PAR MONSIEUR CHEVREAU.
Chez Augustin Courbe, Libraire & Imprimeur de Monsieur frere du Roy, dans la petite Salle du Palais, à la Palme.
M. DC. XXXVIII.
AVEC PRIVILEGE DU ROY.
Édition critique établie par Frédéric Sprogis dans le cadre d'un mémoire de master 1 sous la direction de Georges Forestier (2008-2009)
Vie et œuvres d’Urbain Chevreau §
Ce n’est pas d’une vie comme la mienne, (…) qu’a traité Seneque,
quand il a traité de la vie heureuse :
celle que je meine, est une vie de Messager ou de Postillon.
Le regret perce dans cette formule quelque peu désabusée qu’Urbain Chevreau fait parvenir à son ami jésuite Roatin, en février 1664, alors qu’il avait déjà cinquante-et-un ans. Moins poète que « messager », moins artiste que « postillon », cet homme déjà âgé pour son siècle semble déçu de ne pas avoir pu réaliser tout ce qu’il avait souhaité. Pourtant, parmi les poètes mediocres qui peuplent le XVIIe siècle, il n’est pas le moins connu. Encore aujourd’hui, on peut retrouver sa trace dans les anthologies poétiques récentes du Grand Siècle1. Son œuvre théâtrale demeure en revanche en grande partie dans l’ombre, éclipsée qu’elle a été par les phares de son époque, au premier titre desquels Corneille, qu’il connaissait et admirait. Pourtant, en 1638, année de parution de Coriolan, il a déjà tenté de se faire connaître en proposant plusieurs tentatives dramatiques en seulement deux ans. Reprendre la célèbre histoire de Coriolan, le général romain traître à sa patrie mais fléchi par l’amour de sa mère, connue du public, était sans doute un nouveau moyen pour lui de se distinguer dans les théâtres parisiens, l’impliquant au passage dans une rivalité frontale avec un autre dramaturge, François de Chapoton, qui propose au même moment sa propre version de cet épisode de l’Antiquité. Cependant, il semble que même ses contemporains et les hommes de lettres de la fin du XVIIe siècle aient tout oublié de son œuvre dramatique. L’auteur anonyme qui signe l’« Abrégé de la vie de Mr Urbain Chevreau » en tête des Œuvres meslées publiées en 1717 n’en fait même pas mention. C’est pourtant par le théâtre, comme bon nombre de ses contemporains, qu’il est entré en littérature.
Un savant voyageur §
De Loudun à Paris, l’entrée en littérature §
Urbain Chevreau est né à Loudun, le 20 avril 1613. La date a été définitivement fixée par Gustave Boissière2, qui a écarté toutes les incertitudes sur ce sujet. Il a grandi dans une famille modeste (son père était peintre-vitrier, comme l’indique l’acte de naissance3) et il fait ses études à Poitiers avant de s’installer rapidement à Paris avant même d’avoir obtenu sa licence de droit. Comme de nombreux auteurs de ce début du XVIIe siècle, il est décidé à « se faire un nom » dans le monde des lettres, alors que Corneille reste sans écrire de 1637 à 1640. Parmi ses premières œuvres n’ont été conservées que quelques pièces de théâtre : ses premiers essais dramatiques, de même que certaines de ses Lettres, ont été perdus. Sans avoir « d’autres protecteurs qu’Apollon & les neuf Sœurs4 », il parvient néanmoins à acquérir une certaine célébrité et à faire représenter en 1637 à l’Hôtel de Bourgogne la Suite et le mariage du Cid, à peine un an après le chef-d’œuvre. On peut comprendre que cette première tentative n’ait eu qu’un succès médiocre, sans doute perdu au milieu de la violente « Querelle du Cid » et du triomphe populaire de la pièce de Corneille. Cependant, Chevreau persiste dans l’écriture théâtrale et s’essaye à tous les genres. Après une première tragi-comédie, il fait publier et représenter la même année une comédie, L’Avocat dupé, et une tragédie, La Lucresse romaine. Il parvient à réaliser son objectif : se faire connaître du monde des lettres. Comme l’écrira son biographe anonyme :
Ce n’étoit pas de ces savans, qu’un Pédantisme insuportable rend à charge à tout le Monde ; son humeur libre & enjoüée, la persuasion, où il étoit que les vastes connoissances sont toujours très bornées ; enfin la Haine qu’il portoit à tout ce qui ressentoit l’amour propre, sont des qualitez, qui rendoient sa conversation agréable autant qu’elle étoit utile ; aussi la Renommée le fit bien-tôt connoître, & son Erudition lui fit des Amis depuis la Loire jusqu’au fond du Nord. 5
En 1638, il publie sa quatrième pièce, Coriolan et dans les années qui suivirent, il fera trois nouvelles tentatives théâtrales : Les Deux amis, comédie (1638), L’Innocent exilé, tragédie (1640) et Les Véritables frères rivaux, tragi-comédie (représentée en 1641 à l’Hôtel de Bourgogne). G. Boissière signale que trois privilèges accordés à Chevreau (pour Coriolan, Les Deux Amis et Les Véritables Frères rivaux) ont été signés par Conrart « ce qui constituait (…) ‘autant de brevets’6 » ; on peut donc penser qu’il faisait partie des auteurs qui s’étaient effectivement forgé une réputation flatteuse à l’époque, ce qui n’assurait pas pour autant le succès.
Après ces huit années de production théâtrale, Urbain Chevreau quitte Paris, à trente ans passés, pour revenir s’installer à Loudun (il est de retour au pays en 1647). Il continuera à écrire, et à écrire beaucoup, sans jamais être tenté par un retour au théâtre. S’est-il lassé d’un effet de « mode » ? Ou plutôt, aurait-il constaté que d’autres que lui avaient plus de succès auprès du public ?
Tour d’Europe §
Il passe alors sa licence de droit à Poitiers7 et se fixe à Loudun où il refuse toutes les offres qui lui sont proposées (dont un canonicat) afin de préserver sa liberté, chère à ses yeux, à tel point que, toute sa vie, il refusera le mariage8. Au cours de l’année 1652, il quitte à nouveau sa ville natale pour entamer une série de voyages qui l’emmènent à Stockholm en 1653. Il devient un habitué de la cour de Christine de Suède qui en fit son « secrétaire des commandements9 », poste qu’il occupa jusqu’en 1656 soit après l’abdication de la Reine pour Charles X. Mais il ne quitta pas la littérature pour autant. Vers 1654, il imagina un grand projet qui l’occupa pendant de longues années : celui de réaliser une Histoire du Monde, auquel il consacra la majorité du temps libre dont il disposait à la cour de la reine. Il produisit plusieurs textes, vers galants, ballets, joués et appréciés à la Cour. Cependant, ce long séjour en Suède ne le coupa pas des affaires littéraires de son pays. Il entretint une correspondance volumineuse, comme il le fit tout au long de sa vie, avec les grands hommes de lettres du temps et ses amis personnels comme Jean Chapelain, Georges de Scudéry ou encore Tristan l’Hermite. Il s’informa des événements en France : ainsi apprit-il en Suède la mort de Guez de Balzac (1654), et envoya quelques stances à Conrart en guise d’hommage :
A LA MEMOIRE DE BALZACPar M. Chevreau, secrétaire des commandements de la reine de Suède
Muses, Balzac est mort et ce malheur extrêmeVous ôte pour jamais votre plus ferme appui ;Comme il fut l’Eloquence même,L’Eloquence est morte avec lui.
Vous osâtes d’abord lui promettre une gloire,Que devaient respecter les siècles à venir ;Vous êtes filles de Mémoire,Conservez-en le souvenir. […]
Mais n’apréhendez point ou que sa gloire meure,Ou qu’il en manque aucune à sa félicité ;Avec vous la France le pleureEt Christine l’a regretté10.
L’abdication de Christine ne lui fit pas quitter la Suède immédiatement : il resta à la Cour de Charles-Gustave comme secrétaire de cabinet. Mais après ces six années passées en Suède, il est atteint par un certain ennui, et « l’Ermite de Loudun11 » souhaita revenir en son pays. Son retour en France est difficilement datable avec précision, mais il est acquis qu’il est à nouveau à Loudun en juillet 1656, d’où il envoya une lettre à Saint-Amant. Friand de calme et de solitude qui lui permettent de continuer à écrire ses lettres (notamment à la noble famille de Thouars, les La Trémoille), il n’eut pas « le tems de jouïr de la tranquillité & du Repos qui lui étoient si chers12 ». En effet, outre ses passages réguliers à Paris pour y fréquenter ses amis, il reprit ses voyages à l’étranger. De manière générale, Chevreau s’est beaucoup déplacé durant cette période, et ce dans une grande partie de l’Europe, de la Suède à l’Italie. Il est difficile de retracer exactement les périodes de sa vie relatives à ses voyages. Les indications sont fournies ponctuellement par la datation de sa volumineuse correspondance. Le 3 mai 1662, une lettre à la Princesse de Tarente signale sa présence à Thouars ; dès 1663, il se rendit à Cassel, puis arriva en Italie. Il passa un assez long séjour à Copenhague, au « royaume de Dennemark », invité par Frédéric III. Il fit ensuite de nombreux allers-retours, courts déplacements, entre Venise et Brunswick, avant de revenir à Cassel, puis de se fixer dans le Hanovre, à la cour du duc Frédéric. Quelques semaines plus tard, il partit pour Heidelberg, à la demande de l’Electeur Palatin, afin de favoriser la conversion au catholicisme de la Princesse Electorale, en vue de son mariage avec Monsieur, frère du Roi. La plupart des biographes de Chevreau signalent cet épisode important de sa carrière, du préfacier anonyme des Œuvres meslées à Charles Ancillon13, et lui-même s’y arrête longuement :
Je fus engagé de passer par Heidelberg, où M. l’Electeur Palatin (Charles Loüis) me fit l’honneur de me venir voir avec toute la Maison Electorale, & les Principaux de son Conseil. J’y fus retenu avec le titre de Conseiller quand je croyois retourner en France : & Madame la Princesse Palatine Doüairiere, Sœur de la Reine de Pologne, menageoit alors le mariage de Madame la Princesse Electorale avec Monsieur. Comme elle ne pouvoit estre Madame en France, sans estre de la Religion Romaine ; que M. l’Electeur n’eût jamais souffert, qu’un Religieux, de quelque Ordre qu’il eût été, ou un Prêtre fût introduit dans sa Cour ; & que les Etrangers ne voyent point les Princesses, dans les Appartemens, j’eus un moyen seur de voir celle-là, & de plus, la joye de la convertir, aprés avoir pris toutes les précautions & les mesures que je pouvois prendre. J’y emploiai dix-huit ou vingt jours, quatre heures par jour, sans qu’aucun en pût former le moindre soupçon14.
Cette brillante réussite lui octroya une position privilégiée à la Cour de Paris car ce mariage, ordonné par le Roi Louis XIV, devait avoir lieu, avec réussite, le 16 novembre 1671.
Deux ans seulement après son retour à Paris début 1676, il fut nommé par le Roi précepteur de Louis-Auguste de Bourbon, duc du Maine, et enfant légitimé de Louis XIV et de Madame de Montespan. Gustave Boissière15 indique que ce poste fut une réussite pour Chevreau : « Le prince avait d’heureuses dispositions, un esprit ouvert, de la docilité et un vif attachement à ses maîtres ». Il semble en effet qu’Urbain Chevreau ait retiré de son nouveau statut une grande fierté, « car ce choix seul fait mieux l’eloge du Mérite, de la Reputation & du Savoir de Mr. Chevreau que tout ce qu’on pouroit en dire ; & j’ose dire que ce Prince qui donnoit de si belles espérances, ausquelles il a si bien repondu, ne pouvoir tomber en de meilleures mains16 ». En effet, il se trouvait que Madame de Maintenon avait beaucoup d’affection pour le fils de son mari, au point même d’avoir fait publier des Œuvres diverses d’un auteur qui n’a pas encore sept ans.
L’érudit de Loudun §
Resté aux côtés du duc du Maine près de six ans, il est nommé secrétaire de ses commandements en 1682. Une vingtaine d’années avant sa mort, Urbain Chevreau décide de quitter la capitale, et « pour vaquer plus en repos aux exercices de la vie Chrétienne, il s’étoit retiré dans une belle maison, qu’il avoit fait bâtir à Loudun17 » : il s’y fixe en 1685. Désormais installé en France, Urbain Chevreau peut se consacrer pleinement à ses projets littéraires et érudits. Son Histoire du monde, projet qu’il porte depuis près de trente ans, est enfin terminée en 1686. Il s’agit de l’ouvrage qui lui a procuré le plus de renommée et qui a consacré sa réputation d’érudit :
Il falloit pour composer un Livre une si vaste étenduë, & qui embrasse tant de matieres, avoir une bonne Bibliotheque & savoir en faire un bon usage ; soit par l’assiduité au travail, soit par les talents que l’on peut avoir reçus de la nature. On peut dire que toutes ces choses ont concouru à la production de cet Ouvrage18.
Au cours de sa retraite à Loudun, Chevreau s’emploie à faire publier les œuvres, les pièces, les morceaux de texte écrits tout au long de sa vie. Ainsi fait-il imprimer ses Œuvres Meslées et un Chevræana. La mode du moment était en effet aux « - ana », ouvrages regroupant des fragments et des pensées personnelles. Le Chevræana est à cet égard assez instructif grâce aux nombreuses réflexions de l’auteur sur le travail d’écrivain et de critique par exemple. Par ces textes, il consacre son image d’érudit savant. Ses biographes notent qu’« il étudiait encore quatorze heures par jour. En effet nous le trouvâmes lisant dans sa salle. Il était fort bien logé, avec une belle bibliothèque de livres et de belles-lettres pour la plupart. Il était toujours fort proprement habillé. Il était là, retiré seul, sans compagnie19 ».
Chevreau entretient son propre « mythe » :
Je ne m’ennuie point dans ma solitude, où j’ai une bibliothèque assez nombreuse pour un ermite et admirable pour le choix des livres, quelque profession qu’ils aient été : orateurs, poètes, sophistes rhéteurs, philosophes, historiens, géographes, chronologistes, les Pères de l’Église, les Théologiens et les Conciles20.
La bibliothèque que possédait Chevreau dans sa maison de Loudun est en effet restée l’une des plus célèbres du siècle, et sa vente, à sa mort, a alimenté bon nombre de gazettes. G. Boissière affirme que, selon plusieurs sources, le fonds a été dispersé, au prix de 12 000 livres pour les religieux de la région (à Thouars et à Loudun), alors qu’il avait coûté pas moins de 60 000 livres.
Charles Nodier résume assez bien les raisons qui ont conduit à l’oubli relatif d’Urbain Chevreau, les bonnes comme les mauvaises, ainsi que ce que l’on peut retenir de sa longue traversée du Grand Siècle, toujours dans l’ombre des plus grands.
Il était plus savant que les savants de son temps, qui étaient si savants ; il était plus lettré que les lettrés ; il faisait des vers qui valaient les meilleurs vers, et de la prose si pleine, si abondante et si facile, qu’on croit l’entendre quand on le lit. […] On l’oublia tellement de son temps qu’il ne fut pas de l’Académie ; mais la haine l’avait laissé en paix comme la faveur21.
Les biographes de Chevreau aiment à dépeindre une fin de vie paisible dans sa maison de Loudun, entre ses livres, ses amis et ses fleurs. Car au même titre que sa bibliothèque, le jardin de Chevreau était aussi célèbre pour les fleurs rares qu’il y cultivait. Henri Rousseau conclut ainsi sa communication22 sur Urbain Chevreau :
Il avait beaucoup travaillé. Il avait réussi et longuement joui en ce monde de la paix promise aux hommes de bonne volonté. Il s’éteignit dans sa maison, parmi ses livres, ses oiseaux et ses fleurs renaissantes, le 15 février 1701. Il fut enterré le lendemain dans l’église Saint-Pierre-du-Marché.
Chevreau dramaturge §
Polygraphe dans toute la deuxième partie de sa vie, Urbain Chevreau semble avoir très vite délaissé le pan dramatique de son œuvre, comme le fera du reste la critique immédiate ou plus tardive. Bien qu’il parle beaucoup de son travail poétique dans ses lettres, reproduites dans les Œuvres Meslées ou dans quelques fragments de la Chevræana, il n’a fourni aucune espèce d’indication sur son travail d’élaboration technique. Ainsi devra-t-on se contenter d’hypothèses, de suppositions à partir du « simple » élément textuel. Les quelques informations disponibles dans les épîtres dédicatoires et les avertissements au Lecteur ne donnent que de rares indices sur le processus de création dramatique et le contexte de son travail d’écriture.
Le contexte théâtral en 1637-38 : du crépuscule tragi-comique à la renaissance tragique §
Depuis la fin des années 1620, la tragédie telle qu’elle était pratiquée depuis le siècle précédent connut une profonde désaffection au profit d’une forme nouvelle, émancipée des règles, la tragi-comédie, qui se caractérise par de nombreux coups de théâtres, des rebondissements, un affranchissement total vis-à-vis des contraintes de type unité de temps ou de lieu, un dénouement heureux et matrimonial. Jusqu’en 1634, la tragi-comédie irrégulière jouit d’une hégémonie quasi-totale sur la scène française, dans des proportions inverses à ce qu’il en était à peine quinze ans auparavant : cette année-là, à l’Hôtel de Bourgogne, seules deux tragédies furent représentées, face à soixante-neuf tragi-comédies. Cependant, la polémique recommençait avec l’apparition d’un « parti des règles », d’un groupe de doctes qui « s’en mêlaient et pesaient de toute leur autorité dans le sens de la régularité23 ». Au fur et à mesure, la tragi-comédie tenta de s’adapter aux nouvelles exigences. Mais le retour des règles donna une nouvelle impulsion à la tragédie et c’est avec la Sophonisbe de Mairet que le genre reparut réellement sur la scène parisienne. En 1636, soit un an avant les débuts de Chevreau au théâtre, il fut joué autant de tragédies que de tragi-comédies. Chevreau écrit donc ses premières pièces dans une période d’entre-deux, annonciatrice de la domination de ce qu’on appellera la « tragédie classique », mais encore marquée par le ton plus romanesque de la tragi-comédie.
Dans un débat maintenant dirigé par les tenants du « plaisir par la règle24 », Chevreau tente d’émerger sur la scène parisienne pendant l’autre grande querelle de l’époque, intimement liée à la précédente, celle du Cid. Comme tant d’autres auteurs secondaires, il a été frappé par la nouveauté et la révolution de cette dernière, et il n’est pas anodin que sa première pièce soit la Suite et le mariage du Cid. Comme pour tenter d’échapper au débat autour des règles et des genres, il écrit pendant l’année 1637 pour les trois genres, tragi-comédie (La Suite du Cid), comédie (Les Deux amis) et tragédie (La Lucresse romaine).
Dès la renaissance de la Tragédie en 1634, les sujets romains ont à nouveau fait leur apparition sur la scène française, notamment sous l’impulsion de la nouvelle Académie Française, créée par Richelieu en 163525 : de la Sophonisbe de Mairet (1635) à la Cléopâtre de Benserade (1636), en passant par La Mort de César de Scudéry (1636). L’adaptation par Chevreau de la légende de Lucrèce s’inscrit dans ce mouvement.
Coriolan, publié en 1638, se situe à la croisée des chemins, entre l’aboutissement de cette première année d’expérimentation du genre théâtral pour l’auteur et la vogue de la tragédie romaine. Elle sera d’ailleurs la pièce de Chevreau qui aura le meilleur accueil par la critique postérieure, une critique qui n’aura pas toujours été très aimable à son égard.
Un succès mitigé de son vivant… §
Les pièces de Chevreau sont un témoignage de ces années décisives de débat pour le théâtre français et de cette incroyable frénésie de créations.
On peut déceler une nette évolution dans sa manière d’écrire. La Lucresse romaine garde encore une trace de l’ancienne tragi-comédie. Dans son Avertissement au lecteur, « Aux honnestes gens », il concède que la rédaction de cette pièce n’a été pour lui qu’un divertissement :
Lecteur, si ce Poesme pour lequel je n’ay perdu que fort peu de temps, ne peut meriter ton aprobation, je t’entretiendray un jour de matieres plus serieuses & peut-estres plus necesseres, & s’il a dequoy te plere, je ne me treuveray sans doute recompensé de ma peine, puis que je n’eus jamais d’autre but que mon contentement & le tien26.
Il semble bien loin de son souhait placé dans « l’Advertissement au Lecteur » de Coriolan : s’il a changé le lieu de la mort du général romain, c’était pour pouvoir « mettre la Tragedie dans la severité des regles, & dans celle qu’on tient aujourd’huy si necessaire, qui est l’unité du lieu ». Peut-être a-t-il décidé de changer sa manière d’écrire pour atteindre plus facilement le goût du temps, après le succès du Cid. Certains indices discrets peuvent en effet laisser penser que l’accueil réservé à ses premières pièces était très réservé. Dans ce même texte adressé « Aux honnestes gens », particulièrement long pour un simple avertissement en tête de pièce, il se plaint vigoureusement du traitement dont il semble avoir été victime par « ceux qui connessent toutes les vertus, & qui les croient pratiquer, oublient la modestie [qu’il tient pour] une des principales27 », et soutient, visiblement contre les avis qu’il a pu recevoir, que sa pièce est digne d’intérêt :
Ceux-cy treuvant ma LUCRESSE y remarqueront peut-étre autant de fautes que de mots, & diront que je fais presque autant de chûtes que de pas : Quelques uns moins jaloux, & plus veritables, treuveront quelque chose de rude, parmi quelque mouvement qui les pourra chatoüiller : Mais qu’ils sçachent que les êpines d’ordinêre sont parmy les roses, & s’ils s’étonnent de voir une faute plus insuportable où je ne devois pas tomber, qu’ils se souviennent qu’on rencontre quelquefois des viperes sous de belles fleurs. En un mot comme je reconnois mon esprit foible, je croy être aussi sujet à mal êcrire, qu’à mal faire, pource que je suis homme28.
Ce ton très polémique au sein d’un « Avertissement » volumineux par rapport aux habitudes de Chevreau dans ses autres pièces permet d’émettre l’hypothèse d’un succès modeste de ses premières œuvres, ce qui expliquerait sa volonté, dès Coriolan, écrit directement après La Lucresse romaine, de se placer dans « la severité des regles ».
Chevreau a laissé d’autres indices permettant d’imaginer son succès relatif devant le public. Ses différentes épîtres dédicatoires, notamment de ses premières pièces, ont été reprises et modifiées dans le volume des Lettres nouvelles paru en 1642, soit un an après son retrait définitif de la scène. Dans sa lettre à la Marquise de Coaslin, à qui est destinée La Lucresse Romaine, Urbain Chevreau a rajouté quelques lignes dans sa formule d’envoi : « Mais il est certains que vous vous contentez du témoignage de vôtre conscience, sans avoir égard à celui des hommes, que nos paroles n’instruiroient pas tant que vos actions, & que je me dois bien moins occuper à vous faire voir qui vous estes, qu’à vous faire voir que je suis, Madame29 », etc. Puisque cette lettre, comme l’épître, vise à demander la protection de l’ouvrage, on voit que Chevreau demande, en formule de clôture, de ne pas écouter le « témoignage […] des hommes » concernant son livre, rejoignant ainsi ce qu’il nous apprenait dans son texte « aux honnestes gens ».
Ce même procédé nous renseigne sur le jugement contemporain de Coriolan, pour lequel il n’existe aucun document précis ; en effet, une lettre à Monsieur de Bautru figure dans le recueil de 1642, reprenant l’épître parue en 1638. Cette nouvelle version respecte les codes du genre, dans lesquels Chevreau excellait. Mais contrairement à l’épître de 1638, entièrement consacré à la gloire de Monsieur de Bautru, l’auteur se permet une discrète allusion à la qualité de sa pièce, ainsi qu’une reprise très nette de ce qu’il écrivait en tête de la Lucresse romaine :
Peut-estre que mes chûtes ne sont pas toutes dangereuses, que je tombe souvent sans me blesser que bien peu, & que si je n’éclaire l’esprit, je ne l’échauffe pas aussi de telle façon qu’on doive recourir à la medecine, pour le remettre dans la possession de son premier estre. Toutefois comme la lumiere du feu empesche qu’on ne treuve à dire à celle du Soleil, vous remarquerez dans cette Tragedie quelques beautez quand les plus solides vous manqueront, & si l’Eloquence n’y paroist pas avec sa majesté ordinaire, vous en verrez pour le moins une copie cependant que les autres en cherchent l’original30.
Chevreau reprend une nouvelle fois l’image de la « chute » de l’auteur sur les imperfections de ses ouvrages, mais il maintient une fois encore la valeur de son travail face aux autres productions, et de celles, on peut l’imaginer, de ses propres contradicteurs. Si sa pièce n’est pas un exemplaire « original » de l’Eloquence elle-même, au moins en est-elle une « copie » fidèle, ce qui confirme là aussi le changement d’attitude qu’il a opéré vis-à-vis des règles.
Seuls ces quelques indices nous permettent d’imaginer quel fut l’accueil du public parisien à ses œuvres théâtrales. Devant ces « succès médiocres31 », on peut croire qu’il fût mitigé, même si la publication et la représentation de sept de ses œuvres en seulement quatre saisons laissent à penser qu’il ne déparait pas parmi les autres productions de l’époque.
… et de sévères jugements posthumes §
La critique postérieure n’a pas été particulièrement aimable à son endroit et, cette fois-ci, de nombreux documents le prouvent.
Le théâtre de Chevreau n’a guère suscité l’intérêt des hommes de lettres de la postérité. Ces derniers l’ont tout d’abord, et tout simplement, complètement ignoré. Ainsi son biographe anonyme de 171732 ne fait-il même pas mention de son œuvre dramaturgique : il mentionne sa traduction de Joseph Hall, L’École du Sage ou le Tableau de la Fortune dans ses œuvres de jeunesse, mais il ne fait aucune référence à son théâtre. Plus cruel encore, Charles Ancillon, qui consacre tout de même une très longue partie de ses Mémoires concernant les vies et les ouvrages de plusieurs modernes célèbres dans la République des Lettres à Urbain Chevreau, se contente de l’allusion suivante sur plus de quatre-vingt pages : « Sorel parle des Lettres de Chevreau (…). Le même Sorel nous apprend que notre Chevreau est Auteur de Scanderberg & d’Hermiogene, Romans qui ont été fort estimez dans leur temps, des connoisseurs & du public. Et si nous en croyons le même Sorel, notre Chevreau a composé quelques pieces de Theatre. On voit par là & par ce que je dirai dans la suite, que c’étoit un genie universel, capable de réussir à tout ce qu’il vouloit entreprendre33. » Un peu plus tard, en 1842, Dreux-Duradier34, qui s’est intéressé plus spécifiquement à la littérature du Poitou, ne fait lui aussi qu’une simple mention de ses pièces de théâtre, alors qu’il ne tarit pas d’éloges sur l’Histoire du Monde ou les Œuvres mêlées. De même, on peut citer l’ouvrage du Père Niceron35 qui, dans l’article consacré à Chevreau, s’attache à faire un « Catalogue de ses Ouvrages » sans citer une seule de ses pièces. Le pan dramatique de l’œuvre de Chevreau est donc rapidement tombé dans l’oubli.
