La Lucresse romaine
Tragédie
A PARIS,
Chez TOUSSAINT QUINET169, au Palais, Dans la petite salle, sous la montée de La Cour des Aydes.
M. DC. XXXVII.
AVEC PRIVILEGE DU ROY

Édition critique établie par Coralie Deher dans le cadre d'un mémoire de master 1 sous la direction de Georges Forestier (2010-2011)

Liste des abréviations §

D.R : Du Ryer

Ch : Chevreau

Cr : Crisante de Rotrou

Ro : Rotrou Jean (de)

Introduction §

Je hais ces vains auteurs, dont la muse forcée
M’entretient de ses feux, toujours froide et glacée ;
Qui s’affligent par art, et, fous de sens rassis,
S’érigent, pour rimer, en amoureux transis. 1

Dans son Art poétique, Boileau s’attaque avec virulence aux petits faiseurs de vers tout en dressant un inventaire des plus grands auteurs de son temps. Ce schème quelque peu manichéen suivi par la critique littéraire du XVIIIe siècle a forgé notre culture classique. Que reste-t-il, alors, aujourd’hui du Théâtre français du XVIIe siècle ? Seuls Corneille, Molière et Racine s’imposent en maîtres du genre. Au reste, on ne lit et on n’étudie plus que quelques œuvres de cette trinité triomphale. Il est donc sans nul doute naïf de considérer qu’il n’y ait que ce petit groupe d’auteurs qui ait existé mais dans notre culture littéraire cette hypothèse candide semble résonner comme un aphorisme. Se conforter dans cette acception, c’est nier tout un pan de la littérature, c’est renier l’existence de tout un arsenal d’écrivains.

Parfois discrédités par les théoriciens contemporains et les critiques postérieurs, des dramaturges comme Hardy, Quinault, Boyer, Thomas Corneille, Du Ryer, Mairet, Rotrou, L’Estoille – on ne peut tous les citer – s’illustrant aux cotés des écrivains qui ont marqué l’Histoire, ont eux aussi bâti l’édifice théâtral. Urbain Chevreau est l’un de ces auteurs mineurs dont la vie et la carrière littéraire sont tombées dans l’oubli avec le temps. Pour autant, au XVIIe siècle, il n’est pas le moins connu. Dès 1637, il tente de s’imposer sur la scène française avec une tragédie en cinq actes, La Lucresse Romaine. En dramatisant le célèbre épisode de la légende romaine qui conduisit Tarquin le Superbe à la déchéance de sa royauté et à l’avènement de la République, Chevreau devait s’assurer les grâces du public parisien. Surtout qu’au même moment, Du Ryer proposait lui aussi une Lucrèce au théâtre. Deux pièces rivales, deux auteurs, mais un seul vainqueur. Au détriment de Chevreau, les contemporains plébisciteront la Lucrèce de Du Ryer. C’est donc une première bataille perdue, un premier succès envolé pour Chevreau qui loin de capituler, persévère dans le genre dramatique jusqu’en 1645. Entrer en littérature, percer dans le genre le plus en vogue de l’époque, en bref se faire un Nom, tel était le dessein de Chevreau lorsqu’il poussa les portes du Théâtre français en 1637.

Urbain Chevreau : un homme, une vie, une œuvre §

L’épreuve parisienne §

Conquérir est notre destin. 2

S’introduire dans le monde des Lettres §

Urbain Chevreau est né à Loudun, le 13 Avril 1620. Gustave Boissière3 a définitivement levé toutes les ambiguïtés sur sa date de naissance. Issu d’une famille de condition modeste, il fut le fils d’un peintre vitrier Anthoine Chevreau et de Suzanne Rue4. Il fit une partie de ses études à Poitiers. Très tôt, il quitta le pays du Loudunais pour la capitale. On ne connait pas la date exacte de son départ mais peut-être, pourrons-nous émettre une hypothèse par la suite. Toujours est-il que lorsqu’il arriva à Paris, il n’avait qu’un seul objectif en tête : se faire un Nom. Mais comment se faire connaître dans ce Paris du XVIIe siècle ? Et comment expliquer le choix de cette ville ? Alain Viala dans La Naissance de l’écrivain, nous donne les réponses à ces questions : À cette époque, la littérature était en pleine effervescence. L’essor des académies, lieux de réflexions collectives où s’élaboraient des normes, et des salons, lieux d’échanges et de divertissement, était un « un phénomène national »5. Ces nouvelles institutions permettaient, en effet, aux écrivains qui les fréquentaient d’observer les tendances, le goût du public et d’acquérir une certaine renommée. C’est sans doute cet engouement autour des Lettres qui éveilla la vocation de Chevreau. Il entendait tirer parti de cette « véritable vogue »6. Toutefois, la fréquentation et l’appartenance à une académie ou à un salon de province n’assurait qu’une faible notoriété aux écrivains. C’est pour cela que bon nombre d’auteurs en quête de gloire, comme Chevreau, tentèrent l’aventure parisienne. Capitale des Lettres, Paris offrait donc la possibilité à ces écrivains provinciaux d’intégrer non seulement un cercle influent mais aussi d’obtenir une certaine notoriété ; supérieure en tous cas à celle acquise en province. Dans quelles circonstances Chevreau s’était-il introduit dans le milieu parisien ? Cela reste en effet obscur, mais les témoignages que nous avons recueillis ici et là nous permettent de tirer quelques conclusions sur la vie littéraire du jeune Loudunais. Qui fréquentait-il ?

L’appartenance à un cercle §

Ce que l’on a conservé de la correspondance entre Saint-Amand et Chevreau, atteste qu’il [Chevreau] était du parti des Malherbiens contre les « extravagants »7. Comme dans toutes académies, l’académie des Malherbiens était réservée aux spécialistes et son recrutement se fondait sur les compétences du candidat. Grâce à son humeur enjouée et à son érudition Chevreau pu entrer dans cette société éminente de la capitale fondée par Chapelain, Godeau et Conrart8.

Ce n’étoit pas de ses savans, qu’un Pédantisme insuportable rend à charge à tout le Monde ; son humeur libre et enjoüée, la persuasion, où il étoit que les vastes connoissances sont toujours très bornées ; enfin la Haine qu’il portoit à tout ce qui ressentoit l’amour propre, sont des qualitez, qui rendoient sa conversation agréable autant qu’elle étoit utile ; aussi la Renommée le fit bien-tôt connoître, et son Erudition lui fit des Amis depuis la Loire jusqu’au fond du Nord9.

Il pu ainsi étoffer son réseau littéraire. Il fréquenta Furetière10 et ensemble, ils partagèrent une certaine aversion pour les esprits lâches qui de « tous les favoris deviennent les esclaves »11. L’honnêteté, l’humilité étaient autant de valeurs chères à Chevreau. D’ailleurs, il ne manquait pas de les revendiquer, notamment dans son épître « Aux honnestes gens »12 où il s’attaqua avec force à la pédanterie13.

Mais je treuve encore plus étrange que ceux qui connessent toutes les vertus, et qui les croient pratiquer, oublient la modestie que je tiens une des principales.

Au fil des années, ce jeune Loudunais, réussit à s’implanter dans les milieux les plus réputés de la capitale et fréquentait le beau monde : il semble même qu’il fit partie avec Segrais de l’entourage de Mademoiselle14. Il fit la rencontre et devint ami avec Colletet et Saint-Amand et avec ce dernier il entretint une correspondance tout au long de sa vie. D’après Chevreau, ils étaient « presque inséparables15 ». Pour continuer dans l’anecdote, Chevreau nous dit «  que l’on faisait souvent des pique nique chez le complaisant Colletet »16. Ce jeune Loudunais était aussi un proche du duc de la Trémouille qui devint son protecteur et ami.

Le basculement en 1637 §

Tout bascule pour Urbain Chevreau en l’année 1637. Comme on a pu le voir, il a réussi à s’introduire et à s’imposer dans le milieu des Lettres. Mais la reconnaissance que lui avaient accordée ses pères ne lui suffisait pas ; il souhaitait désormais s’illustrer sur la scène française. Pourquoi Chevreau avait-il décidé d’écrire des pièces de théâtre ? Gustave Boissière émet l’hypothèse suivante :

Il [Chevreau] avait dû au collège de Poitiers applaudir et aussi jouer lui-même plusieurs pièces ; c’est sous l’influence de ce souvenir agréable qu’il s’était mis sans doute à en composer à son tour ».

Cette supposition est probable mais à la lumière du témoignage de Voltaire qui dans un entretien avec Marmontel17 retrace ses débuts dans la tragédie et des récents travaux d’Alain Viala18 nous pouvons dégager une autre hypothèse concernant le choix de Chevreau.

Le théâtre est la plus belle des carrières ; c’est là qu’en un jour on obtient de la gloire et de la fortune19 ».

On l’aura donc compris, le théâtre est un moyen pour des jeunes auteurs en quête de gloire, comme Chevreau, de s’émanciper socialement et financièrement (n’oublions pas qu’il est issu d’une famille modeste). De plus, le débat qui s’organise autour du théâtre dans les années 1630 permet à une nouvelle vague d’écrivains – Chevreau en fait partie – de se faire une place sur les scènes françaises.

Décadence et renaissance de la Tragédie : le contexte théâtral 1628-1637 §

En 1628, la tragédie, genre qui repose sur une imitation absolue des Anciens, tombe en disgrâce au profit du genre tragi-comique20. Ce nouveau genre à l’esthétique hybride emprunte à la fois des éléments structurels à la tragédie et à la comédie, comme son nom l’indique. Construite sur l’axe du hasard, émancipée du joug de la règle des trois unités (temps/lieu/action) en mettant en scène de nombreux rebondissements, la tragi-comédie s’est imposée très largement sur la scène française. Créer « un genre résolument moderne 21 », un genre qui révèlerait le génie « de notre pays et le goût de notre langue22 », tel était le dessein des Modernes qui ont soutenu la tragi-comédie. À cette époque (1627-1630), on recense soixante-neuf tragi-comédies 23 pour cinq tragédies24. Très vite, la remise en cause des règles n’est pas au goût de tous. Des voix s’élèvent en faveur des dogmes littéraires : Irréguliers et Réguliers s’opposent. L’enjeu du débat se porte sur la dispositio25. Chapelain, en régulier reconnu, se positionne en faveur du retour des règles dans sa célèbre lettre à Godeau sur la règle des vingt-quatre heures.

Il serait impossible que l’œil se pût disposer à croire que ce même théâtre qu’il ne perdrait point de vue fût un autre lieu que celui que le poète aurait voulu qu’il fût la première fois et par ce moyen il jugerait la représentation faite de la sorte fausse et absurde en même temps26.

Mareschal récuse ces propositions :

Qu’ils me soutiennent encore que la scène ne connaît qu’un lieu, et que pour faire quelque rapport du spectacle aux spectateurs qui ne remuent point, elle n’en peut sortir qu’en même temps elle ne sorte aussi de la raison.

Durval, quant à lui, conclut que seules les pièces traitant d’un sujet connu par les spectateurs doivent obéir au principe de l’unité de temps27. En substance, il parle de la tragédie même s’il ne prononce pas clairement le mot28.

Tel poèmes ne peuvent être faits que de sujets véritables ou à tout le moins tirés des histoires écrites et connues.

Face aux contestations grandissantes, les irréguliers résistaient  en multipliant la production de tragi-comédies irrégulières29. Mais force est de constater que cette résistance ne dura pas : un bon nombre d’écrivains se rangeaient derrière le parti de la règle, comme en témoigne la multiplication de pièces soumises à la règle des vingt-quatre heures30. De ce fait, les irréguliers étaient même contraints d’avouer dans leurs préfaces « que l’on pouvait aussi bien écrire dans les règles que hors les règles 31 ». Autrement dit, la tragi-comédie, genre nouvellement promu, était en péril surtout que Mairet avait réussi dans la foulée, à imposer la doctrine du « plaisir par la règle »32. La récupération de cette arme suprême [le plaisir33] par les réguliers, amorçait le déclin34 du genre tragi-comique. Tout concourt à ce que la tragédie, décriée depuis quelques années, fasse son retour en grâce sur les scènes françaises35. Rotrou avec l’Hercule Mourant et Mairet avec La Sophonisbe, sont les premiers à se confronter au théâtre régulier36. A partir de 1634, les tragédies s’inspirent de l’histoire romaine37. Il s’agit de prendre chez des historiens comme Tite-Live, Plutarque, Diodore de Sicile – pour ne citer qu’eux – des exempla afin de proposer des leçons de morale aux spectateurs38. Cette démarche permet à la tragédie d’acquérir une certaine crédibilité vis-à-vis du public. La résurrection du genre annonce jusqu’en 1650 ce que Gustave Lanson appellera «  la belle époque de la tragédie »39.

Pour Chevreau, le choix était donc clair : la tragi-comédie qui avait atteint son apogée avec le Cid de Corneille (1637) passait son tour. Au reste, la querelle suscitée par cette pièce n’en finissait plus. S’illustrer dans une tragédie devint alors une évidence pour ce jeune auteur. La situation était inédite : s’il parvenait à convaincre et à conquérir le public ; on ne parlerait plus de lui que comme étant, au côté de Rotrou et Mairet, le jeune écrivain qui aurait réussi à manier avec brio les règles modernes. Il proposa donc en 1637, une tragédie en cinq actes, La Lucresse Romaine. Même si cette première pièce – nous le verrons précisément par la suite – ne reçut pas les faveurs du public, elle eut néanmoins une vertu : celle d’ouvrir les portes du théâtre français à Chevreau. En effet, cette même année, Chevreau s’essaya à tous les genres : il donna une tragi-comédie, La Suite et le mariage du Cid, au théâtre du Marais40 et une comédie, L’avocat duppé, au théâtre de l’Hôtel de Bourgogne. Sa Suite fut plusieurs fois rééditée sans que l’on sache pour autant quel en a été le succès41. Les critiques littéraires du XVIIIe n’épargnèrent pas Chevreau42. L’année suivante, il fit représenter à l’Hôtel de Bourgogne et au théâtre du Marais43 deux autres pièces : Les Deux Amis (tragi-comédie) et Coriolan (Tragédie). Cette seconde tragédie semble plus aboutie44. Chevreau avait redéfini, autour de l’unité de lieu « aujourd’huy si necessaire »,45 la mort du général romain. C’est peut-être grâce à cette légère modification qu’il reçut enfin, pour cette pièce46, les « faveurs » des frères Parfaits. Il composera encore trois pièces, L’innocent exilé publié sous le pseudonyme « Provais » (1640), Les Véritables frères rivaux (1641)  et Hydapse, tragédie perdue datant de 1645 avant de mettre définitivement un terme à sa carrière théâtrale.

