SCÈNE II. Arminius, Isménie, Barsine. §
ARMINIUS
Madame, malgré vous, malgré votre défense,
J’ose jusqu’en ces lieux chercher votre présence,
Quand Ségeste s’obstine à me manquer de foi,
400 Je viens voir si sa fille est plus juste pour moi ?
Enfin pour disposer de ma funeste vie,
Je viens lire mon sort dans les yeux d’Isménie,
S’ils peuvent sans regret consentir à me voir,
Je n’abandonne point un légitime espoir,
405 S’ils daignent me montrer leur tendresse ordinaire,
En vain à mon amour tout le reste est contraire ;
Mais si d’intelligence avec mes ennemis
Ils détruisent l’espoir qu’ils m’ont toujours permis,
Sans laisser aux Romains le soin de me poursuivre,
410 Madame, avec plaisir je vais cesser de vivre.
ISMÉNIE
Dans un temps moins cruel, vous le savez, Seigneur,
J’aurais à vous revoir borné tout mon bonheur ;
Mais hélas ! La douceur d’une si chère vue
Par une juste crainte est ici suspendue,
415 Je vous vois à regret dans ce camp malheureux,
Où vous n’avez pour vous que mes timides voeux,
Où de votre rival la puissance m’allarme,
Où pour vous perdre, enfin, tout conspire, tout s’arme,
Fallait-il dans ces lieux venir porter vos pas ;
420 Que venez-vous chercher ?
ARMINIUS
Que venez-vous chercher ? Ne le savez-vous pas ?
Absent depuis six mois de tout ce que j’adore,
Je ne pouvais sans vous vivre un moment encore,
J’ai volé vers ce camp, plein d’amour et d’espoir :
Et, qui jamais, Madame, aurait osé prévoir
425 Le funeste dessein qu’a formé votre père ;
Je savais qu’engagé dans un parti contraire
Ce prince s’était joint avec mes ennemis ;
Mais devais-je penser qu’indignement fournis,
Il n’eut point conservé des droits sur une armée
430 À vaincre les romains longtemps accoutumée ;
Qu’il reconnut ici Varus pour souverain,
Et voulut vous forcer de lui donner sa main ?
Pouvais-je soupçonner...
ISMÉNIE
Pouvais-je soupçonner... Oui vous deviez tut croire
Des fureurs des Romains jaloux de votre gloire,
435 Et ne deviez-vous pas surtout vous défier
D’un prince qui de Rome a voulu s’appuyer ;
Fallait-il s’exposer à la poursuite injuste...
ARMINIUS
Eh Madame l’amour raisonne-t-il si juste ;
J’espérais, et j’espère encore en ce moment
440 De ramener Segeste à son premier serment ;
Vous le voyez, ce Prince évite mes approches,
Il ne soutiendra point ma vue et mes reproches,
Rassurons-nous : bientôt par un effort heureux.
ISMÉNIE
Hélas ! Seigneur, cessons de nous tromper tous deux,
445 En vain vous vous flattez de regagnez mon père ;
Mais quand il changerait, que prétendez-vous faire ?
Seul contre les Romains armés contre vos jours,
Sans forces, sans soldats...
ARMINIUS
Sans forces, sans soldats... Nous aurons du secours.
Oui Madame, apprenez que toute mon armée
450 Dans les bois de Teurberg par mon ordre enfermée.
Prête à tout entreprendre en ce même moment,
N’attends que ma présence et mon commandement ;
En divers petits corps ces troupes divisées
Ont fait dans nos États cent marches opposés,
455 Et passant par des lieux inconnus des Romains,
Dans les eaux, dans les bois, se traçât des chemins
Après trois mois de soins, de périls et de peines
Se sont jointes enfin dans les forêts prochaines.
Madame, tout est prêt à marcher sous ma loi,
460 Votre frère conspire, et s’unit avec moi :
Je viens de lui parler : il ne voit qu’avec peine
Ségeste adorateur de la grandeur romaine,
Et ne peut endurer qu’un ordre rigoureux
Refuse Polixène à son coeur amoureux,
465 Un intérêt commun dans mes desseins l’engage,
Et nous allons tous deux ...
ISMÉNIE
Et nous allons tous deux ... Ah ! Quittez ce langage,
Un seul mot peut vous perdre, et ces funestes lieux
Pour observer vos pas ont peut-être des yeux.