Et lorsque des critiques s’attachent à dresser un bilan de son théâtre, celui-ci est bien peu flatteur. Les frères Parfaict consacrent une série de notices à de nombreuses pièces de Chevreau ainsi qu’à l’auteur lui-même. De façon générale, Chevreau n’a guère d’intérêt à leurs yeux, car « parmi les plus foibles Poëtes de son tems, il tient le plus petit rang, soit qu’on fasse attention au choix & au plan de ses Pieces, ou qu’on examine les caracteres des personnages qu’il y introduit36. » Si le dédain des frères Parfaict ne touche pas seulement Chevreau, il n’en reste pas moins que toutes les pièces qu’analysent les deux critiques n’ont qu’une qualité très médiocre, voire pire. Par exemple, à propos de La Suite et le mariage du Cid, on peut lire que « Chevreau crut devoir signaler son début au Théâtre, en travaillant sur un sujet qui avoit fait tant d’honneur à Corneille : ce coup d’essai ne doit pas avoir été heureux pour le nouveau Poëte. Autant la Piece de Corneille est admirable, autant celle de Chevreau est détestable37 ». Une sentence à l’aune de laquelle on peut apprécier cette sorte de bienveillance à l’égard du Coriolan : « Ce sujet est trop connu pour en parler, il suffit de dire que cette Tragédie est une des moins mauvaises de l’Auteur38. »
Clément et Laporte, qui traitent très rapidement de la pièce de Chevreau, rappellent ironiquement, après avoir cité un extrait du monologue final de Coriolan, que « deux ans auparavant, Corneille avoit donné le Cid », et demandent à ce « qu’on juge combien ce génie étoit supérieur à son siècle39 ».
Cette sévérité à l’égard de Chevreau se retrouve jusque dans les jugements plus récents. G. Boissière40 lui-même, qui consacre à l’auteur la somme la plus importante, le place dans « la moyenne des productions similaires d’alors », non sans se priver de pointer « des négligences, des fautes, du manque de logique ou de sens qu’explique son improvisation rapide, enfin […] son style, parfois obscur, rude, lourd, monotone et […] sa versification souvent embarrassée ». Autant de défauts, précise-t-il, « communs avec les autres dramaturges du XVIIe siècle ». Henri Rousseau, au milieu du XXe siècle, abonde dans son sens : ses œuvres ont eu un « succès médiocre » mais « on ne saurait s’en étonner quand on a lu ces pièces41 ».
Coriolan : une création en concurrence §
L’affrontement des deux théâtres §
Pendant ces années 1630, de nombreux auteurs puisent dans les sujets traités au début du siècle par Alexandre Hardy. Le dramaturge prolixe a inspiré beaucoup de ses successeurs notamment avec sa manière « classique », la plus aboutie et la plus estimable selon lui, face à ses pièces plus « populaires42 ». Ainsi les auteurs des années 1630 reviennent-ils plus facilement à ses tragédies les mieux construites et profitent de la renaissance d’une tragédie moderne pour se faire une place sur les scènes parisienne. L’une des tragédies de Hardy les plus célèbres, Coriolanus (créée vers 1607), a fait l’objet de deux adaptations simultanées en 1638. Le sujet est déjà bien connu sur la scène française. Avant Hardy, Pierre-Thierry de Montjustin a donné un Coriolanus en 1601. Bien sûr, la pièce aujourd’hui la plus célèbre sur ce sujet, le Coriolan de Shakespeare, fut publiée en 1606 ; cependant, tout porte à croire que les dramaturges français, et Chevreau en particulier, ignoraient son existence. Ce sujet, tiré de Plutarque et de Tite-Live principalement, raconte la révolte, la vengeance et la mort d’un général romain contre Rome lors de l’une des premières guerres contre les Volsques.
La pièce de Chevreau est représentée au Théâtre du Marais, contrairement à ce que sous-entend G. Boissière43 pour qui « trois tragédies » de Chevreau ont été représentées à l’Hôtel de Bourgogne dont Hydapse, tragédie perdue de 1645, et à l’exclusion de L’Innocent exilé représenté au Marais. Puisque Chevreau n’a écrit que quatre tragédies, cette remarque implique que Coriolan ait été monté à l’Hôtel de Bourgogne, ce qui est impossible. Il est d’ailleurs étrange que celui-ci fasse cette confusion en raison du contexte de cette saison théâtrale, comme nous allons le voir.
Un peu plus tôt dans l’année, François de Chapoton a lui aussi donné un Coriolan. Les « doublons » entre les deux grands théâtres sont chose fréquente au cours du XVIIe siècle (on peut songer pour le plus célèbre d’entre eux aux Bérénice et Tite et Bérénice de Racine et Corneille), et la concurrence est bien réelle. Les deux dramaturges se connaissaient et chaque théâtre avait vent de ce que préparait l’autre pour sa saison. La concurrence est donc à même de s’exercer très fortement, depuis la genèse des œuvres jusqu’à leur publication. Le cas des deux Coriolan est particulièrement intéressant, car si Chapoton est le premier à traiter Coriolan sur scène, il réagit à la pièce de son rival, à l’occasion de la publication de sa propre pièce. Selon H.C. Lancaster44, il est fort probable que François de Chapoton, dont l’ouvrage s’appelait d’abord Coriolan, ait décidé d’ajouter au titre l’adjectif « véritable » en apprenant l’existence d’une pièce sur le même sujet. Lors de son édition, sur le frontispice du livre de Chapoton, les lecteurs ont donc pu lire Le Véritable Coriolan, « représenté par la Troupe Royalle ». Et inversement, on peut noter que l’obtention du privilège par Chevreau, comme l’indique le texte, est datée du 4 juin 1638 ; l’achevé d’imprimer, quant à lui, est du 12 juin de la même année. Ce délai de huit jours est particulièrement court pour la publication d’une pièce, ce qui laisse à penser, avec Lancaster, que l’impression a sans doute été anticipée, afin qu’elle paraisse en même temps que sa rivale. L’achevé d’imprimer du Véritable Coriolan est, en effet, lui aussi daté du 12 juin.
Les traces d’une polémique ? §
Quelques indices nous montrent que la concurrence des deux pièces ne s’est pas limitée à cette concordance des dates. On le voit notamment dans les paratextes de la pièce de Chapoton, qui n’hésite pas à faire une très claire allusion à son rival dans son Avertissement au Lecteur, où il attaque durement Chevreau :
Je te prieray si l’on te présente quelque Tragedie supposée sous le nom du mesme Coriolan, de ne me point blasmer des deffauts d’un Autheur inconnu, & de ne la point considerer que comme un enfant illegitime, que la honte a long-temps retenuë de paroistre en public45.
Sans doute pour se légitimer davantage encore face à son concurrent, Chapoton profite de l’édition de sa pièce pour glisser quelques vers adressés par d’autres auteurs de l’époque, le félicitant pour la qualité de sa pièce, comme Baudoin, Maréchal, Colletet, Beys, Regnault ou bien encore Rotrou46. La présence à la fin du volume publié par Chevreau de plusieurs de ses pièces poétiques (sous le titre d’ « Œuvres diverses » ), est-elle une manière pour lui de répliquer, en montrant que ses talents ne s’exercent pas qu’au théâtre ? La première de ces pièces poétiques est une ode adressée au Duc de Richelieu47 ; peut-être est-ce là aussi une manière pour Chevreau de ne pas ignorer la protection de Richelieu, à qui est par ailleurs dédiée l’épître de Chapoton.
Il n’y a malheureusement pas de documents précis qui permettent de définir lequel des deux auteurs est sorti vainqueur du duel, hormis le constat actuel qui a vu Chevreau survivre quelque peu dans les mémoires au contraire de François de Chapoton. On peut tout de même envisager le jugement des frères Parfaict sur le Véritable Coriolan, à l’aune de celui, déjà peu aimable, formulé sur la pièce de Chevreau :
[… l’auteur] proteste que c’est son coup d’essai, & l’on peut dire que ce n’est pas un coup de maître, car rien ne rachette les défauts de ce Poëme. La versification en est pitoyable48.
Si l’on en croit ces deux commentateurs, la pièce de Chevreau a eu plus de mérite et de résonances que celle de Chapoton, malgré tous les soutiens que ce dernier a placés en exergue.
Représentation et réception de Coriolan §
Faute de documents précis, nous en sommes réduits à émettre seulement des hypothèses quant aux conditions de représentations de Coriolan, outre que ce que nous apprennent les paratextes, ou le texte lui-même.
Le privilège du roi, comme on l’a vu, est daté du 8 juin 1638. On peut donc affirmer que Coriolan a été représenté au cours de la saison théâtrale 1637-1638. Il est alors intéressant de comparer avec la pièce rivale, pour laquelle nous n’avons pas non plus de date de création. Cependant, le privilège du roi pour Le Véritable Coriolan est daté du 12 mai 1638 ; et nous avons vu avec H.C. Lancaster que la date d’impression de la pièce de Chevreau a été avancée pour être publiée en même temps que celle de Chapoton. Lancaster49 affirme que Le Véritable Coriolan a été créé en 1637, ce qui signifierait un long délai entre la création et l’obtention du privilège, à l’inverse de Chevreau. Lancaster suppose par ailleurs que le Coriolan a été représenté en 1638, Chevreau ayant déjà écrit et fait jouer deux autres pièces l’année précédente50. En lui faisant crédit de cette conjecture, et si l’on considère que les deux pièces ont été jouées durant la même saison théâtrale (s’achevant sur le relâche de Pâques), on peut émettre l’hypothèse d’une première représentation de Coriolan entre janvier et avril 1638, soit avant la fin de saison. La publication de la pièce de Chevreau aurait donc été particulièrement rapide.
La mise en scène de Coriolan, créé au Théâtre du Maris, pose problème. En effet, dans son avertissement au lecteur, Chevreau indique qu’il a « changé une chose assez connüe pour la mort de Coriolan, qui ariva chez les Volsques ; mais il faut considerer qu’il estoit impossible de mettre la Tragedie dans la severité des regles, & dans celle qu’on tient aujourd’huy si necessaire, qui est l’unité de lieu, si je ne l’eusse pas fait mourir prés de Rome ». Chevreau semble ici jouer quelque peu avec la « severité » de l’unité de lieu, ce qu’on perçoit par sa dernière formule. Coriolan ne peut pas se jouer dans un lieu unique, comme la salle d’un Palais, à cause des multiples déplacements. À la première scène, deux sénateurs envoient Sicinie supplier Coriolan de renoncer à son projet. La scène a donc lieu à Rome, et le tribun quitte de la ville :
Dieux ! J’y vais à regret, & je crains de le voir.Son camp pourra-t’il bien me servir de retraitte ?J’ay procuré sa honte, & conclu sa défaite. (v. 58-60)
Au début de l’acte III, une didascalie nous apprend que l’action se passe « dans [le] camp » de l’ancien général romain qui fait face à la supplique de sa femme. À la scène 2, Aufidie fait part de son inquiétude à Sancine à ce sujet :
Je n’ay point de party qui ne luy soit contrairePuis qu’il a maintenant à combatre une mere ;Sa fame en ce dessein peut si bien m’émouvoirQue je crains de tenter ce que je veux sçavoir.Ouy, dedans ce moment je voy tomber ses armesAussi tost qu’il verra leurs veritables larmes. (v. 755-760)
Aufidie sous-entend que, tandis qu’il parle, la scène de la supplique se poursuit, et, à la scène 3, nous retrouvons Coriolan « seul dans son Camp ». Cette succession de scènes implique que l’action ne se passe pas strictement au même endroit. Chevreau applique donc une conception plus lâche de l’unité de lieu : en 24h, il est possible aux personnages de faire l’aller et retour entre les différents endroits de l’action ; il s’agit d’une unité de lieu « globale ». Ainsi que l’indique La Mesnardière en 1639, « si l’aventure s’est passée moitié dans le palais d’un roi en plusieurs appartements, moitié hors de la maison en beaucoup d’endroits différents, il faut que le grand théâtre, je veux dire cette largeur que limite le parterre, serve pour tous les dehors où ces choses ont été faites, et que les renfondrements soient divisés en plusieurs chambres par les divers frontispices, poteaux, colonnes ou arcades51. » On peut donc émettre l’hypothèse que la scène du théâtre du Marais était une scène à compartiments, représentant au moins une salle du Sénat, l’appartement des femmes, le camp de Coriolan, ses quartiers personnels dans ce même Camp pour ses entrevues privées.
Nous ne disposons pas de document pouvant nous éclairer sur la réception du public au Coriolan de Chevreau. On peut seulement signaler que visiblement, au goût de la critique postérieure, c’est celui qui a été le plus digne d’intérêt comparé à celui de Chapoton (auquel Clément et Laporte52 ne consacrent même pas un article). Cependant, si la pièce a été publiée, elle est vite tombée dans l’oubli, n’ayant pas véritablement marqué les esprits au cours de cette saison théâtrale. Comme l’indiquent les deux auteurs des Anecdotes dramatiques, la tragédie de Chevreau permet de « connoître (…) le style et le goût de ce tems-là ». Quelques articles plus loin, traitant du Coriolan d’un certain M. Maugier, représenté en 1748, ils signalent que « ce sujet traité tant de fois, n’a jamais pu réussir au Théâtre53 ». À les en croire, la pièce de Chevreau ne s’est donc pas particulièrement distinguée par son succès auprès du public. Mais il faut garder à l’esprit que leur commentaire se veut dépréciatif, tant Clément et Laporte, de même que les frères Parfaict, jugeaient les pièces de théâtre au prisme de leur vision classique, héritée de la deuxième moitié du XVIIe siècle.
Résumé de la pièce §
Caius Marcius, surnommé Coriolan suite à la prise héroïque de la ville de Corioles, s’est vu bannir par les tribuns du peuple, menés par Sicinius qui, prenant prétexte de son comportement foncièrement hostile au peuple, l’accusèrent de tyrannie et de détournement de fonds lors du partage du butin d’une expédition en Sicile. Furieux et blessé dans son honneur, il rejoint les ennemis de Rome, les Volsques, menés par Aufidius et leur propose de les mener contre la capitale. Les Volsques avancent dès lors et enchaînent les victoires, jusqu’à assiéger Rome. Au désespoir, les Romains envoient des émissaires supplier Coriolan de renoncer à son projet, mais le général reste inflexible.
Acte I §
Deux sénateurs romains s’inquiètent de l’évolution de la situation aux portes de Rome (Scène 1) : Coriolan, banni par sa ville, l’assiège désormais à la tête des Volsques. Toutes les délégations que le Sénat a pu envoyer sont rentrées bredouille ; même les « Sacrificateurs » n’ont pu faire fléchir le général. Les Sénateurs accusent Sicinie, le tribun du peuple, d’être la cause de leur malheur : c’est lui qui a décidé d’exiler Coriolan, par haine personnelle. Il n’y a qu’une solution : que Sicinie aille lui-même demander pardon au général. Ce dernier est en train de parler avec son ami Sancine (Scène 2). Si Rome vit désormais dans la peur, elle ne peut s’en prendre qu’à elle-même, cette « lâche patrie » qui l’a banni pour de fausses raisons. Il est bien décidé à se venger, et Sancine l’approuve : Rome est seule responsable de son malheur. Sur ce constat, Sicinie entre pour supplier Coriolan de renoncer à son projet (Scène 3). Il l’accueille courroucé de le voir, après ce qu’il lui a infligé. Le tribun reconnaît ses fautes mais Coriolan ne veut rien savoir : il lui rappelle ses faits d’armes au service de Rome, avant de le chasser, sous-entendant une attaque prochaine. Aufidie, le chef des Volsques, entre alors en scène (Scène 4), pour savoir ce que voulait Sicinie. Il lui rappelle les cruautés que Rome a fait subir aux Volsques, et comme Coriolan reste inflexible, Aufidie lui demande de partir sur le champ. Il ne veut plus voir de Romains dans son camp.
Acte II §
De retour devant les Sénateurs, Sicinie rapporte la détermination de Coriolan (Scène 1). La panique les gagne, ils reportent toute leur peur sur le tribun, selon eux seul responsable du drame qui ébranle Rome. Il l’a exilé sous l’accusation de tyrannie, mais ce faisant, c’est lui qui est devenu tyran et qui a apporté le malheur sur Rome. S’il assume sa faute, Sicinie tente de se justifier : tous les Romains ont abondé dans son sens pendant le procès, et son chef d’accusation était recevable au vu du comportement de Coriolan. Son action était digne des anciens libérateurs de Rome comme Brute face aux Tarquins. Les Sénateurs le renvoient : il faut maintenant invoquer les Dieux, et Sicinie sera le premier à périr si le conflit se déclenche. Pendant ce temps, Verginie, la femme de Coriolan, enjoint sa belle-mère Velumnie à l’accompagner pour supplier son mari (Scène 2). Les arguments rationnel et divin n’ont pas feu d’effet : il faut donc tenter de faire fléchir Coriolan par la pitié, pour éviter à Rome un massacre de sa population. Velumnie est abattue par le comportement de son fils et son ingratitude vis-à-vis de sa propre patrie. Mais Verginie l’exhorte : elle ne peut croire que Coriolan ait renoncé à sa foi et puisse attaquer et sa femme et ses Dieux et leurs temples. Du côté des Volsques, Sancine met en garde son ami sur la duplicité d’Aufidie (Scène 3). Il est d’abord un traître, et sa haine des Romains pourrait un jour se retourner contre Coriolan s’il ne se méfie pas. Mais ce dernier est résolu à accomplir sa vengeance, et prendre des précautions dans un tel moment équivaudrait à une lâcheté. Aufidie intervient, pour s’assurer de la détermination de son nouveau général (Scène 4). Coriolan réaffirme sa volonté de se venger de Rome ; Aufidie, rassuré, l’embrasse.
Acte III §
Dans son camp, Coriolan tente de relever sa femme qui le supplie à genoux (Scène 1). Il lui renouvelle sa foi, le serment de son amour intact, et s’engage à accéder à toutes ses demandes, pourvu qu’elles ne concernent pas le salut de Rome. Mais c’est évidemment à ce sujet que Verginie est venue le supplier. Elle ne peut voir Rome, sa famille et ses enfants se faire massacrer sans réagir. Coriolan est touché et semble sur le point de verser lui aussi des larmes. Et alors que sa mère commence à se lamenter sur l’ironie du destin qui la fait supplier son propre fils de l’épargner, il l’interrompt : il n’est pas un Barbare, il l’a toujours prouvé, mais le traitement que lui a infligé Rome l’oblige à se venger. Cependant les deux femmes ne l’approuvent pas : sa vengeance consisterait donc à massacrer des femmes innocentes ? A force de discours, les femmes obtiennent de Coriolan un temps de répit, le temps que son esprit confus de ces reproches s’apaise. Ayant eu vent de cette entrevue avec les femmes, Aufidie confie ses craintes à Sancine (Scène 2) : et si Verginie et Volumnie parvenaient à faire changer d’avis Coriolan ? Sancine le rassure : Coriolan ne trahira pas. Cependant, ce dernier se morfond seul dans son camp (Scène 3), déchiré entre le devoir moral de se venger de cette patrie ingrate, et l’amour profond qu’il porte à sa mère, et son souhait de la préserver. Il appelle alors Sancine (Scène 4) et lui demande de l’aide. Sancine s’étonne de voir encore son ami si incertain, alors qu’ils sont au milieu d’une armée prête à les tuer au moindre indice de trahison. Coriolan se reprend : il s’en tiendra à ce qu’il a prévu, la destruction de Rome.
Acte IV §
Aufidie interroge Coriolan sur ses intentions : est-il bien décidé à poursuivre sa vengeance ? (Scène 1) Ce dernier le rassure, tout en lui avouant que la visite des deux femmes un peu plus tôt l’a touché. Le chef des Volsques l’enjoint à ne plus retarder l’annonce de sa décision, afin qu’elles-mêmes ne souffrent pas trop. Aufidie le laisse seul et fait part de son optimisme à Sancine quant au succès de son projet (Scène 2). L’ami du général est confiant : il se donne garant de Coriolan. Cependant, il serait trop cruel de ne pas le laisser voir sa famille avant l’attaque sur Rome, et Aufidie affirme qu’il ne l’estime que davantage pour sa volonté d’aller voir sa mère et sa femme pour leur annoncer sa décision. Lui-même est sûr que les Volsques seront vengés de tous les supplices infligés par les Romains.
Face aux deux femmes, Coriolan tente de se justifier en affirmant être « contraint en tout » par Aufidie (Scène 3), ce que les deux femmes refusent de croire : s’il se décidait à renoncer à l’attaque, les Volsques lui obéiraient et seraient tout de même vengés par la peur qu’ils ont infligée à Rome. Mais Coriolan refuse : son projet est arrêté. Velumnie se lance alors dans une longue tirade, pleine de colère et d’amertume contre son fils qui les met à mort, elle, son épouse et sa patrie toute entière. Coriolan cède à sa mère : il n’attaquera pas Rome, et sera sans doute tué par les Volsques qu’il trahit. Verginie, soulagée, lui promet alors de ne plus le quitter et de le suivre où qu’il aille. Coriolan l’accepte : il ne vivra désormais plus que pour elle.
Cependant, Aufidie est inquiet de voir la discussion se prolonger (Scène 4) : la mère du général est toujours là et lui-même en vient à prendre pitié pour son sort. Sancine l’assure : Coriolan ne se montrera pas traître. Ce dernier vient à la rencontre du Volsque et lui annonce avoir pris sa ferme décision (Scène 5). Aufidie se trompe dans l’interprétation de ses propos, l’embrasse, et part soulagé.
Coriolan détrompe alors Sancine et le public (Scène 6) : Aufidie s’est fourvoyé, il « pardonne aux Romains ». Sancine est effrayé de cette décision mais ne parvient pas à faire changer la décision de son ami.
De retour devant les Sénateurs, Verginie leur annonce le pardon de Coriolan (Scène 7), et le départ des Volsques pour avant le lever du soleil. Le Sénateur la félicite et lui promet, pour elle et Velumnie, les honneurs de Rome.
Acte V §
Aufidie a appris la levée du siège et paraît furieux devant Coriolan (Scène 1). Lui et les Volsques ne pourront pas pardonner une telle trahison. Coriolan est prêt à tout entendre de sa part hormis des injures, alors qu’Aufidie a peine à maintenir son courroux : après une longue dispute, Aufidie le quitte sur un ton menaçant.
Une fois son devoir accompli au Sénat, Verginie souhaite, comme promis, rejoindre Coriolan, malgré les conseils de Camille, sa suivante, qui lui conjure de rester (Scène 2) : la guerre deviendra-t-elle donc son quotidien ? Mais Verginie acceptera tout aux côtés de son mari.
Cependant, Aufidie prépare sa vengeance, et harangue ses lieutenants volsques (Scène 3) contre le traître. Les lieutenants sont décidés à le tuer même si Coriolan tente de s’expliquer comme le prévoie Aufidie. Sancine presse Coriolan de quitter les lieux (Scène 4) par crainte de la vengeance des Volsques, mais le général romain lui demande au contraire d’aller chercher Verginie ; il l’attendra avant de s’enfuir. Alors que son ami est parti, Coriolan reconnaît pour lui-même qu’il a eu tort de trahir ainsi ses alliés (Scène 5), mais il ne pouvait rien faire d’autre que d’accéder à la pitié pour sa propre famille. Les conjurés Volsques entrent alors et le voient seul ; ils passent à l’action et le tuent (Scène 6). Verginie, qui arrive sur les lieux, renvoie Camille qui la supplie une dernière fois de faire marche arrière (Scène 7). Elle s’élance alors pour retrouver son mari, mais découvre son corps sans vie. Se lamentant seule sur scène, elle se promet de le suivre dans la mort (Scène 8).
De la légende à la scène : la genèse du Coriolan §
Quelles sources pour Coriolan ? §
La période qui a vu l’essor de la tragi-comédie et la fin de la tragédie baroque de la renaissance correspond aussi à une raréfaction de l’imitation de Sénèque pour la création des nouvelles pièces au profit d’autres écrivains latins ou grecs. Le néo-stoïcisme de Plutarque54, très fréquemment à l’origine des nouvelles tragédies, comme Tite-Live pour la littérature latine, connaît un nouvel essor. C’est chez ces deux auteurs que Chevreau puise l’essentiel, si ce n’est l’intégralité de la matière de sa pièce (comme il l’avait fait pour La Lucresse romaine).
La légende de Coriolan n’est pas un thème neuf, et Chevreau se revendique clairement dans « l’avertissement au lecteur » d’un héritage bien connu qui remonte à l’historien grec, assurant qu’il a « tellement suivy Plutarque & ceux qui ont parlé de Coriolan, qu’[il] ne [s’] en [est] jamais éloigné. »
Par cette périphrase, il désigne également parmi ses sources Tite-Live, et possiblement Valère-Maxime qui fait quelques allusions à cette légende dans ses Faits et dits mémorables, et Denys d’Halicarnasse qui, dans le livre VII des Antiquités romaines, fait le récit de la vie du général romain, récit bien moins célèbre que celui de Plutarque qui a eu une forte résonnance pendant tout le XVIIe siècle grâce à la traduction de Jacques Amyot55.
Deux sources majeures : Plutarque… §
Plutarque est la source principale de Chevreau ; c’est d’ailleurs la seule qu’il cite nommément dans l’Avertissement au lecteur. Comme tant d’autres érudits, il possédait la traduction selon Amyot qui l’a sans doute accompagné jusqu’à la fin de sa vie, dans sa bibliothèque de Loudun.
Il suit de près les développements de l’historien grec sur la fin de la vie de Coriolan. Les détails que fournit Plutarque sur le général romain se retrouvent dans nombre d’indices textuels. Au sujet du caractère du personnage, par exemple, Chevreau peint Coriolan tel qu’il est décrit par Plutarque, capable de « colères implacables », d’une « inflexible opiniâtreté », « désagréable, malgracieux et hautain56 » en société. La première apparition sur scène de Coriolan reprend ce tableau plutôt sombre : furieux de s’être vu exilé par le peuple, il promet à Rome une terrible vengeance, rappelant la « colère implacable » de Plutarque :
Je veux rendre par là mes exploits immortels,Démolir leur remparts, & brizer leurs Autels,Et faire en fin que l’air devienne si funesteQue mesme les corbeaux y meurent de la peste. (v. 105-108)
Hautain en société, le Coriolan de Chevreau l’est assurément, lui qui accepte de recevoir Sicinie, en prévenant à l’avance qu’ « il ne trouvera pas dequoy se consoler ». À sa vue, il ne lui laisse pas le temps de s’expliquer et l’accable de reproches :
C’est donc toy, Sicinie ?Dans mes premiers regrets tu m’as abandonné,Et dedans le dernier m’as tu pas condamné ?Crois-tu bien me surprendre ? as-tu l’effronterieDe procurer le bien d’une ingratte Patrie ?Et toy le plus méchant de ceux qui sont au jour,Veux-tu tirer de moy quelque marque d’amour ? (v. 140-146)
On peut dire que Chevreau a accentué le trait de la fureur irrépressible de Coriolan, comme on le voit dans les deux extraits ci-dessus. Si le public, qui pour une part avait une grande connaissance de Plutarque, s’attend, selon la tradition déjà établie, à voir un personnage ferme et résolu dans son projet de vengeance, Chevreau y a ajouté une cruauté assumée et revendiquée. Cet aspect de la personnalité de Coriolan ne vient pas de chez Plutarque qui indique presque le contraire. En effet, là où chez Chevreau le héros se rappelle avoir « brûlé [les] maisons » et « profané [les] Temples » de Corioles, lors de la première campagne contre les Volsques, l’historien grec soutient que :
La ville ainsi prise, la plupart des soldats s’attachèrent aussitôt à piller et à faire du butin, ce qui suscitait l’indignation et les cris de Marcius57.
Il a cependant, dans la plupart des cas, largement suivi les indications de Plutarque, notamment sur le passé de Coriolan, qu’on peut deviner grâce aux nombreuses tirades, évoquant sur les événements qui se sont déroulés avant le lever de rideau.
