteur ! Je cède à vos efforts puissants.

SCÈNE V. Artémise, Barsine. §

ARTÉMISE

580 Ah ! Barsine, prends part au plaisir que je sens,
Artaxerce s’apprête à couronner ma flamme,
À remplir ses désirs il exhorte mon âme,
Et me demande enfin comme un effort heureux
De souffrir qu’il m’unisse à l’objet de mes voeux.

BARSINE

585 Quoi, Madame, le Roi vous propose lui-même ?

ARTÉMISE

Oui, Barsine, le Roi me donne à ce que j’aime.
Cet amour si longtemps dans mon coeur retenu,
Nourri de tant de pleurs, à toi seule connu,
Que l’orgueil de mon sang regardait comme un crime,
590 Peut paraître sans honte, et devient légitime,
Où plutôt il arrive au comble de ces voeux,
Au moment qu’il n’attend qu’un succès malheureux ;
Et pour croître la joie où mon coeur s’abandonne,
Barsine, Mon bonheur n’est connu de personne.

SCÈNE VI. Palmis, Artémise, Amestris, Barsine. §

PALMIS

595 Je vous cherche Madame, un désir curieux
Précipite mes pas et m’amène en ces lieux ;
Sans offenser le Roi, me pourrez-vous apprendre
Les desseins, les secrets qu’il vous a fait entendre ?
Madame, oserez-vous les fier à ma foi ?

ARTÉMISE

600 Madame, ces secrets ne regardent que moi :
Sans blesser mon devoir je puis vous en instruire ;
Cependant je rougis.

PALMIS

Qu’a-t-il donc pu vous dire ?

ARTÉMISE

Le Roi d’Alcibiade a réglé le destin,
Il veut que dès ce jour je lui donne la main ?
605 Je ne vous cèle point que mon coeur le préfère
Au plus illustre choix qu’Artaxerce eut pu faire,
Et j’ose me flatter qu’une tendre amitié
Vous fait de mon bonheur ressentir la moitié.
Madame, pardonnez, je vous laisse avec peine,
610 Mais je veux que du camp Pharnabaze revienne,
Je vous quitte un moment pour le faire avertir.

SCÈNE VII. Palmis, Amestris. §

PALMIS

Non, non, à son bonheur je ne puis consentir.

AMESTRIS

Ciel !

PALMIS

Je ne prétends point vous cacher ma surprise,
Ni mes chagrins secrets sur l’hymen d’Artémise,
615 Dès mes plus jeunes ans soumise à vos avis,
Je ne me repens point de les avoir suivis ;
Mais je sens qu’aujourd’hui toute votre sagesse
Aura peine à calmer la douleur qui me presse.

AMESTRIS

Madame au nom des dieux finissez ce discours,
620 Gardez-vous à jamais d’en reprendre le cours,
Et ne m’affligez point par une confidence
Indigne de mes soins et de ma naissance.

PALMIS

Cependant, c’est vous seule, ô ma chère Amestris,
Qui pouvez redonner le calme à mes esprits,
625 Et par ces mêmes soins à qui ma douleur cède,
Suspendre ou soulager l’ennui qui me possède.

AMESTRIS

C’en est donc fait, grands dieux votre esprit confondu
D’un poison dangereux ne s’est point défendu :
Insensible au bonheur que goûte un coeur tranquille
630 Aveugle aux longs tourments d’une flamme inutile
Pour un vil étranger le fille d’un grand roi
Brûle d’un feu secret sans honte et sans effroi.

PALMIS

Je ne sais si l’on doit donner le nom de flamme
Aux mouvements confus qui déchirent mon âme ;
635 Mais je ne peux souffrir les traits injurieux
Dont vous osez noircir un héros glorieux,
Pouvez-vous ignorer la gloire de sa vie ?
Ah ! Ce vil étranger digne objet de l’envie,
Ce banni, ce proscrit que vous me reprochez,
640 Du monde entier sur lui tient les yeux attachés ;
C’est lui dont la valeur tant de fois couronnée
Ranima la vertu de la Grèce étonnée,
Qui forçant la fortune à seconder son bras,
Vainquit autant de fois qu’il donna de combats ;
645 C’est lui dont les regards, et dont le front auguste
Font naître une tendresse aussi prompte que juste,
Et s’il faut encore plus pour le combler d’honneur
Lui seul a pu troubler le repos de mon coeur.

AMESTRIS

Et depuis quand ce coeur s’est-il rendu sensible ?
650 Lui qui dans ses devoirs paraissait inflexible,
Qui les remplissait tous sans trouble et sans regret.

PALMIS

Pouvez-vous ignorer ce funeste secret ?
Je ne vous celai point ma première surprise,
Je la sens réveillée par l’espoir d’Artémise
655 Il me trouble, il me gêne, il déchire mon coeur,
Et ses heureux transports irritent ma douleur.

AMESTRIS

Ah ! Que me dites-vous, quoi votre âme agitée
Par tant d’égard pressants ne peut être arrêtée ?
D’Artémise en secret vous condamnez l’espoir ?
660 Et quel projet contre elle osez-vous concevoir ?
Quoi ! Vous flatteriez-vous qu’un honteux hyménée,

PALMIS

Je n’ai point oublié le rang où je suis né ;
Je sais combien du sang l’impérieuse loi
A mis de différence entre Artémise et moi,
665 Qu’Alcibiade enfin peut s’unir avec elle,
Qu’à l’hymen d’un grand roi ma naissance m’appelle,
Je le sais. Mais les lois et ces pompeux discours,
Conte un charme puissant sont d’un faible secours :
Lorsqu’on trouve un héros d’un mérite suprême,
670 Qu’il fait en sa faveur parler la vertu même,
Qu’il paraît seul aimable et seul digne de vous,
De ces occasions que le penchant est doux ?
Qu’un coeur en cet état qui se fait violence
Pleure souvent l’honneur d’une illustre naissance ?

AMESTRIS

675 Madame, c’en est trop, redoublez vos efforts,
Étouffez ou calmez ces indignes transports,
Je crains que votre gloire, et que sur votre vie.

PALMIS

Non, j’ose défier tous les traits de l’envie,
Plus par ces mouvements mon coeur est combattu,
680 Et plus vous connaîtrez ce que peut ma vertu,
Quand ce même guerrier n’eut cherché qu’à me plaire,
Il eut reçu de moi des mépris pour salaire.
Cependant, et telle est l’injustice d’un coeur
Dont l’amour en secret s’est rendu le vainqueur,
685 Je ne saurais souffrir qu’un autre eut l’avantage
D’arrêter dans ses fers ce superbe courage ;
Mais c’est trop prolonger d’inutiles discours ;
Observons avec soin leur sort et leurs amours,
Puisque je perds ce coeur à qui ma fierté cède,
690 Dieux puissants, empêchez qu’un autre le possède.

