L’ABBÉ DE PLÂTRE
COMÉDIE EN UN ACTE ET EN PROSE.
CINQUANTE-UNIEME PROVERBE.

M. DCC. LXXXI.

PERMISSION §

Vu l’approbation, permis de représenter et imprimer le 25 novembre 1780.

LE NOIR.

APPROBATION §

Lu et approuvé, ce 22 novembre 1780.

SUARD

À Paris, Chez Thomas Brunet, libraire, à côté de la Comédie Italienne.

PERSONNAGES §

  • MONSIEUR DE LEURMONT, Maître des Comptes. M. Rofiere.
  • MADEMOISELLE AGATHE, fille de M. de Leurmont. Mad. Pitro.
  • MONSIEUR DE SAINT-IVAL père, Payeur des Rentes. M. Suin.
  • MONSIEUR DE SAINT-IVAL. M. Michu.
  • LABRIE, Laquais de M. de Saint Ival. M. Valroy.
  • LAURENT, Jardinier de M. de Leurmont. M Meunier.
  • MONSIEUR L’ÉCHALAS, Treillageur. M. Thomaffin.
  • LE COMMISSAIRE.
  • Des ARCHERS.
La Scene est à Pantin dans le jardin de M. de Leurmont, dans un bosquet où il y avait une statue d’Abbé de Plâtre, et sur la gauche un pavillon, où loge Mademoiselle Agathe.

SCÈNE PREMIÈRE. Monsieur de Saint-Ival, Labrie. §

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Tu dis que Monsieur de Leurmont va arriver de Paris ?

LABRIE.

Oui, Monsieur, avec Mademoiselle Agathe ; le carrosse était à leur porte lorsque je suis parti, et suis venu au grand galop : mais vous savez que de Paris à Pantin il n’y a que cinq quarts de lieue.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Nous avons du temps.

LABRIE.

Oui ; et s’il me trouvait ici avec vous, je serais fort embarrassé. Je vous assure que ce que vous allez faire est d’une grande folie.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Bon, folie !

LABRIE.

Ma foi, vous vous en tirerez comme vous pourrez, pourvu que je ne m’en mêle pas davantage. Et si Laurent le jardinier vous surprenait ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Il est aussi à Paris ; il ne reviendra pas avant son maître ; et puis tu sais comme il est.

LABRIE.

Comme tous les Domestiques, qui dédaignent toujours tout ce qu’on aime le plus dans une maison.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

C’est pour cela qu’il ne prendra pas garde à moi, en me voyant ici en Abbé de Plâtre.

LABRIE.

Oui ; mais Monsieur de Leurmont ? Je suis sûr qu’il en est enchanté, de son Abbé de Plâtre, lui qui croit son jardin plus beau que tous ceux de ses voisins, qui y passe sa vie, qui n’a pas d’autre occupation que celle de le parcourir sans cesse, examiner chaque arbre, chaque plante, chaque fleur, et avec la plus grande attention.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Comment crois-tu qu’il puisse s’amuser de tout cela, avec sa mauvaise vue ?

LABRIE.

Monsieur, de même que les boiteux veulent toujours marcher, les gens à mauvaise vue veulent toujours tout voir. N’ont-ils pas des cabinets de tableaux, d’estampes, d’histoire naturelle ? Je parirais que depuis que Monsieur de Leurmont a mis cet Abbé dans son jardin, il est continuellement à l’admirer.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

À propos, il me semble que c’est là l’endroit où il étoit placé.

LABRIE.

Justement, c’était ici. Nous avons bien fait de l’enterrer cette nuit dans le petit bois, afin qu’on ne le trouve pas ailleurs. Je ne croyais pas que tous ces Abbés, qu’on voit sur les Boulevards, chez les Sculpteurs, fussent si pesants.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

C’est pourtant là que Monsieur de Leurmont a acheté le sien ; je m’en suis informé, pour y envoyer mon Tailleur, afin que mon habillement fût tout pareil.

LABRIE.

Nous perdons du temps : si vous vouliez vous habiller.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Allons, tu as raison : dépêchons-nous.

LABRIE.

Tenez, voilà l’habit.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Donne.

LABRIE.

Il ne faut pas le boutonner. Là, fort bien ! Voilà le chapeau.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Et le livre ?

LABRIE.

Le voilà.

Il le lui donne.

Placez-vous un peu pour voir.

Monsieur de Saint Ival se tient assis comme un Abbé de Plâtre.

À merveille ! C’est cela même.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL, se levant, et rendant le livre à Labrie.

Tu trouves donc qu’on pourra s’y tromper ?

LABRIE.

Sûrement, surtout Monsieur de Leurmont. Ah çà, Monsieur, combien comptez-vous rester ici de tems en statue ? Apparemment que Mademoiselle Agathe vous nourrira, puisque vous ne me demandez rien à manger.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Comment, coquin ! Oserais-tu la soupçonner.....

LABRIE.

Ma foi, Monsieur...

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Tais-toi, et apprends à respecter ce que j’aime.

LABRIE.

Et que voulez-vous donc faire ici ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Savoir si je pourrai être aimé.

LABRIE.

Quoi ! Vous n’en êtes encore que là ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

J’ignore ce qu’elle peut penser de mon amour : je lui ai écrit plusieurs fois pour le savoir, et elle ne m’a fait aucune réponse.

LABRIE.

Et vous croyez qu’elle vous aime ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Je n’en sais rien, te dis-je : je sais seulement qu’elle a reçu mes lettres ; et quoiqu’elle ne m’ait pas répondu, elle paroît me voir sans peine. Peut-être la timidité et la pudeur la retiennent. Enfin, je veux savoir mon sort, et pour cela, être à portée de lui parler et de la faire expliquer.