Ainsi, dès les premiers mots des sénateurs romains, on apprend que le général romain a été banni et que c’est précisément cette condamnation qui a amené Rome à cet état de siège, puisqu’ils ont fait « [leur] perte en le pensant bannir » (v. 2). Par ailleurs, c’est bien sous la seule impulsion pressente de Sicinie que la catastrophe est arrivée :
Vous avez allumé le feu qui nous consomme,Vous nous avez perdus pour vouloir perdre un homme :Mais le pis que je treuve en cette extrémité,C’est de prier encore un esprit irrité.Vous cherchâtes jadis les moyens de luy nuire,Vous entreprîtes tout afin de le destruire. (v. 7-12)
En effet, Plutarque indique bien que ce sont les tribuns du peuple qui ont insisté pour que Coriolan soit condamné, le conflit politique qui les a opposés devenant rapidement personnel :
[Les citoyens] demandèrent au sénat, et ils en obtinrent, de pouvoir élire cinq magistrats chargés de les défendre […]. Les premiers élus furent les chefs même de la révolte, Junius Brutus et Sicinius Vellutus. […] Marcius, tout mécontent qu’il était de l’augmentation de force que le peuple avait obtenue des concessions de l’aristocratie […] ne laissait pas d’exhorter [les patriciens] à ne point rester en arrière des plébéiens58.
Le glorieux passé de combattant du général est repris très précisément de Plutarque qui mentionne son rôle important à la bataille du lac Régille contre Tarquin et sa bravoure exemplaire :
Dans cette bataille, où les deux partis reprirent tour à tour l’avantage plusieurs fois, Marcius, qui combattait avec vigueur sous les yeux du dictateur, vit un Romain s’abattre près de lui ; loin de l’abandonner à son sort, il lui fit un rempart de son corps, le défendit et tua l’ennemi qui venait l’achever. Après la victoire, il fut un des premiers que le général décora d’une couronne de chêne59.
Cet épisode est évoqué très précisément par Coriolan lui-même, qui rappelle tous ses exploits à Sicinie pour souligner l’injustice de son exil :
Mais à quoy raconter tant de combats divers,Qui les peut ignorer dans tout cét Univers ?Dans mon premier essay pour vostre RepubliqueUn Dictateur m’offrit la Couronne Civique,Quand Tarquin le superbe assisté des LatinsEmploya son pouvoir pour forcer vos destins.Que n’ai-je point tenté dans la plus grande guerre ?Et que n’ai-je point fait, & sur mer & sur terre ? (v. 229-236)
Ces exemples nous montrent que Chevreau a suivi Plutarque dans les grandes lignes sans pour autant reprendre tous les détails. Ses hauts-faits antérieurs ne sont qu’évoqués par les discours des sénateurs ou par ses propres réflexions, mais sont néanmoins tous rappelés : de la bataille du lac Régille à la prise de Corioles, en passant par sa condamnation au bannissement.
… et Tite-Live §
La deuxième source principale de Chevreau est le deuxième volume de l’Histoire romaine de Tite-Live, qu’il connaissait parfaitement, comme il le montre dans sa grande Histoire du Monde (1686), qui en est directement inspirée, pour les premières parties concernant Rome : il reprend par exemple presque mot pour mot le discours de la mère, rapporté par Tite-Live :
Attends, avant de m’embrasser, lui dit-elle. Je veux savoir si je suis chez mon ennemi ou chez ton fils ; si, dans ton camp, je suis ta captive ou ta mère. Voilà donc jusqu’où mon âge et ma funeste vieillesse m’ont amenée : à te voir exilé, à te voir notre ennemi ! (Tite-Live, Histoire romaine, II, XL)
Avant que je reçoive tes embrassements, lui dit-elle, il faut que je sçache si je viens voir mon fils, ou mon ennemi : si je suis ta mere, ou ta captive. N’ai-je vêcu tant d’années que pour te compter parmi les bannis, & ensuite parmi les ennemis de la patrie ? (Chevreau, Histoire du Monde, II, III, II)
Ce récit de Tite-Live a d’ailleurs tellement frappé les dramaturges qui se sont intéressés à Coriolan que ce passage a pu être repris textuellement, comme le fait Chapoton60. Ce n’est pas le cas de Chevreau qui, s’il reprend l’épisode de la supplique – présent chez Plutarque comme chez Tite-Live –, va adapter cette « scène à faire » selon ses propres goûts, comme on le verra.
Tite-Live consacre un large développement à l’histoire de Coriolan même s’il ne s’arrête pas comme le fait Plutarque sur la complexité du personnage. Sa version privilégie l’action et la vitesse du récit, et c’est probablement chez celui-ci plutôt que chez celui-là que Chevreau a trouvé les éléments permettant d’accentuer l’impact de sa pièce. Comme on l’a vu, c’est chez Tite-Live que Coriolan participe au massacre de la ville de Corioles, une fois capturée, comme Chevreau s’en fait l’écho à l’acte I, alors que Plutarque insiste sur son refus de détruire la ville. Chevreau a également repris à Tite-Live la sympathie qu’a gardé le Sénat pour Coriolan, perceptible dans les reproches que les deux sénateurs adressent à Sicinie au début de la pièce. Alors que Coriolan subissait la foudre du peuple, l’historien latin indique que les sénateurs « firent tête », et « paru[ent] en corps en public ». Les paroles des sénateurs sont très proches de cet état d’esprit :
Dequoy, Coriolan, n’estoit-il point capableQuand vos mauvais soupçons le rendirent coupable ?Pouvoit-il pas finir l’excez de vostre ennuy,Et relever l’Estat qu’il ruine aujourd’huy ?Sa valeur esloignoit les plus fieres tempestes ;Il n’employoit ses mains qu’à conserver vos testes. (v. 19-24)
Le sénateur, qui accuse Sicinie d’avoir desservi le pays, le cantonne dans le camp de la plèbe, rendue responsable de la débâcle de Rome par le jeu des pronoms : « sa valeur » et « ses mains », ceux de Coriolan (un optimates par excellence) s’opposent à « vos mauvais soupçons », « vostre ennuy » et « vos testes ».
Cependant, les manœuvres politiques, en toile de fond chez Plutarque comme chez Tite-Live, ne sont pas ce que Chevreau a retenu en priorité. La lecture de la pièce nous montre d’ailleurs que la politique n’est qu’un sujet mineur : les sénateurs n’interviennent pas dans l’action, et on comprend vite que Sicinie n’a plus aucune prise sur la situation. Aufidie, qui serait le personnage le plus « politique » de la pièce de Chevreau, est plus un chef de guerre, comme Coriolan du reste, qu’un politicien volsque. Sa décision de l’assassiner tient d’ailleurs plus du sursaut d’orgueil que de la manœuvre politique.
Chevreau n’a pas suivi Tite-Live sur la mort du héros : celui-ci semble refuser l’assassinat de Coriolan par les Volsques, puisqu’il signale « qu’on n’est pas d’accord : Fabius, le plus ancien de tous nos historiens, dit qu’il mourut de vieillesse61 » et met la version de son assassinat par les Volsques sur le compte des on-dit.
Pour une large partie des événements qui font la vie de Coriolan, Plutarque et Tite-Live sont d’accord. Mais on voit que Chevreau a pu pratiquer des choix chez l’un ou chez l’autre. Ces choix vont tous dans la même direction : celle d’une plus grande dramatisation de l’action, ce que le dramaturge va accentuer en ajoutant lui-même des éléments novateurs. Ainsi Chevreau a-t-il choisi, parmi les différentes conclusions que les auteurs antiques apportent à l’histoire de Coriolan, celle qui en fait une fin tragique : la mort du général tué par les Volsques, qu’il a trahis par amour de sa mère62. Pour faire de sa pièce une tragédie digne des scènes parisiennes, Chevreau ne pouvait pas se contenter de la mort paisible du général ayant échappé au courroux volsque, que Tite-Live semble préférer. Il choisit, pour le cœur de l’intrigue comme pour sa conclusion, les éléments qui lui permettent d’atteindre l’économie tragique qu’il recherche. Et si Plutarque reste sa source première, il ne se prive pas de sélectionner dans les différents textes à sa disposition les éléments à même d’intéresser le public du Marais.
Corionalus d’Alexandre Hardy §
Parmi les sources dont s’est inspiré Chevreau pour son Coriolan, il ne faut pas oublier la pièce qu’Alexandre Hardy a donnée en 1607, présente encore dans les esprits pour qui voulait adapter ce sujet en 1638. C’est la manière « classique » de son théâtre qui est remis au goût du jour, et quand les dramaturges reprennent un sujet traité par Hardy, l’influence du dramaturge doit, le plus souvent, être prise en compte.
Hardy ne transpose pas sur scène toute la légende de Coriolan (ce que fait Chapoton dans son Véritable Coriolan), et, de ce fait, a une position très novatrice. Comme l’indique Elliott Forsyth, « Hardy a bien choisi, pour l’affabulation de sa pièce, la période la plus critique de la vie de Coriolan. Au lieu de nous présenter, comme l’avait fait Shakespeare, toute la carrière de son héros ou de limiter l’intrigue, comme l’avait fait Thierry, aux événements qui suivirent l’exil, Hardy fait commencer sa tragédie au moment où la foule réclame la punition du héros, c’est-à-dire au moment où s’engage le véritable conflit tragique63. » Chapoton fait exactement le même choix, en débutant sa pièce au même moment. Mais Chevreau s’inscrit dans cette même logique, en commençant encore plus tard, lorsque Rome est sur le point d’être attaquée par Coriolan : sa pièce s’ouvre alors que la situation tragique a atteint une sorte de paroxysme.
Si Hardy a été critiqué quant à la faible place qu’il accordait aux relations amoureuses et psychologiques entre les personnages64, il a néanmoins été le premier à exploiter véritablement cet élément pour la légende de Coriolan. C’est la première fois que les femmes prennent une place si importante : ainsi Volomnie, la mère, intervient-elle dès la première scène pour exprimer son inquiétude quant à la situation de son fils :
Voicy le jour fatal qui te donne (mon fils)Par une humilité tes hayneurs déconfits,Tu vaincras endurant la fiere ingratitudeEt le rancœur malin de cette multitude65.
On peut également noter des similitudes de constructions notamment sur le choix de la scène finale. Dans les deux pièces, Coriolan est tué sur scène par des Volsques conjurés. Nous pouvons d’ailleurs noter une disposition rythmique du vers étrangement identique dans les deux versions :
Au secours mes amis, à l’aide, on m’homicide66.O Dieux ! je suis blessé, je tombe, je suis mort67 !
On peut voir dans ce rythme reconnaissable du vers que, dans les deux cas, prononce Coriolan lorsque’il est frappé à mort par les Volsques, une référence discrète au modèle de Chevreau pour la clôture de sa pièce. Bien plus, Chevreau est le seul, avec Hardy, à proposer au public en guise de dernière scène, les lamentations d’une femme sur le sort de Coriolan, la mère Volomnie pour Hardy et la femme Verginie pour Chevreau.
Cette dernière scène permet d’ailleurs de voir que les deux dramaturges de 1638 ont délibérément choisi deux « lignées » dramatiques différentes. En effet, la dernière scène du Véritable Coriolan est celle du procès de Coriolan par les Volsques, qui l’assassinent en public. Le dernier mot de la pièce est laissé à un des Sénateurs volsques, désolé de voir tant de gâchis, et la mort d’un homme d’une telle valeur. Cette fin « politique » peut être mise en parallèle avec le Coriolanus de Pierre-Thierry de Montjustin qui termine sa pièce directement sur le meurtre du héros, et où Tullus (Aufidie) conclut :
Ainsi puissent perir tous ceux qui, comme toy,Perfides fausseront leur honneur et leur foy68.
Dans le traitement de Coriolan, on peut donc distinguer deux groupes de dramaturges : Montjustin et Chapoton vont s’attarder sur les événements politiques et sur l’ensemble de la vie de Coriolan, de son conflit avec le peuple jusqu’à sa mort, une vie gouvernée par l’idée de vengeance politique. Hardy et Chevreau, qui se situeraient plus sur une ligne « régulière », cherchent à concentrer leur action autour de l’intimité de l’homme Coriolan. Cela est particulièrement sensible dans la pièce qui nous occupe.
Le problème des noms §
Des sources antiques au théâtre, les noms des personnages ont tous plus ou moins évolué (à part celui du héros éponyme). C’est notamment le cas pour les deux femmes qui, chez Plutarque, se nomment Vergilie et Volumnie pour la femme et la mère, et chez Tite-Live et Valère-Maxime, respectivement Volumnie et Véturia. On voit déjà que Chevreau est plus près de la version de Plutarque, puisque Velumnie est le nom de la mère. Les noms des personnages masculins sont eux simplement francisés : on passe d’Aufidius et de Sicinius à Aufidie et Sicinie.
Chapoton, quant à lui, nomme la femme de Coriolan Virginie et la mère Volonnie. Comme Chevreau, c’est donc la filiation de Plutarque qui est respectée, et non celle de Tite-Live. Pour les noms du Coriolan, aucune indication quelconque n’éclaire ce choix, mais on peut penser que la concurrence des deux versions ait tendu à les uniformiser, malgré les légères variations de prononciation.
Coriolan : une « conciliation des contraintes69 » §
Chevreau n’a laissé aucun document pouvant nous renseigner sur son travail de rédaction. Cependant le résultat final que donne le Coriolan laisse deviner un travail appronfondi d’adaptation des sources antiques aux contraintes de la scène et aux envies du public.
Une incontournable contrainte matérielle : le personnel dramatique §
La situation matérielle des théâtres, décors et personnel dramatique, est le premier problème auxquels sont confrontés tous les dramaturges français de cette époque, et Chevreau ne fait pas exception. La concurrence entre les deux théâtres est un facteur déterminant. Le Coriolan de Chevreau étant au cœur de cet affrontement, l’analyse rapide de la situation des deux troupes en 1638 est donc indispensable.
Sans se lancer dans une comparaison systématique entre les deux pièces, la mise en parallèle des listes des « Acteurs » permet d’expliquer une partie des différences profondes entre Chevreau et Chapoton. En 1638, la période est fastueuse pour le Marais70 qui se voit confier les grands chefs-d’œuvre du temps (Mariane, Le Cid, etc.). La troupe ne subit donc pas de départ, malgré la brusque retraite de Montdory, due à une apoplexie sur scène. Chevreau voulait sans doute bénéficier du prestige de la scène du Marais à l’époque, lui qui admirait Corneille et son Cid. Cependant, les actrices restaient une denrée rare. Alan Howe indique qu’il est probable que la troupe ne compte alors que deux grandes comédiennes : Marguerite Béguin et Madeleine du Pouget. A l’inverse, l’Hôtel de Bourgogne aurait compté dans ses rangs quatre comédiennes célèbres (la Bellerose, la Le Noir, la Valliot et la Beaupré), Howe ayant bien montré que les conjectures de S.W. Deierkauf-Holsboer71 étaient incertaines sur ce point. Peut-on dire que cette contrainte matérielle a pesé sur l’écriture des pièces ? C’est fort probable : pourquoi Chevreau a-t-il limité à deux les principaux rôles féminins (Camille n’étant qu’un rôle secondaire), contrairement à la tradition où les femmes sont plus nombreuses ? En partie parce que le théâtre du Marais n’avait que Mlle Béguin et Mlle Pouget pour jouer ces rôles. Si, pour Jacques Scherer, il est moins certain que les auteurs des années 1630 écrivent leurs rôles par rapport aux acteurs « car ils sont des hommes de lettres avant d’être des auteurs dramatiques et ne connaissent pas intimement le milieu des comédiens72 », ce qui est le cas de Chevreau, on sait qu’il admirait énormément Corneille et son chef-d’œuvre, Le Cid, joué sur cette même scène du Marais l’année précédente. Il est donc bien possible que Chevreau, qui a lui-même écrit La suite ou le Mariage du Cid, ait voulu donner à Marguerite Béguin un rôle à la mesure de Chimène73 en la personne de Verginie, la femme de Coriolan, qui a une importance plus grande que la mère en termes de présence en scène. Camille, le rôle mineur de la suivante de Verginie, aurait été jouée par Maguerite Baloré, femme du célèbre Floridor. À l’inverse, Chapoton, ayant à sa disposition quatre grandes actrices, a pu se permettre de diversifier les rôles féminins : outre Virginie, l’épouse, et Volonnie la mère, on trouve Porcie, « sœur de Coriolan », et Cornelie, « dame romaine », atteignant les quatre rôles correspondant au nombre des actrices de l’Hôtel de Bourgogne. On peut ainsi voir qu’avant même de concilier la réalité des sources avec les possibilités scéniques, celles-ci jouent un rôle prépondérant dans l’écriture des pièces, en particulier dans la distribution.
Cet exemple des rôles féminins indique bien que le contexte concurrentiel de la création de Coriolan ne s’est pas limité à une querelle d’auteurs, mais est intervenu dans l’élaboration même de la pièce. L’auteur a dû composer avec ses souhaits et les contraintes matérielles, qu’il a sues, on le verra, réutiliser dans la mise en drame de son sujet.
La question politique §
Le contexte politique des années 1638 pesait fortement sur les auteurs et leurs œuvres, poids incarné par Richelieu, qui a pris une place considérable dans le monde des lettres dès avant la création sur son ordre, en 1635, de l’Académie Française, et sa participation active à la « Querelle du Cid ». Par ailleurs, la situation politique était extrêmement tendue, à cause de l’attentat manqué contre Richelieu en 163774. Mettre sur la scène une pièce racontant la vengeance d’un général romain contre son propre pays était donc relativement sensible, d’autant plus que le comte de Soissons étant alors exilé à Sedan, d’où il s’allia avec l’Espagne et reprit ses complots contre le cardinal. Chapoton et Chevreau vont tous les deux tenter de désamorcer d’éventuels ennuis par le paratexte : le premier adresse sa pièce au Cardinal lui-même, le deuxième fait figurer une ode à sa gloire en supplément au texte75.
On peut comprendre qu’un tel sujet était susceptible d’attirer la méfiance de Richelieu. Pour Chevreau, l’enjeu politique s’ajoute à la contrainte matérielle. Afin de surmonter cette difficulté, il va devoir intervenir directement sur les sources. Car si, comme dans la pièce, les sénateurs gardent globalement leur sympathie à Coriolan, ils sont loin de peser de tout leur poids pour le sauver. Au cours du violent débat qui l’opposait aux tribuns, Plutarque indique que « quelques vieux sénateurs cependant s’opposaient à lui, prévoyant ce qui allait arriver. Et il n’arriva rien de bon76. » Le Sénat a cherché une attitude conciliante, « toute de ménagement et d’humanité », à l’opposée de la colère hautaine de Coriolan, ce qui de son point de vue versait vraiment dans la trahison quand « les sénateurs les plus âgés et les plus proches de la plèbe estimaient au contraire que ce pouvoir, loin de rendre le peuple incommode et dur, développerait sa douceur et son humanité77 ». Et lorsqu’il est décidé à se venger, c’est bien contre « Rome » tout entière qu’il va diriger sa fureur.
Pour le Coriolan de Plutarque, c’est donc Rome qui est coupable, Rome qu’il faut punir et qui justifie la vengeance. Il est bien évidemment hors de question de transposer cette action telle qu’elle sur la scène française ; cela aurait été perçu comme une attaque directe contre Richelieu et le pouvoir, ce qui n’est pas du tout l’intention ni même le caractère de Chevreau. Comment peut-il résoudre cette question politique ? En changeant le coupable, car Rome, le pouvoir en place, doit être innocente. En réalité, c’est « un véritable tour de force par lequel Chevreau tente, dans son intrigue, de concilier orthodoxie politique, présence obligée du noyau minimal de l’histoire de Coriolan, et poétique tragique78. » Lise Michel indique que Chevreau ne peut renoncer à ce que Coriolan se venge, puisqu’il s’agit du moteur principal de l’action : il ne doit donc être « ni coupable, ni innocent », mais bien « les deux à la fois », afin de pouvoir justifier et la vengeance, et son revirement final (les deux piliers de la légende latine). Dans cette configuration, qui sera le coupable ? Chevreau déplace la vindicte de Coriolan sur un personnage qui va recevoir toute sa haine : Sicinie, qui incarne l’ingratitude de Rome, tout en épargnant le pouvoir. Comme le prouvent les reproches des deux sénateurs à la première scène, c’est la haine seule de Sicinie qui a conduit Coriolan à passer chez l’adversaire. Et si Coriolan peut encore inclure tous les Romains dans ses diatribes,
Traistres, dissimulez, pour fléchir mon courrousVous me venez offrir ce qui n’est plus à vous.Où sont tous vos remparts ? qu’avez-vous à deffendre,Que mes gens en un jour ne puissent bien vous prendre ? (v. 181-184)
c’est encore à Sicinie qu’il s’adresse, Sicinie qui, aux yeux du public, semble être le premier responsable. Coriolan se retrouve donc « coupable sur le plan public, mais cette faute est neutralisée par ce statut du plan privé79. » Lise Michel montre encore que ce souci de ménager l’autorité de Richelieu a conduit Chevreau à sacrifier une certaine cohérence d’ensemble de sa pièce. En effet, Sicinie, une fois que les responsabilités ont été rappelées aux premier et deuxième actes, n’apparaît plus jusqu’à la fin de la pièce80, sans explication aucune.
Entre contraintes matérielles et politiques, « Chevreau sacrifie donc des points mineurs de la poétique pour concilier, à une échelle plus large, toutes les contraintes en présence, y compris des contraintes poétiques jugées plus importantes81 ». Car entre toutes ces difficultés, Chevreau n’oublie pas les règles nouvelles de la tragédie.
Vraisemblance et théorie des règles §
Le choix du parti des règles §
La fin des années 1630 voit un retour en force des règles sur le théâtre, mais le débat est encore bien présent, et il est intéressant de noter que, pour un sujet tel que celui de Coriolan, les deux dramaturges de 1638 ont chacun choisi un parti contraire.
Dans son Avertissement au Lecteur, Chapoton assume sa position :
Je n’avois point résolu de t’advertir d’aucune chose concernant la Tragedie de Coriolan […] mais je m’y suis trouvé obligé, quand j’ai consideré que peut-estre tu me pourrois blasmer de m’estre esloigné en quelque part des Reigles necessaires à la perfection du Poëme Dragmatique, comme entre autres sont celles des vingt-quatre heures, & l’unité des lieux : Mais je répondray contre ce que l’on me pourroit objecter, que la vie de Coriolan est telle, qu’à moins que d’en avoir pris les plus beaux incidens, l’on en sçauroit faire un sujet agreable au Theatre : Si bien que pour les mettre en ce Poëme, je ne pouvois observer en aucune façon ses Regles, puisque des principales actions de mon Heros, une partie s’emporte chez les Volsques, & l’autre chez le peuple Romain. Par là tu peux juger si j’ay tort, & si je pouvois m’attacher à ses foibles obstacles, qui font perdre à un Autheur severe les plus beaux endroits d’un sujet82.
Tout est clair pour Chapoton : un sujet tel que celui de Coriolan ne peut tenir dans le carcan des règles aussi bien celle du lieu que du temps. En effet, sa pièce présente au spectateur des actions aussi bien à Rome qu’au camp Volsque, des appartements des femmes jusqu’à la tente de commandement. L’action commence avant même que Coriolan ne soit condamné par le peuple romain à l’exil et se termine à sa mort. Chapoton envisage ainsi son sujet, sans le savoir, comme le fait Shakespeare, à la manière d’un récit de la vie du personnage, à partir du moment où le conflit est inévitable (lorsque le peuple souhaite la condamnation du général).
Le choix de Chevreau est tout autre, et constitue une véritable rupture avec les précédents dramaturges qui ont traité ce sujet. Ce point a été rarement, si ce n’est jamais, remarqué par les critiques du XVIIIe siècle. Son Avertissement au Lecteur est tout aussi limpide que celui de son concurrent :
J’ay changé dans ce sujet une chose assez connüe pour la mort de Coriolan, qui ariva chez les Volsques ; mais il faut considerer qu’il estoit impossible de mettre la Tragedie dans la severité des regles, & dans celle qu’on tient aujourd’huy si necessaire, qui est l’unité du lieu, si je ne l’eusse fait mourir prés de Rome.
Si Chevreau a modifié un élément de la légende de Coriolan, c’est bien pour respecter la « sévérité des règles » qu’il cherche à respecter. Comme on l’a vu, il est très probable que le Coriolan ait été représenté à l’aide d’un décor à compartiment : certaines liaisons de scènes impliquent un changement de lieu. On serait donc en présence d’une contrainte de lieu « allégée ». Certains auteurs, pour justifier la pratique de la tragi-comédie vis-à-vis des règles renaissantes, ont pu considérer que, pour respecter l’unité de lieu, la pièce devait se dérouler dans un espace où, pour aller d’un point à un autre, moins de vingt-quatre heures étaient nécessaires83. C’est bien ce que nous avons chez Chevreau : les actions se déroulent dans deux grands espaces, qui devaient sans doute constituer les deux côtés de la scène, Rome et le camp des assiégeants volsques.
Mais pour respecter les règles, Chevreau n’a pas fait que modifier les lieux. Il a délibérément opéré une modification dramatique sur ses sources, afin de pouvoir respecter l’unité de temps. Lorsque débute Coriolan, la situation est déjà critique et Rome est assiégée par un général bien décidé à faire payer le prix au peuple, ce que Sicinie semble comprendre à l’issue de son entretien au premier acte :
Dieux nous sommes perdus ! n’esperons plus de bien,Nostre meilleure attente est de n’attendre rien. (v. 293-294)
Chevreau est le seul dramaturge qui, jusqu’à présent, n’a pas fait de sa pièce une transposition de la « vie » de Coriolan. Il en résulte une transformation profonde du sujet de sa pièce. Comme l’indique Lise Michel, le sujet n’est plus la vengeance de Coriolan contre Rome, mais bien sa mort, puisque Chevreau montre les étapes psychologiques qui vont amener le général à renoncer à son projet, et finalement à son assassinat par les Volsques. La pièce est centrée sur le revirement de Coriolan, « en tant qu’il est cause du dénouement tragique84 ». Ainsi peut-on expliquer pourquoi Chevreau laisse de côté les questions plus profondément politiques et que le personnage de Sicinie n’ait pas un rôle si développé (alors même qu’il est responsable de l’exil du général) : ce n’est pas cela qui l’intéresse vraiment dans la tragédie de Coriolan, mais cette tragédie intime qui va l’amener à devoir choisir entre l’honneur, le patriotisme et l’amour pour sa famille. On comprend alors les divergences profondes de la pièce de Chevreau et de celle de Chapoton, notamment dans le dénouement85.
Bienséance du caractère de Coriolan ? §
Se rallier au « parti des règles », c’est aussi respecter la règle du caractère du personnage : construit, bienséant, semblable et constant. Semblable, car il doit être conforme à l’idée que le public s’en fait, ce qui est le cas de Coriolan, comme on a pu le voir.
Comme l’indique Georges Forestier, « pour les théoriciens comme pour les praticiens français, construire le caractère d’un personnage de théâtre, c’est […] en premier lieu s’en tenir aux traits fixes de l’ethos. Condition essentielle de la vraisemblance, au même titre que les unités, la bienséance deviendra vite primordiale, au point même que les termes de bienséance et de vraisemblance finiront par être interchangeables. On devine par là que tout bouleversement des traits fixes peut être jugé transgressif, donc invraisemblable86. » Chevreau fait bien de Coriolan un homme généreux dans sa fougue, son courage, maintes fois prouvé, son amour pour sa femme et la haute estime de soi. Pourtant, le déroulement de l’action, imposé par la légende, et le retournement de situation posent problème à un auteur qui se veut fidèle aux règles.