ACTE III §

SCÈNE PREMIÈRE. Artémise, Pharnabaze, Barsine. §

ARTÉMISE

Oui du plus grand péril votre ami menacé
Ignore comme vous tout ce qui s’est passé ;
La Grèce s’humilie, et par son ambassade
Nous demande aujourd’hui la mort d’Alcibiade :
695 Artaxerce rempli des soins de sa grandeur
De ce Grec malheureux honore la valeur,
Estime sa vertu, mais craignant pour la Grèce
Quelque jour dans son coeur un retour de tendresse,
Sans pouvoir démêler si ses vrais intérêts
700 Demandaient qu’à ce prix il conclut cette paix,
Surtout ne croyant point sa perte légitime,
Mais des plus noirs soupçons malgré lui la victime
Il m’a fait voir les soins qui troublaient son repos,
Et m’a fait mille fois trembler pour ce héros.

PHARNABAZE

705 Ah ! Que m’apprenez-vous ! Ciel !

ARTÉMISE

Écoutez le reste.
Il est enfin sorti de ce trouble funeste ;
L’amour d’Alcibiade a repris le dessus,
Et la Grèce bientôt entendra ses refus,
Aux horreurs de son sort, aux rigueurs de l’envie,
710 Il dérobe à jamais une si belle vie ;
Mais il veut l’attacher au destin des Persans,
Par des droits si sacrés, par des noeuds si puissants,
Qu’assurés désormais, et contents l’un de l’autre,
Le bonheur de ses jours soit fondé sur le nôtre ?
715 Enfin pour s’assurer de lui le croirez-vous ?

PHARNABAZE

Quoi ! Madame.

ARTÉMISE

En ce jour il en fait mon époux,
Il ne m’a point pourtant prescrit cet hyménée,
Et même ma réponse encore n’est pas donnée ;
C’est vous que j’ai choisi pour la porter au roi,
720 Vous serez plus tranquille et plus libre que moi ;
Dites-lui que mon âme à ses lois est soumise,
Et qu’il peut à son gré disposer d’Artémise.

PHARNABAZE

Qu’Alcibiade ici trouve un sort glorieux ?
Il l’ignore, Madame, ah ! Souffrez qu’en ces lieux
725 Pharnabaze l’amène, et qu’il puisse l’instruire.

ARTÉMISE

On vient. Parlez au roi : Seigneur je me retire.

SCÈNE II. Ataxerce, Pharnabaze, Memnon. §

ARTAXERCE

Artémise m’évite et s’éloigne d’ici.

PHARNABAZE

De ses desseins par moi vous serez éclairci,
À vos ordres, Seigneur, elle est prête à se rendre.

ARTAXERCE

730 Qu’on cherche Alcibiade, il faut lui faire entendre
Quels bienfaits, quels honneurs l’attendent en ces lieux,
J’ai caché mes soupçons et son sort à vos yeux,
Pharnabaze, j’ai craint votre amitié fidèle,
Et je n’ai pas voulu commettre votre zèle
735 Avec les intérêts d’un ami tel que lui ;
Mais enfin ses malheurs finiront aujourd’hui,
J’espère que charmé du prix dont je l’honore,
Il sera le premier à passer le Bosphore,
Et qu’au bruit de son nom tous les Grecs étonnés
740 Livreront aux Persans leurs ports abandonnés ;
Mais cependant parlez, vous avez vu l’armée,
À remplir mes désirs paraît-elle animée ?

PHARNABAZE

Instruite de l’approche et des voeux de son Roi,
Elle n’épargne rien pour lui prouver sa foi,
745 Déjà chaque soldat s’applaudit et s’empresse
De redoubler encore sa force et son adresse ;
On voit au gré des vents voler les étendards.
Le fer étincelant brille de toutes parts,
Sans attendre des chefs l’ordre ni la menace,
750 Chacun cherche son rang, le démêle et s’y place
Parmi tant de guerriers nés sous tant de climats,
Il n’est soupçons jaloux, trahisons ni débats,
Opposés dans leurs moeurs, ils semblent ne plus l’être,
Pour répondre encore mieux à l’espoir de leur maître,
755 Enflammez et remplis de pareils mouvements,
Ils ont mêmes désirs et même sentiments,
Et d’instant en instant chacun d’eux renouvelle
Le serment de voler où son pince l’appelle.

ARTAXERCE

Vous versez dans mon coeur les plaisirs les plus doux,
760 J’irai dans un moment, mais on vient, laissez-nous.

SCÈNE III. Artaxerce, Alcibiade. §

ARTAXERCE

Approchez, il est temps de finir l’un et l’autre
Les importuns soupçons de mon coeur et du vôtre,
Oublions les raisons qui vous firent quitter
Des lieux où tout semblait vous devoir arrêter,
765 Je ne m’attendais pas de vous voir disparaître
Dans un temps... Mais enfin vous en étiez le maître
Par votre éloignement vous n’aurez rien perdu,
Reprenez près de moi le rang qui vous est dû.

ALCIBIADE

Ah ! Puis-je...

ARTAXERCE

Pour répondre à ma faveur nouvelle,
770 Il ne faut que vos soins, vos conseils, votre zèle.
Enfin, j’en ai besoin encore plus que jamais,
Et pour les obtenir j’y joins vos intérêts.
Vous savez qu’en ces lieux une nombreuse armée
Sous moi depuis longtemps à vaincre accoutumée
775 Attend l’ordre fatal qui doit la faire agir,
Et ne sait de quel rang ses traits doivent rougir ;
C’est du sang de la Grèce. Oui, c’est votre patrie
Qui doit de cette armée éprouver la furie,
Les Grecs vous ont banni, nous sommes outragés
780 Mais j’ose me flatter que nous serons vengés.

ALCIBIADE

Rien ne peut résister à l’effort de vos armes,
Toute l’Europe en tremble, et la Grèce en alarmes
Croit déjà...

ARTAXERCE

Finissez un discours trop flatteur,
Et ne présumez pas que plein de ma grandeur
785 Ébloui de l’éclat de cet empire immense,
Dont cent peuples divers composent la puissance,
Je pense sans péril dompter des ennemis
Que tant d’illustres rois n’ont jamais vu soumis ;
Ainsi, sans me flatter avec toute la terre,
790 Parlez ? Comment faut-il conduire cette guerre ?
Quel succès croyez-vous que j’en doive espérer ?
En quels lieux, en quel temps, par où faut-il entrer ?