Ne vous assurez point sur votre rang suprême,
470 Ségeste prévenu, Seigneur, n’est plus le même ;
Il ne connaît que Rome, et les droits les plus saints
Contre elle dans son coeur n’ont que des titres vains ;
Cher prince, épargnez-moi les tourments que j’endure,
Fuyez ce camp fatal, l’amour vous y conjure,
475 Le plaisir que je sens tandis que je vous vois,
Cède à votre péril qui me glace d’effroi ;
Partez, je vous l’ordonne, et ne puis m’en défendre.
Les larmes que m’arrache un intérêt si tendre
Prince, tant de soupirs ne vous font que trop voir
480 Que votre coeur faisait ma joie et mon espoir,
Et je vous perds ? Aussi dans ma douleur profonde,
Je ne compte pour rien tout le reste du monde.
Tout est perdu pour moi. Si pourtant désormais
Je puis jusqu’à la mort former quelque souhait,
485 Je demande à l’amour qu’il conserve en votre âme
L’éternel souvenir du feu qui vous enflamme.
Que tandis que je vais vous tout sacrifier,
Il vous empêche au moins, Prince, de m’oublier,
Non jusqu’à vous causer un supplice trop rude ;
490 C’est assez qu’il vous donne un peu d’inquiétude,
Hélas ! Ce n’est pas trop, allez, quittez ces lieux,
Dans ce dernier soupir, recevez mes adieux.
ARMINIUS
Non, je ne reçois point un adieu si funeste,
S’il faut vous perdre, hélas ! Que m’importe du reste !
495 Madame, quelque sort qui me soit préparé,
Je dois l’attendre ici d’un visage assuré.
Voulez-vous qu’en montrant une indigne faiblesse
J’aille loin de vos yeux expirer de tristesse ?
Vous livrer à Varus ; ah ! s’il me faut mourir,
500 Que ce soit pour la gloire et pour vous conquérir.
Quel ordre, quel départ, Dieux ! Quand je l’envisage
Je frémis, et je sens chanceler mon courage,
Quoi ? J’irais pour sauver de misérables jours
Dont ma douleur bientôt aurait tranché le cours
505 Errer désespéré de contrée en contrée,
Et portant dans mon coeur votre image adorée
Sans cesse dévoré d’inutiles souhaits,
Vous chercher en tous lieux, et ne vous voir jamais.
Quoi, j’irais loin de vous languir sans espérance :
510 Sans trouver un moment d’intervalle à l’absence :
Tandis que mon rival content ; favorisé
Jouirait du bonheur qu’on m’aurait refusé,
M’en préserve le ciel ; qu’ici plutôt je meure :
Vivre dans ces horreurs, c’est mourir à toute heure,
515 Vous le connaissez trop, reprenez donc vos pleurs,
Épargnons-nous tous deux d’inutiles douleurs.
Laissez-moi voir Ségeste, il doit ici se rendre,
Je vais frapper son coeur par l’endroit le plus tendre,
Je vais l’encourager, rappeler à ses yeux ,
520 Sa parole, son sang, ses exploits glorieux,
Il se rendra peut-être, et me fera justice ;
Mais dut-il de mon sang hâter le sacrifice ;
Fidèle à mon amour, fidèle à mon pays,
L’un et l’autre par moi ne seront pas trahis.
525 Que Ségeste en fureur s’arme contre ma vie ;
Je n’aime fortement que vous, et ma patrie,
J’en atteste les Dieux : le coup me sera doux
Qui me fera périr et pour elle et pour vous.
ISMÉNIE
Hélas ! Ah quels malheurs... mais j’aperçois mon père,
530 Ah ! Prince gardez-vous d’allumer sa colère,
Surtout souvenez-vous durant votre entretien
Qu’aujourd’hui votre sort décidera du mien.
Adieu.
ARMINIUS apercevant Ségeste.
Adieu. Fais-moi fléchir ce courage barbare,
Ô ciel !
SCÈNE IV. Ségeste, Arminius assis. §
ARMINIUS
Enfin je vous rejoins après six mois d’absence,
Seigneur, le sort répond à mon impatience,
Je n’avais pas pensé que jusques à ce jour
540 Il dût auprès de vous reculer mon retour ;
Mais depuis ces forêts où l’Elbe prend sa source,
Tant d’obstacles divers ont retardé ma course,
Que malgré mes efforts et mon empressement
Je n’ai pu l’avancer, Seigneur, d’un seul moment.