En une huitaine d’année, Chevreau s’était fait une place sur la scène française. Dès 1644, il change de direction préférant au statut exclusif de « dramaturge » celui de polygraphe. À cet effet, il publie son premier roman Scanderberg et un traité de morale47. En 1648, il propose un second roman Hermiogène48. Avec cette nouvelle tentative d’écriture il n’eut pas le succès escompté : On se moquait de son Hermiogène dans les salons de La Calprenède49. Néanmoins, force est de constater qu’il avait, à Paris, rempli au moins un de ses objectifs. Il n’avait pas triomphé certes, mais il avait acquis une notoriété suffisante pour parfaire sa stratégie d’écrivain dans les cours européennes.

Des cours européennes à Loudun 1652 – 1701 : l’âge d’or de Chevreau §

Odyssée littéraire : 1652-167550 §

Avant de quitter la France, Chevreau fut reçu bachelier et licencié en Droit le 30 Décembre 1647 à l’âge de 34 ans. Comme le soulignent les critiques, cette date tardive peut surprendre surtout qu’il était déjà reconnu pour son érudition. Alors pourquoi attendre 1647 ?

Selon Boissière, Chevreau serait revenu à ses études de droit à la fois pour se conforter dans son appartenance aux milieux lettrés et pour s’assurer des revenus confortables pour le reste de sa vie. On peut aussi supposer que Chevreau ait attendu 1647 pour des raisons financières. Peut-être avait-il à cette époque amassé assez d’argent pour s’acheter une charge d’avocat après l’obtention de sa licence51. En effet, sur la tombe de Chevreau on peut lire grâce au témoignage de M. Moreau, habitant de Loudun52.

Cy dessous gist le corps de Mr Urbain

Chevreau, avocat au Parlement,

Toujours est-il qu’après avoir obtenu sa licence de droit, Chevreau part pour la Hollande en 1652 pour un court séjour53. Au début de l’année 1653, on sait, grâce à la lettre du 18 Mars 1653 adressée à Mr de Scudéry, qu’il était en Suède à la cour de la reine Christine. Chevreau devint un proche de la reine qui adorait et offrait aux savants, aux poètes et aux philosophes sa protection. Melle de Scudéry, dans son Grand Cyrus, dépeint cette haute figure du mécénat à travers le personnage de Cléobuldine. Sept sages dont Chevreau entourent la reine de Corinthe. Cette peinture donne un bref aperçu des relations entre notre auteur et Christine de Suède. Pour faire preuve de son amitié, la reine fit de Chevreau l’ordonnateur de ses fêtes et le choisit pour être son « secrétaire des commandements ». Pour honorer ses nouvelles fonctions, il composa entre autres, des ballets des vers galants et des madrigaux pour la cour. La place qu’occupait Chevreau auprès de cette reine lui permit de la mettre en relation avec son ami Scudéry. Ce dernier dédicaça son Alaric à la Reine. Quand elle abdiqua, Chevreau resta fidèle à la cour de Suède et devint secrétaire de cabinet sous Charles X54. Mais ce n’était plus « la belle époque 55 » comme au temps de Christine. Il demanda un congé au roi. Sa dernière lettre envoyée de Stockholm à son ami Chapelain date du 28 Novembre 1654. La date de son retour en France est difficile à établir, mais on sait qu’il y était à la date du 15 Juillet 165656. Dès lors, le pays du Loudunais devint son havre de paix, son « quartier général »57. Chevreau ne resta pas pour autant coupé de Paris et de la vie littéraire. Il entretint une longue correspondance avec ses amis Tristan l’Hermite, Le Fèvre (de 1657 à 1663), La Trémouille (de 1659 à 1662), Chapelain (1660 à 1661) et Saint-Amand. Il profita de ce bref retour en France pour publier ses Remarques sur la poésie de Malherbe (1660). Dès 1661, notre Loudunais reprend ses pérégrinations qui le mènent à Constance, à Cassel, à Venise (1663) ; en atteste la lettre qu’il envoya à son ami Le Fevre58 et à Copenhagen en 1664. Chevreau se fit remarquer à la cour de Frédéric III, roi du Danemark. D’après le témoignage de l’Abbé Drouyn, docteur en Sorbonne et conseiller au parlement, le roi lui offrit l’archevêché de son pays à condition qu’il devienne protestant. Chevreau, en fervent catholique, refusa poliment cette offre. Son tour d’Europe ne s’arrête pas là. On pourrait même dire, qu’on me pardonne l’expression, qu’il a la bougeotte. Il quitte le Danemark pour Cassel puis suit à Venise Sophie de Hanovre, plus connue sous le titre de Princesse Électrice. En 166559, il est à Zell puis dans le Hanovre où le duc Frédéric le nomme gentilhomme de sa cour. Pour ce titre, Chevreau reçoit la modique somme de cinq cents écus. Il rejoint ensuite la cour de l’Electeur Palatin où il fut nommé conseiller. Il reçut de l’Electeur une mission de la plus haute importance : Convertir au catholicisme la princesse Palatine « en vue de » 60 son mariage avec Monsieur, frère du Roi Louis XIV. Désireux de retrouver sa tranquillité, Chevreau retourna en France vers 1675, après un bref séjour à Munich.

Ce périple d’une vingtaine d’années, fit de Chevreau un véritable « ambassadeur » des Lettres françaises dans les cours étrangères. Il avait occupé au cours de ses voyages des postes plus éminents les uns que les autres. Il semble que cette séduction, que cette conquête des cours européennes ait porté ses fruits lorsqu’il revint en France.

Sa retraite : 1676-1701 §

Son retour en France ne passa pas  inaperçu. Il se vit offrir par Louis XIV le poste de précepteur de Louis-Auguste de Bourbon61, duc du Maine. En effet, le roi souhaitait le récompenser pour ses loyaux services : la conversion au catholicisme de la princesse Palatine avait été une réussite62. En signe de modestie, Chevreau n’accepta pas tout de suite l’offre, prétextant que cette charge était au-dessus de ses qualités. Il prit donc en charge l’éducation du jeune Duc de Maine. Il lui inculqua un savoir variée, riche et solide ; en témoigne Théophile Lavallée «  jamais enfant, n’eut plus de grâces, plus de gentillesse, plus de sages réparties et des sentiments plus nobles que ceux qu’il montrait en toutes occasions ». Néanmoins, Chevreau échoua sur une chose : Il avait essayé en vain, de lui transmettre l’énergie et la décision.

Une fois son éducation terminée en 1682, Chevreau resta à ses côté comme secrétaire de ses commandements. Il fut nommé secrétaire des Etats au mois de Mai 1682 quand le jeune Prince devint gouverneur du Languedoc. La pension de notre auteur s’élevait désormais à 6000 livres. Le journal de Trévoux déclare, à propos de Chevreau, qu’il « joignit à une grande érudition tout ce qui est nécessaire pour vivre dans le grand monde ». Et on pouvait lire dans ce même journal quelques années auparavant, toujours à propos de Chevreau, « M. Chevreau n’est pas de ces savants que l’étude rend sauvages et peu propres au commerce de la vie ». En 1686, Chevreau publia son Histoire du Monde. C’était un projet de vie, un projet qu’il avait commencé en 1654, alors qu’il était à la cour de la reine Christine. Cet ouvrage reçut un large succès et l’éleva définitivement au rang d’érudit63.

Les qualités érudites de notre auteur n’étaient donc plus un secret pour la société du temps. Considéré par les uns comme un fin connaisseur de poésies antiques, il était reconnu par les autres comme un admirable comparatiste64. Au cours de ses voyages, il avait acquis une culture colossale, en témoigne son impressionnante bibliothèque. On y trouvait des livres variés, de tous les pays, de tous les temps, et des belles lettres65. Sur la fin de sa vie, il y étudiait parfois jusqu’à quatorze heures par jour. Chevreau fait lui-même une description de sa bibliothèque dans son Chevraeana66 :

je ne m’ennuie point dans ma solitude, où j’ai une bibliothèque assez nombreuse pour un ermite et admirable pour le choix des livres. On peut y trouver généralement tous les Grecs et tous les Latins, de quelque profession qu’ils aient été : orateurs, poètes, sophistes, rhéteurs, philosophes, historiens, géographes, chronologiste, les Pères de l’Eglise, les théologiens et les Conciles. On y voit les antiquaires, les relations les plus curieuses, beaucoup d’Italiens, peu d’Espagnol, les auteurs modernes d’une réputation établie et le tout dans une fort grande propreté. J’y ait des tableaux, des estampes, un grand parterre tout rempli de fleurs, des arbres fruitiers et dans un salon, des musiciens domestiques qui par leur ramages ne manquent jamais de me divertir pendant mes repas.

Après sa mort, sa bibliothèque fut vendue selon Beauchamp67 au prix de 1 200 livres alors que le Journal de Trévoux affirme que les livres de la bibliothèque furent vendus 12 000 francs. Nous n’avons pu retrouver plus de détails sur cette vente. Françoise Bléchet dans ses récents travaux sur les ventes publiques de livres en France 1630-1750, ne mentionne pas la bibliothèque de notre auteur. Quels en ont été les acquéreurs ? Cela reste flou. Pourtant à l’époque, d’après la République des Lettres, la bibliothèque de Chevreau était « une des plus belles qu’on puisse voir par la rareté des livres, le choix des auteurs, le papier, l’impression et la reliure ». Il est donc étrange que l’on n’est pas trace de ses acheteurs. Charles de Grandmaison dans sa biographie de Gaignières nous éclairci quelque peu68 :

La riche bibliothèque du savant Chevreau, mort à Loudun, sa patrie, en février 1701, contenait un volume qu’il [M.Gaignières] convoitait et il avait prié Mme de Fontevrault dont l’abbaye était voisine de Loudun, de le prendre pour lui. Malheureusement l’affaire n’aboutit pas.

À l’évidence, sa bibliothèque était donc très convoitée sans que l’on ait plus de renseignements. En décembre 1700, un an avant sa mort, il cède sa maison aux dames de la mission chrétienne. Il se réserve bien évidemment le droit de jouissance pendant le reste de sa vie et le droit de disposer «  de tous les oignons de tulipe, jonquilles, hyacinthes, pattes d’anémone et de renoncules, ainsi que des orangers, citronniers, etc.69 ». Chevreau avait été un amoureux des livres et un passionné de fleurs.

Il s’éteignit le 15 Février 1701 à Loudun. D’après Dumoustier de la Fond, sa disparition fut très « regretté de tous les gens de Lettres ». Le journal de Trévoux juge que « La République des lettres vient de faire une perte considérable dans la personne de M. Urbain Chevreau ». Le Mercure Galant reconnaît en lui «  l’un des plus doctes et des plus profonds hommes qui aient paru dans le XVIIe siècle, quoiqu’il est fécond en grands personnages ».

Présentation de La Lucresse Romaine §

Création et réception de la pièce §

Création et représentation §

Afin de marquer les esprits, Chevreau devait réussir son entrée en scène. L’histoire de Lucrèce, dame romaine violée par Sexte, fils du tyran Tarquin le Superbe, retint toute son attention. Ce n’était pourtant pas un sujet nouveau. Nicolas Filleul avait déjà donné une Lucrèce en 156670. Cette pièce avait été représentée au Château de Gaillon. Cinquante plus tard, en 1616, Hardy proposait au théâtre La Lucrèce ou l’Adultère puni71. Selon les frères Parfaict, la pièce ne faisait pas allusion à cette dame romaine « que tout le monde connaît 72 ». En cette période de renouveau théâtral, il était courant que les dramaturges reprennent des sujets déjà traités au début du siècle pour leur donner une nouvelle couleur, une couleur « classique ». Aussi, le choix de Chevreau semblait pertinent à une époque où la société française mettait sur un piédestal les valeurs d’honneur, d’honnêteté et de chasteté. Au même moment – nous y reviendrons précisément par la suite – Du Ryer donna lui aussi une Lucrèce au théâtre.

Où fut représentée La Lucresse Romaine ? J. Gaines et P. Gethner73, sous l’autorité de H. C. Lancaster, affirment que la pièce de Chevreau fut jouée par la troupe de l’Hôtel de Bourgogne, et celle de Du Ryer par la troupe du Marais. Toutefois il convient de nuancer ces affirmations car il semblerait que ces critiques aient pris quelques raccourcis. Lancaster reste dans le probable  et n’affirme pas ce qu’on lui attribue :

Elles ont dû être jouées à peu près en même temps, probablement en 1636 par les Troupes rivales de l’Hôtel de Bourgogne et du Marais74.