LABRIE.

Et si vous ne réussissez pas et qu’on vous découvre, Monsieur de Saint Ival sera furieux contre vous, s’il apprend tout ceci.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Je ne saurois le croire ; mon pere m’aime, il a connu l’amour, il excusera mon imprudence ; et si j’ai le bonheur d’être aimé, il sollicitera Monsieur de Leurmont, pour qu’il me donne....

LABRIE.

Sa fille, Mademoiselle Agathe ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Voilà ce que je désire, et ce que je n’ose espérer.

LABRIE.

N’est-ce pas dans ce pavillon qu’elle demeure ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Oui.

LABRIE.

Vous ne seriez pas mal là pour....

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

J’entends quelqu’un.

LABRIE.

C’est Monsieur de Leurmont : je m’enfuis.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Et le livre, où est-il ? Je ne puis pas me placer sans le livre. Je vais me cacher, en attendant, derrière ces arbres ; il ne pensera peut-être pas à l’Abbé.

SCÈNE II. Monsieur de Leurmont, Monsieur de Saint-Ival, caché ; Laurent, qui ne paraît pas. §

MONSIEUR DE LEURMONT.

Oui, je suis assez content de mon jardin : mais, Laurent, je voudrais... Eh bien, où est-il donc ? Laurent.

LAURENT, sans paraître.

Monsieur, je suis à vous tout-à-l’heure.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Il aura trouvé quelques branches qui passent sans doute. Ah çà, voyons un peu... Eh bien, où est donc mon Abbé ? Je ne le vois pas ; est-ce qu’on me l’aurait volé ? Laurent, Laurent ?

LAURENT.

Je ne vous demande qu’un moment.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Quitte tout, et viens tout de suite.

LAURENT.

Allons, allons, cela est bon.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Laurent, je te dis de venir.

LAURENT.

Oui, oui.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Il faut que j’aille le chercher.

Il sort.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL, paraissant.

Ah ! Voilà le livre.

Il le ramasse à terre.

Je vais me remettre en place.

Il se met à la place de l’Abbé.

MONSIEUR DE LEURMONT, ramenant Laurent.

Je te dis qu’il n’y est pas.

LAURENT.

Ah ! Pardi, je ne crois pas celui-là.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Tu vas voir. Regarde.

LAURENT.

Que voulez-vous que je regarde ? Est-ce que ne le voilà pas votre Abbé ?

Il travaille à la palissade.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Oui ; tu as raison, le voilà !

LAURENT.

Sûrement, le voilà.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Cela est singulier !

LAURENT.

Oui, singulier ! Je le trouve, moi, très ordinaire : voilà comme vous croyez toujours qu’on vous prend tout.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Allons, ne gronde pas, et écoute-moi.

LAURENT.

Croire qu’on va lui prendre son Abbé ! Voilà encore quelque chose de beau !

MONSIEUR DE LEURMONT.

Sûrement, et moi je l’aime beaucoup.

LAURENT.

Oui ; c’est une chose bien rare ! On en voit par-tout, et cela n’attrape seulement pas les chiens ; car ils y vont...

MONSIEUR DE LEURMONT.

Tiens, écoute mon projet.

LAURENT.

Vous n’avez qu’à toujours parler, pendant que je travaille.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Je veux faire faire une niche à mon Abbé.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL, à part.

Me faire une niche.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Oui, une niche en treillage, et le Treillageur va venir tout-à-l’heure, pour en prendre la mesure.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL, à part.

Ah ! Je suis perdu !

MONSIEUR DE LEURMONT.

Qu’est-ce que tu dis ?

LAURENT.

Moi ? Rien.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Tu as dit que c’était autant d’argent perdu.

LAURENT.

Ma foi, il me paraît que vous entendez comme vous voyez.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Oh ! Je sais bien que tu n’aimes pas mon treillageur ; mais c’est un habile homme.

LAURENT.

Oui, parce qu’il voudrait mettre tout votre jardin en bois et en copeaux peints en verd ; mais....

MONSIEUR DE LEURMONT.

Eh bien , où vas-tu ?

LAURENT.

À mes affaires.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Attends le Treillageur, et viens me trouver avec lui dans mon cabinet, nous reviendrons ici tous trois ensemble.

LAURENT.

Oui, oui.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Sûrement une niche fera bien au-dessus de mon Abbé : oui, mon cher Abbé, vous serez à couvert. Mais nous verrons cela avec le Treillageur. Adieu, cher Abbé, à tantôt.

SCÈNE III. Monsieur de Saint-Ival, Labrie. §

MONSIEUR DE SAINT-IVAL, du côté par où Labrie est sorti.

Labrie, Labrie.

LABRIE.

Me voilà , me voilà.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Je suis perdu, Labrie !

LABRIE.

Comment donc ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Il faut que je renonce à mon projet.

LABRIE.

Pourquoi cela ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Monsieur de Leurmont attend son Treillageur pour me faire une niche.

LABRIE.

Ah ! Celle-là sera bien véritable, par exemple.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Peux-tu rire dans l’embarras où je suis ?

LABRIE.

Sûrement.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Mais si ce Treillageur vient ici, en prenant ses mesures, il tournera autour de moi, et il ne s’y méprendra pas.

LABRIE.

Je l’empêcherai d’arriver.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Comment feras-tu ?

LABRIE.

Je le connais, il s’appelle l’Échalas ; c’est un ivrogne ; je viens de le voir entrer dans un cabaret ; je vais le trouver, je vous réponds qu’il n’en sortira pas si-tôt, et que lorsque je l’en laisserai sortir, il sera ivre à ne pas distinguer les objets.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Va donc promptement.

