SCÈNE PREMIÈRE. Agnonide, Clitus. §
AGNONIDE
305 Approche, viens Clitus, mes chagrins sont passés,
Je vois mes voeux secrets par le ciel exaucés ;
Dieux ! Avec quel transports mon coeur s’ouvre à la joie.
CLITUS
Eh ! Quel est le bonheur que le ciel nous envoie ?
AGNONIDE
Je viens de recevoir un billet de mon fils.
CLITUS
310 Ah ! Se peut-il ?
AGNONIDE
Ah ! Se peut-il ? Licas en mes mains l’a remis.
CLITUS
Savez-vous sous quel ciel Ascinous respire ?
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AGNONIDE
Nous l’ignorons encore, on n’a pu m’en instruire ;
Ce n’est que par les soins d’un esclave inconnu
Que cet heureux écrit jusqu’à nous est venu ;
315 Mais mon fils vit enfin, et bientôt sa présence
Doit remplir en ces lieux ma plus chère espérance ?
Vous me l’avez sauvé, grands dieux c’en est assez,
Écoute cependant ces mots qu’il m’a tracés.
Il lit.
Ne me regardez point comme un enfant rebelle,
320 Seigneur, un soin pressant loin d’Athènes m’appelle,
La gloire l’autorise. Excusez un dessein
Que l’univers entier voudrait combattre en vain :
Si contre moi ma fuite arme votre colère,
Bientôt par mon retour j’irai vous satisfaire,
325 Et chercher sans vouloir forcer vos sentiments,
La peine de mon crime où vous embrassements.
Il continue.
Tu vois par son respect, tu vois par sa promesse,
Que son empressement répond à ma tendresse,
Cependant croiras-tu qu’en ce même moment
330 Je rends grâces aux dieux de son éloignement :
Autant que son départ m’a fait sentir d’alarmes :
Autant son prompt retour peut me coûter de larmes ;
N’en doute point, je crains qu’un destin malheureux
Ne le ramène ici plutôt que je ne veux.
CLITUS
335 D’un pareil sentiment je cherche en vain la cause.
AGNONIDE
Clitus dans le dessein que mon coeur propose,
Près d’opprimer l’Attique et de donner des lois,
À des peuples nourris dans la haine des rois,
Avant que d’exercer un pouvoir légitime,
340 Il faudra s’assurer par plus d’une victime,
Et porter la rigueur jusqu’à la cruauté,
Contre les ennemis de mon autorité ;
Proscrire, sans égard ni de vertu ni d’âge,
Ces citoyens trop fiers pour souffrir l’esclavage,
345 Dont le bras à tout lieu armé pour me punir,
Si je ne les perdais pourrait me prévenir.
Dans ce tumulte affreux qu’existeront mes larmes,
Dans ces proscriptions, ces combats, ces alarmes ?
Mon fils pourrait tomber, et je perdrais en lui
350 Le bonheur de mes jours, mon espoir, mon appui !
Je ne veux point enfin que le sceptre d’Athènes
Le rende comme moi l’objet de tant de haines,
Chargé seul des forfaits qu’il me coûte à gagner,
À ce fils innocent je les dois épargner,
355 Et le faire passer dans ses mains vertueuses,
Tel que jadis sortant de ses courses fameuses ;
L’invincible Thésée arrive dans ces lieux,
Le reçut de son père à la face des Dieux.
CLITUS
J’admire pour ce fils vos soins et vos tendresses,
360 Mais Cassander, Seigneur, tiendra-t-il ses promesses ?
Êtes-vous assuré d’obtenir son secours ?
Enfin, de Phocion tranchera-t-il les jours ?
Je crains que la pitié malgré vous ne l’arrête.
AGNONIDE
Non, son appui m’est sûr et ma victime est prête,
365 Mais quand il manquerait à ce qu’il m’a promis,
À d’autres défenseurs mon destin est remis ;
Démétrius, Cratere, Antigonus, Eumene,
Hasarderont pour moi leur grandeur souveraine
Constant à soutenir me droits et mon dessein,
370 Ils paraîtront bientôt les armes à la main,
Et porteront ici cette sanglante guerre,
Dont leur bras fait rougir la moitié de la terre :
Pour Phocion, ses jours ne sauraient m’échapper,
Si Cassander l’épargne et craint de le frapper,
375 J’espère que le peuple armé contre sa vie
Viendra me demander qu’elle lui soit ravie.