Si Coriolan est semblable à l’image qu’en donne Plutarque – et qu’en a le public – c’est-à-dire celle d’un fils aimant sa mère et d’un homme ombrageux et colérique87, c’est bien le problème de la constance qui a été posé à Chevreau : comment un personnage introduit sur scène colérique et inflexible peut-il changer d’attitude comme il le fait à l’acte IV :
Ah ! mere trop credule, aurez vous quelque gloireDe remporter ainsi cette triste victoire ?Victoire mal-heureuse, & pour vous & pour moy,Triomphe sans combat qui me remplis d’éfroy.Où voy-je maintenant ma fortune soubmise ?Vous avez étoufé ma plus noble entreprise :Mais vous aurez regret de m’avoir combatu ;Vous en acuserez vostre propre vertu,Et vous condamnerez tous les jours vostre langueQui n’a seduit mon cœur que par cette harangue. (v. 1062-1070)
Est-il vraisemblable qu’un personnage si déterminé à massacrer une ville, ce dont il a l’habitude d’après ses propres dires, puisse en moins d’une journée changer complètement d’avis, pardonner aux Romains, et lever le siège ? Cette histoire semble bien étonnante pour un théâtre régulier ; Chevreau en a conscience et le personnage d’Aufidie souligne ce problème :
Et dedans le moment que vous estes vainqueurIl ne faut qu’une fame à vous gaigner le cœur.Songez que depuis peu Rome est vostre ennemie ;Qu’elle vous a bany ; mais avec infamie,Et que les ennemis qu’on vous voit negligerVous ont presté leur bras afin de vous vanger.Cependant vous tremblez alors qu’on vous reclame,Et pour vous retenir il ne faut qu’une fame ! (v. 1211-1218)
Autant cette question pose peu de scrupules à un Montjustin et à un Hardy, qui écrivent avant la contrainte des règles, ou bien à un Chapoton qui s’en démarque volontairement, autant la difficulté est réelle pour Chevreau. Pour la surmonter, il va de nouveau innover par rapport à ses prédécesseurs et introduire un événement qui n’est présent dans aucune des sources antiques : une deuxième supplique des femmes (Acte III, Scène 1), qui sera en réalité la première puisque celle de Plutarque correspond à la scène 3 de l’acte IV. L’intervalle, presque un acte entier, entre ces deux scènes permet à Chevreau de tenter de justifier le retournement sans cela peu vraisemblable de Coriolan, en instaurant une progression dans la persuasion, notamment après la première supplique, portée par Verginie :
Je ne survivray pas à ma triste Patrie.Ainsi j’auray moy-mesme à moy-mesme recours ;Ils n’auront pas l’honneur de terminer mes jours,Cette main préviendra leur furieuse envie,Je les contenteray par la fin de ma vie :Ce fer leur aprendra que je ne fuyois pasLes plus rudes chemins qui meinent au trépas. (v. 712-718)
La menace de la mort de sa femme, auparavant toute théorique (Coriolan est sur le point de dévaster Rome – mais ne l’a pas encore fait), se matérialise sur scène avec le poignard. C’est ce premier élément qui fait réfléchir Coriolan : après avoir ôté le poignard des mains de sa femme, il se retire seul pour réfléchir, alors que ses convictions sont fortement ébranlées :
Vos propos tout d’un coup viennent de me confondreEt dedans cét estat je ne vous puis répondre.Mon esprit est confus dans cét estonnement ;Madame, accordez moy, s’il vous plaist un moment :Donnez ce peu de temps à cette grande afaire ;Car je n’ay de pensers que pour vous satisfaire. (v. 739-744)
Chevreau utilise alors le procédé des stances, habituel pour les pièces des années 1630. Coriolan, « seul dans son Camp », s’interroge, et ne sait pas comment sortir du dilemme : sauver son honneur et tuer sa famille, sauver sa famille et courir à la mort88. Sans parvenir à se décider, il appelle son ami et confident Sancine :
S’il se peut cher amy, soulage mon martireEt tasche à consoler mon esprit abatuOu bien par tes bontez, ou bien par ta vertu.Je ne le puis celer, il faut que je te dieQu’une mere, une fame, & sur tout AufidieLivrent à mon esprit de si puissans combatsQue je n’oze accorder ny finir leur débats. (v. 870-876)
A l’issue de cette brève discussion, Coriolan semble se décider à ne pas écouter sa mère et sa femme et à s’en tenir à ce qu’il a prévu. Chevreau tente ainsi de ménager la progression de l’action vers le retournement. Après avoir réaffirmé l’envie de voir son projet aboutir devant Sicinie, Coriolan sera finalement vaincu par la longue tirade de sa mère en colère.
Ce retournement de la position de Coriolan était un vrai problème pour Chevreau qui voulait s’inscrire dans le camp des réguliers et donc respecter la trame historique. Ceci explique l’originalité de sa pièce, par rapport à son concurrent Chapoton par exemple, qui ne se pose pas cette question. Chevreau a fait le choix d’innover pour mieux pouvoir suivre Plutarque, en resserrant la trame de l’action, quitte à l’allonger en redoublant la scène de la supplique.
Personnages et actions : de l’historien au dramaturge §
Si Chevreau proclame dans son « Avertissement » qu’il a suivi scrupuleusement Plutarque, il reste que sa pièce diffère grandement et du récit de l’historien grec et des pièces que le public a déjà pu voir sur la scène parisienne : « sous le voile complaisant des renvois respectueux aux sources, la chronologie, les circonstances et les personnages sont manipulés et retravaillés comme un matériau brut89 ». Chevreau reprend nombre d’éléments à Plutarque et à Tite-Live. Cependant, son choix de commencer sa pièce à la toute fin de l’histoire de Coriolan suppose un travail nouveau sur les sources, des choix, et un projet dramatique précis que nous allons nous efforcer de découvrir.
Nouveaux personnages, nouveaux rôles §
Chevreau, qui devait d’une part composer avec le personnel dramatique restreint du théâtre du Marais, d’autre part avec le respect de la source historique a choisi d’opérer une concentration des personnages et une plus grande identification des rôles.
Des caractères et des personnages secondaires mieux identifiés §
Sancine §
La simplification de l’intrigue, ainsi que le nombre limité de personnages (neuf en regroupant les Sénateurs et les Volsques, contre dix-neuf pour Chapoton en procédant de la même manière), permettent à Chevreau de mieux individualiser les personnages et leurs caractères, autour de Coriolan.
Sancine, l’un des deux personnages que Chevreau invente de toutes pièces, possède un rôle important, puisqu’il intervient régulièrement. Il est l’archétype du confident, de l’ami intime du héros qui va lui révéler ses craintes et ses envies. Il est celui qui sait l’encourager dans son projet, un Romain qui, par amitié, l’a suivi chez les Volsques :
Vous n’estes pas l’autheur de tout ce qui leur nuit,Eux mesmes ont causé le mal-heur qui les suit ;Vostre vangeance est juste, & leur mal legitime,Le Ciel qui les punit a rougi de leur crime. (v. 109-112)
Il est aussi le confident qui pose les questions, lorsque Coriolan semble montrer des signes d’hésitation, mais également qui donne ses propres conseils :
Donc si vous m’en croyez, triomphons promptement
Pour ne luy pas laisser un soupçon seulement. (v. 545-546)
Sancine n’est pas seulement confident mais joue aussi le rôle de conseiller politique. Lorsque Coriolan n’est pas là (notamment lors de l’entretien avec sa femme et sa mère), c’est lui qui parlemente avec Aufidie et qui lui assure que Coriolan va aller au bout de son projet :
Je m’en tiens assuré, j’en répons de ma teste,Je l’y voy disposé par ces derniers propos,Il regarde de prés nostre commun repos (v. 934-936)
Chevreau réunit en un personnage qu’il avait besoin de créer pour assurer la cohérence de la progression, deux rôles : celui, classique, d’ami et de conseiller et celui de négociateur politique, sorte de lien entre Coriolan et les Volsques.
Camille §
C’est le deuxième personnage créé par Chevreau, qui ne possède qu’un rôle mineur. Pendant de Sancine pour Verginie, puisqu’elle est sa « suivante », elle n’apparaît que dans l’acte V. Elle a comme Sancine une fonction de conseil, puisqu’elle intime la prudence à sa maîtresse, qu’elle craint de voir faire les frais de la trahison de Coriolan envers les Volsques :
Non, non, vous n’aurez pas ce que vous en pensez,L’esperance vous flatte, & vous vous ofensez.Proposez vous encore une fin plus facileA combatre une armée, à forcer une ville :Mais nostre sexe est foible, & vous ne songez pasQu’un peril l’épouvante, & qu’il craint le trépas. (v. 1291-1296)
Dernier rempart entre Verginie et le cadavre de Coriolan, elle est présente à l’avant-dernière scène. Personnage secondaire de la pièce, elle sert à souligner le pathétique de la catastrophe finale en se faisant renvoyer par Verginie alors même qu’elle avait prévu le sort de son mari.
Je vous attens, Madame, il faut vous obeïr :Mais songez apres tout à ne vous pas trahir. (v. 1459-1460)
Aufidie §
Aufidie est un personnage très particulier. Son rôle, pour une part similaire à celui de Sicinie, est de justifier en creux l’attitude de Coriolan à l’égard des bienséances. On ne peut pas affirmer qu’Aufidie soit en position d’ « ennemi » de Coriolan : il est d’abord celui qui l’aide et le soutient dans sa vengeance.
Digne Autheur de mon bien & de ceste victoire ;Combien dans ce dessein emportez vous de gloire !Je vous dois embrasser, & pour tant de bienfaitsLoüer vostre constance, & benir vos éfets.Sus donc, l’occasion nous est trop favorable,Cherchons leur sur le soir une fin déplorable,Apaisons par leur sang nos esprits irritez,Et ne diferons plus des tourmens meritez. (v. 571-578)
Mais il est aussi et surtout le chef des Volsques et, à ce titre, il ne perd jamais de vue son objectif premier : attaquer et vaincre Rome. Il l’annonce, dès ses premières paroles sur scène, à un Sicinie très inquiet :
Ne vivez plus ainsi d’esperance & de peur,Car nous voulons à tous vous arracher le cœur ;Il faut que vous mouriez ; que Rome toute entiere,Et pour elle & pour vous serve de cimetiere. (v. 289-292)
Ennemi de Rome et chef de guerre, il ne sort pas de son rôle et s’inquiète régulièrement auprès de Coriolan de sa détermination, notamment lorsque les discussions avec les femmes s’engagent. Il est le seul véritable personnage du camp des Volsques à intervenir dans la pièce. Les lieutenants et les soldats volsques ne sont présents que dans deux scènes, celles de la conspiration (V, 3) et celle de l’assassinat (V, 6) pour un total de seulement 30 vers. Aufidie est le deuxième rôle de la pièce en temps de parole et Chevreau utilise ce personnage, comme Sicinie, pour définir le statut de Coriolan. Selon Lise Michel, à la fin de la pièce, Coriolan est redevenu patriote (puisqu’il renonce à attaquer Rome) : qu’un personnage présenté comme indomptable et fautif en vienne à tout pardonner, cela aurait été contraire aux bienséances et, de plus, sa mort ne s’expliquerait pas. Il fallait que Coriolan reste « coupable ». C’est donc la cohérence du personnage d’Aufidie qui va être sacrifiée : il doit « redevenir assez bon pour que le trahir soit une faute90 ». En effet, il apparaît dans la deuxième partie de la pièce comme un chef humain, sensible aux réunions familiales, et non plus comme l’ennemi avide d’ « arracher le cœur » des Romains :
La cruauté me plaist quand elle est legitime ;Mais lors qu’elle est injuste, elle tient lieu de crime.Coriolan fait bien de rendre à ses parensDe veritables biens ou du moins aparens. (v. 953-956)C’est prester du secours à mon ame abatuëJe voy tousjours sa mere, & c’est ce qui me tuë ;Sa fame, ses enfans, leurs souspirs & leurs pleursMe font par fois soufrir de sensibles douleurs. (v. 1141-1144)
Devant « choisir » entre trahir Rome et trahir son nouvel allié, Coriolan doit être coupable lorsque le rideau tombe.
Les sénateurs §
Le groupe des sénateurs est impersonnel. Ils sont au moins trois à intervenir (la scène 1 de l’acte II mentionne « un sénateur », « un second sénateur » et « un autre sénateur » ). Lorsqu’ils apparaissent sur scène, ils sont toujours en groupe, renforçant ainsi leur absence de personnalité particulière. Ils représentent, avec Sicinie, la seule véritable instance « politique » de la pièce. Mais leur rôle dans les intrigues de couloir qui ont amené à l’exil de Coriolan (notamment durant le procès, ou dans les négociations avec le peuple) est occulté, de même que les tensions à l’intérieur même du Sénat que note Plutarque (les plus jeunes des sénateurs plutôt favorables à Coriolan, les plus anciens au peuple).
Dans la pièce de Chevreau, ils auraient plutôt le rôle inverse de leur fonction. Le peuple n’apparaît pas, puisque Chevreau n’a pas jugé bon de représenter de grandes foules sur scène. Ce sont donc les sénateurs qui vont avoir la charge de porter sur la scène la voix du peuple romain, alors que son représentant officiel, Sicinie, est dépourvu de cette charge pour devenir le responsable de la situation (que subit la population).
Invoquons tous nos Dieux, courons aux Sacrifices,Rendons nous s’il se peut les Astres plus propices.(à Sicinie) Sur tout asseurez vous que dedans nos mal-heursVous verserez du sang si nous versons des pleurs. (v. 419-422)
Les sénateurs s’incluent dans le « nous » collectif du peuple romain, prêt à poursuivre Sicinie, normalement le tribun délégataire de ce peuple, de sa colère, s’il ne parvient pas à redresser la situation dont il semble être le seul responsable.
Sicinie §
Tribun du peuple, ennemi personnel de Coriolan, il représente la cible de la colère du général au contraire de Rome tout entière. Contrairement à l’image qu’en donnent Plutarque et Tite-Live, qui en font volontiers un démagogue haineux à l’égard de la personne du général91, Chevreau montre au public un personnage repentant, conscient de ses fautes et livré à la rancœur de Coriolan. Mais il reste un homme politique, un opposant farouche à Coriolan, qui ne renie pas le sens de ses actions passées :
Il falloit recourir à cette medecine,Puis qu’on devoit couper le mal dans sa racine.Le feu qui le bruloit nous alloit consumer,Une juste fureur le pouvoit animer ;Et nous voyons en fin que cét homme indocileTreuvoit à ses souhaits un succez trop facile. (v. 383-388)
Le recours à la « médecine » politique – l’accusation publique de tyrannie – place Sicinie dans la position du politicien, représentant des basses intrigues et des manipulations. Chevreau confine cette dimension de la vie de Coriolan, bien plus présente dans les récits de Plutarque ou de Titre-Live, dans ce personnage qui tend à l’expiation. Il est le seul représentant des tribuns du peuple (il est accompagné d’un dénommé Brutus dans les récits antiques) et, bien plus, le seul représentant du peuple tout entier. Tribun du peuple sans en être vraiment, puisque c’est lui et non Rome qui est le vrai responsable de la situation, il porte sur ses épaules le poids de la culpabilité sans que Chevreau ne lui accorde une réelle dimension pathétique. Fin politicien, il est aussi un patriote qui accepterait de se sacrifier pour son pays :
Ha ! Seigneur plûst au Ciel, au point que je vous prieQue mon sang épargnast celuy de ma Patrie ! (v. 279-280)
Pourtant, persistant dans ses reproches à l’égard de Coriolan et des Sénateurs, Sicinie est plutôt l’homme désabusé qui cependant ne souhaite pas vraiment s’abaisser à la supplication, visiblement la seule tactique des Romains :
N’atendons jamais rien du secours de nos larmes,Esperons tout du Ciel, & du succez des armes. (v. 307-308)
C’est un dernier échec pour lui, qui n’apparaît plus sur scène après le deuxième acte, mais aussi pour la politique, qui n’a plus vraiment sa place dans la tragédie de Coriolan : car c’est bien par les larmes que le salut viendra, mais par les larmes de la mère, et non des sphères du pouvoir – politique ou religieux – de Rome.
Verginie §
Elle est la femme aimante et fidèle à son mari et prend une importance nouvelle dans la version de Chevreau par rapport à Plutarque et à Tite-Live. Chez les auteurs antiques, la femme de Coriolan n’a qu’un rôle secondaire, renforçant le pathétique de la scène de la supplique, mais n’intervenant pas réellement, puisque c’est le discours de la mère qui est décisif. Ce n’est pas le cas chez Chevreau.
C’est Verginie qui prend l’initiative d’aller voir Coriolan dans le camp volsque pour essayer de le faire changer d’avis et c’est elle qui persuade sa belle-mère de l’accompagner :
Allons, Madame, allons, & que ce nom de mereNous fasse rencontrer un destin moins contraire.Sortons viste de Rome, & pour notre salutEspreuvons desormais s’il sera ce qu’il fut.Nous avons trop soufert pour soufrir davantage,Moderons aujourd’huy l’ardeur de son courage ;Qu’il succombe au recit de nos moindres douleurs,N’épargnons ny respects, ny prieres, ny pleurs. (v. 423-430)
Elle permet ainsi à Chevreau d’éviter de réintroduire le rôle de Valérie, « sœur de Publicola », qui est à l’origine de l’expédition des femmes dans le récit de Plutarque92. Présente aux deux scènes de supplication qu’introduit Chevreau, Verginie lui sert également à introduire une part d’intrigue amoureuse93. Elle est également un lien entre Coriolan et le Sénat puisque c’est elle qui va annoncer à Rome le succès de leur délégation, soulignant en creux l’inefficacité des tentatives du vrai politicien Sicinie :
Ouy, je vous en asseure, il pardonne aux Romains,Mes pleurs ont fait tomber les armes de ses mains.Vous ne pouvez tenir son amitié suspecte ;Car malgré son exil, sçachez qu’il vous respecteEt qu’avant que le jour vienne fraper nos yeux,Il doit lever le siege, & sortir de ces lieux. (v. 1179-1184)
Verginie combine donc plusieurs rôles dans la pièce de Chevreau et a une place d’autant plus importante que c’est elle qui la conclut. Comme on l’a vu, Chevreau a donné à Verginie une importance qu’elle n’avait pas dans les récits antiques : une manière pour lui de donner un rôle à la mesure de Mlle Béguin, mais aussi de se plier aux envies du public, qui était friand des développements amoureux venus de la tragi-comédie.
Velumnie §
La mère de Coriolan est un personnage incontournable pour Chevreau dans le sens où elle est la clef de la scène la plus célèbre de l’histoire. Dans la pièce, comme dans les textes antiques, elle est cantonnée à ce rôle. Elle apparaît seulement dans trois scènes : la première où elle accepte la proposition de Verginie d’aller rendre visite à son fils (II, 2) puis les deux suppliques devant Coriolan (III, 1 et IV, 3). Elle n’a pas l’initiative dans ses deux premières apparitions, puisque que lors de la première rencontre avec Coriolan, c’est Verginie qui a le temps de parole le plus important (77, 5 vers contre 11). Pourtant, suite à cette scène, c’est bien l’attitude de la mère qui semble avoir le plus frappé :
Helas ! si je me rends contraireAux vœux d’une si bonne mereJe me sens indigne du jour :Elle veut estoufant ma rageQue je témoigne de l’amourA qui m’a fait un tel outrage… (v. 829-834)
Le danger qui guette la mère par le seul projet de son fils est donc le déclencheur de la réflexion pour Coriolan, plus que celui qui pèse tout autant sur sa femme. On voit là que Chevreau fait de Velumnie le pôle autour duquel se concentrent les enjeux tragiques. Sa longue prise de parole sera en effet la supplique qui fait finalement changer d’avis à Coriolan.
[Helas ! je vous suplie à genoux humblement] [p. D’oublier comme moy vostre banissement ;] [p. De laisser les Romains dans un Estat paisible,] [Et de finir mes maux si vous estes sensible.] [Non, non, je veux mourir embrassant vos genoux,] [Je mourray doucement si je meurs prés de vous. v. 1055-1060]Conformément à la tradition antique, Chevreau construit le rôle de Velumnie autour de la scène attendue par le public : Coriolan fléchi par sa mère. Du reste, après cette scène, Velumnie quitte la scène et seule Verginie refera une apparition. Pour ce personnage, Chevreau a donc suivi la tradition antique, en accordant à la mère une longue tirade, sur laquelle l’auteur a compté pour montrer ses talents de poète94.
Importance du temps de parole §
Comme attendu, ce sont Coriolan et Aufidie, les deux principaux personnages, qui ont droit au temps de parole le plus important95 (37 % des vers à eux deux). C’est ensuite Verginie qui arrive en troisième position, avec un rôle bien plus volumineux que ce que lui accordait la tradition jusqu’ici. On a déjà évoqué la possibilité d’un rôle « sur mesure » pour Marguerite Béguin, la Chimène du Cid, mais au-delà, Chevreau donne une place particulière aux femmes par rapport au nombre total de vers. En effet, en excluant Camille qui ne prononce que 26, 5 vers, Verginie et Velumnie prononcent 356 vers sur les 1515 que compte la pièce (soit près de 23 %). À titre de comparaison, chez Chapoton, Virginie et Volonnie ont à elle deux 13 % du temps de parole total (247 vers sur 1826). On constate donc un « contraste entre l’importance dramatique de l’élément féminin, et la réduction du nombre de personnages féminins par rapport à toutes les autres versions de l’histoire de Coriolan96 ».
Cette importance de l’élément féminin, par rapport aux groupes politiques par exemple (le temps de parole des femmes équilibre celui des hommes de pouvoir comme les Sénateurs), traduit la volonté de Chevreau d’insister davantage sur la tragédie personnelle que sur la tragédie politique. Cela participe à la pesanteur et au rythme tragique qu’il essaye d’insuffler à son œuvre.
Concentration des actions et pesanteur tragique §
Lenteur de la pièce §
Le récit de Plutarque peut être adapté de diverses manières : Chapoton, comme Shakespeare, a écrit une pièce vaste, au rythme très rapide. Chevreau fait le choix inverse. Sa pièce se situe dans l’exacte moyenne des tragédies classiques selon l’abbé d’Aubignac (environ 1 500 vers97). Pour Jacques Scherer, le « nombre [des scènes] définit […] la rapidité de la pièce. Si les scènes sont nombreuses, c’est que les allées et venues des personnages sont fréquentes, et que les apparitions des personnages sont assez courtes, puisque la durée de la pièce est à peu près constante ; si au contraire le nombre de scènes est peu élevé, ces scènes seront longues et le mouvement des personnages sera lent98. » D’après les moyennes de Scherer, pour qui « l’immense majorité des pièces en cinq actes du XVIIe siècle comporte entre 25 et 40 scènes », Coriolan, avec 27 scènes au total, fait partie des pièces lentes.
L’action resserrée autour de Coriolan §
En se concentrant sur la dernière partie de la vie de Coriolan, Chevreau a déjà effectué une contraction du récit de Plutarque. Bien plus, il a construit son action en la resserrant autour du héros éponyme.
D’abord, Chevreau a supprimé tous les détails annexes qui pouvaient être présents chez Plutarque. Par exemple, il ne fait nulle mention d’un fait rapporté aussi bien par l’historien grec que par Tite-Live : la vision d’un certain Titus Latinius, pendant une grande fête organisée à Rome, qui « vit en songe Jupiter venir lui ordonner de dire au sénat que, dans les supplications faites en son honneur, on avait mis à la tête de la procession un danseur exécrable et des plus disgracieux99 ». Titus finit par aller prévenir les autorités après avoir ignoré ce songe et se trouve peu à peu paralysé. Cet épisode est rapporté par les deux historiens car au cours de cette fête, les Volsques vont s’introduire à Rome à l’instigation de Marcius – qui avait prévenu auparavant le Sénat – afin qu’ils soient chassés de la capitale et en ressentent une haine ravivée contre les Romains.
Chevreau, comme on a pu le voir en étudiant les différents personnages secondaires, éclipse toutes les tractations politiques de l’intrigue, pourtant bien présentes chez Plutarque et Tite-Live. Les sénateurs interviennent peu, et quand ils le font, c’est plus pour défendre le point de vue de Rome et du peuple que le leur. Les autorités volsques autres qu’Aufidie sont totalement absentes (alors que Chapoton, par exemple, fait intervenir à plusieurs reprises des sénateurs volsques). Sancine – et Verginie pour une moindre part – est le seul lien entre les différents groupes qui s’opposent à l’entrée de Rome.
Chevreau ne tisse pas de véritable intrigue secondaire. Certes, grâce à la présence de Verginie, il y a l’esquisse d’une intrigue amoureuse, mais celle-ci n’est qu’une conséquence indirecte de l’intrigue principale : Coriolan accepte l’amour de sa femme parce qu’il accède à la requête de sa mère.
Mais puis que maintenant vous voulez que je vive,Permettez moy du moins que par tout je vous suive,Et que nous partagions dans nos ardens desirs,Et les mesmes douleurs, & les mesmes plaisirs.Les chemins, les combats, & les horreurs des armesAuront alors pour moy d’inévitables charmes ;Je vous verray tousjours dans un dessein si beau,J’iray mesme avec vous jusques dans le tombeau. (v. 1101-1108)
Libéré de sa volonté de vengeance, il peut désormais envisager une retraite amoureuse avec sa femme, mais les Volsques, trahis à leur tour, vont l’assassiner. L’intrigue secondaire ne peut donc qu’être esquissée à la fin du quatrième acte.
Toute l’action se concentre sur l’évolution de la décision de Coriolan. Au premier acte, celle-ci semble irréversible et la tension est palpable dans les dires des sénateurs.
Tout nous presse pourtant dans cét estat funeste,Nous sommes combatus de famine & de peste :Ne nous arrestons pas à repandre des pleurs,Et n’espargnons plus rien pour finir nos mal-heurs.Nous venons d’envoyer à cette ame cruelleDes Sacrificateurs en pompe solennelle :Mais quoy ce grand éclat, & cét insigne honneurN’ont pû nous procurer le plus simple bon-heur.Il a considéré leurs pleurs sans en répandre,Et les a méprisez au lieu de les entendre. (v. 27-36)
Il est intéressant de noter que la situation évoquée par le Sénateur ne se retrouve dans aucune des sources antiques : la famine a bien touché Rome, mais avant l’exil de Coriolan. Selon Plutarque, c’est même à cause du prix du blé importé pour combattre cette famine que Coriolan s’est attiré les foudres du peuple. Chevreau concentre les éléments dramatiques épars chez Plutarque dans son action pour renforcer l’impact dramatique. L’acte II met pour la première fois en scène Aufidie et les spectateurs comprennent que s’il est heureux de voir Coriolan à ses côtés, il est lui aussi une source de pression : le général ne doit pas échouer car les Volsques ne lui pardonneront pas, malgré leur bienveillance de façade, et c’est Sancine qui met en garde son ami.
Aufidie est un traistre, et le ressentimentDe son premier mal-heur trouble son jugement.Les Volsques sont d’humeur à garder une injure ;C’est un peuple méchant, lasche, ingrat & parjure ;Il vous aime, il vous craint ; mais vous ne songez pasQu’il avoit cy-devant cherché vostre trépas :Que cette perte en fin nous peut estre commune,Puis qu’il peut ruiner nostre bonne fortune ;Et que vous craignant trop pour vous voir trop puissantIl peut se relever en vous afoiblissant. (v. 525-534)
Pression du côté romain, pression du côté volsque, Chevreau dramatise à loisir le récit de Plutarque pour accentuer l’effet tragique. Le rythme est lent, mais toujours progressif. La première supplique des deux femmes, innovation de Chevreau, sert de révélateur à cet étau qui se resserre, nouveau dispositif que Chevreau a tiré des anciens.
