La Virginie
Tragédie

Jean-Galbert de Campistron

A PARIS,
Chez Estienne Lucas, Marchand
Libraire ; dans la Sale neuve du Palais,
à la Bible d’Or.
M. DC. LXXXIII.
Avec Privilege du Roy.

Édition critique établie par Sylvain Garnier dans le cadre d'un mémoire de master 1 sous la direction de Georges Forestier (2007)

Introduction §

Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes, et qui pensent. Sur ce qui concerne les moeurs, le plus beau et le meilleur est enlevé ; l’on ne fait que glaner après les anciens et les habiles d’entre les modernes.

La Bruyère - Les Caractères

Campistron ne vaut pas d’être lu1. Soixante ans après que Victor Hugo eut porté le premier coup2, c’est par cette formule définitive que Gustave Lanson achevait d’enterrer l’œuvre de ce dramaturge dont le principale tort aura été de rencontrer le succès après Racine et Corneille : osant leur succéder, il n’osa les égaler ; et puisqu’il n’eut pas le bon ton de se faire oublier avec ses obscurs collègues, on se chargea d’assassiner sa mémoire en affirmant que « Sur le Racine mort le Campistron pullule3 ». Triste destin pour l’auteur le plus prolifique des années 1680-1690 que de voir toute son œuvre résumée par un vers douteux écrit un siècle après sa mort : de même que les romantiques eurent à cœur de réhabiliter les victimes des traits acerbes de Boileau, ne conviendrait-il pas de réexaminer la cible de ce calembour hugolien ? Personne ne prétendra hisser Campistron à la hauteur d’un Corneille ou d’un Racine, ni lui prêter un génie qu’il n’aurait pas, mais il s’agit juste de le replacer dans son siècle et d’étudier objectivement ses mérites et ses faiblesses, ses qualités et ses défauts pour tenter, simplement, de comprendre son succès. Car Campistron eut du succès, parfois mitigé, parfois triomphal, souvent correct, toujours mérité ; du succès donc et qui plus est un succès durable : Tiridate fut joué 95 fois jusqu’en 1733, Alcibiade 176 fois jusqu’en 1738 et Andronic 244 fois jusqu’en 1765, cette dernière pièce étant encore présente dans les répertoires du XIXe siècle. Mais au-delà des chiffres, le mérite de Campistron aura été de mener de front la bataille du renouveau tragique à la fin du siècle de Louis XIV : en effet, les retraits successifs de ceux que l’on n’appelait désormais plus que le grand Corneille et l’illustre Racine, la concurrence directe entre la tragédie et l’opéra et enfin le bouleversement de la vie théâtrale introduit par la création de la Comédie-Française appelaient une nouvelle génération d’auteurs capable de soutenir le flambeau chancelant de la tragédie française. Ce sera la génération des Pradon, Péchantré, La Fosse, La Thuillerie, Longepierre, Genest ou encore Lagrange-Chancel parmi lesquels Campistron n’aura jamais à rougir : la plupart des défauts qu’on lui reproche se retrouvent chez eux alors que ses qualités lui sont souvent propres. En définitive, le mérite de Campistron aura été d’honorer la gloire des deux grands auteurs déjà classicisés sans s’enfermer dans l’imitation stérile et d’avoir ainsi ouvert la voie à un renouveau de la tragédie. C’est la raison pour laquelle « Andronic, Alcibiade, Tiridate parurent nouveaux4 ». S’attacher à éditer sa toute première tragédie, Virginie, c’est s’attacher à la genèse de la redéfinition de la notion de tragique entreprise par Campistron, en étudiant la manière dont le jeune dramaturge au talent encore incertain capte et interprète tout l’héritage de la tragédie française du XVIIe siècle.

Vie de Jean-Galbert de Campistron §

C’est au sein d’une vieille famille de magistrats toulousains que l’auteur des principaux succès dramatiques des années 1680-1690 devait voir le jour, le 3 août 1656. Fils aîné de Louis de Campistron5 et d’Anne de Gourdon, il fut baptisé le 6 août à la cathédrale Saint-Étienne. Originaires du pays d’Armagnac, les Campistron étaient établis à Toulouse depuis près de deux cent ans et la famille exerçait les plus hautes charges dans la ville au moins depuis 1584, année où Arnaud de Campistron, l’arrière grand-père de Jean-Galbert, fut appelé à la charge de Capitoul, un office anoblissant ; depuis, le grand-père et le père du dramaturge exercèrent également à plusieurs reprises cette fonction en même temps que des charges au Palais, notamment celle de procureur général des eaux et forêts que devait reprendre par la suite l’un des frères de Jean-Galbert, Bernard. Fils aîné d’une famille de quatre enfants, le futur auteur de Virginie a vraisemblablement bénéficié de l’enseignement des Jésuites au collège de Toulouse : ses parents ont dû veiller à lui fournir une instruction à même de le préparer à la magistrature, et son jeune frère, Jean-Louis, devait devenir Jésuite et professeur de rhétorique dans cet établissement. C’est au plus tard durant l’été 1681 que le dramaturge quitta sa ville natale pour Paris. Les raisons de ce départ restent floues : la légende établie par d’Alembert d’un Campistron fuyant l’opposition de son père à sa vocation de poète pour « se jeter entre les bras de Racine6 » n’est pas recevable ; aussi l’hypothèse la plus crédible reste celle donnée par l’édition Bonneval de 1750 des Œuvres de Monsieur de Campistron : « une affaire de jeunesse obligea [s] es parents de l’envoyer à Paris. Il avoit été blessé dangereusement dans un combat singulier. Il projetoit un mariage avec une Demoiselle de sa condition. Trop jeune pour un établissement solide, il fallut le faire voyager7. » Ce qui est certain, c’est que l’assistance répétée de son père, dont il sollicita beaucoup les secours lors de son arrivée à Paris, interdit de penser que ce dernier était opposé à ce voyage. À Paris, le jeune Campistron se lia rapidement d’amitié avec un couple d’acteur, Jean-Baptiste et Françoise Raisin, chez qui il logea durant plusieurs années et dont il devint le parrain d’un des enfants en 1686 : c’est sans doute grâce à eux qu’il put être introduit à la Comédie-Française.

Dès lors, la carrière de l’auteur dramatique le plus important de ces années pouvait commencer. Après les débuts plus que prometteurs de ses deux premières tragédies, Virginie et Arminius, respectivement créés le 12 février 1683 et le 19 février 1684, Campistron connut rapidement deux très grands succès en 1685 avec Andronic et Alcibiade créés le 8 février et le 28 décembre de la même année : Andronic fut joué vingt-cinq fois durant la première série de représentations, Alcibiade, vingt-neuf. Face à ces deux triomphes, l’échec de Phraate, retiré de l’affiche après sa première représentation le 26 décembre 1686, n’en est que plus patent. Les raisons de cet échec restent mal connues ; la cause la plus souvent invoquée est que le sujet de la pièce était risqué politiquement : les frères Parfaict présument « qu’il y avoit dans l’Ouvrage plusieurs traits un peu trop hardis, qui donnerent lieu à certains Censeurs de la Cour, de faire de malignes applications8 ». La pièce n’a jamais été imprimée et son texte est perdu, cependant, on a souvent vu dans l’argument qu’en rapportent les frères Parfaict9 une application possible à Madame de Maintenon : une esclave a séduit Phraate, le roi des Parthes, et s’est faite épouser par lui. Dans la suite de la pièce, elle le faisait mourir après avoir fait désigner leur fils comme l’héritier du trône au détriment des premiers enfants du roi. Il semble que ce soit Campistron lui-même qui ait retiré la pièce après sa première représentation contre l’avis des comédiens, mais la pièce fut cependant rejouée à deux reprises au printemps, le danger politique ne devait donc pas constituer la véritable raison de cet abandon. Campistron connut à nouveau le succès avec Phocion et Adrien, une tragédie chrétienne, créés tout deux à un an d’intervalle le 16 décembre 1688 et le 11 janvier 1690 ; la première fut jouée onze fois devant un public nombreux, la seconde, quinze fois devant une assistance plus clairsemée. Enfin, Campistron renoua avec les triomphes d’Andronic et d’Alcibiade grâce à Tiridate qui fut créé le 12 février 1691 et qui connut vingt-sept représentations. Cette tragédie marque l’apogée de la carrière dramatique de Campistron, il écrira encore une Pompéia qu’il lut devant les comédiens le 17 janvier 1692 mais qu’il ne fit pas représenter car il estimait que les 1500 livres qu’ils lui en proposaient étaient insuffisantes ; la pièce ne fut pas imprimée du vivant de l’auteur10. La dernière tragédie représentée de Campistron fut Aétius, créé le 28 janvier 1693 et qui fut joué quinze fois ; cette pièce ne fut jamais publiée et l’on en connaît le contenu qu’au travers de manuscrits incomplets retrouvés dans les affaires de l’auteur. Les archives familiales des Campistron possèdent également le manuscrit d’une ultime tragédie intitulée Juba, roi de Mauritanie qui semble avoir été composée durant les dernières années de la vie de Campistron, lorsque le dramaturge s’était retiré à Toulouse. Outre la tragédie « parlée », Campistron devait également s’essayer avec succès au genre de l’opéra. Ainsi, à la suite des succès d’Andronic et d’Alcibiade, il fut sollicité pour écrire le livret d’une « pastorale héroïque » en trois actes mise en musique par Lully : ce fut Acis et Galatée qui du 6 au 14 septembre 1686 constitua le point d’orgue des fêtes d’Anet que le duc de Vendôme fit donner en l’honneur du dauphin ; à cette occasion, l’œuvre fut représentée cinq fois. Ce succès offrait à Campistron la possibilité de prendre la succession de Quinault qui s’était alors retiré, il fut ainsi choisi pour écrire une « tragédie en musique » intitulée Achille et Polyxène dont Lully aurait dû composer la musique si la mort ne l’avait emporté ; l’œuvre fut finalement représenté le 23 novembre 1687 avec une musique achevée par Colasse : le succès ne fut pas au rendez-vous. Campistron renoua cependant avec le succès dans le genre lyrique six ans plus tard avec Alcide ou La Mort d’Hercule qui fut joué le 31 mars 1693 ; mais le travail du dramaturge fut très critiqué, et l’œuvre fut surtout applaudie pour la musique de Louis Lully et Marin Marais. Enfin, au cours de sa carrière de poète dramatique, Campistron s’était essayé sporadiquement à la comédie : il fit ainsi jouer le 2 août 1684 une comédie en prose intitulée L’Amante amant ; et, plus étonnant, alors qu’il avait quitté depuis longtemps le théâtre, il écrivit un Jaloux désabusé qui fut représenté le 13 décembre 1709 et qui rencontra un grand et durable succès. Cette comédie devait clore définitivement la carrière de l’auteur phare de la fin du XVIIe siècle.

Alcide constitue la dernière œuvre que le dramaturge composa pour la scène si l’on excepte le Jaloux désabusé, et c’est immédiatement après la création de cet opéra que Campistron entra officiellement au service du duc de Vendôme avec mille livres de rentes ; aussi peut-on considérer l’année 1693 comme le tournant de la vie de Campistron : ayant obtenu toute la gloire possible par le théâtre, il se consacrera désormais au service de son protecteur. Les relations entre Campistron et le clan Vendôme avaient cependant commencées bien avant cette date. Ainsi, dès 1684, le dramaturge avait dédié sa seconde pièce, Arminius, à la duchesse de Bouillon, la tante du duc de Vendôme, et en 1686 et 1687, il avait participé à l’élaboration des fêtes d’Anet données par le duc en composant l’opéra d’Acis et Galatée pour les premières, et deux Idylles mises en musiques par Louis Lully pour les secondes. Il est donc certain que Campistron gravitait autour de la société du duc de Vendôme à cette époque. Ce n’est cependant qu’à partir de 1692, année où Campistron accompagna le duc sur les champs de bataille de Namur et Steinkerke, que l’on peut considérer que le dramaturge toulousain avait définitivement été adopté par le clan Vendôme. Et Campistron n’allait pas à la guerre comme simple observateur : réputé « aussi brave que paresseux11 », il accompagnait le duc jusqu’au plus fort de la mêlé dans laquelle il « conservait son sang froid et sa gaîté12 ». Il fut ainsi au côté de Vendôme en 1693 en Italie, puis en Italie et en Espagne entre 1694 et 1697, il prit enfin part à la guerre de succession d’Espagne entre 1702 et 1708. Au cours de ces campagnes, Campistron reçu plusieurs récompenses et distinctions : Vendôme le nomma ainsi Secrétaire général des galères en 1694, puis il fut successivement distingué par le marquisat de Penango, la commanderie de Ximenès et l’ordre militaire de Saint-Jacques. À coté de ces occupations militaires, Campistron continuait à prendre part aux activités littéraires. Il fut ainsi nommé Mainteneur des Jeux Floraux à Toulouse en 1694 alors que l’institution venait d’être gratifiée du statut d’Académie des Belles-Lettres ; puis, fait unique, il obtint le fauteuil de Segrais à l’Académie française sans l’avoir sollicité en 1701. Il sut également, au besoin, mettre ses talents au service du duc de Vendôme. Ainsi, au début de l’année 1708, alors qu’il était question de savoir qui prendrait le tête de la gigantesque armée levée par Louis XIV pour les Pays-Bas dans le cadre de la guerre de succession d’Espagne, Campistron lut le 1er mars une Epître au duc de Vendôme dans laquelle il mettait en avant les fait d’armes de son protecteur tout en fustigeant ceux qui à la cour le jalousaient et cabalaient contre lui. Enfin, à l’été de la même année, alors que les partisans du duc de Vendôme et ceux du duc de Bourgogne, le propre petit-fils du roi, se disputaient la responsabilité du désastre d’Audenarde où l’armée royale sous le commandement des deux généraux avait été défaite, Campistron rédigea une lettre destinée à circuler sous le manteau dans laquelle il prenait violemment et nommément à parti les gouverneurs du duc de Bourgogne.

La santé de Campistron ne lui permit cependant pas de rester plus longtemps dans l’entourage du duc de Vendôme dont le mode de vie épicurien nécessitait une bonne constitution ; aussi en 1710 prit-il le parti de se retirer à Toulouse. Il s’y maria le 21 octobre de la même année avec Marie de Maniban de Cazaubon, fille d’une des familles les plus influentes de la ville qui lui apportait une dot de 25000 livres, avec qui il eut six enfants, et, fort de ses titres de seigneur de Saint-Orens, de Cayras, de Lantourville et de Montpapou, il mena dès lors une vie de notable rangé, résidant alternativement entre son hôtel toulousain et son château de Cayras. Il mourut le 11 mai 1723 ; son buste fut installé par les Capitouls parmi les illustres de la ville.

Création de Virginie §

« J’estois si jeune, lorsque je composay cette Tragedie, que je me suis toûjours estonné comment j’avois eu la temerité de la commencer, et la force et le bonheur de la finir13. » C’est de cette façon que Campistron devait présenter sa Virginie en 1707, vingt-quatre ans après que cette pièce l’eut introduit dans le paysage dramatique français. Bien que cette tragédie ne fut représentée pour la première fois qu’en 1683, l’auteur affirme dans une lettre adressée à son père datée de septembre 1681 que « Virginie est prête14 » ; Campistron était alors âgé de vingt-cinq ans, et il n’était probablement installé à Paris que depuis peu de temps. Rien ne permet de savoir si le dramaturge avait projeté avant son voyage de tenter de se lancer dans une carrière théâtrale ; ce qui est sûr, c’est que l’on n’a pas connaissance de poésies qu’il aurait pu écrire durant sa jeunesse à Toulouse. Aussi ses biographes s’accordent généralement pour considérer que c’est à Paris que le jeune homme se serait découvert un talent pour la poésie. L’hypothèse selon laquelle son goût pour le théâtre aurait été motivé par son amitié avec l’acteur Raisin ne paraît cependant pas pertinente puisqu’il semblerait qu’ils ne se soient fréquentés qu’à partir de 1682, soit après que Campistron eut achevé sa tragédie. De même, l’affirmation de d’Alembert, selon laquelle Racine « accueillit avec bonté le jeune Campistron, l’aida de ses conseils, et le mit en état de donner deux Tragédies consécutives15 », est irrecevable : il n’y a strictement aucun document à l’appui de ces dires ; l’unique source de la légende ayant fait de Campistron le successeur de Racine adoubé par lui fut la commande par le duc de Vendôme d’un opéra en 1686, pour lequel Racine fut pressenti mais qu’il refusa en avançant le nom de Campistron qui venait alors de triompher avec Andronic et Alcibiade. Ce qui est certain, c’est que Virginie constituait le coup d’essai d’un jeune provincial monté à Paris, et que Campistron attendait de sa pièce qu’elle lui assure une carrière littéraire à même de le faire vivre.

Pour sa première tragédie, Campistron a choisi de traiter un événement de l’histoire romaine, la mort de Virginie survenue en 449 avant Jésus-Christ, ce qui ne constituait pas un choix évident au regard de la production dramatique de cette époque. En effet, les sujets romains, traditionnellement attachés à l’image de Corneille, avaient pratiquement disparus de la scène après Suréna en 1674, le Coriolan d’Abeille en 1676 ou la Cléopâtre de La Chapelle en 1681 faisant exception. Inversement, depuis l’Iphigénie de Racine, l’on voyait se multiplier les sujets empruntés à la mythologie grecque comme l’Hector de Sconin et la Circé de Donneau de Visé et Thomas Corneille en 1675, la Phèdre de Racine et celle de Pradon ainsi que l’Electre du même auteur en 1677, Lyncée de Gaspard Abeille l’année suivante, la Troade de Pradon en 1679, l’Adraste de Ferrier et l’Agamemnon que Boyer donnera sous le nom d’Assezan en 1680 et enfin l’Hercule de La Tuillerie et l’Oreste de Le Clerc en 1681. Aussi la critique a-t-elle voulu voir dans ce choix par Campistron d’un sujet romain la marque de sa dette envers Corneille, et elle en veut pour preuve la réminiscence dans Virginie d’un certain nombre de vers du grand dramaturge16 ; mais c’est oublier un peu vite que la pièce comporte tout autant de vers empruntés à Racine. Il est en revanche plus probable que le jeune Campistron, fraîchement débarqué de sa province se soit fondé sur le théâtre qu’il connaissait alors le mieux : celui des Jésuites chez qui il avait fait son éducation. En effet, alors que les sujets romains brillaient par leur absence sur les scènes parisiennes, durant la même période, les collèges jésuites de France donnaient toujours des tragédies tirées de l’histoire romaine comme Trebellius (1675, collège de Clermont), Dioclétian humilié (1677, collège des Jésuites de Sens), Titus (1679, collège de l’Oratoire), Regulus (1681, collège des Jésuites de Rouen), Constantin (1681, collège de Clermont), Séjan ou Rome libre (1681, collège de la Marche), ou encore Scipion (1682, collège des Grassins). André Stegmann qui affirme que Campistron est « le dernier qui puisera largement à ce théâtre17 » signale ainsi qu’« avec Arminius, Andronic, Aétius, Adrien, ce sont des sujets scolaires des Jésuites qui réapparaissent18 » ; il serait possible d’ajouter avec Virginie dont le sujet avait déjà été traité au collège du Plessi-Sorbonne en 1660. Un autre argument en faveur de l’inspiration jésuite de la tragédie de Campistron est fourni par le manuscrit original de la pièce19 qui en a été conservé, et qui donne une version du texte différente de la première édition, que Dorothy F. Jones décrit en ces termes :

La version originale est lardée de références pieuses aux dieux, avec de longs passages didactiques sur leur influence dans les affaires humaines. L’héroïne, par exemple, croit qu’elle est punie par les dieux pour avoir préféré son amant aux cieux (I, v, 10). Sa mère prie pour que les dieux rendent le scélérat vertueux (III, i, 18-19) et demande à ce qu’« un trait sacré de votre saint courroux / Tombe sur le tyran qui nous accable tous » (V, v, 41). Le jeune amant prononce un véritable exposé du problème du mal et du libre arbitre (III, v, 25). Tous ces passages disparaissent dans la version finale20.

Dans sa version primitive, Virginie était donc conçue comme une tragédie moralisante de même que l’étaient les tragédies de collège. Que ce soit par son sujet ou par son style, Virginie ne correspondait donc pas à ce qui se jouait alors sur les théâtres parisiens, et Campistron semble avoir rencontré de nombreuses difficultés avant de réussir finalement à imposer sa première tragédie. En effet, alors que dès le mois de septembre 1681, il pouvait annoncer à son père que « Virginie est prête » et qu’il croit « qu’on la jouera peut’etre dans trois sepmaines21 », la pièce ne sera finalement créée que le 12 février 1683. Il aura donc fallu près de dix-huit mois à Campistron pour réussir à faire jouer sa pièce.

Il semble tout d’abord que la réorganisation des théâtres parisiens avec la création de la Comédie-Française en 1680 ait joué en défaveur de Campistron ; en effet, avec la disparition de la concurrence, la formidable dynamique théâtrale des années précédentes s’était essoufflée et il était plus difficile pour un auteur inconnu de réussir à imposer sa pièce, privé de la rivalité qui opposait auparavant les différentes troupes. De plus, avec cette nouvelle organisation, les comédiens avaient perdu une part de leur indépendance et il devenait difficile de promouvoir une pièce privée de l’appui d’un grand seigneur. C’est ce que déplore Campistron dans la lettre à son père de septembre 1681 lorsqu’il affirme que Virginie sera jouée « peut’etre dans trois sepmaines, a moins que les puissantes sollicitations de quantité de grands seigneurs ne l’empêchent, car ils protegent des gens qui sont à eux et jamais il n’y a eu tant de pieces nouvelles y en ayant plus de quinze qu’on presente aux comediens22. » Aussi le dramaturge a semble-t-il employé une partie de son temps à obtenir un tel appui ; c’est la raison pour laquelle il affirme dans cette même lettre que « la lettre de mr. Fieubet seroit bien necessaire23. » Jeune provincial sans connaissance à Paris, Campistron s’est naturellement tourné vers ses soutiens toulousains en la personne de Gaspard de Fieubet, le président du parlement de Toulouse qui pouvait l’introduire dans la capitale par l’intermédiaire de son frère, Fieubet de Caumont, dont le dramaturge obtiendra une lettre le mois suivant, et surtout en celle de son cousin, Gaspard II de Fieubet, Conseiller d’Etat ordinaire et Chancelier de la reine, qui pouvait se targuer d’une grande fortune et d’être l’« ami particulier des gens les plus distingués24 ». Lorsque Campistron fera imprimer sa pièce en Avril 1683, il ne manquera pas de la dédier à son protecteur afin de lui « rendre des graces publiques de la puissante et genereuse protection dont [il a] toûjours honoré [s] a famille25 ». L’autre grande difficulté rencontrée par le dramaturge à Paris semble être les rivalités d’auteurs auxquelles il ne s’était vraisemblablement pas préparé. Sa correspondance indique ainsi que parallèlement à sa Virginie, il avait entrepris de donner une Clytemnestre sur laquelle il travaillait, mais il devra finalement y renoncer, le sujet ayant été traité dans le même temps et, semble-t-il penser, de manière intentionnelle par Le Clerc. C’est ce qu’il explique à son père :

Vous étés en peine de scavoir quel jour on voulait me jouer. On me la joué en effet, et le Roy a voulu qu’on representat une piece de mr le clerc a la sollicitation de mr le Duc de richelieu. Cette piece traite a peu prés le même sujet que clytemestre, car c’est une iphigénie en tauride. Cella a retardé ma clytemnestre26.

Le mois suivant, Campistron affirmera que l’intention de Le Clerc était de lui « faire du mal27 » et qu’il « ne doute point qu’il ne soit hâté de mettre son iphigenie et son oreste au jour pour ruiner [s] a clitemnestre28. » Bien sûr, les rencontres frontales entres deux pièces traitant le même sujet étaient fréquentes, mais depuis la fusion des différentes troupes de théâtre la donne avait changé : privé de la concurrence des troupes, un jeune auteur n’avait plus la possibilité de faire jouer sa pièce par une troupe rivale et il n’avait plus qu’à s’effacer devant l’auteur concurrent. Mais, même lorsqu’une pièce comme Virginie n’était pas en concurrence frontale avec une autre, la fusion des troupes avait réduit ses possibilités de représentation et il semble qu’au cours de cette année 1681, où la Comédie-Française tout juste créée peinait à s’organiser, il ait régné une certaine confusion, la nouvelle troupe se révélant incapable de répondre à la production des poètes dont le nombre n’avait pas diminué en même temps que celui des scènes dévolues au théâtre parlé. Campistron semble confirmer ce fait lorsqu’il se plaint des « querelles des comediens29 » et de « la concurrence de tant de gens qui baillent des pieces cette année30 » ; c’est pourquoi il dit à son père qu’« on n’a encore joué aucune piéce nouvelle31 » et « qu’on devoit en représentér 4 ou 5 devant la [s] ienne32 ». Campistron restait malgré tout confiant et prenait son mal en patience ; il invite ainsi son père à ne « pas croire non plus que [s] a pièce ne soit pas assés bonne pour être representee, et s’il [lui] faut attendre c’est avec raison33 » et le dramaturge d’assurer « que [s] a piece sera jouée, ou toute choses [l] e tromperont34 ». Cependant, ce qui lui causait de réels soucis, c’était sa situation financière qui se détériorait : il empruntait régulièrement de l’argent à sa famille pour subsister et il attendait beaucoup des bénéfices de ses pièces. C’est la raison pour laquelle Campistron entreprit au cours du mois d’octobre 1681 de quitter momentanément Paris pour les Flandres où il espérait pouvoir gagner de l’argent ; il déclare ainsi avoir « resolu d’allér en Flandres ou [il aura] un fort bon employ a 70 lieues de paris qui [l] e fera subsister fort honnetêment attendant qu’on joue [s] es pieces35 », il ajoute qu’il y est « forcé ne pouvant pas demeurér a paris avec rien36 ».

Quoi qu’il en soit, c’est au cours de l’année suivante, en 1682, que la situation s’éclaircit pour Campistron sur le plan théâtral. En effet, c’est semble-t-il durant cette période qu’il se lia d’amitié avec Jean-Baptiste et Françoise Raisin ; tout deux membres de la Comédie-Française, ils lui en ouvrirent probablement les portes. C’est vraisemblablement sur les conseils de Jean-Baptiste que le dramaturge a corrigé la première version de Virginie, supprimant tout ce qui pouvait paraître trop scolaire ou moralisant pour acclimater la tragédie au goût du public parisien. Campistron put finalement lire la nouvelle version de sa pièce devant les comédiens le mercredi 30 septembre 1682 à dix heures, comme l’annonce la feuille d’assemblée du lundi 28 septembre. Il s’agit vraisemblablement d’une nouvelle lecture puisque la lettre de septembre 1681 indiquait que le dramaturge avait déjà présenté son travail aux comédiens sans que ceux-ci ne l’acceptent ou le refusent formellement. Quoi qu’il en soit, Virginie sera définitivement adoptée à la suite de cette seconde présentation et la pièce sera finalement créée le 12 février 1683 à l’Hôtel Guénégaud. Ce délais entre l’acceptation de la pièce et sa création est normal si on le compare aux autres pièces représentées au cours de la même période : le Téléphonte de La Chapelle, lu le 1er octobre, sera créé le 26 décembre, et le Nitocris de La Tuillerie, lu le 3 octobre, sera créé le 10 mars. La distribution des rôles est connue grâce au Répertoire de 1685 qui cite Virginie, bien que la pièce n’ait plus été reprise après 1684. Le rôle éponyme était ainsi tenu par La Champmeslé, celui de Plautie par la Beauval, Champmeslé joua Appius, Baron Icile et Guérin Clodius, enfin le rôle de Camille fut tenu par la Raisin et celui de Fulvie par la Guyot. On ignore par qui étaient joués les rôles secondaires de Sévère, Fabian et Pison.

C’est donc le 12 février 1683 que Virginie fut créée, un vendredi comme il était d’usage pour une nouvelle pièce : la séance qui attirait le plus de monde était généralement celle du dimanche, et créer une pièce le vendredi permettait de susciter un intérêt. Le Registre journalier de 1683 de la Comédie-Française permet de suivre très précisément le succès de la pièce au fil de ses représentations37. Ainsi, la première séance rapporta 930 livres, ce qui constitue une bonne recette mais ne correspond qu’à un théâtre plus qu’à moitié vide puisque seulement 301 billets ont été vendus. Ceci s’explique par le fait que pour les premières représentations d’une nouvelle pièce, le prix des places était au double : les places situées sur la scène, dans les balcons et dans les premières loges étaient à 5 livres 10 sols, les secondes loges étaient à 3 livres et les troisièmes loges et le parterre à 30 sols. La séance du dimanche 14 février tint ses promesses en rapportant 1101 livres pour 324 billets vendus, mais la séance suivante, le mardi 16 février, vit les recette s’effondrer à 466 livres 10 sols avec seulement 150 billets vendus. Aussi, dès la représentation suivante, le prix des places fut remis au simple, c’est-à-dire 3 livres pour la scène, les balcons et les premières loges, 1 livre et 10 sols pour les secondes loges, 1 livre pour les troisièmes loges et 15 sols pour le parterre. Dès lors, le théâtre pu se remplir avec 504 billets vendus pour une recette de 692 livres 10 sols. Les comédiens ne se satisfirent cependant pas de ces chiffres, puisque dès la séance suivante, ils jugèrent à propos d’adjoindre à Virginie une petite comédie à succès de Molière pour compléter le spectacle : ce fut La Comtesse d’Escarbagnas qui accompagna la tragédie de Campistron lors des représentations du samedi 20 février et du lundi 22 février qui obtinrent respectivement 746 livres 5 sols de recettes pour 560 billets vendus et 822 livres 5 sols pour 543 billets. Au cours des deux représentations suivantes, celles du mercredi 24 février et du vendredi 26 février, ce fut le Mariage forcé qui vint soutenir la tragédie ; ces séances rapportèrent les belles sommes de 1331 livres 5 sols pour 912 billets vendus et 1268 livres 15 sols pour 832 billets. Mais la séance qui enregistra les plus fortes recettes fut la suivante, celle du dimanche 28 février où, adjointe à Georges Dandin, Virginie rapporta 1338 livres 10 sols pour 935 billets vendus. La tragédie de Campistron ne reparut ensuite que le vendredi 4 mars accompagnée d’une pièce de Monfleury, le Semblable à soy mesme ; les recettes s’écroulèrent à 402 livres 5 sols pour seulement 314 billets vendus, les comédiens retirèrent Virginie de la scène pour laisser la place au Nitocris de La Tuillerie. La part d’auteur dévolue à Campistron s’éleva en tout à 876 livres, le dramaturge pourra affirmer en rédigeant sa préface quatorze années plus tard que le succès de sa pièce, « quoique mediocre, ne [lui] donna pas lieu de [s] e rebuter du Theatre38. » Au sujet du succès de Virginie, d’Alembert a véhiculé la légende que cette pièce aurait « joui même d’un triomphe assez flatteur ; ce fut d’éclipser une autre tragédie nouvelle qu’on jouait dans le même temps39 » ; il s’agit du Téléphonte de La Chapelle que soutenait la duchesse de Bouillon, et ce serait la raison pour laquelle Campistron aurait dédiée sa seconde pièce, Arminius, à la duchesse pour atténuer le ressentiment de cette dernière à son encontre. Mais les représentations de Téléphonte ayant cessée fin janvier, l’on voit mal comment Virginie aurait pu lui faire de l’ombre. Quoi qu’il en soit, Campistron pouvait respirer, fort de ce petit succès : il s’était ouvert la porte de la Comédie-Française et avait pu prouver à sa famille qu’il pouvait vivre à Paris grâce à son théâtre. Un privilège fut prit le 29 mars 1683 par un libraire parisien, Estienne Lucas, qui acheva d’imprimer la pièce le 30 avril de la même année. Par la suite, la pièce fut reprise en 1684, durant l’été, période généralement pauvre en nouvelles créations, les 22 juin et 15 juillet avec des recettes inférieures à 200 livres. La pièce ne fut plus jamais rejouée par la suite.

Dramaturgie, l’action §

Avec Virginie, Campistron traite un événement de l’histoire romaine rapporté par Tite-Live au livre trois de sa première Décade40. Alors que Rome subit le joug des décemvirs, le premier d’entre eux, Appius Claudius, s’éprend de Virginie, la fille de Virginius, un centurion parti avec l’armée sur le mont Algide. Ne réussissant pas à la gagner par des promesses ou de l’argent, Appius demandera à Marcus Clodius, l’un de ses clients, d’enlever la jeune fille en prétendant qu’elle est en réalité la fille d’une esclave de sa maison et qu’elle est donc sa propriété. Clodius s’emparera de Virginie et se rendra sur le Forum pour la faire reconnaître comme son esclave par le tribunal où siège Appius, mais face à l’opposition de la foule, excitée par Icilius et Numitorius, le fiancé et l’oncle de la jeune fille, le magistrat sera contraint de libérer Virginie et de remettre son jugement au lendemain afin de permettre au père d’être présent pour défendre sa fille. Le jour suivant, Virginius, revenu précipitamment de l’armée, accompagne sa fille sur le forum où Appius décide qu’elle doit revenir à Clodius ; ne pouvant s’opposer au jugement, Virginius poignardera sa fille pour lui éviter le déshonneur. Suite à ces évènements, la plèbe et les soldats s’installeront sur l’Aventin où ils feront sécession : la révolte entraînera finalement la suppression du décemvirat et le retour des tribuns qui avaient été supprimés. Avant que Campistron n’écrive sa pièce, deux auteurs avaient déjà composé des tragédies sur le sujet de la mort de Virginie : Du Teil qui avait donné une Injustice punie en 1641 et Le Clerc dont la Virginie romaine parue en 1643 devait influencer le jeune dramaturge toulousain. En outre, les arguments d’une troisième tragédie ont été conservés : il s’agit d’une tragédie de collège jouée le 11 août 1660 au Plessis-Sorbonne devant l’abbé de Richelieu. Cette pièce s’éloignait beaucoup de l’histoire romaine et proposait une Virginie composée avec des caractéristiques et des situations directement inspirées du personnage d’Emilie dans le Cinna de Corneille. Mais elle ne fut jamais éditée et Campistron n’a pas pu en avoir connaissance. En définitive, la pièce de Campistron constitue la version la plus simple et sans doute la plus élégante de l’histoire de la mort de Virginie.

Elle se découpe de la manière suivante : au premier acte, l’on apprend que Virginie a été enlevée par Clodius qui prétend qu’elle est la fille de son esclave conformément aux souhaits du décemvir Appius qui est épris d’elle. Elle est gardée dans le palais du magistrat qui, en tant que tel, doit se prononcer sur son sort. À l’acte deux, Icile veut venger Virginie. Celle-ci, pour ne pas exposer son amant, s’en remet à Appius, qui lui propose le mariage pour échapper à l’esclavage. Virginie comprend alors que ses malheurs viennent de lui. Au troisième acte, Virginie apprend à sa mère et à son amant qu’elle est persécutée par Appius et non par Clodius. Icile décide de se révolter contre la tyrannie, mais il est arrêté. Au cours de l’acte suivant, Appius exerce un double chantage : Icile doit parler en sa faveur à Virginie pour éviter la mort ; Virginie doit accepter l’offre de mariage d’Appius pour sauver Icile. Mais la fermeté des amants provoque la fureur du tyran qui ordonne l’exécution d’Icile. Enfin au dernier acte, Icile parvient à s’évader et à tuer Appius tandis que la révolte populaire renverse le décemvirat, mais Virginie, qui l’ignore, se suicide pour échapper à l’esclavage.