ALCIBIADE

Puisque vous l’ordonnez, et que sans vous déplaire,
Puissant roi désormais je ne puis plus me taire,
795 Je parlerai du moins avec la liberté
D’un Grec qui ne doit point cacher la vérité !
Vous allez attaquer des peuples indomptables
Sur leurs propres foyers plus qu’ailleurs redoutables
Qui ne comptent pour rien les caprices du sort,
800 Toujours certains de vaincre ou de braver la mort ;
Des peuples élevés dès leur plus tendre enfance
Dans l’amour du travail et de l’obéissance,
Qui pour braver la honte et le joug étranger
Chercheront à l’envi la gloire et le danger,
805 Tout votre or ne saurait y faire un infidèle,
Nés tous pour la patrie, et pleins du même zèle ;
Vous les verrez unis et jaloux de leurs droits,
Défendre constamment leurs pays et leurs lois ;
Surtout ne croyez pas pour vous faire un passage
810 Choisir quelque endroit faible en prendre l’avantage ;
Les Grecs sur leur valeur fondant tout leur espoir,
De l’assiette des lieux n’osent se prévaloir,
Tout est égal pour eux. Quand le péril commence,
Ils volent vers l’endroit où l’ennemi avance,
815 De leur seule vertu jusqu’au bout soutenus,
Toujours fiers, toujours prêts, et jamais prévenus ;
Ce n’est pas tout encore. Ah ! Si dans ces contrées
Par de si vastes mers des vôtres séparés
Affaibli de soldats et privé de secours,
820 Quelque revers troublait le bonheur de vos jours,
Soutiendrez-vous les Grecs la valeur triomphante ?
Vous en avez, Seigneur, une preuve éclatante ;
Ils ont terni l’éclat de cet empire heureux,
Darius et Xerxes ont-ils rien pu contre eux ?
5
825 L’un vit à Marathon éclater sa faiblesse,
Les seuls Athéniens y vengèrent la Grèce ;
Xerxes qui le suivit dépeupla ses États,
Il fit gémir les mers du poids de ses soldats,
Des monts les plus affreux il perça les barrières,
830 Et son immense camp fit tarir les rivières.
Que produisit enfin l’amas prodigieux
D’hommes et de vaisseaux qu’il tira de ces lieux ?
6
Trois cent grecs retranchés au pas des Thermopyles ;
Rendirent en un jour ces efforts inutiles,
835 Et les Athéniens aimèrent mieux cent fois
Abandonner leurs murs, que d’attendre sous ses lois;
J’ignore le succès que le ciel vous destine ;
7
Mais, Seigneur, regardez Platée et Salamine.

ARTAXERCE

Je ne m’attendais pas à ce libre discours,
840 Cependant sans chagrin j’en ai permis le cours :
Vous honorez les Grecs d’une trop haute estime,
De ma juste colère ils seront la victime ;
Non que je les méprise, et veuille me cacher,
Que la pure vertu chez eux se doit chercher ;
845 Mais il est chez ces Grecs des brigues et des haines,
Et des peuples jaloux et de Sparte et d’Athènes ;
Ces peuples m’ouvriront leurs chemins et leurs ports,
Ils viendront avec joie appuyer mes efforts,
Pour détruire l’orgueil de ces villes trop fières,
850 Et les faire sous moi succomber les premières ;
D’ailleurs quels chefs ont-ils qui puissent m’arrêter ?
Si jadis à Xerxes on les vit résister ;
Il avaient Thémistocle, ils avaient Miltiade,
Plus que tous ces guerriers j’ai craint Alcibiade ;
855 Mais il est parmi nous, et ces peuples ingrats
On engagé son coeur à me prêter son bras ;
Oui, j’attends de vous seul cet illustre conquête,
Ah ! Lorsque mes soldats vous verront à leur tête
Que n’oseront-ils point sous un chef tel que vous ?
860 Vengez donc votre exil en servant mon courroux.

ALCIBIADE

Moi, Seigneur ?

ARTAXERCE

Oui, vous-même, il est temps que la Grèce
Ressente par vos mains ma fureur vengeresse,
N’allez point m’opposer par un subtil détour
Que ce pays ingrat vous a donné le jour,
865 Qu’il est toujours honteux d’accabler sa patrie ;
Enfin souvenez-vous qu’Artaxerce vous prie,
Ou plutôt qu’il commande, et c’est assez pour vous ;
Mais pour vous engager par des moyens plus doux
Avant que de tenter cette grande entreprise
870 Je vous offre le coeur et la main d’Artémise.
Le flambeau de l’hymen pour vous doit s’allumer,
J’ai fait ce choix, son coeur l’a daigné confirmer,
Épousez-la. Voyez quel honneur vous prépare,
Malgré les Grecs jaloux, une faveur si rare.
875 Hâtez-vous d’y répondre, allez sur nos autels
Pour témoins de vos feux prenant les immortels
Jurer en même temps la perte de la Grèce,
Confondre des serments de haine et de tendresse,
Et sans vous arrêter à de communs succès
880 Portez votre valeur plus loin que mes souhaits.

ALCIBIADE

Mais quoi, la politique et la saine prudence,
Peuvent-elles souffrir qu’un Grec...

ARTAXERCE

Oui, ma vengeance
Ne peut être remise en de meilleures mains
Qu’en celles d’un guerrier que mille affreux dédains,
885 Mille sanglants affronts ont chassé de la Grèce ;
Mais je vois dans vos yeux des marques de tristesse
Vous recevez mes dons avec tant de froideurs ?

ALCIBIADE

Ah ! Que ne pouvez-vous lire au fond de mon coeur ?

ARTAXERCE

Vous ne répondez rien ? Quel trouble ?

ALCIBIADE

Mon silence,
890 Seigneur, vous dit assez tout ce que mon coeur pense,
De vos dons les plus chers vous voulez m’accabler ?
Mais mon ambition ne saurait m’aveugler,
Accepter vos présents, c’est me charger d’un crime
La princesse Artémise en serait la victime,
895 Si je pouvais souffrir qu’un hymen odieux
Liât mon sort funeste à ses jours glorieux,
Nommez quelqu’un des rois dont les voeux la demandent,
Ne lui dérobez point les honneurs qui l’attendent,
Et ne la forcez pas par une austère loi,
900 D’immoler sa grandeur aux désirs de son roi.
Ce serait trop, Seigneur, je dois encore vous dire
Que pour la dignité de cet auguste Empire,
Ce sont des chefs Persans qui traversant les mers
Doivent perdre les Grecs ou les charger de fers :
905 Choisissant pour les vaincre une main étrangère,
Vous honorez la Grèce et la rendez plus fière,
Voulez-vous qu’on publie un jour dans l’avenir,
Qu’il vous fallut un Grec, Seigneur, pour la punir,
Et qu’elle aurait joui d’un gloire immortelle
910 Si l’un de ses enfants n’eut conspiré contre elle ?

ARTAXERCE

Faibles déguisements, impuissantes raisons !
Je sens plus que jamais renaître mes soupçons,
Je sais ce qu’il faut croire, et toute votre adresse
Ne saurait me cacher votre amour pour la Grèce.

ALCIBIADE

915 Eh bien, Seigneur, eh bien je ne le cèle pas,
J’aurais peine contre elle à vous offrir mon bras,
Pouvez-vous condamner un amour légitime
Qu’un instinct noble et saint dans tous nos coeurs imprime ?

ARTAXERCE

Mais vous souvenez-vous qu’abandonné, proscrit,
920 Enfin, c’est par moi qu’Alcibiade vit ?

ALCIBIADE

Oui je ne dois qu’à vous le jour que l’on me laisse,
Ce souvenir m’occupe et m’anime sans cesse,
Et j’atteste les dieux que mes voeux les plus doux
Seraient que tout mon sang fut répandu pour vous,
925 Mais, Seigneur, Voulez-vous...

