L’AUTEUR AVANTAGEUX.
COMÉDIE.
TRENTE-HUITIÈME PROVERBE.

M. DCC. LXXI. Avec Approbation et Privilège du Roi.

de CARMONTELLE.

À Paris, chez Sébastien JORRY, vis à vis le Comédie Française, chez Le JAY, rue Saint Jacques, près celle des Mathurins.

PERSONNAGES §

  • L’ABBÉ.
  • LE CHEVALIER.
  • LE COMÉDIEN.
La scène est dans le jardin du Luxembourg.

SCÈNE PREMIÈRE. L’Abbé, Le Chevalier. §

LE CHEVALIER.

Ah, l’Abbé, je suis enchanté de vous rencontrer ; il y a mille ans que nous ne nous sommes vus nulle-part.

L’ABBÉ.

Il est vrai, et j’en suis pour le moins aussi fâché que vous ; mais j’ai eu beaucoup d’affaires.

LE CHEVALIER.

Et, votre tragédie, est-elle finie ?

L’ABBÉ.

Oui, c’est cela, en partie , qui m’a occupé ; parce que lorsqu’on est en train, il ne faut pas quitter.

LE CHEVALIER.

Sans doute la chaleur se perd, et cela ne se retrouve pas quand on veut. On dit que c’est un ouvrage admirable.

L’ABBÉ.

Mais je crois qu’il y a des choses que peu de gens seraient capables de faire. Je vous la lirai un de ces jours, si vous voulez.

LE CHEVALIER.

J’en ferai enchanté. Quel sujet avez-vous pris ?

L’ABBÉ.

C’est un sujet de pure invention. Cela s’appelle le Bacha d’Alep ; mais il n’y a rien là de tout ce que vous connaissez ; on ne paraît rien, et l’on est toujours surpris.

LE CHEVALIER.

C’est très bien.

L’ABBÉ.

L’âme est remuée, brisée, calmée ; on espère, on désire , on craint ; on est près d’être heureux, l’abîme s’ouvre, le désespoir vous y précipite, la Raison vous retient ; mais l’amour vous entraîne, tout est perdu ; lorsque la tyrannie est terrassée sous le poids des remords, la vertu est récompensée et prouve qu’elle est seule le vrai chemin du bonheur.

LE CHEVALIER.

Que de choses, l’Abbé, dans tout cela !

L’ABBÉ.

Je ne vous dis rien ; il faut voir l’enchaînement des événements, les détails... Il n’y a point de vers qui ne soient frappés au bon coin, qui ne peignent, qui ne saisissent, qui... Je suis quelquefois étonné d’avoir pu faire un ouvrage pareil.

LE CHEVALIER.

La chaleur avec laquelle vous en parlez, prouve bien que vous seul en êtes capable.

L’ABBÉ.

Monsieur, j’avais vu admirer nos plus belles tragédies, j’en avais bien senti aussi toutes ies beautés ; car je suis juste, j’avoue qu’il y en a ; mais je trouvais qu’il manquait toujours quelque chose à l’ouvrage le plus parfait dans ce genre.

LE CHEVALIER.

Ce que c’est que de bien voir ! Je suis un grand ignorant moi ; car je suis content de presque toutes celles qui sont restées.

L’ABBÉ.

Hé bien, moi, je vois souvent dans celles qui tombent, des lueurs de génie, qui ne sont pas dans les autres.

LE CHEVALIER.

Réellement ?

L’ABBÉ.

Je dis, très souvent.

LE CHEVALIER.

C’est admirable cela ! Par exemple.

L’ABBÉ.

Non, c’est tout simple, et je dois voir comme cela moi ; parce que je travaille ; vous ne voyez vous que le cadran de la montre, et moi j’en vois les ressorts, la mécanique. Je remonte au principe ; or on ne voyage jamais qu’on n’en retire quelque fruit, selon l’étendue de ses connaissances, vous entendez bien !

LE CHEVALIER.

À merveille !

L’ABBÉ.

Je me suis demandé à moi-même ; pourquoi dans cette pièce, dont tout le monde est enchanté, ai-je désiré quelque chose ? Je cherche ensuite ce que j’ai désiré, et je le trouve ; à force de travailler, j’étais parvenu au point de pouvoir être sûr de perfectionner toutes les pièces.