SÉGESTE
545 Seigneur, de vos desseins vous seul êtes le maître,
Et pour vos intérêts vous avez cru peut-être
Qu’il fallait négliger mes utiles avis,
Mais tout autre que vous les aurait mieux suivis,
Je n’examine point quelle raison puissante
550 Vous a fait refuser une paix importante ;
Cependant, je l’avoue, après vos longs refus
Ségeste dans ce camp ne vous attendais plus.
ARMINIUS
Vous ne m’attendiez plus ; Ô ciel ! Pouviez-vous croire
Qu’un serment solennel sortit de ma mémoire,
555 Que je puisse le rompre et vous manquer de foi ;
Mais vous justifiez l’état où je vous vois ;
Quel vous laissai-je hélas ; Quel aujourd’hui vous êtes,
Ma raison se confond à voir ce que vous faites,
Ségeste, ce héros que nous admirons tous,
560 Dont la valeur, le nom, faisait tant de jaloux,
Vient de ternir l’éclat de ces lauriers illustres
Qu’il avait moissonnés pendant plus de six lustres,
Vit-on jamais grand Dieux un semblable retour ?
Et nos neveux, Seigneur, le croiront-ils un jour.
SÉGESTE
565 De tout ce que j’ai fait, j’ai pesé l’importance
Seigneur, et j’ai suivi les lois de la prudence,
Ce sont des changements où les princes, les rois
Se portent par raison plutôt que par leur choix ;
Ils considèrent peu quel serment les engage,
570 Ils consultent leur foi moins que leur avantage,
Et réglant leur parole aux caprices du sort,
Fléchissent sous les lois qu’impose le plus fort.
Ces maximes d’État n’ont rien qui déshonore,
Et si vous l’ignorez, vous êtes jeune encore
575 Vous l’apprendrez, Seigneur, et peut-être qu’un jour
Vous vous en servirez vous-même à votre tout.
ARMINIUS
Ah ! Pour me détourner de ce funeste exemple,
Il suffit qu’aujourd’hui, Seigneur, je vous contemple ;
Où sont tous vos emplois, votre cour, vos grandeurs ?
580 On vous commande ici, vous commandez ailleurs.
Vous faisiez le destin de toutes nos province,
Vous serviez de modèle à nos chefs à nos princes,
Vous étiez aimé, craint, renommé, souverain,
Vous n’êtes aujourd’hui qu’un citoyen romain,
585 Et vous sacrifiez à ce titre sans gloire
Ces noms toujours suivis d’une longue mémoire.
SÉGESTE
Et cet abaissement doit me combler d’honneur ;
Tous ces noms éclatants ne flattent point mon coeur,
Ma puissance me gêne, et cesse de me plaire
590 Lorsque de mes sujets elle fait la misère,
Et pour leur assurer un sort, des jours heureux
J’embrasse leur destin, et suis sujet comme eux ;
Voilà ce qu’on appelle amour de la patrie,
Et non de vos pareils d’indiscrète furie,
595 Vous sacrifiez tout au soin de votre rang,
Des peuples malheureux vous prodiguez le sang.
Et votre ambition d’une faux zèle animée.
Achète de leur vie un peu de renommée.
Quel bonheur dans la guerre ont trouvé nos États ?
600 De quoi leur ont servi nos sièges, nos combats ?
Ah ! J’ai donné cent fois des larmes à nos pertes,
Les temples ruinés, les provinces désertes,
Les princes moissonnés à la fleur de leurs ans,
Les massacres cruels des femmes, des enfants,
605 Les campagnes partout languissantes, stériles,
La faim, les fers, la mort, la pillage des villes,
Ce sont là les effets par la guerre produits,
Et de votre fierté les déplorables fruits ;
Les peuples cependant ne respirent qu’à peine,
610 Et votre amour pour eux est semblable à la haine,
Pour moi je ne veux plus de victoire à ce prix,
Je préfère la paix à ces tristes débris ;
La paix rend un état florissant, riche, illustre,
La victoire avec foi ne porte qu’un faux lustre,
615 Malgré l’éclat trompeur qui flatte les guerriers
Elle les fait gémir sous leurs propres lauriers ;
Ici le frère en pleurs redemande son frère,
Là le père son fils, ici le fils son père,
Et dans le camp vainqueur il est souvent douteux
620 Lequel des deux partis est le plus malheureux.
ARMINIUS
Oui, Seigneur, j’avouerai que souvent la victoire
Nous vend cher ses faveurs, empoisonne sa gloire,
Que la paix a des biens plus solides, plus doux,
Je l’aurais recherchée, enfin autant que vous
625 Avec un ennemi moins fier et moins terrible,
Mais la paix avec Rome est un joug infaillible,
Et sous les noms flatteurs d’amis , ou d’alliés,
Elle asservit les rois, et les foule à ses pieds.