Verront-elles sans pleurs leurs maris au cercueil ?Et les pauvres enfans qui sont dans leurs entraillesY doivent-ils ainsi faire leurs funerailles ?Leur refuserez vous le moindre acte d’amour ?Mourront-ils par vos mains sans avoir veu le jour ?Et massacrerez vous dans cette horrible envieCeux qui peut-estre encore n’ont pas receu la vie ? (v. 638-644)
Après que Sancine a révélé au public et rappelé à Coriolan le danger de la présence toujours proche d’Aufidie, Verginie, par cette hypotypose saisissante, place le projet de vengeance – encore théorique – de Coriolan sous la lumière révélatrice de la matérialité. Et c’est grâce à cette supplique de Verginie que Coriolan comprend enfin ce que son projet implique. Il se retire alors pour réfléchir seul dans son camp et Chevreau place alors un long monologue en stances à l’exact milieu de la pièce (III, 3), lorsque le général comprend l’impasse dans laquelle il se trouve.
Je treuve une mere affligéeQui ne peut estre soulagéeQue par moy qui la doy guerir :Mais si ma rage est assouvieQuand je croiray la secourirLe sort punira mon envie ;Les Volsques me feront mourirSi je luy veux donner la vie :Et dedans ce dessein que je treuve si beau,Je ne puis y courir qu’en courant au tombeau. (v. 819-828)
Le nœud de l’intrigue est désormais clair : quel que soit le choix de Coriolan, les conséquences seront tragiques. Cet instant de méditation du général romain n’est présent ni chez Plutarque ni chez Tite-Live, mais il découle de tous les éléments que Chevreau a repris de ses sources.
Rares sont donc les coups de théâtre, hormis l’ultime décision de Coriolan, en réalité préparée depuis de nombreuses scènes. À l’acte IV, Chevreau a voulu ménager une surprise supplémentaire pour le spectateur, qui ne se retrouve pas chez Plutarque : il introduit un quiproquo, bien vite dissipé, sur le choix de Coriolan. En effet, voulant annoncer à Aufidie qu’il renonce à attaquer Rome, le Volsque comprend l’inverse.
Elles rentrent dans Rome, & sans aucune envieDe me solliciter de leur donner la vie,Et ma mere & ma fame auront le mesme sortDe ce peuple obstiné, s’il doit soufrir la mort.N’aprehendez plus tant, mon ame est satisfaite,Je feray là dedans ma plus douce retraite ;Les Romains me verront un esprit resolu,Je me tiens dés cette heure à ce que j’ay conclu :Ma fame en portera la premiere nouvelle,Et vous verrez par là si je leur suis fidelle. (v. 1148-1158)
Ce quiproquo, assez mal amené, obligeant Chevreau à de périlleuses circonvolutions dans le discours de Coriolan, semble assez superflu. Mais il est permet un dernier rebondissement dans un acte IV déséquilibré par la très longue scène de la supplique, et peut-être un dernier symbole des doutes de Coriolan, dont le langage même est marqué du sceau de l’hésitation.
Le dramaturge français a donc largement réutilisé les informations fournies par Plutarque, mais les a modifiées, en a ajouté de nouvelles, enlevé certaines, pour dramatiser l’histoire et chercher à atteindre une nouvelle rythmique tragique.
Défauts de construction et de liaison des scènes §
Ce resserrement de l’intrigue et cette conciliation entre de multiples contraintes ont pu obliger Chevreau à sacrifier une certaine cohérence dans les détails. On a vu la disparition inexpliquée en terme de diégèse du personnage de Sicinie, une fois son rôle dramaturgique accompli en reportant la faute de l’exil de Coriolan sur sa personne plutôt que sur Rome.
Si l’on considère que la liaison des scènes doit s’effectuer selon la doctrine classique, c’est-à-dire qu’une scène est « cette partie d’un acte qui apporte quelque changement au théâtre par le changement des acteurs100 », les changements sont marqués par le départ ou l’arrivée d’un nouveau personnage. En ce sens, Chevreau garde certains traits de la tragi-comédie et parfois ne se soucie pas vraiment d’opérer des liaisons travaillées. Cela se voit dès les premiers instants de la pièce.
La première scène montre les deux sénateurs parler de la situation avec Sicinie ; on peut donc penser qu’elle se situe à Rome. La deuxième scène est la première apparition de Coriolan, avec son ami Sancine. D’après les informations de la scène 1, Coriolan est déjà en train d’assiéger Rome : la scène 2 ne peut donc se passer que dans son camp. Les premières paroles du général ne supposent aucun lien avec ce qui précède :
Vous voyez aujourd’huy que son inquietudeEst un tragique effect de son ingratitude :Cette lasche Patrie eut peur de mon credit,Me releva d’un coup, & d’un coup me perdit. (v. 71-74)
Changements de sujet, de lieu, de personnage : il n’y aucune espèce de coordination logique entre ces deux scènes, ce qui montre que Chevreau s’en soucie bien peu. Au total, on compte près de 12 ruptures de liaison dans toute la pièce, un nombre assez élevé, même pour l’époque. Chevreau veut se ranger dans le camp des réguliers, mais il s’affranchit visiblement de certaines contraintes car, déjà pour les théoriciens de l’époque, la justification de la liaison des scènes était capitale, à tel point de Chapelain pouvait affirmer : « Ce qui est absolument nécessaire, comme fondé sur la vraisemblance, est que nulle entrée de personnage sur la scène et nulle sortie ne soit sans nécessité, et qu’il paraisse toujours pourquoi ils arrivent et partent101. »
L’acte V est de ce point de vue remarquable : s’il est le plus rapide (c’est le seul comportant huit scènes), c’est aussi celui qui contient le plus de défauts de construction, contribuant aussi au caractère saccadé et « catastrophique » du dénouement. À la première scène, Aufidie est furieux de voir Coriolan renoncer à son projet ; celui-ci tente de s’expliquer sans calmer le Volsque. À la deuxième scène Verginie annonce à Camille son souhait de rejoindre son mari :
Après tous ces honneurs il faut le visiter,Camille c’est en vain que tu veux m’arrester ;Nous nous sommes jurez une foy mutuelle,Et si je ne le suy je me treuve infidelle. (v. 1267-1270)
Les personnages ne sont pas les mêmes, le lieu non plus (on voit mal pourquoi Verginie et Camille seraient au même endroit que Coriolan et Aufidie alors même qu’elle était allée prévenir les Sénateurs à la fin de l’acte IV), et le ton également : après la fureur « politique » d’Aufidie, la douceur de la femme aimée. Bien plus, à la scène 3, on découvre Aufidie conspirant avec les lieutenants volsques pour l’assassinat de Coriolan, donc dans un lieu reculé du camp.
Observez mes amis le tout de point en point,Cherchez-le sans tarder, & ne me trompez point.Punissez prontement cette ame criminelle,Je vous en sollicite, & c’est vostre querelle. (v. 1315-1318)
A la scène 4, Coriolan envoie Sancine chercher Verginie (ce qui confirme qu’elle ne pouvait pas être au camp à la scène 2) pour s’enfuir avec elle – ici encore, pas de liaison. Les scènes 5 et 6 s’enchaînent par la suite avec un monologue bref de Coriolan, et son assassinat. À la scène 7, Camille et Verginie arrivent sur les lieux du crime et à la scène 8, cette dernière se lamente seule sur le corps de son mari. On le voit, les 4 premières scènes sont toutes indépendantes les unes des autres, sans qu’aucune sorte de transition aide aux enchaînements. Chevreau semble donc privilégier le rythme qu’il distille tout au long de sa pièce et notamment dans l’acte V (de la fureur d’Aufidie au projet d’assassinat) ; ainsi s’en tient-il à l’habitude de la tragi-comédie des années 1630, qui ne voyait pas dans la liaison des scènes une règle impérative.
Héritage de Chevreau ? §
Urbain Chevreau reste un auteur dramatique de second plan dans les années 1630. Pourtant son Coriolan, pièce peut-être la plus aboutie de son œuvre théâtrale, grâce à son travail approfondi d’élaboration, a pu inspirer les auteurs qui lui ont succédé, et pas des moindres puisqu’il semble que Corneille lui-même a pu s’appuyer sur Coriolan pour la rédaction d’Horace. Selon François Lasserre, Corneille, ayant dans l’idée de se pencher sur un sujet antique, a longtemps pensé à prendre le général romain comme héros de sa nouvelle pièce, qui est l’inverse d’Horace : un héros déçu par sa patrie qui n’hésite pas à se rebeller contre elle, finalement vaincu par son affection pour sa famille. « Habité par la tentation de Coriolan, et effrayé par le gâchis qu’elle entraîne, Corneille savait qu’il devait trouver une autre voie, la voie opposée, celle de l’obéissance et du renoncement à sa passion de la liberté théâtrale102 ». En effet, il est possible que Corneille ait renoncé à son premier projet à cause de la pression politique exercée par Richelieu.
Cependant, s’il n’a finalement pas choisi de traiter la légende de Coriolan, il a bien lu les deux pièces publiées par Chevreau et Chapoton. Si l’influence de ce dernier sur Corneille est négligeable, il semble que la pièce de Chevreau ait plus intéressé Corneille pour son projet dramatique. On peut en effet remarquer quelques ressemblances entre les deux pièces, notamment sur les fonctions des personnages. Comme les deux femmes pour Coriolan, Sabine représente la « patrie viscérale103 » pour Horace, mais qui s’oppose cette fois à un patriotisme exacerbé. Cependant les deux héros, avant de faire un choix opposé, sont sensibles dans un premier temps à l’amour pour leur femme, Verginie ou Sabine. Corneille ne pouvait pas transposer les élans de Coriolan dans la bouche d’Horace, mais le souvenir est bien là.
Bien plus, François Lasserre montre que Corneille a pu effectuer une reprise de certains vers de Chevreau, dont on trouve un écho dans les vers d’Horace. Ainsi, quand Verginie supplie Coriolan, c’est aussi pour se plaindre du traitement qu’il lui inflige :
De quoi m’accusez-vous ? de quelle ingratitude ?Pour me faire senti un traitement si rude ?Et que vous ai-je fait pour me réduire au pointDe craindre tout de vous et de n’espérer point. (v. 651-654)
Chez Corneille, dans une scène équivalente, on peut déceler dans les propos d’Horace des traces du désespoir de Verginie :
Femme, que t’ai-je fait, et quelle est mon offense,Qui t’oblige à chercher une telle vengeance ?Que t’a fait mon honneur, femme, et pourquoi viens-tuAvec toute ta force attaquer ma vertu ?Du moins contente-toi de l’avoir étonnée,Et me laisse achever cette grande journée,Tu me viens de réduire en un étrange point104…
On peut difficilement affirmer que Chevreau a laissé une véritable « dette » à ses successeurs, et notamment à Corneille. Il reste que ce dernier a sans doute lu le Coriolan, d’un auteur qu’il connaissait bien et qui a rédigé la « suite » de son Cid, et ce, pour François Lasserre, afin de « s’approprier les armes des réguliers ». La pièce de Chevreau n’est pas exempte de défauts de construction et de logique, mais avec le travail approfondi qu’il semble avoir accompli sur ses sources, il accompagne de façon notable le mouvement du théâtre français vers une véritable rythmique tragique.
Coriolan, tragédie des passions héroïques §
Composé alors que la tragi-comédie est en déclin, le Coriolan de Chevreau annonce déjà, à bien des égards, la structure et le rythme de la tragédie classique. Pourtant Chevreau, en 1638, n’a pas oublié les tragi-comédies qu’il a déjà données sur la scène française, comme l’impact fantastique du Cid sur les auteurs dramatiques de l’époque. Coriolan est ainsi marqué par nombre d’éléments tragi-comiques, notamment dans les thèmes abordés – amour et vengeance, comment ne pas penser au Corneille de ses débuts ? – et dans la manière de les traiter. Coriolan met en jeu, au cœur du conflit tragique, passions héroïques et grandeur d’âme, dans un écho, encore palpable mais déjà évanescent, de la tragi-comédie finissante.
Il s’agira d’analyser la pièce à travers son mode de progression et les valeurs et les thèmes avec lesquels Chevreau a décidé de construire les rouages de l’action. Coriolan, respectant aussi bien sa propre tradition que la vogue du théâtre des années 1630, est d’abord une tragédie de la vengeance, du ressentiment, présent partout et dans tous les rapports interhumains. En arrière-plan de cette tragédie de la vengeance se dresse le « surmoi » du patriotisme : comment concilier les intérêts supérieurs de la patrie avec un souhait mortel de revanche ? Mais si la tragédie entre dans sa « catastrophe », c’est bien à cause des passions, de l’amour familial et matrimonial, qui vient – une nouveauté de Chevreau – perturber le jeu politique.
La vengeance comme moteur de l’action §
Coriolan, héros tragique de la vengeance. C’est l’image présente dans tous les esprits des spectateurs et des dramaturges qui reprennent le récit de Plutarque. L’historien grec résume cette seule caractérisation du général que l’Histoire retiendra :
L’inflexibilité intraitable qu’il opposa aux députations et supplications innombrables mises en œuvre pour calmer sa seule fureur fit bien voir que c’était pour anéantir et abattre sa patrie et non pour la recouvrer et obtenir son rappel, qu’il avait entrepris cette guerre cruelle et implacable105.
Conformément à la tradition, Chevreau fait de la thématique de la vengeance une partie cruciale de la logique interne de sa pièce, dans la source de l’action comme dans développements successifs.
« Violence au cœur des alliances » §
Bien que, selon les auteurs du XVIIIe comme Clément et Laporte, le sujet du Coriolan « n’a jamais pu réussir au théâtre106 », il reste que cette histoire est un excellent choix de tragédie. Par ce sujet, Chevreau a déjà l’instinct de ce qui sera, pour Georges Forestier, « l’expression pure de la violence tragique », « ce qu’Aristote nomme la violence au cœur des alliances107 ». Ces violences montrent en quoi la pièce de Chevreau peut véritablement se classer dans la catégorie des tragédies.
Ces violences sont de trois types dans le Coriolan et en constituent sa profonde originalité. En effet, le personnage de Coriolan est placé à la croisée d’un faisceau de conflits contradictoires, qui, tous, vont conduire à sa fin tragique.
Coriolan est d’abord un Romain qui exerce sa vengeance contre Rome. La violence s’exprime ici au sein même de « l’alliance » si importante aux yeux des Romains : du héros de la cité, il devient son pourfendeur, et est donc déchu de son aura glorieuse aux yeux de ses compatriotes, qui le supplient « de cesser ses rigueurs, de sauver sa Patrie » (v.44). Dans cette pièce politique, cette première ligne de force et fondamentale : c’est par elle que s’ouvre la pièce, et c’est elle qui installe la pesanteur tragique qui suit les personnages jusqu’à la fin.
De cette première zone de tension découle la suivante : en se vengeant de son pays, Coriolan devient un homme qui menace sa propre famille. Après la menace sur « l’alliance » patriotique, c’est « l’alliance » plus classique de la famille qui est gravement menacée. Le sénateur qui envoie Sicinie au camp du général a bien compris l’articulation de ces deux menaces, puisqu’il fait immédiatement le lien, en priant Coriolan
D’apaiser aujourd’huy des Volsques triomphans,Et de considerer sa femme & ses enfans ;Que dedans nos mal-heurs, sa mere le conjure,De n’avoir plus égard à cette estrange injure,Et que pour tout payement de l’avoir mis au jourElle ne veut de luy que cét acte d’amour. (v. 45-50)
Le nœud tragique repose sur cette « violence » exercée au cœur de l’alliance familiale, puisque les actes III et IV seront centrés autour des suppliques des deux femmes pour faire fléchir l’âme présumée indomptable du général.
Mais Chevreau a su dégager un troisième type de conflit, dont procède directement la catastrophe. Car Coriolan est aussi un allié pour les Volsques, qu’il va finir par trahir à son tour et qui le feront mourir. Pendant de la première ligne de force, le retournement de Coriolan causé par la supplique des femmes fait disparaître son opposition avec Rome, et engendre fatalement une nouvelle violence dans son alliance avec les Volsques. Ceux-ci en sont bien conscients, et lorsqu’a lieu le conciliabule secret où ils ourdissent la mort du général, un des lieutenants résume ce qu’est à cette heure Coriolan :
De tant de lâchetez ce sera la derniere.Pour nous avoir trahis, il perdra la lumiere. […]Le traistre perira, sa perte est conjurée,Et malgré son pouvoir sa mort est assurée. (v. 1341-1346)
En développant ce motif de la « violence au cœur des alliances », et en en proposant trois variantes dans sa pièce, Chevreau fait de Coriolan une véritable tragédie. Il articule ces trois étapes sur les trois moments clefs de l’intrigue : l’opposition entre Coriolan et Rome constitue la situation initiale, entre Coriolan et sa famille le questionnement central, et entre Coriolan et les Volsques la catastrophe conclusive. Toutes ces violences s’entrelacent pour peindre une pièce et une intrigue dominées par de multiples vengeances. La tragédie de Coriolan peut ainsi renouer avec une tradition passionnelle remontant à ses origines antiques.
La loi du Talion §
Après la vogue tragi-comique, la tragédie s’appuie sur ses sources antiques pour renaître. Comme l’indique Elliott Forsyth, « lorsque la tragédie revient sur scène, elle laisse donc une part plus importante à cet aspect. Les mœurs, les sentiments, les idéaux de cette société polie vont investir la scène. Les passions fondamentales de la tragédie antique réapparaissent : haine, amour, ambition, vengeance108. » Chevreau s’inscrit parfaitement dans cette logique : dans son Coriolan, la vengeance et la haine sont omniprésentes.
Le mot même de « vengeance » (orthographié « vangeance » ) est, avec ses dérivés, très présent dans la pièce. On ne compte pas moins de quatre vengeances différentes qui s’entrelacent, s’opposent ou parfois se confondent. La première, à la base de toute l’intrigue, est bien évidemment la vengeance de Coriolan contre Rome, à l’état de projet tout au long de la pièce, finalement abandonnée grâce à l’intervention des femmes. Les premières paroles de Coriolan, même si le mot n’est pas prononcé, décrivent parfaitement son état d’esprit revanchard.
[…] Ma Patrie ingratte apres mille bien faitsA tiré vanité des maux qu’elle m’a faits,A forgé des soupçons pour me rendre coupable,A crû par mon exil mon destin miserable ;Et pour luy demander l’honneur du ConsulatM’a jugé criminel en dépit du Sénat.Mais ceux qui par mal-heur souhaiterent ma perte,Se treuvent languissans dans leur ville deserte,Confessent maintenant que leur espoir fut vain,Et meurent attaquez & de peste & de faim.Mais c’est punir trop peu leur insolente vie,Quoy qu’ils soient affligez ils sont dignes d’envie,On peut croistre aisément les maux qu’ils ont soufferts,Et leur faire souffrir ce qu’on souffre aux Enfers. (v. 89-102)
Il s’agit pour lui de « punir » cette « patrie ingrate », dans une riposte qui semble démesurée par rapport à la faute, ce que Coriolan ne semble pas refuser, puisque répandre peste et famine, c’est « punir trop peu leur insolente vie ». Les sénateurs ne sont pas dupes, c’est bien la vindicte d’un seul homme qui menace actuellement Rome :
Il est dans le dessein de vanger son injure,D’irriter contre nous les Dieux & la Nature ;D’aigrir de plus en plus nostre mal-heureux sort,Et de nous procurer une honteuse mort. (v. 311-314)
Vengeance hyperbolique de Coriolan, qui répond à la première vengeance, effectuée avant le début de la pièce, celle de Sicinie contre le général, et dont les raisons, assez obscures, peuvent néanmoins se résumer, pour les sénateurs, par une rancune personnelle :
Vous pensiez que l’Enfer deust estre sa demeure,Ou qu’estant contre luy par un juste courousIl perdroit son credit s’il estoit contre nous.Vous voyez maintenant mal-heureux SicinieQuels fruits nous recueillons de vostre tyranie,Et de quelle façon vous nous avez traittezPar vostre jalousie, & par vos laschetez. (v. 344-350)
Sicinie a pour lui la haine, l’ambition, la jalousie, autant de passions citées par Forsyth comme marques d’une renaissance de la tragédie classique. Ces deux vengeances mutuelles s’articulent et se mêlent pour constituer le cœur du conflit. La première rencontre entre les deux antagonistes est d’emblée placée sur ce plan et une vengeance chasse l’autre, ce qu’indique l’interruption sèche de Sicinie par Coriolan :
SICINIEDans les ressentimens d’une peine infinie,Et parmy les remords…CORIOLAN.C’est donc toy, Sicinie ?Dans mes premiers regrets tu m’as abandonné,Et dedans le dernier m’as tu pas condamné ? (v. 139-142)
La troisième vengeance se joint à celle de Coriolan : Aufidie (et les Volsques avec lui) veut prendre sa revanche contre Rome qui a gagné la dernière guerre – à laquelle a participé activement Coriolan (en rasant la ville volsque de Corioles, ce qui lui a valu son surnom). C’est ce qu’il promet, à Sicinie : la vengeance prend le ton du serment.
Nous entrerons dans Rome, & quoy qu’elle machine,Le moindre d’entre nous a juré sa ruine :Ne vivez plus ainsi d’esperance & de peur,Car nous voulons à tous vous arracher le cœur. (v. 287-290)
C’est avec le « nous » collectif des Volsques qu’Aufidie exprime une volonté vengeance contre Rome à laquelle il tient personnellement, et qui se mêle avec le désir de Coriolan dans une communauté provisoire d’intérêts :
Il est pourtant encore à vanger sa querelleIl doit exterminer cette race infidelle ;Toute nostre entreprise est proche de sa fin,Nous ne sçaurions perir ny changer de destin. (v. 767-770)
Les deux projets de vengeance de Coriolan et d’Aufidie contre Rome sont liés. Ainsi lorsque le général renonce à son projet, le chef volsque passe-t-il immédiatement du statut d’adjuvant au statut d’opposant. C’est la quatrième vengeance de la pièce : celle d’Aufidie contre Coriolan, coupable de trahison vis-à-vis de ses nouveaux alliés.
Nous l’avons soulagé dans ses maux infinis,Afin de le vanger nous nous sommes unis ;Nous avons hazardé nos thresors & nos vies,Nos armes cependant luy seront asservies […].Et l’ingrat apres tout ne vint s’abandonnerQu’à fin de nous surprendre & de nous ruiner.Détruisons ses desseins avecque sa fortune,Cette injure me touche, elle vous est commune,Et nous ne devons pas aujourd’huy negligerLe temps de le convaincre & de nous bien vanger. (v. 1327-1340)
Chevreau met donc en place une concaténation des vindictes et des rancunes qui provoque la catastrophe finale. Cette suite de réactions et de trahisons aurait pu se poursuivre encore longtemps, si la chaîne de la vengeance ne s’interrompait pas sur la promesse du suicide de Verginie, qui était à même de venger son mari, ou à tout le moins de préparer sa vengeance. Mais, au contraire de Lucrèce (citée à plusieurs reprises dans la pièce), elle n’appelle pas à la poursuite d’Aufidie ou des Volsques, mais ne fait que promettre d’accompagner son mari dans la mort.
Va chercher un poignard qui te perce le flanc,Qui tire de ton corps ce qui reste de sang,Ou si tu peux treuver une mort plus cruelleSoufre-la sans horreur, tu la dois treuver belle. (v. 1507-1510)
Coriolan dessine une chaîne de vengeances inachevées. Sicinie, à l’origine des conflits, n’a pas vraiment réussi : il a bien fait bannir Coriolan, mais n’a pas obtenu plus de pouvoir pour autant. Au contraire, c’est lui qui doit assumer la repentance de Rome. Coriolan et Aufidie ne parviennent pas à accéder à leur désir de détruire leur ennemi. Cette suite d’événements sanglants ne s’achève que sur deux morts : la première résultant de l’accomplissement du dépit d’Aufidie, la seconde interrompant la suite infinie de revanches, par la mort de Verginie.
La vengeance est un processus essentiellement déceptif dans la pièce de Chevreau : échecs relatifs ou totaux des projets des trois principaux acteurs ; seul Aufidie réussira à tuer Coriolan – manifestation éclatante de la non-réalisation de ses vœux. Tragédie de l’impasse, Coriolan pose alors la question de la légitimité de ces poursuites sanglantes.
Motivations des actions §
La vengeance de Coriolan est terrible pour Rome, menacée de voir l’horreur déferler sur elle, comme le rappelle Verginie :
Mon cher Coriolan, tant de meres en dueilVerront-elles sans pleurs leurs maris au cercueil ?Et les pauvres enfans qui sont dans leurs entraillesY doivent-ils ainsi faire leurs funerailles ? (v. 637-640)
Face à ce projet choquant et presque irréaliste tellement la dureté de la sanction est sévère, les différents protagonistes vont tenter de légitimer leurs actions au regard de l’impasse dans laquelle ils ont conduit Rome.
La recherche des responsables §
La caractéristique de tous les personnages est de ne pas assumer leurs propres fautes. Les deux premiers actes sont en effet dédiés à une recherche inlassable des responsables de la situation, aux raisons qui les ont poussés à commettre tel crime ou telle faute. Comme on l’a vu, la responsabilité de la situation n’échoit pas à Coriolan, mais aux tribuns et aux sénateurs, qui, entre eux, s’accusent mutuellement. Si Chevreau a sauvé Coriolan de la responsabilité de la situation, il sauve aussi les Sénateurs, comme le remarque Angela Wahner109. En effet, les Sénateurs accusent Sicinie d’être lâche et envieux, en somme d’être lui-même un tyran, ce qui était le chef d’accusation principal de la condamnation de Coriolan.
Vos Conseils dangereux où chacun s’est remisFirent lors des boureaux de ses plus grands amis.Exerçastes vous pas une rigueur extréme ?En le croyant Tyran vous le fustes vous mesme.Le Senat qui voyoit son innocence au jourNe pût à son desir luy montrer son amour.Vous l’empeschâtes seul d’y pourvoir de bonne heure. (v. 337-343)
La justification de Sicinie est, en fait, elle aussi une accusation contre les sénateurs, car il ne souhaite pas assumer l’entière responsabilité de la situation :
Je ne m’excuse point : je n’en suis pas capableJe ne suis toute-fois innocent ny coupable ;Ou si l’on me punit d’une telle actionTous les Romains auront mesme punition.Vous me confesserez que Rome toute entiereTreuva pour le convaincre assez ample matiere. (v. 351-356)
Si les sénateurs ne nient pas cette version des faits, leur responsabilité est balayée par l’acharnement dont a fait preuve le Tribun et le soutien que le Sénat a toujours témoigné à Coriolan (une version qui n’est pas celle de Plutarque, qui insiste à l’envi sur les dissensions internes à l’autorité politique romaine).
On doit chercher sa mort alors qu’il la mérite,Ou si l’on ne le fait, le châtiment l’irrite,Et l’oblige à vanger par d’autres cruautezLes moindres maux qu’il croit n’avoir pas meritez.Et s’il vous obligeoit à cette violence,Pourquoy donc mettiez vous son trépas en balance ?Outre que le Senat n’apreuva nullementNy vostre procedé, ny son banissement. (v. 375-382)
Plus étonnamment, Coriolan, à plusieurs reprises, cherche à justifier ses actes en se dégageant de toute responsabilité. Il accuse Sicinie, mais il fait également un aveu étonnant à sa mère et à sa femme :
Mais connoissez vous pas qu’on me contraint en tout ?Qu’on veut que mes desseins aillent jusques au bout ?Et qu’en fin pour conclurre, en cette Tragedie,Le premier personnage est celuy d’Aufidie ? (v. 983-986)
Avec cette évocation méta-textuelle de l’irrépressible mécanisme tragique, Chevreau esquisse l’irresponsabilité de Coriolan devant les deux femmes : cette contrainte d’un Aufidie tout puissant, largement exagérée puisque toute la situation ne tient qu’à la décision de Coriolan (et sa mort n’est due qu’à un retard qui n’est qu’une contingence imprévue, on le verra), est un signe supplémentaire du problème de la motivation des actions dans cette version de Coriolan.