Dans sa thèse, Sandrine Blondet conclut après avoir mis en parallèle la représentation de la Mariane et de La Lucresse Romaine, que la pièce de Chevreau « aurait bien été créée à l’Hôtel, et aurait répondu à une commande de cette compagnie75. Là encore, l’utilisation du conditionnel marque que l’hypothèse n’est pas totalement certaine. En découle le flou concernant la date de la première représentation et de création de la pièce. Nous disposons effectivement du « Privilege du Roy » et de l’achevé d’imprimer qui datent respectivement du 14 et du 30 juillet 1637. Ces deux documents nous informent davantage sur l’arrivée de Chevreau à Paris76 que sur les dates de création et de représentation de la Lucresse. Rappelons que la date de publication ne correspond jamais à la date de création d’une pièce77. Du Bail dans son Gascon extravagant, publié en 1637, nous permet d’en savoir un peu plus sur l’affaire. À leur arrivée dans une ville, des comédiens de campagne proposent au héros du roman de jouer parmi eux dans leur pièce de théâtre :

Les comédiens furent reçus des Habitants avec une grande allégresse, et Monsieur le Maire, et tous les autres officiers de justice, contribuèrent à leur contentement et les obligèrent à leur représenter quelque bonne pièce […] Ils promirent pour l’ouverture de leur théâtre La Lucrèce violée […] On attendait avec impatience le lendemain pour jouir des contentements qu’ils avaient fait opérer en la représentation de cette […] pièce de Chevreau.

Cet extrait, comme le souligne Sandrine Blondet, sous-entend que la pièce de Chevreau était déjà créée en 163778. Cette même année implique deux saisons théâtrales : 1636-1637 et 1637-1638. La Lucresse de Chevreau est absente du Mémoire de Mahelot, ce qui permet à Sandrine Blondet de situer sa création au plus tôt à la saison 1634-1635. Cette première hypothèse, comme elle l’explique, tombe vite caduque si l’on se réfère aux pièces qui annoncent le renouveau du genre, à savoir l’Hercule mourant de Rotrou (HB 1633-1634) et la Sophonisbe de Mairet (TM, fin 1634). La Lucresse Romaine participe bien au bal de la nouveauté sans pour autant en être l’instigatrice. Par ailleurs, la pièce n’apparaît pas non plus dans les libelles de la Querelle du Cid. En mettant en perspective tous ces indices, Sandrine Blondet fixe la création de la pièce entre les saisons 1635-1636/ 1637-1638.

Réception §

Avec cette première pièce, Chevreau ne reçut pas les faveurs tant attendues du public. Et pour cause, la querelle du Cid, comme nous l’avons déjà évoqué un peu plus haut, occupait tous les esprits et laissait peu de place aux nouveaux écrivains. Les témoignages que nous avons rassemblés sur la réception de la Lucresse Romaine rendent compte d’un succès mitigé. C’est Chevreau lui-même qui nous donne le premier indice sur cette réussite en demi-teinte.

Ce sont ces êcrivains qui cherchent leur gloire dans le mêpris qu’ils font des autres, et qui s’estiment aussi necessêres dans les boutiques des Librêres pour corriger les defauts d’un livre, que ces grands censeurs pouvoient être dans les anciennes Republiques pour corriger le defaut des mœurs. Ceux-cy treuvant ma LUCRESSE y remarqueront peut-étre autant de fautes que de mots et diront que je fais presque autant de chûttes que de pas : Quelques uns moins jaloux, et plus veritables, treuveront quelque chose de rude, parmi quelque mouvement qui les pourra chatoüiller : Mais qu’ils sçachent que les êpines d’ordinêre sont parmy les roses, et s’ils s’étonnent de voir une faute plus insuportable où je ne devois pas tomber, qu’ils se souviennent qu’on rencontre quelquefois des viperes sous de belles fleurs. En un mot comme je reconnois mon esprit foible, je croy être aussi sujet à mal êcrire, qu’à mal faire, pour ce que je suis homme.79

Ce qui interpelle à la première lecture de cette adresse « aux honnestes gens », c’est bien le ton virulent de Chevreau. Conscient des imperfections de sa Lucresse, il se défend face à ses futurs détracteurs. Cette défense anticipée apparaît comme le premier symptôme d’une réussite mitigée. La modification de l’épître dédiée à Mme de Coaslin en 1642 par l’auteur confirme sa mauvaise fortune. En effet, il demande qu’on ne fasse pas cas du témoignage des hommes à propos de sa Lucresse.

Mais il est certain que vous vous contentez du témoignage de vôtre conscience, sans avoir égard à celui des hommes, que nos paroles n’instruiroient pas tant que vos actions, et que je me dois bien moins occuper à vous faire voir qui vous estes, qu’à vous faire voir que je suis, Madame, etc…80

À l’évidence, la demande de Chevreau fut prise en compte : Il semble qu’on oublia La Lucresse Romaine. D’Aubignac, grand théoricien du théâtre classique, n’y fait jamais allusion81. En revanche, il exalte la performance de Du Ryer pour sa Lucrèce.

J’estime celuy [Du Ryer] qui n’a pas voulu faire mourir
Tarquin sur la scène, après l’outrage qu’il avait fait à Lucrèce82.

En contrepoint de cette critique, Du Bail dans son Gascon extravagant, loue notre jeune auteur.

Ils promirent pour l’ouverture de leur théâtre la Lucrèce violée […] On attendait avec impatience le lendemain pour jouir des contentements qu’ils avaient fait opérer en la représentation de cette incomparable pièce de Chevreau.

Un anonyme83 commentant La Lucresse Romaine de Chevreau déclare que « l’on rencontre quelquefois de fort bonnes choses dans ces vieilles tragédies, et nos plus grands hommes n’ont pas dédaigné d’y puiser. Qui pourrait croire que l’on retrouve dans celle-ci, l’une des plus extravagantes du tems, ces vers que tout le monde se rappellera sans peine ? »

« L’inconstante fortune* où buttent les humains
« Tourne aussi-tost le dos qu’elle nous tend les mains,
Et nous pourrions nous voir par le tour de sa rouë
Aujourd’hui sur un thrône, et demain dans la bouë. (v. 29-32)

La nouvelle émission84 de La lucresse Romaine85 montre que la pièce plaisait.

C’est la critique du XVIIIe siècle qui lui assigne le coup de grâce. Fontenelle comme d’Aubignac au XVIIe siècle, passe littéralement sous silence la pièce de Chevreau86. Les frères Parfaict dans leur Histoire du théâtre françois,87 s’attaquent aux maladresses du dramaturge.

Voici encore l’histoire de Lucrèce mise au Théâtre par Chevreau, après M. Du Ryer, à peu près de la même façon mais plus mal conduite, et plus mal versifiée. Au reste, le croiroit-t-on ? Dans le titre des Acteurs, Tarquin est appelé Empereur de Rome, c’est pourtant ce fameux Chevreau, Auteur de l’Histoire du Monde, qui a fait cette faute-là.

La rivalité entre deux auteurs §

Deux dramaturges, Chevreau et Du Ryer, proposaient au même moment une pièce de théâtre sur l’histoire de Lucrèce. Cette situation concurrentielle n’était pas sans importance : au XVIIe siècle, la rivalité entre deux dramaturges, entre les deux théâtres – Hôtel de Bourgogne et Marais – participait à la création d’une œuvre théâtrale88. Le titre permet à chaque écrivain de singulariser sa pièce. Chevreau rajoute l’adjectif « romaine » au titre de Du Ryer. Les opinions semblent diverger quant à ce rajout. Alexandra Licha-Zinck89 suppose que Chevreau a pu vouloir inscrire davantage sa pièce dans l’histoire romaine ; d’où l’adjectif, alors que Sandrine Blondet parle juste d’un moyen de démarcation. A dire vrai, il est difficile de départager les deux critiques car les deux propositions se complètent. Lequel des deux dramaturges a subi l’influence de l’autre ? Cela reste difficile à déterminer. En effet, nous ne disposons « sur cette influence » d’aucuns témoignages d’époque si ce n’est celui des frères Parfaict au XVIIIe siècle qui laisserait penser que Chevreau connaissait La Lucrèce de Du Ryer avant de s’emparer à son tour de ce sujet :

Voici encore l’histoire de Lucrèce mise au Théâtre par Chevreau, après M. Du Ryer90.

Lancaster91 propose une autre analyse : les deux Lucrèce auraient été jouées probablement en même temps. Ainsi, il est difficile de déceler l’influence de l’un des dramaturges sur l’autre. Surtout que la comparaison des deux pièces montre que les deux dramaturges ont chacun pris un parti différent. Au reste, bien qu’elles traitent le même sujet, les deux pièces ont une architecture distincte.

Les deux Lucrèce face à face §

Le premier point de divergence entre les deux dramaturges réside bien dans leur choix des personnages. Chevreau met en scène la famille des Tarquin au complet (Tarquin le Superbe, sa femme Tullie et Sextus Tarquin leur fils) alors que Du Ryer se focalise uniquement sur le personnage de Sexte Tarquin qu’il renomme dans sa pièce sous le nom de Tarquin. Ce choix est significatif car il détermine l’action.


P. DU RYER
Tarquin : Fils de Tarquin le superbe
Collatin : Mari de Lucrèce
Lucrece
Brute : Ami de Collatin
Livie : Demoiselle de Lucrèce
Cornelie : Demoiselle de Lucrèce
Libane : Esclave de Tarquin
Procule : Domestique de Lucrece
Le Père : de Lucrece
La scène est le Chasteau de Collatie.

CHEVREAU
TARQUIN : Empereur Romain.
COLATIN : Mary de Lucresse.
SEXTE : Fils de Tarquin.
MAXIME : Confident de Sexte.
MISENE : Domestique de Colatin.
TULLIE : Femme de Tarquin.
LUCRESSE
CECILIE : Demoiselle de Lucresse.
MELIXENE : Demoiselle de Tullie.
BRUTE
LUCRETIE : Père de Lucresse.

L’histoire de Lucrèce suggère des passages obligés : Chevreau et Du Ryer ne peuvent faire l’impasse sur le viol et le suicide de l’héroïne car ce sont ces deux épisodes qui fondent le mythe. Comment alors, avec un personnel dramatique différent, les deux auteurs vont-il dramatiser l’histoire de cette dame romaine ? Comment vont-ils parvenir aux épisodes fameux du viol et du suicide de l’héroïne ? Et pour quelles conséquences ?

Acte I §

La pièce de Chevreau s’ouvre au siège d’Ardée. Tarquin galvanise ses troupes en vue d’un ultime combat contre les Rutules. Après avoir instruit les Romains du moyen d’assujettir cette ville rebelle, il ordonne à Sexte Tarquin d’aller à Colatie pour avertir la reine Tullie du succès des armées romaines. Sexte se résigne à quitter le combat (sc. 1). Très vite, il délaisse ses désirs de gloire et voit dans cette ambassade forcée une occasion de revoir Lucrèce, femme de Colatin, qu’il aime éperdument. Il dévoile son amour criminel à Maxime son confident qui tente en vain de raisonner son maitre (sc. 2). L’acte se clôt sur l’échange entre Colatin et son domestique Misene qui lui donne des nouvelles de Lucrèce. À son tour Colatin renvoie le messager à Colatie pour qu’il rassure sa femme. À ce moment, les trompettes sonnent et annoncent le combat final (sc. 3).

Chevreau donne donc dès l’acte I une tonalité politique à sa pièce : la guerre entre Romains et Rutules est au premier plan. Du Ryer adopte une toute autre démarche pour lancer sa pièce. En reléguant « le politique » au second plan ; Collatin et Brute font une brève allusion au camp d’Ardée ;

Brute
Quelque trefve accordée aprés tant de hazards
A-t’elle suspendu la cholere de Mars ?
Ou bien Arde rebelle à la force Romaine,
De sa temerité reçoit-elle la peine ?
Ses Murs bien attaquez, et si bien deffendus,
Aprés tant de combats sont-ils pris ou rendus ?
Collatin
Non, non, fidelle Ami, ni trefve, ni victoire
Ne nous accorde point de repos ou de gloire ;
Arde est toujours debout, et nos soldats campez
A batre ses rampars sont toujours occupez. (v. 69-78)

Du Ryer met d’emblée l’accent sur l’amour qui unit les personnages. En effet, à la scène 1 de l’acte I Collatin vante auprès de Tarquin sa femme Lucrèce. Dès lors, Collatin suscite la curiosité et le désir du prince qui conclut d’aller voir Lucrèce pour attester lui-même des qualités extraordinaires de la jeune femme (sc. 1, D.R). Collatin commet donc la faute de lancer involontairement un défi à Tarquin en louant, entre autres, la vertu exceptionnelle de sa femme. Brute qui a assisté à cet échange, met en garde Collatin (sc. 2, D.R) :

Pourquoi loüer ta femme, et pouquoi la vanter
Devant un esprit foible et facile à tenter ? (v. 61-62)

La clairvoyance de Brute perce dès le premier acte de Du Ryer. Il comprend que l’orgueil démesuré de Collatin – notons que Chevreau gomme totalement ce trait du personnage – a fait naître une flamme, un amour dans le cœur de Tarquin. Ainsi, Brute apparaît comme l’idéal de l’honnête homme, le sage et le prudent ; valeurs propres au XVIIe siècle.

Qu’elle vienne d’amour, qu’elle vienne de Mars,
L’une ou l’autre origine est feconde en hazars ;
Si chacun a son vice, et son sujet de blasme,
Ami, le tien consiste à trop loüer ta femme. (D.R, I, 2, v. 185-188)

Chez Chevreau ce personnage est presque inexistant. Il apparaît pour la première fois à la scène 4 de l’acte III, puis reparaît à l’acte V.

Deux conceptions dramatiques autour du couple Sexte-Tarquin/Lucrèce s’opposent. Si dans la pièce de Chevreau, Sexte se ressouvient de son amour pour Lucrèce, chez Du Ryer le prince s’éprend de la jeune femme au début de la pièce. La scène du banquet relaté par Collatin (I, 2, D.R) est l’élément qui confirme la passion de Tarquin pour Lucrèce. L’acte I de Du Ryer met donc plus en relief l’union Lucrèce/Collatin et les prémices de leur désunion que celui de Chevreau.