LABRIE.

Je pars. Mais qu’est-ce que j’entends-là ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Où ?

LABRIE.

Là-dedans ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Ah ! C’est sans doute Mademoiselle Agathe.

LABRIE.

Allons, profitez du moment, et comptez sur moi.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

C’est elle-même qui va sortir. Va-t-en.

SCÈNE IV. Mademoiselle Agathe, Monsieur de Saint-Ival. §

MADEMOISELLE AGATHE, lisant une lettre, soupire.

Ah !

Elle tombe assise sur un banc, et elle continue de lire.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL, bas.

Ô Dieux ! Que lit-elle là ?

MADEMOISELLE AGATHE.

Quel bonheur si...

Elle baise la lettre et lit.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL, bas.

Si c’était ma lettre ! Chantons pour la faire tourner de mon côté.

MADEMOISELLE AGATHE, se leve et avance.

Je croyais entendre quelque chose. Ah ! Si c’étoit lui !

Elle continue de lire.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL chante à voix basse.

Air : Je suis Lindor, du Barbier de Séville.
Tout reconnaît votre charmant empire,
Vous inspirez l’amour le plus constant.
Auprès de vous, que mon coeur est content,
Si c’est pour moi que le vôtre soupire.

MADEMOISELLE AGATHE.

Quelle douce voix !

MONSIEUR DE SAINT-IVAL, chante.

5 Seroit-ce en vain que mon amour se flatte ?
Ah ! Répondez, daignez combler mes voux :
Vous me rendrez l’Amant le plus heureux !
À vos genoux, voyez-moi chère Agathe.
Il se jette à genoux.

MADEMOISELLE AGATHE.

Ô ciel !

SCÈNE V. Mademoiselle Agathe, Monsieur de Leurmont ; Monsieur de Saint-Ival, à genoux. §

MONSIEUR DE LEURMONT.

Eh bien ! Qu’as-tu donc ? Bon ! Mon Abbé est tombé à terre !

MADEMOISELLE AGATHE, cachant Monsieur de Saint Ival.

Mon père...

MONSIEUR DE LEURMONT.

Mais aussi pourquoi toucher à cet Abbé ? Il faut le relever. Laurent, Laurent. Reste-là, je vais le chercher.

SCÈNE VI. Mademoiselle Agathe, Monsieur de Saint-Ival. §

MADEMOISELLE AGATHE.

Monsieur, retirez-vous promptement.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Cela m’est impossible.

MADEMOISELLE AGATHE.

Vous me perdrez.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Ne craignez rien ; je vais me remettre à ma place.

Il se remet en attitude.

MADEMOISELLE AGATHE.

Voici mon père.

SCÈNE VII. Monsieur de Leurmont, Mademoiselle Agathe, Monsieur de Saint-Ival, Laurent. §

MONSIEUR DE LEURMONT.

Je te dis que c’est ma fille, qui a touché l’Abbé et qui l’a fait tomber.

MADEMOISELLE AGATHE.

Moi, mon père.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Sûrement.

LAURENT.

Eh ! Monsieur, que voulez-vous qu’elle fasse d’un homme de plâtre ?... Mais, il n’est pas tombé.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Comment, il n’est pas tombé ?

LAURENT.

Parbleu non ; regardez-le.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Cela est vrai.

LAURENT.

Si je vous croyais, je perdrais ici tout mon temps.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Mais c’est qu’il m’avait semblé.... Tu y étais toi, ma fille, et tu l’as va comme moi.

LAURENT.

Je parierais bien que non, que Mademoiselle ne l’a pas vu comme vous. N’est-ce pas, Mademoiselle ?

MADEMOISELLE AGATHE.

Mais, Laurent.....

LAURENT.

Vous ne voulez pas démentir Monsieur votre père ; il a beau aimer son Abbé , je suis sûr que vous ne l’aimez pas comme lui. Mais je perds ici mon temps, et mon ouvrage ne se fait pas. Je m’en vas : vous aurez beau m’appeler, je ne reviendrai plus.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Moi, je vais aller attendre le Treillageur. Ah çà tu restes ici, toi ma fille ?

MADEMOISELLE AGATHE.

Mon pere, je vais aller avec vous.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Non, mon enfant, je t’en prie, reste-là : je veux que tu gardes mon Abbé, et tu me diras si quelqu’un vient le déranger de sa place ; car je ne crois pas m’être trompé deux fois, cela n’est pas possible.

MADEMOISELLE AGATHE.

Mais, mon pere, c’est que je voudrais aller...

MONSIEUR DE LEURMONT.

Allons, allons, je t’en prie, par complaisance pour moi, fais-moi le plaisir de rester ici.

MADEMOISELLE AGATHE.

Puisque vous le voulez.....

MONSIEUR DE LEURMONT.

Je te dis que je t’en prie. Adieu.

Il la baise au front.

SCÈNE VIII. Mademoiselle Agathe, Monsieur de Saint-Ival. §

MADEMOISELLE AGATHE.

Rentrons.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL, l’arrêtant.

Ah Mademoiselle, arrêtez, je vous en supplie, et daignez m’entendre.

MADEMOISELLE AGATHE.

Non, Mondieur, je ne le puis : dois-je vous aider à tromper mon pere ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Je ne veux tromper personne.

MADEMOISELLE AGATHE.

Croyez-vous que je puisse approuver les moyens que vous avez tenté pour me surprendre ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Moi ? Ah ! Je me punirais ; si j’avais eu le dessein de vous déplaire, d’attenter à rien qui pût vous donner une opinion désavantageuse de moi, de mon amour.

MADEMOISELLE AGATHE.

Que voulez-vous donc que je croie ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Que je vous aime, que je vous adore....