Face à la menace de Coriolan, aucune solution politique ne se profile. Les deux premiers actes de la pièce montrent que les personnages sont plus préoccupés par la désignation du responsable que par la sortie de crise. On l’a vu, le personnage de Sicinie disparaît après l’acte II. Cette incohérence dramatique (rien ne justifie une sortie aussi brutale de l’intrigue d’un personnage aussi important que le tribun du peuple) suit en quelque sorte cette nette séparation thématique entre les deux premiers actes et les trois derniers. Chevreau plante le décor de la vengeance de Coriolan – celle qui initie l’ensemble de la chaîne actantielle – aux actes I et II. Le personnage central de cette disposition, Sicinie, est donc au cœur de ces premières scènes. Lorsque la pièce se concentrera sur le retournement de Coriolan et ses émotions affectives, le personnage du tribun n’a plus d’utilité. La pièce de Chevreau semble donc, sur ce plan thématique, perdre de son unité.
L’exemplification historique §
Si la pièce montre une tendance certaine à l’excès – à l’hybris grecque – de Coriolan, Sicinie n’y échappe pas. Il ressort, du point de vue du spectateur, que sa vengeance politique est au mieux un acharnement inutile (c’est l’accusation des sénateurs), au pire une action gratuite sans fondement. Alors, à la justification des actions, les personnages vont aussi chercher à joindre une légitimation historique. Chevreau fait alors référence à plusieurs épisodes, toujours les mêmes, à travers lesquels les différentes actions de revanche de la pièce doivent être lues.
Un épisode historique récent de l’histoire de Rome est en effet réutilisé à plusieurs reprises : la fin de la dynastie des Tarquin, ainsi que le viol et la mort de Lucrèce. Les Tarquin sont généralement évoqués comme contre-exemple, comme repoussoir, pour qui cherche à se justifier.
J’ay vangé par l’exil une commune injure,Et contre un qui vouloit la qualité de RoyJ’ay tenté ce que Brute a tenté devant moy. (v. 408-410)
Sicinie fait le parallèle entre lui et Brutus, le héros romain qui a défait Tarquin le Superbe, suggérant par là la tentation tyrannique de Coriolan, aspirant au consulat. Tentative de légitimation habile de ses actions, mais a posteriori ; en effet, il semble que lors du procès de Coriolan, Sicinie n’ait eu dans l’idée que de freiner l’ascension au pouvoir d’un homme qui aurait pu rogner sa propre position dans le paysage politique romain, car « en le croyant Tyran, [il] le [fut lui-] même (v. 340) ».
L’épisode de Lucrèce, qui a un lien direct avec la chute des Tarquin, est également évoqué par Verginie, comme argument pour apaiser la fureur de son mari. Lors de la première supplique, elle tente de lui faire voir que la réalisation de sa vengeance entraînerait pour elle le même sort que la jeune fille violée par Sextus :
Le soufririez vous bien ? & qu’au-delà du TybreOn me trainast esclave, & que vous fussiez libre !Que je vinsse prier ces barbares espritsDont je serois peut-estre, & l’amour & le prix ?Que sans considerer mon rang ny ma naissanceLe vice par la force oprimast l’innocence ?Et pour le dernier trait de mon mal-heureux sortQue j’eusse de Lucresse & la honte & la mort. (v. 703-710)
La légende de Lucrèce, que Chevreau lui-même a traitée dans une de ses pièces de l’année 1637, comme celle de Brutus et de Tarquin le Superbe, est donc un repoussoir utilisé, avec raison ou non, pour disqualifier le projet de vengeance de Coriolan, car l’histoire a montré l’injustice de ce type d’action. Mais face à l’exemplification historique se dresse l’obstacle, impérieux et incompressible, de la question d’honneur.
Le statut de la vengeance : personnelle, publique, divine §
Pourquoi a-t-on le sentiment que la vengeance de Coriolan est hyperbolique ? Parce que, dans la présentation que Chevreau fait de son histoire, le général romain ne répond pas à ses adversaires sur le même plan que ceux qui l’accusent. On peut distinguer trois niveaux de vengeances dans la pièce qui seraient, théoriquement, distincts, mais qui se mêlent et se répondent, constituant ainsi la clef de la violence qui sourd du conflit entre les volsques et les Romains. On l’a déjà vu, la vengeance de Sicinie est présentée par Chevreau comme étant personnelle : le tribun en veut à l’homme Coriolan, par crainte de voir son autorité diminuée. Or, face à cette inimitié, Coriolan répond par une vindicte publique, qui englobe toute la cité, les sénateurs, les femmes et les enfants. C’est cette hyperbole de la sanction qui, en réalité, campe un Coriolan déraisonnable, plus que sa seule volonté de destruction. La violence s’exerce donc ici sur un plan autre que le contexte de guerre. Comme l’indique Angela Wahner110, Coriolan ne fait plus aucune différence entre les actions de guerre et la destruction de sa ville natale : les deux sont fondus dans cette volonté de vengeance dans la sphère publique. C’est une des raisons qui a conduit Chevreau à placer la plus grande partie de son action à l’extérieur de Rome : du point de vue du camp Volsque, c’est Rome tout entière qui se dessine à l’horizon. C’est ce que ne comprennent pas les femmes qui ne s’expliquent pas pourquoi Coriolan veut à tout prix détruire la ville :
Lors qu’on fera de Rome une ville deserteVoulez vous que je sois insensible à sa perte ?Et que pour un serment fatal & solennelL’innocent soit puny comme le criminel ? (v. 627-630)
A l’inverse, la vengeance privée d’Aufidie contre Coriolan, qu’il a finalement trahi, ne sort pas du niveau relationnel qui lui préexiste: elle se fait à l’intérieur de l’espace commun (le camp volsque), et au détour d’un chemin, à l’abri des regards (notamment celui de Verginie). Bien plus, contrairement à la vengeance de Coriolan qui a pris toute la population romaine de court, cette vengeance est prévue par Coriolan et Sancine. Annoncée depuis le début de la pièce (Aufidie est décrit comme un être volontiers ombrageux), la vengeance du chef volsque est crainte par Sancine, à partir du moment où son ami a pris sa décision :
Considerez un peu qu’Aufidie est un traistre,Ou s’il ne le fut pas, qu’il le fera paraistre,Et qu’il est obligé de vanger dessus nousUn afront qui nous perd, & qui les touche tous. (v. 1393-1396)
Aufidie se venge d’un affront collectif, mais contrairement à son homologue romain, il ne vise que le véritable responsable et n’inclue pas dans son ressentiment les innocents qui l’accompagnent (Sancine ou Verginie, présents dans le camp, ne sont pas visés explicitement par le chef volsque).
À ces deux plans public et privé, Coriolan tente de faire intervenir un troisième niveau de signification, supérieur, celui du divin. La vengeance qui touche Rome est-elle soutenue par le divin ? C’est en tout cas la manière dont Sancine la présente en s’adressant à son ami.
Vostre vangeance est juste, & leur mal legitime,Le Ciel qui les punit a rougi de leur crime,Et leur fera souffrir des tourmens eternelsPar les mesmes esprits qu’ils ont fait criminels. (v. 111-114)
Par la main de Coriolan, c’est « le Ciel » qui exprimerait sa colère contre l’attitude de Rome. Cette volonté d’accéder au divin se retrouve dans de nombreux discours de Coriolan. Il utilise l’argument divin pour se donner une légitimité supplémentaire, mais fallacieuse, alors même que la dimension divine ou mystique est totalement absente de la pièce de Chevreau. Comme le note Angela Wahner, « le fait que Coriolan croit, par sa cruauté, pouvoir devenir immortel, renforce encore son image négative111 ».
Je veux rendre par là mes exploits immortels,Démolir leur remparts, & brizer leurs Autels. (v. 105-106)
On note le grand paradoxe de Coriolan, qui souhaite pouvoir accéder à l’immortalité par ses actions, précisément en détruisant tous les symboles du sacré de sa propre religion. Ainsi la position de Coriolan vis-à-vis du divin est-elle particulièrement inconfortable, et c’est une faille que ne manqueront pas d’exploiter les femmes, en invoquant elles-aussi les Dieux, en montrant notamment le parallèle impossible entre la volonté du Ciel et l’horreur des actions de Coriolan :
Mon tout qu’est devenu ce loüable courage .Peut-il bien demeurer où preside la rage ?Et la raison qui fait que nous craignons les Dieux,Peut-elle s’acorder avec les furieux ? (v. 647-650)
Notons également cette exclamation de Velumnie qui demande à son tour l’aide des Dieux pour fléchir un Coriolan qui ne s’en réclame déjà plus :
Quand est-ce que les Dieux par un soin necessaireChangeront pour mon bien ton humeur sanguinaire ? (v. 1016-1017)
La volonté de Coriolan d’accorder la vengeance divine avec la sienne est donc largement contestée par les Romains eux-mêmes. Ce n’est pas le meilleur argument que le général romain puisse avancer, car, dans la pièce de Chevreau, la place de la religion est très minime. Bien plus développée est la thématique politique et plus particulièrement celle du patriotisme, qui est au cœur du conflit tragique, ce que Chevreau indique par la voix même de son héros. Il reconnaît qu’ « en cette Tragedie, / Le premier personnage est celuy d’Aufidie » (v.986-987), le chef volsque qui concentre volonté de vengeance et problématique politique.
Le patriotisme au centre des conflits §
Le point commun de toutes les versions de Coriolan, avant et après Chevreau, est le rapport problématique à la patrie et au patriotisme. C’est d’ailleurs un des thèmes principaux que l’on retient de cette légende aujourd’hui, par exemple à travers la tragédie de Shakespeare. Chevreau traite en profondeur le rapport de Coriolan avec sa patrie d’origine, non sans impliquer d’autres personnages dans cette problématique et notamment – vision nouvelle – les femmes.
Un patriotisme glorieux et déceptif §
Coriolan a été un patriote, un membre de l’armée romaine qui s’est distingué très vite pour sa bravoure au combat. Sa vision du patriotisme est teintée d’honneur et d’intransigeance. Ainsi, sa décision de se venger est-elle aussi à analyser comme l’expression d’une déception, qui s’exprime à de nombreuses reprises.
La haute conception de la patrie §
On peut considérer que la violence de la réaction de Coriolan est à la hauteur de sa représentation du sentiment patriotique. Ses premières paroles expriment le regret de son dévouement aveugle envers Rome.
Vous voyez aujourd’huy que son inquietudeEst un tragique effect de son ingratitude :Cette lasche Patrie eut peur de mon credit,Me releva d’un coup, & d’un coup me perdit. (v. 71-74)
L’ « inquiétude » de Rome, craignant l’attaque des Volsques, est un effet de son « ingratitude » à l’égard de Coriolan, valeur clef du théâtre du XVIIe siècle. Ingrate, Rome a renoncé aux principes fondamentaux de l’honneur. Coriolan s’est donc vu obligé de réagir et de se défendre face à cette rupture du contrat moral qui le liait à la capitale. La construction et l’antithèse du vers 74 traduit la déception profonde du général, qui a fait ce qu’il a pu pour « le bien des Romains » (v. 82). Le reproche d’ingratitude se retrouve dans nombre des interventions de Coriolan, ainsi que dans certaines répliques d’Aufidie et de Sancine112, ou même de Velumnie qui admet ce reproche à Rome :
Tu punis ton païs d’un châtiment si rudeQu’il a beaucoup d’horreur de son ingratitude,Et ceux dont tu faisois nagueres tant de casNe sont persecutez que comme des ingrats. (v. 1025-1028)
Si Coriolan a été banni, c’est à cause de sa prétention au Consulat, ce que les Tribuns du peuple ont refusé. Que penser alors de la proposition désespérée des sénateurs, relayée maladroitement par Sicinie pour tenter de l’amadouer ?
[Rome] ne veut de luy que cét acte d’amour :Qu’il entende les cris de cette pauvre ville,Qu’il y doit rencontrer un eternel azile :Bref, sans vous retenir, qu’il y doit commanderC’est tout ce qu’à plus prés on luy peut demander. (v. 50-54)Mais rentrez dedans Rome, & pour vostre salaire,Regnez-y, grand Guerrier, comme un Dieu tutelaire. (v. 179-180)
On peut imaginer la fureur d’un homme tel que Coriolan face à cette demande, qui réduit les postes politiques de décision à une simple monnaie d’échange, proposée en ultime recourt pour sauver la vie de politiciens qui la lui avaient refusée. De plus, Coriolan, fidèle à la République, ne peut supporter de se voir proposer quelque chose qui ressemble au statut monarchique, qu’il a lui-même contribué à combattre à la bataille du Lac Régille contre les Tarquin.
Traistres, dissimulez, pour fléchir mon courrousVous me venez offrir ce qui n’est plus à vous.Où sont tous vos remparts ? qu’avez-vous à deffendre,Que mes gens en un jour ne puissent bien vous prendre ?Non, ne me parlez plus ; je veux donner des loisA celle qui ne veut triompher que des Rois. (v. 181-186)
Coriolan va donc de désillusion en désillusion dans sa haute conception de la patrie, devant l’attitude décevante des dirigeants romains. Si Chevreau a mis de côté les manœuvres politiques des sénateurs et des tribuns que décrivent Plutarque et Tite-Live, il a gardé et développé le lien fort et complexe qui relie Coriolan à Rome, sans oublier de l’envisager du point de vue contraire.
Coriolan, une menace pour la patrie ? §
C’est la question que le spectateur peut se poser lorsqu’il envisage les événements qui ont conduit à la situation tragique que Chevreau développe. En réalité, il s’agit de l’enjeu du procès qui l’a opposé aux Tribuns et au peuple. La fidélité du général à sa patrie serait donc disqualifiée par ses actes précédents. Pour le démontrer, Sicinie utilise une longue métaphore médicale, que nous avons déjà citée.
Il falloit recourir à cette medecine,Puis qu’on devoit couper le mal dans sa racine.Le feu qui le bruloit nous alloit consumer,Une juste fureur le pouvoit animer ;Et nous voyons en fin que cét homme indocileTreuvoit à ses souhaits un succez trop facile.Il s’attaquoit à nous, par les mesmes efforts,Il destruisoit bien tost ce venerable corps,Et si l’on n’eust finy ses desseins par les nostresIl nous alloit destruire, & les uns & les autres. (v. 383-392)
Angela Wahner estime que cette métaphore n’est pas une référence au célèbre apologue du corps humain indiquée par Plutarque et reprise par Shakespeare au début de sa pièce. Si effectivement les paroles de Sicinie n’ont pas grand-chose de commun avec le discours de Ménénius Agrippa113, on ne peut exclure que Chevreau pensait à ce célèbre passage en rédigeant cette scène. Coriolan est semblable à une maladie qui détruirait de l’intérieur le « vénérable corps » de Rome. Mais Angela Wahner montre que cette image du corps est détournée114 : en effet, le « corps » de Rome présenté par Chevreau n’est constitué que des sénateurs et des tribuns. Ainsi insiste-t-il encore une fois, par cette métaphore, sur l’antagonisme entre Coriolan et ceux qui ont le pouvoir dans l’État.
Mais Chevreau ne se contente pas d’exploiter une nouvelle fois les seules relations conflictuelles entre Coriolan et Sicinie. Si le général accuse Rome d’ingratitude, comme on l’a vu, il est très facile de lui renvoyer cette accusation, lui qui menace sa propre famille.
Si vous restez ingrat de quoy que je vous prie,Je ne survivray pas à ma triste Patrie.Ainsi j’auray moy-mesme à moy-mesme recours ;Ils n’auront pas l’honneur de terminer mes jours. (v. 711-714)
C’est alors Coriolan lui-même qui est mis face à ses responsabilités. Il devient le sujet de l’ingratitude qu’il reproche tant à Rome et cette accusation le touche réellement lorsque c’est sa femme qui s’en fait le relai.
Vos propos tout d’un coup viennent de me confondreEt dedans cét estat je ne vous puis répondre.Mon esprit est confus dans cét estonnement ;Madame, accordez moy, s’il vous plaist un moment. (v. 739-742)
Coriolan, écartelé entre son devoir, son honneur et sa fidélité, se trouve face à un dilemme tragique dans lequel on peut voir l’écho de Corneille.
Le conflit personnel : l’ombre cornélienne §
Dans les paroles de Coriolan, le désir de vengeance se couple d’une volonté de défendre son honneur, aspiration déçue par le constat d’un projet déshonorant. Pourtant, cela montre qu’il n’est pas seulement mû par le désir de se venger d’un homme, mais de laver son honneur sali en public par Sicinie. Pour Forsyth, « le héros envisage la vengeance de son honneur personnel comme une obligation impérieuse115 », obligation telle que plus rien ne compte à ses yeux, même pas les autres valeurs auxquelles un gentilhomme devrait être attaché :
Le desir de vangeance, & sa boüillante ardeurOnt chassé le respect, & l’amour de son cœur. (v. 445-446)
De plus, Coriolan ne semble pas prendre en compte les propositions des Romains qui demandent à ce qu’il réintègre le cercle de la Cité, et ignore les premières supplications des femmes ; celles-ci s’efforcent de lui montrer que sa vengeance est en contradiction flagrante avec le souci de défendre son honneur, puisqu’il va nécessairement faire mourir sa mère et sa femme, objets de son amour sans borne. Cette impasse engendre le passage très réussi des stances, à la scène 3 de l’acte III, dans lesquelles Chevreau tente de s’approcher au mieux du ton de son illustre modèle.
Les stances de l’acte III, au centre de la pièce, constituent une pause réflexive de l’action, et sont, à ce titre, semblables à tous les autres passages de ce type dans le théâtre des années 1630. Comme l’indique Jacques Scherer, « les stances expriment effectivement des sentiments semblables à ceux qu’on trouve dans les monologues, mais en excluant les plus violents, et qu’elles utilisent pour les exprimer les possibilités particulières que leur donne leur structure116 ». En effet, dans la scène précédente, Coriolan demande à Verginie et à Velumnie de lui « accorde[r] un moment », afin qu’il prenne le temps de la réflexion. Chevreau précise par une didascalie que Coriolan est « seul dans son Camp ». Le décor est posé. Le général peut opérer son introspection et exprimer « deux sentiments contradictoires entre lesquels [il] a du mal à choisir117 ».
Chevreau n’utilise pas de marque typographique pour délimiter ses stances du reste de la pièce (l’usage au début du XVIIe siècle était d’indiquer « Stances » au début du monologue concerné, ce que fait Chapoton). On peut penser qu’il s’agit pour l’auteur de mieux intégrer ce passage poétique au reste de la pièce. Il est vrai que, au moins pour cette scène III, 3, Chevreau sait ménager ses transitions. Les premiers vers des stances résument la situation dans laquelle est placé Coriolan :
Insatiable faim de gloireParens qui flattez ma mémoireDans l’espoir de vous soulager ;Quand cesserez vous ces contraintes ?Mon dessein se doit-il changerEn faveur de vos justes plaintes ?Ne me doy-je jamais vangerDe peur d’entretenir vos craintes ? (v. 799-806)
Les deux forces contradictoires pour Coriolan sont posées : d’abord la « faim de gloire » qui le tenaille et qu’il rappelait encore aux deux femmes à la première scène de l’acte.
Voyez que mon exil est encor tout recent ;Que par là mon païs ne peut estre inocent,Et que me proposant une fin miserableIl s’est fait criminel en me rendant coupable.Ne l’ayant point forcé de me desobliger,Son mauvais traittement me force à me vanger. (v. 685-690)
Ensuite ces « parens » qui « flatte[nt s] a mémoire », en lui rappelant les valeurs auxquelles il croît, en opposition avec ce qu’il s’apprête à faire. C’est donc bien un dilemme dont il s’agit, et les termes en sont très clairement exposés dans une strophe au ton très cornélien :
Je treuve une mere affligéeQui ne peut estre soulagéeQue par moy qui la doy guerir :Mais si ma rage est assouvieQuand je croiray la secourirLe sort punira mon envie ;Les Volsques me feront mourirSi je luy veux donner la vie :Et dedans ce dessein que je treuve si beau,Je ne puis y courir qu’en courant au tombeau. (v. 819-828)
L’habile entrelacement des rimes et des champs lexicaux de la vie et de la mort donnent à cette strophe une dimension particulière, mettant en valeur les deux choix qui s’offrent à Coriolan, qui tous deux possèdent une dimension tragique. Soit Coriolan va au bout de son projet, et sa mère périra par sa faute ; soit il renonce à se venger, et alors les Volsques le considéreront comme un traître et le feront exécuter. Le héros doit choisir son honneur ou bien le respect des liens du sang et de la patrie. À cet égard, Chevreau esquisse par la méditation de Coriolan un lien original entre les deux dimensions. Le général en vient ainsi à s’interroger sur son pardon pour Rome :
Maudite, & coupable PatrieFaut-il encor que je te prieDe pardonner mes mouvemens ?Recouvreras-tu tes delices ?Et pour de rudes châtimensDont on doit punir tes complices,Oubliray-je tous mes tourmens ? (v. 849-856)
Pourtant, Coriolan, assailli par le doute, est bien loin d’accéder pleinement à la requête des femmes, puisqu’à l’issue de sa réflexion il souhaite persister dans son projet. En réalité, les stances montrent autant un Coriolan en proie au doute qu’un Coriolan prisonnier de ses propres convictions et enfermé par le souci de défendre sa gloire outragée. Angela Wahner analyse finement cette double réalité :
« Le rétablissement de son « honneur », c’est-à-dire sa réhabilitation après la perte de son intégrité publique, est présenté comme le but le plus important de Coriolan. Mais le spectateur comprend que, précédemment, il a refusé l’offre de Rome qui impliquait précisément sa réhabilitation publique. Ainsi ce monologue ne démontre-t-il pas seulement l’hésitation de Coriolan entre deux manières d’agir mais aussi son rigorisme. Les spectateurs et lecteurs ont l’impression que Coriolan tient au rétablissement de sa propre estime de soi, en voulant faire oublier le rôle de la victime par la démonstration de son pouvoir. Sa lutte intérieure ne résulte que du fait que sa décision intransigeante va menacer sa famille proche (les normes individuelles sont donc plus importantes que les normes morales118). »
C’est tout à fait le sens de la dernière strophe des stances :
Race ingratte & dénaturéeQui n’as qu’un moment de durée,La mort finira ta douleur ;Ta ville doit estre deserteAussi bien apres ce mal-heurEt la peine que j’ay souferte,L’honneur oblige ma valeurDe ne plus diferer ta perte,Puis qu’il me ressouvient que tu m’as pû banirJe te rendray l’honneur des siecles à venir. (v. 859-868)
La transition avec la suite de la pièce se fait finement, puisque Chevreau a pensé à terminer chacune de ses strophes par deux alexandrins, ce qui lui permet d’en ajouter un, afin que Coriolan appelle son ami Sancine et que le dialogue normal reprenne :
Sancine vient icy, que luy pourray-je dire ! (v. 869)
Les strophes, moment-clef de la pièce, permettent de découvrir un Coriolan en pleine autoscopie. L’action générale de la pièce, plutôt lente comme on l’a vu, n’a pourtant cessé de montrer le général romain en proie à sa fureur, à une hybris de la vengeance. Les stances voient Coriolan abandonner ce trait de caractère : il ne fera plus preuve d’une détermination inébranlable, comme le montre le dernier vers de la pièce. À la scène suivante, ce n’est que sur l’injonction de Sancine qu’il confirmera l’attaque de Rome à Aufidie. Mais dès la rencontre suivante avec les femmes, ses doutes l’emportent, et il redeviendra fidèle aux liens du sang et de la patrie. Abandonné par Coriolan, le discours patriotique devient alors l’apanage des femmes.
Les femmes, nouveaux porte-étendards ? §
Les femmes et la défense de Rome §
Moment particulièrement marquant de l’histoire de Rome, le renoncement de Coriolan marque un des rares épisodes où les femmes ont pu s’illustrer dans la défense de leur cité. Il s’agit d’un événement réellement unique, considéré comme tel par les auteurs antiques comme Valère-Maxime qui lui consacre un de ses Faits et dits mémorables :
(…) Sa mère Véturia et sa femme Volumnia ne le laissèrent pas accomplir cet acte, en intervenant par leurs prières. En hommage à leur action, le Sénat prit pour l’ensemble des mères de famille des décisions pleines de bienveillance pour les honorer. Il décida en effet que les femmes verraient les hommes leur céder le passage, reconnaissant que la sécurité de l’État avait été mieux assurée par la robe qu’elles portent que par le moyen des armes, et il ajouta aux parures d’oreilles qu’elles avaient depuis longtemps la nouvelle distinction du ruban dans leur coiffure119.
Chevreau ne reprend pas la référence au Temple de la Fortune des Femmes construit en l’honneur des deux femmes (qui voient leurs noms échangés chez Valère-Maxime), mais il fait effectivement participer les femmes à la défense de Rome, en allant bien au-delà de leur simple rôle de suppliantes, et en faisant presque de nouveaux porte-étendards de la Cité. Lorsque les deux femmes décident de se rendre aux pieds de Coriolan, c’est autant pour se sauver que pour sauver leur patrie :
Cet Auguste Senat qui soustint sa grandeur,Et qui benit cent fois sa genereuse ardeur,Lors que nos ennemis dans leur honteuse fuitte (…)Attaquant son païs il s’attaque luy mesme,Et montre clairement qu’il veut s’abandonnerA dessein de nous nuire, & de nous ruiner. (v. 473-483)
Le statut des femmes est donc clair pour le public, dès avant la première rencontre tant attendue avec Coriolan. Elles interviennent également pour pallier l’inefficacité du Sénat et de Sicinie, politiciens incapables de sauver leur propre pays. La légitimité politique est transférée vers les personnages féminins qui, à l’acte III, sont désormais les seules sur scène à parler au nom de Rome. Et une fois que Coriolan a pris sa décision, la première chose que fait Verginie est d’aller prévenir le Sénat :
VERGINIE.Ouy, je vous en asseure, il pardonne aux Romains,Mes pleurs ont fait tomber les armes de ses mains.Vous ne pouvez tenir son amitié suspecte ;Car malgré son exil, sçachez qu’il vous respecteEt qu’avant que le jour vienne fraper nos yeux,Il doit lever le siege, & sortir de ces lieux.UN SENATEUR.Nos Sacrificateurs ont moins fait que vous autres,Et vos pleurs en éfet ont essuyé les nostres.Madame, vous pouvez vous vanter desormaisPuisque Rome vous doit ce qu’elle aura jamais. (v. 1179-1188)
Chez Chevreau comme chez Plutarque ou Valère-Maxime, Rome honore ses femmes, qui l’ont sauvée de la ruine. Mais le dramaturge français va plus loin que ce que lui suggèrent les auteurs antiques, en faisant du personnage de la mère une véritable représentante du patriotisme romain.
Velumnie : le patriotisme incarné §
Chevreau donne une dimension inédite au personnage de la mère de Coriolan, notamment grâce à son traitement original de la scène de la supplique – la plus importante pour ce rôle. Comme l’indique Elliott Forsyth120, avec son premier refus et sa demi-décision après son monologue de l’acte III, Coriolan « s’efforce de défendre [la notion d’honneur], après avoir entendu les supplications des Romaines, contre les assauts de plus en plus rudes du sentiment patriotique et des liens du sang ». Ce faisceau d’intérêts entre la famille et la Cité est incarné par Velumnie qui tisse longuement les rapports entre les deux dans sa longue tirade. D’un ton très dur et violent envers son fils, elle lui reproche tout d’abord l’inhumanité de sa décision – au sens presque propre, puisque Chevreau file la métaphore de la bestialité.