Acte II §

Sexte arrive à Colatie et confie à nouveau à Maxime sa violente passion pour Lucrèce (sc.1, Ch.). Celui-ci tente une nouvelle fois de raisonner son maître en lui prouvant que son amour est criminel. Cette deuxième tentative se solde par un échec ; il se retrouve même contraint à participer au stratagème élaboré par Sexte pour séduire Lucrèce. Malgré lui, Maxime devient complice de cet amour interdit. Tullie interrompt cet entretien et permet à Sexte de remplir son rôle d’ambassadeur (sc. 2, Ch). Le prince rassure la reine de la bonne fortune du roi au camp d’Ardée mais Tullie doute de ces informations car elle surprend un secret entretien entre son fils et Maxime. Afin de remplir la première phase du plan, à savoir faire croire à Lucrèce que son mari Colatin a trahi Tarquin au combat et que seul Sexte peut le sauver des griffes du Superbe, Maxime quitte la scène. Après cette sortie, Sexte peut enfin achever son discours sur la réussite romaine. Tullie s’interroge alors sur l’honneur et le pouvoir. Sexte et la reine ne partagent pas les mêmes opinions sur la façon de gouverner un royaume. Lucrèce reçoit Misene à Colatie (sc. 3, Ch). Celui-ci l’informe de la réussite romaine et du retour de Colatin à Colatie le lendemain. Malgré ces bonnes nouvelles, Lucrèce est mélancolique. Misene et Cecilie, la suivante de Lucrèce, incitent leur maîtresse à se préparer pour accueillir Colatin. Manifestant toujours une grande inquiétude, Lucresse se met alors à raconter un songe dans lequel elle se trouvait déshonorée. Dans cet horrible rêve, Lucrèce entendit les paroles de la déesse d’honneur qui l’informait que seule sa mort pouvait réparer sa faute. La jeune femme, empreinte d’un désespoir extrême voit en Maxime, qui vient au devant d’elle, un espoir (sc. 4, Ch). D’emblée Maxime engage la conversation sur la fausse trahison de Colatin. Lucrèce pense alors que son mari est mort et associe cette sombre nouvelle au songe qu’elle vient de raconter à ses serviteurs. Ce complice renchérit tout en insistant sur le fait que Colatin n’est pas mort mais qu’il a été fait prisonnier. Alors que tout semble jouer dans l’esprit de Lucrèce pour Colatin, Maxime lui propose une solution. Celle-ci, horrifiée par la situation de Maxime, s’évanouit.

L’acte II de Du Ryer ne diffère pas totalement de celui de Chevreau. Après avoir vu Lucrèce, Tarquin ne songe plus qu’à elle. Il considère que son haut rang social suffira à la charmer (sc. 1, D.R) :

Tarquin
Et je suis en un rang à ne rien respecter.
Je puis tout esperer, et je ne doi rien craindre. (D.R, v. 290-291)
[…]
Ne considerons point cette vertu supréme
Comme un empeschement à mon amour extréme. (D.R, v. 295-296)

Les deux dramaturges dépeignent l’amour démesuré du prince pour la jeune femme. Ils s’accordent également sur le caractère rusé de Sexte-Tarquin mais en rendent compte différemment : Chez Chevreau, la ruse du prince est perceptible à partir du stratagème (II, 1, Ch), alors que chez Du Ryer, la ruse de Tarquin évolue en crescendo. Elle se développe en trois temps avant d’aboutir comme chez Chevreau à l’élaboration d’un stratagème de séduction (II, 4, D.R).

  • – Tout d’abord il rejette son vice [la ruse] sur la jeune femme, affirmant devant Brute que la vertu de Lucrèce n’est qu’un masque (II, 2, D.R).
  • – Après avoir caché à Brute son amour pour Lucrèce, Tarquin confesse sa passion dans la deuxième partie de la scène (II, 2, D.R). Brute parvient à raisonner le prince qui décide de se reconcentrer sur la guerre, seul remède pour oublier Lucrèce. Cette résignation n’était en fait qu’un leurre afin d’éloigner le curieux.
  • – Tarquin tient Brute responsable de son amour pour Lucrèce. Une fois de plus, le prince rejette ses mauvaises intentions sur un autre personnage : « Je n’aime plus Lucrece à cause qu’elle est belle/Mais parce que tu veux que je sois froid pour elle ; » (D.R, II, 3, v. 559-560) :

Enfin à la scène 4 de l’acte II (D.R) le caractère rusé de Tarquin atteint son paroxysme. Il élabore seul un stratagème afin de ravir Lucrèce à Colatin. Bien que la nature de la stratégie soit différente dans les deux pièces, les deux dramaturges s’accordent à calomnier Colatin et font ainsi de ce personnage la faiblesse de l’héroïne. Chez Chevreau Colatin est accusé d’un crime politique (trahison de Tarquin au combat) et chez Du Ryer Colatin est adultère. Les scènes 5 et 6 de l’acte II (D.R) amorcent les premières phases du plan machiavélique du prince. Tarquin flatte, manipule Collatin et Lucrèce de sorte qu’à la scène 6 la jeune femme court, à son insu, à sa perte en acceptant que son mari quitte Colatie « Je le rendrois coupable, et lui serois rebelle/ Si je le retenois quand la gloire l’appelle ; » (D.R, v.627-628). Plus largement, ce sont les deux amoureux qui se perdent mutuellement : le comportement orgueilleux de Collatin suscite la perte de sa femme et malheureusement à la scène 6 comme nous venons de le voir Lucrèce se rend vulnérable. Privée de la protection de son mari, elle offre la possibilité à Tarquin d’agir sans être inquiété. Ce deuxième acte scelle la désunion du couple Lucrèce-Collatin.

Acte III §

Lucrèce se réveille dans sa chambre en compagnie de Maxime (III, 1, Ch). Le complice de Sexte ne laisse pas une minute de répit à la jeune femme et réattaque dans sa première ruse [trahison de Colatin]. Bien que Lucrèce n’approuve pas cet acte déloyal, elle ne peut se résigner à blâmer son mari. Maxime désemparé devant cette parole hautement vertueuse enclenche la deuxième phase du plan élaboré à la scène 2 de l’acte I : Sexte, prince et fils du roi Tarquin, est le seul qui puisse sauver Colatin. L’héroïne est face à un dilemme cornélien : Aimer Sexte et sauver Colatin/ Refuser le prince et perdre Colatin. Lucrèce préférant l’honneur, rejette la proposition scandaleuse du confident. Elle aperçoit alors Sexte et l’implore en vain de pardonner son mari (III, 2, Ch). L’héroïne voit dans les paroles du prince l’effet du songe. Elle résiste. Sa défense agace Sexte qui se résout à quitter la scène. Se retrouvant seul avec Maxime, son complice de toujours, il lui figure la dernière phase du plan : Par les paroles ou par la force il obtiendra Lucrèce. Tullie, la mère de Sexte, s’est bien rendue compte que son fils était tourmenté. Elle en fait donc part à sa suivante Melixene (sc. 3, Ch) qui pense que le prince est amoureux de Lucrèce, la plus belle femme de la cour. La reine enjoint à sa confidente d’enquêter sur la nature du mal qui hante son fils pour en avoir le cœur net. La scène se déplace au siège d’Ardée où on retrouve Tarquin le Superbe victorieux des Rutules (sc. 4, Ch). Il décide avec ses soldats de retourner à Rome pour célébrer cette victoire. Colatin, quand à lui, préfère rejoindre Lucrèce à Colatie, comme il l’avait prévu à la scène 3 de l’acte I. Nous voici de retour à Colatie, dans la chambre de Lucrèce (sc. 5, Ch). Sexte s’y est introduit pendant le sommeil de la jeune femme. Il tente « le tout pour le tout » en la charmant par ses douces paroles, en la suppliant même mais Lucrèce reste inflexible. Fou de rage, il la menace : si elle décide de se donner la mort, il tuera un esclave qu’il déposera près de son corps, laissant peser ainsi sur elle le soupçon d’adultère. Sexte, conscient que les paroles, la séduction, les menaces ne persuaderont pas la jeune femme, décide de la conquérir par la force. Il commence à la violer sur scène.

L’acte II de Chevreau n’était donc qu’une préparation au viol de l’héroine à l’acte III. Tout va très vite : En trois actes, le destin de Lucrèce est scellé. Du Ryer adopte une autre démarche : il privilégie la technique du retardement. L’action progresse lentement, ce qui nous permet d’observer les attitudes des personnages et d’entrevoir leurs pensées. L’acte III constitue, chez Du Ryer, la préparation du viol de Lucrèce. Livie, suivante de Lucrèce, a des doutes sur Tarquin après le départ de Collatin (sc. 1, D.R). Elle remet en cause son statut de monarque. Cornélie, autre suivante, nuance ces propos et ordonne à Livie de taire ses pensées infondées. Libane, l’esclave de Tarquin, vient à leur rencontre, feignant de s’être égaré (sc. 2, D.R). Devant elle, il enclenche la première étape du plan de Tarquin. Il les informe de la fausse perfidie de Collatin envers Lucrèce. L’esclave n’en dit pas plus, effet de stratégie, car il attend la venue de Lucrèce pour déployer totalement son plan (sc. 3, D.R). D’après Tarquin Collatin a trompé Lucrèce avec une autre femme au camp d’Ardée :

Libane
Collatin vous trahit, vous prefere une infame,
Et malgré les saints nœuds d’hymen et du devoir,
Il lui donne le cœur que vous croyez avoir. (D.R, v. 708-710)

Mais Lucrèce confesse à ses suivantes qu’elle ne croit pas Libane car Collatin n’aurait jamais pu nuire à leur honneur commun (sc.  4, D.R). Là-dessus, elle rencontre Tarquin (sc. 5, D.R) qui lui conseille d’être elle aussi infidèle. Lucrèce se défend à nouveau avec un argument phare : l’honneur. Tarquin renchérit en expliquant à Lucrèce que son mari doute de sa vertu. L’héroïne préfère attendre les explications de Collatin, et d’après Tarquin, celui-ci ne saurai tarder. C’est l’occasion pour Libane et Tarquin de se retrouver sur scène (sc. 6, D.R). Où en est leur stratégie ? Chacun à leur tour, ils font un compte rendu de leurs actions précédentes. Même si Libane semble avoir bien rempli sa mission, à savoir faire de Collatin un objet de haine aux yeux de Lucrèce, Tarquin reste perplexe. Le prince se rend à l’évidence : Lucrèce est une beauté chaste qu’il n’arrivera pas à corrompre. Il révèle alors à Libane la dernière phase de son plan : Contraindre Lucrèce par la force.

Le viol chez Du Ryer est donc relégué à l’acte IV. Tous les éléments sont ainsi réunis pour que le drame prenne toute son ampleur. A ce moment, l’action s’accélère.

Acte IV §

Lucrèce fait le récit de cette nuit terrible à Misene et Cecilie (sc. 1, Ch). Après cette infamie, après ce viol, l’héroïne souhaite se donner la mort. Cecilie l’en empêche. Lucrèce décide alors d’écrire une lettre à son mari dans laquelle elle lui avoue son déshonneur. Misene, en messager funèbre, portera la missive à son maître. C’est au tour de Maxime et Sexte de se retrouver sur scène pour évoquer le viol (sc. 2, Ch). Maxime déplore l’attitude de son maître. Dans cette scène, le diabolisme de Sexte est exacerbé car il se félicite. Il a triomphé de la vertu et s’il regrette une chose, c’est bien que l’acte ait été aussi furtif. La fin de la scène montre les soubresauts de son repentir. Il souhaite que Tarquin son père et son roi lui pardonne. Misene croise Colatin à la scène 3 (Ch). Ce dernier s’aperçoit dès les premières paroles de son domestique qu’un malheur est survenu pendant son absence. Misene lui transmet alors la lettre de Lucrèce. Après quelques hésitations, Colatin se lance dans la lecture de cette lettre funèbre et y apprend le déshonneur de sa femme. Bien qu’il ne connaisse pas encore le nom de l’agresseur, il jure de venger cet affront. Lucresse réclame en effet vengeance. Face au désespoir de son maître, Misene révèle de nom du suborneur : Sexte est seul responsable de leur infamie. Colatin, fou de rage, réitère son désir de venger Lucresse. Lucrétie, père de Lucrèce, a appris la catastrophe par la rumeur. Avec Colatin ils décident de venger ensemble cet affront avant même de voir Lucrèce (sc. 4, Ch).

Dans l’acte IV de Du Ryer, Lucrèce tente en vain d’échapper à la supercherie de Tarquin. En effet, Dès la scène 1, elle comprend qu’un piège lui est tendu. Livie tâche d’apaiser sa maitresse mais celle-ci est convaincu du machiavélisme de Tarquin «  L’un en est l’inventeur, l’autre en est l’instrument ; » (D.R, v. 1014). Lucrèce envoie ses suivantes chercher Collatin dans le seul but de déjouer les projets du prince. Elle se retrouve seule ce qui laisse le champ libre à Tarquin (sc. 2, D.R). Le déroulement de la scène de viol est identique à celle de Chevreau (III, 5, Ch) à une seule exception : le viol n’est pas montré92. En effet, le viol se déroule pendant la scène 3 (D.R). Alors que Livie et Cornélie cherchent leur maître Collatin ; qu’elles ne trouvent pas ; elles aperçoivent au loin Tarquin un poignard à la main et Lucrèce qui le poursuit. Furieuse d’avoir été souillée, elle réclame vengeance (sc. 4, D.R). La lettre devient le seul outil de vengeance ; le seul moyen de prévenir ses proches de son ignominie. Mais à qui écrire ? Et comment raconter ce qu’elle a subi ? Après une longue réflexion elle décide de se livrer à Collatin et de mourir pour témoigner de sa chasteté (sc. 5, D.R).