MADEMOISELLE AGATHE.

Si vous m’aimiez, vous me respecteriez davantage.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Je suis bien éloigné de vouloir manquer au respect que tout l’amour que j’ai pour vous m’inspire ! Pardonnez à un malheureux qu’il a rendu coupable : oui, c’est le désespoir où m’a réduit votre silence, qui m’a fait tout hasarder, pour apprendre mon sort de votre bouche.

MADEMOISELLE AGATHE.

Je croyais qu’il devait vous suffire que je ne vous eusse pas répondu.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Que dites-vous ? Serais-je assez malheureux...

MADEMOISELLE AGATHE.

Je ne dois point faire de choix.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Ah ! Tôt ou tard, si vous en aimez un autre, je ne le saurai que trop !

MADEMOISELLE AGATHE.

Je vous aimerais, qu’après ce que vous venez de faire, l’honneur et la vertu me forceraient d’étouffer mon amour.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Ô ciel !

MADEMOISELLE AGATHE.

Oui, Monsieur. Voyez à quoi vous m’exposez : votre démarche ne peut être toujours ignorée, et ma réputation...

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Moi, je pourrais hasarder de vous nuire, j’en aurais le projet ? Non, Mademoiselle, vous ne le croyez pas. Depuis que je vous aime, qu’elle a été ma conduite, et qu’ai-je fait qui ait pu mériter tant de rigueur ?

MADEMOISELLE AGATHE.

Un moment suffit pour vous dévoiler à mes yeux ; cette hardiesse est impardonnable.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Ah ! voyez mon repentir, il doit me rendre digne de votre pitié.

À genoux.

Ah ! Mademoiselle, je vous en supplie, daignez me regarder !

MADEMOISELLE AGATHE.

Que faites-vous encore ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Si vous ne me pardonnez, je meurs à vos pieds.

MADEMOISELLE AGATHE, soupirant.

Ah !

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Vous soupirez ? Dieux !.... Mais, non....

MADEMOISELLE AGATHE.

On vient, levez-vous.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL, à part.

Un mot, seulement ?

MADEMOISELLE AGATHE.

Non, je ne puis plus rien entendre ; je ne vous ai que trop écouté. Fuyons.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Remettons-nous encore : peut-être trouverai-je un autre moment.

Il reprend sa place.

SCÈNE IX. Monsieur de Saint-Ival, L’Échalas. §

MONSIEUR L’ÉCHALAS, ivre.

Eh bien, je ne le trouve nulle part, ce Monsieur de Leurmont.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL, à part.

Ah ! C’est le Treillageur ! Que devenir ?

MONSIEUR L’ÉCHALAS.

Je frappe à toutes les portes, à toutes les fenêtres, visage de bois partout ; personne ne me répond.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL, à part.

Voyez un peu ce coquin de Labrie qui le laisse échapper !

MONSIEUR L’ÉCHALAS.

On ne sait plus à présent par où entrer dans les maisons ; on ne trouve que des fausses portes, des fausses fenêtres...

MONSIEUR DE SAINT-IVAL, à part.

Comment faire ? M’en irai-je ? Écoutons ; puisqu’il parle seul.

MONSIEUR L’ÉCHALAS.

Oui, c’est toujours de la peinture par-ci, de la peinture par-là ; et avec toutes ces chiennes de décorations d’à présent, on vous fait casser le nez contre les murailles.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL, à part.

Il me paraît assez ivre.

MONSIEUR L’ÉCHALAS.

Si je n’y avais été attrapé qu’une fois, à la bonne-heure ; mais c’est que cela m’arrive tous les jours, encore hier.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Je crois que j’en tirerai parti.

MONSIEUR L’ÉCHALAS.

Qu’est-ce qui dit que j’en ai menti ? C’était le soir ; ma foi, la nuit tous chats sont gris.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Il était ivre comme aujourd’hui.

MONSIEUR L’ÉCHALAS.

Sûrement on fait comme l’on puis. Mais où est donc ce diable d’Abbé ? j’ai parcouru tout le jardin, et je ne le trouve nulle part. Cherchons encore, puisque c’est pour lui que je suis venu ici.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Si tu me trouves, il t’en souviendra.

MONSIEUR L’ÉCHALAS.

Qu’est-ce qui dit que cela n’est pas ? J’ai la lettre de Monsieur de Leurmont dans ma poche. La voilà, et je vais la lire.

Il veut lire.

Cela est singulier ! Je la lisais bien ce matin et ce soir.... Mais je la sais par cour. Oui, par cour, vous allez voir. Comment donc est-ce qu’elle disait ?... Ah ! je m’en souviens. Je vous prie, Monsieur l’Échalas...

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Il est bien honnête. Monsieur l’Échalas !

MONSIEUR L’ÉCHALAS.

Oui, Monsieur l’Échalas.

Il rit.

Ah, ah, ah. Je m’étonnais d’entendre répéter mon nom c’est qu’il y a un écho sans doute ici. Je vous prie, Monsieur l’Échalas.....

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

L’Échalas.

MONSIEUR L’ÉCHALAS.

Ah, ah, ah ! Le drôle de corps que cet écho ! Je vous prie, Monsieur l’Échalas.

Il écoute.

Il ne dit plus rien. De venir prendre la mesure de mon Abbé de Plâtre, pour lui faire une niche en treillage. La voilà la lettre.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Nous verrons s’il approchera.

MONSIEUR L’ÉCHALAS.

Mais où diable est-il donc fourré encore une fois, ce chien d’Abbé ? Ah ! voilà un Monsieur il faut que je lui demande s’il ne sait pas où on l’a mis.

Il note son chapeau et il approche.

Bon ! Eh ! Le voilà lui-même.