La préface de Virginie, bien que succincte, fournit de précieux renseignements concernant la construction de la pièce : elle confirme tout d’abord que la source principale de Campistron était bien le livre trois de la première Décade de Tite-Live ; elle révèle ensuite la manière dont l’auteur a interprété sa source pour en tirer l’« action principale » de sa pièce. Le dramaturge y décrit en effet le sujet de sa tragédie en ces termes : « le crime d’Appius, et la mort de Virginie, furent cause que le gouvernement fut changé dans Rome, et que la puissance des Decemvirs y fut abolie41. » Ce qu’il importe ici de souligner, c’est que Campistron n’a pas choisi de retenir l’infanticide qui aurait pourtant constitué un sujet tragique de premier choix faisant surgir « la violence au cœur des alliances » – un père contraint de tuer sa fille pour la soustraire à l’infamie de l’esclavage – mais qu’il a choisi de mettre l’accent sur le crime d’Appius envers Virginie ayant entraîné la chute de ce tyran. Ainsi, Campistron rapprochait la mort de la malheureuse Virginie de celle de Lucrèce, rapprochement d’autant plus évident qu’il était déjà effectué par Tite-Live lui-même qui affirmait que l’histoire de Virginie « ne fut pas moins funeste que l’infortune de Lucrèce, qui chassa les Rois de la Ville, et tout ensemble du throsne par son violement, et par sa mort42, » et qu’ainsi, les décemvirs eurent « non seulement la mesme fin que les Rois, mais que la mesme cause leur fist perdre la puissance et l’authorité43. » C’est sans doute afin de souligner encore d’avantage ce rapprochement que Campistron a remplacé l’infanticide final par le suicide de l’héroïne : ce geste achève de la confondre avec Lucrèce, même si cette dernière se suicidait pour laver son honneur alors que Virginie le fait pour éviter le déshonneur.

Campistron adoptait donc le point de départ suivant : Virginie meurt pour échapper à l’infamie de l’esclavage dans lequel Appius voulait la jeter, ce qui provoque une révolte qui renverse la tyrannie. Il s’agit de la fin de la tragédie mais cela n’a rien d’étonnant, l’écriture à rebours étant largement développée chez les dramaturges depuis le Cinna de Corneille, notamment afin d’éviter toute « duplicité d’action » : le poète doit « déduire » à partir de la catastrophe de sa pièce, un nœud dont la résolution entraîne la catastrophe, et une exposition devant introduire ce nœud, de manière à ce que la fin du poème dramatique semble être la conséquence de son déroulement. Ainsi, la cause directe de cette fin que Campistron en a « déduit », c’est qu’Appius menace de réduire Virginie à l’esclavage si celle-ci refuse de l’épouser : il s’agit du milieu de la pièce. Enfin, par le même procédé, le dramaturge a trouvé son début qui est qu’Appius a fait enlever Virginie qu’il aime car celle-ci en aime un autre et est engagée avec lui. Campistron retrouvait ainsi les donnés initiales du récit de Tite-Live sans que le déroulement de sa pièce ne ressemble à celui du récit de l’historien dans lequel Virginie n’était à aucun moment détenue par Appius : il s’agit donc bien d’une pièce construite selon le procédé de la « déduction » et non selon celui de la « réduction » d’un matériel narratif. Ce début, ce milieu et cette fin constituent l’« action principale » de la tragédie ; or, force est de constater que cette « action principale » est extrêmement proche dans son déroulement de celle de la Virginie Romaine de Le Clerc. En effet, au début de cette dernière, Virginie a été enlevée par Appius qui l’aime, au milieu, Appius exerce différents chantages pour la faire céder, et à la fin, Virginie meurt pour échapper au déshonneur, tuée par son père conformément à l’histoire.

Finalement, la différence entre les deux pièces tient à une légère modification introduite par Campistron dans la situation initiale : alors que chez Le Clerc, conformément au récit de Tite-Live, l’amour d’Appius pour Virginie est déjà connu, chez le dramaturge toulousain, il est toujours dissimulé. Cette légère modification a cependant des conséquences très importantes sur l’action de la pièce puisque Appius peut désormais apparaître aux yeux des autres personnages comme un magistrat impartial alors que chez Le Clerc il était d’emblé présenté comme un tyran. Ainsi, dans la Virginie romaine, Appius est qualifié de « tyran » trois fois au cours de la seule première réplique de Virginie, à la scène 2 de l’acte I ; alors que dans la pièce de Campistron, ce n’est qu’au vers 821, après la proposition de mariage d’Appius, que Virginie le nomme ainsi. Aussi, le contenu de l’action des deux pièces ne pouvait qu’être très différent : là où Le Clerc inventait une conspiration contre Appius, conduite par Icile qui s’introduisait dans le palais du décemvir pour l’assassiner, Campistron, lui, retenait un élément du récit de Tite-Live sur lequel il allait bâtir son action : le rôle de faux juge tenu par Appius. Ainsi, du long débat judiciaire qui occupait une grande part du récit de l’historien, Campistron a conservé le thème du magistrat à qui « le demandeur [Clodius] expose son affaire devant un Juge qui sçavoit toute la piece […] qui en estoit l’autheur, et le principal acteur44 » avec cette différence que chez l’historien, personne n’était dupe du vrai rôle d’Appius.

Dès lors, l’intrigue de la pièce de Campistron allait se concentrer autour des défenseurs de Virginie qui, comptant sur l’arbitrage impartial d’Appius, n’ont d’autre choix que de se révolter contre le tyran lorsqu’ils constatent que c’est en réalité de lui que viennent les malheurs de la jeune fille. Ainsi, autour du « fil » principal constitué de l’amour tyrannique d’Appius pour Virginie, Campistron va tisser deux « fils » secondaires constitués par l’amour partagé d’Icile pour la jeune fille et par l’amour maternel de Plautie. Ces deux fils sont bien subordonnés au premier puisque ce sont « les événements du principale sujet [qui en font] naître les passions45 » : c’est l’amour d’Appius qui vient déranger Icile et Plautie dans leur affection comme l’indique le récit de l’exposition qui raconte comment Virginie a été enlevée alors que son fiancé la conduisait à l’autel (v. 56) et que « Plautie elle même à ses desirs propice / Pour l’hymen de sa fille offroit un sacrifice » (v. 61-62). Le premier de ces fils qui met en scène Icile est directement inspiré de Le Clerc : le fougueux républicain est arrêté pour avoir fomenté une rébellion contre Appius et est utilisé comme moyen de pression par le tyran pour faire céder Virginie. Le second, consacré aux plaintes de Plautie, est plus pathétique que véritablement dramatique : c’est une pure invention de Campistron ; la mère de Virginie erre dans le palais du décemvir ou dans les rues de Rome, tentant successivement de gagner par ses larmes Appius puis, lorsqu’elle réalise qu’il est responsable de ses maux, les femmes romaines afin d’obtenir la libération de sa fille. Ces deux fils, introduit dans l’exposition, trouverons comme il se doit leur conclusion dans le dénouement lorsque Icile déclare après avoir appris la mort de Virginie : « Allons, Madame, allons, et courons l’un et l’autre, / Faire parler par tout ma douleur et la vostre » (v. 1541-1542).

Le point de jonction de ces différents fils constitue le nœud de la tragédie : il s’agit de l’acte III au cours duquel la pièce bascule d’un conflit privé vers un conflit public. C’est en effet au cours de cet acte qu’Icile et Plautie apprennent que Clodius n’est que l’instrument d’Appius et que c’est ce dernier qui est responsable du sort de Virginie. Dès lors, à travers Appius, c’est le pouvoir des décemvirs qui est perçu comme oppressant et le thème de la tyrannie publique fait son apparition dans la pièce lorsque Icile, après avoir fait la peinture des « funestes horreurs qui desolent » Rome (v. 900), parle d’un « joug moins suportable, / Que ne fut de Tarquin le regne abominable » (v. 913-914) et déclare enfin vouloir « servir la Republique » (v. 916). Ce n’est sans doute pas un hasard si c’est précisément à la scène 5 de l’acte III, soit pratiquement au milieu de la pièce, que les thèmes de la République et de la révolte contre le décemvirat apparaissent : Icile a beau affirmer avoir « formé dés longs-temps ce genereux dessein [de restaurer la République] » (v. 875), dans la structure de la tragédie, la révolte naît à partir du moment où il apparaît qu’Appius ne remplit pas son rôle de juge impartial envers Virginie ; alors « servir la Republique », certes, mais « en servant [s] on amour » (v. 916).

Là, il semble bien que le dramaturge débutant ne soit pas parvenu à éviter une disjonction entre l’action de sa pièce et sa diégèse, puisque son action tend à faire de l’enlèvement de Virginie le premier crime d’Appius, alors que la diégèse en fait le dernier d’une longue série évoquée par Icile à l’acte III scène 5. Ainsi, alors que chez Tite-Live le tyran traîne derrière lui une longue série de crimes dont le rapt de la jeune fille ne constitue que celui de trop, tout comme chez Le Clerc qui introduit dès le premier acte Appius comme un « traistre » « Qui de Rome entiere a succé tout le sang », chez Campistron l’enlèvement de Virginie semble constituer la première véritable injustice d’Appius. C’est la raison pour laquelle le décemvir parle au début de la pièce des « loix de [s] on devoir » dont il ne se « souvin[t] plus » (v. 20), qu’il rougit du fait que « l’amour [lui] couste un si grand crime » (v. 110) et qu’il éprouve de la « honte » (v. 111) et des « remords » (v. 112) : ce ne sont assurément pas là les états d’âme d’un monstre endurci au crime. C’est pourquoi les défenseurs de Virginie, persuadés que leur ennemi est Clodius, cherchent le soutien d’Appius qui se présente comme un magistrat « Chargé par tout l’Etat du pouvoir Souverain » (v. 175) afin de suivre « la severe Justice » (v. 173) : ainsi, loin de l’accuser, Plautie l’exhorte à « ouvr[ir] les yeux » (v. 227), quant à Virginie elle-même, elle lui déclare qu’elle « remet en [ses] mains tout le soin de [s] on sort » (v. 564). Ces personnages se livreraient-ils ainsi au monstre responsable de la série de maux subis par la ville que dépeint Icile des vers 899 à 914 ? De même, on peut se demander pourquoi Rome est « surprise » (v. 1) de l’enlèvement de Virginie alors que « Le crime [serait] triomphant [et] l’innocence tremblante » (v. 905). Il y a donc vraisemblablement un écart entre la situation politique telle qu’elle est décrite au cours de cette tirade d’Icile et les actions et les paroles entreprises par les personnages au cours des deux premiers actes.

Cette disjonction pourrait s’expliquer par l’influence d’une autre source dont Campistron se serait servi pour construire son intrigue : Dorothy F. Jones a en effet rapproché cette pièce du Britannicus de Racine46 dans lequel une passion illégitime pousse Néron à commettre son premier crime, encouragé par son confident Narcisse, tout comme Appius, épris de Virginie, enlève celle-ci et est encouragé par Clodius à s’enfoncer toujours plus en avant dans la tyrannie. Ces commentateurs se sont également plu à souligner que dans les deux pièces, le tyran exerce des menaces à l’encontre de l’amant de la jeune fille qu’il veut faire céder ; mais ce passage de la pièce de Campistron est en réalité la reprise exacte de la scène 2 de l’acte III de la Virginie Romaine de Le Clerc. Il reste cependant possible de penser que Campistron a effectivement été sensible à l’idée de « premier crime » présente dans Britannicus pour bâtir son intrigue, tout en conservant l’histoire de la chute des décemvirs mise en parallèle avec le suicide de Lucrèce, et donc du « crime de trop », pour construire son action principale. Mais encore faut-il déterminer pourquoi le dramaturge a cherché à mettre en scène un « premier crime » alors que son sujet ne l’y invitait pas. On peut penser qu’il s’agit d’un résidu de la tonalité pieuse et moralisante de la première version manuscrite de la tragédie que Campistron a modifiée par la suite : en effet, dans sa pièce, c’est la passion illégitime d’Appius qui le pousse au crime et cause sa perte, alors que si Campistron s’en était tenu au modèle du tyran accompli, le crime serait imputable à sa nature et non à la passion. Dans une perspective morale, le « premier crime » constitue le « crime de trop ». Ainsi, cette pièce renouerait en quelque sorte avec le modèle de la tragédie humaniste qui montrait les effets néfastes de la passion lorsque l’on s’y abandonne, comme l’illustre parfaitement cette tirade d’Appius dans laquelle il répond aux accusations de Virginie en se présentant comme un misérable soumis à sa passion :

Ah cruelle ! est-ce à vous de parler de mes crimes,
Leur seule cause helas ! les rend trop legitimes,
Est-ce à vous de montrer à mon cœur abbatu,
Qu'il a soüillé sa gloire et trahy sa vertu ?
M'osez-vous reprocher mon ardeur criminelle,
Vous qui rendez mon cœur à son devoir rebelle,
Vous qui seule causez mes forfaits odieux,
Ah ! je puis justement en accuser vos yeux,
Leur demander raison des malheurs de ma flame,
De mon repos perdu, du trouble de mon ame,
D'avoir de mon esprit malgré mes soins prudens,
Effacé les leçons de plus de quarante ans,
Et d’avoir fait enfin par un coup effroyable,
D'un Souverain heureux un Amant miserable (IV, 2, v. 1097-1110)

Peut-être faut-il mettre cette tonalité morale sur l’influence du théâtre jésuite, comme le propose Dorothy F. Jones47 : il s’agit de la première pièce de Campistron et celui-ci a pu être influencé par les spectacles donnés dans les murs du collège où il avait probablement étudié. Arrivé à Paris et sur les conseils des comédiens, il aurait alors cherché à effacer les marques les plus visibles dans le dialogue de ce ton moralisant, sans pour autant modifier la structure de sa pièce.

Il reste encore à expliquer pourquoi Campistron a modifié la donnée normalement intangible de l’histoire : le dénouement. En effet, bien que l’esthétique tragique du XVIIe siècle autorisait à bouleverser le déroulement historique des événements, le dénouement, lui, se devait d’être rigoureusement respecté. Or, alors même que des quatre pièces écrites sur le sujet, celle de Campistron est sans doute la plus fidèle au déroulement des événements, sa Virginie est la seule à substituer le suicide de l’héroïne à l’infanticide final. Cette modification peut s’expliquer d’une part par le respect strict des règles de la bienséance, d’une autre part par la dramaturgie mise en œuvre par Campistron. En effet, les règles de la bienséance interdisaient de représenter le meurtre, mais autorisaient le suicide ; ainsi, l’abbé Morvan de Bellegarde déclarera qu’« il ne faut jamais répandre le sang de personne [sur la scène], mais on y peut verser le sien, quand on y est porté par un beau désespoir48 ». Au sens strict, l’interdit portait sur la représentation du meurtre sur la scène et non dans un récit rapporté, mais le jeune dramaturge a peut être jugé plus prudent d’interpréter la bienséance au sens le plus étroit pour parer à toute critique. De plus, comme l’abbé Morvan le signalait, le suicide « était une action consacrée chez les Romains49 », et Campistron n’a pas manqué de rappeler tout au long de sa pièce que le suicide constituait une action noble à Rome comme le signale Plautie lorsqu’elle déclare à Virginie que « Le dessein de mourir pour conserver [s] on rang, /Est digne de [s] a fille, est digne de [s] on sang » (v. 275-276). Aussi, alors que l’infanticide ne pouvait être regardé qu’avec répulsion par un spectateur du XVIIe siècle, le suicide était vu comme presque constitutif de l’identité romaine ; dès lors, on comprend que Campistron ait ressenti le besoin de substituer l’un à l’autre, et ceci d’autant plus facilement qu’il a pu être influencé par l’épisode du viol de Lucrèce à la fin duquel l’héroïne se suicide. Enfin, du point de vu de la dramaturgie, Campistron a choisi de respecter le déroulement chronologique du récit de Tite-Live en ne faisant intervenir le père de Virginie qu’à la fin. Or, la dramaturgie classique déconseille de mettre sur la scène des personnages uniquement présents au dernier acte ; c’est la raison pour laquelle Virginius n’intervient qu’au cours d’un récit rapporté par Camille. Dès lors, on comprend aisément que Campistron ait rechigné à faire tuer son héroïne par un personnage absent de la scène et qui n’apparaîtrait dans sa pièce que pour commettre un acte horrible alors même que ce personnage est présenté comme un héros ayant accompli d’« éclattans exploits » (v. 231) et « répandu tant de fois » « son sang pour le pays » (v. 232) : l’aspect pathétique du père contraint de tuer sa fille, pourtant sujet absolu de tragédie, serait affaibli par le fait que le lien unissant Virginie à son père n’est jamais développé dans la pièce du fait de l’absence de Virginius. Le spectateur est au contraire bien plus ému de voir Virginie contrainte de réclamer la mort à son père qui, trop faible pour la lui donner, l’oblige à se la donner elle-même. Dans son récit, Campistron conservait donc l’idée de l’infanticide, mais il le remplaçait au dernier moment par un suicide lorsque Virginie, devant l’hésitation de son père à la tuer, voit « en tremblant » « venir ce secours, /Qui hazarde sa gloire en conservant ses jours » (v. 1519-1520) et « se haste alors de terminer sa vie » (v. 1521).

Si la critique ne semble pas s’être émue outre mesure de cette modification – il faudra attendre La Harpe pour que Campistron se voie reprocher d’avoir « falsifié jusqu’au dénouement50 » – les frères Parfaict devaient cependant trouver cette catastrophe « ni régulière, ni assez préparée51 » alors même qu’ils jugeaient par ailleurs que la pièce était « passablement conduite52 ». Et le manuscrit conservé de Virginie montre que Campistron a effectivement rencontré des difficultés avec son dernier acte qu’il a dû récrire deux fois53. Il semble que ces réticences vis-à-vis de la fin de cette tragédie portent sur l’effet de « faux coup de théâtre » mis en œuvre ; en effet, ce cinquième acte comporte un véritable coup de théâtre, qui ne porte pas sur l’« action principale », mais qui fait passer le suicide de Virginie pour un coup de théâtre lui-même alors que la jeune fille affirmait depuis le premier acte vouloir finir « la course » « de [s] es jours malheureux » (v. 269), qu’elle déclarait à l’acte III qu’« il [était] temps de finir [s] es déplorables jours » (v. 984), à l’acte IV qu’elle était résolue « de mourir » (v. 1212) et enfin au début de l’acte V qu’il fallait « mourir […] et que cette journée, /Termine [s] es malheurs avec [s] a destinée » (v. 1337-1338). Mais, en faisant mourir Appius avant Virginie, contrairement au récit de Tite-Live, Campistron pouvait laisser croire à la survie de son héroïne puisque la cause de ses malheurs venait de disparaître ; aussi sa mort est-elle effectivement une surprise due au fait que la jeune fille se suicide avant d’avoir pu apprendre la mort de son persécuteur. Ceci a évidement pour but de renforcer l’effet pathétique de sa mort. Pour autant, le sujet de la tragédie est bien un « sujet simple », c’est-à-dire que l’on passe de droit fil du bonheur au malheur, et non un « sujet complexe », c’est-à-dire où le dénouement repose sur un coup de théâtre qui inverse l’effet des actions, puisque le coup de théâtre de l’évasion d’Icile et de la mort d’Appius a un caractère épisodique et n’inverse pas l’effet de l’« action principale » qui devait conduire à la mort de Virginie. Mais il semble que les frères Parfaict n’aient pas compris la construction de cette catastrophe puisqu’ils voyaient un coup de théâtre portant sur Virginius, « arrivé tout-à-propos de campagne pour sauver l’honneur de Virginie54 », alors qu’en réalité il ne s’agit que d’un artifice destiné à se conformer à l’histoire sans que cela n’affecte en rien la structure dramatique de la fin de cette tragédie.

En somme, si l’on tient compte du fait qu’il s’agit de la première tragédie d’un jeune homme de vingt-cinq ans, il faut convenir que cet essai ne pouvait que laisser présager favorablement de la carrière de Campistron. En effet, il faut mettre à son crédit le fait d’avoir su dérouler avec aisance une action simple, et, tout en étant redevable à Le Clerc, d’avoir réussi à écrire une pièce originale n’ayant rien à envier à celles de ces prédécesseurs. Campistron s’est montré parfaitement à l’aise avec la technique de la tragédie, respectant avec facilité les unités de temps, de lieu et d’action sans que cela ne semble jamais artificiel. Les historiens du théâtre du siècle suivant ont cependant généralement considéré Virginie comme une pièce de débutant sans originalité, « passablement conduite » selon les frères Parfaict, mais où l’on « trouve des situations et quelques endroits qui ont pu faire présumer favorablement du nouvel Auteur55 ». Le reproche le plus fréquemment adressé à Campistron est cependant le choix même de son sujet, un « viol », qui n’était plus toléré sur les théâtres selon ces critiques. Les frères Parfaict affirment ainsi que

la considération que l’on doit à M. de Campistron, et la réputation qu’il s’est acquise avec justice, par ses autres Ouvrages, demandent qu’on passe légèrement sur celui-ci. Un Poëte qui commence, mérite toujours de l’indulgence. On peut, il est vrai, lui reprocher d’avoir fait un choix, qui ne convenait qu’à Messieurs Du Teil et le Clerc, et dans le temps qu’ils l’ont traité, c’est-à-dire, lorsque le viol n’était pas encore banni de la scène. L’exemple du Tarquin de M. Pradon, est une nouvelle preuve que les événements les plus considérables, et ceux qui servent le plus à faire briller l’éloquence d’un Historien, ne sont pas toujours propres au théâtre. Le sujet dont nous parlons est précisément dans ce cas : il fait une époque très remarquable dans l’Histoire Romaine, sans cependant avoir cette noblesse nécessaire au genre Tragique56.

Reprenant la même critique, La Porte déclarait qu’« Il étoit jeune alors ; dix ans plus tard, il eût peut-être renoncé à cette idée de viol, qui présente toujours je ne sçais quoi d’avilissant ; ou, en traitant ce sujet, il en eût sauvé l’ignominie, en donnant plus de noblesse à tous ses personnages57 ». Un autre témoignage intéressant sur la perception de Virginie au XVIIIe siècle est le commentaire qu’en fait La Harpe dans la préface de la tragédie qu’il écrivit sur le même sujet. Il affirme ainsi que « quand [sa] tragédie fut représentée, on ne connoissoit d’autre Virginie que celle de Campistron58 », renvoyant ainsi les pièces de Le Clerc et de Du Teil dans « l’enfance du théâtre59 » selon ses propres mots. La Harpe reprochait à Campistron d’avoir « falsifié jusqu’au dénouement » avec le suicide de Virginie, de n’avoir « pas même cru devoir mettre Virginius au nombre de ses personnages60 » et enfin qu’il n’y ait « de romain que les noms61 ». Il omet cependant de préciser lorsqu’il affirme que la pièce de Campistron « n’a[vait] rien de commun avec la [s] ienne62 », qu’il lui avait repris le personnage de Plautie alors que ce personnage était une pure invention du dramaturge toulousain, preuve que la Virginie de Campistron était l’une des sources légitimes de La Harpe dans la rédaction de sa propre pièce.

Dramaturgie, les caractères §

Après l’« action », la partie la plus importante d’un poème dramatique est constituée par les « caractères », c’est-à-dire les personnages considérés du point de vue de la construction de la pièce. Les poétiques attribuent généralement quatre propriétés aux caractères : la ressemblance, la convenance, la constance et la qualité. En affirmant qu’un caractère doit être ressemblant, on entend qu’il faut « n’introduire jamais un Héros ou une Héroïne avec d’autres inclinations que celles que les Histoires ont jadis remarquées en eux63 », autrement dit que les personnages doivent ressembler à leurs modèles historiques ; par convenance ou «  bienséance » on entend qu’un caractère doit correspondre à une typologie rhétorique précise en accord de laquelle un personnage doit agir et parler, c’est-à-dire qu’« il faut encore observer ce que chaque condition, chaque fortune, et chaque âge inspirent ordinairement à chaque espéce de personnes64 », cette typologie est à « puiser dans leur six premiéres sources ; dans l’Age, dans les Passions, dans la Fortune présente, dans la Condition de vie, dans la Nation, et dans le Sexe65 » ; en affirmant qu’un caractère doit être constant, on veut dire qu’il ne doit pas changer au cours de la pièce, c’est-à-dire « ne pas faire qu’un Héros soit modeste en une rencontre, et insolent en une autre66 » par exemple ; enfin la dernière propriété d’un caractère, la qualité, reste mal définie : Corneille en propose l’interprétation suivante, il estime que « c’est le caractère brillant et élevé d’une habitude vertueuse, ou criminelle, selon qu’elle est propre et convenable à la personne qu’on introduit67 ».

Concernant l’élaboration de ses personnages, Campistron avait à sa disposition avec le récit de Tite-Live des caractères très facile à accorder avec les bienséances requises pour le public du XVIIe siècle. Ainsi, l’historien romain décrivait en ces termes la famille de Virginie :

Le pere de cette fille s’appelloit L. Virginius, et tenoit un rang honnorable dans l’armée d’Algide. C’estoit au reste un homme juste, et de bon exemple dans la paix et dans la guerre. Sa femme avoit les mesmes qualitez, et leurs enfans avoient esté fort bien eslevez. Ils avoient promis leur fille à L. Icilius, qui avoit été Tribun, homme violent, et qui avoit desja monstré son zele pour la cause et pour le party du Peuple68.

Au prix de quelques précisions et de quelques accommodements, le dramaturge disposait de personnages types pour une tragédie française : des parents honorables, une jeune fille « bien élevée » et un jeune homme impétueux, tous étant pétris des valeurs romaines traditionnelles. Virginie, qui n’était qu’une plébéienne à l’origine, devait bien évidement être anoblie pour correspondre aux critères de la tragédie française ; et d’une fillette enlevée sur le chemin de l’école, Campistron a fait d’elle une jeune fille accomplie, ravie au cours de sa cérémonie de mariage, et possédant suffisamment de caractère pour tenir tête avec fierté au tyran qui l’opprime. Le dramaturge a ainsi doté Virginie des caractéristiques traditionnelles que la tragédie française attribue aux Romains : la fermeté de caractère, le respect des ancêtres et le patriotisme ; de cette façon, la jeune fille préfère la mort au déshonneur de l’esclavage, elle affirme être « Attentive aux leçons qu’ont tracé [s] es ayeux » et que « Leur exemple sans cesse est present à [s] es yeux » (v. 268), enfin, elle « brûle […] de voir Rome sauvée » (v. 929) et déclare que « L'interest du païs doit icy prevaloir » (v. 923), que « Tout cede dans [s] on cœur à ce premier devoir » (v. 924). Pour ce qui est d’Icile, le dramaturge a parfaitement su lui conserver son caractère violent et emporté en le présentant d’emblé comme « un amant en furie/Prest à tout hazarder » (v. 137-138) ; Campistron a même eu l’habileté d’utiliser ces attributs d’Icile du point de vue dramaturgique en s’en servant pour justifier sa présence dans le palais par un piège qu’Appius lui tend lorsqu’il lui permet de voir Virginie « Afin de le porter à plus de violence » (v. 146) de manière à fournir au tyran un prétexte pour l’arrêter. Le dramaturge s’est également souvenu de son « zele pour la cause et pour le party du Peuple » en faisant de la longue tirade d’Icile appelant à la révolte et au rétablissement de la République, à l’acte III scène 5, le centre de sa tragédie au cours duquel le conflit privé entre Clodius et les défenseurs de Virginie se change en conflit public entre le tyran et les partisans de la république. Il faut noter ici que Campistron a simplifié la situation politique qui chez Tite-Live présentait trois partis : les décemvirs, les sénateurs et le parti des tribuns auquel se rattache Icile, c’est-à-dire le « party du Peuple », ces trois factions se méfiant également les unes des autres ; la pièce n’opposera plus que les partisans de la République à ceux de la tyrannie.

Il ne restait plus à Campistron qu’à faire d’Icile et de Virginie un couple d’amants parfaits, à même de satisfaire le goût galant du public de la tragédie française. Dès lors, là où les protagonistes du récit de Tite-Live défendaient avant tout leurs droits, ceux de la tragédie défendent la pureté de leur amour, faisant passer l’intérêt de l’être aimé avant leur propre bonheur, voire avant leur vie. Ainsi, réduite à l’esclavage, Virginie n’hésitera pas à décliner la proposition de mariage d’Icile afin d’éviter une mésalliance à son amant et afin qu’en « refusant un bien qu[’elle a] tant souhaité » (v. 479) elle fasse « connoistre au moins qu[’elle l’a] merité » (v. 480). Quant à Icile, il trouve dans le sort de Virginie une source de satisfaction paradoxale, car la main de la jeune fille lui « donnoit tout » (v. 359) et que l’on aurait « pû presumer, /Que [s] on ambition [l] e portoit à l’aimer » (v. 359-360), alors que désormais, « [s] on ambition n’ayant rien qui la flate » (v. 362), « [s] on amour seul éclate » (v. 363). Icile ira même jusqu’à affirmer qu’il aurait pu sacrifier son amour en faveur d’Appius si ce dernier avait été digne de Virginie, « trop heureux de [l’] avoir servie » (v. 1198) en remettant à son amante « La supreme puissance, et le sort des Romains » (v. 1200). Enfin, les deux amants consentiront à périr plutôt que de sacrifier la pureté de leur amour à Appius, préférant mourir « genereux et fidelles » (v. 1225) en « emport[ant] au tombeau [leurs] ardeurs mutuelles » (v. 1226). En somme, Campistron superposait l’image du couple type de la tragédie galante et celle des héros types de la tragédie romaine. Ce fait trouve une traduction immédiate dans le discours des amants à travers le thème de l’amour et celui de la gloire qui sont systématiquement associés dans les paroles des deux héros. De cette façon, Icile forme le dessein de « Servir la Republique en servant [s] on amour » (v. 916), et il veux remplir « Les devoirs de [s] a gloire, et ceux de [s] on amour » (v. 868). Virginie, elle, exhorte Icile à joindre « tous les devoirs de Heros et d’Amant » (v. 931) car « Leur union [lui] offre une double victoire / Du costé de l’amour, du costé de la gloire » (v. 933-934) ; elle estime que si Icile est vainqueur de la tyrannie, les Romains « Dresseront des Autels […] à [sa] gloire » (v. 938) tandis qu’elle « pren[dra] sur [elle] le soin de couronner l’amour » (v. 940), et que si elle devait mourir, son amant « pourr[a] opposer après [sa] victoire, / Aux chagrins de l’amour, les plaisirs de la gloire » (v. 437-438). Il est frappant de constater que ces deux thèmes ne sont jamais vus comme un dilemme qu’il faudrait résoudre : ils marchent de pair. Ce mélange entre thématique galante et esprit romain trouve parfois une expression originale comme cette tirade d’Icile dans laquelle le jeune homme explique à Sévère son refus d’abandonner Virginie en dépit de sa condition :

Parce qu’on la trahit, dois-je l’abandonner ?
Et ne luy faisant voir qu’une amitié commune,
Regler ma passion au gré de la fortune :
S'il est des cœurs mal faits, et d’indignes amans,
Qui suivent dans leurs vœux ces lâches sentimens,
Pour moy n’en doute point, quand j’aime Virginie,
C'est à d’autres objets que mon cœur sacrifie,
Les grandeurs que le sort peut ravir en un jour,
N'ont jamais attiré mes vœux ny mon amour,
La fermeté d’esprit, la grandeur de courage,
La pureté de cœur, voilà ce qui m’engage ;
Ce qui dépend du sort est pour moy sans appas,
Et j’aime les vertus qui n’en dépendent pas. (II, 1, v. 367-380)

Icile ne fait pas ici l’apologie de l’amour contre le devoir, l’intérêt ou l’ambition, comme aurait pu le faire un parfait héros galant, mais en convoquant l’une des vertus cardinales attribuées aux Romains : la constance face au sort et aux changements de la fortune. En somme, la constance amoureuse devient constance stoïque, et le héros galant un héros romain. Icile et Virginie devait cependant être jugé sévèrement par les critiques s’étant intéressés à cette pièce. Ainsi, les frères Parfaict trouvent que Virginie « n’interresse que faiblement » et qu’Icile « pleure, gémit, se donne beaucoup de mouvements, sans rien opérer » ; pour La Porte, ce dernier aurait « cédé à sa Maïtresse » « en grandeur d’ame » et « en delicatesse de sentimens » ; il trouve par ailleurs que « les scènes où ils se trouvent ensemble » n’avaient pas « l’effet qu’on devoit attendre naturellement, et de deux Amans, et de deux Romains ». Campistron ne serait donc pas parvenu à réaliser cette synthèse entre l’esprit galant et l’esprit romain de ses deux héros, et ceux-ci, somme toute, manqueraient d’originalité. Mais il serait difficile de le reprocher à Campistron : ce qui aurait été véritablement étonnant, c’est qu’il soit parvenu à rénover l’image du couple d’amants dans la tragédie dès sa première pièce.

Plautie, la mère de Virginie, constitue en revanche sans doute le personnage le plus original de cette pièce ; parce qu’il s’agit d’un rôle imaginé par le dramaturge lui-même bien sûr, en dépit de ce qu’il affirme69, mais surtout parce que l’amour de Plautie pour sa fille émeut bien plus que les répliques un peu convenues des deux amants et forme ainsi le principal motif pathétique de la tragédie. Est-ce chez Du Teil, son devancier qui avait déjà mis en scène la mère de Virginie sous le nom de Sofronisse, que Campistron a trouvé l’idée de sa Plautie ? Rien ne l’indique. Et quand bien même l’idée proviendrait bien de l’Injustice punie, c’est dans le récit de Tite-Live qu’il faut chercher la matière de ce personnage ; en effet, si la mère de Virginie n’y apparaît pas, Campistron a pu être sensible à ce qui constituait dans sa source un simple motif d’arrière plan : celui du cortège des femmes éplorées entourant Virginie lors de son procès. Ainsi, l’historien affirmait que « les femmes dont ils [Icile et Virginius] estoient accompagnez touchoient bien plus l’Assemblée par leurs seules larmes, que n’eussent fait les plus fortes plaintes70. » Or c’est bien ce même thème du pouvoir des larmes que décline Plautie tout au long de la pièce, que ce soit pour rassurer sa fille, lorsqu’elle lui affirme : « pour te sauver il suffira de moy, /Que ne pourray-je point en agissant pour toy, /Nous attendons beaucoup du secours de leurs armes, /Mais n’espere pas moins de celuy de mes larmes » (v. 287-290) ; ou encore lorsqu’elle demande à Appius : « Faudra-t’il qu’à mes pleurs on puisse reprocher, /Qu'ils n’ont pas eu la force, helas ! de vous toucher, /Dans le temps qu’à vos yeux je suis presque mourante, /Mon extréme douleur sera-t’elle impuissante » (v. 703-706). De même, après la mort de Virginie, Tite-Live racontait que :

Les femmes qui suivoient le corps crioient hautement ; Est-ce à cette condition qu’on doit mettre des enfans au monde ? Est-ce là le prix et la récompense de la chasteté ? Enfin elles disoient toutes les autres choses que le ressentiment et la douleur peuvent en pareille occasion suggerer aux femmes, qui estant moins fortes contre les afflictions et les tristesses, en sont néanmoins plus capables d’exciter par leurs plaintes de la commiseration et de la pitié71.