Le personnage de Lucrèce prend toute sa force à travers cet acte. Les deux dramaturges donnent chacun un caractère particulier à leurs héroïnes. Que Lucrèce soit clairvoyante (IV, 1, D.R) ou naïve (II, III, Ch) on arrive à la même conclusion : le viol. Après le viol, la Lucrèce de Du Ryer est empreinte du furor alors que celle de Chevreau est mélancolique.

Acte V §

Victorieux du peuple Rutule, Tarquin revient à Rome (sc. 1, Ch). Il entend tirer parti de cet exploit. Tel un oiseau de mauvais augure, Brute le rappelle à l’ordre. Sexte va à la rencontre de son père et lui avoue son crime (sc. 2, Ch). Devant la colère grandissante des romains, Tarquin n’a d’autre choix que d’exiler son fils. Sexte regrette la décision de son père mais s’exécute. Tullie et Melixene se retrouve alors sur scène (sc.  3, Ch). C’est l’heure des comptes rendus. Après avoir mené chacune de leur côté une petite enquête sur Sexte, elles comprennent que le prince était amoureux de la chaste Lucrèce. Cependant, elles ne pensaient pas qu’il agirait de la sorte. Le viol est inexcusable. Melixene redoute que cet acte ne déclenche la colère des romains sur toute leur famille. Et elle voyait juste ! Galvanisés par Brute, les Romains déchaînent leur colère sur Tarquin. Le roi est mis au ban de la cité. Les rebelles souhaitent désormais s’en prendre à Tullie pour purger le royaume de la tyrannie. (sc. 4, Ch). Tarquin se retrouve seul sur scène et se lamente de sa condition de roi dépossédé (sc. 5, Ch). Sa chute doit servir d’exemple à tous les autres souverains. Tous ces évènements réjouissent Colatin et Lucrétie. Ils n’ont désormais qu’un seul objectif : tuer Sexte (sc. 6, Ch). Colatin, Lucrétie et Brute retournent à Colatie (scène dernière, Ch). La honte s’empare de Lucresse lorsqu’elle voit son mari et son père. Elle évoque son viol en insistant sur le fait que son corps est souillé mais que son esprit reste pur. Dans un dernier souffle, elle réclame à nouveau vengeance à son mari et se tue. Après la mort de sa femme, Colatin souhaite lui aussi se donner la mort. Lucrétie l’en empêche car il veut qu’il venge sa fille avant de se tuer. Brute soutient les paroles de Lucrétie et réaffirme sa volonté d’éradiquer toute la famille des Tarquin. À son tour Colatin fait le serment de poursuivre Sexte et de le tuer. Il va même plus loin en souhaitant que Rome, mère du tyran, disparaissent.

L’acte V de Du Ryer est beaucoup plus court. Il ne comporte que deux scènes. Comment l’expliquer ? Du Ryer n’a, en effet, à aucun moment fait du politique un de ses axes majeurs. On comprend donc que les scènes politiques du dernier acte de Chevreau, c’est-à-dire presque toutes, n’ont pas lieu d’être dans la pièce de Du Ryer. C’est pour cela que Tarquin est totalement absent de l’acte V. Après le viol, il disparaît. Du Ryer articule donc ses dernières scènes uniquement autour du personnage de Lucrèce. Dès qu’ils apprennent la nouvelle, Colatin, le père de Lucrèce et Brute décident d’aller retrouver la jeune femme (sc. 1, D.R). Devant cette assemblée, Lucrèce revient sur son viol. Elle attend que tous jurent de la venger avant de s’infliger le coup fatal. Collatin tente à son tour de se tuer mais Lucrèce l’en dissuade. Elle réclame à nouveau vengeance et meurt de sa blessure. Collatin, considérant qu’il est responsable du déshonneur de sa femme (cf : I, 1, D.R) se lance avec Brute et le père de Lucrèce à la poursuite de Tarquin. Tous souhaitent laver Rome de sa royauté. L’action reste inachevée aussi bien dans la pièce de Du Ryer que dans celle de Chevreau.

Dramaturgie de La Lucresse Romaine §

De la légende à la pièce de théâtre §

Les sources antiques §

Depuis la Renaissance, la tragédie puise sa matière première dans l’Histoire93 et très secondairement dans la mythologie et la Bible. Les dramaturges de la première moitié du XVIIe siècle se fondent essentiellement sur les récits d’historiens grecs et latins pour créer leur pièce de théâtre.

Le sujet de la tragédie doit être un sujet connu, et par conséquent fondé en histoire, encore que quelquefois on puisse y mêler quelque chose de fabuleux94.

Chevreau ne fait pas exception. Il s’inscrit dans cette « vogue latine » en dramatisant l’épisode romain légendaire de Lucrèce. Les sources historiques sur lesquelles s’appuie Chevreau pour mettre au théâtre sa Lucresse sont multiples. Si l’Histoire romaine de Tite-Live lui fournit sa matière première, il a lu également les Antiquités romaines de Denys d’Halicarnasse et la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile.

Une source majeure : Tite-Live… §

Pour constituer son intrigue, Chevreau s’appuie principalement sur l’Histoire romaine de Tite-Live. Que lui emprunte-t-il ? Presque tout ! Suivant scrupuleusement les chapitres 57-60 du livre I, il calque la construction dramatique de La Lucresse sur celle du récit de l’historien latin. Chevreau conduit l’intrigue autour de six faits significatifs :

  • – Le chapitre 57 de l’Histoire romaine s’ouvre sur le siège d’Ardée comme la scène 1 de l’acte I de la Lucresse95. L’argument du premier acte de La Lucresse Romaine mentionne clairement le siège d’Ardée.
  • – Comme chez Tite-Live, Sexte dans la pièce (sc. 1, II) vient à Colatie accompagné d’un compagnon96.
  • – S’ensuit l’épisode du viol de Lucrèce. Cet évènement correspond au chapitre 58 dans l’œuvre de Tite-Live97 et à la scène 5 de l’acte III dans la pièce de Chevreau. Notre auteur, a conservé presque à l’identique le déroulement de la scène du viol de Tite-Live : pendant que tout le monde dort, Sexte s’introduit dans la chambre de Lucrèce. Chevreau insistera sur ces circonstances aux vers 731-738 de l’acte III et aux vers 971-972 de l’acte IV. Une fois dans la chambre, Sexte tente en vain de charmer la jeune Romaine98 : (III, 5, v. 867-870 et v. 923-925). Il renchérit en lui faisant le chantage « du déshonneur » 99 : (III, 5, v.929-935). Enfin il la viole, sans que celle-ci ne puisse appeler à l’aide100 : (III, 5, v.945-950).
  • – Elle envoie un messager à son mari à la fois pour l’avertir de leur malheur et pour lui demander vengeance101. Ce passage correspond aux scènes 1 et 3 de l’acte IV de la pièce de Chevreau.
  • – Lucrèce se donne la mort en présence de son mari, de son père102 et de Brutus : (V, sc. dernière, v.1506-1508).
  • – Brute, Colatin et le père de Lucrèce chassent Tarquin103.

La mise au ban du Superbe s’effectue aux scènes 4 et 5 de l’acte V dans la pièce de Chevreau.

En ce qui concerne le caractère des personnages, Chevreau emprunte également beaucoup à l’historien. Tous les personnages principaux de La Lucresse Romaine, à savoir Tarquin, Sexte, Lucrèce, Colatin, Brute et Lucrétie, ont une couleur latine. C’est bien les paroles d’un orgueilleux, d’un chef de guerre104 qui brisent le silence à l’acte I, sc. 1. Le Sexte de Tite-Live105 est comparable à celui de Chevreau. Les deux brûlent d’un amour démesuré pour Lucrèce et sont excités par la beauté et la vertu de la jeune femme : (II, 1, v.323-325). La ruse dont fait preuve le Sexte de Chevreau est également empruntée à Tite-Live. C’est dans les chapitres 53 et 54106 de l’Histoire Romaine que l’on peut déceler le caractère sournois du prince107. Chevreau a donc collectionné ici et là des indices sur Sextus, pour créer à son tour son personnage.

Les deux sources mineures : Denys d’Halicarnasse et Diodore de Sicile §

Chevreau puise également des éléments dans les œuvres de Denys d’Halicarnasse et de Diodore de Sicile. Ces deux sources apportent, comme les faits empruntés Tite-Live, une consistance au cadre politique de La Lucresse Romaine. En effet, elles lui permettent de développer son intrigue et de modeler le personnage du prince, Sexte Tarquin.

La seconde partie de la scène 1 de l’Acte I de La Lucresse Romaine de Chevreau, est tirée du livre IV des Antiquités romaines de Denys d’Halicarnasse : (I, 1, v.123-128).

Dans ces conjectures, Tarquin envoya Sextus son fils […] à la ville de Collatie pour terminer quelques affaires qui concernaient la guerre. Sextus alla loger chez […] son parent surnommé Collatinus108.

Le hasard permet à Sexte d’aller à Colatie et d’y retrouver Lucrèce. C’est le seul fait emprunté à l’historien grec.

Il achève sa compilation des sources historiques avec l’œuvre de Diodore de Sicile. La scène 5 de l’acte III, et plus particulièrement l’avant dernière tirade de Sexte, fait écho à la Bibliothèque historique de l’historien grec : (III, 5, v. 897-899).

Et lui [Sextus] promit, pour le prix de ses faveurs qu’elle lui accorderait, les dons les plus brillants. Enfin, il s’engageait, si elle consentait à vivre avec lui, à l’élever au rang de reine, et à la faire ainsi passer de la maison d’un simple citoyen à la suprême puissance109.

Certes le travail des sources historiques est essentiel, mais il ne suffit pas à créer la pièce. En effet, comme nous l’avons déjà évoqué, la période qui vit l’essor de la tragédie met l’accent sur la dispositio du poème dramatique. L’inexpérience de Chevreau dans ce domaine l’a certainement conduit à regarder, puiser ici et là pour dramatiser à son tour l’histoire de Lucrèce.

Les modèles contemporains §

Influence de la Crisante de Jean de Rotrou §

Tout porte à croire que Chevreau s’est inspiré de la Crisante de Jean de Rotrou créée en 1635.

Il semble probable que Chevreau essaya de dramatiser l’incident selon le modèle de Rotrou110.

Puiser son inspiration dans la pièce de Rotrou n’est pas anodin. Crisante et Lucrèce, par leurs histoires respectives ont un point commun de taille. L’honneur et la vertu habitent si bien les deux jeunes femmes qu’après avoir été violées, elles préfèrent se donner elles-mêmes la mort. Chevreau ne pouvait manquer de s’inspirer de la pièce de Rotrou : en substance, c’est le même sujet. Dès la scène 1 de l’acte I, les ressemblances sont flagrantes : la pièce s’ouvre sur la victoire du général romain Manilie sur un peuple rebelle. Il félicite ses troupes d’avoir avec lui assujetti les mutins.

Manilie
Enfin l’Aigle assisté de vos jeunes courages
Chez les peuples mutins a trouvé des passages,
Et la rébellion étouffée en ses forts,
Ne peut plus résister à vos moindres efforts 111; (Cr, I, 1, v. 1-4)

Cette scène n’est pas sans rappeler la scène 1 de l’acte I de Chevreau, où Tarquin devant le siège d’Ardée galvanise ses soldats. Dans cette guerre, Manilie fait de Crisante, femme du chef vaincu, sa captive. Devant s’absenter il confie la protection de cette prisonnière à son lieutenant Cassie. Mais c’était sans compter avec les pensées perfides du jeune homme. Comme dans la pièce de Chevreau, le général Manilie à l’image de Tarquin, le plus sage et le plus clairvoyant d’entre tous normalement, abandonne la victime à son futur bourreau. La deuxième partie de la scène 1 de l’acte I de Rotrou fait également écho à la scène 2 de l’acte I de Chevreau. Cassie dévoile à Cléodore son confident, ce qu’il ressent pour Crisante comme Sexte révèle à Maxime sa passion pour Lucrèce : (I, 2, v. 213-220).

Cassie
Favorable départ ! douce commission !
Qui laisse un libre cœur à mon affection,
Quelque étroite vertu dont s’arme cette belle,
Qui pourrait asservir le cœur le plus rebelle,
Si prières, ni vœux ne peuvent l’émouvoir,
Je puis user des droits d’un souverain pouvoir,
J’aime avec trop d’ardeur cette illustre captive, (Cr, I, 1, v. 79-85)

Maxime emprunte les mêmes arguments que Cléodore pour dissuader son maître d’entretenir un amour criminel. En effet, le confident met en relief la dialectique passion/raison pour le convaincre : (I, 2, v.229-231 et v.247-248).

Cléodore
Éteignez s’il se peut ce brasier malheureux,
Et n’entretenez point d’espoir si dangereux,
Dompter ses passions est une extrême gloire,
Qui résiste d’abord, emporte la victoire ; (Cr, I, 1, v.87-90) […]
Quoi, tout respect est vain, et la gloire de Rome
Perdra cet éclat pour l’intérêt d’un homme, (Cr, I, 1, v.133-134)

Sexte se défend face à Maxime à l’égal de Cassie. Jusqu’à l’accomplissement du crime Cassie comme Sexte font fi des mises en garde de leurs confidents respectifs. Ils cherchent des moyens pour satisfaire leurs désirs opposant à la raison la force de leurs amours : (I, 2, v.239-240).