Il rit.

Ah, ah, ah ! cela est plaisant ! Moi qui en ai tant vu, j’y ai été pris comme un autre. Allons, voyons, prenons nos mesures.

Il met un pied sur la cuisse de l’Abbé, qui le fait tomber à terre, qui le bat avec sa règle, et qui se remet après à sa place. Monsieur l’Échalas à terre, dit :

Ah ! Mais ne badinons pas.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL, d’une voix sépulchrale.

Sors d’ici tout-à-l’heure.

MONSIEUR L’ÉCHALAS.

Comment ! Qui est-ce donc qui me parle ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Moi.

MONSIEUR L’ÉCHALAS.

Et qui m’a tant rossé ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Moi.

MONSIEUR L’ÉCHALAS.

Je ne vois personne. Il faut que je rêve apparemment.

Il se relève et se rapproche.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL, lui donnant un coup de pied au cul.

Je te dis, va-t-en.

MONSIEUR L’ÉCHALAS.

Oh ! Je ne rêve pas assurément. Mais qui a donc pu me frapper ? Je ne conçois pas cela, et si pourtant je suis de sang-froid. Continuons.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Ah ! Tu y reviens.

Il lui donne un soufflet avec son livre.

MONSIEUR L’ÉCHALAS.

Pour le coup, c’est l’Abbé lui-même ; je l’ai bien vu ; je n’en puis plus douter. Est-ce que ce serait un esprit de pierre que cet Abbé de Plâtre ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Oui, je suis un esprit, et je vais te tordre le cou, si tu m’approches encore.

MONSIEUR L’ÉCHALAS.

Ah ! Je l’ai deviné.

SCÈNE X. Monsieur de Saint-Ival, Labrie, Monsieur L’Échalas. §

LABRIE.

Eh bien, Monsieur l’Échalas, que venez-vous donc faire ici ?

MONSIEUR L’ÉCHALAS.

J’y suis venu.... Ah ! J’y suis venu pour recevoir cent coups de règle, un coup de pied au cul, et un soufflet.

LABRIE.

Et qui vous a donné tout cela ?

MONSIEUR L’ÉCHALAS.

Qui ?

LABRIE.

Oui.

MONSIEUR L’ÉCHALAS.

Eh ! C’est ce diable d’Abbé là, qui dit qu’il est un esprit, et qu’il me tordra le cou, si je m’en approche davantage.

LABRIE.

Eh bien, sauvez-vous.

MONSIEUR L’ÉCHALAS.

Par où ?

LABRIE.

Tenez, par cette petite porte que vous voyez.

MONSIEUR L’ÉCHALAS.

Allons, en vous remerciant, Monsieur de Labrie. Je vais chercher Monsieur de Leurmont pour me plaindre à lui, de m’avoir fait rouer de coups moi-même, dans son jardin.

LABRIE.

Allez plutôt boire un verre de vin pour vous remettre.

MONSIEUR L’ÉCHALAS.

Un verre de vin ?

LABRIE.

Ou deux.

MONSIEUR L’ÉCHALAS.

Je crois que vous avez raison ; vous me donnez là un bon conseil, un conseil d’ami, et je vais le suivre.

LABRIE.

Attendez-moi, j’irai vous retrouver.

MONSIEUR L’ÉCHALAS.

Je vous attendrai le verre à la main.

LABRIE.

Fort bien, fort bien.

SCÈNE XI. Monsieur de Saint-Ival, Labrie. §

MONSIEUR DE SAINT-IVAL, se levant.

Malheureux ! Tu m’as laissé surprendre par cet ivrogne.

LABRIE.

Ah ! Monsieur, il est question de choses bien plus sérieuses !

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Comment ! le Treillageur.....

LABRIE.

Je le croyois endormi ; mais nous n’avons pas un moment à perdre.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Quoi donc ?

LABRIE.

Vos chevaux sont sellés ; il faut partir à l’instant.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Que veux-tu dire.

LABRIE.

Quoique nous ne soyons pas coupables, il vaut mieux avoir affaire à la Justice de loin que de près.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Qu’est-ce que cela signifie ? Es-tu ivre ?

LABRIE.

Non , Monsieur, je suis de sang-froid, et ce qu’on vient de me dire m’aurait désenivré, si je m’étais laissé surprendre par le vin.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Mais quoi encore ? Parle donc ?

LABRIE.

J’étais au cabaret à enivrer le Treillageur comme je vous l’avais promis, lorsqu’un de mes amis, Clerc d’un Commissaire, est venu me trouver pour me dire : Je vous conseille, vous et Monsieur de Saint Ival, de vous sauver promptement : on vous accuse tous les deux d’avoir tué un homme , et vraisemblablement, nous allons avoir ordre de vous faire arrêter.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Mais tu sais bien que cela, n’est pas vrai.

LABRIE.

Sans doute ; cependant nous n’en serions pas moins en prison longtemps ; et après, qui sait....

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Allons, je ne crains rien.

LABRIE.

En vérité, Monsieur....

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Ce soir nous verrons cela. A présent, je ne veux point sortir d’ici que je ne sois sûr d’être aimé d’Agathe.

LABRIE.

Mais si vous l’étiez, vous n’en auriez que plus de regrets de mourir.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Allons, laisse-moi attendre le moment de la revoir. J’entends quelqu’un ; va-t-en, te dis-je.

Il reprend sa position.

LABRIE.

Je ne fuirai pas seul, et vous serez cause de notre perte à tous deux.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

J’entends Monsieur de Leurmont.

LABRIE.

Et je vois Monsieur votre pere avec lui.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Mon père.

LABRIE.

Oui, je vais les écouter.

Il sort.