ARTAXERCE

Je ne veux rien, perfide,
Je connais ta pensée et le soin qui te guide,
C’en est fait. Indigné de tes lâches refus
À protéger tes jours rien ne m’engage plus ;
Apprends donc que les Grecs me demandent ta tête ;
930 Qu’elle leur tiendra lieu d’une illustre conquête,
Que leurs ambassadeurs arrivent sur mes pas,
Prêts à tout m’accorder pour hâter ton trépas,
Aux yeux de l’univers tu seras la victime,
Je pourrais dans leur mains te remettre sans crime ;
935 Cependant fuis leurs coups, sauve-toi malheureux,
Cours loin de mes États te cacher si tu peux ;
Mais grâce au destin tu vois toute le terre
Attaché à te faire une mortelle guerre
Entouré d’ennemis et de persécuteurs
940 Si tu sors de mes mains tu tombes dans les leurs,
Le ciel même ne peut t’affranchir de l’orage,
Ingrat, dans ce moment rappelle ton courage,
Ton coeur en a besoin, ne t’en prends point à moi,
Et n’impute ta honte et ta perte qu’à toi.

SCÈNE IV. §

ALCIBIADE, seul.

945 Qu’a-t-il dit ! Qu’ai-je fait, et quelle est ma disgrâce,
Justes dieux ! Quel péril, quel destin me menace ?
Hélas ! Qui l’aurait cru qu’après tous mes malheurs
La Grèce encore sur moi déploya ses fureurs ?
Où fuir ? De tous côtés la fuite est inutile,
950 Et pour moi désormais je vois au lieu d’asile
Partout des ennemis, partout des envieux,
Ah ! Puisqu’il faut périr périssons en ces lieux,
Je ne tenterai point une retraite vaine,
Déjà mes tristes jours m’ont coûté trop de peine,
955 Mes indignes terreurs n’ont fait que trop de bruit,
Offrons-nous d’un oeil ferme à la mort qui me suit,
Je n’avais pas prévu qu’un châtiment sévère
Dût suivre le refus que mon coeur vient de faire,
Je me flattais toujours qu’il me serait permis
960 De vivre ici caché, d’y penser à Palmis,
Cette faible douceur, par le sort m’est ravie,
Avec quel soin funeste il termine ma vie,
En me donnant la mort sa barbare fureur
La présente à mes yeux dans toute son horreur,
965 Je perds le jour, banni des lieux de ma naissance,
Suspect à tous les Grecs ; ingrat en apparence,
Je meurs pour mon pays qui poursuit mon trépas,
Et je meurs pour Palmis qui ne le saura pas.

SCÈNE V. Alcibiade, Pharnabaze. §

PHARNABAZE

Qu’avez-vous fait, Seigneur ! Quel est votre caprice ?
970 De la rage des Grecs vous rendez-vous complice ?
Pourquoi par des refus offensez-vous le Roi ?
Il vient de me parler, j’en tremble encore d’effroi,
Ses yeux ne m’ont jamais marqué tant de colère,
Dieux ! À quoi pensiez-vous ?

ALCIBIADE

Et que pouvais-je faire ?
975 Je ne m’attendais pas à recevoir la mort ;
Mais quand j’aurais prévu la rigueur de mon sort,
Esclave malheureux d’une injuste puissance
Aurais-je sur la Grèce exercé ma vengeance,
Et conduisant les coups qui lui sont destinés,
980 Moi-même ravagé ses climats fortunés ?
Voilà ce que j’ai craint, ce que ma prévoyance
Fit l’objet d’une sage et juste défiance,
Voilà ce qui m’avait banni de votre Cour,
Et lorsque par vos soins avancé chaque jour
985 Accablé de faveurs je vis toute le Perse
Applaudir aux bontés du prodigue Artaxerce,
Je prévis que pour prix de ses rares bienfaits
On voudrait m’engager à d’injustes projets,
Que contre ma patrie irritant mes caprices,
990 On prétendrait de moi de criminels services,
Non, on ne dira point dans la postérité
Que la Grèce par moi perdit la liberté.

PHARNABAZE

Mais fallait-il, Seigneur, pour cette ingrate Grèce
Accabler de mépris une illustre princesse ?
995 Ah ! Vous deviez, Seigneur, un peu mieux ménager...

ALCIBIADE

Quoi, Pharnabaze encore conspire à m’affliger ?
Seigneur, depuis longtemps vous devez me connaître,
J’ai fait ce que j’ai pu, le ciel le sait. Peut-être
Si je vous découvrirais mes déplaisirs secrets
1000 Je vous verrais mêler vos pleurs et mes regrets :
Mais allez, laissez-moi. Votre pitié m’accable,
C’est trop s’intéresser au sort d’un misérable,
Chargé de tant de haine et du courroux du Roi,
C’est faire mal sa Cour que de parler pour moi,
1005 Adieu. Que pour jamais ce moment nous sépare,
Je vais attendre seul la mort qu’on me prépare.

PHARNABAZE

Ne l’abandonnons point dans ce mortel ennui
Et s’il se peut sauvons ce héros malgré lui.

ACTE IV §

SCÈNE PREMIÈRE. Palmis, Artémise, Amestris, Barsine. §

ARTÉMISE

Madame, c’en est fait. Qu’il vive ou qu’il périsse,
1010 Que de son sang aux Grecs on fasse un sacrifice ;
Je ne m’informe plus de l’état de son sort,
Je verrai d’un même oeil ou sa vie ou sa mort.

PALMIS

Je vois malgré vos soins qu’en secret agitée,
Vous sentez les transports d’une amante irritée,
1015 L’indifférence enfin que vous me faites voir
Est l’infaillible effet d’un mortel désespoir,
Que dis-je de vos yeux le trouble vous accuse.

ARTÉMISE

Eh bien, Madame, il faut que je vous désabuse,
Pour rétablir ma gloire et finir votre erreur
1020 Des ambassadeurs Grecs j’appuierai la fureur,
Il arrivent, le Roi s’apprête à les entendre,
Je vais lui faire voir la parti qu’il doit prendre,
Je vais le disposer à servir leurs desseins,
À livrer la victime à leurs barbares mains,
1025 À voir périr l’ingrat que j’ai sauvé moi-même,
Madame, après cela croirez-vous que je l’aime ?

PALMIS

Vous ne l’aimez donc plus ? Mais vous l’avez aimé,
Ce penchant par vos soins nous fut trop confirmé ;
Pourrez-vous sans frémir vous faire une victime
1030 D’un coeur qui vous parut digne de votre estime ?
Pour moi, vous le savez, insensible à l’amour
Mon coeur est libre encore, mais s’il aimait un jour,
Quelque injuste que fut l’auteur de mes alarmes,
Je sens que contre lui je n’aurais que des larmes,
1035 Quand il me haïrait je l’aimerais toujours,
Dans les moindres périls ardente à son secours
J’y veillerais sans cesse, et ma plus chère envie
Serait de le sauver aux dépends de ma vie :
Ah ! Quand vers quelque objet on a porté ses voeux
1040 Est-il rien de plus bas que d’éteindre ses feux ?
Mais qu’il est peu d’amours longues et violentes ?
Surtout que l’on voit peu de ces femmes constantes,
Qui jusques au tombeau fidèles à leurs choix,
N’ont aimé, n’ont brûlé, ne l’ont dit qu’une fois,
1045 Madame, écartez-vous de la route commune,
D’Alcibiade enfin détournez l’infortune,
Ne vous assurez point sur un dépit trompeur,
Et craignez un retour mortel à votre coeur.