Cassie
Je suivrai mon dessein, Crisante a des attraits
Plus forts que tous respects, et que tous intérêts ;
Sa beauté couvrira quelque tort qu’on m’impute,
Et tomber de son sein est une belle chute. (Cr, I, 1, v.163-166)

Absente des premières scènes, ce n’est qu’à travers les louanges des prétendants que Lucresse nous apparaît. Chevreau reprend cet effet d’attente. D’autres indices nous permettent de rapprocher les deux pièces. Les deux héroïnes pressentent un malheur prochain (I, 2, Ro, v. 203–204/v. 209–210) / (II, 3, Ch, v. 553–558). Pour parvenir à ses fins, Cassie manipule Orante, une des deux suivantes de Crisante (II, 2, Ro). Bien que le chantage mis en place par Cassie soit d’une autre nature que celui de Sexte, les deux stratagèmes ont la même fonction : faire fléchir leurs bien aimées (II et III, Ch). Chevreau semble donc emprunter l’idée de la stratégie à Rotrou. Par ailleurs, il semble même sélectionner quelques vers de la pièce de Rotrou : (II, 3, v. 518-520).

Cassie
Rendez à ce beau teint ses plus vives couleurs, (Cr, I, 3, v. 283)

Après le viol de Crisante, Marcie, sa suivante, lui conseille de se venger. Cecilie, la suivante de Lucrèce, agit de la même façon après que sa maitresse ait été contrainte par Sexte : (IV, 1, v. 967-968).

Marcie
C’est trop vous affliger, ranimez le courage,
Dont vous devez venger un si sensible outrage, (Cr, III, 1, v. 691-692)

Après son crime, Cassie souhaite se repentir ; il s’exprime en ces termes :

Cassie
Confus, triste, saisi d’un repentir extrême,
Je doute si je vis, et si je suis moi-même, (Cr, III, 2, v.747-748)

Et Chevreau fera dire à Sexte :

Et si le repentir me rend triste* ou confus, (IV, 2, v.1093)
Influence de La Mariane de Tristan l’Hermite §

Selon Sandrine Blondet, La Lucresse Romaine aurait également subi l’influence de La Mariane de Tristan L’Hermite112. Que ce soit Mariane ou Lucrèce, les deux héroïnes manifestent une exceptionnelle grandeur d’âme et une extrême beauté de corps. Ces hautes qualités suscitent l’envie : les deux jeunes femmes sont victimes du tyran, Sexte pour Lucrèce et Hérode pour Mariane. Toutes deux endurent avec une constance extraordinaire la passion d’un homme qui leur fait horreur. Enfin pour clore cet aperçu général, les deux jeunes femmes sont trompées par les autres personnages. Plus précisément, si l’on entre dans chacun des textes, le personnage de Tarquin rappelle Hérode. En effet, tous deux se vantent de leur magnificence dans le combat. Par ailleurs, la confidente de Mariane pousse sa maitresse à sortir de la mélancolie comme le fait Cecilie avec Lucrèce. Enfin, et c’est le dernier point que nous relèverons pour montrer l’influence de La Mariane sur la Lucresse de Chevreau, la douleur et le désespoir d’Hérode fait écho à celui de Colatin après la mort de leurs femmes. Tous deux tentent de se donner la mort et maudissent leur patrie. Colatin formule une imprécation contre Rome et Hérode contre Jérusalem : (V, sc. dernière, v. 1565-1580).

Hérode
Versez sur ce climat un malheur infini.
Punissez ces ingrats qui ne m’ont point puni,
Donnez-les pour matière à la fureur des armes,
Qu’ils flottent dans le sang, qu’ils nagent dans les larmes. (v. 1615-1618113)

Le travail des sources, qu’elles soient historiques ou contemporaines de l’auteur, constitue la première phase du processus de création. Chevreau après s’être imprégné des éléments piochés ici et là se lance dans l’écriture de sa tragédie.

Invention de l’écrivain §

Dans sa préface à La Silvanire114, Mairet définit les vertus cardinales du poète. Selon lui, il doit avoir un esprit « hors du commun », « le sens de l’invention », « la vertu de bien inventer » et «  l’adresse d’inventer agréablement, la force de bien imaginer, et surtout l’habileté et l’inclination puissante à la Poésie115 ». Car compiler et dramatiser sont deux choses distinctes. Le viol de la jeune héroïne constitue la matrice de la pièce. Il y a donc un avant et un après viol. Autour de la dialectique cause/conséquence, Chevreau va inventer des faits et étirer les récits des historiens grecs et latins pour dramatiser l’histoire de Lucrèce. En écrivant sa Lucresse Romaine, Chevreau fonde « sa dispositio sur la logique narrative 116 », c’est-à-dire que le début de l’action correspond au début du chapitre 57 de L’Histoire Romaine de Tite-Live. La dispositio suit « point par point117 » le récit de l’historien latin. Dans cette logique, le dramaturge réduit et organise sa matière historique118 pour que le récit de Tite-Live devienne un poème dramatique. Ce principe de composition implique que des éléments soient créés.

Création de personnages : le confident au service de la dramatisation §

Chevreau développe son personnel dramatique pour répondre aux exigences des règles théâtrales mises en place dans les années 1630. Autour des héros gravitent des personnages secondaires, appelés « confidents », entièrement crées par le dramaturge119. D’une manière générale, les confidents vouvoient leurs maîtres pour lui montrer leur respect120.

Maxime §

Pour créer ce personnage, Chevreau a amplifié le récit de Tite-Live. Dans son Histoire Romaine, l’historien reste évasif sur le compagnon qui accompagne Sexte à Colatie. Dans la pièce, cet anonyme parce qu’on lui donne un nom, celui de Maxime, devient à personnage à part entière. Maxime est le confident de Sexte Tarquin. Il occupe une place importante121 dans l’intrigue : il apparaît dans tous les actes et son rôle est multiple.

Il est d’abord celui qui écoute et console son maître d’avoir été écarté du combat final contre les mutins. (I, 2, v.162-166). Tout en magnifiant Sexte, Maxime lui conseille de s’abandonner aux bras d’une maîtresse pour oublier ses désirs de gloire au combat. Son discours à la scène 2 de l’acte I a une fonction capitale pour la suite de la pièce : Maxime lance définitivement l’intrigue car il va permettre à Sexte de révéler ses réelles intentions sur son ambassade à Colatie. Le nouvel objectif du prince n’est plus de rassurer sa mère Tullie mais de conquérir Lucrèce, le plus bel objet de la cour. Bien loin de n’être qu’un confident passif, Maxime va lui enjoindre d’enfouir ses sentiments criminels. Toutefois, cet acte de bravoure ne lui permet pas d’avoir l’ascendant sur son maître. Enfermé dans son rôle de confident, il se retrouve contraint d’être le complice de cet amour perfide en devant convaincre Lucresse d’aimer Sexte pour sauver son mari (II, sc. 2 et sc. 3). Maxime provoque une fois de plus la progression de l’intrigue lorsqu’il expose à l’héroïne la fausse trahison de Collatin (II, sc. 4 et III, sc. 1). La calomnie de Colatin ressort de l’invention du dramaturge. À travers le confident, le caractère de Sexte se précise. Comme le souligne Jean Louis Barrault, en tragédie le personnage est à son confident ce que l’homme est à son double122. Il apparaît comme un avatar de Sexte à partir du moment où il exécute les volontés de son maître123. Son caractère s’efface à tel point qu’il ne réagit pas en sachant et en voyant que Lucrèce se faire violer (v. 731 et IV, 2). Témoin de ce crime, Maxime n’hésite pourtant pas à blâmer ouvertement son maître. Il lui représente même les conséquences directes de son acte. Comme dans la tradition, ce confident est clairvoyant et ce qu’il suppose glace Sexte.

Maxime
Que sçait-on si le Roy se doit mettre en colere ?
Si la mort quelque jour en sera le salere :
Et si le desespoir forcera les Romains,
De porter sur vous deux et leur haine et leurs mains.
Le Senat irrité, le peuple dans sa rage,
Viendront bien-tost à bout de vôtre grand courage, (v. 1103-1108)
Sexte
Maxime apres le Roy, qu’est-ce qui nous peut nuire ?
Dans un si grand mal-heur je me sçauray conduire.
Mais allons audevant, il me pardonnera,
Personne apres cecy ne me condannera. (v. 1111-1113)

Dans cette scène on entrevoit les prémices de la culpabilité du héros. Le rôle de Maxime est clairement au service de la progression de l’action : le confident provoque la repentance de Sexte à la scène 2 de l’acte V124. En effet, il encourage, il rassure son maître et le conseille de se livrer : (V, 2, v.1283-1284).

La création de ce personnage permet à Chevreau non seulement d’amplifier le récit de Tite-Live en ce qui concerne les caractères de Sexte, de Tarquin et du « compagnon » mais aussi d’inventer le stratagème qui aboutit au viol de Lucresse. Aussi, la création de la scène de repentance de Sexte inscrit le personnage de Tarquin dans la règle de bienséance125, dogme propre au XVIIe siècle. En rendant la justice, en exilant Sexte, Tarquin renvoie à l’idée que l’on se fait d’un monarque à cette époque : il s’appuie sur la raison et non sur la passion pour rendre justice (V, 2, v. 1304)

Cecilie §

Cecilie, la confidente de Lucresse, est un personnage inventé de toute pièce par Chevreau. Ses brèves apparitions sur scène – on ne la voit que deux fois (II, 3 et IV, 1) – sont fondamentales. Elle fait sa première entrée sur scène en même temps que l’héroïne (II, 3). La scène 3 de l’acte II est exclusivement une scène de confidence. À travers Cecilie, comme c’est déjà le cas pour Maxime et Sexte, on découvre le personnage de Lucresse126. Cecilie est celle qui écoute et rassure sa maîtresse sur le sort de Colatin, son mari resté au combat. Car c’est une Lucresse extrêmement mélancolique qui apparaît dans cette scène. Dans la deuxième partie de la scène, la confidente comprend que ce n’est pas uniquement la bonne ou mauvaise fortune de Colatin qui trouble sa maîtresse. Elle la pousse donc à s’expliquer sur les véritables raisons de son immense tristesse. En effet, Lucresse interrompt les paroles de sa confidente pour se confesser : Un songe cause son désespoir (II, 3, v. 525-554).

Le rôle que confie Chevreau à Cecilie met en évidence le paradoxe du confident : sa personnalité est effacée mais sa fonction est exaltée. C’est elle qui crée la dynamique de la scène car c’est elle qui fait parler Lucresse.

La seconde apparition de cette confidente sur scène révèle à nouveau ses éminentes fonctions (IV, 1). C’est d’abord dans un rôle d’écoute que nous la retrouvons. Lucresse violée par le suborneur Sexte trouve en effet un refuge en la personne de Cecilie. Cette fois, Cecilie n’est plus la confidente effacée que l’on a connue à l’acte II scène 3. Elle devient un obstacle pour sa maîtresse en refusant de la délivrer par la mort de cette infamie. À partir de ce moment, c’est une confidente stratège qui s’offre à nous. Selon elle, Lucresse ne doit pas envisager la mort pour réparer sa faute. Pour la convaincre, Cecilie développe une argumentation en deux temps : d’abord, en s’appuyant sur des « arguments théologiques127 », elle lui rappelle qu’elle est victime et non criminelle. Puis elle lui suggère d’ébruiter le crime de Sexte pour qu’on la venge. Après réflexions Lucresse s’exécute. Cet échange entre l’héroïne et sa confidente permet de relancer l’action après le viol : ensemble, elles amorcent la phase « conséquence du viol ». Affolée sans doute par le fait que Lucrèce ait choisi de prévenir son mari, Cécilie se rétracte en encourageant désormais sa maîtresse à cacher son viol à Colatin. Mais il est trop tard maintenant pour reculer car en suivant les premiers conseils que lui avait prodigués Cecilie, Lucresse avait envoyé un messager pour avertir Colatin de son malheur. La scène 1 de l’acte IV engendre la scène 3 de ce même acte.

Melixene §

Melixene est la confidente de Tullie, mère de Sexte et femme de Tarquin. La reine est inquiète pour son fils qui depuis son arrivée à Colatie lui semble étrange (III, 2). Elle fait part de ses sentiments à sa confidente Melixene. Cette dernière qui devrait dans la logique du confident rassurer sa maîtresse préfère donner sans ambages son propre point de vue sur le comportement de Sexte. Dès ses premières paroles Melixene semble très lucide sur la situation :

Melixene
Et Sexte à mon avis ne vient dans vostre cour
Qu’à dessein d’y treuver dequoy faire l’amour. (v. 773-774)

Cette hypothèse engagée par Melixene lance la suite du dialogue. Quelle femme se cache derrière cet amour ? C’est ce que Tullie va tenter de découvrir par l’intermédiaire de sa confidente. Comme le souligne Jacques Scherer le confident peut parfois jouer le rôle « d’agent de renseignement128 » pour servir son maître. Sans enquêter Melixene se risque à donner un nom à sa maitresse : celui de Lucresse. Et elle va même plus loin en dénonçant la fausse vertu de l’héroïne. Ce zèle provoque la colère de Tullie qui soutient par dessus tout, les éminentes qualités de Lucresse : (III, 3, v.819-820).

Par le biais du confident, Chevreau met une fois de plus en lumière le personnage principal. C’est le caractère et les convictions de Tullie qui percent dans ce passage. En inventant le personnage de Melixene, Chevreau a amplifié le récit de Tite-Live pour créer Tullie. Car de la Tullie de Tite-Live on ne connaissait que sa passion pour le pouvoir, son caractère stratège pour parvenir à ses fins. Dans la pièce on n’est plus dans la sphère politique mais dans la sphère privée. C’est une mère qui se questionne, c’est une mère qui s’inquiète pour le bien de son fils. Le dramaturge lui donne un aspect plus humain tout en conservant, et on le voit dans sa demande d’enquête à Melixene, le trait stratège de la reine.