SCÈNE XII. Monsieur de Leurmont, Monsieur de Saint-Ival père, Monsieur de Saint-Ival. §

MONSIEUR DE LEURMONT.

Tenez, asseyons-nous ici ; ma fille n’est pas chez elle, et personne ne nous entendra.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL PÈRE.

Je le veux bien.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Qu’est-ce qui peut donc vous occuper aujourd’hui, Monsieur de Saint Ival ? Je vous trouve l’air bien sérieux.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL PÈRE.

Mon ami, on est quelquefois bien à plaindre d’avoir des enfans !

MONSIEUR DE LEURMONT.

Pourquoi donc ? Je ne trouve pas cela, moi, et je serais très-fâché de n’avoir pas ma fille. A nos âges qui aimera-t-on, si l’on n’a pas d’enfants ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL PÈRE.

Vous avez raison ; mais si tout ce qu’on m’a dit qui s’était passé ici, cette nuit, était vrai.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Comment ici ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL PÈRE.

Oui. Vous n’en savez rien ?

MONSIEUR DE LEURMONT.

Non.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL PÈRE.

C’est sûrement un conte, et mon fils n’est pas capable....

MONSIEUR DE LEURMONT.

Comment, pas capable ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL PÈRE.

De ce dont on l’accuse. Non, cela ne saurait être.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Dites donc ce que c’est ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL PÈRE.

On m’a dit que c’était ici.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Eh bien, quoi ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL PÈRE.

Je vous dis, vous vous moqueriez de moi.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Pourquoi cela ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL PÈRE.

Si je croyais ce qu’on m’a dit. Sûrement....

MONSIEUR DE LEURMONT.

Mais, que vous a-t-on dit ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL PÈRE.

Que c’est chez, vous.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Chez moi ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL PÈRE.

Oui, dans votre jardin.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Eh bien, qu’a-t-on fait ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL PÈRE.

Qu’on a enterré le mort.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Un mort dans mon jardin ! Cela ne se peut pas.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL PÈRE.

Il y a pourtant un témoin.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Quel est-il ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL PÈRE.

Un paysan, qui prétend avoir tout vu.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Mais quoi donc ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL PÈRE.

C’est un Abbé.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Un Abbé !

MONSIEUR DE SAINT-IVAL PÈRE.

Oui, qu’il dit que mon fils et son laquais ont enterré dans votre bois, après l’avoir tué.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL, à part.

Ah ! Je respire.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Un Abbé !

MONSIEUR DE SAINT-IVAL PÈRE.

Eh bien, vous ne répondez pas ? Vous m’alarmez !

MONSIEUR DE LEURMONT.

Attendez, attendez.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL PÈRE.

Comment ?

MONSIEUR DE LEURMONT.

C’est que je pense que cet Abbé qui changeait de place tantôt....

MONSIEUR DE SAINT-IVAL PÈRE.

Que dites-vous donc ?

MONSIEUR DE LEURMONT.

Croyez-vous aux esprits, vous ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL PÈRE.

Non, assûrément.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Eh bien, je suis certain que tout ce qu’on vous a dit n’est pas vrai.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL PÈRE.

Cependant, c’est le Commandant de la Maréchaussée, qui est de mes amis, qui m’a conseillé de faire sauver mon fils : vous voyez bien qu’il croit l’affaire sérieuse.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Et est-il sauvé ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL PÈRE.

Je ne sais pas seulement s’il se doute de tout ceci.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Tant mieux, s’il n’est pas sauvé.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL PÈRE.

Comment, tant mieux ?

MONSIEUR DE LEURMONT.

Oui, parce que ce seroit s’avouer coupable.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL PÈRE.

Et si on le croit ?

MONSIEUR DE LEURMONT.

Je vous dis qu’il ne peut pas l’être. Tenez, j’ai toujours été une manière d’esprit fort, moi , et je ne crois les choses que quand je les vois.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL PÈRE.

Mais supposons que l’on trouve cet Abbé chez vous.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Mort ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL PÈRE.

Oui mort, et enterré ?

MONSIEUR DE LEURMONT.

Je n’en crois rien.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL PÈRE.

Eh bien, pour lors, donnerez-vous toujours votre fille à mon fils ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL, à part.

À moi !

MONSIEUR DE LEURMONT.

Mais...

MONSIEUR DE SAINT-IVAL PÈRE.

Vous voyez bien, quand la chose vous touche de près, que vous n’êtes plus si ferme.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Qu’appelez-vous, Monsieur, que je ne suis plus si ferme ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL PÈRE.

Ne vous fâchez pas, et cherchons ensemble l’endroit ou ce paysan a dit qu’ils ont mis cet Abbé.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Monsieur, l’on ne trouvera ici d’autre Abbé, que mon Abbé de Plâtre que voilà, et que j’aime beaucoup.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL PÈRE.

Comment votre Abbé de Plâtre ?

MONSIEUR DE LEURMONT.

Oui, vraiment. Voyez comme il est bien fait !

MONSIEUR DE SAINT-IVAL PÈRE, approchant.

Mais, il remue, votre Abbé !

MONSIEUR DE LEURMONT.

II remue ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL PÈRE.

Oui , il vient de tourner la tête.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Je n’avais donc pas tort tantôt.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL PÈRE.

Eh ! C’est mon fils !

MONSIEUR DE LEURMONT.

Votre fils ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Oui, mon père, oui Monsieur ; je vous demande pardon à tous deux.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL PÈRE.

Quelle est cette folie ? Qu’as-tu donc fait ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Vous avez bien raison ; c’en est une, et dont je ne suis que trop puni !

MONSIEUR DE SAINT-IVAL PÈRE.

