LE SEIGNEUR AUTEUR
COMÉDIE PROVERBE

M DCC LXVIII.

de CARMONTELLE.

PERSONNAGES §

  • LE DUC.
  • MONSIEUR RONFLANT, Poète tragique.
  • MONSIEUR DÉCOUSU, Poète d’Opéra comique.
  • DUPRÉ, Valet de Chambre du Duc.
La scène est dans le cabinet du Duc.

SCÈNE I. La Duc, Dupré §

LE DUC en robe de chambre, s’agitant et se promenant.

Quoi, je ne pourrai pas faire un vers, un vers seulement ! Ah voyons.

Il écrit.

Non, il est trop long. Oui, mais de cette façon ?

Il écrit.

Il est trop court.

Il déchire son papier.

DUPRÉ.

Mais, Monseigneur, pourquoi faire ces vers vous-même, puisque vous avez tant de peine ?

LE DUC.

Tant de peine ? Qu’est ce que c’est que cette façon de parler ? Ai-je jamais eu de la peine à faire des vers.

DUPRÉ.

Je sais bien que non, tant que vous avez eu ce secrétaire un peu fou, que vous aimiez tant.

LE DUC.

Allons, taisez-vous ; vous me faites perdre mes idées.

DUPRÉ.

J’en suis bien éloigné et si j’en trouvais, je les donnerais tout à l’heure à Monseigneur.

LE DUC.

Des idées, vous ? Attendez, ne faites pas de bruit. Ah, oui-da, c’est lyrique tout à fait ; écrivons.

Il écrit.

Fort bien. Mais où est la rime ? Cela me fait perdre trop de temps. C’est incroyable qu’aujourd’hui je ne puisse pas.

DUPRÉ.

En vérité, Monseigneur, si vous vouliez m’entendre, vous auriez bientôt fait.

LE DUC.

Hé bien, Monsieur le Docteur, parlez.

DUPRÉ.

Je prendrais mon parti, moi, je ferais faire ces vers tout simplement par les gens du métier.

LE DUC.

Oui, si je n’en savais pas faire, imbécile.

DUPRÉ.

Ah, je demande pardon à Monsieur, je croyais.

LE DUC.

Allons, laissez-moi. Voyons encore.

DUPRÉ.

Monsieur Ronflant et Monsieur Décousu demandent à voir Monseigneur.

LE DUC.

Que me veulent-ils ? Je suis en affaire.

DUPRÉ.

Je le leur ai dit ; cependant, je crois que vous feriez bien.

LE DUC.

Allons, faites-les entrer.

SCÈNE II. Le Duc, Monsieur Ronflant, Monsieur Décousu. §

LE DUC.

Ah, Messieurs, je suis charmé de vous voir ; mais ce ne sera pas pour longtemPs; parce que je suis un peu occupé.

MONSIEUR RONFLANT.

Monsieur le Duc cultive toujours les Muses sans doute.

MONSIEUR DÉCOUSU.

Et il a raison ; elles le favorisent assez pour qu’il ne les délaisse pas.

LE DUC.

Il est vrai que quelquefois elles ne m’ont pas mal traité.

MONSIEUR RONFLANT, M. DE’COUSU.

Oh, toujours, toujours.

LE DUC.

Parfois elles ont des caprices, comme vous savez.

MONSIEUR DÉCOUSU.

Vous ne les connaissez guère, je crois ?

LE DUC.

Comme un autre.

MONSIEUR RONFLANT.

Monsieur le Duc, j’ai l’honneur de vous apporter le cinquième Acte de ma nouvelle Tragédie, si vous aviez un quart d’heure seulement à me donner.

MONSIEUR DÉCOUSU.

Moi, je ne veux faire voir ? Monsieur le Duc, que mon Ariette de la chaise de poste qui va se briser et qui sonne la ferraille, ce sera encore plus court.

MONSIEUR RONFLANT.

Monsieur Décousu, un moment, s’il vous plaît, vous ne devez parler qu’après moi.