Chevreau insiste à nouveau sur la clairvoyance de Melixene dans sa seconde et dernière apparition sur scène (V, 3). Le dramaturge joue sur cette thématique de la clairvoyance dès le début de la scène : Tullie qui n’imaginais même pas que son fils puisse être amoureux se réapproprie l’hypothèse de Melixene annoncée à la scène 2 de l’acte III :

Tullie
Je te l’avois bien-dit qu’il estoit amoureux*,
Et qu’enfin son amour le rendroit malheureux. (v. 1361-1362)

À la place de Melixene c’est donc Tullie et sa fausse lucidité qui sont mises en lumière. Ce bref moment permet à la reine de flatter son ego. Sans que l’on s’y trompe c’est Melixene qui voit juste. Condamnant l’acte criminel de Sexte, elle pressent un plus grand malheur pour la dynastie des Tarquin : il est possible que le peuple se soulève et destitue cette famille étrusque. Bien évidemment, la reine sûre de sa force ne partage pas cette idée. Finalement Melixene se range derrière les convictions de sa maîtresse. Néanmoins, sa prémonition fournit la matière nécessaire à Chevreau pour enclencher La scène 4 de l’acte V.

Misene §

Misene est le dernier personnage secondaire que nous allons présenter. Comme pour élaborer le personnage de Maxime, Chevreau a développé L’Histoire Romaine de Tite-Live. Le messager qui prévient Colatin du viol de Lucrèce dans le récit de l’historien latin devient ici Misene. Notre dramaturge ne cantonne pas ce nouveau personnage dans une seule et unique mission de messager entre Lucrèce et Colatin après le viol de cette dernière. Il lui donne en effet, un rôle confident et de messager tout au long de la pièce. Il assure ainsi le lien entre le camp d’Ardée et Colatie. On le découvre pour la première fois à l’acte I scène 3 en compagnie de Colatin. Dans cette scène il détient la fonction exclusive de messager car il transmet des nouvelles de Lucresse à Colatin. Ce dernier le renvoie à son tour à Colatie afin qu’il rassure Lucresse sur la bonne fortune des romains au combat. Cette scène engendre donc sa suite à la scène 3 de l’acte II où Misene arrivé à Colatie réconforte Lucresse. Dans la première partie de la pièce, Misene est un « messager heureux ». Après le viol, il devient un « messager funèbre » : la jeune femme lui donne la lourde tâche de transmettre la nouvelle de son infamie à Colatin (IV, 1). La lettre de Lucresse à son mari est une invention de Chevreau. Tite-live ne fait aucune allusion à cette missive. Il parle juste d’un messager envoyé à Colatin et à Lucrétie, père de Lucresse129. Ce choix permet de se focaliser sur le déshonneur du couple. Dans la scène 3 de l’acte IV Misene, qui retrouve Colatin, remplit la mission que Lucresse lui avait confiée. Dès lors, il quitte sa fonction de messager pour celle de confident. Comme à son habitude, Chevreau utilise le confident pour mettre en lumière le héros. Ici c’est Colatin qui se dévoile. On voit un héros désemparé. Misene est alors celui qui écoute et commente les réactions de son maître :

Misene
Que n’estois-je muet, la fureur le transporte*,
Et pour y resiter sa douleur est trop forte,
A combien d’accidens nous trouvons nous reduits !
Et pour si peu de jours, que nous souffrons* de nuits ! (IV, 3, v. 1187-1190)

Enfin en divulguant le nom de l’agresseur de Lucresse, il redémarre l’action.

Misene
Sexte a faict vostre mal, il n’est plus temps de feindre,
Il a forcé*Lucresse, et nous force* à vous plaindre. (v. 1219-1220)

Cet échange entre les deux protagonistes amorce l’acte V : la vengeance des victimes.

Les personnages secondaires de la pièce de Chevreau sont en partie les locomotives de l’action. Aussi, grâce à eux on entre dans la psychologie des héros qui pas à pas, au fil des entretiens prennent formes et se révèlent. Quatre confidents pour deux clans bien distincts : Face à face se dresse le clan des victimes et des bourreaux.

Une dispositio indifférente aux nouvelles règles §

À la lecture de La Lucresse Romaine, on s’aperçoit que la pièce s’approche, sans vraiment les respecter, des règles classiques que les nouveaux auteurs de Tragédie ont adoptées depuis 1634. Que se soit l’unité de lieu, de temps ou d’action, les trois règles majeures de la poétique dite régulière sont bouleversées. En ce sens, l’héritage de la tragi-comédie est manifeste dans la pièce de Chevreau. Car comme le souligne Hélène Baby ce qui définit la tragi-comédie c’est «  le triple éclatement » du temps, du lieu et de l’action130. Aussi, le début de la pièce de Chevreau s’apparente à ceux des tragi-comédies. Chevreau décide de faire commencer sa Lucresse au siège d’Ardée, alors que si l’on suit les recommandations de d’Aubignac la pièce aurait du commencer au plus près de la catastrophe « in medias res », c’est-à-dire à l’acte II au moment où Sexte arrive à Colatie.

Le plus bel artifice est d’ouvrir le théâtre le plus près qu’il est possible de la catastrophe, afin d’employer moins de temps au négoce de la scène, et d’avoir plus de liberté d’étendre les passions et les autres discours qui peuvent plaire131.

L’unité de lieu §

La pièce ne se déroule pas dans un seul lieu comme le recommandait Chapelain dans sa célèbre Lettre. La totalité de l’acte I se passe au camp d’Ardée. Sexte comme Misene sont envoyés respectivement à Colatie dans les scènes 1 et 3 de l’acte I. Logiquement l’acte II s’ouvre sur leurs arrivées dans ville. La cour de Colatie est l’unique lieu de l’acte II. Néanmoins il semble que l’on puisse au sein de cette cour distinguer deux espaces : les scènes 1 et 2 se situent dans un endroit distinct des scènes 3 et 4. Cette multiplication des lieux persiste à l’acte III et atteint même son paroxysme : on change trois fois de lieu dans ce même acte. Les scènes 1 et 2 se déroulent dans la chambre de Lucresse. On voit successivement l’héroïne en compagnie de Maxime et de Sexte. Tullie et Melixene occupent la scène 3, ce qui signifie que l’on entre dans un autre endroit. On peut donc imaginer que cette scène se déroule dans les appartements de Tullie. À la scène 4 on retrouve Tarquin, Brute et Collatin au camp d’Ardée. Enfin, on retourne à Colatie, dans la chambre de Lucresse pour la dernière scène de l’acte (III, 5). L’acte IV se poursuit sur le site de Colatie. Toutefois, il convient d’apporter une nuance. On pourrait en effet discerner trois espaces : les appartements de Lucresse (IV, 1) / ceux de Sexte (IV, 2) / à proximité de la cour de Colatie (IV, 3 et 4). Enfin, l’acte V ne fait pas exception à l’éclatement des lieux. Hormis la dernière scène qui se situe à la cour de Colatie, les scènes 1 à 6 se déroulent à Rome.

Ce va et vient entre les lieux provoque le chevauchement des personnages, si bien que « contre toute vraisemblance 132 » la majeure partie des scènes ne s’enchainent pas dans une logique du nécessaire mais dans la logique de la simultanéité. L’action est donc fragmentée, ce qui permet davantage la saisie, comme nous l’avons montré avec le rôle des confidents, de la psychologie des personnages.

Ce refus de l’unité de lieu entraine l’absence de liaisons des scènes. Très peu de scènes dans la pièce de Chevreau respectent la liaison de bruit, de recherche, ou de présence. Le dramaturge, aux moyens d’artifices, relie les scènes entre elles. Il utilise beaucoup la prémonition : quasiment toutes les scènes confirment la prémonition qu’un personnage a eue juste avant. Notons que Les prémonitions servent aussi à soutenir l’intérêt tragique de la pièce. « L’entretien » sert également de liaison de scènes :

Tullie
Parfois dans l’entretien* je l’entens soûpirer*, (III, 3, v. 750)

Hypothèses scénographiques §

L’éclatement de l’unité de lieu pose une question matérielle : comment représenter autant de lieux sur scène ? Bien que l’on ne dispose d’aucune information sur le décor de La Lucresse Romaine, Le Mémoire de Mahelot récemment édité par Pierre Pasquier fournit de précieux renseignements sur la décoration pratiquée à l’Hôtel de Bourgogne dans les années 1630. Àcette époque, comme on a pu déjà l’évoquer, la tragi-comédie domine la scène française. La multiplicité des lieux de l’action favorise un décor multiple et une scénographie « simultanée ». Ce type de décoration « offre au regard du spectateur tous les lieux fonctionnels occupés par l’action représentée sur scène 133 ». Le décor était découpé en plusieurs compartiments  (chambres134). Il pouvait y avoir jusqu’à sept chambres sur scène si l’intrigue le nécessitait. Plus généralement, la scène se divisait en cinq compartiments. Le dispositif à cinq chambres se constituait d’une chambre centrale et de deux chambres côté jardin et côté cour. Pour que les spectateurs puissent apprécier les différentes actions qui se déroulaient dans les chambres latérales, certaines chambres s’ouvraient et se fermaient au cours de la représentation au moyen d’un rideau. Le décor simultané donnait la possibilité aux spectateurs de « voir l’intérieur et l’extérieur des lieux fonctionnels représentés sur scène ». Le dispositif que nous venons de décrire brièvement était en vigueur pour les tragi-comédies. Un autre type de décor était-il en usage pour la tragédie ? L’éclatement du lieu dans La Lucresse Romaine révèle que la scénographie de cette pièce correspondait à celle des tragi-comédies représentées au théâtre de l’Hôtel de Bourgogne à cette époque. En effet, trois espaces se distinguent dans la pièce de Chevreau :

  • – Ardée (Acte I et acte III, 4)
  • – À proximité de Rome (Acte V, sc. 1 à 6)
  • – Colatie ou à proximité de cette ville pour le reste de la pièce (II, III (sauf sc. 4), IV, V (sc. Dernière).

Sans que l’on connaisse précisément la scénographie de la pièce, nous pouvons émettre quelques hypothèses135 : ces trois lieux devaient se répartir en cinq chambres. Le siège d’Ardée pouvait se situer coté jardin (lorsque l’on est face à la scène) et Rome coté cour. Les scènes qui se déroulaient au camp Ardée se jouaient toutes en extérieur (I ; III, 4). À Rome les scènes se jouaient à la fois en extérieur (V, 1, 2, 4 et 5) et en intérieur. En effet, cette chambre [Rome] latérale située sur le coté droit de la scène (quand on est spectateur) devait certainement s’ouvrir à la scène 3 de l’acte V : c’est à l’abri des regards que Tullie et Melixene sont revenues sur la perfidie du prince. Ardée et Rome occupaient donc deux chambres distinctes sur scène. Enfin, le palais de Colatie, lieu où se déroulait majoritairement l’action, occupait les trois chambres restantes (une chambre côté cour et côté jardin et une chambre au fond de la scène) – une salle du palais – les appartements de Tullie (III, 3) – la chambre de Lucresse. La chambre qui représentait « une salle du palais » était un lieu neutre. On pouvait y retrouver tour à tour Lucresse et ses serviteurs (II, 3 ; IV, 1), Lucresse et Maxime (II, 4), Sexte et Maxime (VI, 2). En effet, comme nous pouvons le lire dans le mémoire de Mahelot, il était courant qu’une même chambre connaisse « plusieurs actualisations différentes ». La chambre de l’héroïne appelée « Belle chambre » devait se situer au fond et au centre de la scène. Pour améliorer la visibilité on usait de certains artifices : on pouvait mettre des balustrades devant la chambre pour faire croire que l’on jouait à l’intérieur (III, 1, 2 et 5 ; IV, 1 et V, scène dernière). Cette « belle chambre », se refermait au moyen d’un rideau quand l’action le nécessitait. La dernière didascalie de la scène 2 de l’acte III semble confirmer cette hypothèse : « Icy on tire la tapisserie qui ferme la chambre ». Le décor que nous avons mis en perspective ci-dessus renvoie aux scènes qui se déroulaient à l’intérieur du palais de Colatie. D’autres scènes se jouaient en extérieur : à l’entrée du palais de Colatie (II, 1 et 2) et à proximité de Colatie (IV, 3 et 4).

L’unité d’action §

L’intrigue ne commence véritablement qu’à la scène 2 de l’acte I lorsque Sexte dévoile son amour pour la belle Lucresse. Cette scène nous donne à la fois les informations nécessaires pour la suite de la pièce et laisse en suspens des questions qui devront trouver des réponses au fil des actes. En ce sens la scène 2 répond aux exigences de l’exposition. L’acte II que l’on appeler « préparatif du viol de Lucresse » montre des ralentissements dans l’action. La scène 1 de l’acte II rappelle la scène 2 de l’acte I car Chevreau nous représente l’amour impossible de Sexte. Ce n’est qu’à la fin de cette scène que la nouveauté apparaît : le stratagème pour fléchir Lucresse est élaboré. La scène 2 de l’acte II fonctionne exclusivement sur l’aparté. Comme on a pu brièvement l’évoquer l’entretien secret entre Maxime et Sexte en présence de Tullie permet à l’action de progresser. En effet, pendant que la reine se questionne, Sexte enjoint à Maxime d’enclencher la première phase du plan de séduction. Chevreau joue donc sur ces éléments dramaturgiques pour mener l’action. Le récit du songe à la scène 3 de l’acte II retarde à nouveau la progression de l’action. Comme le souligne Alexandra Licha-Zinck, le songe et le débat sur le songe sont des éléments dramaturgiques canoniques des tragédies sur Lucrèce136. L’intrigue piétine également au début de l’acte III : Lucresse qui s’est évanouie en présence de Maxime à la dernière scène de l’acte II se retrouve encore à ces cotés à la scène 1 de l’acte III. Le confident lui réexpose la trahison de Colatin. La mise en parallèle de la venue de Colatin, synonyme de victoire sur le peuple Rutules, et du viol de Lucresse permet de redynamiser l’action. Comme nous le fait remarquer Lancaster, l’unité d’action n’est plus assurée à l’acte V :

Je ne suis pas d’accord avec M.Boissière lorsqu’il affirme que l’unité d’action est préservée. La mort de l’héroïne n’est pas la cause du bannissement de Tarquin137.