Comment ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Je vous ai causé des alarmes, et je n’ai pas réussi dans mon projet.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Vous n’avez donc pas assassiné cet Abbé ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Moi, Monsieur ; quelle horreur ! Mais je n’en mourrai pas moins de douleur ! Je suis haï, méprisé....

MONSIEUR DE LEURMONT.

Haï, méprisé ! Je te réponds bien que non , et je ferai bien voir à ton pere que je suis ferme : je lui avois promis de te donner Agathe en mariage, et je te la donnerai.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Eh ! Monsieur, que me serviront vos bontés, si j’ai le malheur de lui déplaire, si elle ne peut pas m’aimer ?

SCÈNE XIII. Monsieur de Leurmont, Monsieur de Saint-Ival, Monsieur de Saint-Ival père, Laurent. §

LAURENT.

Eh ! Monsieur de Leurmont, venez donc ; venez donc vite. Voilà un Commissaire et des gens de justice qui saccagent tout votre jardin.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Comment, comment donc !

LAURENT.

Ils prétendent qu’on y a enterré quelqu’un, et il y a un paysan qui les conduit, qui dit qu’il en a été témoin.

MONSIEUR DE LEURMONT, riant.

Ah ! voilà un bon tour !

LAURENT.

Oui, riez, riez ; il sont à présent à fouiller dans le petit bois.

MONSIEUR DE LEURMONT, à Monsieur de Saint-Ival père.

Mon ami, ils ne trouveront sûrement rien.

LAURENT.

Mais que diable a-t-il donc aujourd’hui, lui qui aime tant son jardin ?

MONSIEUR DE LEURMONT, riant.

Ils seront bien attrapés !

SCÈNE XIV. Monsieur de Leurmont, Monsieur de Saint-Ival père, Monsieur de Saint-Ival, Le Commissaire, Laurent, Des Archers. §

UN ARCHER.

Monsieur le Commissaire, le paysan qui nous conduisait s’est enfui, dès qu’il a vu cette statue que je vous ai dit qu’on avait trouvé.

LE COMMISSAIRE.

Cela ne fait rien ; il faut parler au maître de la maison. Lequel de vous deux, Messieurs, est Monsieur de Leurmont ?

MONSIEUR DE LEURMONT.

C’est moi, Monsieur. Que voulez-vous ?

LE COMMISSAIRE.

Je ne sais pas pourquoi vous riez, Monsieur ; mais vous verrez qu’il n’y a rien de plaisant dans ce qui m’amène.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Non, pour vous.

LE COMMISSAIRE.

C’est pour vous-même, Monsieur, et l’on ne se moque pas de la Justice : en un mot, il y a un homme enterré ici.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Je ne crois pas cela.

LE COMMISSAIRE.

Vous niez le fait ? Il faut sûrement que vous soyez complice de ce délit.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Je ne saurois être complice d’une chose qui n’est pas ; vos recherches seront inutiles, et je vous conseille de ne pas perdre votre tems ici davantage.

LE COMMISSAIRE.

Monsieur, Monsieur, je n’ai que faire de vos conseils, et je ne m’en irai point que je n’aie trouvé ce que je cherche.

SCÈNE XV. Monsieur de Leurmont, Monsieur de Saint-Ival, Monsieur de Saint-Ival père, Le Commissaire, Laurent, Monsieur L’Échalas, Labrie, Des archers. §

MONSIEUR L’ÉCHALAS, ivre.

Monsieur le Commissaire ?

LE COMMISSAIRE.

Qu’est-ce qu’il y a ?

LABRIE, à Monsieur l’Échalas.

Taisez-vous donc.

MONSIEUR L’ÉCHALAS.

Je vous dis que je suis au fait.

LE COMMISSAIRE.

Laissez-le parler.

MONSIEUR L’ÉCHALAS.

Monsieur le Commissaire, vous cherchez un Abbé qui est mort ?

LE COMMISSAIRE.

Oui, mon ami.

MONSIEUR L’ÉCHALAS.

Eh bien, Monsieur le Commissaire, je l’ai trouvé ici tantôt, moi.

LE COMMISSAIRE.

Vous ?

MONSIEUR L’ÉCHALAS.

Oui, moi.

LE COMMISSAIRE.

Où cela ?

MONSIEUR L’ÉCHALAS.

Il était là.... Quelque part.

LE COMMISSAIRE.

Vous verrez qu’on l’a fait enlever.

MONSIEUR L’ÉCHALAS.

Eh tenez, parbleu, le voilà.

LE COMMISSAIRE.

Qu’est-ce que vous dites-donc ?

MONSIEUR L’ÉCHALAS.

Oui, Monsieur le Commissaire. Quand je dis que c’est lui.... C’est-à-dire que c’est son esprit.

LE COMMISSAIRE.

Son esprit ?

MONSIEUR L’ÉCHALAS.

Oui, l’esprit de l’Abbé que vous cherchez. Oh ! Rien n’est plus vrai, et je ne vous conseille pas de vous en trop approcher car il pourrait bien....

LE COMMISSAIRE.

Quoi donc ?

MONSIEUR L’ÉCHALAS.

Il pourrait bien.... Vous rosser comme tous les diables, comme il m’a fait tantôt. Demandez-lui, et s’il ne m’a pas assuré qu’il me tordrait le cou, si je ne m’en allais pas bien vite ; aussi je n’ai pas demandé mon reste.

LE COMMISSAIRE.

Expliquez-nous ce que cela signifie, Monsieur l’Abbé ; répondez, je vous prie.

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Monsieur, cela est fort aisé ; je ne suis point Abbé, et je sais ce qui a causé l’erreur de celui qui vous a conduit ici.

LE COMMISSAIRE.