MONSIEUR DÉCOUSU.

Monsieur Ronflant, vous prenez-là un ton.

LE DUC.

Messieurs vous vous disputerez une autrefois.

MONSIEUR RONFLANT.

Mais, Monsieur le Duc, jugez un peu si un poète d’Opéra comique doit avoir le pas sur un poète tragique ; si quelqu’un doit protéger le ton des Héros, je crois que c’est vous.

MONSIEUR DÉCOUSU.

Oui, le vrai ton des héros ; mais celui qu’ils n’ont jamais eu et qu’ils n’auront jamais, cela est différent.

MONSIEUR RONFLANT.

Qu’ils n’auront jamais ?

MONSIEUR DÉCOUSU.

Assurément ; au lieu que moi, je peins la nature, la vérité.

MONSIEUR RONFLANT.

La nature et la vérité, il y a bien du mérite à toujours copier, où est donc le génie ?

MONSIEUR DÉCOUSU.

Molière manquent de mérite, osez-vous dire cela ?

MONSIEUR RONFLANT.

Molière ! Molière, n’a point fait de tragédies.

LE DUC.

Eh, Messieurs, ne disputez pas, je n’ai pas le temps.

MONSIEUR RONFLANT.

Monsieur le Duc, suivant votre conseil, j’ai cherché pour mon dénouement, et j’ai imaginé un tyran de plus.

MONSIEUR DÉCOUSU.

Moi, j’ai cru que ma chaise de poste était une nouveauté dont vous seriez content.

LE DUC.

Je vous ai déjà dit que j’étais occupé très sérieusement.

MONSIEUR RONFLANT.

Si Monsieur le Duc voulait nous faire part de ses productions.

MONSIEUR DÉCOUSU.

Nous serions bien sûrs d’avoir de quoi admirer.

LE DUC.

Non, vous dis-je, j’ai passé toute ma matinée à rêver, à barbouiller du papier, sans pouvoir rien faire.

MONSIEUR RONFLANT.

C’est qu’apparemment c’est un nouveau genre que Monsieur le Duc a choisi ?

LE DUC.

Non, au contraire, c’est un couplet ; ainsi vous voyez bien.

MONSIEUR DÉCOUSU.

Personne n’en fait assurément aussi facilement, que Monsieur le Duc.

LE DUC.

Ordinairement cela ne me coûte rien ; mais, aujourd’hui je ne sais ce que j’ai.

MONSIEUR RONFLANT.

Est-ce un sujet rare ?

LE DUC.

Non, c’est un bouquet.

MONSIEUR DÉCOUSU.

Un bouquet ?

LE DUC.

Oui, un bouquet, pour une femme que j’aime, et vous sentez bien qu’il faut que cela soit neuf, qu’il faut de la pensée. Asseyez, vous asseyez-vous-là.

MONSIEUR RONFLANT.

Mais la pensée Monsieur le Duc l’a trouvée.

LE DUC.

Moi !

MONSIEUR DÉCOUSU.

Oui, un bouquet.

LE DUC

C’est vrai; c’est moi qui veux que ce soit un bouquet. Comme vous dites, voilà la pensée trouvée. Mais il faut la mettre en chant, et voilà le difficile.

MONSIEUR DÉCOUSU.

Avez-vous choisi un air ?

LE DUC.

Bon, j’en ai cent.

MONSIEUR DÉCOUSU.

Il faut s’arrêter à un seul.

LE DUC.

C’est vrai, aussi j’avais envie de prendre.

MONSIEUR RONFLANT.

Monsieur Décousu vous en dira, Monsieur le Duc.

MONSIEUR DÉCOUSU.

Oui, prenez.

Il chante.
1
C’est la fille à Simonette.

LE DUC.

C’était justement celui-là que j’avais en vue.

MONSIEUR RONFLANT.

Hé bien, votre couplet est fait.

LE DUC

Pas tout à fait.

MONSIEUR RONFLANT.