Là encore, Campistron s’est probablement servi de ce passage en le transposant avant la mort de Virginie et en faisant de Plautie la meneuse d’un véritable chœur des lamentations de femmes dans un récit rapporté par Clodius :

Craignez sa fatale douleur [à Plautie].
On la voit en tous lieux de Romaines suivie,
A tous nos Citoyens demander Virginie ;
Ces femmes à l’envy par de tristes accords,
Expriment leurs regrets en des termes si forts,
Qu'il semble que chacune ayant perdu sa fille,
Déplore les malheurs de sa propre famille ;
Les unes par des pleurs exhalent leur courroux,
D'autres pour animer le peuple contre vous,
Poussent jusques au Ciel mille cris pitoyables,
Plusieurs pour éviter des disgraces semblables :    
Embrassent leurs enfans, et courent les cacher,
Craignant que de leurs bras on les vienne arracher (IV, 7, v. 1276-1288)

De cette façon, le dramaturge a transformé un motif pathétique situé à l’arrière plan du récit de Tite-Live en un véritable personnage bien plus riche que la fade Sofronisse de l’Injustice punie de Du Teil.

Il convient cependant de s’interroger sur la motivation de la création de ce nouveau personnage. Par rapport à ce que rapporte Tite-Live, il est facile de voir que Plautie remplace les personnages de Numitor et de Virginius, l’oncle et le père de Virginie, qui apparaissent successivement au côté d’Icile pour défendre la jeune fille ; contrairement à ces deux prédécesseurs, Du Teil et Le Clerc, Campistron fait disparaître ces deux personnages de la liste des acteurs : Virginius, conformément au récit de Tite-Live, n’intervient qu’au dénouement et le dramaturge n’a pas jugé pertinent de le faire paraître en scène, quant à Numitor, son nom est simplement évoqué sans autre précision au détour d’un vers72. Campistron a dû estimer qu’il était nécessaire de créer un second rôle féminin important à côté de celui de Virginie, et que la mère de la jeune fille serait sans doute plus apte à émouvoir le spectateur que son oncle. Ainsi, Plautie constitue la synthèse entre le rôle de défenseur juridique de Virginie et le motif des femmes éplorées entourant la jeune fille. La création de ce nouveau rôle pose cependant un problème de vraisemblance. En effet, historiquement, la mère de Virginie, Numitoria, était morte à l’époque de l’enlèvement de la jeune fille ; c’est la raison pour laquelle Clodius avait estimé pouvoir soutenir devant Virginius que son épouse avait achetée la fille d’une esclave pour remplacer sa propre fille morte à sa naissance. Mais cette accusation perdait tout son poids dès lors qu’il s’agissait de la soutenir face à la mère et non plus au père. Campistron a donc dû modifier l’accusation de Clodius en remplaçant la transaction effectuée avec une esclave par une substitution d’enfant faite à l’insu de la mère par un esclave ayant cherché à faire entrer sa fille dans une famille noble. Mais même ainsi modifiée, l’accusation restait bancale, et afin de dissimuler cette faiblesse dont il devait bien être conscient, le dramaturge a choisi de faire adopter par Plautie au moment où Appius lui rapporte cette histoire, une défense reposant exclusivement sur un argument de type pathétique plutôt que de faire appel à un argument de type logique qui aurait démontré l’absurdité des prétentions de Clodius. Ainsi, la mère de Virginie déclarera d’abord qu’elle « demeure stupide, et ne sçai[t] que répondre » (v. 218) avant d’en appeler à son instinct maternel pour dénier l’accusation : « Non, non, elle est ma fille, et j’en crois mon amour, /Mon cœur fremit, mon sang s’émeut de cette injure/Je sens trop fortement s’expliquer la nature, /Et je cede à la voix de ces instincts secrets/Qui parlant à nos cœurs ne les trompent jamais » (v. 220-224). Et de fait, en raison de la nature profondément pathétique de ce rôle, c’est à Plautie que reviennent certainement les plus belles répliques de la pièce comme cette plainte d’une mère cherchant sa fille enlevée : « En vain depuis deux jours errante dans ces lieux/Les pleurs que j’ay versez ont épuisé mes yeux, /En vain de tous costez mes cris se font entendre, /De son destin encor je n’ay pû rien aprendre » (v. 187-190) ; ou encore, lorsqu’elle désespère de revoir sa fille, sa séparation avec son enfant donne à sa complainte une tonalité presque élégiaque dont on ne retrouvera l’équivalent chez aucun autre personnage73. Cependant, si beau soit-il, ce rôle n’est pas absolument indispensable à la structure de la pièce : les frères Parfaict iront jusqu’à affirmer que Plautie « est absolument inutile74 ». Quant à La Porte, il regrette qu’elle ne remplisse pas « l’idée que semble annoncer d’abord son caractère ; c’est-à-dire, toute la tendresse d’une mère, et toute la fermeté d’une romaine75 ».

Appius constitue sans doute le caractère le plus intéressant de la pièce du fait qu’il s’agit d’un tyran, mais d’un tyran trop faible pour assumer pleinement sa propre tyrannie. De cette façon, Campistron s’éloignait des modèles de tyrans que Corneille avait portés à la scène qui, conformément à l’interprétation cornélienne de la notion de « qualité », suscitaient une forme d’admiration paradoxale pour leurs crimes, telle Cléopâtre dans Rodogune dont « tous [l] es crimes sont accompagné d’une grandeur d’âme, qui a quelque chose de si haut, qu’en même temps qu’on déteste ses actions, on admire la source dont elles partent76 ». Ainsi, contrairement aux tyrans cornéliens, Appius est construit suivant un ethos entièrement négatif. De cette façon, il est présenté dès le début de la tragédie comme une personnalité hésitante et il semble dépassé par ce qu’il vient de commettre : il craint tout autant de rencontrer sa captive (v. 10) que l’issue de son entreprise (v. 11) ; il est présenté comme un lâche à qui « Mille perils divers s’offrent à [s] a pensée » (v. 30) et qui « tremble sur tout qu’un odieux Rival / Au repos de [s] es jours ne soit encor fatal » (v. 31-32). Enfin, il se montre également rusé et hypocrite lorsqu’il veut se servir du caractère emporté d’Icile pour le pousser à la violence et le faire arrêter (v. 145-152) ou lorsque, voulant faire « admirer ce qui feroit horreur » (v. 120), il prend pour maxime de conduite que « Si la vertu souvent passe pour imposture / Le crime imite aussi la vertu la plus pure » (v. 121-122), et qu’ainsi, il dissimulera « Sous ces dehors flateurs » (v. 129) le fait que c’est lui qui est responsable de la situation déshonorante de Virginie, laissant tout l’opprobre rejaillir sur Clodius tandis qu’il présentera à la jeune fille « [s] a main et [s] a foy » (v. 128) pour la secourir afin que l’on impute « par ce subtil détour, / A la seule pitié les effets de l’amour » (v. 131-132). En ceci, Campistron se conformait parfaitement à la typologie du tyran telle que la définissait La Mesnardière qui déclarait de ce type de personnage que « s’il est prudent, qu’il soit trompeur77 ». Mais ce qui fait aussi l’intérêt du personnage d’Appius, c’est qu’au début de la pièce il est conscient d’avoir commis une faute en oubliant les « loix de [s] on devoir » (v. 20) et qu’il se montre par ailleurs sensible à la situation dans laquelle il a plongé Virginie : il ne veut pas « expos[er] […] sa honte aux yeux de l’Univers » (v. 87) et cherche à « Differ[er] un éclat mortel à [l’] honneur » de la jeune fille (v. 83).

Ce qui fait basculer Appius de la médiocrité vers le crime, c’est la faiblesse constitutive de son ethos qui le fait se soumettre au pathos, c’est-à-dire à ses passions. En ceci, Campistron reprenait, conformément au principe de la « ressemblance », certains traits du tyran décrit par Tite-Live, qui semblait perdre son discernement et accentuer ses injustices à mesure que le récit progressait jusqu’au dénouement où l’historien affirmait qu’« Appius estoit plustost forcené qu’amoureux, et qu’une furie avoit plustost troublé son ame qu’une passion d’amour78 » ou encore qu’il était « comme aliené de son esprit par la furie de son amour79 ». Dans la tragédie de Campistron, ce n’est qu’à partir du moment où Virginie refusera sa main qu’Appius commencera à « marche[r] de crime en crime » (v. 1302) : ainsi, à l’acte II scène 5, il veut « Forc[er Virginie] d’accepter l’honneur qu’elle refuse » (v. 646), puis il fait arreter Icile (III, 7) et l’utilise comme moyen de chantage auprès de son amante (IV, 2), face au nouveau refus de cette dernière, Appius le condamne à mort (IV, 5), il fait ensuite arrêter Plautie (V, 1) et livre finalement Virginie à Clodius (V, 2). Enfin, son « aveugle furie » (v. 1437) lui fera affecter « ses meilleurs soldats » (v. 1438) à la garde de la jeune fille, le laissant à la merci d’Icile qui mettra un terme à sa vie.

Ainsi, le caractère d’Appius fournissait à Campistron une matière suffisante pour maintenir une tension tragique constante en le faisant passer progressivement du statut de magistrat fourbe et hypocrite à celui d’oppresseur tyrannique à mesure que son pathos prenait le dessus sur son ethos : par ce moyen, le dramaturge déjouait la difficulté de construire une « action simple » à laquelle aurait pu se heurter un jeune débutant comme lui. Les critiques du XVIIIe siècle se montreront cependant très hostiles à ce personnage jugé trop « odieux » par La Porte aussi bien que par les frères Parfaict ; La Porte regrettant en outre que son caractère ne soit pas assez « soutenu80 », et les frères Parfaict s’indignant qu’« il joue également la Religion et la probité, et s’autorise des loix les plus sacrées pour couvrir ses injustices81 ».

Enfin, Clodius tient le rôle de conseiller d’Appius, conformément au récit de Tite-Live qui le décrit comme le « ministre de la lubricité du Decemvir82 ». Il s’agit d’un personnage crucial pour la construction de l’action ; en effet, de même que dans l’histoire romaine, c’est lui qui enlève Virginie et la réclame comme son esclave selon la volonté d’Appius, mais contrairement à l’histoire, les héros de la tragédie de Campistron ignorent au début de la pièce qu’Appius aime la jeune fille et que son infortune vient de lui : c’est cette légère modification qui rend possible toute l’action au cours de laquelle Plautie et Virginie viennent successivement implorer l’appui du décemvir en pensant qu’il est le seul qui puisse les aider. Campistron a également inventé de toute pièce une aversion particulièrement aiguë entre Clodius et Icile qu’il « hay plus luy seul que tous [s] es ennemis » (v. 40) : cette haine rapproche Clodius de son maître puisque tous deux sont jaloux du même homme ; Appius parce qu’il est son rival amoureux, Clodius parce qu’il a « par sa brigue assur[é] [s] a disgrace » (v. 41) de manière à « commander en [s] a place » (v. 42) et qu’il a « obten[u] tout l’eclat » « des honneurs qu’on [lui] doit » (v. 44). Enfin, face à la faiblesse de caractère du tyran, c’est à Clodius qu’échoit un rôle crucial pour l’intrigue de la pièce : faire pencher Appius du côté du crime chaque fois que celui-ci hésite. Ainsi, dès le début de la pièce, c’est lui qui incite le décemvir « à faire entendre / Une fausse équité » « qui mettra le crime à l’ombre de [leurs] loix » (v. 74-76), lorsque Appius exprimera des remords, il le mettra en garde contre ceux-ci estimant qu’ils pourraient « renverse[r] à la fin tout le fruit de [s] a feinte » (v. 114), c’est encore lui qui incitera son maître à forcer la main de Virginie en l’assurant que de cette manière il « Establir[a] son bon-heur en dépit d’elle-mesme » en « l’arrachant par force à cette erreur qu’elle aime [c’est-à-dire Icile] » (v. 633-634), et c’est enfin lui qui exhortera le tyran à faire périr Icile lorsque ce dernier sera arrêté (v. 1021-1025). Il s’agit de loin du personnage le plus antipathique de la pièce et l’on comprend que les frères Parfaict l’aient considéré comme un « bas scélérat », même si encore une fois, il semble que, aveuglés par l’entorse faite selon eux aux règles de la bienséance, ils aient négligé l’importance dramaturgique de Clodius qui en fait un personnage bien plus important qu’un simple confident.

Influences tragiques, entre synthèse et renouvellement §

Les différents critiques qui se sont intéressés à la Virginie de Campistron ont presque tous insisté sur l’influence de Corneille ou de Racine sur cette œuvre, estimant sans doute, non sans raison, qu’un jeune dramaturge ne pouvait échapper à l’image de ces deux dramaturges qui étaient alors en train d’être érigés en modèles indépassables : depuis leurs retraits successifs du théâtre en 1674 et en 1677, la comparaison entre leurs deux œuvres était devenue possible et les Parallèles n’ont pas tardé à fleurir, que ce soit celui de Longepierre en 1686 ou la reprise du même exercice dans les Caractères de La Bruyère en 1688 ; dès lors, la tragédie française ne semble plus se définir que dans la confrontation binaire entre ces deux modèles opposés et indépassables. Cependant en 1681, lorsque Campistron entreprend l’écriture de sa Virginie, si Corneille et Racine sont indiscutablement admirés, ils ne sont pas encore statufiés et la tragédie française continue à compter d’autres courants comme la veine tendre et galante qu’illustrent toujours Quinault à l’opéra ou Pradon dans la tragédie ; de plus, le jeune dramaturge avait à sa disposition un autre modèle qu’il devait bien connaître, celui du théâtre scolaire qui avait si bien fleuri à Toulouse où la concurrence parfois houleuse entre les différents collèges83 avait favorisé ce type de création théâtrale, notamment dans les deux principaux établissements, celui de l’Esquille et celui des Jésuites où Campistron avait probablement étudié. L’auteur de Virginie avait donc à sa disposition des modèles ne se limitant pas aux seuls Racine et Corneille, et de fait, si leur influence peut se ressentir sur certaines thématiques ou certains topos rhétoriques utilisés dans cette pièce, il semble en revanche plus difficile de trouver chez eux la conception du tragique telle que l’envisageait Campistron.

En effet, dans une pièce comme Virginie, le tragique naît de la persécution d’une victime parfaitement innocente84. En cela, Campistron s’éloignait du tragique aristotélicien qui voulait un héros ambigu, qui tienne « le milieu [entre l’honnête et le méchant homme], et qui n’étant ny vicieux, ny juste dans un souverain degré, ne s’attire pas non plus ses malheurs par ses méchancetez et par ses crimes » mais « par quelque faute involontaire85 ». Or, ses deux illustres devanciers s’étaient chacun à leur manière réclamés d’Aristote : Corneille, ne pouvant renoncer à mettre en scène des héros parfaits, avait résolu l’alternative en présentant des héros innocents sur le plan humain, mais coupables ou semblant tels sur le plan politique86, comme Cinna ou Suréna ; Racine, lui, avait renoué pleinement avec Aristote en présentant une Phèdre « ni tout à fait coupable ni tout à fait innocente87 ». Aussi, en développant cette conception anti-aristotélicienne du tragique, Campistron renouait avec une tradition de la tragédie française antérieure à Corneille, qu’avaient illustrés les humanistes ou encore les auteurs de la génération des Tristan et des Mairet et qui perdurait dans la tradition du théâtre latin jésuite qui, étant beaucoup moins sujette aux changements de mode que les spectacles parisiens, reposait toujours sur ce pathétique de la violence tyrannique exercée contre une victime innocente. Le tragique tel que le concevaient les jésuites a été exposé dans un certain nombre de traités, souvent rédigés par des pères romains, qui permettent de mesurer le rapprochement que l’on peut établir entre leur théâtre et une pièce comme Virginie. Ainsi, André Stegmann affirme que dans son De Arte poetica88, le père Donati

rejette la fameuse définition du Personnage « entre le vice et la vertu » : il n’y a point de milieu entre eux, point de communauté possible dans un cœur vraiment généreux. Ainsi le pathétique se déplace de la pitié vers l’admiration. Le héros ne peut non plus témoigner médiocrement de son mérite. […] Toutefois les héros généreux ne sont pas les seuls à pouvoir occuper la scène. Les monstres sont du domaine tragique89.

De même, Tarquinio Galluzzi90 donne une vision très proche du tragique comme l’analyse Anne de Clauzade de Mazieux qui affirme que son ouvrage :

propose une interprétation plus large de la Poétique aristotélicienne […]. Il s’agit d’insister moins sur le pouvoir cathartique des passions que d’enseigner les vertus de la souffrance dans la perspective du salut, et de susciter admiration et enthousiasme. La catharsis s’applique alors aux spectateurs du drame et le but recherché est de rendre le tyran haïssable et le héros admirable91.

Ainsi, tout comme dans le théâtre jésuite, les personnages de Campistron sont soit des héros entièrement vertueux, tels que sont Virginie et Icile, soit des « monstres » comme Appius et Clodius. Cette conception anti-aristotélicienne du héros tragique était également celle de Corneille, et il est tentant d’y voir une influence du grand dramaturge sur son jeune émule, mais ce serait ignorer d’une part que ce point de rencontre est sans doute dû à une influence des jésuites sur les deux auteurs et d’une autre part que les conséquences tragiques qui en résultent sont très différentes chez les deux auteurs. En effet, Corneille, qui s’éloigne en cela du théâtre jésuite, veut que les « monstres » comme les héros soient « admirables », c’est-à-dire qu’ils possèdent tous une certaine grandeur, grandeur dans la vertu pour les héros, grandeur dans le crime pour les monstres : il s’agit de son interprétation de la notion aristotélicienne de la « qualité » d’un caractère. Chez Campistron en revanche, les « monstres » sont méprisables alors que les héros sont essentiellement « pitoyables », c’est-à-dire qu’ils sont dignes de pitié. Ainsi, les interprétations que les deux auteurs donnent du thème de la persécution tyrannique d’un innocent sont très différentes : alors que Corneille met en scène la réponse héroïque d’un personnage vertueux face à une situation de persécution, ce qui suscite l’admiration, Campistron, lui, montre le sort indigne d’une victime innocente face à un persécuteur méprisable, ce qui suscite la pitié. De cette façon, le héros cornélien ne se place jamais en victime tandis que les héros de Campistron acceptent ce statut ; Virginie est ainsi présentée après sa mort comme une « victime offerte » (v. 1529), elle se présente elle-même presque comme une martyre voire une victime sacrificielle et ce, dans les points d’attentions particuliers que constituent les derniers vers d’un acte : elle déclare ainsi à la fin du premier acte, « N'importe en ce moment, quoy que le Ciel ordonne, / A ses ordres sacrez mon ame s’abandonne, / Je respecte les traits qui partent de sa main, / Et je vay sans murmure attendre mon destin » (v. 325-328), et à la fin du troisième acte, « Secondez Dieux puissans ce desir legitime, / Que si pour vous fléchir il faut une victime, / Frapez me voilà preste, et par un prompt effort, / Epargnez-moy des maux plus cruels que la mort » (v. 1017-1020). Ainsi, le théâtre de Campistron est avant tout un théâtre pathétique.

En ceci, le dramaturge se pliait aux codes de la tragédie de cette époque qui, sous l’influence de la galanterie, avait tendance à favoriser l’aspect pathétique plutôt que l’aspect terrible du tragique, ce que les critiques postérieurs interprèteront comme une marque d’affadissement de la veine tragique, mais qui correspond tout à fait aux goûts du public mondain de ces années. Il suffit de se rappeler que Pradon considérait comme une fierté le fait d’avoir « dépouillé [Hippolyte] de cette fierté farouche & de cette insensibilité qui lui étoit si naturelle92 », et affirmait que « si les Anciens nous l’ont dépeint comme il a été dans Trezene, du moins il paroîtra comme il a dû être à Paris ; & n’en déplaise à toute l’Antiquité, ce jeune Héros auroit eu mauvaise grâce de venir tout hérissé des épines du Grec, dans une Cour aussi galante que la nôtre93 ». Aussi l’esthétique de Campistron, en accord avec celle de son temps, est une esthétique de la douceur et du pitoyable94, ce qu’il affirmera lui-même lorsqu’il sera parvenu au faîte de sa gloire dans la préface de Tiridate dans laquelle il affirme que « les sentimens les plus extraordinaires sont ceux qui réussissent le plus sur la Scene, pourvu qu’ils soient justes & adoucis95 » ; de même, ce n’est sans doute pas un hasard si dans son Epître au duc de Vendôme Campistron déclarait, dans un contexte encomiastique il est vrai et non tragique, qu’il voulait « que le héros soit pitoyable et doux96 ». Cependant, s’il emprunte à la tragédie galante sa tonalité, il n’en reprend pas les thématiques essentielles et ce pour une raison simple : alors que la tragédie galante est d’abord amoureuse, le pathétique n’en étant qu’une conséquence, le théâtre de Campistron est d’abord pathétique et l’amour n’est qu’un élément y concourant. Aussi Campistron multiplie-t-il les occasions d’insister sur le pathétique, à travers le sort déplorable du couple d’amants exemplaires bien sûr, et les adieux déchirants de Virginie et d’Icile forment l’un des ornements principaux de l’acte IV, mais aussi et surtout au travers de la figure de la mère éplorée incarnée par Plautie dont les plaintes sont bien plus propres à susciter les larmes du spectateur que les inquiétudes d’Icile, et enfin au travers du suicide aussi noble qu’inutile de Virginie qui se perce le sein ignorant que son oppresseur l’a déjà précédée dans la mort.

Le traitement de l’amour en lui-même dans Virginie est plus racinien que galant ; en effet, au cours des décennies précédentes, Racine avait largement contribué à redéfinir la place de l’amour au sein de la tragédie : alors que pour Corneille l’amour devait se cantonner à l’épisode d’une tragédie, l’action principale devant être constituée par « quelque grand intérêt d’Etat, ou quelque passion plus noble et plus mâle97 », et que pour les tenants de la tragédie galante, c’était l’amour qui devait constituer le cœur de l’action principale, Racine avait le premier dépassé ce clivage en proposant avec Andromaque un sujet dans lequel la passion amoureuse se combinait avec la passion de la vengeance et un intérêt d’Etat au sein de l’action principale. Ainsi, la place dévolue à l’amour dans la Virginie de Campistron est la même que chez Racine : son sujet combinait la passion amoureuse du tyran Appius et le bouleversement politique à Rome. Et si l’on étudie la répartition de la matière amoureuse dans la construction dramatique, on s’aperçoit que Campistron met en scène dans son action principale une passion destructrice, celle d’Appius, et qu’il situe dans un fil secondaire l’amour pur des deux amants Virginie et Icile, tout comme Racine mettait en scène la passion aveugle de Roxane ou celle monstrueuse de Phèdre dans les actions principales des deux pièces alors que les amours purs et innocent de Bajazet et Atalide ou d’Hyppolite et Aricie constituaient des fils secondaires98. Ainsi, cette première pièce de Campistron affirmait déjà les grandes orientations de son théâtre à venir et proposait un renouvellement de la tragédie à travers la synthèse d’influences diverses : un tragique de la persécution issu du théâtre jésuite remis à la mode grâce à l’esthétique de l’adoucissement et de la mise en avant du pathétique propre à l’esprit galant et enfin un traitement dramaturgique de l’amour emprunté à Racine.

Ce passage en revue des différents courants tragiques ayant influencé Campistron dans l’écriture de sa Virginie peut surprendre à un égard : Corneille y brille par son absence ; ceci peut sembler d’autant plus surprenant qu’un critique comme Lancaster a pu estimer que dans cette pièce Campistron avait suivi le grand dramaturge99. Et de fait, à la lecture de Virginie, la dette envers Corneille paraît évidente, mais celle-ci ne se situe pas au niveau de la dramaturgie ou de la conception du tragique, mais au niveau de la rhétorique : Campistron a effectivement employé un grand nombre de topoï « romains » qu’il est possible de retrouver chez Corneille qui était considéré depuis longtemps comme le spécialiste du genre. Dans une lettre félicitant le grand dramaturge au lendemain de Cinna, Guez de Balzac donnait la définition de ce que devait être la représentation idéale de Rome dans la tragédie française et cette définition reste valable pour Campistron et c’est encore elle qu’auront à l’esprit les historiens de la tragédie au siècle suivant. Il s’agit de faire « voir Rome tout ce qu’elle peut être à Paris », en prenant pour modèle la « Rome de Tite-Live », elle doit être « aussi pompeuse qu’elle était au temps des premiers Césars » et il faut lui redonner « cette noble et magnanime fierté » « qu’elle avait perdu dans les ruines de la République » et l’avertir « de la bienséance, quand elle ne s’en souvient pas », car il faut aussi être « le Réformateur du vieux temps, s’il a besoin d’embellissement, ou d’appui », et enfin, « aux endroits où Rome est de briques » il faut « la rebâti[r] de marbre100 ». Pour parvenir à ce but, le XVIIe siècle français créa un certain nombre de lieux communs censés représenter l’esprit romain : aussi la tragédie fabriqua-t-elle un certain type de caractère romain devant se conformer à une bienséance spécifique. Si Corneille est considéré comme le dramaturge ayant le mieux réussi à mettre en scène cette bienséance, il faut se reporter à Guez de Balzac pour prendre connaissance de la formulation précise de ces topoï afin de voir comment la Virginie de Campistron met en œuvre cet esprit romain. De cette façon, Guez de Balzac affirme qu’un Romain « est tousjours preparé aux entreprises hazardeuses : il est tousjours prest à se dévouër pour le salut de ses citoyens ; à prendre sur soy la mauvaise fortune de la republique101 » : c’est le principe d’action à l’origine de la révolte d’Icile qui affirme avoir « formé dés longs-temps [l] e genereux dessein » (v. 875) de « rompre [les fers] de Rome » (v. 866). De même, un Romain « ne connoist ni nature, ni alliance, ni affection, quand il y va de l’interest de la patrie, il n’a point d’autre interest particulier que celuy là102 » : c’est exactement la maxime de conduite de Virginie lorsqu’elle dit à son amant : « Je vous aime, et je crains, mais j’ay l’ame Romaine, / L'interest du païs doit icy prevaloir :/ Tout cede dans mon cœur à ce premier devoir, / Je ne vous aurois pas hazardé pour moy-mesme, / Mais je consens pour luy d’exposer ce que j’aime » (v. 922-926). On peut également rapprocher le topos qui veut qu’un Romain « aime mieux destruire la tyrannie que la partager ; et pouvant estre collegue de l’usurpateur, il se declare son ennemi103 » du refus de Virginie d’accepter la main d’Appius, déclarant que jamais elle ne « joindr[a] l’innocence à [ses] crimes affreux » (v. 1096). De même, lorsque Icile affirme que « s[‘il] revien[t] vainqueur, [s] a gloire est infinie » (v. 917) et que « s’il faut succomber dans un si noble effort » il ne pourra pas trouver ailleurs « une si belle mort » (v. 919-920), il ne fait que se conforter au principe qui veut qu’un Romain « estime plus un jour employé à la vertu, qu’une longue vie delicieuse ; un moment de gloire qu’un siecle de volupté104 ». On peut également compter au nombre des topos romains le mos maiorum, le respect des ancêtres, invoqué aussi bien par Virginie, qui affirme qu’elle est « Attentive aux leçons qu’ont tracé [s] es ayeux » et que « Leur exemple sans cesse est present à [s] es yeux » (v. 267-268), que par Plautie qui veut « Tâcher de ranimer cet esprit genereux/ Qu'a versé dans [le] sein [des Romains] le sang de leurs ancestres, / Sans cesse revolté contre d’injustes Maistres. » (v. 960-962). Il faut enfin considérer l’amour de la vertu et la constance stoïque comme des attributs du parfait Romain ; ces principes seront énoncés dans la pièce par Icile qui déclare que « Les grandeurs que le sort peut ravir en un jour, / N'ont jamais attiré [s] es vœux ny [s] on amour », que « La fermeté d’esprit, la grandeur de courage, / La pureté de cœur, voilà ce qui [l] 'engage », et que « Ce qui dépend du sort est pour [lui] sans appas, / Et [qu’il] aime les vertus qui n’en dépendent pas » (v. 375-380). Si Corneille est le dramaturge qui a sans doute le mieux su exprimer ces lieux communs, ces derniers ne lui sont cependant pas spécifiques : ils constituent un réservoir dans lequel tous les auteurs ont puisé dès qu’il s’agissait d’écrire une tragédie romaine. Aussi conviendrait-il de distinguer ce qui, chez Campistron, relève de l’imitation directe de Corneille, et ce qui ne constitue que la tradition partagée par tous de la tragédie romaine. Ce qui laisse penser que l’auteur de Virginie s’est largement servi de son grand devancier, c’est le fait qu’il lui a repris grand nombre de vers, notamment de Cinna et d’Horace, ses deux tragédies romaines les plus admirées : il est donc certain que Campistron connaissait très bien ces deux pièces, et qu’il les avait peut être même consultées pour écrire sa propre tragédie.

Une critique récurrente, la faiblesse du style §

La critique la plus récurrente concernant l’œuvre de Campistron concerne le style, jugé médiocre, à tel point que Voltaire a pu affirmer que « c’est la diction seule qui abaisse Monsieur de Campistron au dessous de Monsieur Racine105 », la « diction » étant ici à comprendre au sens rhétorique d’« élocution », c’est-à-dire précisément du style. Et Virginie, comme première œuvre, ne pouvait échapper à la critique : ainsi d’Alembert devait affirmer que cette tragédie était « faiblement écrites106 » ; quant à La Porte, il qualifiait le « style » de cette pièce de « lâche », « diffus » et « inégal107 ». Mais le jugement le plus intéressant reste celui de Voltaire qui tente d’examiner plus précisément les reproches que l’on peut adresser à Campistron ; il affirme ainsi que :

Le style faible […] consiste encore à laisser tomber ses vers deux à deux, sans entremêler de longues périodes et de courtes, et sans varier la mesure ; à rimer trop en épithètes, à prodiguer des expressions trop communes, à répéter souvent les mêmes mots, à ne pas se servir à propos des conjonctions, qui paraissent inutiles aux esprits peu instruits, et qui contribuent cependant beaucoup à l’élégance du discours108.

Il faut préciser que ce jugement a été porté à propos d’Alcibiade, mais l’analyse est suffisamment générale pour pouvoir s’appliquer à l’ensemble des tragédies de Campistron. Aussi convient-il d’analyser si Virginie, comme première pièce, comporte déjà les traits stylistiques qui caractériseront l’œuvre du dramaturge.

Ainsi, lorsque Voltaire dénonce le fait de « laisser tomber ses vers deux à deux, sans entremêler de longues périodes et de courtes, et sans varier la mesure », il critique le fait de construire systématiquement ses phrases sur le canon de l’alexandrin, ce qui entraîne un effet de monotonie. Pour Voltaire, pour que des vers soient de qualités, il faut que « la cadence y [soit] toujours variée », que « la phrase y [soit] contenue, ou dans un demi-vers, ou dans un vers entier ou dans deux. On peut même ne compléter le sens qu’au bout de six ou de huit ; et c’est ce mélange qui produit une harmonie dont on est frappé, et dont peu de lecteurs voient la cause109. » Or si l’on observe statistiquement la construction des phrases en fonction de la mesure de l’alexandrin, l’on se rend compte que Campistron ne varie pas moins la mesure qu’un auteur comme Racine que Voltaire considérait pourtant comme le modèle du poète tragique : de cette façon, si l’on se borne à l’étude des premiers actes de Phèdre et de Virginie, l’on peut constater que Racine utilise des phrases plus courtes que l’alexandrin dans 22, 3 % des cas, des phrases d’un alexandrin dans 43, 4% des cas, des phrases de deux alexandrins dans 23, 8% des cas et enfin des phrases d’une autre mesure dans 10, 5% des cas ; tandis que Campistron utilise des phrases plus courtes que l’alexandrin dans 13 % des cas, des phrases d’un alexandrin dans 44% des cas, des phrases de deux alexandrins dans 27, 7% des cas et des phrases d’une autre mesure dans 15, 3% des cas110. Cependant, si la « mesure » des périodes de Campistron est aussi variée que celle de Racine d’un point de vue quantitatif, il existe une différence qualitative essentielle ; en effet, Racine emploie beaucoup plus de phrases brèves, inférieures à un alexandrin, que Campistron : 22, 3% contre 13%. Or ce sont précisément ces phrases brèves qui contribuent le plus à estomper l’impression que l’on laisse « tomber ses vers deux à deux » : de cette façon, que l’on juxtapose deux propositions indépendantes d’un alexandrin comme « Ainsi je t’engageay dans mes desseins secrets, / Ton zele aveuglément a pris mes interests » (I, 1, v. 27-28), ou que l’on considère une phrase de deux alexandrins comme « Quel plaisir de pouvoir en ces heureux momens, / Oublier mes douleurs dans vos embrassemens. » (I, 4, v. 255-256), dans les deux cas les vers semblent fonctionner « deux à deux » ; en revanche, si l’on considère une série de vers comportant des propositions brèves comme « D'un autre, Virginie, auroit receu le jour ! / Non, non, elle est ma fille, et j’en crois mon amour, / Mon cœur fremit, mon sang s’émeut de cette injure, / Je sens trop fortement s’expliquer la nature, » (I, 3, v. 119-222), la structure binaire du distique d’alexandrins à rimes plates, sans disparaître, se fait plus discrète, moins monotone. Un éditeur moderne de Campistron, Jean-Philippe Grosperrin, qui effectue la même analyse du poète tragique à l’aune du jugement de Voltaire, affirme que « les vers de Campistron ont le souffle court, procédant souvent par propositions brèves » et qu’ainsi « ses tirades ou ses monologues juxtaposent-ils le plus souvent des moments au détriment de l’architectonique et de la grande ligne111. » En effet, les propositions-alexandrins juxtaposées les une aux autres donnent paradoxalement une impression de « souffle court », pour reprendre la métaphore de Jean-Philippe Grosperrin, alors qu’un série de propositions plus brèves et bien organisées peuvent donner plus de mouvement et d’ampleur. Il suffit pour s’en convaincre de comparer ces vers bien célèbres de Phèdre qui procèdent par propositions très brèves, « Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ; / Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ; / Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ; / Je sentis tout mon corps et transir et brûler » avec cette tirade de Virginie procédant par propositions d’un ou de deux alexandrins :

L'interest du païs doit icy prevaloir :
Tout cede dans mon cœur à ce premier devoir,
Je ne vous aurois pas hazardé pour moy-mesme,
Mais je consens pour luy d’exposer ce que j’aime,
Le genereux amour qui regne dans mon coeur :
Ne veut point d’un Amant enchaîner la valeur,
Je brûle comme vous de voir Rome sauvée,
De voir vostre vertu jusqu’aux Cieux elevée,
Joignez tous les devoirs de Heros et d’Amant,
Ils se peuvent entre eux secourir puissamment,
Leur union vous offre une double victoire ;
Du costé de l’amour, du costé de la gloire,
De toutes parts enfin vous serez couronné,
Comme illustre Guerrier, comme Amant fortuné.
Les Romains admirant cette grande victoire,
Dresseront des Autels, Seigneur, à vostre gloire,
Et moy n’en doutez point à vostre heureux retour,
Je prens sur moy le soin de couronner l’amour. (III, 5, v. 923-940)

Ainsi, peut-on effectivement constater une certaine faiblesse dans la construction des alexandrins de Campistron qui laisse « tomber ses vers deux à deux, sans entremêler de longues périodes et de courtes, et sans varier la mesure ». Voltaire considère encore comme un vice du « style faible » qu’il attribue à Campistron le fait de « rimer trop en épithètes ». Or, si l’on s’en tient aux seuls épithètes, on ne dénombrera que six cas dans le premier acte où deux adjectifs en fonction épithètes riment ensembles : « dangereux/malheureux » (v. 11-12), « déplorable/favorable » (v. 89-90), « terrible/sensible » (v. 105-106), « souverain/vain » (v. 175-176), « empressez/glacez » (v. 191-192) et « soudain/certain » (v. 263-264) ; et même si l’on ajoute une occurrence d’adjectif en fonction attribut rimant avec une épithète, « inexorable/favorable » (v. 25-26), cela ne constitue pas un excès : le premier acte de la Phèdre de Racine comporte pratiquement le même nombre d’occurrences.