Du moment qu’avec elle un traité nous engage,
630 Nos enfants dans ses murs envoyés en otage,
Et dès leurs jeunes ans arrachés de vos bras
Contre tous ses soupçons ne la rassurent pas.
Sur le moindre projet de quelqu’autre alliance,
Ne voit-on pas sur nous tomber sa défiance ;
635 Avant que rien résoudre il faut prévoir sa voix.
Et jusqu’à notre hymen tout dépend de son choix,
Mais c’est peu. De nos jours arbitre souveraine
Lorsqu’elle nous proscrit notre perte est certaine :
Son barbare sénat sans foi, sans amitié,
640 Jamais pour nos pareils n’a montré de pitié ;
Des princes qu’elle craint la plus légère offense
Attire sans retour les traits de sa vengeance,
Et sa seule clémence en de grands attentats
Fait gloire d’épargner ceux qu’elle ne craint pas.
645 Ah ! La paix sous ses lois est un bonheur funeste,
Elle me fait horreur, le peuple la déserte,
Les Germains des trésors fuyant la vanité
Sont trop riches, Seigneur, avec la liberté,
Pour se la conserver et tout sexe, et tout âge,
650 De tous temps parmi nous nous a prouvé son courage,
Les femmes dans les camps auprès de leurs époux
Méprisent les dangers, et s’exposent aux coups
Sans faiblesse, sans art, sans parure éclatante,
Leur pompe est leur vertu, leur palais une tente,
655 Leurs fils dans le travail, dans la guerre formés
Dès le flanc de leur mère y sont accoutumés,
Ces enfants nés guerriers au milieu des alarmes
À peine ouvrent les yeux qu’ils demandent des armes,
Ils en font tous leurs jeux. Ah ! Pouvez-vous Seigneur,
660 Sous un joug odieux enchaîner leur valeur.
SÉGESTE
Eh ! Qu’a-t-il d’odieux, ce joug où je l’enchaîne.
Rome n’a plus pour nous de mépris ni de haine.
Elle nous traite en fils, et ne distingue plus
Nos peuples et les siens unis et confondus :
665 Elle règle nos moeurs, sa prudence en sépare
Ce qu’elles ont d’affreux, de rude et de barbare,
Elle enseigne à chérir, à respecter les lois,
À faire des vertus le véritable choix.
Elle épanche pour nous ces trésors que la guerre
670 A portés dans son sein des deux bouts de la terre.
Ses bontés envers nous éclatent chaque jour,
Et nous n’en recevons que des marques d’amour.
ARMINIUS
Eh quoi ! Vous rendez-vous à ces fausses tendresses ?
Voyez, voyez les fers cachés sous ces caresses.
675 Pour imposer un joug au grand coeur des Germains
Rome change à présent de route et de desseins.
Tandis qu’elle a voulu les vaincre par les armes,
De ses puissants efforts il n’ont point pris d’alarmes,
Elle a toujours trouvé quand on a combattu,
680 Valeur contre valeur, vertu contre vertu ;
Elle veut aujourd’hui par un chemin contraire
Achever ce qu’encor la force n’a pu faire,
Et cherche le secours de ces feintes douceurs
Qui ne manquent jamais d’abuser les grands coeurs
685 Mais, Seigneur, c’est assez conteste l’un et l’autre,
Vous blâmez mon parti, je condamne le vôtre,
Il est temps de finir ce fâcheux entretien
Qui porterait trop loin votre esprit et le mien,
Permettez seulement qu’un heureux hyménée
690 D’Ismènie à mon front joigne sa destinée ;
Vous me l’avez promise, et de nos jeunes ans
Nous sommes engagés par de communs serments.
SÉGESTE
Ma fille ! Quoi, Seigneur, y pensez-vous encore ?
Se peut-il...
ARMINIUS
Se peut-il... Si j’y pense, ah Seigneur ! Je l’adore,
695 Jamais de tant d’amour mon coeur ne fut épris.
SÉGESTE
Elle n’est pas pour vous, Seigneur, d’assez haut prix.
Songez que cet hymen blesserait votre gloire.
Vous épousez ma fille ; ah ! pourrait-on le croire,
Voulez-vous jusques-là profaner votre main ;
700 Vous qui méprisez tant un citoyen romain,
Je le suis, et depuis je fais gloire de l’être.