ARTÉMISE

Non, non, je ne crains point ce retour de tendresse
1050 Des infidèles coeurs cruelle vengeresse,
Lorsqu’à ce Grec enfin j’ai conservé le jour,
La pitié dans mon coeur a plus fait que l’amour,
Du bruit de sa vertu mon âme fut séduite,
De ses persécuteurs j’arrêtai la poursuite,
1055 Je fus d’un malheureux l’inébranlable appui,
Je prodiguais mes soins. J’ai fait plus aujourd’hui,
Pour arracher l’ingrat aux fureurs de la Grèce,
J’ai presque de mon sang oublié la noblesse,
Je n’ai pas dédaigné de l’unir à mon sort,
1060 Le Roi l’a su, c’était un assez grand effort,
Mais après son refus à lui seul trop funeste,
La seule indifférence est tout ce qui me reste,
De ses périls mon coeur ne sent aucun effroi
Et croit que la colère est indigne de moi,
1065 Pour vous convaincre mieux de tout ce que je pense,
Je voudrais que soigneux d’expier son offense
Prodigue de soupirs, de pleurs et de serments
Il vint me consacrer ses voeux, tous ses moments.
Je voudrais qu’inspiré par l’amour le plus tendre ?
1070 Mais il vient, que veut-il ? Quel parti dois-je prendre ?
Daignez nous écouter, et par cet entretien,
Madame, connaissez et son coeur et le mien.

SCÈNE II. Palmis, Artémise, Alcibiade, Pharnabaze, Amestris, Barsine. §

ALCIBIADE

Que vois-je, juste ciel ! Que faut-il que je fasse ?
Où m’avez-vous conduit ?

PHARNABAZE

Obtenez votre grâce,
1075 N’épargnez ni soupirs, ni prières, ni pleurs,
Il ne tiendra qu’à vous de finir vos malheurs.

SCÈNE III. Palmis, Artémise, Alcibiade, Amestris, Barsine. §

ALCIBIADE

Il fuit, dans quel état cette fuite me laisse ;
Parlons, puisqu’il le faut, surmontons ma faiblesse.
Madame, vous voyez qu’interdit, étonné,
1080 Je sais que votre coeur m’a déjà condamné,
Que brûlant contre moi d’une vive colère,
À peine tout mon sang vous pourrait satisfaire ;
Mais si pour un moment votre esprit adouci
Sur tout ce que j’ai fait voulait être éclairci,
1085 S’il pouvait sans chagrins consentir à m’entendre,
Peut-être par mes soins...

ARTÉMISE

Je ne veux rien apprendre,
J’aurai trop de regret si ma lâche bonté
Un seul moment encore vous avait écouté,
Pour un indigne coeur ce serait trop de gloire,
1090 De vos égarements j’ai perdu la mémoire,
Et j’aime mieux cent fois ne m’en plus souvenir,
Que de me voir enfin forcée à les punir ;
Vous ne verrez en moi ni fureur ni faiblesse,
Mais cependant songez au péril qui vous presse ;
1095 Les ambassadeurs Grecs dans ce même moment
Poursuivent votre mort avec empressement,
Tout seconde aujourd’hui leur cruelle entreprise,
Et vous avez perdu le secours d’Artémise :
Adieu.

SCÈNE IV. Palmis, Alcibiade, Amestris. §

ALCIBIADE

Quelle fierté, j’ai dû la pressentir ;
1100 Mais Palmis suit ses pas, et je la vois sortir,
Avec le même honneur vous me voyez, Madame ;
Juste ciel ! N’est-il plus de pitié dans votre âme ?
Ne verrai-je personne en ces moments affreux
Prendre quelque intérêt au sort d’un malheureux ?

PALMIS

1105 Que me demandez-vous, que pouvez-vous attendre
D’une faible pitié qui ne peut vous défendre ?
Artémise et le roi brûlent d’un fier courroux,
Contre eux, vous le savez, je ne puis rien pour vous.

ALCIBIADE

Non, vous ne pouvez rien contre elle, et contre un père,
1110 Moi-même je ne puis condamner leur colère ;
Elle est juste, Madame, et bientôt l’univers
Apprenant quels honneurs ici m’étaient offerts,
Qu’il n’a tenu qu’à moi d’en jouir et de vivre,
Approuvera la mort où ce refus me livre ;
1115 Mais aussi l’univers instruit de mon secret,
Honorerait mon sort d’un éternel regret,
S’il savait qu’insensible aux soupirs d’Artémise
D’une plus noble ardeur mon âme était éprise,
Qu’un objet que les dieux ont formé de leurs mains
1120 Pour attirer lui seul tous les voeux des humains,
Qui confond d’un regard la raison, la prudence,
Que tant d’infortunés aiment sans espérance
****** Mae
Mae contraint de mourir pour ses divins appas.
Madame, en cet état ne me plaignez vous pas ?
1125 Vous détournez vos yeux, je commence à comprendre
Que vous feignez encore de ne me point entendre,
D’un criminel amour votre coeur irrité
Cherche à pouvoir douter de ma témérité.
Non, non, n’en doutez point, j’ose le dire encore,
1130 Alcibiade meurt parce qu’il vous adore,
Et de ses ennemis ne craint plus le courroux,
Puisqu’au moins vous savez qu’il s’immole pour vous ;
Je prévois quelle horreur va fondre sur ma tête,
Je vois qu’à m’accabler votre bouche s’apprête ;
1135 Mais attendez, Madame, et pour quelques moments
Daignez suspendre encore vos premiers sentiments
Portez du moins vos yeux sur toute ma conduite,
Forcé de vous aimer je m’imposai la fuite,
Je m’éloignai du Roi, j’abandonnai le Cour,
1140 Trop content pour tout bien d’emporter mon amour ;
Vous venez, je vous vois, je ne puis plus me taire,
De mon bizarre sort j’explique le mystère ;
Mais je ne parle, hélas, par un dernier effort
Que dans le même instant où je cours à la mort,
1145 Où je n’ai plus d’espoir, où rien ne peut défendre
Ce sang infortuné que les Grecs vont répandre,
Je vous le sacrifie avec la même ardeur,
Dont les autres amants recherchent leur bonheur,
Mon coeur en vous aimant n’eut jamais d’autre envie,
1150 Et se plaint de n’avoir donner qu’une vie.

PALMIS

Je ne puis rassurer mon esprit confondu,
Quel discours ? Quelle audace ? Ai-je bien entendu ?
Un banni de la Grèce à mes yeux se déclare ?
Il ne se souvient plus du rang qui nous sépare,
1155 Et sans aucun égard trahissant ma bonté,
Abuse lâchement de ma crédulité ;
Comment prétendez-vous expier cette offense ?
Un autre avec éclat marquerait sa vengeance,
Mais un juste mépris vous en punirai mieux,
1160 C’est une peine due aux coeurs audacieux :
Il me suffit des maux où le destin vous livre,
Sans que je prenne encore le soin de vous poursuivre ;
Allez donc, étouffez des soupirs indiscrets,
Et surtout à mes yeux ne vous montrez jamais.