En revanche, sur la question des « expressions trop communes », on ne peut qu’agréer au jugement de Voltaire. En effet, l’élément le plus frappant du style de Campistron, c’est l’absence presque systématique de recherche d’effet poétique, ce qui se traduit par l’absence totale de figures telles que les comparaisons ou les métaphores, et très peu de figures de rhétoriques d’une manière générale. Il ne s’agit cependant pas là d’une marque d’ignorance de la part de Campistron : il sait au besoin dispenser avec parcimonie ces effets de style dans certains passages. Il emploie ainsi des figures de répétition pour souligner les hésitations d’Appius au début de la scène lorsque le tyran déclare :

Je crains l’aspect d’une inhumaine.
Je crains de nos projets le succés dangereux ;
Que puis-je attendre enfin d’un amour malheureux,
D'un amour dans mon cœur formé sans esperance,
Et dont le desespoir accroist la violence112.

Ou encore pour souligner de manière plus lyrique la souffrance de Plautie séparée de sa fille lorsqu’elle vient réclamer celle-ci au décemvir :

En vain depuis deux jours errante dans ces lieux
Les pleurs que j’ay versez ont épuisé mes yeux,
En vain de tous costez mes cris se font entendre,
De son destin encor je n’ay pû rien aprendre113.

Outre ces figures de répétitions, Campistron apprécie l’usage des figures d’opposition qu’il réserve essentiellement aux scènes d’agôn comme à l’acte III, scène 2 dans laquelle Virginie et Appius s’affrontent : cette scène est presque entièrement construite sur une série de figures d’oppositions plus ou moins marquées. Ainsi, cherchant à provoquer la colère du tyran, Virginie commence par mettre en avant un certain nombre de paradoxes comme « la mort d’un Rival vous coutera des pleurs » (v. 1164) ou encore « Vostre courroux me plaist bien plus que vostre amour » (v. 1136), elle emploie un oxymore, « d’injustes bien-faits » (v. 1139), et enfin, elle attaque le tyran par une série d’antithèses radicales : elle refuse ainsi de « joindre l’innocence à [ses] crimes affreux » (v. 1096), puis lui déclare :

Oüy je l’aime [Icile] autant que je vous hais.
Vous me tyrannisez, il m’a toûjours servie,
Il fait tout le bon-heur, vous l’horreur de ma vie :
Et je voyois enfin dans cet illustre Epoux,
Encor plus de vertus que de crimes en vous114.

Mais il convient de souligner que ces grands moments rhétoriques restent rares dans la pièce et il peut effectivement sembler que d’une manière générale, Campistron prodigue « des expressions trop communes ».

Voltaire voit également très juste lorsqu’il affirme que le dramaturge « répèt[e] souvent les mêmes mots » ; c’est en effet probablement la caractéristique la plus marquante du style de Campistron : le vocabulaire de ses pièces est très restreint et il doit réemployer souvent les mêmes mots. De cette façon, on peut compter dans Virginie 53 occurrences du substantif « amour », 32 de « dessein », 29 du mot « funeste », 26 pour « douleur », pour « gloire » 25, 18 occurrences de « destin », également 18 de « secours », 15 de « vertu », 13 pour « horreur » ou « tendresse », pour « désir », « coups » et « transport », 12, et la liste continue : chez lui, l’hapax est l’exception, la répétition, la règle. Il faut cependant signaler que l’on trouve également chez Racine des occurrences très nombreuses et même plus nombreuses de certains mots : on peut ainsi dénombrer 82 occurrences du mot « fils » dans Andromaque, 79 du mot « dieu » dans Iphigénie, 74 d’« Amour » dans Bajazet ou encore 68 occurrences de « cœur » dans Bérénice115. Mais il existe une grande différence entre le vocabulaire de Racine et celui de Campistron. Chez Racine, ces grands nombres d’occurrences d’un mot, généralement dictés par le thème de la pièce, n’excluent pas la présence d’un vocabulaire riche et concret et ce d’autant plus que l’on avance dans la carrière de Racine : il est ainsi possible de relever dans des pièces comme Iphigénie, Phèdre ou Athalie des termes comme « corne », « crin », « croupe », « dard », « chien », « fange », « autel », « vaisseau », « tente », « rivage », « flot » ou encore « champ ». Alors que si l’on analyse le lexique présent dans Virginie, et en particulier les termes revenant le plus souvent, une conclusion s’impose : le vocabulaire employé est presque exclusivement moral, abstrait. De cette façon, les termes renvoyant à des objets sont extrêmement rares et souvent regroupés en accumulation comme aux vers 59 et 60 : « Lors que tout estoit prest ; la coupe, le couteau, /La victime, l’encens, le Prestre, le flambeau » ; sinon quelques termes évoquent de manière vague différents lieux de la cité comme « la ville », « nos tribunaux », « le Temple », « le camp » ou « ce Palais ». Quant au vocabulaire évoquant les paysages ou la nature, il est absolument absent de la pièce. Il y a aussi une autre caractéristique qui contribue à renforcer l’impression que Campistron « répèt[e] souvent les mêmes mots », c’est le fait que le dramaturge répète souvent les mêmes mots à la rime voire les mêmes rimes. De cette façon, le mot « jour » est employé 23 fois à la rime, le mot « vie » 18, le mot « amour » 17, « âme » 15, « gloire », « yeux » et « malheur » 13 fois, « mort » et « dessein » 12 fois ; Campistron emploie ainsi 12 fois la rime « jour / amour », 8 fois la rime « jour / secours » ou encore 7 fois les rimes « victoire / gloire », « mort / sort » et « âme / flamme » et il serait encore possible de relever des dizaines de rimes se répétant trois ou quatre fois au cours de la pièce.

Cependant, une fois le constat établi, il convient de s’interroger sur les raisons de ce vocabulaire limité : s’agit-il d’une lacune de Campistron, ou d’un choix délibéré de sa part ? En effet, l’absence aussi systématique d’un vocabulaire plus concret invite à penser qu’il s’agit d’un choix esthétique délibéré de Campistron : sans doute y a-t-il une recherche de forme pure, abstraite du drame, où tout se jouerait uniquement entre les paroles des personnages sans que ces paroles se réfèrent à quoi que ce soit d’extérieur au drame qui se noue sur scène. Quoi qu’il en soit, ce choix a eu une conséquence directe pour la postérité de Campistron et la perception de son style au fil du temps. En effet, si le vocabulaire renvoyant à des réalités concrètes est resté très stable, un « temple », un « couteau », un « arbre » ou une « rivière » signifiant toujours exactement la même chose qu’au XVIIe siècle, il n’en est pas de même pour le vocabulaire renvoyant à des réalités abstraites qui est beaucoup plus sujet aux variations sémantiques au cours du temps. De cette façon, une très grande partie du vocabulaire moral du XVIIe siècle s’est considérablement affaibli dès le XVIIIe siècle ; dès lors, un texte employant presque exclusivement ce type de lexique perd beaucoup de sa force avec le temps. De plus, pour construire des images, des comparaisons, des métaphores, des métonymies ou encore des hypotyposes, il est nécessaire d’employer des référents renvoyant à des objets concrets, on ne peut se contenter de termes abstraits : l’absence de recherche figurée dans l’expression de Campistron trouve ici son explication. Ainsi, alors qu’un auteur comme Racine a pu traverser le temps, en dépit de l’affaiblissement du vocabulaire qu’il a subi comme tout auteur du XVIIe siècle116, grâce à un lexique concret et à la richesse d’évocation figurée qu’il permet, Campistron, lui, a vu très rapidement le style de ses pièce devenir désuet. De cette façon, un vers comme « La rive au loin gémit blanchissante d’écume » possède toujours la même force d’évocation que lors de sa création puisque les mots qu’il emploie ont conservés le même sens ; en revanche, un vers comme « J'estois absent de vous, inquiet, desolé » (v. 399) a perdu toute sa substance avec l’affaiblissement du vocabulaire.

Enfin, concernant le fait de « ne pas se servir à propos des conjonctions […] qui contribuent […] beaucoup à l’élégance du discours », il serait difficile d’apporter une réponse statistique capable d’évaluer la pertinence de l’emploi des conjonctions dans Virginie ; il est en revanche possible de souligner certaines constructions de phrases en parataxes pouvant sembler maladroites, mal articulées ou tout du moins n’ayant pas de justification stylistique. Ainsi, les premiers vers de la pièce pourraient sans doute tomber sous le coups de la critique voltairienne, et ceci d’autant plus qu’outre la juxtaposition des propositions, ils « tomb[ent] […] deux à deux » :

De ma temerité Rome entiere surprise,
Demande les raisons d’une telle entreprise,
Le Peuple compatit à la juste douleur
D'un amant éperdu, d’une mere en fureur :
Il est temps d’informer Rome, Icile et Plautie
Des droits qui m’ont permis d’enlever Virginie. (I, 1, v. 1-6)

Si ces premiers vers peuvent juste être considérés comme faibles, d’autres en revanche peuvent sembler maladroit ou inélégants comme cette réplique d’Appius :

Differons un éclat mortel à son honneur,
Seule encor de son sort elle sçait la rigueur ;
Peut-estre se voyant au bord du precipice,
Son peril à mes vœux la rendra plus propice.
N'exposons point sa honte aux yeux de l’Univers,
Elle craint, il suffit, de tomber dans les fers,
Elle fremit des maux d’un sort si déplorable. (I, 1, v. 83-89)

Si la critique du « style faible » que Voltaire attribut à Campistron se vérifie largement, il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’un jugement formulé en 1731, soit presque quarante ans après les dernières pièces de Campistron et près de cinquante après Virginie. C’est le goût d’un homme du XVIIIe siècle qui s’exprime ; correspond-il à celui d’un homme du XVIIe siècle finissant ? Les témoignages des contemporains semblent confirmer que le style de Campistron n’a jamais suscité l’enthousiasme et que ce n’est pas là que résidait son mérite. Mais il convient aussi de se souvenir que l’un des arguments récurrents des détracteurs de Racine était d’affirmer que la beauté de ses vers dissimulait les faiblesses supposées de ses tragédies ; ce qui signifie, au-delà de la mauvaise foi du jugement, que l’on considérait que la véritable qualité d’une tragédie ne reposait pas sur son style mais sur ses qualités proprement dramatiques, ou pour parler en termes rhétoriques, que c’était l’« invention » et la « disposition » qui constituaient le cœur de la tragédie et que l’« élocution » ne constituait qu’un ornement. C’est la raison pour laquelle l’abbé de Villars reprochait à Racine d’avoir dans Bérénice « dédaign[é] les règles, l’invention, l’Histoire, les bonnes mœurs, l’uniformité des caractères, le vraisemblable117 » : il estimait que le dramaturge n’avait pas respecté l’écriture dramatique, et le critique d’affirmer qu’on ne pouvait prendre plaisir à la représentation de cette pièce qu’en « pens[ant] seulement à la beauté des Vers118 ». De la même manière, bien que ce soit Corneille qui a écrit la plus grande partie des vers de Psyché, personne n’a contesté à Molière la paternité de cette pièce dont il n’avait réalisé que le canevas en prose : faire une pièce est l’art du poète, faire des vers n’est que celui du « rimeur ». Aussi, lorsque Voltaire affirme qu’« il n’y a que la poésie de style qui fasse la perfection des ouvrages en vers119 », il donne un critère pour juger les tragédies presque opposé à celui du XVIIe siècle ; à l’inverse, lorsqu’il déclare que « c’est la diction seule qui abaisse Monsieur de Campistron au dessous de Monsieur Racine » et qu’il a « toujours soutenu que les pièces de Monsieur de Campistron étaient pour le moins aussi régulièrement conduites, que toutes celles de l’illustre Racine120 », il accorde à l’auteur de Virginie le talent suprême pour un dramaturge du XVIIe siècle : savoir « conduire » une pièce. De même, une affirmation comme celle d’un éditeur moderne qui déclare que Campistron « était peut-être plus dramaturge que poète121 » constitue un anachronisme par rapport à une époque qui ne distinguait pas le théâtre de la poésie et où tout l’art du « poème dramatique » consistait justement dans la mise en place d’un drame.

Un perpétuel centon ? §

Une autre caractéristique de l’écriture de Campistron fut soulevée par Gustave Lanson qui accusait son style d’être « un perpétuel centon de Racine122 ». Et en effet, au-delà du caractère excessif de la formule, il est possible de déceler dès Virginie des résurgences de vers, non seulement de Racine, mais aussi et tout autant de Corneille. Campistron a ainsi repris tels quels un certain nombres d’hémistiches empruntés aux œuvres de ses illustres prédécesseurs, en particulier à Phèdre, Bérénice, Horace, Cinna et le Cid. De cette façon, lorsque Sévère s’exclame « Tout a changé de face » (v. 1425), il reprend mot à mot une réplique d’Hyppolite dans Phèdre qui déclarait à l’acte I, scène 1 : « Cet heureux temps n’est plus. Tout a changé de face. » De même, lorsque Icile est sur le point d’être conduit au supplice (v. 1236), il utilise un hémistiche d’une autre scène célébrissime de séparation d’amants : le « et pour jamais adieu » de Bérénice. Enfin, pour ce qui est de Corneille, Campistron s’est également servi d’une scène d’amants emblématique, celle de l’acte III, scène 4 du Cid dans laquelle Chimène lançait à Rodrigue : « Ma générosité doit répondre à la tienne » ; dans Virginie, l’héroïne déclarera à son amant : « Ma generosité doit seconder la vostre » (v. 478). De même, lorsqu’en apprenant le sort de sa fille, Plautie déclare : « Je demeure stupide » (v. 218), elle reprend l’expression de Cinna découvrant stupéfait qu’Auguste connaît les moindres détails de sa conjuration, tout comme Virginie, lorsqu’elle affirme que « L'interest du païs doit icy prevaloir » (v. 923), ne fait que réemployer une réplique dans laquelle Cinna déclarait que « L’amour du Pays doit ici prévaloir ». Outre ces reprises mot à mot de vers ou d’hémistiches dont la liste n’est pas exhaustive123, il faut aussi signaler la reprise de structures empruntées à Racine ou Corneille. Par exemple, si l’on observe le vers 1374, « Je mourois libre alors, je meurs dans l’esclavage », on peut remarquer que le balancement entre les formes imparfaite et présente du verbe « mourir » était déjà employé dans Phèdre à l’acte III, scène 3 lorsque l’héroïne déclarait à sa suivante : « Je mourais ce matin digne d’être pleurée./ J'ai suivi tes conseils, je meurs déshonorée ». On peut rapprocher de la même manière deux vers, tout deux prononcés par les héroïnes éponymes de Virginie et de Bérénice : « Vous tremblez, et vous estes Romain » (v. 1220) et « Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez ! » ; dans les deux cas, la surprise est exprimée par la conjonction « et » qui souligne la contradiction supposée entre un état (« Romain » ou « empereur » ) et une action (« trembler » ou « pleurer » ). Un autre procédé consiste à reprendre les mêmes termes en les organisant différemment comme ce vers d’Appius, « Je me suis tu long-temps et veux me taire encore » (v. 93), qui reprends les mots d’Antiochus à l’acte I, scène 4 de Bérénice : « Je me suis tu cinq ans, / Madame, et vais encor me taire plus longtemps ». C’est le même procédé que Campistron emploiera avec un passage de l’acte III, scène 4 du Cid dans lequel Chimène s’exclame : « Rodrigue, qui l’eût cru ! […] Que notre heur fût si proche et si tôt se perdît ! » ; Virginie déclarera à son tour, « Qui l’eut crû que si prés d’un heureux Himenée » (v. 493). Mais c’est surtout au Horace de Corneille que Campistron est redevable de ses vers exprimant sans doute le mieux la « uirtus » romaine telle que la concevait la tragédie française. Ainsi, lorsque, à son amant qui lui demandait ce qu’elle avait résolue, Virginie répond « De mourir » (v. 1212), elle pastiche le Vieil Horace qui, à Julie qui lui demandait « Que voul[ait-il] qu[e son fils] fît contre trois ? », répondait le célèbre « Qu’il mourût ». Enfin, une tirade entière de Plautie englobant plusieurs vers est la récriture, développé autour d’un vers et d’une série d’articulations identiques, d’un thème d’Horace. Ainsi, Plautie déclarait à sa fille :

Mourir lorsque le sort rend la vie importune,
C'est l’ordinaire effet d’une vertu commune :
Mais vivre en essuyant ses plus funestes coups,
Luy faire voir un cœur plus grand que son courroux,
C'est-là que la vertu doit briller davantage (III, 7, v. 989-993)

Tandis qu’à l’acte II, scène 3 d’Horace, le héros éponyme déclarait à Curiace :

Combattre un ennemi pour le salut de tous,
Et contre un inconnu s’exposer seul aux coups,
D'une simple vertu c’est l’effet ordinaire,
Mille déjà l’ont fait, mille pourraient le faire.
Mourir pour le pays est un si digne sort,
Qu'on briguerait en foule une si belle mort.
Mais vouloir au Public immoler ce qu’on aime, […]
Une telle vertu n’appartenait qu’à nous

Une fois ce phénomène de résurgence de vers de Racine et Corneille mis en évidence, il reste à l’interpréter, car l’analyse de Gustave Lanson qui vise à faire de Campistron un imitateur stérile est difficilement acceptable ; tout d’abord parce que, bien qu’important, le fait n’est pas envahissant et ne suffit pas à lui seul à définir le style de Campistron, quoi qu’on puisse en penser par ailleurs, ensuite parce que ni ses contemporains, ni les critiques du XVIIIe siècle ne le lui ont reproché, ce qui invite à penser que la pratique en elle-même n’était pas jugée négativement. Analysant le même phénomène dans les tragédies Arminius, Andronic et Alcibiade, Jean-Philippe Grosperrin en propose l’interprétation suivante :

Il est vraisemblable que les spectateurs de l’époque avaient plaisir à retrouver l’antécédent fameux, affleurant çà et là dans l’œuvre nouvelle, et d’autant plus que la tragédie française, dans les années 1680, est un objet esthétique fortement modélisé, de telle sorte que la mémoire des vers de Corneille et de Racine inscrite dans les vers de Campistron y fonctionne comme indice métapoétique, pour ainsi dire, en même temps qu’elle doit faire valoir la nouveauté du contexte.

Et de fait, il est évident que tout en reprenant les mêmes termes que Corneille et Racine, Campistron joue à changer les situations dans lesquels ils interviennent, souvent à les inverser. Ainsi, alors que dans Phèdre le « tout a changé de face » marquait un changement négatif puisqu’il était accompagné de « cet heureux temps n’est plus », dans Virginie, il marque au contraire un retournement de situation positif puisque Sévère vient annoncer qu’Icile est libre. De la même manière, si le « et pour jamais, adieu » est employé dans deux scènes de séparation d’amants, ils ne sont pas connotés de la même manière puisque dans le cas de Bérénice, il est prononcé par une amante qui s’estime abandonnée, alors que dans le cas de Virginie, il est prononcé par un amant arraché à son amante par des gardes le conduisant au supplice. Enfin, lorsque Chimène prononçait « Ma générosité doit répondre à la tienne », elle indiquait à Rodrigue que, comme lui, elle remplirait son devoir envers son père et chercherait à le tuer pour en tirer vengeance ; alors que Virginie, en déclarant « Ma générosité doit seconder la votre », indiquait à Icile, qui acceptait de l’épouser même devenue esclave, que pour se montrer aussi noble que lui, elle devait refuser de l’épouser pour lui éviter une mésalliance, alors même qu’il s’agissait de son souhait le plus cher. Il s’agit donc bien à chaque fois d’un jeu de récriture de situations, la reprise de vers célèbres soulignant à la fois les ressemblances entre les situations tout en faisant immédiatement ressortir l’originalité de la récriture : le « centon » est ainsi bien plus une marque d’habileté et d’originalité du dramaturge qu’une marque d’imitation servile et stérile.

Note sur la présente édition §

La présente édition reproduit le texte de la toute première édition de Virginie, celle donnée au lendemain de sa création. Dès le 29 mars 1683, soit trois semaines après la dernière représentation sur les planches de la Comédie-Française, un privilège d’impression fut pris pour six années par Estienne Lucas, un libraire spécialisé dans la publication d’ouvrages protestants dont Virginie constitue, dans l’état actuel des connaissances, l’unique pièce de théâtre dont il se soit chargé. Par la suite, Campistron prendra lui-même un privilège collectif pour l’ensemble de ses tragédies déjà écrites en 1690124 puis un nouveau pour Tiridate l’année suivante : il fera alors appel à Pierre Ribou et à Thomas Guillain pour l’impression de ses œuvres. Le choix de reproduire l’édition de 1683 de Virginie s’imposait pour deux raisons : la première, c’est qu’il s’agit de l’unique version du texte à avoir été représentée puisque Virginie ne fut jamais rejouée après 1684 ; la seconde, c’est que, comme le remarquait le premier éditeur des œuvres complètes de Campistron parues après sa mort, « les Pièces imprimées dans le temps des représentations […] sont ordinairement les plus correctes. Il est à supposer qu’elles ont été faites sous les yeux de l’auteur125. » Le seul autre texte de Virginie à présenter un véritable intérêt est celui donné par l’édition des Tragédies de Monsieur Campistron fournie par Pierre Ribou en 1707. En effet, il s’agit de la seule édition ultérieure de la pièce dans laquelle Campistron semble s’être investi : bien que l’auteur affirme lui-même dans une préface qu’il n’a pas trouvé le temps de « revoir [s] es sept Poëmes126 avec soin, y faire quelques corrections & quelques changements127 » et qu’il affirme avoir « permis qu’on travaillast même pendant [s] on absence à l’Impression qu’on [lui] demandoit128 », il demeure que cette édition, outre la seule préface de Virginie, présente un certain nombre de variantes qui éclaircissent le sens de certains vers de la pièce129.

Par ailleurs, Virginie a été éditée dans les nombreuses Œuvres de M. Capistron130 imprimées de son vivant, qu’il s’agisse des éditions données par Thomas Guillain en 1690, 1694, 1696 et 1698 ou celles données par Pierre Ribou en 1698 et 1715 ; on compte en outre deux éditions des Œuvres imprimées à Amsterdam par J. Garrel en 1695 et 1698, et une contrefaçon lyonnaise par J. Guerrier en 1703. L’éditeur des œuvres complètes de Campistron en 1750 affirmait que « ce nombre d’Editions faites à son insçu [sic] et en son absence, [étaient] toutes informes et mal digérées131 » et qu’elles avaient « multiplié les fautes, que les occupations de l’Auteur […] avoient laissé dans ses Ouvrages132 » ; et de fait, la plupart des variantes présentes dans ces éditions sont mineures et inutiles, modifiant légèrement un article ou le temps d’un verbe sans que cela n’éclaire davantage le texte133 ; d’autres sont de véritables fautes créant des contresens, comme la variante du vers 717 qui transforme l’affirmation « j’ose encore » en une négation « je n’ose » qui va à rebours du sens du texte. Il convient enfin de s’attarder sur une contrefaçon de Virginie pour le moins originale et déconcertante. Il s’agit en effet de l’unique édition séparée de la pièce en dehors de la première, mais surtout, Virginie y est attribuée non plus à Campistron, mais à un autre dramaturge, « le sieur Péchantré ». Cette édition a été fournie par Michel Guerout à Paris et par Jean Léonard à Bruxelles en 1690. Nicolas Péchantré était un autre Toulousain dont la première tragédie, Géta, avait connue un très grand succès en 1687. Y a-t-il eu confusion entre les deux auteurs ? Cela semble peu probable, puisqu’en 1690, Campistron était déjà célèbre. S’agit-il d’une faute délibérée pour laisser croire qu’il s’agit d’une nouvelle pièce d’un auteur qui venait de connaître un triomphe ? C’est une possibilité dans la mesure où Virginie n’avait pas marqué les esprits outre mesure et qu’elle n’avait pas été rejouée ou rééditée depuis. Peut être s’agit-il aussi tout simplement d’une manière de contourner le privilège : le premier privilège pris par Estienne Lucas venait d’expirer, mais Campistron en repris en 1690 un nouveau pour ses pièces qu’il transféra à Thomas Guillain ; il est donc possible que Guérout et Léonard avaient déjà préparé leur propre édition de Virginie et que, pris de cours, ils aient imprimé la pièce sous un autre nom. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’une édition peu soignée comportant de nombreuses coquilles, des vers incomplets134 et même deux mots ne rimant pas ensemble135. Cependant, cette édition comporte quelques variantes qui éclaircissent le sens du texte136 et qui ne seront reprises que dans l’édition revue par Campistron en 1707. De plus, il s’agit de la seule version du texte dans laquelle deux vers ont été entièrement réécrits137 et dans laquelle quatre nouveaux vers ont été introduits138. Pour ajouter encore au mystère de cette édition, il semble en outre que la facture de ces vers soit d’une autre main que celle de Campistron139. Après la mort de Campistron, Virginie sera évidement éditée dans les Œuvres de Monsieur de Campistron données par E. Vallat entre 1722 et 1724, Pierre Ribou en 1731 et enfin par la Compagnie des Libraires en 1739 et 1750.

Édition originale de 1683 §

Virginie, tragédie, In-12, Paris, chez Estienne Lucas, 5 feuillets non paginés, 67 pages : [X-67 p.]. Privilège du 29 mars 1683, achevé d’imprimer le 30 avril 1683. (A)

[I] VIRGINIE / TRAGEDIE. / [fleuron (4, 6x3, 8)] / A PARIS, / Chez Estienne Lucas, Marchand / Libraire ; dans la Sale neuve du Palais, / à la Bible d’Or. / [filet (5, 4)] / M. DC. LXXXIII. / Avec Privilege du Roy.

[II] [blanc]

[III-VII] [bandeau (6, 3x2) ] / A MONSEIGNEUR / DE FIEUBET, / PREMIER PRESIDENT / DU PARLEMENT / DE TOULOUSE. / [texte de l’épître dédicatoire].

[VIII-IX] [bandeau (6, 9x1, 4)] / EXTRAIT DU PRIVILEGE / du Roy. / [en date du 29 mars 1683, accordé à « Estienne Lucas, Marchand Libraire à Paris », durant 6 ans, pour « une Tragedie, intitulée Virginie, composée par le Sieur *** », signé « CANGOT ». Achevé d’imprimé le « dernier Avril 1683. » ] / [marque (3, 6x3, 6)]

[X] [filet (5, 7)] / ACTEURS. / [liste des acteurs]

1-67 [le texte de la pièce].

Exemplaires conservés dans les bibliothèques parisiennes §

BnF : YF-12109

Arsenal : GD-19144

Richelieu – Arts du spectacle : 8-RF-5739

Richelieu – Arts du spectacle : 8-RF-5724

Recueil factice des « Œuvres de Mr Capistron » comprenant Virginie, Paris, E. Lucas, 1683 ;Arminius, Paris, sur le quay des Grands Augustins, 1685 ; Andronic, Paris, T. Guillain, 1685.

Autres exemplaires non consultés §

The British Library : HMNTS 636.c.27.(4.)

The British Library : HMNTS 86.i.10.(3.)

Éditions postérieures §

Virginie, Tragédie par le sieur Pechantré, Paris, Michel Guerout ; Bruxelles, Jean Léonard, 1690. (B)

Les Œuvres de M. Capistron, Paris, T. Guillain, 1690. (C)

Les Œuvres de Mr. Capistron, Paris, T. Guillain, 1694. (D)

Œuvres de Mr. Capistron. Nouvelle édition, Amsterdam, J. Garrel, 1695. (E)

Les Œuvres de M. Capistron, Paris, T. Guillain, 1696. (F)

Œuvres de Mr. Capistron. Nouvelle édition augmentée de la fameuse tragi-comédie de Venceslas, Amsterdam, J. Garrel, 1698. (G)

Les Œuvres de M. Capistron, Paris, P. Ribou, 1698. (H)

Les Œuvres de M. Capistron, augmentées en cette dernière édition, Paris, T. Guillain, 1698. (I)

Les Œuvres de M. Capistron, … augmentées en cette dernière édition, Lyon, J. Guerrier, 1703. (J)

Tragédies de Monsieur Campistron, de l’Académie Française, Paris, P. Ribou, 1707. (K)

Tragédies de Monsieur Campistron, de l’Académie Française, Paris, P. Ribou, 1715. (L)

Œuvres de Monsieur de Campistron, de l’Académie Française, nouvelle édition, Amsterdam, E. Vallat, 1722-1723-1724.

Œuvres de Monsieur de Campistron, de l’Académie Française, nouvelle édition, Paris, P. Ribou, 1731.

Œuvres de Monsieur de Campistron, de l’Académie Française, nouvelle édition, Paris, par la Compagnie des Libraires, 1739.

Œuvres de Monsieur de Campistron, de l’Académie Française, nouvelle édition, Paris, par la Compagnie des Libraires, 1750.

Interventions sur le texte §

Nous avons respecté l’orthographe d’origine mais nous sommes intervenu sur un certain nombre de graphies. Nous avons ainsi choisi de délier les ligatures « & » employées systématiquement sauf en début de vers. Nous avons également fait la distinction entre « u » et « v » et entre « i » et « j » (dans l’épître dédicatoire : « ie me suis proposé », « ie fairois », « suiet », « i’ay vû », « ie dois profiter », « ie connois » et « ie suis » ; dans la liste des acteurs : « Appivs » ; enfin dans le texte lui-même : v. 259 « Vne », v. 274 « I’admire », v. 283 « I’envoyay », v. 292 « Ie serviray », v. 296 « I’en fremis », v. 412 et 430 « iamais », v. 761 « Vn », v. 855 et 984 « iours » et v. 867 et 915 « iour ».) L’épître dédicatoire présente deux fois la graphie « auβi » et le vers 705 la graphie « tĕps » ; nous les avons respectivement modernisées en « aussi » et en « temps ». Enfin, pour marquer les suspensions, le texte d’origine emploie quatre points, sauf aux vers 7, 185, 1210 et 1449 où il n’y a que trois points, et aux vers 573 et 1210 qui présentent respectivement une virgule suivie de trois points et cinq points ; nous avons choisi d’unifier tous les points de suspension suivant l’usage moderne avec trois points.

En ce qui concerne la présentation, le texte d’origine marque un retrait au début de chaque réplique sauf pour la première scène de l’acte I, les répliques de la scène 3 de l’acte III situées sur les pages 32 et 33 ainsi que pour les répliques des vers 205, 1153 et 1453. Nous avons choisi d’unifier la présentation en supprimant les retraits au début de chacune de ces répliques, conformément à l’usage habituel. Les didascalies du texte d’origine sont inscrites en fin de réplique et leur place indiquée par un astérisque, nous avons replacé chacune d’entre elles au dessus de la réplique à laquelle elle s’applique.

En ce qui concerne la ponctuation, celle du texte original a été respectée, y comprit lorsque cela pouvait choquer les habitudes de lecture modernes. Ainsi, il ne faudra pas s’étonner de ne pas trouver systématiquement de point d’interrogation aux phrases interrogatives, de même que certaines propositions circonstancielles soient séparées de leur proposition principale par la ponctuation. Lorsque la ponctuation semblait déficiente, elle a été corrigée par rapport aux textes fournis par les autres éditions de la pièce ; ces corrections ont été signalées entre crochets. Enfin, lorsqu’un signe de ponctuation semblait réellement fautif, nous avons pris la liberté de le corriger, y comprit lorsqu’il était maintenu dans les éditions ultérieures.

Liste des coquilles §

auroient (épître dédicatoire) ; le dernier Avril 1638 (extrait du privilège) ; Quelle (80 ; 103) ; Où (108) ; ternise (270) ; t’on (284) ; à (332, 1304) ; n’y (376) ; d’eust (394) ; qu’elle (458 ; 638 ; 1045 ; 1322) ; amais (484) ; qu’à-t’il (490) ; arrrestez (501) ; Plusque (530) ; Qu’ent’ens-je (593) ; Forçons-là (646) ; Clodius (au lieu de « à Appius » dans la didascalie du vers 727) ; Cloduis (728) ; telle (753) ; comble (763) ; peu-t’on (774) ; apris (775) ; ma (821) ; sçait (834) ; conçoit (834) ; la (876) ; proviendrons (888) ; disolent (900) ; vestables (910) ; dersis (v.968) ; Qu’elles (1004) ; ardour (1040) ; Qu’elle (1043 ; 1354) ; débranler (1182) ; ians (1187) ; qui (1207) ; la (1305) ; à (1307) ; uste (v.1368) ; m’ourois (1374) ; [Icile.] (nous avons rajouté le nom du personnage au dessus de sa réplique au vers 1465 où il manquait) ; vigoureux (1471). Camille, (IV, 2 liste des Acteurs) ; Seigneur. (736).

Corrections de ponctuation §

desespoir (19) secrets (27) conduit (72) jour (79) t’allarmer (116) amour (143) tenter (141) injure (221) entreprendre (225) precieux (235) Madame, (261) ame. (262) l’esclavage (265) Icile, (318) dignitez (358) retenir : (384) l’adore : (386) Epoux (447) obeïr (476) l’esperance : (489) transport (619) malheurs ? (655) Seigneur (736) silence (801) porte : (886) certains. (887) Decemvirs, (967) desirs : (968) esperance. (982) Romains (1005) miserable, (1110) songez y (1171) retour, (1328) presence ; (1329) furieux, (1343) histoire : (1406) reste, (1417) funeste ; (1418) punir (1451) d’Appius, (1480) mesme ? (1482) Seigneur ; (1495)

VIRGINIE. TRAGEDIE §

A MONSEIGNEUR DE FIEUBET140, PREMIER PRESIDENT DU PARLEMENT DE TOULOUSE. §

Monseigneur,

Si je prends la liberté de vous offrir cette Trage[IV] die, je ne songe qu’à vous rendre des graces publiques de la puissante et genereuse protection dont vous avez toûjours honoré ma famille ; elle vous a des obligations infinies, et toute la reconnoissance que j’en puis marquer est de l’apprendre à tout le monde ; c’est l’unique dessein que je me suis proposé, Vous ne verrez aucun Eloge dans cette Epistre, celuy que je fairois de Vous, Monseigneur, auroit trop peu de force pour un si grand sujet, et j’ay [V] vû tant de gens plus habiles que moy échoüer dans cette mesme entreprise, que je dois profiter de leur exemple, et me taire lorsqu’il est trop dangereux de parler. Mais quand je serois assez hardy pour entreprendre une chose si difficile, que pourrois-je dire de vous, Monseigneur, que toute la France ne sçache aussi bien que moy ? elle regarde avec admiration cette penetration vive, et cette integrité inébranlable qui après s’estre consommées dans les plus importantes [VI] Charges de la Robe vous firent choisir par Louis le Grand, pour estre le Chef du second Parlement du Royaume, dans un âge où il n’est permis qu’aux hommes extraordinaires de pretendre à de pareilles dignitez : Heureux sont les peuples qui peuvent voir briller de pres vos éminentes vertus dans cette Auguste Place, et ressentir à toute heure les effets de votre Justice. Ils poussent sans doute des vœux continuels au Ciel pour la conservation d’une vie aussi glorieuse que la vô[VII] tre, et qui leur est si necessaire ; mais c’est ce que je fais plus que tous, puisque je connois mieux que personne ces verités éclatantes, et que je suis avec un profond respect.