Pardonnez-moi, tenez, écrivez.

LE DUC, prenant sa plume.

C’est vrai, les choses viennent quelquefois comme cela sans peine.

MONSIEUR DÉCOUSU.

Sans peine, vous n’en avez sûrement pas.

MONSIEUR RONFLANT.

Vous commencez par dire.

Il chante. Il chante, et l’on chante tous les vers à mesure qu’on les fait.
Que de fleurs on va répandre.

LE DUC.

Oh, pour ce vers là, je l’ai déjà écrit plus de vingt fois et je l’ai effacé de même.

MONSIEUR RONFLANT.

Pourquoi l’effacer ? Il est bon ; il annonce la fête.

LE DUC.

C’est vrai.

Il écrit.
Que de fleurs on va répandre.

MONSIEUR DÉCOUSU.

Dans un jour aussi charmant !

LE DUC.

Voilà ce que j’ai fait.

5 Que de fleurs on va répandre,
Dans un jour aussi charmant !

MONSIEUR RONFLANT.

Vous allez d’un train ! Attendez ; voyons ce que vous allez dire. Laissons faire Monsieur le Duc, ne le troublons pas.

LE DUC.

Je dirais par exemple.

MONSIEUR DÉCOUSU.

Que de chants se font entendre,

MONSIEUR RONFLANT.

Pour exprimer ce qu’on sent !

LE DUC.

Oui, oui.

Que de chants.

MONSIEUR DÉCOUSU.

Se font entendre,

Un moment s’il vous plaît

10 Pour...

MONSIEUR RONFLANT.

Exprimez ce qu’on sent !

LE DUC.

Pour exprimer ce qu’on sent !

Je ne trouve pas mal ces deux vers là, qu’en dites- vous ? Ne me flattez pas ; parlez-moi naturellement ?

Que de fleurs se font entendre,

MONSIEUR DÉCOUSU.

Que de chants.

LE DUC.

Oui, oui.

Que de chants se font entendre,
Pour exprimer ce qu’on sent !

Cela va bien.

MONSIEUR RONFLANT.

À merveilles !

LE DUC.

Voyons un peu le reste. Je voudrais parler de ses grâces.

MONSIEUR RONFLANT.

Oui, de ses grâces ; c’est très bien vu.

MONSIEUR DÉCOUSU.

15 Vos grâces, votre art de plaire.

LE DUC.

Oui, je dis.

Vos grâces, votre art de plaire.

Écrivons.

MONSIEUR RONFLANT.

Ce n’est sûrement pas nous qui le faisons dire à Monsieur le Duc.

LE DUC.

Vous grâces, votre art de plaire.

MONSIEUR RONFLANT.

Font répéter tous les jours.

LE DUC.

Se répètent tous les jours :

MONSIEUR RONFLANT.

Non, non, vous dites.

20 Font répéter tous les jours :

LE DUC.

Oui, oui, je dis.

Font répéter tous les jours :

Font répéter, font répéter ; il y a bien de quoi ; c’est qu’il faut peindre en chantant.

MONSIEUR DÉCOUSU.

Sans Doute, et c’est-là votre talent.

LE DUC.

Oui, je n’y suis pas absolument maladroit.

Font répéter tous les jours :

MONSIEUR DÉCOUSU.

C’est la fête de Cythère ;

LE DUC.

Oh, pour celui-là, je me le vole à moi-même en le faisant ; je n’ai pas dit autre chose de la matinée.

C’est la fête de Cythère ;

MONSIEUR RONFLANT.

25 C’est la fête des Amours.

LE DUC.

Cela va de soi-même ; fête de Cythère, fête des amours ; qui dit l’un, dit l’autre.

MONSIEUR DÉCOUSU.

Dites, qui fait l’un, fait l’autre.

LE DUC.

Sûrement.

C’est la fête des Amours.

MONSIEUR RONFLANT.

C’est un tableau charmant !

MONSIEUR DÉCOUSU.

On ne voit que des guirlandes dans les airs.