ALCIBIADE

1165 Non, j’atteste des dieux la grandeur souveraine
Que vous ne verrez plus cet objet qui vous gêne ;
Il faut vous le cacher, je vais prendre ce soin,
Dieux cruels ! Mon malheur ne peut aller plus loin,
Je ne vous parle plus de ma funeste flamme,
1170 C’est en fait, cependant souvenez-vous, Madame,
Que si dans mes aïeux je ne vois point de rois,
J’ai fait connaître au moins mon nom par mes exploits :
Que si pour vous aimer il faut une couronne,
Ce n’est pas la vertu, c’est le sort qui la donne ;
1175 Qu’enfin s’il n’a pas mis un sceptre dans ma main,
Je ne dois point rougir des fautes du destin ;
Je vous laisse, il est temps de remplir votre attente,
Jamais ma passion ne fut si violente ;
Mais malgré l’amour dont mon coeur est épris,
1180 Je sens qu’il n’est point fait pour souffrir des mépris.

SCÈNE V. Palmis, Amestris. §

AMESTRIS

J’admire cet effort, il me charme, Madame,
Achevez, triomphez d’une honteuse flamme ;
Mais quoi vous soupirez, faut-il vous attendrir ?

PALMIS

Alcibiade, hélas ! Me quitte et va mourir ;
1185 Ô gloire de mon sang ! Ô devoir trop barbare !
Que de maux ! Que de pleurs ta rigueur me prépare ?
Qu’il m’en coûtera cher d’avoir cru ma fierté ?
Mais n’ai-je pas trop loin poussé la cruauté ?
Injuste que je suis ? Ma bouche désespère
1190 Un coeur que l’amour même a choisi pour me plaire,
Quand le mien s’applaudit et triomphe en secret,
Je feins de m’offenser de l’aveu qu’on me fait,
Quand toute ma raison ne me défend qu’à peine,
La peur de me trahir me rend plus inhumaine,
1195 C’est à vous seuls conseils trop barbare Amestris,
Qu’Alcibiade doit un si funeste prix,
Sans vos cruels avis, loin de votre présence
J’aurais eu moins de force et moins de violence,
Avez-vous remarqué lorsque je lui parlais,
1200 Quel désespoir ? Mais quoi si je le rappelais ?
Si par des mots plus doux je lui faisais comprendre...

AMESTRIS

Madame...

PALMIS

Laissez-moi, je ne veux rien entendre,
Ne vous opposez plus au penchant de mon coeur,
Je veux de ce héros prévenir le malheur ;
1205 Rompons, rompons le cours de son destin funeste
Qu’il vive, c’est assez, que m’importe du reste,
Sauvons-le, s’il se peut qu’il apprenne du moins
Par mes tristes soupirs, par mes plus tendres soins,
Qu’en le désespérant je m’immole moi-même,
1210 Qu’enfin s’il meurt pour moi, s’il m’adore, je l’aime,
Pensez-vous qu’un amour qui soutient la vertu,
Avec tant de rigueur doive être combattu,
Qu’un tendre mouvement inspiré par l’estime
Puisse être avec raison regardé comme un crime ?
1215 Ah ! Loin qu’un tel amour ait rien de criminel,
Qu’il serait glorieux s’il était criminel,
Si...

SCÈNE VI. Palmis, Amestris, Pharnabaze. §

PHARNABAZE

Daignez pardonner à l’ardeur qui m’enflamme,
Je cherche Alcibiade, il est sorti Madame,
Quel chemin a-t-il pris ? Il était en ces lieux.

PALMIS

1220 Je ne sais, mais quel trouble éclate dans vos yeux ?
Pourquoi le cherchez-vous ? Enfin de quelle criante
De quel frémissement votre âme est-elle atteinte ?

PHARNABAZE

Madame, il va périr. Dans ce moment le Roi
Aux ambassadeurs Grecs vient de donner sa foi,
1225 Il vient de leur donner le sang qu’ils lui demandent
Prêtes à le verser leurs mains déjà l’attendent.
Ces cruels ennemis partout vont le chercher,
Et contre leur fureur rien ne peut le cacher,
Jusques dans ce palais, sans attente, sans crime,
1230 Par l’ordre d’Artaxerce ils prendront leur victime.
Madame, c’en est fait.

PALMIS

Ah ! Courons le trouver ;
Suivez-moi, Pharnabaze, il faut...

PHARNABAZE

Quoi !

PALMIS

Le sauver.

PHARNABAZE

Vous, le sauver, Madame ? Ô ciel.

PALMIS

C’est trop attendre.
Craignez-vous avec moi d’oser trop entreprendre ?
1235 L’abandonnerez-vous à ces Grecs furieux ?

PHARNABAZE

Moi, Madame, ah ! Plutôt que j’expire à vos yeux.

PALMIS

Finissons les périls d’un coeur si magnanime,
Regarde qui voudra mon dessein comme un crime,
Si je puis arracher ce héros du trépas,
1240 De mon empressement je ne rougirai pas.

ACTE V §

SCÈNE PREMIÈRE. §

ALCIBIADE, seul.

Ne pourrai-je assouvir la fureur qui m’entraîne ?
Je cours de tous côtés, et ma recherche est vaine :
Où sont-ils les cruels contre moi conjurés,
Ces grecs, ces traîtres Grecs de mon sang altérés ?
1245 On dit que dans ces lieux leur troupe divisée
À me donner la mort est enfin disposée,
Que d’une ardeur égale on les voit me chercher
Qu’ils viennent ; mon dessein n’est pas de me cacher,
Mon désespoir répond à leur impatience,
1250 Les traîtres pourront-ils soutenir ma présence ?
Et sera-t-il quelqu’un parmi ces inhumains;
Qui ne tienne la vie, ou l’honneur de mes mains,
Que mon bras n’ait tiré du milieu du carnage,
Ou sauvé des horreurs d’un funeste esclavage ?
1255 Quels degrés, quels chemins m’ont conduit à la mort ?
Justes dieux ! De quels traits marquâtes-vous mon sort ?
Quelle diversité de bonheur, d’infortune ?
De pleine confiance, ou de crainte importune ?
Tantôt comblé d’honneur, et partout adoré,
1260 Tantôt chargé de honte, et partout abhorré
Jadis de tous les Grecs le démon titulaire,
Aujourd’hui triste objet de toute leur colère.
Mais, que dis-je, haï, méprisé de Palmis,
Dont j’ai craint les dédains plus que mes ennemis
1265 Qui croira que du ciel l’arrêt irrévocable,
Ait fait pour un seul homme un sort si peu semblable ?
Mais que veut Amintas ?

SCÈNE II. Alcibiade, Amintas. §

AMINTAS

Je vous trouve en ces lieux,
Je vous revois enfin, j’en rends grâce aux dieux,
Nous vous cherchions, Seigneur, avec un soin extrême,
1270 Pharnabaze me suit, et Palmis elle-même.