Comment l’erreur ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Oui, Monsieur, j’ai voulu faire une plaisanterie à Monsieur de Leurmont, et pour cela j’ai enterré, cette nuit, un Abbé de Plâtre qui était dans ce jardin, afin de pouvoir me mettre aujourd’hui à sa place. Voilà ce que le paysan qui vous a amené a vu. Si vous voulez faire fouiller.....

LE COMMISSAIRE.

Eh ! Si ce n’est que cela, nous l’avons déjà trouvé. Voilà une plaisanterie dont nous nous serions bien passez. Messieurs , je vous souhaite bien le bonjour. Allons, allons-nous-en.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Mais n’avez-vous pas cassé mon Abbé en fouillant ?

LE COMMISSAIRE.

Monsieur, je n’en sais rien.

SCÈNE XVI. Monsieur de Leurmont, Monsieur de Saint-Ival, Monsieur de Saint-Ival père, Monsieur L’Échalas, Laurent, Labrie. §

MONSIEUR L’ÉCHALAS.

Je savais bien, moi, qu’il n’oserait pas approcher de l’Abbé.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Monsieur l’Échalas, vous reviendrez pour faire la niche que je vous ai demandé ?

MONSIEUR L’ÉCHALAS.

Oui, pour me faire rosser encore. Je ne crois pas que vous m’y rattrapiez, Monsieur de Leurmont , et je ne veux plus travailler pour vous, premièrement et d’un, et je m’en vas.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Laurent, va donc voir en quel état est mon pauvre Abbé.

LAURENT.

Je vais plutôt voir comme on a abîmé le jardin.

SCÈNE XVII. Monsieur de Leurmont, Monsieur de Saint-Ival, Monsieur de Saint-Ival père, Labrie. §

MONSIEUR DE SAINT-IVAL PÈRE.

NE vous embarrassez pas, Monsieur de Leurmont ; si votre Abbé est cassé, je vous en donnerai un autre.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Il ne sera jamais si bien fait.

LABRIE, bas à Monsieur de Saint-Ival.

Eh bien, Monsieur, avez-vous réussi ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Ah ! Labrie, je suis sans aucun espoir !

MONSIEUR DE LEURMONT.

Ah ! Voilà ma fille.

SCÈNE DERNIÈRE. Mademoiselle Agathe, Monsieur de Saint-Ival père, Monsieur de Saint-Ival, Monsieur de Leurmont, Labrie. §

MADEMOISELLE AGATHE.

Ah ! Mon père ! Est-il bien vrai ?

MONSIEUR DE LEURMONT.

Quoi donc ?

MADEMOISELLE AGATHE.

Monsieur de Saint-Ival ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL PÈRE.

Eh bien, Mademoiselle ?

MADEMOISELLE AGATHE.

On dit qu’on va arrêter Monsieur votre fils.

MONSIEUR DE LEURMONT, à Monsieur de Saint-Ival père.

Laissez-moi répondre, et cachez-le.

MADEMOISELLE AGATHE.

Dites donc, je vous prie ?

MONSIEUR DE LEURMONT.

Oui, voilà qu’on l’emmène.

MADEMOISELLE AGATHE.

Ô Dieux ! Quoi, il serait vrai....

MONSIEUR DE LEURMONT.

Achevé donc ?

MADEMOISELLE AGATHE.

Qu’il a tué un homme. Mon père !..... Ah ! Le malheureux Saint-Ival !

MONSIEUR DE SAINT-IVAL, à Labrie.

Qu’entends-je ! Elle me plaindrait !

LABRIE.

Ne vous montrez pas encore.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Mais, Agathe, qui peut donc t’alarmer ? Tu n’aimais pas Saint-Ival, tu vas être vengée.

MADEMOISELLE AGATHE.

Moi, vengée ! Que dites-vous ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL PÈRE.

Que si vous l’aimiez, Mademoiselle, sa grâce lui serait bientôt accordée.

MADEMOISELLE AGATHE.

Si je l’aimais !.... Eh ! Que pourrais-je faire pour lui sauver la vie ?

MONSIEUR DE LEURMONT.

Il faudrait l’épouser, ma fille.

MADEMOISELLE AGATHE.

Il ne dépendrait que de moi....

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

De faire mon bonheur, Mademoiselle !

MADEMOISELLE AGATHE.

Que vois je ? Quoi, c’est bien vous, Saint-Ival ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Oui, c’est moi, qui ne cesserai jamais de vous adorer.

MADEMOISELLE AGATHE.

Ah ! Je respire !

MONSIEUR DE LEURMONT, à Monsieur de Saint Ival.

Eh bien, te crois-tu encore haï, méprisé ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL.

Non, rien ne peut égaler l’excès de ma joie !

MONSIEUR DE SAINT-IVAL PÈRE.

Nous n’avons jamais eu d’autre projet que celui de vous unir.

MADEMOISELLE AGATHE.

Ah ! Mon père !... Quoi, Monsieur, il serait bien vrai ?

MONSIEUR DE SAINT-IVAL PÈRE.

Sans doute. Oubliez tous les maux que nous vous avons causés en vous laissant ignorer nos intentions.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Oui, oui ; et pour réparer le temps perdu, envoyons chercher un Notaire ; et en l’attendant, allons revoir mon pauvre Abbé. Mais pourquoi donc l’avoir enterré ?

LABRIE.

Pour le cacher, afin que vous crussiez que celui-ci était le vôtre, et qu’il pût savoir de Mademoiselle s’il en était aimé.

MONSIEUR DE LEURMONT.

Ah ! Fort bien ! Mon ami, dans notre jeunesse, nous en aurions fait autant. Allons, allons, je pardonne à ma fille de mieux aimer la copie que l’original.