Insatiable fils, dangereuse vipère ;Execrable serpent qui fais mourir ta mere ;Miserable vautour dont la seule rigueurVient m’afliger sans cesse & me percer le cœur.Quand est-ce que les Dieux par un soin necessaireChangeront pour mon bien ton humeur sanguinaire ? (v. 1013-1018)
Reproches impressionnants de Velumnie à Coriolan, soulignés par la maîtrise rythmique et mélodique (le mélange d’allitérations en r, en bilabiales p et b, en nasale m renforce la tonalité très dure des reproches) ; la femme désespérée passe néanmoins très vite de son cas personnel à celui de sa patrie toute entière.
Ouy, car si c’est faillir que d’aimer par excezJ’en devois seulement atendre ce succez,Tu punis ton païs d’un châtiment si rudeQu’il a beaucoup d’horreur de son ingratitude,Et ceux dont tu faisois nagueres tant de casNe sont persecutez que comme des ingrats. (v. 1023-1028)
À cette étape du discours, les deux aspects – tuer sa mère et détruire son pays – sont encore reprochés séparément. Mais Velumnie en vient très rapidement à faire le lien entre les deux, en montrant que, si elle est si furieuse de le voir combattre Rome, c’est parce que toute son éducation a consisté à lui faire aimer sa patrie :
T’ay-je pas eslevé ? t’ay-je pas mis au jour ?Et peux-tu justement douter de mon amour ?Lors que nostre ennemy dans ces dernieres guerresVint creuser son cercueil dessus nos propres terres,Un chacun benissoit la force de tes mainsPource qu’on te croyoit le support des Romains.L’Estat en esperoit des choses nompareilles,J’en avois atendu moy-mesme des merveilles. (v. 1038-1046)
Le dernier pas est franchi avec l’utilisation du pronom de la première personne du pluriel, et le dernier constat dépité de Velumnie est clair :
Cependant ton esprit trop subtil à nous nuire,
Cherche nos ennemis afin de nous détruire,
Fait son party du leur, & se joint avec eux,
Excite leur vangeance, & rallume leurs feux. (v. 1049-1052)
C’est bien au nom du peuple romain, autant que comme mère, que parle Velumnie ici. Le lien entre les relations filiales et la relation patriotique entre l’homme et la Cité est particulièrement marqué. Ainsi Chevreau peint-il un tableau particulièrement original de la supplique de la mère par rapport à ses prédécesseurs, car le rôle endossé ici par Velumnie ne se retrouve nulle part ailleurs. Chevreau seul en fait ce que la tradition baroque a appelé une « femme forte ». Par sa force de persuasion, par sa colère et ses sentiments élevés, Velumnie est celle qui peut se mesurer au jeune héros, chef militaire de surcroît. Le poids dramaturgique des femmes est donc d’une importance plus décisive au regard de leur présence en scène que dans toute autre adaptation de l’histoire de Coriolan, car elles investissent un espace qui ne leur est normalement pas destiné, celui de la politique, qui, on le voit, tisse des liens très étroits avec les relations personnelles. Car Chevreau n’oublie pas l’amour et les passions, dont le public habitué à la tragi-comédie était si friand.
Amour et pitié §
L’amour : une faiblesse pour Coriolan ? §
Une contribution au basculement §
Dans le récit de Plutarque, l’amour que porte Coriolan à sa mère, s’il est bien évidemment la raison par laquelle le général en vient au pardon, est plutôt une dimension secondaire de la légende, rappelée au début du récit comme étant un trait constitutif de son caractère :
Mais, si la gloire était pour les autres le prix de sa valeur, ce que lui cherchait dans la gloire, c’était la joie de sa mère. Que sa mère entendît les louanges qu’on lui prodiguait ; qu’elle le vît recevoir des couronnes ; qu’elle le tînt dans ses bras en pleurant de joie, voilà ce qu’il considérait comme le comble des honneurs et du bonheur121.
Mise à part la scène de la supplique, il n’y a pas d’autre allusion à ce pan de la personnalité de Coriolan, et aucun réel développement d’une intrigue amoureuse avec sa femme. Chevreau n’introduit pas de fil secondaire autour de l’amour entre le général et sa femme, cependant, à la différence de la source antique, il se sert de ce lien pour affiner le caractère de Coriolan, ainsi que la progression logique de sa pièce. En effet, grâce à l’introduction d’une deuxième supplique, il fait du sentiment de l’amour conjugal un des rouages qui contribuent au basculement de l’action. Comme on l’a vu, la scène des stances marque une pause en même temps que le pivot de la pièce : plus de serments inviolables de la part de Coriolan, mais des doutes et des interrogations. C’est la demande de Verginie, qui intervient beaucoup à la scène 1 de l’acte III, et, surtout, sa tentative de suicide, qui font intervenir ce thème brutalement sur scène :
Cette main préviendra leur furieuse envie,Je les contenteray par la fin de ma vie :Ce fer leur aprendra que je ne fuyois pasLes plus rudes chemins qui meinent au trépas.Ma mort est un exemple. (v. 715-719)
Le « poignard », indiqué en didascalie, est le seul accessoire mentionné explicitement par Chevreau. Matérialisant le danger, la mort et le tragique sur la scène, son irruption est un passage marquant de la pièce. Il symbolise à la fois l’amour de Verginie et son désespoir devant l’attitude de Coriolan : ses dernières paroles ne font qu’un hémistiche, renforçant la tonalité dramatique. Le poignard est le seul élément matériel apparaissant sur scène : l’objet sera réutilisé par les Volsques lors de la mort du général.
Cette menace du suicide, que Verginie renouvellera lors de la dernière scène, est l’occasion pour elle d’invoquer leur amour perdu par la barbarie de son mari.
Je sçay comme on doit vivre, & comme on peut mourir,Et je ne puis manquer dans ce dessein tragiqueVous me prestez la main pour le mettre en pratique ;Ou si vous desirez qu’on sçache à l’avenirQue vostre tendre amour m’en a pû retenir,Voyez nostre païs sans dessein de luy nuire,Ne le détruisez pas de peur de me détruire,Pour ne me rien nier acordez luy ce bien,Et soulagez son mal pour apaiser le mien. (v. 722-730)
C’est par cette évocation du thème amoureux que l’action bascule. Coriolan réalise alors – dans un passage déjà cité – que son choix se réduit à suivre l’amour de sa famille ou son projet de vengeance. Le sentiment amoureux se surajoute à l’amour filial qui imprègne tous les propos du général. Même si, dans les stances, Coriolan évoquera à peine sa femme, c’est cette dernière qui provoque l’entrée dans le temps de la réflexion :
Madame, accordez moy, s’il vous plaist un moment :Donnez ce peu de temps à cette grande afaire ;Car je n’ay de pensers que pour vous satisfaire,Et si quelque raison me preuve desormaisQue l’injustice regne en tout ce que je fais :Je feray mes efforts pour rendre contente,Et contre l’aparence, & contre vostre atente. (v. 742-748)
Une incohérence dramatique ? §
Comme nous l’avons déjà analysé à travers l’étude du caractère de Coriolan, cette irruption de l’amour dans la psychologie très manichéenne du général a pu être perçue comme une incohérence dramatique de la part de Chevreau. Coriolan, à la fin de l’Acte II, a les propos les plus violents contre Rome, mais sombre instantanément dans le doute trois scènes plus tard, après que Verginie et Velumnie l’ont rencontré.
Mais dans mes cruautez je leur feray connestreQue j’eus dés mon exil toute Rome en horreur ;Que je la fis l’objet de toute ma fureur,Et que le Ciel devoit me fournir une foudreQui dans une heure ou deux la va reduire en poudre. (v. 580-584)
Pourtant, Chevreau se sert également des développements affectifs comme d’une sorte de tremplin vers un retour à l’héroïsme. Par la relation forte qu’il partage avec sa mère, Coriolan retrouve le statut de sa condition – un jeune général d’armée au service de son pays – assurant par là même une cohérence de l’ensemble, puisque Velumnie « lui rappelle sa grandeur et l’estime que tout le monde lui portait, pour agrandir le contraste par rapport à ses intentions actuelles122 ».
Un chacun benissoit la force de tes mainsPource qu’on te croyoit le support des Romains.L’Estat en esperoit des choses nompareilles,J’en avois atendu moy-mesme des merveilles,Tes seules actions nous sembloient enseignerL’art de nous bien conduire, & celuy de regner. (v. 1043-1048)
Le lien affectif, qu’il soit maternel ou matrimonial, est donc l’occasion pour Coriolan d’embrasser à nouveau les valeurs qu’il avait perdues. Grâce à cette scène, il retrouve son statut initialement perdu ; pour les codes romains, il redevient un « héros ». Pour les codes du public cependant, il reste un traître à la cause volsque et pour les Volsques, un traître à la foi jurée, comme nous l’avons analysé au chapitre 3. La présence de l‘intrigue passionnelle se justifie, mais il reste pour Chevreau un problème : comment exploiter le plus efficacement les deux rôles féminins que le récit de Plutarque l’oblige à considérer ?
Amour matrimonial, amour maternel §
Le surgissement de l’intime : impératif ou concession à la mode ? §
Les années 1630 sont encore une période de souplesse des règles dans l’écriture de la tragédie. Cependant, il ne faut pas négliger la règle non-écrite des attentes du public, qui, après une dizaine d’années de tragi-comédies, restait friand d’intrigues amoureuses. Le rôle des deux femmes peut-il se limiter à cet aspect ? Le surgissement de l’intime, se constate de manière très claire dans les stances. Cette irruption d’une sorte d’introspection au cours d’une pièce aux enjeux publics n’a pas la même fonction chez Chevreau ou chez Chapoton, particulièrement dans les monologues de Coriolan, c’est-à-dire lorsque sa femme n’est pas sur scène. Chez Chapoton, il est sur le point de rejoindre le camp volsque et exprime son tiraillement entre sa patrie et son désir de vengeance. Une strophe est consacrée à sa femme.
Hélas ! Auguste Dieu d’amour,S’ils me font sentir à ce jourTout ce que peut la tyrannie,Prenez soin de ma Virginie,Sans doute elle suivra mes pas :Mais non, il n’est pas raisonnable,Quoy que notre cœur soit semblable,Notre sort ne le sera pas123.
Il est frappant de constater qu’il n’y a aucun tiraillement d’amour qui est exprimé ici, mais simplement le regret de la quitter et son souhait de ne pas la voir « suivr[e] ses pas », ce qui montre bien que sa décision est en fait déjà prise. Sa femme ne pèse donc pas dans la balance et dans son choix. On peut donc considérer ici qu’il s’agit d’un ajout « intime » à l’interrogation politique du général romain, pour introduire du pathétique à la scène, ce qu’affectionnaient les contemporains, et permettant au dramaturge d’exercer sa sensibilité. Après la première visite des femmes dans son camp, toute autre est l’attitude du Coriolan de Chevreau, qui exprime l’incertitude et le dilemme, « seul dans son Camp », entre sa « mère affligée » et sa « rage » qui n’attend que d’être « assouvie ». Chevreau s’intéresse plus précisément à la mort du héros, causée par son renoncement, par amour pour sa mère. Déjà, la première supplique des femmes installe le doute : il ne sait pas s’il doit continuer dans la voie de la vengeance. Ainsi les femmes jouent-elles ici un rôle de premier plan, même en étant absentes de la scène. L’intime est ici moins un prétexte qu’un moteur de l’action. Bien plus, Chevreau va se servir de l’intrigue amoureuse entre Coriolan et Verginie pour expliquer la mort du héros. En effet, à la scène 4 de l’acte V, alors que le renoncement du général est connu, il retarde son départ pour pouvoir s’enfuir avec son épouse, contrairement aux alarmes de son ami Sancine qui le prévient que les Volsques sont en route. C’est ce retard, par amour pour sa femme, qui va directement provoquer sa mort, puisque Coriolan est ensuite rattrapé par les lieutenants Volsques venus l’assassiner.
Fais ce que je te dis si tu veux m’obliger,C’est toy seul desormais qui me dois soulager :N’y recule plus tant, va querir Verginie,Son absence me cause une peine infinie ;Jure luy de ma part que son éloignementRetarde mon départ & mon contentement. (v. 1375-1380)
Contrairement à Chapoton, qui ne semble faire, au vu de l’ensemble de sa pièce, qu’une concession à la mode du monologue amoureux, Chevreau se sert du lien entre Coriolan et Verginie pour l’impliquer directement dans l’action. Cette profonde ligne de fracture entre ces deux réécritures concurrentes prend tout son sens par la comparaison de la dernière scène des deux pièces. Le spectateur est-il venu voir une tragédie dominée par la politique ou par la tendresse du cœur ?
Mais même si Chevreau accorde une place plus importante que dans la légende à l’amour que Coriolan porte à sa femme, il serait abusif de comparer Verginie à Chimène (nous avons vu que Chevreau a sans doute écrit ce rôle pour Mlle Béguin). On le sait, Coriolan est plus sensible au sort de sa mère pendant les stances. Vis-à-vis de Verginie, il tranche à la fin de la pièce en sa faveur. Mais Chevreau ne s’attarde pas sur un éventuel développement de cette intrigue : Coriolan et sa femme souhaitent s’échapper ensemble, mais cela n’est qu’un projet vaguement esquissé, comme une porte de sortie poétique, mais bien vite refermée.
Songez-y bien , Madame, & croyez s’il vous plaistQue je ne vivray plus que pour vostre interest ;Et que puis que nos cœurs s’unissent de la sorteDans cét effet d’amour dont l’excez les transporte,Nous gousterons des biens si fermes & si douxQue les plus fortunez en deviendront jaloux. (v. 1115-1120)
Cependant, Chevreau a bien ménagé une place notable à Verginie dans sa pièce. Elle n’est pas sur le devant de la scène, car elle est éclipsée par l’impressionnante tirade de Velumnie, mais son temps de parole reste plus important, et, surtout, c’est à elle que le dramaturge a réservé la conclusion.
Le dénouement : la marque de Chevreau §
Si l’on devait ne retenir qu’une des différences fondamentales entre Chevreau et les autres dramaturges qui ont traité de Coriolan, il faudrait se pencher sur la dernière scène, qui constitue une marque forte de l’identité de cette pièce. À la suite d’Alexandre Hardy, Chevreau ne laisse sur scène qu’une femme, Verginie (quand Hardy donnait les derniers mots à la mère), qui se lamente devant le corps sans vie de son mari et qui clôt la pièce sur la perspective d’un suicide. Une comparaison – brève – avec la pièce de Chapoton donne tout son sens au choix de Chevreau.
La mort de Coriolan, assassiné par les Volsques, est respectée des deux côtés. C’est cette dernière scène qui nous montre le meurtre chez Chapoton, et l’avant-dernière pour Chevreau – il est à noter que tous deux représentent le crime sur la scène. Cependant, les auteurs optent pour deux tons contraires. Chapoton présente aux spectateurs une mort spectaculaire : Coriolan est assassiné durant son procès chez les Volsques, devant le Sénat assemblé, après avoir développé une harangue défensive, qui a presque convaincu son jury. Beaucoup de personnages sont sur scène, et tous peuvent se lamenter devant le Général, qui meurt « au pied du Throsne d’Amphidie » :
Pour avancer ma fin, ouvrez-vous, cicatrices,Qui marquez sur mon corps vos plus nobles services ;Afin de par mes coups, & par vostre renfortTout mon sang épuisé me puisse laisser mort124.
La fin de Coriolan est ici très spectaculaire, impressionnante. Chez Chapoton, plus aucune femme n’est présente à l’acte V. Les dernières paroles sont prononcées par le « Premier Sénateur », qui annonce les funérailles de Marcius et la perte qu’il représente pour les Volsques :
Mais puisque les regrets ne nous servent de rien,Et que la mort nous prend un si precieux bien ;Allons-luy témoigner au bucher, par nos larmes,Combien nous affoiblit la perte de ses armes125.
Les derniers vers de la pièce sont donc attribués à un personnage public, politique et anonyme, puisqu’aucun sénateur n’est caractérisé individuellement. Une fois la décision de Coriolan prise, les femmes disparaissent de la scène pour laisser la place aux intrigues. Et la fin, à grand spectacle, montre non pas le malheur intime, mais le malheur public, celui de l’armée volsque et de la perte que « ce valeureux Prince » va représenter pour la suite du conflit.
Toute autre est la fin de la pièce d’Urbain Chevreau. Coriolan est tué discrètement, alors qu’il attendait Verginie, comme on l’a vu. À l’inverse de Chapoton, ainsi que des sources antiques qui terminent leur récit par la mention du soulagement de Rome et de la construction du Temple, c’est ici Verginie, seule, qui termine la pièce par un monologue désespéré, annonçant son suicide imminent, maintenant que Coriolan est étendu, gisant à ses pieds. Le contraste est saisissant entre son entrée en scène, plein d’espoir de retrouver Marcius et de s’enfuir avec lui, et la découverte du corps, et sa lamentation.
Ouy, ouy, tout est perdu, mes douleurs sont trop vrayes ;Quelle barbare main a fait ces larges playes ?Et qui s’est pû porter sans crainte & sans éfroyA massacrer un cœur que je croyois à moy ?Mon cher Coriolan, si tu n’as rendu l’ame,Pousse au moins pour me plaire un petit trait de flame ;Reprens un peu tes sens, ah ! discours superflus,La vie est une mer qui n’a point de reflus ;Nos jours sont des ruisseaux que les Parques retiennent,Qui s’écoulent tousjours & jamais ne reviennent. (v. 1469-1478)
La pièce de Chevreau se ferme donc par la voix de la femme aimée, et non par celle d’un homme politique. Il y a bien ici deux visions, deux réécritures différentes de l’histoire de Coriolan. Pourquoi une telle différence dans le traitement de la scène finale ? On peut imaginer que les influences politiques126 sur la rédaction de la pièce aient pu jouer. Comme le suggère Lise Michel, ne pouvant décemment pas justifier sur scène la rébellion d’un jeune général contre son propre pays, Chapoton aurait placé la fin sur le plan politique, pour montrer que le Sénat Romain n’est pas responsable de cette situation, mais que la faute revient à la propre colère du héros, ainsi qu’à l’aveuglement des alliés volsques.
Si Chevreau en arrive à la même conclusion (ce n’est pas le Sénat qui est responsable, mais la haine d’un homme, Sicinie), cette dernière scène montre bien la ligne de partage claire qui distingue la pièce de l’Hôtel de Bourgogne et celle du Marais, entre une tragédie éminemment politique et spectaculaire, et une autre qui, sans oublier les interrogations politiques, laisse une large part à l’intime et à l’expression des passions héroïques.
Conclusion §
Urbain Chevreau est aujourd’hui une « plume sans histoire127 ». Totalement méconnu du grand public, il ne survit encore parmi nous que grâce à sa poésie, quelques vers élégants et raffinés qui ont pu percer le tapis des années, des critiques, et surtout des chefs-d’œuvre qui sont légion tout au long de ce Grand Siècle. Pas vraiment dramaturge, pas vraiment poète, Urbain Chevreau n’a pas su imposer son style, et encore moins son talent théâtral, qu’il a bien vite laissé dans l’oubli pour aller tenter sa chance ailleurs, dans un monde de lettres et d’érudition.
Par sa position intermédiaire, pris au milieu de la tempête qui a secoué le monde du théâtre à la fin des années 1630, hésitant entre une tragi-comédie finissante et une tragédie renaissante, les pièces de Chevreau conservent cette part d’entre-deux d’un auteur qui n’a pas su réellement s’imposer dans le camp des vainqueurs, les réguliers. Il a pourtant bien eu l’intuition de ce profond changement du paysage littéraire français, Coriolan en est la preuve.
Véritable tragédie, aussi bien par son ton que par les étapes qui ont présidé à sa rédaction, il garde néanmoins cet écho déjà lointain d’une tragi-comédie que Chevreau connaît bien, qu’il a fréquentée, qu’il a applaudie, et qu’il a pratiquée. Aujourd’hui éclipsé par le phare shakespearien, que l’actualité de son Coriolanus a remis au goût du jour, Chevreau n’a cependant pas à rougir de la concurrence française. Après l’illustre exemple d’Alexandre Hardy, il semble, de notre point de vue de lecteur du XXIe siècle, et faute de document précis, que Chevreau soit sorti vainqueur de son « duel » avec François Chapoton, auteur éphémère, face à l’écrivain de Loudun qui a traversé le siècle.
Cependant, en modifiant le plan de la légende de Coriolan pour l’adapter à son projet tragique, par les modifications profondes qu’il a effectuées aux récits de Plutarque et de Tite-Live, mêlées à son respect des sources, il a réussit à créer une œuvre qui, si elle n’a pas percé dans la masse des productions théâtrales du temps, n’est pas surclassée par ses concurrentes. Fidèle de Corneille, Chevreau, malgré ses incertitudes et ses défauts de construction ou son langage parfois obscur et volontiers complexe, a su insuffler à son Coriolan des intuitions intéressantes, qui ont marqué sa pièce du sceau de l’originalité.
Faut-il croire que le théâtre de Chevreau ait pu inspirer un grand homme comme Corneille ? Sans doute pas. Mais il est sûr que le deuxième a lu le premier, preuve que le passage rapide de Chevreau par le théâtre a laissé quelques traces. Après Coriolan, il tentera à trois autres reprises une incursion sur les scènes parisiennes, avec Les Deux amis (1638), Les véritables frères rivaux (1641) et l’Innocent exilé (1640), deux tragi-comédies et une tragédie, signes de l’hésitation à choisir entre un genre nouveau et prometteur, et un ton déclinant qu’il n’aura jamais vraiment quitté. Succès relatifs, voire échecs étant donné l’absence d’échos de ces pièces, par lesquelles Chevreau dit adieu définitivement au théâtre, en tant que dramaturge. Car il continuera, tout au long de sa vie, à avoir des liens avec les auteurs majeurs du siècle, de Corneille à Chapelain, preuve que la « plume sans histoire » avait encore de quoi écrire.
Note sur la présente édition §
Éditions utilisées §
La présente édition reproduit l’édition originale du Coriolan d’Urbain Chevreau, dont le privilège est daté du 4 juin 1638, et l’achevé d’imprimer du 12 juin 1638. Le volume fait suivre la pièce d’une série d’ « Œuvres diverses », reproduites intégralement dans la première partie des annexes. L’édition suivie se trouve à la Bibliothèque Nationale de France, sous la cote Rés. Yf-517. Nous avons consulté d’autres exemplaires, présentant un texte identique, de la même édition :
- – Un se trouve à la Bibliothèque Sainte-Geneviève, à Paris, sous la cote DELTA 51452 FA, recueil factice des pièces de Chevreau (volume 1).
- – Un se trouve à la Bibliothèque de l’Arsenal, sous la cote GD – 41115
- – Un se trouve à la Médiathèque François-Mitterrand de Poitiers, sous la cote CR 223.
Interventions sur le texte §
Nous avons scrupuleusement respecté la graphie et l’orthographe de l’époque, sauf en cas d’erreur manifeste de l’imprimeur. De même, nous avons suivi au plus près la ponctuation, même quand la règle de l’époque contrevient à l’usage moderne, sauf, là encore, en cas d’erreur typographique manifeste.
Le volume du Coriolan de Chevreau est un in-4°. Selon l’usage de l’époque, tous les vers de la pièce sont composés en italique, tandis que les didascalies le sont en caractères romains. Pour respecter l’usage moderne, nous avons reproduit les vers de la pièce en caractères romains, et les didascalies en italique.
Parmi les interventions que nous avons effectuées sur le texte, nous avons remplacé le β par ss de façon systématique, aux occurrences suivantes : impoβible (Avertissement) ; priβiez (Avertissement) ; soupçonnaβiez (Avertissement) ; commiβion (v.55) ; poβible (v.55) ; auβi (v.87) ; auβi (v.118) ; paβé (v.134) ; Auβi (v.175) ; diβimulez (v.181) ; Auβi (v.200) ; auβi (v.220) ; aβisté (v.233) ; auβi (v.244) ; paβion (v.277) ; Commiβion (v.278) ; chaβé (v.446) ; Auβi (v.495) ; auβi (v.499) ; pouβé (v.592) ; Diβipe (v.612) ; fuβiez (v.704) ; Auβi (v.760) ; Auβi (v.863) ; auβi (v.911) ; impoβible (v.941) ; diβimule (v.957) ; auβi (v.982) ; auβi (v.1111) ; auβi (v.1145) ; poβible (v.1233) ; aβistance (v.1330) ; Auβi (v.1374) ; neceβité (v.1402) ; bleβé (v.1448).
Nous avons par ailleurs remplacé le tilde sur les consonnes n et m, marquant la nasalisation, par la double consonne actuelle dans le mot « cõme » (Epître).
A propos de l’orthographe, nous avons corrigé les coquilles suivantes :
seellé (Extrait du privilège)
qu’au (v.247)
veillent (v.750)
a (v.948)
Estat (v.959)
remplis (v.1064)
voste (v.1330)
En ce qui concerne la ponctuation, nous avons rectifié les erreurs suivantes :
remords. (v.140)
rompt, (v.208)
Patrie, (v.544)
courage ? (v.647)
païs (v.702)
gloire (v.799)
d’amour. (v.900)
choses, (v.1173)
donter. (v.1284)
remarquerez. (v.1287)
frere. (v.1334)
Description de l’édition originale de 1638 §
Coriolan, tragédie, In-4°, 15 feuillets dont 1 non paginé, 124 pages [XII-112p.]. Privilège du 4 juin 1638 ; achevé d’imprimé le 12 juin 1638.
[I] CORIOLAN. / TRAGEDIE. / PAR / MONSIEUR CHEVREAU. / [fleuron du libraire] / A PARIS, / Chez Augustin Courbé’, Libraire & Imprimeur de /Monsieur frere du Roy, dans la petite Salle du / Palais, à la Palme. / [filet] / M. DC. XXXVIII. / AVEC PRIVILEGE DU ROY.
[II] Verso blanc
[III-VII] [bandeau] / A MONSIEUR / DE BAUTRU, / BARON DE SERRANT, / CONSEILLER ORDINAIRE / DU ROY EN SES CONSEILS / DESTAT ET PRIVE, &c. / [épître dédicatoire]
[VIII] Page blanche
[IX-X] [bandeau] / ADVERTISSEMENT / Au Lecteur. / [Avertissement au lecteur]
[XI] [bandeau] Extraict du privilege du Roy. / [Texte de l’extrait du privilège] / [filet] / Achevé d’imprimer le douxiesme jour de Juin / mil six cens trente-huict. / [filet] / Les Exemplaires ont esté fourni ainsi qu’il est plus amplement / porté par lesdites Lettres de Privilege.
[XII] [bandeau] LES ACTEURS. / [liste des acteurs].
1-96 : Texte de la pièce
[97] ŒUVRES / DIVERSES
[98] : Page blanche.
99-112 : Œuvres diverses.
Remerciements §
Je tiens tout particulièrement à remercier ici :
Monsieur Claude Bourqui pour le travail effectué cette année,
Madame Delphine Denis pour les précieuses pistes de réflexions de son séminaire,
Tous ceux, amis et famille, qui ont bien voulu subir avec moi le travail de relecture,
Dorothée Maillard pour ses talents de traductrice,
Et, bien sûr, Monsieur Georges Forestier.