Monseigneur,

Vostre tres-humble, et

tres-obeïssant serviteur

C * * *

Acteurs. §

  • Appius, l’un des Decemvirs141 de la ville de Rome.
  • Icile, Chevalier Romain accordé avec Virginie.
  • Clodius, Chevalier Romain.
  • Plautie, Mere de Virginie, et femme de Virginius.
  • Virginie, fille de Virginius, et de Plautie.
  • Camille, confidente de Virginie.
  • Fulvie, confidente de Plautie.
  • Severe, affranchy d’Icile.
  • Fabian, affranchy d’Appius.
  • Pison, capitaine des Gardes d’Appius.
  • Gardes.
La Scene est à Rome dans le Palais d’Appius.

Acte I. §

[p. 1]

Scene premiere. §

Appius, Clodius, Pison.

Clodius.

De ma temerité Rome entiere142 surprise,
Demande les raisons d’une telle entreprise,
Le Peuple compatit à la juste douleur
D'un amant* éperdu, d’une mere en fureur* :
5 Il est temps d’informer Rome, Icile et Plautie
Des droits qui m’ont permis d’enlever Virginie.
Qu'ils aprennent, Seigneur, et sans plus differer... [p. 2]

Appius.

Helas !

Clodius.

Qui peut encor vous faire soûpirer* ?
Quel injuste chagrin* et vous trouble* et vous gesne* ?
10 Que craignez-vous ?

Appius.

Je crains l’aspect d’une inhumaine143.
Je crains de nos projets le succés144 dangereux ;
Que puis-je attendre enfin d’un amour malheureux,
D'un amour dans mon cœur formé sans esperance,
Et dont le desespoir accroist la violence145 ;
15 Je me laissay surprendre aux yeux146 qui m’ont charmé*,
Sçachant depuis long-temps qu’Icile estoit aimé ;
Quand le don de leur foy*, quand leur amour si tendre
Deffendoit à mes vœux de pouvoir rien pretendre.
Dieux ! que n’entreprend point un cœur au desespoir [ ? ]
20 Je ne me souvins147 plus des loix de mon devoir
Et pour semer entr'eux un eternel divorce148
Mon amour employa l’artifice et la force.
Je t’apris mes malheurs, ton amitié* pour moy
Déja par cent efforts* m’assuroit de ta foy,
25 Et contre Icile enfin ta haine inexorable
Te rendoit à mes vœux encor plus favorable.
Ainsi je t’engageay dans mes desseins secrets,
Ton zele aveuglément a pris mes interests,
Cependant quand je voy l’entreprise avancée
30 Mille perils divers s’offrent à ma pensée ;
Mais je tremble sur tout qu’un odieux Rival
Au repos de mes jours ne soit encor fatal.

Clodius.

[p. 3]
De mon zele pour vous assuré149 dés l’enfance
Vous m’avez honoré de vostre confiance,
35 Seigneur, et vostre main par de nouveaux bienfaits
A semblé chaque jour prevenir* mes souhaits.
Mais le plus grand de tous, Seigneur, je le confesse,
C'est d’avoir employé mes soins et mon adresse,
Pour rompre le bonheur qu’Icile s’est promis ;
40 Je le hay plus luy seul que tous mes ennemis.
Depuis que150 par sa brigue assurant ma disgrace
Je l’ay vû dans nos Camps commander en ma place ;
Et par l’injuste choix de Rome et du Senat
Des honneurs qu’on me doit obtenir tout l’eclat*.
45 Que je serois heureux* de le pouvoir detruire !
Je goûteray du moins le plaisir de luy nuire,
Puisqu’enfin vôtre amour me permet aujourd’huy
D'attacher à ses jours un éternel ennuy*.
Mais je n’aurois pas crû, quelque ardeur qui vous presse*,
50 Que le cœur d’Appius fit voir tant de foiblesse ;
Tout flatte* vos desirs, tout succede151 à vos vœux,
Vous n’avez qu’à vouloir, Seigneur, pour estre heureux*,
Cependant un Rival que vostre amour accable
Vous gesne et vous paroist encore redoutable ?
55 Il vous le falloit craindre en cet instant cruel*
Que conduisant déja Virginie à l’autel,
Par les liens sacrez d’un heureux* Hymenée
Il alloit à son sort joindre sa destinée,
Lors que tout estoit prest ; la coupe, le couteau,
60 La victime, l’encens, le Prestre, le flambeau :
Quand Plautie elle même à ses desirs propice
Pour l’hymen de sa fille offroit un sacrifice ;
C'estoit alors, Seigneur, qu’on eût pû pardonner
Le trouble* où vostre cœur semble s’abandonner,
65 Mais j’ay mis à ces nœuds* un invincible obstacle, [p. 4]
Et pour vous épargner ce funeste* spectacle
J'ay ravy la conqueste à cet heureux* amant*,
Dans le Temple, à l’Autel, dans le même moment
Qu'il formoit ce lien à vostre amour contraire,
70 Et malgré les soûpirs* et les pleurs d’une mere,
Malgré tous les efforts d’un amant* furieux*,
J'ay conduit[, ] j’ay remis Virginie en ces lieux.
Vôtre repos enfin de vous seul va dépendre,
Il ne vous reste plus, Seigneur, qu’à faire entendre*
75 Une fausse équité qui soûtiendra mes droits
Et qui mettra le crime à l’ombre de nos loix.
Parlons, et publions152 enfin que Virginie,
N'est point du noble sang dont on la croit sortie,
Que chez moy d’un esclave153 elle a receu le jour[, ]
80 Qu’elle doit estre aussi mon esclave à son tour,
Et suivant le destin de ceux qui l’ont fait naistre,
Heriter de leurs fers* et m’accepter pour maistre.

Appius.

Differons un éclat* mortel à son honneur,
Seule encor de son sort elle sçait la rigueur ;
85 Peut-estre se voyant au bord du precipice,
Son peril à mes vœux la rendra plus propice.
N'exposons point sa honte aux yeux de l’Univers,
Elle craint, il suffit, de tomber dans les fers*,
Elle fremit des maux d’un sort si déplorable.

Clodius.

90 Profitez-donc, Seigneur, de ce temps favorable,
Et donnant un cours libre à vos secrets soûpirs*,
Courez à Virginie expliquer* vos desirs.

Appius.

Je me suis tu long-temps et veux me taire encore154,
Loin de faire éclatter* ce feu qui me devore,
95 Je doy plus que jamais le cacher en ce jour ;
Tout m’y contraint, l’honneur, mon devoir, mon amour :
Quel temps pour declarer ma temeraire flame : [p. 5]
A quel trouble* nouveau je livrerois son ame ?
Je ne ferois helas ! qu’irriter* ses douleurs,
100 Mes discours* grossiroient la source de ses pleurs,
C'est assez qu’arrachée155 à l’amant* qu’elle adore*,
Captive dans ces lieux elle ait apris encore,
Qu’elle est preste à tomber dans la honte des fers*,
Ce seroit à la fois trop de malheurs divers :
105 Attendons pour luy faire un aveu si terrible
Que le temps ait rendu sa douleur moins sensible,
Epargnons ses soupirs* et cherchons un moment
Où je trouve son cœur moins plein de son amant*.
Mais cachons-luy sur tout que c’est moy qui l’oprime,
110 Et puisqu’enfin l’amour me couste un si grand crime
Que j’en rougisse seul, ou que ma honte au moins
N'ait dans tous mes remords que tes yeux pour témoins.

Clodius.

Prenez garde, Seigneur, qu’une injuste contrainte
Ne renverse à la fin tout le fruit de ma feinte,
115 Vous nourrissez un feu prest à vous consumer156,    
Vous languirez toûjours...

Appius.

Cesse de t’allarmer[.]
J'ay mes raisons ; je veux qu’une action si noire,
Loin de finir157 ma vie en releve la gloire*,
Déguisons ce forfait, couvrons-en158 la noirceur
120 Et faisons admirer* ce qui feroit159 horreur.
Si la vertu* souvent passe pour imposture
Le crime imite aussi la vertu* la plus pure,
Et mon coupable amour sera mieux écouté,
Sous un pretexte adroit de generosité*.
125 Je vay donc annoncer moy-même à Virginie
Qu'à la tirer des fers* la gloire* me convie,
Et que rien desormais ne la peut secourir, [p. 6]
Que la main et la foy* que je luy viens offrir ;
Sous ces dehors flateurs je cacheray mon crime,
130 Par là je gagneray son cœur ou son estime,
Et l’on imputera par ce subtil détour,
A la seule pitié les effets160 de l’amour.

Clodius.

Je me rends au dessein que l’amour vous suggere,
De nôtre intelligence il couvre161 le mystere ;
135 Mais il faudroit aussi pour ne rien negliger,
Eloigner un Rival qui cherche à se vanger.
Prevenez* les transports* d’un amant* en furie*,
Prest à tout hazarder* pour sauver Virginie.

Appius.

Eh c’est où je l’attens. J'ay sçû déja prévoir
140 Les effets de sa rage162, et de son desespoir :
Mais à nôtre dessein sa colere est utile,
Aussi loin de bannir ce redoutable Icile,
Bien loin de luy cacher l’objet* de son amour[, ]
Je pretens163 qu’il la voye, et même dés ce jour.
145 Ouy, je veux qu’il joüïsse icy de sa presence
Afin de le porter à plus de violence ;
Cet objet* douloureux aigrira* sa fureur*,
Il voudra la vanger et finir son malheur,
Ce Rival odieux pour servir ce qu’il aime
150 A mes transports* jaloux viendra s’offrir luy-même.
Et dés le moindre effort* qu’il osera tenter[, ]
Sans bruit* dans ce Palais je le fais arrester.

Clodius.

Ah ! je prevoy...
[p. 7]

Scene II. §

Appius, Clodius, Fabian, Pison.

Fabian.

Plautie, aux pleurs abandonnée,
Seigneur, à vous attendre est toûjours obstinée,
155 Elle veut vous parler, et ses frequens soûpirs*...

Appius à Fabian.

Qu'elle entre164 cependant pour flater* ses desirs,
Dans cet apartement conduisez Virginie,
Allez, et dites-luy qu’elle y verra Plautie,
à Clodius.
Vous d’une Mere en pleurs évitez les transports*,
160 Eloignez-vous.

Clodius.

Seigneur, c’est mon dessein. Je sors.
Ma presence sans doute* aigriroit* sa colere.

Scene III. §

Appius, Plautie, Fulvie, Pison.

Plautie.

Ah Seigneur, écoutez les douleurs d’une Mere,
Et puisqu’aprés deux jours d’un mortel desespoir
Vous avez bien voulu consentir à me voir, [p. 8]
165 Pourray-je me flatter* ?

Appius.

Ne doutez point, Madame,
Que je ne sois frapé du trouble* de vostre ame ;
J'ay craint avec raison de vous voir en ces lieux,
Et que vostre douleur n’éclatast* à mes yeux,
J'ay fait plus, j’ay tâché long temps de me défendre
170 De causer tant de pleurs que je vous vois répandre,
Mais mon cruel* devoir le plus fort dans mon cœur
D'une pitié craintive est demeuré vainqueur,
J'ay cedé, j’ay suivy la severe Justice :
Enfin que vouliez-vous, Madame, que je fisse ?
175 Chargé par tout l’Etat du pouvoir Souverain...

Plautie.

Osez-vous vous parer d’un pretexte si vain ?
Quoy ? vous ordonne-t’il ce devoir temeraire
D'enlever sans pitié Virginie à sa Mere ?
Dans le temps que son Pere à la guerre occupé
180 Peut-estre va mourir pour ceux qui l’ont trompé,
Mais pourquoy dans ces lieux retenez-vous ma fille,
Pourquoy l’arrache-t’on du sein de ma famille ?
Pour quel crime commis vos barbares soldats
Viennent-ils la ravir au Temple dans mes bras ?
185 Pourquoy...

Appius.

De son destin n’estes-vous pas instruite ?

Plautie.

Helas ! dans ce Palais tout le monde m’évite,
En vain depuis deux jours errante dans ces lieux
Les pleurs que j’ay versez ont épuisé mes yeux,
En vain de tous costez mes cris se font entendre,
190 De son destin encor je n’ay pû rien aprendre,
Et je trouve par tout dans mes soins* empressez
Des Gardes interdits165, des visages glacez,
Qui redoutent ma veuë, et prest à se confondre* [p. 9]
Se dérobent à moy, sans daigner me répondre,
195 Par vos ordres cruels*...

Appius.

Cessez de m’accuser
Et ne me forcez pas de vous desabuser,
Quand je vous auray dit...

Plautie.

Quoy ? que pourrez-vous dire,
Expliquez-vous.

Appius.

Je sçay qu’il faut vous en instruire ;
Mais, Madame, je crains de redoubler vos pleurs.
200 Je vais vous annoncer le plus grand des malheurs :
Cette fille, l’objet* d’une amitié* si tendre
Que vous me demandez, que vous venez défendre,
Cette fille qui fit vos plaisirs les plus doux,
Un autre vous l’enleve, elle n’est plus à vous.

Plautie.

205 Dieux ! qu’entens*-je ? comment ?

Appius.

Ce n’est plus un mistere,
Je suis de Virginie ici depositaire ;
Claudius sçait enfin la noire trahison,
Qui la fit autrefois sortir de sa maison ;
Où d’un esclave infame166 elle a receu la vie ;
210 Oüy, Madame, voila le sort de Virginie,
Cet esclave mourant, par ses remords pressé
N'a pû dissimuler tout ce qui s’est passé,
Le traître a declaré que dans vostre famille,
Par un échange adroit il fit entrer sa fille,
215 Et plusieurs Citoyens appellez à sa mort
Sont prests de confirmer son funeste* rapport,
Cet étrange167 secret a droit de vous confondre*168.

Plautie.

Je demeure stupide169, et ne sçais que répondre170,
D'un autre171, Virginie, auroit receu le jour ! [p. 10]
220 Non, non, elle est ma fille, et j’en crois mon amour,
Mon cœur fremit, mon sang s’émeut172 de cette injure[, ]
Je sens trop fortement s’expliquer* la nature,
Et je cede à la voix de ces instincts secrets
Qui parlant à nos cœurs ne les trompent jamais,
225 Sur Virginie enfin, quoy qu’on ose entreprendre[, ]
Contre tout l’Univers je sçauray la défendre.
Ouvrez les yeux, Seigneur, un perfide aujourd’huy
Pour me percer le cœur implore vostre appuy,
Et vous le soûtenez ? quoy vostre propre gloire*,
230 De mes sacrez ayeux l’immortelle mémoire,
De mon illustre Epoux les éclattans exploits,
Son sang pour le pays répandu tant de fois,
Les égards que l’on doit à la vertu* trahie,
N'ont pas dans vostre cœur défendu Virginie ;
235 Ah ! rendez-moy Seigneur, ce tresor precieux[, ]
Ma fille, seul present que j’ay receu des Dieux.
Avec tant d’amitié* dans mon sein elevée,
De cent perils divers par moy seule sauvée,
Pour qui j’ay pris enfin, tant de penibles soins,
240 Seigneur, dont vos yeux mesme ont esté les témoins173.

Appius.

Madame, à vos desirs je voudrois satisfaire,
Inexorable loy d’un devoir trop severe
Qui nous fait bien souvent condamner à regret
Ceux pour qui nostre cœur se declare en secret.
245 C'est à vous d’éviter le coup* qui vous menace,
Combattez Clodius, confondez son audace,
Madame, et vous verrez les suplices tous prests
Vous vanger d’un perfide, et punir ses forfaits,
Cependant Virginie en ce lieu se doit rendre,
250 On peut en liberté luy parler et l’entendre,
Vous la verrez, Madame, avant que174 de sortir, [p. 11]
Moy-mesme en ce moment je l’ay fait avertir,
Elle entre, je vous laisse.

Scene IV. §

Plautie, Virginie, Fulvie, Camille.

Virginie.

Ah quel comble de joye !
Madame, enfin le Ciel souffre que je vous voye,
255 Quel plaisir de pouvoir en ces heureux* momens,
Oublier mes douleurs dans vos embrassemens*.

Plautie.

Ma fille, ils seroient doux pour le cœur d’une Mere ;
Mais helas ! ils ne font qu’augmenter ma misere,
Une crainte mortelle en corrompt les douceurs,
260 Tremble, fremis, entens* le plus grand des malheurs,
Le traistre Clodius...

Virginie.

J'ay tout appris Madame.
Si l’horreur de ce coup* a pû fraper mon ame,
Revenuë à l’instant de ce trouble* soudain,
J'ay veu pour m’en parer le remede certain,
265 Ne craignez point pour moy l’horreur de l’esclavage[, ]
Le sang a dans mon sein transmis vostre courage*,
Attentive aux leçons qu’ont tracé mes ayeux,
Leur exemple sans cesse est present à mes yeux,
De mes jours malheureux je finiray la course,
270 Sans qu’aucune foiblesse en ternisse la source175, [p. 12]
Le plus cruel* trépas me semblera trop doux,
Mourant avec le nom que j’ay receu de vous176.

Plautie.

Non, non, je previendray ta funeste* disgrace*,
J'admire* de ton cœur la genereuse* audace*,
275 Le dessein de mourir pour conserver ton rang,
Est digne de ma fille, est digne de mon sang177,
Mais je n’en puis souffrir la cruelle* pensée,
Rome dans ton destin est trop interressée*,
Virginius déja par mes soins averty,
280 Pour te venir défendre est sans doute* party.
Dés le mesme moment que tu me fus ravie,
Sans prevoir les horreurs qui menacent ta vie,
J'envoyay vers le camp, et je ne doute pas,
Que ton pere vers nous ne s’avance à grands pas,
285 Icile furieux*, menace, prie, exhorte,
Aux plus hardis projets sa tendresse l’emporte,
Enfin pour te sauver il suffira de moy,
Que ne pourray-je point en agissant pour toy,
Nous attendons beaucoup du secours de leurs armes,
290 Mais n’espere pas moins de celuy de mes larmes,
De cet affreux Palais j’ouvriray les chemins,
Je serviray de Chef aux premiers des Romains,
Et mes brûlans soûpirs* verseront dans leur ame,
Cette boüillante ardeur qui m’anime et m’enflame,
295 Adieu je cours...

Virginie.

Helas ! vous me quittez si tost,
Madame...

Plautie.

J'en fremis, mais ma fille il le faut,

Virginie.

Est-ce trop peu de maux, dont je suis déchirée,
Seray-je d’avec vous encore separée !
Aprés tant de soûpirs*, à peine je vous voy...

Plautie.

[B. p.13]
300 Crois-tu qu’à te quitter je souffre moins que toy,
Quand à partir d’icy je me crois toute preste,
Malgré tous mes efforts ma tendresse m’arreste,
Cet amour toutefois ardent à ton secours,
Demande des effets178, et non pas des discours*,
305 Je te quitte, ou plûtost je vais tarir tes larmes,
Te rendre à ta famille, et finir nos allarmes,
Le soin de te sauver m’arrache de ce lieu,
On m’attend, et j’y vole, adieu ma fille, adieu.

Scene V. §

Virginie, Camille.

Virginie.

Camille connois-tu l’excez de ma misere,
310 Quel triste sort !

Camille.

Je crains bien moins que je n’espere,
Les premiers des Romains se declarent pour vous,
Contre vostre ennemy le Peuple est en courroux,
Vostre Pere est aimé dans Rome, et dans l’armée,
Le jeune Icile enfin, dont vous estes charmée*,
315 Et qui doit par l’hymen s’unir à vostre sort,
Ne fera pas pour vous un inutile effort*,
Sans doute* en ce moment...

Virginie.

Excuse ma foiblesse,
Crois-tu qu’en ma faveur Icile s’interesse* ?
Crois-tu qu’il me conserve une fidelle ardeur,
320 Mes disgraces* peut-estre auront changé son cœur. [p. 14]
Ah ! si le mien privé seulement de sa veuë,
Ne resiste qu’à peine179 au chagrin* qui me tuë,
Dieux ! contre ma douleur où trouver du secours,
Camille, s’il falloit le perdre pour toûjours ?
325 N'importe en ce moment, quoy que le Ciel ordonne,
A ses ordres sacrez mon ame s’abandonne,
Je respecte les traits180 qui partent de sa main,
Et je vay sans murmure181 attendre mon destin.

Fin du premier Acte.

[p. 15]

Acte II. §

Scene premiere. §

Icile, Severe.

Severe.

Oui, vous pouvez, Seigneur, aussi bien que Plautie,
330 Entrer dans ce Palais, parler à Virginie,
Vous ne vous plaindrez plus de l’injuste pouvoir,
Qui vous a jusqu’icy défendu de la voir,
Dans cet apartement où l’on va la conduire,
De tous vos sentimens elle pourra s’instruire ;
335 Mais pourquoy la revoir ? mon esprit incertain,
Ne comprend pas encor quel est vostre dessein182,
Je ne sçay que juger de vostre impatience,
Quel interest vous porte à chercher sa presence,
Seigneur, est-ce un effet de la seule pitié,
340 Ou le simple devoir d’un reste d’amitié*183 ?
Car je ne pense pas dans sa misere extréme,
Averty de son sort par Plautie elle-mesme,
Quand le Ciel l’abandonne au plus cruel* malheur,
Que vous sentiez pour elle une honteuse ardeur.
345 Non, je ne croiray point qu’un aussi grand courage*,
Puisse avilir ses vœux* jusques dans l’esclavage, [p. 16]
Qu'Icile jusques-là pût jamais s’abaisser.

Icile.

Severe que dis-tu ? Ciel ! qu’oses-tu penser ?
Crois-tu de Clodius la noire calomnie ?
350 Mais quand les Dieux auroient fait naistre Virginie,
Dans la honte des fers*, et dans un rang plus bas,
Quel que fut son destin je ne changerois pas :
Plus on veut l’abaisser, plus je sens que je l’aime,
Si ses malheurs sont grands mon amour est extréme :
355 Qu'ay-je fait jusqu’icy pour luy prouver ma foy*,
Je luy rendois des soins*, qui n’eut fait comme moy ?
Tout ne flattoit*-il pas mes vœux*, et ma tendresse,
Gloire*, biens, dignitez[, ] pouvoir, credit, noblesse,
Sa main me donnoit tout, qui n’eut pû presumer,
360 Que mon ambition me portoit à l’aimer ?
Mais du moins aujourd’huy mon amour seul éclate*,
Et mon ambition n’ayant rien qui la flate*,
Je feray hautement triompher en ce jour,
La generosité*, la constance, et l’amour.

Severe.

365 Dieux ! qu’est-ce que j’entens* ? vostre discours* m’estonne*,
A quel fatal* projet l’amour vous abandonne,
Une fille sans nom, et qu’on va condamner...

Icile.

Parce qu’on la trahit, dois-je l’abandonner ?
Et ne luy faisant voir qu’une amitié* commune,
370 Regler184 ma passion au gré de la fortune185 :
S'il est des cœurs mal faits, et d’indignes amans*,
Qui suivent dans leurs vœux* ces lâches sentimens.
Pour moy n’en doute point186, quand j’aime Virginie,
C'est à d’autres objets* que mon cœur sacrifie,
375 Les grandeurs que le sort peut ravir en un jour,
N'ont jamais attiré mes vœux ny mon amour,
La fermeté d’esprit, la grandeur de courage*,
La pureté de cœur, voilà ce qui m’engage ; [p. 17]
Ce qui dépend du sort est pour moy sans appas187,
380 Et j’aime les vertus* qui n’en dépendent pas.

Severe.

Vous suivez trop, Seigneur, une aveugle tendresse.

Icile.

Ah ! ne t’oppose plus à l’ardeur qui me presse* ;
Cependant Virginie est long-temps188 à venir,
Quel obstacle nouveau pourroit la retenir ?
385 Quand verray-je cesser l’ennuy* qui me devore,
Neglige-t-elle helas ! un amant* qui l’adore* ?
Dieux ! que puis-je penser de son retardement,
Que je souffre de maux en ce cruel* moment,
Que je suis déchiré ! mais je la voy, Severe,
390 Elle vient.

Scene II. §

Icile, Virginie, Severe, Camille.

Icile.

Le destin ne m’est plus si contraire,
Madame, je vous voy, et je puis en ce jour,
Faire encor à vos yeux éclatter* mon amour,
Qui l’eut crû que si prés d’un heureux* Himenée189,
Nostre amour à ces maux deust estre condamnée.
395 Mais suspendez l’effort* de toutes vos douleurs,
Que la joye un moment regne seule en nos cœurs :
Pour moy, je l’avoüeray, quand le sort me menace,
Du bien que je reçois je luy dois rendre grace, [p. 18]
J'estois absent de vous, inquiet, desolé190,
400 Je vous vois, je vous parle, et je suis consolé ;
Le trouble*, la douleur qui déchiroit mon ame,
Tout s’est evanoüy devant vos yeux, Madame,
Ma presence fait-elle au moins dans vostre cœur,
L'effet que vostre veuë...

Virginie.

Eh le puis je, Seigneur ?
405 Puis-je de mes douleurs191 calmer la violence,
Je les sens augmenter mesme en vostre presence,
Ce qui devroit causer mes plaisirs les plus doux,
Porte à mon triste cœur les plus sensibles coups* :
Jugez dans quels malheurs le Ciel me precipite,
410 Oüy je sens qu’à vous voir ma tristesse* s’irrite*,
Helas ! j’en connois mieux la perte que je fais,
Car enfin je vous perds, et vous perds pour jamais.

Icile.

Ah ! Madame, éloignez cette injuste pensée,
Par ce cruel* discours* ma flame est offensée,
415 Pourquoy perdre un espoir à nostre amour si doux,
Qui peut nous separer ?

Virginie.

Helas ! l’ignorez-vous ?
C'est le funeste* effort* du destin qui me brave,
Et si je sors du sang d’un malheureux esclave,
Je voy qu’à vostre Hymen je ne dois plus penser,
420 Qu'à cet espoir si doux, il me faut renoncer ;
Oüy, Seigneur, nous cessons de vivre l’un pour l’autre,
Mais Dieux ! que mon malheur est different du vostre,
Vous ne perdez en moy qu’un cœur infortuné,
Au comble des horreurs par le sort condamné192,
425 Et pour vous consoler de cette foible perte,
Il est plus d’une voye à vostre amour offerte.
Je ne vous parle point d’un Hymen plus heureux*, [p. 19]
Car je n’ose penser qu’un cœur si genereux*,
Aprés les doux transports* d’une ardeur mutuelle,
430 Puisse brûler jamais d’une flame nouvelle,
Mais l’honneur immortel, qu’au milieu des combats,
Vostre rare valeur promet193 à vostre bras,
Le genereux* desir de servir la patrie,
Pourront de vostre esprit effacer Virginie,
435 Ou si ces nobles soins ne peuvent l’en bannir,
Pour en combattre au moins le triste souvenir,
Vous pourrez opposer aprés vostre victoire,
Aux chagrins* de l’amour, les plaisirs de la gloire*,
Mais moy desesperée, en l’estat où je suis194,
440 Je sens de toutes parts augmenter mes ennuis*,
Je perds l’heureux* espoir d’un illustre Hymenée,
Et je perds avec luy le rang où je suis née,
Enfin pour m’accabler dans ce funeste* jour,
Je voy d’intelligence195, et la gloire*, et l’amour.

Icile.

445 Ainsi vous renoncez à ce juste Hymenée,
Que deviendra la foi* que vous m’avez donnée ?
Lié par mes sermens, et presque vostre Epoux[, ]
N'auray-je...

Virginie.

Cette foy* n’est plus digne de vous.
Le sort injurieux...

Icile.

Eh bien que peut-il faire ?
450 Son pouvoir ne peut rien contre un amour sincere.

Virginie.

Penseriez-vous196 à moy dans cet estat honteux.

Icile.

Ah croyez-moy, Madame, un peu plus genereux*,
Rendez plus de justice à mon ardente flame,
Vostre merite seul l’alluma dans mon ame ;
455 Et je jure à vos yeux qu’il n’est rien que la mort, [p. 20]
Qui puisse desormais separer nostre sort,
Que par tant de sermens engagés l’un à l’autre,
Les Dieux mesme197...

Virginie.

Ah ! Seigneur, quelle erreur est la vostre,
Lorsque vous me verrez dans un rang odieux…

Icile.

460 J'auray le mesme cœur, j’auray les mesmes yeux,    
Vous conserverés tout ce que mon cœur adore*,
Vous aurez vos vertus* ; et vous aurez encore,
Pour m’attacher* à vous par un lien plus fort,
Vos craintes, vos douleurs, les injures198 du sort :
465 Oüy, pour serrer les nœuds* d’une chaîne si belle,
Vos disgraces* auront une force nouvelle,
Ah ! si c’est un devoir pour un cœur genereux*,
De plaindre, de servir, d’aider les malheureux,
Pour mon cœur199 enflammé quelle douceur extréme,
470 De soulager en vous le digne objet* qu’il aime,
De finir vos malheurs, et de pouvoir enfin,
Vanger vostre vertu* des affrons du destin.

Virginie.

Ah ! Seigneur, cet aveu rend mon ame charmée*,
Quel plaisir de me voir si tendrement aimée,
475 Mais quand l’amour pour moy vous porte à vous trahir,
A vos vœux* indiscrets200, Seigneur, dois-je obeïr ?
Non, non, remplissons mieux nos devoirs l’un et l’autre,
Ma generosité* doit seconder la vostre201,
Et refusant un bien que j’ay tant souhaité,
480 Faire connoistre au moins que je l’ay merité.

Icile.

Que ce noble discours* pleinement justifie,
Le veritable sang dont vous estes sortie,
Un cœur dans l’esclavage, et d’un vil sang formé,
D'un courage* si grand n’est jamais animé, [p. 21]
485 Et quelque fier qu’il soit toûjours quelque foiblesse,
Découvre tost ou tard sa premiere bassesse202 ;
Mais finissez, Madame, un discours* si cruel*,
Et qui rend envers moy vostre cœur criminel,
Dieux ! est-ce là m’aimer que m’oster l’esperance ?

Virginie.

490 Eh qu’a-t’il ce discours*, Seigneur, qui vous offence ?
Croyez que ce refus marque mieux mon amour,
Que tout ce que j’ay fait jusqu’à ce triste jour,
Ce n’est pas qu’en effet de mon dessein troublée,
Par ce coup* genereux* je ne sois accablée,
495 J'en fremis par avance, et jugez par mes pleurs...    

Icile.

Madame, par pitié cachez-moy vos douleurs,
C'est trop de mes ennuis*, et de vostre tristesse*,
Mais je la finiray, croyez-en ma promesse,
Je perdray vos tyrans, et quel que soit leur rang,
500 Ces pleurs que vous versez leur cousteront du sang.

Virginie.

Ah ! Seigneur arrestez, où courez vous ?

Icile.

Madame,
Ne vous opposez point à l’ardeur qui m’enflame,
Il faut que l’insolent203 qui vous ose insulter,
Aprenne desormais à vous mieux respecter.

Virginie.

505 Mais comment ?

Icile.

C'est à moy de vanger vostre injure,
C'est à moy de convaincre204, et punir l’imposture,
J'y cours, adieu, Madame.
[p. 22]

Scene III. §

Virginie, Camille.

Camille.

Il court vous secourir,
Les Dieux se sont lassez de vous voir tant souffrir.
Madame, esperez tout du courage d’Icile.

Virginie.

510 Ah ? que me fais-tu voir, et qu’ay-je fait Camille,
Dieux ! devois-je d’Icile accepter le secours,
Pour mes seuls interests j’ay hazardé* ses jours,
Que n’entreprendra point sa tendresse offencée,
De cent perils mortels sa vie est menacée,
515 Helas ! que ce seroit un secours odieux,    515
S'il brisoit ma prison en mourant à mes yeux ;
Prevenons*-le205, essayons de finir ma disgrace*,
Nous mesme détournons le coup* qui nous menace206,
Hastons-nous, empeschons mon amant* de perir,
520 Courons voir Appius, il peut nous secourir,
Que ses yeux soient témoins de mes vives allarmes,
Peut estre, sera-t’il207, attendry par mes larmes ?
Ne nous contraignons plus, le voicy.
[p. 23]

Scene IV. §

Appius, Virginie, Camille.

Virginie.

Quoy, Seigneur,
Ne calmerez-vous pas le trouble* de mon cœur,
525 Rendez-vous aux soûpirs* que je vous fais entendre,
Perdray-je tant de pleurs que vous voyez répandre,
Et n’obtiendray-je point un utile secours,
Qui des fers* que je crains sauve mes tristes jours.

Appius.

Helas n’en doutez point vostre disgrace* extréme,
530 Plus que vous ne pensez me déchire moy-même,
Et pour porter mon ame à finir vos mal-heurs,
Vous n’avez pas besoin du secours de vos pleurs,
Vostre seule jeunesse, et les soins d’une Mere,
A qui mille raisons vous ont rendu si chere,
535 D'un Pere si fameux les illustres exploits,
Lors qu’ils parlent pour vous ont de puissantes voix ;
Souvent par ces égards mon ame s’est emeuë,
De vous rendre à leurs cris elle estoit resoluë,
Si l’austere devoir d’un employ glorieux,
540 Cette droite équité prescrite par les Dieux,
Si la peur des remords qui suivent l’injustice,
M'eut permis de vous faire un si grand sacrifice ;
Et n’eut malgré l’effort* d’une tendre pitié,
Fait durer des malheurs dont je sens la moitié,
545 Mais enfin plus je tâche à percer le mystere, [p. 24]
Plus je trouve à vos vœux* la justice contraire,
Témoins, indices, droit, tout parle contre nous.

Virginie.

Eh vous me porterez de si funestes* coups*,
Helas ! Seigneur…

Appius.

Mon ame est toûjours incertaine,
550 La pitié me retient quand le devoir m’entraine,
Sur tout tant de vertus*, tant de charmes208 divers,
Ne me semblent point faits pour languir dans les fers*,
Ainsi je vous soustiens au bord du precipice,
Je crains de tous costez de faire une injustice,
555 Auquel des deux partis que je donne ma voix,
J'offense vos vertus*, ou j’offence les loix.

Virginie.

Helas ! pour me sauver, n’est-il aucune voye ?

Appius.

Madame, ouvrez la moy, j’y souscris avec joye,
Parlez, si je le puis sans blesser mon devoir,
560 Je feray pour vous plaire agir tout mon pouvoir,
Inventez un moyen, ma puissance supréme,
Va tenter...

Virginie.

Ah ! Seigneur, inventez le vous mesme ;
Que je vous doive tout faites un noble effort*,
Je remets en vos mains tout le soin de mon sort :
565 Hastez-vous, rasseurez mon ame impatiente.

Appius.

Hé l’accepterez-vous, si je vous le presente ?
Si vous voulez sortir de cet affreux danger,
Je ne voy qu’un chemin pour vous en dégager,
Mais vostre cœur peut-estre à mes loix infidelle,
570 Osera m’opposer une fierté209 rebelle :
Cependant je vous jure, et j’atteste210 les Dieux,
Que mon dessein, Madame, est juste et glorieux, [p. C. p.25]
Et que si vos refus le rendent inutile...