J’excite contre lui ses fureurs chaque jour,
Je lui rendrai fatal l’instant de son retour,
Pour aigrir contre lui ce peuple impitoyable,
380 Je le fais souvenir de ce jour déplorable,
Où Nicanor fut prêt de nous assujettir,
Tandis que Phocion, loin de nous avertir,
Condamnant nos soupçons contre ce téméraire
De ses trompeurs serments vantait la foi sincère
385 Et lui donnant le temps d’avancer ses projets,
Craignait en l’attaquant de violer la paix.
Voilà par quels chemins je prépare sa perte ;
Et si j’en puis saisir l’occasion offerte,
Quel comble à mon honneur de le voir expirer !
390 Dans cette même place où prompt à l’honorer,
Nos citoyens jadis par des cris de victoire,
Célébraient à l’envi ses vertus et sa gloire.
Mais sa fille paraît. Je crains de lui parler,
De nouveaux déplaisirs je n’ose l’accabler ;
395 Laissons-la de ses maux accuser la fortune,
Sortons, et prévenons un plainte importune.
SCÈNE III. Alcinous, Chrisis, Dione. §
CHRISIS
De quel étonnement, grands dieux, suis-je frappée,
420 Est-ce vous que je vois, ne suis-je point trompée ?
Ah, Seigneur, dissipez le trouble de mon coeur,
Venez-vous augmenter où finir mon malheur,
Découvrez-moi mon sort, reverrai-je mon père,
A-t-il d’un roi barbare évité la colère ?
425 Puis-je enfin me flatter de son heureux retour ?
ALCINOUS
Madame, en doutez-vous, puisque je vois le jour ;
Croyez-vous que soigneux de garantir ma tête,
J’aurai vu sur lui seul éclater la tempête ;
Et son sang à mes yeux lâchement répandu,
430 Sans que parmi ses flots le mien fut confondu ?
Non, Madame, jaloux de défendre sa vie,
Sa perte, de la mienne aurait été suivie :
Et du moins vous contant son déplorable sort,
On vous aurait conté l’histoire de ma mort :
435 Mais grâce à sa vertu, grâce aux dieux tutélaires,
Mes soins pour le sauver n’étaient pas nécessaires ;
Et la fin de ce jour va l’offrir à vos yeux,
Vengé de noirs desseins de tous ses envieux.
CHRISIS
Ce changement soudain, cette joie imprévue
440 Jette un trouble nouveau dans mon âme éperdue,
Et ma faible raison, mes esprits languissants
Ne sauraient résister au plaisir que je sens ;
Quoi vos soins généreux n’ont point trouvé d’obstacle !
Mais ne me cachez plus par quel heureux miracle
445 Mon père m’est rendu, qui me l’a conservé ?
ALCINOUS
Je vous l’ai déjà dit. Sa vertu l’a sauvé :
Sa fierté, sa sagesse et l’éclat de sa vie,
Ont désarmé le bras qu’avait armé l’envie ;
Vous devez en lui-même un si parfait héros,
450 Et lui seul s’est donné la vie et le repos.
Ô ciel ! Que ne peut point sur le coeur le moins juste,
L’intrépide regard, et la présence auguste
D’un mortel dont les jours ménagés par les dieux,
Sont pleins de nobles soins et de faits glorieux.
455 Madame, Cassander enflammé de colère,
Au milieu de sa Cour fit traîner votre père ;
Le supplice était prêt. De barbares soldats
Attendaient le signal, marqué pour son trépas
Devant ce tribunal Phocion se présente,
460 Et loin de faire entendre une voix suppliante,
Tel que dans les périls se montrent les héros,
À ce prince superbe il adresse ces mots :
"Cassander, je ne sais quelle fureur t’anime,
Par quel droit prétends-tu me choisir pour victime ?
465 Mon pays par mes soins s’est longtemps défendu,
J’ai reculé sa chute autant que je l’ai dû ;
Loin de me repentir de ce fameux ouvrage,
Que n’ai-je pour sa gloire encore fait davantage,
Que n’ai-je pu ranger la Grèce sous ses lois,
470 Et détruire l’orgueil et l’empire des rois.
Voilà mes sentiments, je ne veux point les taire,
Et ne m’attache point à calmer ta colère ;
Verse pour me punir, si je t’ose offenser,
Ce reste de mon sang que l’âge allait glacer ;
475 Mais songe pour le moins quand tu vas le répandre,
Qu’il fut jadis sacré pour le grand Alexandre ;
Que ce roi, qui du monde a conquis la moitié,
Après m’avoir connu m’offrit son amitié,
Et m’en fit confirmer les premiers témoignages,
480 Par d’honorables soins et de précieux gages ;
Je ne te dis plus rien. Frappe, perce ce coeur
Rempli pour ses devoirs de la plus vive ardeur,
Et donne à l’univers par ce noir sacrifice
Un exemple éclatant d’horreur et d’injustice,
485 Tandis que par les miens trahi, persécuté,
J’en donne un de constance et de fidélité."