LE CHEVALIER.

Quelle entreprise !

L’ABBÉ.

Elle était sûre , vous dis-je ; mais j ai pensé que cet ouvrage paroîtrait impertinent à tous les admirateurs, esprits bornés, qui ne voIent jamais au-delà de ce qu’on leur présente.

LE CHEVALIER.

Oui, cela aurait pû arriver.

L’ABBÉ.

Il fallait donc prendre un parti : j’ai dit enseignons, par un exemple neuf, la vraie route que le Génie doit suivre ; que ces régles uniformes qui le contraignent soient détruites, que le Génie soit libre enfin. Et j’ai fait la Bâcha d’Alep.

LE CHEVALIER.

C’est un projet héroïque, digne d’une grande âme, d’une âme forte ! L’Abbé , votre enthousiasme me gagne.

L’ABBÉ.

Ce sera bien autre chose, quand vous verrez ma pièce.

LE CHEVALIER.

Et quand la donnera-t-on ?

L’ABBÉ.

Mais, je ne sais pas si jamais elle sera jouée, il faut des acteurs et nous n’en avons plus.

LE CHEVALIER.

Quoi vous croyez que ceux que nous avons actuellement ne seraient pas capables...

L’ABBÉ.

Bon capables ! Une preuve qu’ils ne le Sont pas, c’est qu’ils me la font demander par tout le monde ; qu’ils font agir auprès de moi les puissances supérieures, Sur ce qu’un des leurs qui me l’a entendu lire, Sans que je le susse, leur en a dit : vous sentez bien que s’ils en avaient conçu toutes les difficultés, ils auraient été épouvantés.

LE CHEVALIER.

Mais ne pourriez-vous pas les faire, évanouir ces difficultés, en montrant, à chacun la manière de jouer son rôle ?

L’ABBÉ.

Je suis incapable de me donner ce soin. Je compose chez moi ; mais dès qu’il faut me remuer hors de là, je ne le saurais.

LE CHEVALIER.

Vous aimez donc mieux enfouir le trésor que vous avez découvert ?

L’ABBÉ.

Oui, j’en jouis seul, ou avec quelques amis comme vous, par exemple.

LE CHEVALIER.

Nous ne devons pas le permettre, l’Abbé, pour votre gloire, pour celle de la Nation, pour.... Et tenez, voilà un Comédien qui sans doute vous cherche, je vais me joindre à lui pour vous presser.

L’ABBÉ, embarassé.

Non, Chevalier, laissez-le passer ; vous ne me déterminerez jamais, allons-nous-en.

LE CHEVALIER, le retenant par la main.

Non, non, je vais l’appeller. Monsieur, Monsieur ?

SCÈNE II. Le Chevalier, L’Abbé, Le Comédien. §

LE COMÉDIEN.

Monsieur le Chevalier, je vous demande bien pardon, je revois...

L’ABBÉ, voulant s’en aller.

Chevalier, j’ai une affaire très pressée.

LE CHEVALIER.

Monsieur, est-ce que vous connaissez la piéce de Monsieur l’Abbé ?

LE COMÉDIEN.

Un peu, Monsieur,

L’ABBÉ, voulant s’en aller.

Laissez-moi donc, Chevalier.

LE CHEVALIER, à l’Abbé.

Un moment.

Au Comédien.

Vous dites cela bien froidement ; vous êtes sans doute fâché contre lui.

LE COMÉDIEN.

Moi, Monsieur ?

LE CHEVALIER.

Oui, de ce qu’il ne veut pas la faire jouer.

LE COMÉDIEN.

Je vous demande pardon, Monsieur, il y a plus d’un mois que nous l’avons vue.

LE CHEVALIER, regardant l’Abbé.

Comment, vous l’avez vue ?

LE COMÉDIEN.

Oui, Monsieur l’Abbé nous est tous venu prier séparément d’en faire une lecture ; nous en avions entendu parler, et à dire vrai... Enfin nous avons eu un ordre qu’il a obtenu pour qu’elle soit lue, et elle l’a été huit jours après.