Virginie.

Pour éviter les fers* tout me sera facile :
575 Pourquoy balancez-vous à me le proposer,
En ce funeste* estat puis-je rien refuser ?
Ne me le cachez plus, si la pitié vous touche,
Par où puis-je ?

Appius.

Il ne faut qu’un mot de vostre bouche :
Oüy, dés ce mesme jour vous briserez vos fers*,
580 Vous mesme finirez tous vos malheurs divers,
Et porterez si haut l’éclat* de vostre vie,
Qu'aux premieres211 de Rome il pourra faire envie,
Si vous voulez...

Virginie.

Et quoy ?

Appius.

Me prendre pour Epoux,
Et par des nœuds* sacrez m’attacher* tout à vous,
585 Venez, allons au Temple, et que mon Hymenée,
Repare212 le malheur de vostre destinée,
Que Clodius contraint de respecter mon choix,
N'ose plus exposer ses temeraires droits,
Venez, en partageant ma puissance supréme,
590 Vous acquerir des droits sur Clodius luy-mesme,
Et prendre sur ses jours à couvert de ses coups*,
La mesme authorité qu’il veut avoir sur vous.

Virginie.

Qu'entens*-je juste Ciel ! et le pourray-je croire,
Que de soupçons, Seigneur, mortels à vostre gloire*,
595 Je vois enfin, je vois la cause de mes pleurs,
Et je connois la main d’où partent mes malheurs,
Clodius n’a point seul commencé ma disgrace*,
C'est un bras plus puissant qui soustient son audace,
Seigneur, vous m’entendez*.

Appius.

[p. 26]
Ah ! que soupçonnez-vous ?
600 Au moment que ma main vous dérobe à ses coups*
Que pensez-vous de moy.

Virginie.

Ce qu’il falloit vous-mesme,
Me déguiser toûjours avec un soin extréme,
Mais c’est pousser trop loin ce funeste* entretien,
Faites vostre devoir, et je feray le mien.

Scene V. §

Appius, Clodius.

Clodius.

605 Qu'avez-vous fait, Seigneur, et que faut-il attendre.

Appius.

Ah ! l’ingrate* à mes vœux refuse de se rendre.

Clodius.

Quoy, Seigneur, vostre rang, vos soins*, vostre grandeur,
L'offre de vostre main n’ont pû toucher213 son cœur.

Appius.

Si la seule grandeur satisfaisoit une ame,
610 Helas ! serois-je en proye à ma cruelle* flame,
Inutile puissance ! importune grandeur,
Qui ne peut m’asseurer d’un solide bonheur.
Malgré tout mon pouvoir mon ame est à la gesne*,
J'aime, j’offre ma main, je trouve une inhumaine214,
615 Je me voy dédaigner, et mon amour confus,
Remporte seulement la honte d’un refus.

Clodius.

D'un discours* impreveu, Virginie allarmée,
A suivy le panchant de son ame enflammée, [p. 27]
Mais ne vous troublez* point de ce premier transport*,
620 D'un amour irrité*, c’est le dernier effort*.
Laissez passer, Seigneur, sa premiere surprise215,
Laissez luy peser tout d’une ame un peu remise.
Lorsque d’un oeil tranquile, et moins preoccupé,
Son cœur verra le coup* dont il seroit frapé,
625 D'un costé vostre Hymen, vostre gloire* en partage,
De l’autre les horreurs qui suivent l’esclavage,
Son orgueil confondu* par des emplois si bas,
Eh doutez-vous, Seigneur, qu’elle ne change pas,
Quand mesme à vostre Hymen il faudroit la contraindre,
630 De vostre cruauté, pourroit-elle se plaindre ?
Vous ne la contraindrez, que pour la mieux servir,
A ses propres desirs il vous la faut ravir,
Et l’arrachant par force à cette erreur qu’elle aime,
Establir son bon-heur en dépit d’elle-mesme.

Appius.

635 Je te doy tout, suivons ce conseil important,
Il determine un cœur, irresolu, flottant ;
Ne nous contraignons plus par ce vain artifice,
Tost ou tard on sçaura quelle est mon injustice,
Ne ménageons plus rien, satisfaisons nos vœux,
640 Et ne nous chargeons* pas d’un crime infructueux,
De mon amour dépend le bonheur de ma vie,
Il n’importe à quel prix j’obtienne Virginie,
Allons encor un coup* luy presenter ma main,
Allons mettre à ses pieds le pouvoir souverain,
645 Et si sa flame encor la seduit216 ou l’abuse,
Forçons-la d’accepter l’honneur qu’elle refuse.

Fin du second Acte.

[p. 28]

Acte III. §

Scene premiere. §

Plautie, Fulvie.

Fulvie.

Madame, où courez-vous, vous verray-je toûjours,
D'une douleur mortelle entretenir le cours ?
Sourde à tous nos conseils, desesperée, errante,
650 Loin d’adoucir vos maux chaque instant les augmente,
Un chagrin* devorant precipite vos pas,
Vous courez en cent lieux où vous n’arrestez217 pas,
Tantost parmy le peuple, et tantost solitaire,
Tout ce que vous voiez ne fait que vous déplaire,
655 Aux discours* des Romains touchez de vos malheurs,
Vous avez seulement répondu par des pleurs,
Leurs soins officieux218...

Plautie.

[p. 29]
Eh que puis-je répondre,
Leurs discours* et leurs soins ne font que me confondre*,
Pour flatter* ma disgrace*, ils m’en viennent parler,
660 Et leur zele ne sert qu’à la renouveller,
Leur pitié m’assassine, et me devient funeste*,
Je ne voy point d’objet* que mon cœur ne deteste,
En public, en secret, une égale douleur,
Accable ma raison, et déchire mon cœur :
665 Si je vay me cacher au sein de ma famille,
Tout m’y semble odieux, je n’y vois plus ma fille,
Sans elle mon Palais m’est un desert affreux,
Et quand pour adoucir un sort si rigoureux,
Pleine de desespoir je cours, je vole au Temple,
670 Helas ! par un destin qui n’eut jamais d’exemple,
Cet azile sacré contre tous nos malheurs,
Qui toûjours des humains soulage les douleurs,
La presence des Dieux irrite* ma disgrace*,
Puisque mes tristes yeux y remarquent la place,
675 Où ces Dieux ont permis que des monstres cruels*,
M'ayent ravy ma fille219 au pied de leurs Autels ;
Comment calmer les maux où mon malheur m’expose*,
Tout retrace à mes yeux la perte qui les cause,
Quoy que je fasse enfin pour charmer* mes ennuis*,
680 Je rencontre par tout les horreurs que je fuis.

Fulvie.

Mais Madame souffrez…

Plautie.

J'ay tout perdu Fulvie,
Et ne puis que traîner une importune vie,
Tandis que Virginie a lieu d’aprehender,
Au severe Appius je cours la demander ;
685 Non que j’ose esperer qu’il daigne me la rendre,
Je ne veux seulement que l’obliger d’attendre,
Que mon Epoux du Camp soit icy de retour, [p. 30]
Helas ! ce seul espoir r'asseure mon amour,
Si je puis le revoir, mes douleurs, et mes craintes,
690 Ne me donneront plus que de foibles atteintes220,
Courrons donc essayer... Mais que vois-je grands dieux ?
Quel objet* imprevu se presente à mes yeux ?
C'est Appius que suit mon ennemy perfide,
Ah ! je ne sçais que trop le dessein qui le guide,
695 Il luy parle en secret... J'en fremis...

Scene II. §

Appius, Plautie, Claudius, Fulvie,
Fabian, Pison.

Plautie.

Ah ! Seigneur,
Ecoutez-vous encor la voix d’un imposteur,
Que dit-il ? ose-t’il comblant sa perfidie,
Vous presser* d’oprimer la triste Virginie ?
Ne previendrez*-vous pas son funeste* dessein,
700 Presterez-vous le bras pour me percer le sein ?
Me refuserez-vous le secours que j’implore,
Seigneur, entre nous deux balancez-vous encore ;
Faudra-t’il qu’à mes pleurs on puisse reprocher,
Qu'ils n’ont pas eu la force, helas ! de vous toucher,
705 Dans le temps qu’à vos yeux je suis presque mourante,
Mon extréme douleur sera-t’elle impuissante221,
D'un barbare projet vous connoissez l’Autheur,
Et mes tristes soûpirs*, mes transports*, ma fureur*, [p. 31]
Mon desespoir mortel, mon ardente priere,
710 Tout vous prouve, Seigneur, l’amitié* d’une Mere,
Faut-il d’autres raisons pour vous persuader ?
Il en est mille encore à qui tout doit ceder,
Considerez Seigneur... Mais mon ame troublée*,
Succombe à tant de maux dont elle est accablée,
715 Ma parole se perd... je cede à mes douleurs...
Helas... je ne vous puis parler que par mes pleurs.

Clodius.

J’ose encor me flatter*222 malgré tant d’artifice,
Que vous suivrez, Seigneur, la severe Justice,
Je ne vous dis plus rien pour soûtenir mes droits,
720 Vingt témoins differens ont d’assez fortes voix,
Donnez-moy Virginie, et forcez au silence,
Une femme en fureur* dont la plainte m’offense :
Et qui s’authorisant de l’amour maternel,
Cache sous ce pretexte un dessein criminel,
725 Ne differez-donc plus... venez...

Plautie à Claudius.

Tay-toy parjure,
N'ajoûte point encor l’outrage à l’imposture,
à Appius.
Seigneur, si mes soûpirs* peuvent vous émouvoir,
Eloignez Clodius que je ne sçaurois voir223,
Plus que tous mes malheurs sa funeste* presence,
730 De mes profonds ennuis* aigrit* la violence,
Vous me verrez sans doute* expirer en ces lieux,
Si plus long-temps ce traistre est present à mes yeux.

Appius.

Oüy, Madame, je vais soulager vostre peine,
à Clodius.
Sortez. Retirez-vous dans la chambre prochaine224,
735 Je sçauray prononcer* lorsqu’il en sera temps.

Clodius.

[p. 32]
Vous differez encor, Seigneur[, ] je vous entens*,
Vous n’osez de Plautie augmenter la misere,
Mais un Chef des Romains doit estre plus severe,
Juste à recompenser, intrepide à punir,
740 Il doit voir le passé sans craindre l’avenir,
Sans qu’aucun interest le retienne ou l’anime,
Et la pitié d’un Juge est souvent un grand crime,
Puisque la vostre icy combat vostre devoir,
Seigneur je vay d’un autre implorer le pouvoir,
745 Vostre retardement me servira d’excuse,
Si je demande ailleurs le bien qu’on me refuse.

Scene III. §

Appius, Plautie, Fulvie, Fabian, Pison.

Appius.

Vous le voyez, Madame, il va chercher ailleurs,
L'inévitable arrest225 qui comble vos malheurs,
J'ay craint de prononcer* cet arrest si funeste*,
750 Et dans vos déplaisirs226 cette douceur me reste,
Qu'une autre main au moins vous portera les coups*,
Dont mon cœur allarmé fremit déja pour vous.

Plautie.

Eh quoy vostre pitié sera t’elle inutile,
Ne peut-elle, à mon sang assurer un azile,
755 Ne peut-elle, Seigneur, détourner loin de moy,
Ces coups* dont vostre cœur a déja quelque effroy,
Dans mes justes desirs me seriez vous contraire,
Servirez vous plustost l’ennemy que la Mere :
Il demande ma fille, et sur quoy ? par quels droits227, [p. 33]
760 Son esclave a parlé, mais il n’a point de voix,
Un homme que le sort dans les fers* a fait naistre,
N'a d’autre volonté que celle de son maistre,
Plustost mort que vivant comblé d’un long ennuy*,
Il ne peut ny parler ny vivre que pour luy.
765 Seigneur, sans écouter ce suspect témoignage,
De l’amour d’un Espoux, rendez moy le saint gage,
Pour prononcer* au moins attendez son retour,
Vous le verrez sans doute* avant la fin du jour :
C'est luy qui soutiendra les droits de sa famille,
770 C'est à luy de deffendre et de sauver sa fille.
Brisera-t’on des nœuds* que le sang a formez,
Ces saints nœuds* par l’amour, par le temps confirmez,
En condamnant la fille on condamne le Pere,
Et peut-on luy ravir ce sacré caractere,
775 Que la forte nature a pris soin de graver,
Et dont mesme les Dieux ne sçauroient le priver.

Appius.

Moderez les terreurs de vostre ame craintive,
Puisque vous le voulez j’attendray qu’il arrive,
Madame, mais enfin que fera vostre Espoux,
780 Que déja ma pitié n’ait pas tenté pour vous,
Pour tacher de vous rendre une fille si chere,
Je n’ay pas attendu les larmes de sa mere.
J'avois formé tantost* un genereux* dessein,
Et que les Dieux sans doute* avoient mis dans mon sein,
785 J'allois avec éclat* reparer228 sa misere,
Mais elle a refusé ce conseil salutaire,
Et preferé les fers* qui menacent ses jours,
A la necessité d’accepter mon secours.

Plautie.

Que dites vous, Seigneur, l’ingrate* Virginie,
790 Refuse le secours229 qui la rend à Plautie ?
Et sans égard pour vous, sans tendresse pour moy, [p. 34]
Elle ayme mieux subir une si dure loy ?
Elle se livre entiere au destin qui la jouë230,
Seigneur, s’il est ainsi mon cœur la desavouë,
795 Mais ne puis je sçavoir ce dessein glorieux,
En faveur de ma fille inspiré par les Dieux.

Appius.

Je la voy qui paroist, elle peut vous l’aprendre,
Mais songez que des fers* rien ne la peut deffendre,
Si toûjours obstinée en son premier dessein,
800 Elle fuit les biens-faits qui partent de ma main.

Scene IV. §

Plautie, Virginie, Fulvie.

Plautie.

Qui pourra m’expliquer ce trouble* et ce silence[, ]
Du discours* d’Appius, que faut-il que je pense,
Ma fille, devois tu refuser le secours,
Qui te rend à Plautie, et rassure tes jours.

Virginie.

805 Ah ! quand vous le sçaurez ce secours si funeste*,
Vous le détesterez comme je le déteste,
Dieux ! à quel prix cruel*, à quelle extremité,
Le perfide Appius a mis ma liberté !
Dure, dure toûjours le mal-heur qui me presse*,
810 Si je n’en puis sortir que par cette bassesse.

Plautie.

Comment231. Que pretend il ? quel injuste dessein ?

Virginie.

Me forcer malgré moy de luy donner la main,
Il n’a pu me cacher sa tyrannique flame, [p. 35]
Ses yeux et ses discours* m’ont découvert son ame.
815 Que vous diray je enfin, vos craintes, mon mal-heur,
Sont les tristes effets de sa coupable ardeur.

Plautie.

O coup* ! O trahison à jamais inouye,
Peut-on jusqu’à ce point pousser la perfidie.
O Ciel ! as-tu permis que le cœur d’un Romain,
820 Ait osé concevoir cet horrible dessein.

Virginie.

Helas ! dans quel état le tyran m’a laissée,
Le plus sensible effort* de ma douleur passée,
Tout ce que j’ay souffert ne sçauroit égaler,
Les maux dont son amour commence à m’accabler :
825 Mais grands Dieux ! quel sera le désespoir d’Icile,
Quand de la trahison averty par Camille,
Il sçaura qu’Appius ne s’arme contre moy,
Qu'afin de me contraindre à violer ma foy*.
Ah pour tirer raison232 d’un si cruel* outrage,
830 Que n’entreprendront point sa haine et son courage,
Dans quels nouveaux perils se va t’il engager,
Sans doute* en ce moment tout prest à se vanger,
Il va...

Scene V. §

Icile, Plautie, Virginie, Fulvie,
Camille, Severe.

Icile.

Consolez-vous et retenez vos larmes,
Madame je sçais tout, et conçois vos allarmes, [p. 36]
835 Mais les gemissemens sont icy superflus,    
Appius perira, vous ne le craindrez plus,
Nos genereux* amis partagent nostre offense,
Et brulent d’en tirer une prompte vangeance,
D'abord233 que le tyran sortira du Palais,
840 Tout son sang repandu lavera ses forfaits,
Et dans le désespoir, Madame, qui me guide,
Moy seul je perceray le cœur de ce perfide234,
Attendez cet effort* de ma juste fureur*.

Plautie.

O Ciel ! quel doux espoir je sens naistre en mon cœur,
845 Vous allez immoler la main qui nous outrage,
Mais Dieux ! en quel dessein vostre amour vous engage,
Vous vous flattez* en vain de pouvoir l’accabler.

Virginie.

Cessez, Seigneur, cessez de nous faire trembler,
De ce fatal projet vous seriez la victime,
850 Et quand vous perdriez le tyran qui m’opprime,
Qu'Appius périroit, croiez que son trépas,
D'un esclavage affreux ne me sauveroit pas,
Neuf tyrans resteroient qui pour vanger sa perte,
Prendroient pour nous punir l’occasion offerte,
855 Je verrois ces cruels* armez contre vos jours,
Se prester à l’envy de funestes* secours,
Et presenter enfin à mon ame estonnée*
Vostre mort, et les fers* où je suis destinée.

Icile.

Ne vous allarmez point, craignez moins leur pouvoir,
860 Madame, j’ay preveu tout ce qu’il faut prevoir,
Perdre un de nos Tyrans sans accabler les autres,
Ce seroit redoubler vos perils et les nostres,
Pour terminer l’horreur de vostre triste sort,
De tous les Decemvirs j’ay resolu la mort, [p. D. p.37]
865 Et sans borner mes coups* à la perte d’un homme,
Je veux avec vos fers* rompre encor ceux de Rome,
Vous vanger l’une et l’autre, et remplir en ce jour,
Les devoirs de ma gloire*, et ceux de mon amour235 :
Je remarque à vos yeux quelle extréme surprise,
870 Jette dans vos esprits une telle entreprise,
Sans doute* vous croyez que ce hardy projet,
Est de mon desespoir un temeraire effet,
Qu'aujourd’huy seulement j’en ay conceu l’idée,
Mais d’un noble courroux mon ame possedée
875 A formé dés longs-temps ce genereux* dessein,
L'amour ne l’a point seul fait naistre dans mon sein ;
Seulement les malheurs que pour vous j’apprehende,
Me font precipiter une action si grande.
Quand je tremble pour vous, rien ne peut m’arrester,
880 Et je suis assez fort pour tout executer,
Nos Tyrans separez dans nos camps, dans la ville236,
Rendent de ce projet le succez plus facile,
Horace, Numitor, Valere et Lœlius237,
Doivent au Tribunal immoler Oppius238 :
885 Je dois accompagné d’une nombreuse escorte,
De ce Palais fatal* environner la porte,
Dont239 Appius sortant par mille coups* certains
Nous previendrons l’horreur de ses lâches desseins240 ;
Les Chefs, et les soldats n’attendent à l’Armée,
890 Que d’oüïr de nos faits parler la Renommée :
Et dés le mesme instant de nos exploits jaloux,
Impatiens, heureux*, et hardis comme nous,
Vous les verrez poussez d’une ardeur magnanime,
Se disputer l’honneur d’abattre une victime,
895 Et sur huit ennemis confondans* leurs efforts*,
A chacun des Tyrans asseurer mille morts,
Le Peuple fatigué d’un pouvoir tyrannique,
Est tout prest de finir la misere publique.
Déja pour l’animer j’ay sceu peindre à ses yeux,
900 Les funestes* horreurs qui desolent241 ces lieux, [p. 38]
Les sacrez Tribunaux ouverts à l’avarice,
Le commerce honteux qu’on fait de la Justice242,
Le Senat depeuplé des Anciens243 Senateurs244,
Leur puissance donnée à d’indignes flatteurs,
905 Le crime triomphant, l’innocence tremblante245,
Du sang de ses Heros Rome toûjours fumante,
Les tragiques effets du fer et du poison,
La violence jointe avec la trahison246,
La pudeur exposée à de coupables flames,
910 Les vestales en proye à des monstres infames247 :
Tous nos Temples detruits, deserts, ou prophanez ;
Les augures confus, les Prestres consternez248 :
Enfin des maux plus grands, un joug moins suportable,
Que ne fut de Tarquin249 le regne abominable.
915 Le Ciel me favorise, et je puis en ce jour
Servir la Republique en servant mon amour250,
Si je reviens vainqueur, ma gloire* est infinie,
J'affranchis ma patrie, et j’acquiers Virginie,
Et s’il faut succomber dans un si noble effort*,
920 Où pourrois-je trouver une si belle mort ?

Virginie.

Je n’ose condamner l’ardeur qui vous entraîne,
Je vous aime, et je crains251, mais j’ay l’ame Romaine,
L'interest du païs doit icy prevaloir252 :
Tout cede dans mon cœur à ce premier devoir,
925 Je ne vous aurois pas hazardé* pour moy-mesme,
Mais je consens pour luy d’exposer* ce que j’aime253,
Le genereux* amour qui regne dans mon coeur :
Ne veut point d’un Amant* enchaîner la valeur,
Je brûle comme vous de voir Rome sauvée,
930 De voir vostre vertu* jusqu’aux Cieux254 elevée,
Joignez tous les devoirs de Heros et d’Amant*,
Ils se peuvent entre eux secourir puissamment,
Leur union vous offre une double victoire ;
Du costé de l’amour, du costé de la gloire*, [p. 39]
935 De toutes parts enfin vous serez couronné,
Comme illustre Guerrier, comme Amant* fortuné255.
Les Romains admirant* cette grande victoire,
Dresseront des Autels, Seigneur, à vostre gloire*,
Et moy n’en doutez point à vostre heureux* retour,
940 Je prens sur moy le soin* de couronner l’amour256.

Icile.

Ah ! souffrez...

Virginie.

Mais helas ! que je suis insensée,
Je me laisse seduire257 à ma douce pensée ;
Peut-estre que le sort nous menace tous deux,
Le plus juste party n’est pas toûjours heureux* :
945 N'importe, allez Seigneur, et si la destinée,
Marque de vostre mort cette triste journée,
Je jure que mon sang par ma main répandu,
Dans le vostre aussi-tost se verra confondu*,
Que mon bras...

Icile.

Eloignez cette funeste* image,
950 J'accepte seulement vostre premier presage.
J'espere qu’aujourd’huy, content258, victorieux,
Madame, je viendray vous tirer de ces lieux,
Adieu.

Plautie.

Je vous suivray, Seigneur, et mon courage*,
Veut avoir quelque part dans ce fameux ouvrage.

Scene VI.[p.40] §

Plautie, Virginie, Fulvie, Camille.

Virginie.

955 Quoy vous voulez vous-mesme…

Plautie.

Oüy, je veux que mes cris,
Reveillent la vertu* des Romains assoupis,
Je veux leur inspirer les transports* de mon ame,
Sans doute* ils rougiront en voyant une femme,
Moins timide259 cent fois, et plus Romaine qu’eux,
960 Tâcher de ranimer cet esprit genereux*
Qu'a versé dans leur sein le sang de leurs ancestres,
Sans cesse revolté contre d’injustes Maistres.
Ah ! songe quel triomphe, et quel bonheur pour nous
Si tandis que l’on voit mon invincible Epoux,
965 Des perils du dehors, nous sauver, nous deffendre,
L'on voit en mesme temps son épouse, et son gendre,
Affranchir Rome encor du joug des Decemvirs :
Et le sort secondant nos soins et nos desirs,
Nostre famille seule asseurant sa memoire,
970 D'un Empire si saint faire toute la gloire*.

Virginie.

Je conçois260 la grandeur d’un si noble dessein,
Mais helas ! que je crains qu’on ne le tente en vain,
Je crains...
[p. 41]

Scene VII. §

Plautie, Virginie, Camille, Fulvie, Severe.

Severe.

N'attendez plus un secours inutile,
Madame, c’en est fait, on nous enleve Icile ;
975 Un traistre qu’il croyait ferme en ses interests,
Vient d’instruire Appius de ses desseins secrets,
Dans le moment qu’Icile alloit tout entreprendre ;
On l’a mis hors d’estat de vous pouvoir deffendre,
De sa juste colere on previent les effets,
980 On le vient d’arrester en sortant du Palais.

Plautie.

O Ciel !

Virginie.

Cruel* destin ! quelle perseverance261 ?
Puis-je aprés un tel coup* avoir quelque esperance ?
Vous le voyez, Madame, il n’est plus de secours,
Il est temps de finir mes déplorables jours,
985 Icile est arresté, le Ciel nous est contraire,
Il nous prive à la fois de l’Amant* et du Pere ;
C'en est fait, je me livre à mon seul desespoir.

Plautie.

Ah ! prens sur toy ma fille un peu plus de pouvoir,
Mourir lorsque le sort rend la vie importune,
990 C'est l’ordinaire effet d’une vertu* commune :
Mais vivre en essuyant ses plus funestes* coups*,
Luy faire voir un cœur plus grand que son courroux,
C'est-là que la vertu* doit briller davantage, [p. 42]
Dans ces extremitez éclate* un grand courage*262,
995 Que te diray-je, enfin, tu dois par ces efforts*,
Me prouver qu’en effet c’est de moy que tu sors.

Virginie.

Qu'exigez-vous de moy ? pourquoy vouloir Madame,
Faire durer les maux qui déchirent mon ame,
La mort les eût finis : loin de vous allarmer,
1000 A ce juste dessein vous deviez m’animer,
Preste à souffrir des fers* l’affreuse ignominie,
Rien ne semble à mon cœur si cruel* que la vie :
Helas ! pour me tirer du gouffre où je me voy,
Quelles mains ! quels amis voudront s’armer pour moy.

Plautie.

1005 Tout les Romains[, ] ta cause est la cause commune,
Il s’agit de leur sort comme de ta fortune263,
Le perfide Appius a commencé par nous,
Mais demain sur quelque autre il portera ses coups*,
Si tous nos citoyens armez pour ta deffence
1010 N'asseurent leur repos en vangeant nostre offense,
Je vay par un recit des maux que je prevoy
Faire trembler les cœurs des Meres comme moy :
Je vay les allarmer pour toute leur famille,
Par l’exemple inoüy des malheurs de ma fille,
1015 Je vay tout animer contre Appius, enfin,    
Je cours perir moy mesme, ou changer ton destin.

Virginie.

Secondez Dieux puissans ce desir legitime,
Que si pour vous fléchir il faut une victime,
Frapez me voilà preste, et par un prompt effort*,
1020 Epargnez-moy des maux plus cruels* que la mort.

Fin du troisiéme Acte.

[p. 43]

Acte IV. §

Scene premiere. §

Appius, Clodius.

Clodius.

Ouy ce Rival heureux* par la fin de sa vie,
Bien-tost à vos transports* livrera Virginie,
Que tardez-vous, Seigneur, à le faire perir ?
Vangez-vous des tourmens qu’il vous a fait souffrir,
1025 Craignez-vous par sa mort de vous charger* d’un crime,
Croyez-vous...

Appius.

Non, je croy sa peine legitime,
N'a-t’il pas hautement par un lâche attentat,
Assemblé ses amis, voulu troubler* l’Etat,
Sa perte en ce moment est juste et necessaire,
1030 Mais Virginie264

Clodius.

Eh bien craignez-vous sa colere,
Detrompez-vous, Seigneur, peut-estre qu’aujourd’huy,
Elle attend un pretexte à renoncer à luy ; [p. 44]
Peut-estre qu’en secret sensible à vostre gloire*,
Son cœur déja charmé* vous cede la victoire,
1035 Mais l’honneur fier265 Tyran de ses vœux les plus doux,
L'empesche seulement de s’unir avec vous.
Epargnez-luy, Seigneur, la cruelle* contrainte,
D'entendre* d’un Amant* la pitoyable266 plainte,
Perdez-le267, et par sa mort asseurez-vous d’un cœur,
1040 Déja presque insensible à sa premiere ardeur,
Et qui pour se donner n’attend plus rien peut-estre,
Que l’éclat* d’un amour qui doit parler en maistre268.

Appius.

Quelle honte pour moy, s’il faut que mon amour,
Pour vaincre mon Rival luy ravisse le jour ;
1045 Quel triomphe pour luy, quelle gloire* immortelle,
De n’avoir jamais veu Virginie infidelle,
D'avoir gardé son cœur, enfin d’avoir vaincu,
Ma grandeur, et mes feux tant qu’il aura vescu.

Clodius.

Et qu’importe, Seigneur, quel scrupule vous presse*.

Appius.

1050 J'aime pour mon malheur avec trop de tendresse,
Enfin de mon Rival je me vangeray mieux,
Si je puis épouser Virginie à ses yeux :
J'attens icy l’ingrate*, et ne veux plus luy taire,
De nos desseins secrets le dangereux mystere ;
1055 Je vay tout employer pour ébranler sa foi,
Priere, soin*, respect, amour, menace, effroy.
J'espere que des fers* l’épouvantable image,
Et qu’Icile mourant fléchiront son courage*,
Je vay luy faire voir son Amant* enchaîné,
1060 Aux plus cruels* tourmens, à la mort condamné,
Il est instruit déja que pour sauver sa vie,
Il doit en ma faveur parler à Virginie,
Qu'il ne peut qu’à ce prix échaper à la mort, [p. 45]
Peut-estre mon Rival fera-t’il cet effort*.
1065 Que je serois heureux* si par cette foiblesse,
Il ne meritoit plus l’objet* de sa tendresse,
Qu'en la tenant de luy j’eusse encor la douceur,
D'avoir fletry sa gloire*, et fait trembler son cœur,
Cependant, cours amy, t’informer dans la Ville,
1070 Des discours*, des desseins des Partisans d’Icile,
Examine avec soin, observe exactement,
Les démarches qu’ils font, leur moindre mouvement :
Va, tu m’aprendras tout, comme témoin fidelle,
Virginie entre, il faut m’expliquer avec elle.

Scene II. §

Appius, Virginie, Camille.

Appius.

1075 Madame, il faut enfin vous découvrir mon cœur,
Il faut de mon amour vous declarer l’ardeur,
En ce moment fatal* je ne sçaurois plus feindre,
Depuis assez longtemps je cherche à me contraindre,
Pour vous j’ay tout trahy gloire*, devoir, employ,
1080 L'amour fait tous mes soins, et mon unique loy,
Je suy les mouvemens d’une aveugle tendresse,
Et si vostre pitié pour moy ne s’interesse*,
Songez que rien ne peut ébranler mon dessein,
Que je ne perdray pas toute ma gloire* en vain,
1085 Songez...

Virginie.

Vous m’aimez donc, Seigneur, et vostre flame
Par d’illustres effets se declare à mon ame. [p. 46]
Barbare, de quel front m’osez-vous presenter
Une main attachée* à me persecuter ?
Je fremis à la voir cette main violente,
1090 Qui m’arracha des bras d’une mere tremblante,
Qui m’a déja causé tant de malheurs divers,
Et pour toucher mon cœur me presente des fers* :
Comment avez-vous crû qu’au mépris de ma gloire*
Mon cœur lâche et cedant une indigne victoire,
1095 D'un si funeste* Hymen voulût former les nœuds,
Et joindre l’innocence à vos crimes affreux.

Appius.

Ah cruelle* ! est-ce à vous de parler de mes crimes,
Leur seule cause helas ! les rend trop legitimes,
Est-ce à vous de montrer à mon cœur abbatu,
1100 Qu'il a soüillé sa gloire* et trahy sa vertu* ?
M'osez-vous reprocher mon ardeur criminelle,
Vous qui rendez mon cœur à son devoir rebelle,
Vous qui seule causez mes forfaits odieux,
Ah ! je puis justement en accuser vos yeux,
1105 Leur demander raison des malheurs de ma flame,
De mon repos perdu, du trouble* de mon ame,
D'avoir de mon esprit malgré mes soins prudens,
Effacé les leçons de plus de quarante ans,
Et d’avoir fait enfin par un coup* effroyable,
1110 D'un Souverain heureux* un Amant* miserable269.
Aussi n’esperez pas de pouvoir m’abuser,
Je connois la raison qui vous fait m’accuser,
Pour un heureux* Rival vostre ardeur empressée,
Fait que de tous mes soins* vous estes offensée :
1115 Cet Icile l’objet* de vos ardens souhaits,
Me deffend...

Virginie.

Oüy je l’aime autant que je vous hais.
Vous me tyrannisez, il m’a toûjours servie,
Il fait tout le bon-heur, vous l’horreur de ma vie :
Et je voyois enfin dans cet illustre Epoux, [p. 47]
1120 Encor plus de vertus* que de crimes en vous.

Appius.

On conserve sans peine une entiere innocence,
Quand un bon-heur constant, previent nostre esperance,
Icile satisfait dans ses vœux les plus doux,
Tranquille, glorieux, enfin aimé de vous ;
1125 A-t’il pû jusqu’icy se charger* d’aucun crime ?
Mais si de vos mépris déplorable victime,
Accablé des tourmens270 que mon cœur a soufferts,
Il avoit ressenty tout le poids de mes fers*,
Si vous l’aviez contraint d’aimer sans esperance,
1130 Qu'il eut eu comme moy la supréme puissance :
Cet Icile à vos yeux digne de vostre foy*,
Seroit peut-estre encor plus coupable que moy,
Ah ! son bon-heur allume un courroux dans mon ame,
Qui pourroit... mais songez à répondre à ma flame,
1135 Autrement malgré moy...

Virginie.

Favorable retour271,
Vostre courroux me plaist bien plus que vostre amour,
Menacez, accablez l’impuissante innocence,
Je crains moins les tourments qu’un amour qui m’offence,
Je prefere mes maux à d’injustes bien-faits,
1140 Armez vostre fureur*, j’en brave les effets272.

Appius.

Hé bien, pour me vanger de vostre ingratitude,
Vos malheurs ne sont pas un supplice assez rude,
Et je veux desormais vous porter d’autres coups*,
Moins funestes* pour moy, mais plus cruels* pour vous,
1145 Je jure qu’il n’est rien que ma fureur* ne tente, [p. 48]
L'Amant* me répondra des mépris de l’Amante* ;
C'est luy qui rend pour moy vostre cœur si cruel*,
Et puisque vous l’aimez, il est trop criminel.
Il faut par un seul coup* accabler l’un et l’autre ;
1150 Je perceray son cœur qui me ravit le vostre,
Pour gouster à la fois le plaisir sans egal,
De punir vos dédains, et de perdre un Rival.

Virginie.

Helas Seigneur...

Appius.

Pour vous la menace est terrible,
Je vous frape à la fin par vostre endroit sensible,
1155 Mais ne m’accusez point, c’est vous qui l’ordonnez
Et c’est par vos mépris que vous l’assassinez.

Virginie.

Il mourra donc, Seigneur, et c’est moy qui l’opprime,
N'importe, je suivray cette chere victime,
Et par ce grand effet d’une immortelle foy*,
1160 Je le vangeray bien si vous brulez pour moy,
Vostre esprit libre alors de sa jalouse envie,
Verra qu’un mesme coup* aura finy ma vie,
Et j’auray ce plaisir parmy tous mes mal-heurs,
Que la mort d’un Rival vous coutera des pleurs273.

Appius.

1165 Madame, prevenons* un mal-heur si funeste*,
Du temps que je vous donne employez mieux le reste,
Icile en ce moment va parestre à vos yeux,
J'ay moy mesme ordonné qu’on l’ameine en ces lieux.
Il vient.
[E. p.49]

Scene III. §

Appius, Icile, Virginie, Camille,
Pison, Gardes.