ALCIBIADE

Palmis ! Qu’entends-je : ah ciel !

AMINTAS

Seigneur dans un moment,
Vos yeux seront témoins de son empressement ;
Mais la voici.

SCÈNE III. Alcibiade, Palmis, Pharnabaze, Amestris, Amintas. §

PALMIS

Je viens assure votre vie,
Je viens vous dérober aux fureurs de l’envie,
1275 Cet ami généreux s’intéresse pour vous,
Jusqu’à braver du Roi l’inflexible courroux.
Ne vous informez point quel mouvement m’inspire ;
Adieu, fuyez, Palmis, n’a plus rien à vous dire.

ALCIBIADE

Moi fuir ? Je ne puis pour de malheureux jours
1280 D’une fuite honteuse emprunter le secours ;
Laissez-moi près de vous malgré le sort contraire
M’applaudir du bonheur de vous voir sans colère,
Quel transport imprévu succède à mon effroi ?
Je puis vous voir sans crime ; ah ! C’en est trop pour moi.

PALMIS

1285 Obéissez, craignez de m’irriter encore.

ALCIBIADE

Cet ordre m’est sacré, Madame, je l’adore ;
Mais ne me pressez plus, c’est un secours trop vain,
Qui pourrait de ma fuite assurer le chemin ?

PHARNABAZE

Moi, Seigneur, je le puis du moins pour cet ouvrage,
1290 Quels que soient mes périls, j’ai tout mis en usage,
Déjà sur le Pactole un vaisseau préparé
Vous offre sur les eaux un chemin assuré,
Confiez votre vie au vent qui vous appelle,
Montrez-vous chaque jour à quelque mer nouvelle,
1295 Sans chercher un asile auprès d’un autre roi,
Que les Grecs forceraient de vous manquer de foi,
Cachez-leur votre sort, nos soins dans votre absence
Agiront près du Roi, prendront votre défense,
Et peut-être qu’un jour vous reverrez ces lieux
1300 Triomphant et chargé de noms plus glorieux ;
Vous savez vers le port une secrète issue,
Dont la route à vos Grecs n’est pas encore connue ;
Je vais vous devancer, vous suivi d’Amintas,
Secondez mon projet, et marchez sur mes pas,
1305 Ne vous étonnez point si l’on vient vous surprendre,
Vous me verrez bientôt voler pour vous défendre.

SCÈNE IV. Palmis, Alcibiade, Amestris, Amintas. §

ALCIBIADE

Arrêtez, il me laisse, ami trop généreux
Pourquoi vous chargez-vous du sort d’un malheureux ?
Madame, permettez que je désobéisse,
1310 Voulez-vous que pour moi Pharnabaze périsse,
Ou du moins qu’il s’expose à tomber de son rang ?
Ah ! Puissai-je voir couler tout mon sang ?
Aussi bien pensez-vous que je puisse survivre
À l’absence mortelle où la fuite me livre ?
1315 À souffrir le trépas mon coeur s’est préparé;
Mais, Madame, ce coeur triste, désespéré
Ne peut porter ailleurs le feu qui le dévore,
Ne vous souvient-il plus que ce coeur vous adore ?
Que sans cesse vers vous tous mes voeux emportez...

PALMIS

1320 Finissez ce discours. On vous attend : Partez.
Contraignez un amour qu’il faut que je déteste,
Et qui ne peut avoir qu’une suite funeste,
Ma gloire m’en prescrit l’indispensable loi,
Artaxerce est mon père, et vous n’êtes pas Roi ;
1325 Ce vous doit être assez dans ce moment terrible
De voir qu’à vos périls je me montre sensible ;
Je vous dirai bien plus, pour flatter vos douleurs,
L’état où je vous vois me coûtera des pleurs,
Et malgré les efforts de ma gloire offensée,
1330 J’en garderai longtemps la funeste pensée.

ALCIBIADE

Madame,

PALMIS

Rassurez mes esprits alarmés
Ne me répliquez point, fuyez si vous m’aimez.

ALCIBIADE

Hélas !

SCÈNE V. Palmis, Amestris. §

PALMIS

Ciel prends-en soin ! Où me vois-je réduite ?
Je ne puis partager les périls de sa fuite,
1335 Cruel devoir ! Je suis tes ordres absolus.
Magnanime héros je ne te verrai plus ;
Tu cours au gré du sort des flots et de Neptune
Traîner l’affreux débris d’une illustre fortune,
Les vents vont pour jamais t’emporter loin de moi,
1340 Je te jure du moins de ne penser qu’à toi ?
Fatigué de la Cour du plus grand roi du monde
Mon coeur impatient va te suivre sur l’onde,
Mes soupirs enflammés après toi vont voler
Jusqu’à l’heureux instant, ou prompte à m’accabler,
1345 Une mort favorable à mes désirs offerte
Arrêtera les pleurs que je donne à ta perte.

SCÈNE VI. Palmis, Artémise, Amestris, Barsine. §

ARTÉMISE à Barsine.

Je la vois, pénétrons les secrets de son coeur,
Puis-je vous demander quelle injuste douleur,
Quel transport imprévu, quelles vives alarmes,
1350 Madame, de vos yeux ont fait couler des larmes ?
Fille du plus puissant, du plus juste des rois,
Cent monarques jaloux attendent votre choix ;
Unique et digne objet de l’amour d’un tel père,
Une superbe Cour vous sert et vous révère,
1355 Quand tout conspire ensemble à vos voeux les plus doux,
Est-il quelque chagrin qui passe jusqu’à vous ?

PALMIS

Madame, je n’ai point de sujet de tristesse.

ARTÉMISE

Pourquoi me cachez-vous la douleur qui vous presse ?
Jusques à ce moment vous ne me celiez rien,
1360 Et l’amitié joignait votre sort et le mien,
Aujourd’hui de vos pleurs vous faites un mystère,
Je ne vous presse plus, c’est à moi de me taire ;
Mais, Madame, souffrez que j’ose m’informer
D’un proscrit dont le sort peu encore m’alarmer ?
1365 Tantôt quand je l’ai fuit vous êtes demeurée,
Comment vous êtes-vous d’avec lui séparée ?
Quels étaient ses discours ? A-t-il justifié
Les criminels refus qui l’ont sacrifié ?
On dit même qu’ici vous venez de l’entendre ;
1370 Vous vous troublez : voilà ce que je veux apprendre,
Et sans chercher encore de nouvelles raisons,
Ce trouble où je vous vois éclaircit mes soupçons.
De l’orgueil de mon sang reprenons les maximes,
D’un perfide étranger punissons tous les crimes :
1375 C’est est un que la mort ne saurait réparer,
D’avoir pu sans amour me faire soupirer,
Que me sert qu’à la Grèce Artaxerce le livre ?
C’est pour mes intérêts qu’il doit cesser de vivre ;
Vous, Madame, craignez l’impatient courroux
1380 D’un père justement irrité contre vous.

PALMIS

Moi, Madame !