CORIOLAN
TRAGEDIE. §
A MONSIEUR DE BAUTRU, BARON DE SERRANT128, CONSEILLER ORDINAIRE DU ROY EN SES CONSEILS DESTAT ET PRIVE, &c. §
MONSIEUR,
Je n’ay jamais crû que ce Livre deust si bien establir ma reputation, qu’il me mist au nombre des Hommes Illustres : au sentiment* que j’aurois de mon merite, je me treuverois seul de mon opinion, & dans l’amour de moy mesme je serois assuré de n’avoir jamais de rival. Je ne fais pas en me blâmant comme ceux qui méprisent les honneurs du monde par vanité, puisque j’advoue encore que j’ay la liberté d’écrire de la mesme sorte que les malades ont la fiévre chaude, qui font voir que leurs images sont troublées tout autant de fois qu’ils veulent agir ou parler, & que je ne suis pas prest de faire provision d’estime ny de renommée tant qu’elles seront à si haut prix. Ce qui me donne seulement de la hardiesse ; c’est MONSIEUR, qu’apres avoir consideré* que les plus vieux ont esté jeunes, que les anciennes habitudes ont esté nouvelles, & que l’Art & la Nature dans leurs commencemens nous estonnent* par leurs monstres129, dont le temps fait des beautez que nous admirons apres : J’ay crû que l’aage me fourniroit un jour dequoy reparer toutes mes fautes. Peut-estre qu’elles ne sont pas toutes mortelles, que je tombe souvant sans me blesser que bien peu ; & que si je n’éclaire l’esprit, je ne l’eschauffe pas aussi de telle façon qu’on doive recourir à la medecine pour le remettre dans la possession de son premier estre. Toute-fois, MONSIEUR, comme la lumiere du feu empesche qu’on ne treuve à dire130 celle du Soleil, vous remarquerez dans cette Tragedie quelques beautez quand les plus solides vous manqueront. Si je ne devois vous presenter que de belles choses, je ne vous donnerois que l’histoire de vostre vie, & s’il falloit proportionner la grandeur de mon ofre à celle de vostre merite & de votre condition ; ma vie seroit plustost131 achevée que mon ouvrage, & il seroit necessaire que Dieu me ressuscitast apres plus d’une fois pour l’accomplir. On envie vos moindres actions plus aisément qu’on ne les imite, & je suis certain qu’elles serviront d’exemple aux personnes qui veulent seulement tirer leur reputation de leur vertu*, & qui sans la devoir à leurs Ancestres, se contentent de la posseder comme ils ont fait. Je n’entreprens pas icy de vous loüer, MONSIEUR, il suffit d’estre veritable sans estre eloquent, & j’ay tousjours crû qu’on ne pouvoit estre riche de gloire* qu’en participant à celle que vous acquerez avec des soins* si legitimes. Mais ce qu’on admire davantage ; c’est que vostre grandeur a treuvé des protecteurs sans avoir fait des jaloux, vous avez fait admirer132 en vous ce qu’on méprise dans les autres ; & la premiere cause des revolutions du monde, & de la decadence des Estats ; cette vieille querelle de la Fortune133 & de l’Envie134, qui a duré plus de cinq mil135 & tant d’années, sera morte tant que vous vivrez. Si je pensois entierement connestre cette vertu* secrette, & si je la voulois considerer*, je ferois comme les yeux qui pensent tout voir & ne se voyent pas eux mesmes. C’est pourquoy, MONSIEUR, puis qu’on est quelques-fois refusé avec honte, quand on demande avec crainte ; je vous demanderay hardiment la protection de cét ouvrage sans m’arrester* plus long temps sur ce sujet ; & si je ne décris pas ce que vous estes, c’est que je me tiens à mon premier dessein, & que mon impatience me fait haster de vous protester solennellement que je suis,
MONSIEUR,
Vostre tres- humble & tres-
obeissant serviteur.
CHEVREAU.
ADVERTISSEMENT au Lecteur. §
J’ay changé dans ce sujet une chose assez connüe pour la mort de Coriolan, qui ariva chez les Volsques ; mais il faut considerer* qu’il estoit impossible de mettre la Tragedie dans la severité des regles, & dans celle qu’on tient aujourd’huy si necessaire, qui est l’unité du lieu, si je ne l’eusse fait mourir prés de Rome. Ce changement ne doit point tellement alterer l’esprit qu’on doive m’acuser d’avoir violé quelque notable incident de l’histoire, puisque Coriolan ne mourut pas autrement chez les Volsques que je le fais mourir chez les Romains. C’est un lieu que je mets pour un autre afin de n’embarrasser point la mémoire, & de ne pas faire treuver une Scene à Rome, & l’autre chez les Antiates. Pour le reste j’ay tellement suivy Plutarque & ceux qui ont parlé de Coriolan136, que je ne m’en suis jamais éloigné. Voilà ce que j’avois à vous dire de peur que vous me prissiez pour autre que pour Historien, & que vous me soupçonnassiez d’avoir fait par ignorance, ce que je n’ay fait que par une subtilité* necessaire.
Extraict du Privilege du Roy. §
Par Grace & Privilege du Roy, il est permis à Augustin Courbé’, Marchand Libraire à Paris, d’imprimer, vendre & distribuer un Livre intitulé, Coriolan, Tragedie, composée par Monsieur Chevreau. Faisant tres- expresses inhibitions & deffenses à tous Libraires & Imprimeurs, ou autres de nos subjets, de quelque qualité & condition qu’ils soient, d’imprimer ou faire imprimer ledit Livre, le vendre, faire vendre, ny debiter par nostre Royaume durant le temps & espace de sept ans, à conter du jour qu’il sera achevé d’imprimer, si ce n’est de ceux dudit exposant, à peine de quinze cens livres d’amende, confiscation des exemplaires, & de tous despens dommages & interests* : Comme il appert plus au long par les Lettres de Privilege. Donné à Paris le quatriesme jour de Juin, l’an de grace mil six cens trente-huict. Et de notre Regne le vingt – huictiesme : Par le Roy en son Conseil, Signé, Conrard. Et scellé du grand sceau de cire jaune.
Achevé d’imprimer le douziesme jour de Juin
mil six cens trente-huict.
Les Exemplaires ont esté fournis ainsi qu’il est plus amplement
porté par lesdites Lettres de Privilege.
LES ACTEURS. §
- CORIOLAN.
- LES SENATEURS.
- SICINIE, Tribun du peuple.
- SANCINE, amy de Coriolan.
- AUFIDIE, Capitaine des Volsques.
- VERGINIE, fame de Coriolan.
- VELUMNIE, mere de Coriolan.
- CAMILLE, suivante de Verginie.
- UN LIEUTENANT DES VOLSQUES.
- UN AUTRE LIEUTENANT DES VOLSQUES.
- UN SOLDAT DES VOLSQUES.
CORIOLAN.
TRAGEDIE.
ACTE PREMIER. §
SCENE PREMIERE. §
UN SENATEUR.
UN AUTRE SENATEUR.
SICINIE.
[p. 4]SCENE DEUXIESME. §
[p. 5]CORIOLAN.
SANCINE.
[p. 7]CORIOLAN.
SANCINE.
CORIOLAN.
SCENE TROISIESME. §
[B, 9]CORIOLAN.
SICINIE.
CORIOLAN.
SICINIE.
[p. 13]CORIOLAN.
SCENE QUATRIESME §
[p. 15]AUFIDIE.
AUFIDIE.
SICINIE.
AUFIDIE.
SICINIE.
ACTE II. §
SCENE PREMIERE. §
UN SENATEUR.
SICINIE.
UN SECOND SENATEUR.
SICINIE.
[p. 21]UN AUTRE SENATEUR.
[p. 22]SICINIE.
UN SENATEUR.
SCENE DEUXIESME. §
[p. D, 25]VERGINIE.
VELUMNIE.
[p. 27]VERGINIE.
SCENE TROISIESME. §
[p. 30]SANCINE.
CORIOLAN.
SANCINE.
SCENE QUATRIESME. §
[E, 33]AUFIDIE.
CORIOLAN.
AUFIDIE.
CORIOLAN.
[p. 35]ACTE III. §
SCENE PREMIERE. §
CORIOLAN
VERGINIE.
CORIOLAN.
VERGINIE.
CORIOLAN.
VELUMNIE.
CORIOLAN.
VELUMNIE.
VERGINIE.
CORIOLAN.
VELUMNIE.
VERGINIE.
[p. 43]CORIOLAN.
VERGINIE.
SCENE DEUXIESME. §
[p. 45]AUFIDIE.
SANCINE.
AUFIDIE.
SCENE TROISIESME. §
[p. 48]CORIOLAN
SCENE QUATRIESME. §
CORIOLAN.
SANCINE.
CORIOLAN.
ACTE IV. §
SCENE PREMIERE. §
AUFIDIE.
CORIOLAN.
AUFIDIE.
SCENE DEUXIESME. §
[H, 57]AUFIDIE.
SANCINE.
AUFIDIE.
SCENE TROISIESME. §
[p. 60]CORIOLAN.
VERGINIE.
VELUMNIE.
CORIOLAN.
VELUMNIE.
CORIOLAN.
VERGINIE.
CORIOLAN.
VERGINIE.
SCENE QUATRIESME. §
[p. 68]AUFIDIE.
SANCINE.
AUFIDIE.
SANCINE.
SCENE CINQUIESME. §
[p. 70]CORIOLAN
AUFIDIE.
[p. 71]SCENE SIXIESME. §
[p. 72]CORIOLAN
SANCINE.
CORIOLAN.
CORIOLAN.
SCENE SEPTIESME. §
[p. 74]VERGINIE.
UN SENATEUR.
ACTE V. §
SCENE PREMIERE. §
AUFIDIE.
CORIOLAN.
AUFIDIE.
CORIOLAN.
[p. 78]AUFIDIE.
CORIOLAN.
AUFIDIE.
CORIOLAN.
CORIOLAN.
SCENE DEUXIESME. §
[L, 81]VERGINIE.
CAMILLE.
VERGINIE.
CAMILLE.
VERGINIE.
[p. 83]CAMILLE.
SCENE TROISIESME. §
[p. 84]AUFIDIE.
LIEUTENANT DES VOLSQUES.
AUFIDIE.
UN AUTRE LIEUTENANT des Volsques.
AUFIDIE.
UN SOLDAT DES VOLSQUES.
AUFIDIE.
SCENE QUATRIESME. §
[p. 88]CORIOLAN.
SANCINE.
CORIOLAN.
SANCINE.
SCENE CINQUIESME. §
[p. 91]CORIOLAN.
SCENE SIXIESME. §
[p. 92]UN LIEUTENANT des Volsques.
CORIOLAN
UN VOLSQUE.
[p. 93]SCENE SEPTIESME. §
VERGINIE.
SCENE DERNIERE. §
VERGINIE.
FIN.
Lexique §
Nous avons adopté les abréviations suivantes : (F) = Furetière, Dictionnaire universel ; (R) = Richelet, Dictionnaire françois ; (A) = Dictionnaire de l’Académie (1694).
Annexe nº 1 : Œuvres diverses §
A
MONSEIGNEUR
L’EMINENTISSIME
CARDINAL DUC
DE RICHELIEU
*
ODE
* §
[p. 99]
Quand la France connoit vostre fidelitéEt que l’Eglise vous contempleQue Dieu voit vostre pieté,Ou bien dans vostre Hostel, ou dedans quelque Temple :Digne Prelat, Grand RichelieuNostre ame est d’un doute surpriseQui vous servez mieux de l’Eglise,De la France ou de nostre Dieu.L’Estranger vous admire & craint vos actions, [p. 100]Vos desseins n’ont point leurs obstacles ;Pour nombrer vos perfectionsIl nous faudroit nombrer tous les plus grands miracles :Un point confond nostre destin,Vostre vie à tous necessaireEst un flambeau qui plus éclairePlus il approche de sa fin.Toutefois ce soupçon ne peut avoir de lieu,Vous n’estes pas ce que nous sommes ;Celuy-là qui vit comme un DieuNe sçauroit pas mourir comme les autres hommes :N’aprehendons rien desormais,Nos destins nous sont trop fidelles ;Si les Vertus sont immortelles,Richelieu ne mourra jamais.Nostre Roy qui conduit la fortune & l’honneurSçachant l’ardeur de vostre flame,Pour acomplir tout son bon-heurVous a voulu loger au milieu de son ame :Mais que ce Monarque vainqueurA bien là montré sa Justice,Et comment auroit-il fait un vice,Puisque vous estes dans son cœur ?Si j’écrivois un jour comme il sçait triompher, [p. 101]Qu’on treuveroit un beau volume !Mais ce qu’il grave par le ferNe peut pas estre écrit d’une si foible plume :Le Ciel ne me l’a pas permis,Et qu’il suffise que l’envieVoit l’éternité de sa vieDans la mort de ses ennemis.Les moindres actions que vous nous faites voir,Et que tous les esprits admirent,Semblent à quelque beau miroirQui n’a que les défaux de tous ceux qui s’y mirent :Vostre jugement est parfait,Vostre esprit jamais ne repose ;Et l’on treuve qu’il est la causeDont nostre bon-heur est l’éfet.Adorable Prelat dont le Ciel est jalousQuand il vous voit dessus la terre ;Le monde oyant parler de vousVous aime dans la paix, & vous craint dans la guerre :L’ennemy mesme dans l’orgueilD’avoir pretendu la victoire,Donne un Autel à vostre gloireQuand vous luy donnez un cercueil.Chacun d’eux en secret vous adore à son rang, [p. 102]Le Rhin dont ils font tant de conteRougit tous les jours de leur sangAutant qu’il a rougy cy-devant de leur honte :C’est le tombeau de nos mal-heurs,Et souvent le François épreuveQu’il ne voit plus enfler ce fleuveQue de leurs corps ou de leurs pleurs.Depuis qu’ils ont apris qu’on vous doit des encensLeur feu se resout en fumée,Et leurs canons les plus puissansFont beaucoup moins d’éfet que vostre renommée :Leurs coups ne frapent rien que l’air,Leur courage se rend timide,Et contre ceux de nostre AlcideLeur tonnerre est moins qu’un éclair.Enfin nous triomphons de leurs plus beaux désirs,Leur appareil est la matiereQui nous fait treuver des plaisirsAux lieux où tous ces gens treuvent leur cimetiere :Ils apprennent de nos GuerriersQui les vont tous reduire en poudre,Qu’on voit choir aussi peu la foudreQue nos Lis que sur des Lauriers.La honte leur abaisse & l’esprit & les yeux [103]De n’avoir plus rien de propice ;Ils vous élevent dans les cieuxQuoy que vous les mettiez au fonds du precipice.L’Espagne treuvant des apasA vois ces forces inégales,Dit que les vertus CardinalesCauseront au moins son trépas.Grand Duc dont les conseils promettent l’Univers,Vous faites ce qu’on ne peut croire,Si la France estimoit mes versAutant que tout le monde estime vostre gloire :Que j’aurois sujet d’estre vain !Le Ciel m’enviroit à la terreQuand il verroit que son tonnerreFeroit moins de bruit que ma main.Que mon stile plairoit, & que tous les espritsBeniroit mon zele & mes veillesOn n’auroit plus que mes écritsPour contenter les yeux & charmer les oreilles.Mais que cét apas est trompeur,Vos biens-faits ne peuvent s’escrire ;Ou si l’Estranger les veut lire,Il faut qu’il nous ouvre le cœur.
A MADAME
LA DUCHESSE
DE LORRAINE.
*
STANCES
* §
[p. 104]
Adorable Princesse, objet de mille cœursQui tombent sous vos traits vainqueurs ;Et pour qui je me plais d’écrire ;Ce grand feu qui m’éclaire est prest à me bruler,Mais je sens que je manque, & que j’en veux plus dire,Plus je treuve de quoy parlerLes plus mignars discours des plus fameux Amans,Tous les vers, & tous les Romans,Les choses les mieux decidéesEt ces ardeurs d’esprit qui nous sçavent charmerOnt bien moins de beauté que vos moindres idéesQuand vous les daignez exprimer.Le plus aimable éclat des plus vives couleurs, [O, 105]Et le teint le plus frais des fleursQue nous voyons les mieux écloses ;L’ouvrage le plus beau que la Nature ait peint,Ny la blancheur des Lis, ny la rougeur des RosesN’ont point l’éclat qu’a votre teintLe Ciel le plus serein, le plus aimable jour,Tous les traits dorez de l’amour,Le Ciel quand il est sans nuage :Les trois Graces ensemble, & les neuf chastes SœursQuand on veut regarder vostre divin visagePrés de luy, n’ont point de douceurs.Cette fameuse Helene à qui tous les mortelsBâtirent jadis tant d’AutelsQuoy qu’elle eust mis la Grece en proye,Fit voir dans ses Beautez moins de charmes divers,Elle n’embraza rien que la ville de Troye,Et vous embrazez l’Univers.Mais, Muse, arreste un peu toutes mes passions, [p. 106]Loüant moins ses perfections,Et la respectant davantage ;Concluons qu’Alexandre autrefois dans ces lieuxN’acquit point par son bras ny par son grand courageLes cœurs qu’elle acquiert par ses yeux.
A MONSEIGNEUR
L’ARCHEVESQUE
DE BORDEAUX
*
STANCES
* §
Digne & puissant autheur de ces rares merveillesQui frapent tous les jours les plus sourdes oreilles ;Vous qui servez d’exemple aux plus braves guerriers,Que puis-je vous donner, quelque éfort que je fasse,Puis que vous revenez plus chargé de LauriersQu’on n’en trouve dessus ParnasseEt que ces grands exploits que par tout vous tentez,Peuvent bien estre sçeus, mais non pas racontez.Ces Isles depuis peu prises par tant d’orages, [p. 107]Ces pertes, ces regrets, & ces fameux naufragesQu’ont fait nos ennemis ; sont les coups de vos mains :Ils dressoient contre nous de superbes machines ;Mais ils ne voyoient pas que des projets si vainsDevoient servir à leurs ruines,Et qu’ils employoient tous leur plus forte rigueurA forger le poignard qui leur perça le cœur.Quand je me represente une telle avanture,J’en figure à mes sens une horrible peintureJe les voy tous perir avecque leurs vaisseaux,Vostre insigne valeur épouvante leurs ames ;L’un est ensevely tout vivant dans les eaux,L’autre est devoré par les flames,Et tel qui combatant ne respire qu’un peuMeurt moitié dans les eaux, & moitié par le feu.Ils ne rencontrent plus les destins si propices,Ils ne sçauroient tomber que dans ces precipices,Où le Ciel de tout temps fait regner la fureur ;Ils taschent d’éviter ses humides entrailles :Mais tel qui les regarde avec des yeux d’horreurY fait déja ses funerailles.La pluspart en mourant maudissent leur orgueil,Et de toute la mer ne s’en font qu’un cercueil.Toutefois c’est trop peu d’une semblable guerreVous vainquites sur mer, vous triomphez sur terre ;LEUCATE marque encor vos exploits glorieux :Ils pensoient deserter nos plus belles campagnes,Tous leurs retranchemens paroissoient à leurs yeuxBeaucoup plus forts que des montagnes :Mais un trépas honteux suivit un coup si beau,Et ces gens de leurs mains bâtirent un tombeau.Que la France vous doit pour ces chozes estranges,Et de remerciemens & de justes loüanges,Voyant encore en vous une si noble ardeur,Elle a tary leur sang aussi bien que nos larmes ;Mais pour en faire voir dignement la grandeur,Et dans l’Église, & dans les armes,Elle attend seulement apres vos faits diversQue l’on joigne la Pourpre à des Lauriers si vers.
MADRIGAL. §
[p. 109]Alors qu’un objet de meriteSe vient presenter à mes yeux,Mon cœur en soy mesme s’irrite,D’avoir pris du plaisir en beaucoup d’autres lieux ;Si quelqu’autre s’offre à mon ame,Je banis ma premiere flame,Et je suy la premiere où je vois des apas :Chere Cloris où mon bon-heur se fonde,Croy-tu bien que je n’aime pas,Puisque tu vois par là que j’aime tout le monde ?
RONDEAU. §
Pour un enfant se plaindre au sort,Endurer sans cesse la mort,Se voir dans cette tyranie,Et cherir sa peine infinie,Un chacun vous donne le tort.Tous vos sens ne sont pas d’acord,On vous prendroit mesme à l’abordVoyant une telle maniePour un enfant.Mais cherchez ailleurs du support, [p. 110]Prenez un homme bien plus fort,Et sans autre ceremonie,Vous en serez quitte UranieApres quelque petit éfortPour un enfant.
RONDEAU. §
Dessus mon lit apuyé pour écrireLes plus beaux traits d’un juste Satyre,Je méditois sur mon funeste sort,Lors que Philis me surprenant d’abordVoyant mes vers commença de les lire.Reconnoissant la cause de mon ire,Elle pleura de ce qu’un tel martireM’avoit reduit pensif & presque mortDessus mon lit.Pour la toucher, je pleure, je soupire,Je la poursuy, je la prens, je la tire,Ma flame croist, je sollicite fort ;Elle me baise, & nous tombons d’acord,Lors je luy fis ce que je n’oze direDessus mon lit.
RONDEAU. §
[p. 111]Elle a tout fait le mal que je ressens,Elle entretient mes desirs languissans,Elle se plaist dans l’excez de ma peine,Et nuit & jour cette belle inhumainePour qui je meure veut avoir des encens.Jamais ses traits ne flatteront mes sens,Pour me charmer ses yeux sont impuissans,Et si pour estre encore SouveraineElle a tout à fait.Mais tous ses jeux ne sont pas innocens,Les plus mal-faits luy semblent ravissans,Elle permet qu’un chacun la promeine,Tantost au bal, & tantost sur la Seine ;Bref depuis peu pour plaire aux plus pressensElle a tout à fait.
POUR UN PORTRAIT.
*
SONNET
* §
[p. 112]
Ha ‘Peintre que ton huile entretient bien ma flamme !Philis que ton portrait me charme doucement !C’en est fait, je me meure, en vain je vous reclame.Helas ! vous me tuez tous les deux également.Peintre je me repens, je suis digne de blâme,Ce n’est pas son portrait, c’est-elle assurément ;Mais non, c’est que ta main la fit si dextrementQue tu n’as oublié qu’à luy donner une ame.Jamais rien icy bas ne luy ressembla mieux,J’y remarque son teint, & sa bouche & ses yeux,Quand j’en veux aprocher, je brule & si je tremble.Auroient-ils bien tous deux une mesme rigueur ?Il n’en faut plus douter ; car puis qu’il luy ressembleComme l’original le portrait est sans cœur.
FIN.
Annexe nº 2 : Nombre de vers prononcés par personnage §
Coriolan | Sicinie | Sancine | Aufidie | Verginie | Velumnie | Camille | Sénat. | Volsques | TOT. | |
Acte 1 | ||||||||||
Sc.1 | 16 | 54 | 70 | |||||||
Sc.2 | 51 | 17 | 68 | |||||||
Sc.3 | 80, 5 | 27, 5 | 108 | |||||||
Sc.4 | 10, 5 | 37, 5 | 48 | |||||||
294 | ||||||||||
Acte 2 | ||||||||||
Sc.1 | 52 | 76 | 128 | |||||||
Sc.2 | 68 | 28 | 96 | |||||||
Sc.3 | 12 | 20 | 32 | |||||||
Sc.4 | 13, 5 | 20, 5 | 34 | |||||||
290 | ||||||||||
Acte 3 | ||||||||||
Sc.1 | 77, 5 | 77, 5 | 11 | 166 | ||||||
Sc.2 | 10 | 38 | 48 | |||||||
Sc.3 | 71 | 71 | ||||||||
Sc.4 | 12, 5 | 10, 5 | 23 | |||||||
308 | ||||||||||
Acte 4 | ||||||||||
Sc.1 | 12 | 28 | 40 | |||||||
Sc.2 | 17 | 29 | 46 | |||||||
Sc.3 | 62 | 26 | 62 | 150 | ||||||
Sc.4 | 7, 5 | 12, 5 | 20 | |||||||
Sc.5 | 10 | 6 | 16 | |||||||
Sc.6 | 8, 5 | 5, 5 | 14 | |||||||
Sc.7 | 6 | 12 | 18 | |||||||
304 | ||||||||||
Acte 5 | ||||||||||
Sc.1 | 26, 5 | 43, 5 | 70 | |||||||
Sc.2 | 23, 5 | 24, 5 | 48 | |||||||
Sc.3 | 47 | 13 | 60 | |||||||
Sc.4 | 10 | 38 | 48 | |||||||
Sc.5 | 14 | 14 | ||||||||
Sc.6 | 1 | 17 | 18 | |||||||
Sc.7 | 4 | 2 | 6 | |||||||
Sc.8 | 50 | 50 | ||||||||
314 | ||||||||||
TOT. | 462 | 106 | 125, 5 | 262 | 255 | 101 | 26, 5 | 142 | 30 | 1510 |
PCTG | 30, 60% | 7, 02% | 8, 31% | 17, 35% | 16, 89% | 6, 69% | 1, 75% | 9, 40% | 1, 99% | |
RANG | 1 | 6 | 5 | 2 | 3 | 7 | 9 | 4 | 8 |
Annexe nº 3 : Jugements sur Coriolan §
Ce sujet est trop connu pour en parler, il suffit de dire que cette Tragédie est une des moins mauvaises de l’Auteur. Pour faire juger de sa Poësie, nous rapporterons les vers suivans ; c’est Verginie, femme de Coriolan, qui les adresse à ce dernier, qui vient d’être tué par les Volsques […].
On ne sera peut-être pas fâché de connaoître, par quelques vers de cette Piece, le style & le goût de ce tems-là. Virginie, à la vue de Coriolan son époux qui vient d’être assassiné par les Volsques, lui adresse ces tristes paroles :
Mon cher Coriolan, si tu n’as rendu l’ame,Pousse au moins, pour me plaire, un petit trait de flamme ;Reprends un peu tes sens. Ah ! discours superflus !La vie est une mer qui n’a point de reflux.Nos jours sont des ruisseaux que les parques retiennent,Qui s’écoulent toujours & jamais ne reviennent ;Et, depuis que la mort en arrête le cours,Tous les Dieux n’y sçauroient apporter du secours.Qu’on se rappelle que, deux ans auparavant, Corneille avoit donné le Cid, & qu’on juge combien ce génie étoit supérieur à son siècle.
Qui croirait qu’on ait jamais pu s’aviser de représenter, dans Coriolan, un autre amour que l’amour filial, et d’en faire, je ne dis pas un amant, mais un époux sentimental ? Tel est pourtant le Coriolan de Chevreau, un des contemporains de Corneille. Ce Coriolan-là ne se plaint ni de l’ingratitude des Romains, ni de l’injustice du peuple, ni de la faiblesse du sénat ; il ne regrette ni sa patrie, ni sa mère : il regrette sa femme. Non que je veuille le moins du monde imposer à Coriolan l’insensibilité d’un stoïcien et faire d’un grand héros un mauvais mari : Coriolan peut être un intrépide guerrier et un orgueilleux patricien, sans cesser pour cela d’aimer sa femme ; mais ce que nous nous attendons surtout à voir dans Coriolan, c’est moins le bon mari que le fils tendre et respectueux.
En introduisant l’amour dans la tragédie de Coriolan et en faisant du fier et rancuneux patricien un mari sentimental et romanesque, Chevreau cédait à l’empire de la mode. L’amour régnait alors sur le théâtre, et aucun personnage n’y était reçu, s’il ne soupirait galamment. Coriolan soupire donc, et soupire pour sa femme, sentiment plus édifiant que dramatique. C’est aussi à sa femme et non à sa mère qu’il accorde la grâce des romains, démenti singulier donné à l’histoire. Mais la mode ne s’inquiète guère des métamorphoses qu’elle fait subir aux héros de l’histoire : elle vise à plaire aux préjugés et aux goûts du moment. Dans Chevreau, Coriolan est un Céladon.