MONSIEUR RONFLANT.

Des fleurs les parfument ; c’est un spectacle enchanteur ! Personne que vous ne pourrait dire aussi bien :

C’est la fête de Cythère;
C’est la fête des Amours.

LE DUC.

Il est vrai que je n’en suis pas mécontent, j’ose le dire.

MONSIEUR DÉCOUSU.

Parbleu, je le crois bien.

LE DUC.

Revoyons tout le couplet, Messieurs, je vous en prie.

Il chante.
Que de fleurs on va répandre,
30 Dans un jour aussi charmant !
Que de chants se font entendre,
Pour exprimer ce qu’on sent !

MONSIEUR RONFLANT.

Je vois la décoration de la fête. Quelle pompe ! Quelle magnificence !

MONSIEUR DÉCOUSU.

Les choeurs chantants, sont rangés à droite et à gauche.

LE DUC.

C’est vrai, je n’y avais pas pris garde.

MONSIEUR RONFLANT.

Bon, rien ne manque ? Cette fête ; quelle imagination !

MONSIEUR DÉCOUSU.

Et dans un seul couplet.

LE DUC.

Vos grâces, votre art de plaire
Font répéter tous les jours :
35 C’est la fête de Cythère,

Tous trois ensemble.

C’est la fête des Amours.

MONSIEUR RONFLANT.

Divin !

MONSIEUR DÉCOUSU.

Délicieux !

LE DUC.

Je suis bien aise que vous en soyez contents.

MONSIEUR DÉCOUSU.

Contents ?

MONSIEUR RONFLANT.

Nous en sommes enchantés, ravis.

LE DUC.

Hé bien ; croiriez-vous que ce matin j’ai été au point de croire que je ne parviendrais jamais à faire ce couplet ?

MONSIEUR DÉCOUSU.

Vous ne connaissez pas vos talents, Monsieur le Duc.

MONSIEUR RONFLANT.

Quand voulez-vous que je revienne pour mon cinquième Acte, car je voudrais après obtenir une lecture des Comédiens ?

LE DUC.

Mais quand vous voudrez.

MONSIEUR RONFLANT.

J’ai grand besoin que Monsieur le Duc veuille bien leur faire parler par quelqu’un.

LE DUC.

Je le veux bien, vous me direz par qui.

MONSIEUR RONFLANT.

C’est que c’est difficile.

MONSIEUR DÉCOUSU.

Moi, je ne demande que le suffrage de Monsieur le Duc, sur mon ariette ; car le musicien en est content.

LE DUC.

Nous verrons, je vous dirai naturellement.

MONSIEUR DÉCOUSU.

C’est-là tout ce qui me retient, les rôles sont déjà distribués, et cela ira tout de suite.

LE DUC.

Je vous ferai dire.

MONSIEUR DÉCOUSU.

Pour votre couplet, Monsieur le Duc, je voudrais l’avoir fait.

MONSIEUR RONFLANT.

Et moi aussi, je vous en réponds.

LE DUC.

Vous me faites le plus grand plaisir.

MONSIEUR RONFLANT.

Je vous en demanderai une copie la première fois.

LE DUC.

Vous l’aurez.

MESSIEURS RONFLANT et DÉCOUSU chantent en s’en allant.

C’est la fête de Cythère,
C’est la fête des Amours.

SCÈNE III. Le Duc, Dupré. §

LE DUC.

Oh là, quelqu’un !

DUPRÉ.

Monseigneur ?

LE DUC.

Allons.

DUPRÉ

Hé bien, Monseigneur, votre couplet ?

LE DUC.

Il est fait.

DUPRÉ.

Et vous en êtes content ?

LE DUC.

Je t’en réponds, il est charmant !

DUPRÉ.

Je savais bien que vous en viendriez à bout, je n’avais garde de renvoyer ces Messieurs.

LE DUC.

Allons, viens, je te le chanterai en m’habillant.

Il s’en va et il emporte le couplet.