ARTÉMISE

Courons. Ô ciel que vais-je faire ?
Quoi donc en un moment à moi-même contraire
Je vais perdre un héros que j’ai tant protégé
De tant d’autres malheurs par le sort affligé ?
1385 Par un motif honteux je deviens inhumaine ;
Et jusques sur Palmis je veux porter ma haine ;
S’ils n’ont pu résister au penchant de leur coeur,
Quel crime ont-ils commis digne de ma fureur ?
Et quoi qu’un fol amour encore me persuade,
1390 M’était-il plus permis d’aimer Alcibiade ?
Ouvre les yeux enfin faible Artémise, vois
Quel opprobre à jamais va rejaillir sur toi ?
Hein encore tes jours coulaient dans l’innocence,
Ton coeur ne connaissait ni courroux ni vengeance,
1395 Tu n’aurais pu former sans tressaillir d’horreur
Un seul de ces projets qu’enfante ta fureur,
Regarde où te conduit l’ardeur d’être vengée,
Malheureuse et combien un jour seul t’a changée ?
Madame pardonnez à mon égarement,
1400 Ma honte, ma douleur suffit pour mon tourment :
Et toi perfide amour qu’à jamais je déteste,
Terrible passion, penchant vraiment funeste ?
Ne faut-il qu’un moment à ton cruel poison
Pour bannir la vertu, pour troubler la raison ?
1405 Laisse-moi. Je reprends l’empire de mon âme ;
Si j’ai pu m’égarer par une indigne flamme,
Je montrerai bientôt par des soins éclatants
Que du moins mon erreur n’a pas duré longtemps.

SCÈNE VII. Artaxerce, Palmis, Artémise, Amestris, Barsine. §

ARTAXERCE à Artémise.

J’ai prononcé, Madame, et vous serez vengée
1410 À punir un ingrat ma gloire est engagée,
Ma pitié désormais ne saurait l’épargner
Sans rompre la traité que je viens de signer,
Ce jour éclairera cette mort légitime.
Les Grecs impatients poursuivent leur victime,
1415 Et dans ces mêmes lieux témoins de ses mépris
Cet infidèle coeur en recevra le prix,
Son adresse ne peut le cacher à leur vue,
Ici de tous côtés leur troupe est répandue,
Il n’est point de passage, il n’est point détour
1420 Que leurs yeux irrités n’observent tour à tour
Jamais contre un tyran des peuples en furie
N’ont montré tant de haine, et tant de barbarie,
Que contre ce proscrit autrefois leur appui.
Ces mortels ennemis en font voir aujourd’hui :
1425 Mais quoi vous frémissez, craignez-vous de m’entendre ?

ARTÉMISE

Au prix de tout mon sang je voudrais le défendre,
Oui, Seigneur, révoquez un ordre trop cruel.
Sauvez Alcibiade, il n’est point criminel,
Vous apprendrez un jour toute sa destinée,
1430 Elle est, n’en doutez point, assez infortunée
Pour mériter de vous un reste de pitié,
Au nom de mes aïeux, et de votre amitié,
Hâtez-vous et des Grecs prévenez la vengeance.

ARTAXERCE

Ô ciel ! De ce discours que faut-il que je pense ?
1435 J’ai cru voir dans vos yeux les plus vives fureurs,
Cependant je n’y vois que les plus tendres pleurs.
Un banni de la Grèce ose braver la Perse.
Il méprise les dons, l’amitié d’Artaxerce,
Il refuse la main que vous lui présentez;
1440 Et pour ses jours encore vous vous inquiétez ?
Quel mouvement secret, quel force invincible
À tant d’affronts reçus peut vous rendre insensible ?
Avez-vous oublié l’orgueil de votre sang,
Et tous les fiers devoirs qu’exige votre rang ?
1445 Mais quoi tous mes efforts, tant de raisons pressantes
Contre un lâche ennemi deviennent impuissantes ?

SCÈNE VIII. Artaxerce, Palmis, Artémise, Amestris, Barsine, Memnon. §

MEMNON

Seigneur, Alcibiade attend près de ces lieux,
Il demande à vous voir.

ARTAXERCE

Qu’entends-je ? Justes dieux,
Qu’il entre, que mon âme est ici combattue ?
1450 Puis-je ? Mais quel objet se présente à ma vue ?

SCÈNE IX. Artaxerce, Alcibiade, Palmis, Artémise, Pharnabaze, Amestris, Bersine, Memnon. §

ALCIBIADE

Laissez-moi, Pharnabaze, en vain vous me priez,
Je veux voir Artaxerce, et mourir à ses pieds,
Ah ! Seigneur, vous voyez au gré de votre envie
Qu’une sanglante mort va terminer ma vie ;
1455 Je fuyais de ces lieux, les Grecs l’ont remarqué,
Et pleins de leur fureur d’abord m’ont attaqué,
Tous mes efforts n’ont pu assurer le passage,
Le fidèle Amintas victime de leur rage
Est mort en combattant. Partout enveloppé,
1460 Et dans ce même instant d’un trait mortel frappé
Je tombais dans leurs mains sans le bras secourable
D’un ami trop soigneux des jours d’un misérable.
Pharnabaze, Seigneur, près de nous arrivés,
Avec quelques soldats de leurs mains m’a sauvé :
1465 Daignez lui pardonner sa généreuse audace,
Je viens à vos genoux vous demander sa grâce,
Ne la refusez pas à mes soupirs mourants,
Et jugez de mon coeur par ce soin que je prends.
Madame, c’est à vous qu’en mourant je m’adresse,
1470 Voyez quel est le prix qu’a reçu ma tendresse,
D’un amour sans espoir le tyrannique effort
A plus fait contre moi que les Grecs ni le sort.

ARTAXERCE

Ah ! Que m’apprenez-vous ?

ALCIBIADE

Je parlai. Sa colère
Fut le prix malheureux d’un amour téméraire,
1475 Si je n’ai pu prétendre à recevoir sa foi,
Quels biens possédez-vous qui soient dignes de moi ;
Et que peut pour un Grec le plus grand roi du monde,
Quand sur la liberté notre bonheur se fonde ?
Je meurs enfin. La mort m’épargne la douleur
1480 De ne pouvoir pour vous exercer ma valeur,
De voir la Grèce un jour troublée, ou soumise,
Et surtout d’être ingrat aux bontés d’Artémise ;
Pharnabaze le soutient
C’en est fait, je succombe, et mon sort est trop beau
La gloire m’a suivi jusques dans le tombeau ;
1485 Je triomphe, et pour moi le trépas a des charmes,
Puisque je vois vos yeux me donner quelques larmes,
Et m’honorer enfin d’une double pitié,
À Pharnabaze.
Vous pour dernier effet d’une illustre amitié,
Ôtez-moi de ces lieux pour sauver ma constance,
1490 Elle craint ces objets, et cède à leur présence.
Pour remplir mon destin sans en être abattu,
Je sens que j’ai besoin de toute ma vertu.

ARTÉMISE

Quel malheur, justes dieux !

PALMIS

Fortune impitoyable.
Il expire.

ARTAXERCE

Je vois que ce coup vous accable
1495 Mais loin de condamner de si justes douleurs
Je suis prêt avec vous de répandre des pleurs.