Appius à Icile.

Derobez vous au coup* qui vous menace,
1170 Icile, par vos soins meritez vostre grace ;    
à Virginie.
Madame, songez y, vous sçavez mon dessein,
Il me faut dés ce soir son sang ou vostre main,
Je sors pour un moment ; Gardes qu’on se retire :

Scene IV. §

Icile, Virginie, Camille.

Virginie.

Vous avez entendu ce qu’il vient de nous dire,
1175 Cessons de nous flatter*, voicy le jour affreux,
Où l’on va pour jamais nous separer tous deux,
De nostre heureux* Hymen l’esperance est perduë,
Je ne puis qu’un moment jouïr de vostre veuë,
Et vous n’ignorez pas à quel funeste* prix,
1180 Ce dernier entretien vient de m’estre permis.

Icile.

Je sçay que contre moy274 on met tout en usage,
Mesme pour essayer275 d’ébranler mon courage*, [p. 50]
On a fait en passant étaler à mes yeux,
De mon trépas certain l’apareil276 odieux ;
1185 Et les tristes apprests des tourmens redoutables,
Dont la rigueur des loix punit les grands coupables ;
Mais parmy ces objets* mon cœur sans s’émouvoir277,
N'a songé seulement qu’au plaisir de vous voir :
Madame qu’il m’est doux de vous parler encore,
1190 De pouvoir attendrir la beauté que j’adore* ;
Et de voir une fois, au moins avant ma mort,
Vos yeux donner des pleurs à mon funeste* sort ;
Car ne présumez pas que mon ame étonnée*,
Vienne vous conseiller un honteux hymenée,
1195 Si le lache Appius estoit digne de vous,
J'oserois vous prier d’en faire vostre Epoux,
Je vous immolerois mon amour et ma vie,
Je serois trop heureux* de vous avoir servie,
Et d’avoir en mourant pû mettre entre vos mains
1200 La supreme puissance, et le sort des Romains ;
Ne pensez pas aussi278 que je vienne, Madame,
Pour vous solliciter en faveur de ma flame,
Vostre bonté pour moy feroit tomber sur vous,
La fureur* d’un Rival tout puissant et jaloux.
1205 Sauvez-vous...

Virginie.

Arrestez, en ce mal-heur extreme,
Je pretens279 désormais me conseiller moy mesme ;
Je voy ce qu’il faut faire et ne balance plus
Vos conseils et vos soins sont icy superflus,
Je sçay par ou finir vos maux et ma misere,
1210 Et dés ce mesme jour...

Icile.

Quoy ? que voulez vous faire,
Par où pretendez vous nous pouvoir secourir ?
Qu'avez vous resolu, Madame ?

Virginie.

[p. 51]
De mourir280,

Icile.

Ah Ciel !

Virginie.

Le sort nous force à perir l’un et l’autre,
Mais souffrez que ma mort precede au moins la vôtre ;
1215 Je le veux, vostre cœur ne doit point l’envier,
Le plus foible des deux doit mourir le premier,
J'ay du courage* assez pour m’immoler moy mesme,
Et n’en ay point pour voir expirer ce que j’ayme.

Icile.

Ah renoncez Madame à ce cruel* dessein !
1220 J'en fremis...

Virginie.

Vous tremblez, et vous estes Romain281.

Icile.

Ouy, je tremble sans doute*, et je vous le confesse,
Mais mon cœur s’aplaudit d’avoir cette foiblesse,
Je verrois vos beaux yeux se fermer pour jamais.
Ah plutost...

Virginie.

Le trépas fait mes plus doux souhaits,
1225 Mourons, puisqu’il le faut genereux* et fidelles,
Emportons au tombeau nos ardeurs mutuelles ;
Servons de noble exemple aux siecles à venir,
D'une foy* que la mort n’aura pû des-unir,
Remportons du Tyran une entiere victoire,
1230 Mourons, et me laissant partager vostre gloire*,
Faisons que l’univers deplore nostre mort,
Et forçons le Tyran d’envier nostre sort.

Icile.

Non, Madame, vivez... Mais le Tyran s’aproche,
C'en est fait, de ma mort l’instant fatal* est proche,
1235 Le suplice m’attend au sortir de ce lieu, [p. 52]
L'appareil est tout prest282, et pour jamais adieu283,
Je ne vous verray plus... mais je vous prie encore,
C'est le dernier souhait d’un cœur qui vous adore*,
De vouloir...

Scene V. §

Appius, Icile, Virginie, Camille, Fabian,
Pison, Gardes.

Appius.

Quel succés284 aura vostre entretien,
1240 Qu'avez vous resolu, parlez, Icile.

Icile.

Rien.

Appius.

C'est donc là tout l’effet d’une telle entreveuë,
C'est ainsi que pour moy vous l’avez resoluë,
J'ay cru que par vos soins* je recevrois sa foy*.

Icile.

Je n’ay pas seulement daigné penser à toy,
1245 Comment t’es tu flatté* que pour sauver ma vie,
Je viendrois pour tes feux parler à Virginie ;
J'ay dû mieux employer un temps si precieux,
Qu'à servir d’un Tyran les desseins odieux.

Appius.

Ah perfide ! ta mort, mais une mort cruelle*,
1250 Punira de ton cœur l’audace criminelle,
Rien ne te peut sauver, c’en est fait.

Icile.

[p. 53]
Haste toy,
La mort n’a rien d’affreux ny de triste pour moy,
Mais que dis-je ? ma mort encor plus que ma vie,
De ton amour jaloux excitera l’envie,
1255 Je mouray plaint, heureux*, et sans estre trahy.
Tu vivras criminel, malheureux, et hay.

Virginie.

Cesse de te flatter*, en vain ta tyrannie,
S'attache* à separer Icile, et Virginie,
En vain d’un feu si beau tu veux rompre le cours,
1260 L'amour plus fort que toy nous rejoindra toujours.

Appius.

Oüy, vous serez unis285... mais c’est vous faire grace,
Il faut bien autrement confondre* vostre audace,
Vous voulez m’irriter, un trépas éclattant286,
Est le supréme bien que vostre amour attent,
1265 Mais vous vous abusez, mon adroite colere,
Par un long chatiment cherche à se satisfaire :
Je pretens que vos cœurs endurent287 chaque jour,
Mille tourmens divers, mille maux tour à tour ;
Vous craindrez pour sa vie, il craindra pour la vôtre,
1270 Ainsi vous tremblerez sans cesse l’un et l’autre,
Et pourveu que l’effet réponde à mes projets,
Vous mourez mille fois sans expirer jamais,
aux Gardes.
Qu'on les ramene.

Virginie.

Adieu, Seigneur.

Icile.

Adieu, Madame.
[p. 54]

Scene VI. §

Appius seul.

C'en est fait, bannissons la pitié de mon ame,
1275 Ne songeons qu’à vanger le mépris...

Scene VII. §

Appius, Clodius.

Clodius.

Ah ! Seigneur.
Plautie…

Appius.

Et bien.

Clodius.

Craignez sa fatale* douleur.
On la voit en tous lieux de Romaines suivie288,
A tous nos Citoyens demander Virginie ;
Ces femmes à l’envy* par de tristes accords,
1280 Expriment leurs regrets en des termes si forts,
Qu'il semble que chacune ayant perdu sa fille,
Déplore les malheurs de sa propre famille ;
Les unes par des pleurs exhalent leur courroux,
D'autres pour animer le peuple contre vous,
1285 Poussent jusques au Ciel mille cris pitoyables289,
Plusieurs pour éviter des disgraces* semblables : [p. 55]
Embrassent* leurs enfans, et courent les cacher,
Craignant que de leurs bras on les vienne arracher :
Enfin à les sauver leur amitié* s’empresse,
1290 Et la peur de les perdre augmente leur tendresse ;
D'ailleurs les Partisans de vostre heureux* Rival,
Sement par tout un bruit* qui vous seroit fatal ;
On dit que c’est l’amour, et non pas ma priere,
Qui vous fait enlever Virginie à sa Mere ;
1295 Pour vous justifier dans l’esprit des Romains,
Il faut dés ce moment la remettre en mes mains,
Attendant que ce bruit* avec le temps s’efface...

Appius.

Vien, suy-moy, nous verrons ce qu’il faut que je fasse290.

Fin du quatriéme Acte.

[p. 56]

Acte V. §

Scene premiere. §

Plautie, Pison, Fulvie.

Plautie.

Quoy l’on me traîne icy ? quel injuste projet.

Pison.

1300 Aux ordres d’Appius j’obeïs à regret,
Madame, mais...

Plautie.

O Dieux ! quelle fureur* l’anime,
C'en est fait, ce Tyran marche de crime en crime,
Il retient Virginie, et me fait arrester.

Pison.

Madame à cet effort* il a dû se porter,
1305 Le soin* de son salut l’a forcé d’y souscrire,
Il n’a pû s’en deffendre, et j’oseray vous dire,
Que son cœur inquiet291 a long-temps balancé,
Mais d’un peril trop grand il s’est veu menacé ;
Vos pleurs estoient plus forts que les armes d’Icile, [p. 57]
1310 Déja de toutes parts on voyoit dans la ville,
Les femmes à l’envy* sur vos pas s’assembler,
Déja...

Plautie.

Quoy nos clameurs l’ont pû faire trembler,
Il craint nostre douleur dont les plus fortes armes,
N'ont esté que des vœux*, des soûpirs*, et des larmes,
1315 Mais voila le destin des Tyrans tels que luy,
Ils traînent avec eux un eternel ennuy* ;
Et c’est des justes Dieux un ordre legitime,
Que la crainte sans cesse accompagne le crime :
Sa rage va sans doute* éclatter* contre moy.

Scene II. §

Plautie, Virginie, Pison, Fulvie, Camille.

Virginie.

1320 Fuyons Camille. Ah Ciel ! est-ce vous que je voy,
Madame, quel dessein icy vous a conduite :

Plautie.

Mais toy-mesme, quelle est la raison de ta fuite,
Qu'a fait nostre ennemy ? Qu'est-ce qui s’est passé.

Virginie.

Madame, mon Arrest292 vient d’estre prononcé*.

Plautie.

1325 Que dis-tu ?

Virginie.

Le Tyran sans égard pour sa gloire*,
De ses derniers sermens oubliant la memoire ; [p. 58]
A suivy les conseils293 de son funeste* amour,
Et n’a pas de mon Pere attendu le retour ;
Par son ordre tantost* conduite en sa presence,
1330 J'ay conçeu les raisons de son impatience.
J'ay jugé que l’excez d’un amour criminel,
M'alloit abandonner au sort le plus cruel*,
L'effet n’a point trompé mon presage sinistre,
Appius m’a livrée à son lâche Ministre294,
1335 Il a fait Clodius le Maistre de mon sort,
Pour éviter les fers*, je ne voy que la mort,
Il faut mourir, Madame, et que cette journée,
Termine mes malheurs avec ma destinée.

Plautie.

Quel funeste* dessein ! n’est-il point de secours,
1340 Dieux tous puissans...

Virginie.

Les Dieux nous sont cruels* et sourds,
Je n’espere plus rien, et mon ame asseurée,
Au plus grand des tourmens est enfin preparée ;
Clodius me poursuit, des Gardes furieux*
Viendront dans un moment m’enlever de ces lieux,
1345 Vous allez voir, Madame, une troupe barbare...

Plautie.

Ah ! quel spectacle encor pour mes yeux se prepare,
Ma fille, je verray de farouches soldats,
Une seconde fois t’arracher de mes bras :
Je t’entendray gemir, et ma tendresse oisive295...
1350 Non malgré leurs efforts* il faut que je te suive,
En vain ces inhumains voudront nous separer.

Virginie.

Madame, à cet effort il faut vous preparer,
Je conçois par les pleurs dont vostre amour m’honore,
Quelle vive douleur, quel chagrin* vous devore,
1355 Et je ne voy que trop qu’une tendre pitié, [p. 59]
Vous fait de tous mes maux ressentir la moitié :
Cependant retenez vos soûpirs* et vos larmes,
Au fond de vostre cœur renfermez vos allarmes,
Clodius va venir faites un noble effort*,
1360 De tous vos deplaisirs296 moderez le transport*,
Nos regrets, les ennuis* où nous sommes en proye,
D'un ennemy cruel* redoubleroient la joye,
Ne permettez donc pas que ses barbares yeux,
Joüissent des douleurs de nos derniers adieux ;
1365 Aussi bien297 prés de luy la plainte seroit vaine,
C'est l’amour d’Appius qui dans les fers* m’entraine,
J’avois tantost* preveu la rigueur de mon sort,
Et j’allois m’en sauver par une juste mort :
Vous n’avez pas voulu, vous vous estes troublée*,
1370 Vos discours*, vos soûpirs*, vos pleurs m’ont accablée ;
Voyez le triste effet de vos funestes* soins,
J'ay souffert plus long-temps, je n’en mouray pas moins,
Et ce qui dans mon sort m’afflige d’avantage,
Je mourois libre alors, je meurs dans l’esclavage298.

Plautie.

1375 Ne me reproche point ce funeste* secours,
Que n’aurois-je point fait pour conserver tes jours,
Je me flattois*... Mais Ciel ! nostre ennemy s’avance.

Virginie.

Madame, au nom des Dieux évitez sa presence,
Laissez-moy seule, allez, ne vous exposez* pas,
1380 Aux affronts d’un Perfide, aux transports* des soldats,
Il ne reste plus rien pour combler ma misere,
Que de voir leur fureur* outrager299 une mere.

Plautie.

Moy, que je t’abandonne en cette extremité ?
Que j’aille loin de toy chercher ma seureté, [p. 60]
1385 Ah ! plûtost le trépas...

Scene III. §

Clodius, Plautie, Virginie, Fabian,
Pison, Fulvie, Camille, Gardes.

Plautie à Clodius.

Tu viens icy perfide,
Quel dessein criminel te conduit et te guide,
Monstre inhumain, viens-tu me déchirant le flanc,
M'accabler, me ravir le plus pur de mon sang ;
Ta barbare fureur* jusqu’en ces lieux me brave,
1390 Veux-tu ?

Clodius.

Je viens icy pour prendre mon esclave,
Cette fille est à moy, je suis son maistre enfin,
Appius à mes loix a soûmis son destin,
Gardes qu’on la conduise.

Plautie.

Ah ! quelle tyrannie,
Leurs criminelles mains vont saisir Virginie,
aux Gardes qui veulent la saisir.
1395 Osez-vous...

Virginie.

Arrestez, ne portez point vos mains,
Sur le sang glorieux des plus fameux Romains.
N'aprochez point de moy, je vous suivray sans peine [F.p.61]
Dans le honteux estat où le destin m’entraîne,
Trahie, abandonnée, en proye à vos fureurs*,
1400 Je n’ay que ma vertu* contre tous mes malheurs :
Mais elle me suffit : je puis tout avec elle,
Adieu, Madame, adieu, vostre douleur mortelle,
Ebranle ma constance, et me fait plus trembler,
Que l’approche des fers* qui me vont accabler.
1405 Prenez soin de vos jours, j’auray soins de ma gloire*300.
J'ose esperer qu’un jour ma déplorable histoire,
Aprenant ma disgrace* aux siecles à venir,
Laissera de mon sort un digne souvenir ;
Et faira confesser à la plus noire envie*,
1410 Que d’illustres Ayeux m’avoient donné la vie,
Adieu.

Plautie.

Je cours...

Pison en l’arrestant.

Souffrez...

Scene IV. §

Plautie, Fulvie, Pison, Gardes.

Plautie.

Quoy l’on m’ose arrester,
Inhumains, c’en est trop, je ne la puis quitter,
Souffrez que dans les fers* je suive Virginie,
Sans ma fille je hais, et mon rang, et ma vie :
1415 Par rage ou par pitié percez mon triste flanc,
Aprés m’avoir ravy la moitié de mon sang, [p. 62]
Achevez, repandez tout celuy qui me reste ;
Helas ! heureuse* encor en ce moment funeste*,
Si je pouvois au moins par une prompte mort,
1420 Arracher Virginie aux horreurs de son sort,
Ou tourner sur moy-mesme en m’exposant* pour elle,
De son affreux destin l’influence cruelle* ;
Je ne puis la sauver, la suivre, ny mourir,
Cruels* aucun de vous ne veut me secourir,
1425 Mais que vois-je ? comment...

Scene V. §

Plautie, Fulvie, Severe, Fabian, Gardes.

Severe.

Tout a changé de face301,
Madame, vous verrez finir vostre disgrace*,
Reprenez de l’espoir déja les Dieux plus doux,
M'ont accordé le bien d’arriver jusqu’à vous,
Icile est libre enfin, sa prison est forcée,
1430 J'ay veu par ses amis sa garde dispercée,
Et sans perdre de temps les armes à la main,
Vers l’injuste Appius il s’est fait un chemin ;
Ils sont aux mains, Madame, et le Ciel équitable,
Fera perir sans doute* un tyran detestable ;
1435 De vostre esprit troublé* dissipez la terreur,
Tout semble vous promettre un tranquille bonheur,
Appius prevenu* d’une aveugle furie*, [p. 63]
Par ses meilleurs soldats fait garder Virginie,
Et resté presque seul, abandonné, troublé* ;
1440 Sous les efforts* d’Icile il doit estre accablé,
Contre tant d’ennemis il ne peut se deffendre,
Icile m’a pressé de courir vous l’apprendre,
Et de vous avertir, Madame, qu’en ces lieux,
Vous le verrez bien-tost venir victorieux,
1445 Je cours le retrouver.

Plautie.

Non je pretens vous suivre,
Courons, que j’aille voir la main qui nous delivre,
Aussi bien302 dans ces lieux on ne me retient plus.
Je voy fuïr à ce bruit* mes Gardes éperdus303 ;
Allons... mais c’en est fait, et mon ame ravie...

Scene VI. §

Plautie, Fulvie, Icile, Severe.

Icile.

1450 Ouy, c’en est fait, Madame, Appius est sans vie,
Je viens de le punir, enfin tout est sauvé,
Et déja vostre Epoux dans Rome est arrivé.

Plautie.

Virginius !

Icile.

Madame on vient de me l’apprendre,
Le bruit* de son retour partout s’est fait entendre*,
1455 Mais que fait Virginie ? on ne m’en a rien dit, [p. 64]
Elle seule sans cesse occupe mon esprit.

Plautie.

Clodius escorté d’une troupe cruelle*,
S'en est saisi, Seigneur.

Icile.

Ah courons aprés elle !
Courons la délivrer, et qu’aux yeux des Romains,
1460 Le traistre Clodius soit puny par mes mains,
Que je puisse gouster le plaisir et la gloire*,
Que prepare à mon cœur une pleine victoire.

Scene VII. et derniere. §

Icile, Plautie, Severe, Fulvie, Camille.

Plautie à Icile.

Hastez-vous donc, Seigneur ;
à Camille.
Que viens-tu m’annoncer,
Dy-moy, que fait ma fille, où l’as-tu pû laisser.

Camille.

1465 Vostre fille ?

Icile.

Aprenez-nous, où faut-il que je vole,
Où sont nos ennemis304, que mon bras les immole,
Que Virginie enfin ne les redoute plus,
Que j’aille...

Camille.

[p. 65]
Moderez des transports* superflus,
Il n’est plus temps.

Icile.

Comment ?

Camille.

L'aimable Virginie.

Plautie.

1470 Eh bien ! qu’est ce ?

Camille.

A mes yeux vient de perdre la vie.

Plautie.

Ciel, qu’est-ce que j’entends ? Ah destin rigoureux !
Quel coup* ?

Icile.

De tous mes maux voicy le comble affreux,
Que puis-je craindre aprés ce que je viens d’apprendre,
Grands Dieux ?

Camille.

Virginius venoit pour la deffendre,
1475 Au moment qu’il l’a veuë au milieu des soldats ;
Ce spectacle cruel* a retenu ses pas :
Il s’arreste, et du peuple il aprend que sa fille
Vient d’estre pour jamais ravis à sa famille,
Qu'elle est soûmise aux fers* du traistre Clodius,
1480 Et sans doute* exposée* aux transports* d’Appius.
A ce fatal* recit son desespoir extréme,
Fait qu’il veut la sauver, ou se perdre luy mesme305 :
Il attaque luy seul plus de mille ennemis,
Le succez répond mal à ce qu’il s’est promis,
1485 On le saisit d’abord306, il se voit sans épée,
Hé que sert, a-t’il dit, à ma valeur trompée,
L'inutile bon-heur de mes autres exploits,
Puisque je suis vaincu cette dernière fois ;
Mais helas ! permettez cruels*, dans ma disgrace*, [p. 66]
1490 Si je perds Virginie, au moins que je l’embrasse*307,
De cet embrassement* la puissante douceur,
D'un cœur desesperé flatera* la douleur ;
On le laisse, il y court, la joint malgré la presse308,
Par ses embrassemens* il marque sa tendresse ;
1495 Je le suis, et j’entens* qu’elle luy dit, Seigneur,
Ah ! donnez-moy la mort, et sauvez ma pudeur.
Virginius surpris, admire* son courage*,
Il soûpire* à la fois, et d’amour, et de rage,
A tes desirs cruels*, dit-il, puis-je obeïr,
1500 Mais ne t’obeïr pas ce seroit te trahir,
Satisfaisons ton ame, et malgré ma foiblesse,
Dérobons ta pudeur au peril qui la presse* :
Par un coup* rigoureux prouvons nostre amitié*,
Montrons-nous inhumains par excés de pitié309,
1505 Et que tout l’Univers sçachant que je suis pere,
Admire* mon courage*, et plaigne ma misere,
Aprés ces tristes mots, égaré, furieux*,
Il promene par tout ses regards curieux,
Il voit, cherche avec soin ; ah disgrace* impreveuë !
1510 Un funeste* cousteau se presente à sa veuë ;
Il le prend, et poussé d’une indiscrete310 ardeur
De sa constante fille il veut percer le cœur,
Mais en vain pour ce coup* son courage* s’apreste.
Quand il croit l’achever sa tendresse l’arreste :
1515 Car à peine a-t’il veu le coûteau prés du sein,
Que la nature semble avoir glacé sa main,
Il demeure immobile, à ce triste spectacle,
On court, à son dessein chacun veut mettre obstacle,
Virginie en tremblant voit venir ce secours,
1520 Qui hazarde* sa gloire* en conservant ses jours,
Elle se haste alors de terminer sa vie,
S’élance311 sur le fer, et d’une main hardie,
Prend celle de son pere, et poussant le coûteau,
S'en frape, tombe, et s’ouvre un chemin au tombeau.

Plautie.

[p. 67]
1525 Helas !

Camille.

Virginius aprés ce sacrifice,
De ce sang precieux demande la justice ;
Il prend entre ses bras ce corps ensanglanté,
Le fait voir aux Romains, le peuple epouvanté,
Fremit en regardant cette victime offerte,
1530 De tous les Decemvirs il conspire la perte,
Il court de tous costez vanger vostre malheur :
Clodius a deja ressenty sa fureur*,
Et moy je suis venuë en ce lieu vous aprendre,
Les funestes* horreurs que vous venez d’entendre*,
1535 Heureuse* si ma mort avoit pû devancer,
La douleur que je souffre à vous les annoncer.

Icile.

Ainsi pour mon amour Virginie est perduë,
Voilà cette union que j’avois attenduë,
Mourons, mais d’une mort qui soit utile à tous,
1540 Portons sur nos Tyrans ma rage avec mes coups*,
Allons, Madame, allons, et courons l’un et l’autre,
Faire parler par tout ma douleur et la vostre,
Allons, que mille morts marquent ce triste jour,
Puisque Rome312 l’exige aussi bien que l’amour.

Fin.

EXTRAIT DU PRIVILEGE Du Roy. §

Par grace et Privilege du Roy, donné à Paris le 29. Mars 1683. Signé, Par le Roy en son Conseil, Du Gone : et Scellé. Il est permis à Estienne Lucas, Marchand Libraire à Paris, de faire imprimer une Tragedie, intitulée Virginie, composée par le Sieur * * * : Et deffenses sont faites à toutes sortes de personnes de l’imprimer, vendre ny debiter pendant le temps de six années, à commencer du jour qu’elle sera achevée d’imprimer, à peine d’amende arbitraire, et autres peines portées par ledit Privilege.

Registré sur le Livre de la Communauté des Libraires et Imprimeurs de Paris le 8me. Avril 1683 suivant l’Arrest du Parlement du 8. Avril 1653. et celuy du Conseil Privé du Roy du 27. Février 1665.

Signé, Cangot, Syndic.

Achevé d’imprimer la premiere fois le dernier Avril 1683.

Glossaire §

Admirer
« Regarder avec étonnement quelque chose de surprenant, ou dont on ignore les causes (Furetière.) »
V. 120, 274, 937, 1497, 1506
Adorer
« Avoir beaucoup d’amour ou d’admiration pour quelqu’un ; révérer (Furetière) »
V. 101, 386, 461, 1190, 1238
Aigrir
Exciter
V. 147, 161, 730
Amant
Celui qui aime
V. 4, 67, 71, 101, 108, 137, 371, 386, 519, 928, 931, 936, 986, 1038, 1059, 1110, 1145
Amitié
Affection
V. 23, 201, 237, 710, 1289, 1503
Amour
V. 340, 369
Attacher
Joindre
V. 48
Engager
V. 463, 584
Appliquer
Audace
Insolence
Témérité
V. 274
Bruit
Affaire qui fait scandale
Discours
V. 1448
Nouvelle
V. 1454
Sans bruit
Secrètement
V. 152
Chagrin
Tourment
V. 9, 322, 438, 651, 1354
Charger
Se rendre coupable
Confier
V. 175
Charmer
Plaire extraordinairement
V. 15, 314
Ravir
V. 473, 1034
Apaiser
V. 679
Confondre
Troubler
V. 193, 217
Accuser
V. 246
Couvrir de honte
V. 627, 658
Mêler
V. 895, 948
Punir
V. 1262
Coups
Chose préjudiciable
Acte, accident extraordinaire
Affliction
V. 408, 518, 548, 624, 751, 756
Atteinte
V. 591, 600
Une fois
V. 643
Au pluriel, combat
V. 865, 1540
Blessure amoureuse
V. 1109
Blessure
V. 1143, 1149, 1162, V. 887
Courage
Volonté
Cœur
V. 345, 377
Bravoure
V. 509, 830
Cruel
Fâcheux
Barbare, inhumain
Douloureux
Féroce
Qui ne répond pas à un amour
Discours
Paroles, propos
Disgrâce
Malheur
Perte de faveur
V. 41
Doute (sans)
Assurément
Eclat
Scandale
V. 83
Gloire, splendeur
V. 581, 785, 1042
Eclatter
Se manifester
V. 94, 168, 361, 392, 994
Faire paraître son ressentiment
V. 1319
Effort
Attention
V. 24, 543
Emploi de toutes ses forces
V. 71, 302, 1352
Violence
Résultat
V. 417, 843
Geste
Embrassement
Étreinte
Embrasser
Étreindre
Ennuy
Tourment
V. 48, 385, 440, 497, 679, 730, 763, 1316, 1361
Entendre
Apprendre
V. 74, 1454, 1534
Ouïr
Écouter
V. 250, 1349
Comprendre
V. 599
Envie
« Chagrin qu’on a de voir les bonnes qualitez ou la prosperité de quelqu’un » (Furetière)
V. 1409
(À l’) Envy
« Façon de parler adverbiale. Avec emulation, à qui mieux mieux » (Académie française)
V. 1279, 1311
Estonner
Frapper de stupéfaction
V. 365, 857, 1193
Expliquer
Déclarer
V. 92, 222
Éclaircir
V. 198, 801, 1074
Exposer
Mettre à la vue
V. 87, 909
Présenter
V. 588
Livrer
V. 677, 1480
Mettre en danger
Fatal
Mortel
V. 32, 849, 1292
Malheureux
Final
V. 1077
Inévitable
V. 1234
Fers
Esclavage
Flatter
Donner des espérances
Adoucir
V. 659, 1492
Foy
Engagement
Loyauté
V. 24
Fidélité
V. 355, 1159
Funeste
Malheureux
Tragique
V. 273, 417, 991
Violent
V. 548, 661, 805
Menaçant
Mortel
Fureur
Colère violente et démesurée, folie
Furie
Fureur
V. 137
Folie
V. 1437
Furieux
Impétueux
V. 71
Fou
V. 285, 1507
Violent
V. 1343
Généreux
Noble
V. 428, 433, 452, 467, 494, 783, 837, 875, 927, 960, 1225
Générosité
Grandeur d’âme
V. 124, 364, 478
Gesner
Tourmenter
V. 9, 54
Gesne
Torture
V. 613
Gloire
Majesté
V. 118, 229, 625, 970, 1033
Honneur
Louange
V. 938
Hazarder
Risquer
V. 138, 1520
Mettre en danger
V. 512, 925
Heureux
Content, satisfait
Chanceux
V. 892, 944
Ce qui est cause de bonheur
V. 57, 255, 393, 427, 441, 939, 1177
Ingrate
Peu courtois
V. 789
Qui ne répond pas à l’amour
V. 606, 1053
Ingratitude
Absence d’amour réciproque
V. 1141
S’Interesser
Prendre parti
V. 278, 318, 1082
Irriter
Rendre plus vif et plus fort
V. 99, 410, 620, 673
Mettre en colère
V. 1263
Nœuds
Attachement, lien sentimental
V. 65, 465, 584, 771, 772
Objet
« Belles personnes qui donnent de l’amour » (Furetière)
V. 143147470, 1066, 1115
« Chose où l’on arrête sa pensée, son cœur, son but ou son dessein » (Richelet)
V. 201, 374
« Ce qu’on regarde » (Furetière)
V. 662, 692, 1187
Presser
Contraindre
V. 49382, 698, 1049, 1442
Accabler
V. 211, 809, 1502
Prevenir
Empêcher
V. 273, 699, 888, 979
Devancer
V. 1122
Prononcer
« Décider avec autorité » (Furetière)
V. 735, 749, 767, 1324
Soins
Soucis, inquiétude
V. 191, 1305
« Diligence qu’on apporte à faire réussir une chose, à la garder et à la conserver, la perfectionner » (Furetière)
« Attache particulière auprès d’une maîtresse pour lui plaire »
Soûpir
« Témoignage extérieur de tristesse, d’affliction, de douleur » (Furetière)
V. 70, 91, 107, 155, 293, 299, 525, 708, 727, 1314, 1357, 1370
Soûpirer
« Pousser son haleine, sa respiration avec violence, quand on est esmeu de douleur, d’affliction, ou de quelque autre passion qui opprime le cœur. » (Furetière)
V. 8, 1498
Tantost
Expression de l’alternance
V. 653
Tout à l’heure dans le passé
V. 783, 1367
Bientôt dans le futur
V. 1329
Transports
« Violentes agitations de l’esprit » (Furetière)
« Trouble ou agitation de l’âme par la violence des passions » (Furetière)
Tristesse
Affliction, douleur
V. 410, 497
Trouble
Confusion
V. 166, 801
« Désordre de l’âme causé par les passions » (Furetière)
V. 64, 98, 263, 401, 524, 1106
Troubler
Inquiéter
V. 9, 619, 1435
Interrompre
V. 493
Apporter du désordre
V. 1028
« Se dit figurément en choses spirituelles et morales. Les passions violentes troublent la raison » (Furetière)
Vertu
Vigueur morale
Force, courage
V. 930, 956, 1400
Vœux
Souhait
V. 18, 26, 51, 86, 376, 606, 639, 1035, 1123
Prière
V. 546, 1314
Serment
V. 346, 357, 372, 476

Annexe 1

[Preface313.] §

On m’a pressé pendant longtemps de consentir à une nouvelle Impression de mes Tragedies. Je m’en suis deffendu jusqu’à present. Les occupations que j’ay, bien differentes de celles du Parnasse, m’ont presque ôté le goust de ces dernieres, & ne m’ont pas laissé depuis six ans un seul jour de relâche pour y penser. Cependant j’esperois toujours de trouver un temps favorable, & quelque intervalle dont je pourrois profiter, pour revoir mes sept Poëmes314 avec soin, y faire quelques corrections & quelques changements ; & même pour en mettre deux autres que j’ay composez, & qui n’ont point parû sur le Theatre en estat d’estre donnez au Public. Comme ce temps n’est point encore venu, je me suis lassé de l’attendre, & j’ay cedé aux instances qu’on m’a faites. Si bien que j’ay permis qu’on travaillast même pendant mon absence à l’Impression qu’on me demandoit. Elle en sera sans doute beaucoup moins correcte ; mais il n’y avoit pas moyen de faire autrement, & d’accorder ce qu’on desiroit de moy.

J’avois d’abord résolu de faire une Préface dans les formes : mais outre, comme je l’ay déja dit, que je ne suis pas le maistre du temps qu’il y faudroit employer, j’ay jugé qu’elle seroit assez inutile. Qu’aurois-je fait, que la remplir de reflexions sur la Poëtique, que la plûpart des gens n’entendent pas, & de tant de façons, qu’elles ne peuvent qu’ennuyer ceux qui les entendent ? Je me contenteray donc de dire un mot en particulier de chacune des sept Tragedies qui sont contenues dans ce volume.

Virginie.

J’estois si jeune, lorsque je composay cette Tragedie, que je me suis toûjours estonné comment j’avois eu la temerité de la commencer, & la force & le bonheur de la finir. Son succés, quoique mediocre, ne me donna pas lieu de me rebuter du Theatre. Le sujet est tiré de l’Histoire Romaine. Tout en est vray, & il n’y a point de Personnage Episodique. Personne n’ignore que le crime d’Appius, & la mort de Virginie, furent cause que le gouvernement fut changé dans Rome, & que la puissance des Decemvirs y fut abolie. Tous ceux qui ont écrit l’Histoire de la Republique & de l’Empire Romain, rapportent ce grand evenement, mais particulierement Tite-Live, vers la fin du troisiéme livre de la premiere Decade

Annexe 2 : récit de la mort de Virginie par Tite-Live §

Tite-Live, Les Décades, livre III, traduction de P. Du Ryer, Paris, Antoine de Sommaville, 1653, p. 166-171.