Vous êtes souverain, je reconnais un maître,
Seigneur, portez ailleurs vos soupirs et vos feux,
Cent reines brigueront votre main et vos voeux.
ARMINIUS
705 Seigneur, n’insultez point au malheur qui m’accable,
Ne désespérez point un prince déplorable.
Qui peut vous obliger à me manquer de foi ?
SÉGESTE
Je vous sers en effet, et fais ce que je dois,
Seigneur, à d’autres noeuds ma fille est destinée,
710 L’état où je me vois règle son hyménée ;
Enfin, pour son époux j’ai fait choix d’un romain,
Et Varus dans ce camp doit l’épouser demain.
ARMINIUS
Avant que mon rival épouse ce que j’aime,
Ce rival périra, fut-ce César lui-même.
SÉGESTE
715 Nous n’appréhendons point vos funestes projets.
ARMINIUS
Que Varus pour le moins en craigne les effets.
Je ne vous dirai plus rien, Adieu Seigneur, peut-être
Le temps et le succès vous le feront connaître.
SCENE VII. Varus, Segeste, Arminius se défendant au milieu des Gardes, Sunnon, Sinorix. §
ARMINIUS
735 Ah traîtres ! Achevez, percez, percez mon sein.
Pourquoi m’arrachez-vous les armes de la main,
Et n’est-ce point assez que vous me preniez la vie
Sans m’exposer encore à tant d’ignominie ?
Voyant Ségeste.
Te voilà. Tu n’as plus ni parole ni foi,
740 Ségeste, par ton ordre on attente sur moi,
Les droits les plus sacrés n’ont donc rien qui t’arrête,
Et tu veux aux romains faire un don de ma tête ;
Digne emploi d’un héros qui durant quarante ans
A rempli l’univers de ses faits éclatants ?
745 Mais toi qui viens jouir de toute ma disgrâce,
Toi dont le front déjà du trépas me menace ;
Magnanime Varus, penses-tu m’étonner ?
J’avais juré ta mort, tu peux me la donner,
J’entendrai sans frémir l’arrêt le plus sévère,
750 Je crains plus ta pitié que toute ta colère.
VARUS
Non, non, je ne viens point jouir de ta douleur,
Je respecte ton rang, ton nom et ton malheur,
Je fais plus, de tes jours arbitre volontaire,
Je veux que de ton sort le Sénat délibère,
755 Lui seul te jugera, cependant ne crois pas
Que la pitié me touche et retienne mon bras.
Ce que je fais pour toi, je le fais pour moi-même,
Isménie a ta foi, tu l’adores, je l’aime.
Comme chef des romains je te dois condamner,
760 Mais comme ton rival je te veux épargner,
Pour assurer ma gloire et confondre l’envie,
Qui pourrait m’accuser d’en vouloir à ta vie !
ARMINIUS
Détrompes-toi, Varus, et sois moins généreux,
Précipite ma mort si tu veux être heureux,
765 D’un rival tel que moi la vie est importune.
Et l’on peut entre nous voir changer la fortune,
L’exemple en est commun : mais sois sûr qu’à mon tour.
Je balancerai moins à te priver du jour.
VARUS
Si de mon sort jamais les dieux te rendent maître,
770 À tes yeux sans secours me forcent de paraître,
Tu pourras ou me perdre ou me sauver, et moi
Sans prévoir l’avenir je fais ce que je dois.
SÉGESTE
Je ne saurais souffrir, Seigneur, qu’il vous outrage,
Qu’on l’ôte.
ARMINIUS
Qu’on l’ôte. De Ségeste est-ce là le langage,
775 Regarde en quels malheurs tu t’es précipité,
Vois de nous deux, enfin qui doit être imité,
Tu respectes Varus, tu le crains, je le brave,
Je ne parle qu’en roi, tu parles en esclave.
Et captif désarmé je suis plus souverain
780 Que tu ne l’a été les armes à la main.
VARUS
Laissons un libre cours à sa douleur mortelle,
Seigneur, un soin pressant en d’autres lieux m’appellent,
Qu’on le garde.
SÉGESTE
Qu’on le garde. Sunnon, appliquez-y vos soins.
Qu’il ait à tous moments vos regards pour témoins.
785 Surtout souvenez-vous qu’il y va de sa tête.
ARMINIUS
Où faut-il me conduire ? Allons quoiqu’on m’apprête,
Je défie à la fois le sort et les Romains.
Justes dieux ! Vous savez les malheurs que je crains.