LE CHEVALIER.

Hé bien ? C’est un prodige, à ce qu’on dit, un chef-d’oeuvre de génie ?

LE COMÉDIEN.

Monsieur, je craignais de rencontrer Monsieur l’Abbé.

L’ABBÉ.

Bon, elle a été mal lue.

LE COMÉDIEN.

Non, Monsieur , il est vrai que dans le commencement l’on n’écoutait pas trop ; mais il y a des choses si peu attendues , si hors de vraisemblance, que l’attention s’est réveillée.

LE CHEVALIER.

Hé bien ?

LE COMÉDIEN.

Nous avons tous ri aux éclats.

LE CHEVALIER.

Comment ?

LE COMÉDIEN.

Oui, Monsieur, je suis fâché de le dire devant Monsieur Monsieur l’Abbé, elle a été refusée d’une commune voix, et nous la lui avons renvoyée.

LE CHEVALIER.

Je ne comprends pas cela.

LE COMÉDIEN.

Monsieur n’a donc point lu cette piéce ?

LE CHEVALIER.

Non ; mais l’Abbé, tout ce que vous m’avez dit, n’est donc pas vrai ?

L’ABBÉ.

Je vous demande pardon ; est-ce qu’on doit s’en rapporter à leur jugement ?

LE COMÉDIEN.

Monsieur, nous pouvons nous tromper quelquefois ; mais ce qui nous arrive est cet qui arrive à beaucoup de gens du monde, en entendant lire un ouvrage.

LE CHEVALIER.

Mais, en avait-on jugé de même dans le monde ?

LE COMÉDIEN.

Oui, Monsieur ; c’est ce qui faisait que mes camarades ne s’en souciaient pas.

LE CHEVALIER.

Mais l’Abbé, cet ouvrage si admirable, si difficile à représenter, et pour lequel ces Messieurs vous tourmentaient, dont les vers étaient frappés au bon coin !... À propos, Monsieur, les vers ?

LE COMÉDIEN.

Ah, Monsieur, comme le reste.

LE CHEVALIER.

Quoi, pas un bon vers ?

LE COMÉDIEN.

Pas un ; c’est beaucoup dire, cependant je serais bien embarrassé d’en trouver qu’on pût citer. Je fuis fâché de tout ce que je dis-là ; mais Monsieur le Chevalier étant prévenu comme il l’était, il aurait pû nous blâmer, et je suis obligé de nous justifier.

LE CHEVALIER.

Quoi, l’Abbé, vous saviez tout cela ?

LE COMÉDIEN.

Sûrement, Monsieur l’Abbé le savait et dans le plus grand détail.

L’ABBÉ.

Monsieur, tout le monde ne voit pas de même.

LE CHEVALIER.

Ou du moins vous ne voyez pas comme tout le monde ; j’aime mieux croire cela. Vous auriez pourtant pû vous dispenser de me dire comme on vous tourmentait pour donner votre pièce.

LE COMÉDIEN.

Nous vous l’avons demandée, Monsieur ?

LE CHEVALIER.

Et le peu de démarches et de soins que vous vous donniez pour cela, que malgré les puissances supérieures qui s’en mêlaient, vous ne vouliez pas vous rendre.

L’ABBÉ.

Quelle plaisanterie !

LE CHEVALIER.

Je ne plaisante point, mais je plaisanterai pour vous punir, je suis en fond.

L’ABBÉ.

Ce que j’ai dit...

LE CHEVALIER.

Est très ridicule. Monsieur, il faut venger vos camarades ; l’histoire sera bonne à conter, et je crois qu’elle leur fera quelque plaisir.

LE COMÉDIEN.

Le Public le saurait bientôt , si je la leur disais.

LE CHEVALIER.

En ce cas, dites sans hésiter.

L’ABBÉ.

Hé, Messieurs, qu’est-ce que je vous ai fait ?

LE CHEVALIER.

Il voulait corriger nos meilleures tragédies.

L’ABBÉ.

C’est un persiflage que tout cela. Adieu.

LE CHEVALIER, riant.

Adieu, adieu, l’Abbé : vous entendrez parler de moi.

Ils s’en vont.