L’autre action détestable qui suivit celle là315 fut commise dans la Ville, et fut un effect de lubricité, dont l’evenement ne fut pas moins funeste que l’infortune de Lucrèce, qui chassa les Rois de la Ville, et tout ensemble du throsne par son violement, et par sa mort. Ainsi afin que les Decemvirs eussent non seulement la mesme fin que les Rois, mais que la mesme cause leur fist perdre la puissance et l’authorité, Ap. Claudius devint si passionnement amoureux d’une fille d’entre le Peuple, qu’il se resolut de l’avoir de force. Le pere de cette fille s’appelloit L. Virginius, et tenoit un rang honnorable dans l’armée d’Algide. C’estoit au reste un homme juste, et de bon exemple dans la paix et dans la guerre. Sa femme avoit les mesmes qualitez, et leurs enfans avoient esté fort bien eslevez. Ils avoient promis leur fille à L. Icilius, qui avoit été Tribun, homme violent, et qui avoit desja monstré son zele pour la cause et pour le party du Peuple. Appius voyant donc cette fille desja grande, et avec une beauté accomplie, passionné d’amour pour elle, s’efforça premierement de la gagner par des presens et par des promesses. Et enfin ayant recognu que la pudicité de cette fille estoit une garde fidelle qu’il ne pourroit jamais corrompre, il resolut de l’avoir de force et d’user de violence. Il donna charge à M. Claudius l’un de ses Partisans de la demander en Justice comme son esclave et de contester fortement contre ceux qui demanderoient que durant la cause elle fust mise en liberté, s’imaginant qu’il viendroit facilement à bout de son entreprise detestable, parce que son pere estoit absent. Comme cette fille venoit dans la place, car il y avoit là des escholes où l’on apprenoit à escrire et à lire, ce ministre de la lubricité du Decemvir jetta les mains sur elle, et dit qu’elle estoit née de son esclave, et que par consequent elle estoit aussi esclave. Ainsi il luy commanda de le suivre, ou qu’autrement il l’emmeneroit de force. A ce discours cette pauvre fille s’estonna, et [p. 167] quantité de monde accourut aux cris que fit sa nourrice, qui imploroit l’assistance et la protection du Peuple. On fait resonner en mesme temps les noms de Virginius son père, et celuy d’Icilius son fiancé, qui estoient des noms agreables à la Multitude : Et comme ils estoient cognus de tout le monde, le respect qu’on avoit pour eux, et l’indignité de cette action gaignerent pour cette fille les esprits et la recommandation de tous les assistans. Elle estoit desja comme à couvert de la violence, lors que celuy qui la demandoit comme son esclave, dit à l’Assemblée qu’il n’estoit pas besoin que le Peuple s’émeut, parce qu’il ne vouloit rien faire par la force, mais toutes choses par la Justice. Aussi tost il appelle en jugement cette fille, qui fut persuadée à le suivre par les personnes qui estoient presentes. On alla devant le Tribunal d’Appius. Le demandeur expose son affaire devant un Juge qui sçavoit toute la piece ; il se plaint devant Appius qui en estoit l’autheur, et le principal acteur, que cette fille estoit née en sa maison, qu’elle en avoit esté dérobée secrettement et transporté en celle de Virginius, où elle avoit esté supposée pour sa fille ; Qu’il produiroit de bons témoins de ce qu’il disoit, et qu’il le prouveroit au jugement mesme de Virginius, qui avoit le principal interest en cette injure ; mais qu’il estoit juste cependant qu’une esclave suivist son maistre. Les Advocats de la fille remonstrent que son pere estoit absent pour le service de la Republique ; qu’il reviendroit dans deux jours si on luy en donnoit avis ; Qu’il estoit injuste qu’on assaillist un pere en son absence sur l’estat de ses enfans ; Que partant ils demanderoient que la chose fust laissée en son entier jusqu’à l’arrivée de Virginius ; Que suivant la Loy qu’il avoit faite luy-mesme, il ordonne que cette fille sera laissée en liberté jusqu’à ce temps-là, et qu’il ne souffre pas qu’une fille desja en age d’estre mariée, coure fortune de son honneur plutost que de sa liberté. Appius fit un long discours devant que de rendre son jugement. Il dit entre autre choses que la Loy dont les amis de Virginius faisoient un pretexte à leur demande, témoignoit assez clairement combien il favorisoit la cause de la liberté. Qu’au reste il seroit tousjours le deffenseur et l’appuy de cette Loy, pourveu qu’elle ne puisse varier par la qualité des personnes, ou par les circonstances des choses. Car pour ce qui concerne les autres filles que l’on maintient estre libres, comme chacun peut agir par la Loy, il faut seulement faire droit à ceux qui sont interressez. Mais pour ce qui regarde celle qui est sous la puissance d’un pere, il n’y a personne que luy à qui le maistre en doive ceder la possession. Que partant il veut bien qu’on fasse venir le pere, sans toutesfois que cela puisse prejudicier à celuy qui la redemande comme esclave, et l’empesche d’emmener la fille, pourveu qu’il promette de la representer à l’arrivée de celuy qui se dit son pere. Il y eut beaucoup de monde qui murmura contre l’injustice de cet arrest, mais personne n’eut la hardiesse de se presenter pour le contredire. Cependant P. Numitorius oncle de la fille, et Icilius son fiancé arriverent, et se firent faire place au travers de la multitude, qui les laissa librement passer. Tout le monde crut que par l’arrivée principalement d’Icilius on pourroit resister à Appius ; mais aussi-tost un licteur vint dire que l’affaire estoit jugée, et repoussa Icilius malgré ses protestations et ses cris. Certes cette injure [p. 168] estoit si grande, qu’elle eust pû mettre en furie le plus moderé de tous les hommes. Il faut, dit-il, Appius, que tu me fasse sortir de devant toy à coups d’espée, afin que tu obtiennes en secret ce que tu veux tenir caché. Je dous espouser cette fille, et je dois l’espouser pudique et sage. Fay donc si tu veux assembler tout les Licteurs et les satellites de tes Collegues ; commande qu’on prepare les verges et les haches ; mais asseure-toy que la fiancée d’Icilius ne demeurera point en d’autre maison qu’en la maison de son pere. Non certes elle n’ira point autre part, encore que vous ayez osté à la Multitude les deux plus fortes deffenses de la liberté, la protection des Tribuns, et la faculté d’appeler devant le Peuple, et que par ce moyen vous ayez donné un empire à vos convoitises sur nos enfans, et sur nos femmes. Exercez vos barbaries sur nostre dos, et contre nos testes ; mais qu’au moins la pudicité demeure en asseurance parmy nous. Si on fait quelque violence à cette fille, j’imploreray pour mon espouse le secours du peuple Romain ; Virginius, l’assistance des soldats pour sa fille unique ; et tout le monde avec nous l’aide des Dieux et des hommes ; et jamais vostre jugement ne s’executera qu’on ne m’ait arraché la vie. Je vous conjure Appius, de considerer ce que vous allez entreprendre. Quand Virginius sera venu il verra ce qu’il doit faire de sa fille ; Et je veux bien qu’il sçache qu’il doit luy chercher un autre party, s’il consent qu’elle demeure entre les mains de celuy qui pretend qu’elle est son esclave. Cependant je perdray plutost la vie que d’abandonner ma fiancée, où l’on attaque sa liberté. Le Peuple murmuroit desja, et il y avoit apparence que le bruit deviendroit plus grand : Car les licteurs enveloppoient desja Icilius, et neanmoins on ne passa point les menaces. Appius remonstroit, que la deffense de cette fille n’estoit qu’un pretexte que prenoit Icilius ; Que c’estoit un seditieux qui ne tendoit qu’au Tribunat, et qui taschoit par ce moyen d’ouvrir la porte à quelque sedition, mais que pour ce jour-là il ne luy en donneroit point de sujet. Que neantmoins il vouloit bien luy apprendre que ce n’estoit pas son insolence, mais la consideration de Virginius, et le respect du nom de pere, et de la liberté attaquée, qui l’obligeroient de suspendre son jugement ; que par cette raison il ne prononceroit rien pour cette journée, et qu’il prioit Claudius de relascher de son droit, et de consentir que cette fille demeurast en liberté jusqu’au lendemain. Que si le pere ne revenoit en ce temps-là, il tesmoigneroit à Icilius et à ses semblables, que la Loy ne manquoit pas de deffenseur, ny le Decemvir de resolution et de courage ; Qu’au reste il n’appelleroit point à son secours les Licteurs de ses Collegues, pour reprimer les autheurs de la sedition, et qu’il se contenteroit des siens pour les ranger à leur devoir. Ce delay ayant esté accordé, et les Advocats de la fille s’estans retirez, on resolut premierement d’envoyer à la porte de la Ville le frere d’Icilius, et le fils de Numitorius, jeunes hommes vigilants et actifs, afin d’aller de là au camp avec toute la diligence qu’ils pourroient, pour en faire venir Virginius ; parce que le salut de la fille dépendoit du prompt retour de celuy qui devoit maintenir sa liberté. Ils firent donc ce qui leur avoit esté enjoint, et porterent promptement cette mauvaise nouvelle à Virginius. Cependant celuy qui pretendoit que la fille estoit son esclave, presse Icilius, et luy demande caution. Icilius répond qu’il estoit prest de luy satisfaire, taschant par ce moyen de gaigner du temps, afin que ses couriers eussent loisir d’avancer, et d’aller au camp. Aussi-tost le [p. 169] Peuple leve les mains de tous costez, et chacun se monstre prest à se rendre caution pour Icilius, qui répondit les larmes aux yeux : Je vous rend graces, dit-il, nous nous servirons demain de vostre faveur, mais pour aujourd’huy nous avons assez de caution. Ainsi la miserable Virginie fut remise en liberté à la caution de ses parens. Quant à Appius, il demeura quelques temps encore en son siege, de peur qu’on ne crust qu’il ne fust venu à l’audience que pour cette affaire ; mais voyant que toutes les autres cessoient par le trouble où l’on estoit de celle-cy, il se retira en sa maison, et escrivit à ses Collegues qui estoient au camp, qu’ils ne donnassent pas à Virginius son congé, et qu’au contraire ils le missent en bonne garde. Mais ce detestable avis fut receu trop tard. Virginius avoit desja pris son congé, il estoit party dès le soir, et les lettres d’Appius touchant sa retention n’arriverent que le lendemain au matin. Aussi-tost qu’il fut jour toute la Ville s’assembla dans la place, en impatience du succez de cette affaire. Virginius revestu de tristes habits y amena sa fille en mesme equipage avec quelques Dames qui l’accompagnoient, et un grand nombre d’Advocats et de Partisans. Ainsi il va de part et d’autre parmy le peuple ; il embrasse tantost les uns et tantost les autres et les prie de luy donner secours, non pas comme une chose qu’il n’attendoit que de leur bonne volonté et de leur faveur, mais comme une chose qu’ils luy devoient ; Qu’il estoit tous les jours dans les armées et dans les batailles, pour la deffense de leurs enfans et de leurs femmes ; et qu’il s’en trouveroit peu qui eussent fait dans la guerre de plus grandes et de plus glorieuses actions ; Que luy servoit tout cela, si en un temps où la Ville estoit tranquille et sans apprehension des ennemis, il falloit que ses enfans endurassent les mesmes outrages qu’on pourroit apprehender des ennemis, s’ils l’avoient prise par assaut ? Il disoit à peu près ces choses à tout le monde qu’il abordoit. Icilius de son costé tenoit le mesme discours, mais les femmes dont ils estoient accompagnez touchoient bien plus l’Assemblée par leurs seules larmes, que n’eussent fait les plus fortes plaintes. Toutesfois comme Appius estoit plustost forcené qu’amoureux, et qu’une furie avoit plustost troublé son ame qu’une passion d’amour, il monta sur son Tribunal, avec un esprit inexorable. Alors le demandeur se plaignit en peu de paroles, que les brigues et la faveur avoient empesché le jour precedent qu’on eust esgard à son bon droict, et qu’on ne luy rendist Justice. Mais devant qu’il eust achevé sa demande, et que Virginius eust eu le temps de répondre, Appius l’interrompit et prit la parole. Peut-estre que les anciens Autheurs avoient laissé par escrit le discours qu’il fit avant que de prononcer son arrest pour luy donner quelque couleur ; mais parce que je ne trouve rien de vray-semblable pour un arrest si infame, il me semble que je doy dire nuëment, et sans aucune affectation, ce que l’on sçait de cette histoire ; Qu’Appius ordonna que le demandeur retiendroit cette fille comme son esclave. D’abord tout le monde demeura estonné d’un jugement si injuste et si horrible, et l’on demeura quelque temps sans dire mot. Enfin comme Claudius se preparoit pour se saisir de Virginie, qui estoit au milieu des Dames qui l’avoient accompagnée, et qui jetterent toutes ensemble un grand cry à l’instant qu’il [p. 170] voulut la prendre, alors Virginius son pere tendant les mains vers Appius, Appius, dit-il, j’ay accordé ma fille à Icilius, et non pas à toy, et je l’ay nourrie pour estre mariée quelque jour, et non pas pour estre deshonorée. Veux-tu comme les bestes assouvir tes convoitises indifferemment de tous costez ? Je ne sçay pas si ce Peuple endurera cette indignité ; mais je ne pense pas que ceux qui ont les armes à la main se disposent à la souffrir. Lorsque celuy qui la vouloit reprendre comme son esclave, en eust esté empesché par les femmes, et par les Advocats qui l’environnoient, le Crieur public fit faire silence, et le Decemvir comme aliené de son esprit par la furie de son amour, commença à dire, Qu’on avoit fait toute la nuict des assemblées et des factions pour exciter une sedition dans la Ville ; et que non seulement il l’avoit conjecturé par les paroles insolentes qu’Icilius avoit dites le jour precedent et par la violence de Virginius, dont il avoit pour tesmoin le Peuple Romain, mais qu’il l’avoit encore appris par plusieurs autres temoignages que l’on ne pouvoit contredire. Que sçachant bien la contestation et le desordre qui se devoit faire, il estoit venu dans la place avec des gens armez, non pas pour troubler le repos de ceux qui demeuroient dans le devoir, mais pour chastier les perturbateurs de la tranquillité publique, selon la puissance que sa charge luy en donnoit. Et partant, dit-il, il vous sera plus avantageux de ne point remuer, et de vous tenir dans vostre devoir. Va Licteur, va fendre la presse, et fay le chemin à un Maistre pour aller reprendre son esclave. Après qu’il eut fulminé ces paroles en furie, la Multitude s’ouvrit d’elle-mesme, et cette miserable fille demeuroit comme une proye abandonnée à la brutalité. Alors Virginius se voyant privé de l’esperance de tout secours, Appius, dit-il, je vous supplie premierement de pardonner à la juste douleur d’un pere, si j’ay avancé contre vous quelque chose de trop libre et de trop hardy ; Et en suite permettez moy devant cette fille d’interroger sa nourrice, pour sçavoir la vérité, afin que si c’est à faux que je suis appellé son pere, je m’en retourne de ce lieu avec moins de douleur et de tristesse. Cette permission luy fut donnée, il tire donc à part et la fille et la nourrice, vers les boutiques qui sont proches du temple de Cloacine, et qui sont aujourd’huy appellées les boutiques Neusves. Là ayant pris le cousteau d’un boucher, Ma chere fille, dit-il, voilà le seul moyen par lequel je puis sauver ton honneur, et conserver ta liberté. En mesme temps il luy porte le cousteau dans le cœur, et se tournant vers le Tribunal d’Appius ; Je devouë, dit-il, je devouë par ce sang toy et ta teste. Il se fit un grand bruit à cette épouvantable action. Appius commanda qu’on se saisist de Virginius, mais de quelque costé qu’il allast, il se faisait faire passage avec le cousteau qu’il tenoit ; et en fin comme il estoit encore deffendu par la Multitude qui le suivoit, il arriva à la porte de la Ville. Cependant Icilius et Numitorius levent le corps de la fille, l’exposent aux yeux du Peuple, detestent le crime d’Appius, et déplorent la beauté malheureuse de Virginie, et la necessité où son pere avoit esté reduit. Les femmes qui suivoient le corps crioient hautement ; Est-ce à cette condition qu’on doit mettre des enfans au monde ? Est-ce là le prix et la récompense de la chasteté ? Enfin elles disoient toutes les autres choses que le ressentiment et la douleur peuvent en pareille occasion suggerer aux femmes, qui estant moins fortes contre les [p. 171] afflictions et les tristesses, en sont néanmoins plus capables d’exciter par leurs plaintes de la commiseration et de la pitié. Mais les cris de tous les hommes, et principalement d’Icilius, ne parloient que du restablissement de la puissance des Tribuns qu’on avoit abolie, que de la faculté d’appeller au Peuple qu’on avoit ostée ; et toutes les voix qu’on entendoit partoient de l’indignation publique. Ainsi la Multitude s’émeut en partie par l’enormité de ce crime, et en partie par l’esperance de recouvrer sa liberté.

Annexe 3 : registre journalier de la Comédie-Française §


Vendredi 12 Février 1683 Virginie
Théâtre et Balcons : 60 billets à 5 livres 10 sols : 330 livres
Premières Loges : 26 billets à 5 livres 10 sols : 143 livres
Une loge de 44 et deux billets : 55 livres
Secondes loges : 56 billets à 3 livres : 168 livres
Troisièmes loges : 17 billets à 30 sols : 25 livres 10 sols
Parterre : 139 billets à 30 sols : 208 livres 10 sols
Reçu en tout  : 930 livres
Parts d’auteur chacune de 45 livres font : 90 livres

 


Dimanche 14 Février 1683 Virginie
Théâtre et Balcons : 60 billets à 5 livres 10 sols : 330 livres
Premières Loges : 27 billets à 5 livres 10 sols : 148 livres 10 sols
Trois loges de 44 et deux billets : 133 livres
Secondes loges : 95 billets à 3 livres : 285 livres
Troisièmes loges : 28 billets à 30 sols : 42 livres
Parterre : 109 billets à 30 sols : 163 livres
Reçu en tout  : 1101 livres
Parts d’auteur chacune de 54 Livres 10 sols font : 109 livres

Mardi 16 Février 1683 Virginie
Théâtre et Balcons : 20 billets à 5 livres 10 sols : 110 livres
Premières Loges : 14 billets à 5 livres 10 sols : 77 livres
Une loge de 44 : 44 livres
Secondes loges : 42 billets à 3 livres : 126 livres
Troisièmes loges : 2 billets à 30 sols : 3 livres
Parterre : 71 billets à 30 sols : 106 livres 10 sols
Reçu en tout  : 466 livres 10 sols
Parts d’auteur chacune de 19 livres 10 sols font : 39 livres

Jeudi 18 Février 1683 Virginie
Théâtre et Balcons : 60 billets à 3 livres : 180 livres
Premières Loges : 36 billets à 3 livres : 108 livres
Une loge de 44
Secondes loges : 127 billets à 1 livre 10 sols : 190 livres 10 sols
Troisièmes loges : 13 billets à 1 livre : 13 livres
Parterre : 268 billets à 15 sols : 201 livres
Reçu en tout  : 692 livres 10 sols
Parts d’auteur chacune de 32 livres font : 64 livres

Samedi 20 Février 1683 Virginie et La Comtesse d’Escarbagnas
Théâtre et Balcons : 70 billets à 3 livres : 210 livres
Premières Loges : 18 billets à 3 livres : 54 livres
Une loge de 33 : 33 livres
Secondes loges : 124 billets à 1 livre 10 sols : 186 livres
Troisièmes loges : 12 billets à 1 livre : 12 livres
Parterre : 335 billets à 15 sols : 251 livres 5 sols
Reçu en tout  : 746 livres 5 sols
Parts d’auteur chacune de 34 livres 5 sols font : 68 livres 10 sols

Lundi 22 Février 1683 Virginie et La Comtesse d’Escarbagnas
Théâtre et Balcons : 80 billets à 3 livres : 240 livres
Premières Loges : 47 billets à 3 livres : 141 livres
Une loge de 33 : 33 livres
Secondes loges : 126 billets à 1 livre 10 sols : 189 livres
Troisièmes loges : 10 billets à 1 livre : 10 livres
Parterre : 279 billets à 15 sols : 209 livres 5 sols
Reçu en tout  : 822 livres 5 sols
Parts d’auteur chacune de 39 livres font : 78 livres

Mercredi 24 Février 1683 Virginie et Le Mariage forcé
Théâtre et Balcons : 105 billets à 3 livres : 315 livres
Premières Loges : 80 billets à 3 livres : 240 livres
Deux loges de 33 : 66 livres
Secondes loges : 208 billets à 1 livre 10 sols : 312 livres
Troisièmes loges : 42 billets à 1 livre : 42 livres
Parterre : 475 billets à 15 sols : 356 livres 5 sols
Reçu en tout  : 1331 livres 5 sols
Parts d’auteur chacune de 67 livres font : 134 livres

Vendredi 26 Février 1683 Virginie et Le Mariage forcé
Théâtre et Balcons : 108 billets à 3 livres : 324 livres
Premières Loges : 80 billets à 3 livres : 240 livres
Une loge de 33 : 33 livres
Secondes loges : 243 billets à 1 livre 10 sols : 364 livres 10 sols
Troisièmes loges : 29 billets à 1 livre : 29 livres
Parterre : 371 billets à 15 sols : 278 livres 5 sols
Reçu en tout  : 1268 livres 15 sols
Parts d’auteur chacune de 63 livres 15 sols font : 127 livres 10 sols

Dimanche 28 Février 1683 Virginie et Georges Dandin
Théâtre et Balcons : 100 billets à 3 livres : 300 livres
Premières Loges : 84 billets à 3 livres : 252 livres
Une loge de 33 : 33 livres
Secondes loges : 236 billets à 1 livre 10 sols : 354 livres
Troisièmes loges : 56 billets à 1 livre : 56 livres
Parterre : 458 billets à 15 sols : 343 livres 10 sols
Reçu en tout  : 1338 livres 10 sols
Parts d’auteur chacune de 67 livres 10 sols font : 135 livres

Mardi 1er Mars 1683 Virginie et Le Semblable à soy mesme
Théâtre et Balcons : 40 billets à 3 livres : 120 livres
Premières Loges : 11 billets à 3 livres : 33 livres
Secondes loges : 67 billets à 1 livre 10 sols : 100 livres 10 sols
Troisièmes loges : 7 billets à 1 livre : 7 livres
Parterre : 189 billets à 15 sols : 141 livres 15 sols
Reçu en tout  : 402 livres 5 sols
Parts d’auteur chacune de 15 livres 10 sols font : 31 livres

Annexe 4 §

Tableau de fréquence des répliques §


Personnage Scènes Répliques Vers
Appius 13 44 373
Virginie 15 45 360
Plautie 16 46 311
Icile 8 34 267
Clodius 7 19 165
Camille 15 8 79
Severe 7 5 52
Fulvie 16 2 12
Pison 12 3 12
Fabian 5 1 3

Tableau de présence des personnages §


Acte I Acte II Acte III Acte IV Acte V
1 2 3 4 5 1 2 3 4 5 1 2 3 4 5 6 7 1 2 3 4 5 6 7 1 2 3 4 5 6 7
Appius X X X X X X X X X X X X X
Virginie X X X X X X X X X X X X X X X
Plautie X X X X X X X X X X X X X X X X
Icile X X X X X X X X
Clodius X X X X X X X
Camille X X X X X X X X X X X X X X X
Severe X X X X X X X
Fulvie X X X X X X X X X X X X X X X X
Pison X X X X X X X X X X X X
Fabian X X X X X
Gardes X X X X X

Bibliographie §

Éditions de Virginie §

Campistron (Jean-Galbert de), Virginie, tragédie, Paris, E. Lucas, 1683.
—, Les Œuvres de M. Capistron, Paris, T. Guillain, 1690.
—, Les Œuvres de Mr. Capistron, Paris, T. Guillain, 1694.
—, Œuvres de Mr. Capistron. Nouvelle édition, Amsterdam, J. Garrel, 1695.
—, Œuvres de Mr. Capistron. Nouvelle édition augmentée de la fameuse tragi-comédie de Venceslas, Amsterdam, J. Garrel, 1698.
—, Les Œuvres de M. Capistron, augmentées en cette dernière édition, Paris, T. Guillain, 1698.
—, Les Œuvres de M. Capistron, … augmentées en cette dernière édition, Lyon, J. Guerrier, 1703.
—, Tragédies de Monsieur Campistron, de l’Académie Française, Paris, P. Ribou, 1707.
—, Tragédies de Monsieur Campistron, de l’Académie Française, Paris, P. Ribou, 1715.
—, Œuvres de Monsieur de Campistron, de l’Académie Française, nouvelle édition, Amsterdam, E. Vallat, 1722-1723-1724.
—, Œuvres de Monsieur de Campistron, de l’Académie Française, nouvelle édition, Paris, par la Compagnie des Libraires, 1750.
Pechantré, Virginie, Paris, Michel Guerout ; Bruxelles, Jean Léonard, 1690.

Sources manuscrites §

Comédie-Française, Registre journalier 1682-1683.
—, Feuilles d’assemblées 1682.
Archives de la Haute-Garonne, Fonds Campistron-Maniban, série 2J.

Sources imprimées antérieures à 1800 §

Académie Française, Dictionnaire, Paris, J.-B. Coignard, 1694 (2 vol.).
Alembert (Jean Le Rond dit d’), « Eloge de Jean-Gualbert de Campistron », dans Histoire des membres de l’Académie française morts depuis 1700 jusqu’en 1771, t. IV, Amsterdam et Paris : Moutard, 1787, p. 131-171.
Anselme (Antoine), Oraison funèbre de messire Gaspard de Fieubet, conseiller ordinaire du roi en son conseil d’État, et chancelier de la reine, prononcée le 12 de septembre 1695 dans l’église des RR. PP. Camaldules de Grosbois, lieu de sa retraite, Paris, L. Josse, 1695.
Aristote, La Poétique, traduite en françois, avec des remarques [par André Dacier], Paris, C. Barbin, 1692.
Aubignac (François Hédelin, abbé d’), La Pratique du théâtre, éd. Pierre Martino, Paris, Champion, 1927.
Balzac (Jean-Louis Guez de), Œuvres de Monsieur Balzac, Paris, T. Jolly, 1665.
Campistron (Jean-Galbert de), Discours prononcez dans l’Académie françoise, le jeudy seizième de juin 1701, à la réception de Monsieur de Malezieu et de Monsieur Campistron, Paris, J.-B. Coignard, 1701.
—, Epistre à Son Altesse Monseigneur le duc de Vendosme [prononcée dans l’Académie française le 1er mars 1708], Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1708.
—, Tragédies (1684-1685), éd. Jean-Philippe Grosperrin et Jean-Noël Pascal, Toulouse, Société de Littérature classique, 2002.
Corneille (Pierre), Œuvres complètes, éd. Georges Couton, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987.
Dangeau, (Philippe de Courcillon marquis de), Journal du marquis de Dangeau, Paris, Firmin-Didot frères, 1854-1860.
Desfontaines, Lettre sur la personne et les ouvrages de M. de Campistron, dans Nouv. Parnasse, II (1736), p. 39-47. (Et dans : Observations Ecrits mod., II (1736), p. 305-12).
Doigny du Ponceau, Virginie ou le Decemvirat, Paris, Hardouin, 1777
Donati (Alessandro), De Arte poetica, Rome, Guglielmo Facciotti, 1631.
Du Teil (Jean), L’Injustice punie, Paris, Antoine de Sommaville, 1641.
Furetière (Antoine), Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et les arts, La Haye et Rotterdam, Arnout et Reinier Leers; rééd. Paris, SNL-Le Robert, 1978 (3 vol.).
Galluzzi (Tarquinio), Rinovazione dell’antica tragedia e difesa del Crispo, Roma, Nella stampazia Vaticana, 1633.
La Fare, (Charles-Auguste, marquis de), Mémoires et réflexions sur les principaux événements du règne de Louis XIV, Amsterdam, J.-F. Bernard, 1755.
La Harpe (Jean-François de), Lycée, ou Cours de littérature ancienne et moderne, Depelafol, Paris, 1825.
—, Virginie, Paris, Girod et Tessier, 1793.
La Mesnardière, (Hippolyte Jules Pilet de), La Poétique, Paris, Antoine de Sommaville, 1639.
La Porte, « Théâtre de Campistron », dans L’Observateur littéraire, t. III, Amsterdam, 1759.
Le Clerc (Michel), La Virginie romaine, Paris, Toussainct Quinet, 1645.
Moreri, (Louis), Le grand dictionnaire historique ou Le mélange curieux de l’histoire sacrée et profane (très nombreuses éditions de la fin du XVIIe siècle au XVIIIe siècle
Morvan de Bellegarde, « Sur les pièces de théâtre », dans les Lettres curieuses de littérature et de morale, Paris, Guignard, 1702, p. 333.
Parfaict (François et Claude), Dictionnaire des théâtres de Paris, Rozet, Paris, 1767.
—, Histoire du théâtre français depuis son origine jusqu’à présent, t. XII, Amsterdam, aux dépens de la Compagnie, 1735-1749.
Poitevin-Peitavi, Mémoire pour servir à l’histoire des Jeux Floraux, t. II, Toulouse, 1815.
Racine (Jean), Œuvres complètes, t. I, éd. Georges Forestier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999.
Ranchin-Lavergne, « Eloge funèbre de Campistron », dans Recueil de plusieurs pièces d’éloquence et de poésie présentées à l’Académie des Jeux Floraux, Pour les Prix de l’année M.DCC.XXIII, Toulouse, 1723, p. 225.
Richelet (P.), Dictionnaire françois contenant les mots et les choses, plusieurs nouvelles remarques sur la langue françoise.... avec les termes les plus connus des arts et des sciences, Genève, J.-H. Widerhold, 1680 (2 vol.).
Saint-Simon (Louis de Rouvroy, duc de), Mémoires, III, éd. Y. Coirault, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1983-1988.
Théâtre du xviie siècle, t. III, éd. Jacques Truchet et d’André Blanc, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1992.
Tite-Live, Les Décades, I, livre III, traduction de P. Du Ryer, Paris, Antoine de Sommaville, 1653.
Virginie, tragédie qui sera représentée sur le théâtre du collège du Plessis-Sorbonne, pour la distribution des prix donnés par monsieur l’abbé de Richelieu, le 11 jour d’août 1660..., Paris, F. le Cointe, (s. d.).
Voltaire, Lettre « Aux auteurs du Nouvelliste du Parnasse » (juin 1731), Œuvres, éd. Beuchot, t. LI, 1830.
—, « Hémistiche », dans Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, mis en ordre et publié par Diderot et d’Alembert, Genève, Pellet, 1778, tome 17, p. 206.

Travaux critiques §

Adam (Antoine), Histoire de la littérature française du xviie siècle, Domat, 1948-1952 (5 vol.) ; rééd. Del Duca, 1962 ; rééd. Albin Michel, 1996.
Bernet (Charles), Le Vocabulaire des tragédies de Jean Racine, Paris, Champion, 1983.
Clarke (Jan), The Guénégaud theatre in Paris, 1673 1680, Lewiston N.Y., Queenston Ont., Lampeter, E. Mellen, 1998.
Clauzade de Mazieux (Anne de), Le Théâtre des jésuites en langue française au Collège de Clermont, de 1670 à 1700, Mémoire de maîtrise : Lettres modernes : Paris 4 : 1986 (côte BNF : 4-YF-545).
Desprat (Jean-Paul), Les Bâtards d’Henri IV, l’épopée des Vendôme, Perrin, 1994.
Falk (Henri), Les Privilèges de librairie sous l’Ancien Régime, étude historique du conflit des droits sur l’œuvre littéraire, Genève, Slatkine reprints, 1970.
Forestier (Georges), Essai de génétique théâtrale. Corneille à l’œuvre, Paris, Klincksieck, 1996.
—, Passions tragiques et règles classiques. Essai sur la tragédie française, Paris, PUF, 2003.
Gérard (Pierre) et Genestet (Marc), Jean Galbert de Campistron et son œuvre (1656-1723), Catalogue d’exposition, Toulouse, Archives de la Haute-Garonne, janvier-mars 1957.
Grosperrin (Jean-Philippe ; sous la direction de), Campistron et consorts : tragédie et opéra en France (1680-1733), Littérature classique nº 52, 2004.
Haase (Alfons), Syntaxe française du XVIIe siècle, trad. Par M. Obert, Paris, A. Picard et fils, 1898.
Hausding (Curt), Jean Galbert de Campistron in seiner Bedeutung als Dramatiker für das Theater Frankreichs und des Auslandes, Leipzig, 1903.
Hepp (Noémi), compte rendu de l’ouvrage mentionné ci-après de D.F. Jones, XVIIe Siècle, 1980, n°128  « De la littérature à la rhétorique : Campistron imitateur de Racine », Le Langage littéraire au xviie siècle : de la rhétorique à la littérature, Tübingen, Narr, 1991.
Jones (Dorothy F.), Jean de Campistron : a Study of his Life and Works, University of Mississippi, (« Romance Monographs » n°32), 1979.
—, Les Tragédies of Jean de Campistron, Brown University, 1964 ; réed. Ann Arbor, UMI, 1993.
Kim (Kyung-Mee), Passions et idées morales dans l’œuvre tragique de Campistron, thèse de doctorat (dir. N. Hepp), Université de Strasbourg II, 1986.
Lancaster (Henry Carrington), A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, Baltimore, the Johns Hopkins Press, 1929-1942
Lanson (Gustave), Histoire de la littérature française, remaniée et complétée pour la période 1850-1950 par Paul Tuffrau, Paris, Hachette, 1952.
—, Esquisse d’une histoire de la tragédie française, Honoré Champion, Paris, 1927.
Lockert (Lacy), Studies in French Classical Tragedy, Nashville, Vanderbilt University Press, 1958 (chap. xvi).
Mellot (Jean-Dominique) et Queval (Elizabeth), Répertoire d’imprimeurs-libraires XVI-XVIIIe siècle, Paris, Bibliothèque nationale de France, 1997.
Robert (Pierre), La Poétique de Racine, et la constitution de la tragédie française, Paris, Hachette, 1890. [sur Campistron p. 303-304].
Röttenbacher (Leonhard), Die französischen Virginia-Dramen, Dessau, Gutenberg, 1906 [sur la Virginie de Campistron : p. 32-44].
Scherer (Jacques), La Dramaturgie classique en France, Nizet, s.d. [1950].
Stegmann (André), L’Héroïsme cornélien, genèse et signification, tome II : L’Europe intellectuelle et le théâtre (1580-1650), Paris, A. Colin, 1986.
Truc (Louis), MM. de Vendôme ou les Pourceaux d’Epicure, Paris, La Librairie française, 1956.
Wagner (Janet M.), The Tragic Theater of Jean Galbert de Campistron [thèse], Diss. Emory, 1972.

Articles §

Barbafieri (Carine), « D'une prétendue mollesse : galanterie et modernité de Campistron », dans Campistron et consorts : tragédie et opéra en France (1680-1733), Littérature classique n°52, 2004, p. 165-179.
Dejob (Charles), « Les Hardiesses de Campistron », Études sur la tragédie, Paris, [1897], p. 53-106.
Delmas (Christian), « Campistron, ou la défaite du mythe sur la scène tragique », dans Campistron et consorts : tragédie et opéra en France (1680-1733), Littérature classique n°52, 2004, p. 155-164.
Dubu (Jean), « Petite note sur Campistron », Cahiers Saint-Simon, nº 5, 1977, p. 62-64.
—, « Campistron émule de Corneille », Papers on French Seventeenth-Century Literature, nº 55, 2001, p. 449-460.
Fournel (Victor), « Contemporains et successeurs de Racine. Les poètes tragiques decriés. Le Clerc, l’abbé Boyer, Pradon, Campistron », Revue d’Histoire Littéraire de la France, I, 1894, p. 233-285.
Grosperrin (Jean-Philippe), « Introduction », dans Campistron (Jean-Galbert de), Tragédies (1684-1685) : Arminius, Andronic, Alcibiade, éd. Jean-Philippe Grosperrin et Jean-Noël Pascal, Toulouse, 2002, p. V-XXX.
Mansau (Andrée), « Pour une nouvelle lecture de Campistron : de la tragédie de mirliton au sombre destin des héros », Revue française d’histoire du livre, avril-mai-juin 1983, p. 55-63.
Marchand (Sophie), « Éthique et politique des larmes dans Virginie de Campistron », dans Campistron et consorts : tragédie et opéra en France (1680-1733), Littérature classique nº 52, 2004, p. 193-206.
Truchet (Jacques), « Campistron », dans Théâtre du XVIIe siècle, III, Paris Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1992, p. 1279-1284.
Van der Schueren (Eric), « Campistron ou les possibles d’une inflexion élégiaque de la tragédie », dans Campistron et consorts : tragédie et opéra en France (1680-1733), Littérature classique nº 52, 2004, p. 179-192.