CHRISIS
Ô force plus qu’humaine ! Ô merveilleux courage.
ALCINOUS
Cassander étonné d’entendre ce langage,
De mouvements divers en secret combattu,
490 Est forcé malgré lui d’admirer sa vertu ;
"Va, lui dit-il, reçois le jour que je te laisse,
Sois toujours l’ornement et l’honneur de la Grèce :
Plus pénétré d’estime encore que de pitié,
Je me fais un bonheur d’avoir ton amitié,
495 Ne la refuse pas. C’est un roi qui te prie,
Et libre, va revoir et servir ta patrie.
CHRISIS
Ainsi de mes ennuis le cours est terminé.
ALCINOUS
Et moi plus que jamais à souffrir condamné,
Je frémis des malheurs que le sort me présente,
500 Votre infortune cesse et la mienne s’augmente,
Trop digne d’exciter votre compassion,
Je suis plus malheureux que n’était Phocion.
CHRISIS
Vous, Seigneur, quel malheur peut troubler votre vie ?
ALCINOUS
Hélas, Madame, hélas ! Faut-il que je le die ?
505 Cet aveu dangereux loin de me soulager,
Dans un gouffre nouveau peut encore me plonger ;
Toutefois, dut ma peine en devenir plus rude,
Elle me plaira mieux que mon incertitude ;
Mais quoi, près d’expliquer le malheur de mon sort,
510 Mon courage abattu succombe à cet effort ;
Je commence un discours qu’après je désavoue,
Et ma langue interdite à regret se dénoue,
C’est vous en dire assez. Mes esprits éperdus,
Mes regards incertains, mes soupirs confondus,
515 Le long saisissement, ma surprise soudaine,
Cette source de pleurs que je retiens à peine,
Et la crainte surtout d’aigrir votre courroux ;
Tout ne vous dit-il pas que j’expire pour vous ?
ALCINOUS
Ah, Seigneur ! Cet aveu ne doit point vous surprendre,
520 Madame, et longtemps vous devez vous attendre
À voir un jour enfin éclater cette ardeur,
Que jusqu’à ce moment j’ai caché dans mon coeur
Mais que déjà cent fois vous auriez dû connaître,
Si vous songiez aux feux que vos beaux yeux font naître ;
525 J’ai vu le premier jour sans vouloir me flatter,
Quelles difficultés j’avais à surmonter,
Mais mon ardeur s’irrite encore par ces obstacles,
L’amour en ma faveur me promet des miracles :
Si je ne trouve pas un dernier malheur,
530 L’obstacle le plus grand au fond de votre coeur ;
Surtout, je ne veux point que la reconnaissance
Vous force, malgré vous à quelque complaisance ;
Si ma flamme vous gêne, ou ne vous touche pas,
Prononcez sans remords l’arrêt de mon trépas :
535 J’ai servi Phocion par égard pour lui-même,
Et ne l’ai point servi parce que je vous aime,
Ce serait me traiter avec indignité
Qu’imputer à l’amour ma générosité,
J’aimai de Phocion la vertu consommé,
540 Dans un autre que lui je l’aurais estimée,
Et pour un inconnu lâchement opprimé
Avec la même ardeur mon bras se fut armé ;
Vous ne me devez rien. N’écoutez donc Madame,
Que les seuls mouvements que vous dicte votre âme,
545 Parlez, parlez sans crainte, et ne voyez en moi,
Que mon coeur, mon respect, mon amour et ma foi.
ALCINOUS
Hélas ! Achevez.
CHRISIS
Hélas ! Achevez. Ciel !
ALCINOUS
Hélas ! Achevez. Ciel ! Ah ! C’est trop vous contraindre,
Quel serait mon bonheur si vous pouviez me plaindre ?
Montrez-moi par pitié vos sentiments secrets.
CHRISIS
550 Pour chercher Phocion je sors de ce palais ;
Je fuis les mouvements que le devoir m’inspire.
ALCINOUS
Eh quoi ! Vous me laissez sans me vouloir rien dire ;
Vous refusez un mot à mon empressement.
CHRISIS
Devez-vous demander d’autre éclaircissement :
555 Voyez dans mes yeux ni mépris ni colère,
Faut-il de ma pitié de marque plus sincère
Que ce triste soupir qui vient de m’échapper,
Et le coeur d’un amant s’y devait-il tromper ?