Tarquin se retrouve banni de la cité pour un crime qu’il n’a pas commis. En effet, après avoir pris connaissance du crime de Sexte, le roi applique sa justice. Et soucieux des règles d’honneur, il exile son fils. Alors pourquoi Brute, Colatin et Lucrétie se déchainent sur leur roi ? Surtout qu’au départ Colatin avait fait le serment de se venger sur Sexte. Il n’était pas du tout question du père. Comme le souligne Philippe Bousquet, Chevreau utilise l’arrière plan culturel pour condamner Tarquin138 car dans la pièce ce roi est exemplaire. Aussi l’émergence de Brutus paraît invraisemblable. Alors que Colatin s’empare le premier de la révolte, Brute sans que l’on sache pourquoi, Brute devient « le porte parole de l’opposition aux Tarquin139 ». La dernière scène de l’acte, scène qui constitue le dénouement de la pièce, ne rééquilibre mais accentue la dislocation de l’unité d’action. Colatin qui avait juré de venger Lucresse avant de la retrouver, la voit sans avoir eu raison de Sexte. Après le suicide de sa femme, Colatin refait le serment de tuer Sexte. Ainsi la recherche de Sexte semble reléguer au second plan la chute de la royauté140. Le dénouement n’achève donc pas complètement la pièce car il ne répond pas toutes les questions141 : Que va-t-il advenir de Sexte ? Qui va diriger les Romains après la fuite des Tarquin ? En bref, le sort de tous les protagonistes n’est pas scellé.

L’unité de temps §

Le temps dans la pièce de Chevreau reste assez flou car très peu d’indices temporels définissent les moments de l’action. Il semble cependant que l’intrigue de La Lucresse Romaine excède la limite des vingt-quatre heures. La pièce commence probablement le matin au camp d’Ardée. Le vers 281 constitue le premier indicateur de temps : On apprend que Colatin rendra visite à Lucresse le lendemain :

Colatin
Dy luy que sans manquer je la verray demain (v. 281)

L’acte II se déroule vraisemblablement en fin de matinée ou en début d’après midi. En effet, entre la fin de l’acte I et l’acte II, Sexte et Misene doivent rallier la ville de Colatie ce qui constitue une certaine distance. Dès son arrivé à Colatie, Misene informe Lucresse de la venue de son mari le lendemain matin.

Misene
Mais demain vous pourrez le voir d’assés bonne heure.    (v. 504)

Cécilie appuie les propos de Misene :

Ah ! Madame, esperez que demain du matin    (v. 509)

Ces précisions, à ce moment de la pièce, inscrivent l’action dans la règle des vingt-quatre heures si l’on suppose que l’acte I débute le matin. Aussi, les discours des personnages produisent un effet de martellement comme si le dramaturge souhaitait se justifier quand au respect de la règle. Ceci n’est pas sans rappeler que Chevreau se revendiquait comme étant du parti de la norme. Ce temps si précieux, s’écoule malheureusement très vite à l’acte III. Ceci s’explique certainement par la multiplication des lieux et l’éclatement de l’action. L’unité de temps se dérègle naturellement comme les deux autres étant entendu que les trois unités forment un bloc. La victoire de Tarquin au camp d’Ardée à la scène 4 de l’acte III doit vraisemblablement avoir lieu en fin d’après midi. Pendant que la garnison se dirigera à Rome pour célébrer leur victoire, Colatin se rendra à Colatie (III, 4).

La scène 5 de l’acte III, à savoir la scène du viol de Lucresse, se déroule dans la nuit. Dès la scène 2 le prince avait confié à Maxime son intention de contraindre Lucresse au milieu de la nuit, à l’abri des regards : (III, 2, v. 733-735). Si la nuit clôt l’acte III, l’acte IV s’ouvre au petit matin ce qui sous-entend non seulement l’arrivée de Colatin à Colatie mais aussi la rencontre avec sa femme. Or les faits contredisent la volonté de Colatin.

Colatin
Que crains tu pour ma femme ? est-ce mon infortune
Dont le ressentiment aujourd’huy t’importune ? (v. 1123-1124)

Prévenu par Misène à la scène 3 de l’acte IV du déshonneur de Lucresse, il décide instamment de la venger sans même la voir ce qui repousse leur rencontre à la fin de la matinée ou au début de l’après-midi de cette deuxième journée voire même au lendemain. L’acte V ne donne aucune indication sur le temps ce qui nous laisse à nos seules hypothèses. L’arrivée de Tarquin à Rome se passe probablement au même moment que l’arrivée de Colatin à Colatie. La vengeance sur la famille des Tarquin s’effectue entre les scènes 2 et 6. Quel temps s’est écoulé ? Tout reste approximatif. On aurait tendance à dire que ces cinq scènes s’étalent sur la matinée. De ce fait le retour de Colatin à Colatie après avoir en partie réparé l’infamie de Lucresse, se situerait à la toute fin de la matinée voire au début de l’après-midi.

Finalement, l’intrigue de La Lucresse Romaine durerait en tout un jour et demi dépassant quelque peu les limites de la règle des vingt-quatre heures.

Symétries et oppositions §

Comme on a pu brièvement l’entrevoir, Chevreau use de combinaisons similaires pour faire avancer l’intrigue : il ne fait pas qu’entrechoquer les scènes [II, 4 et III, 1 par exemple], il les duplique. En effet, le contenu de la scène 1 de l’acte I se retrouve dans la scène 3 du même acte : Tarquin à la scène 1 et Colatin à la scène 3 envoient respectivement Sexte et Misène à Colatie dans le dessein de rassurer leurs femmes. Le contenu n’est pas le seul élément que Chevreau dédouble : deux scènes de confidence se font écho ce qui soutient l’intérêt dramatique : la scène 2 de l’acte I entre Sexte et Maxime et la scène 3 du même acte entre Colatin et Misène. La gémellité des scènes participe entre autres à la construction de deux clans bien distincts. Forcément les scènes 1 et 3 de l’acte I attendent une suite qui révélera encore une fois la composition symétrique de la pièce. Tullie et Lucresse reçoivent chacune leur tour (II, 2 et II, 3) les personnages envoyés par leurs maris respectifs à l’acte I. Enfin, après le viol de Lucresse (III, 5) Sexte et Lucresse au début de l’acte IV font chacun le récit de cette nuit d’épouvante pour l’héroïne, de cette nuit de bonheur pour le héros. Ces doublons permettent de saisir les points de vue des personnages sur la situation qu’ils viennent de vivre. La pièce de Chevreau se construit sur une multitude d’épisode.

La symétrie est un des enjeux de la construction de la pièce. Chevreau joue également sur des effets d’opposition pour structurer La Lucresse Romaine. Sans y revenir davantage, la victoire au camp d’Ardée se heurte aux malheurs de Lucresse à Colatie. Aussi, les personnages luttent les uns contre les autres pour exister. Une multitude de conflits balaie la pièce : entre Tullie et Melixene, entre Cecilie et Lucresse, entre Sexte et tous les autres personnages. Le prince est l’archétype du personnage en opposition. Alexandra Licha-Zinck explique que des rôles entièrement négatifs peuvent être considérés comme des éléments de structure142. En effet, la démesure de Sexte considérée comme un poncif de la tragédie143, permet à Chevreau d’inscrire sa pièce dans un schéma de crise, schéma inhérent à la tragédie. Le prince est en désaccord avec la majeure partie des personnages de la pièce car ils font obstacle à l’assouvissement de ses désirs. Dans la tragédie de Chevreau Sexte affronte ses parents. Tarquin l’évince du combat final (I, 1) et le punit d’exil après le viol de Lucresse (V, 2), Tullie ne partage pas ses convictions sur la manière de gouverner un État (II, 2) et ne soutient pas l’acte criminel de son fils. L’opposition avec ses parents est donc politique et morale. Sexte apparaît comme « l’image dégradée144 » de ses parents. Tullie et Tarquin ne sont pas ses seuls détracteurs, même Maxime son confident, son ami fidèle ne peut soutenir ses propos. Enfin, c’est en vain que Lucresse essaie de se défaire de l’amour démesuré de Sexte. Après le viol de l’héroïne Colatin, Lucrétie et Brute entrent en conflit avec le prince. L’opposition des caractères est un des leitmotivs de la pièce.

Lucresse : un exemplum de vertu §

Personnage emblématique de l’histoire romaine, Lucresse et son éminente vertu traversent les siècles. Plus adultère que chaste pour les uns, plus criminelle qu’innocente pour les autres, Lucresse est devenue une véritable héroïne littéraire. Dans son épître à Mme de Coaslin, Chevreau fait cas de ce paradoxe tout en se positionnant en faveur de la jeune romaine.

Toutefois, MADAME, considerez s’il vous plaist, que toutes les personnes qui perdent les yeux ne meritent pas qu’on leur arrache, que toutes celles qui haissent la vie n’en sont pas indignes, et que cette Dame Romaine, quoy que violee, passe encore dans notre siecle pour un exemple de pudeur.

Lucresse est à la fois celle que l’on admire et celle qui fait horreur145. Toutefois, il semble que l’image de Lucresse véhiculée au XVIIe siècle soit plus positive que négative. En la qualifiant « d’exemple de vertu », Chevreau sort l’héroïne du cadre littéraire pour l’élever au rang de « modèle idéologique146 ». On retrouve cette même idée dans les dictionnaires d’époque. En effet, si l’on regarde la définition des mots « héroïne », « honneur », « modèle », « pudicité » dans le dictionnaire de Furetière, Lucresse est systématiquement citée en exemple147. Cette dame romaine apparaît donc comme une femme hors du commun des mortels. En déclinant les éminentes qualités de l’héroïne, Chevreau lui donne, à travers sa pièce, une couleur classique.

Une héroïne absolue §

Tout au long de la pièce, Lucresse représente un idéal de perfection. C’est en femme vertueuse qu’elle ouvre la pièce, c’est en femme chaste qu’elle termine la tragédie. Même le viol et le suicide ne ternissent pas l’image hautement vertueuse de l’héroïne : ils accentuent même sa force. En l’auréolant de toutes les vertus, Chevreau peint Lucresse à l’égal d’une déesse, de la Sainte. Ainsi, le dramaturge sous entend une relecture chrétienne de l’histoire de Lucresse148.

Lucresse vue par les autres personnages de la pièce §

Tous les personnages de la pièce s’accordent sur la vertu de l’héroïne. Lucresse fait l’unanimité au sein des deux clans.

La teinture de la Vertu n’y est pas un fard superficiel, et ajoûté par artifice, elle y est interieure et de naissance149.

Au reste, sa vertu n’est pas le seul point sur lequel s’attardent les personnages : en plus d’être chaste, Lucresse semble être d’une beauté sans égale. Le tableau ci-dessous recense tous les vers qui font référence au caractère vertueux et à la beauté de l’héroïne.


Vertu Beauté
v.220 v.220
v.317 v.227
v.320 v.229
v.727 v.320
v.802 v.801
v.820 v.1069
v.875
v.998
v.1070
v.1200
v.1534

 

Ce bref inventaire sublime le personnage de Lucresse. En un certain sens il révèle la soumission des personnages face à l’héroïne. Elle suscite l’émerveillement auprès des autres personnages : pas un n’essaie de la blâmer. Et quand un s’y risque, il s’attire les foudres des autres personnages. C’est le cas effectivement pour Sexte qui se trouve condamner par son confident et Tarquin, et pour Melixene qui s’essayant à la calomnier, reçoit l’ordre de se taire.

Melixene
O que sa chasteté romproit son entreprise* !
« Mais parfois la plus chaste est la plutost surprise.
Il ne faut qu’un moment pour s’emparer d’un cœur,
Dont on se rend apres le maistre et le vainqueur.
« Combien en voyons nous qui sont toujours au Temple
« Et qui sont en effet de tres mauvais exemples ? (v. 807-812)

Ces multiples caractérisations la hissent au rang divin, au sommet car ce qui interpelle dans les paroles de tous ces personnages c’est l’exemplarité de l’héroïne.

Sexte
A cet objet* divin de peur de l’ofenser. (v. 210)
Tullie
Il n’y faut point songer : Lucresse est plus qu’humaine, (v. 803)

Chacun leur tour, ils la cristallisent dans une image d’héroïne sacrée qu’il ne faut pas toucher. Parce qu’elle est belle, parce qu’elle est chaste, Lucresse suscite pourtant l’envie et déchaîne les passions. Son défaut est sans nul doute celui d’être parfaite. C’est en tous cas ce que nous fait remarquer Le Moyne dans sa Gallerie des femmes fortes.

Que la beauté est un bien dangereux ! Que la garde en est difficile ! Et qu’elle est exposée à d’estranges avantures ! La beauté ne connoict point ces jours de tréve ni ces intervalles d’innocence150.

Inhérent à l’histoire de Lucresse, le viol de l’héroïne par le fils de Tarquin brise cette image de pureté.

L’honneur de sa lignée §

Décrite comme une femme vertueuse et belle, l’essence de l’héroïne réside surtout dans son amour pour l’honneur. De toutes les vertus c’est le respect de celle-ci qui semble être le plus important à ses yeux. Ses premières paroles à la scène 3 de l’acte II manifestent sa crainte quant à sa perte. En effet, l’oracle funeste que lui a rendu la déesse d’honneur tend à l’entacher. Ce songe ne fera donc que renforcer son désir de garder intact son honneur. Car même dans la calomnie la Lucrèce de Chevreau reste exemplaire. De cette exemplarité naît la dialectique du vice et de la vertu. L’honneur, ce que Sexte par le biais de Maxime va tenter d’ébranler, est donc le maître mot de la conduite de l’héroïne. Face à Maxime qui lui soutient que son mari a trahi l’empire elle continue d’honorer Colatin : elle lui manifeste en effet « une dévotion sans faille151 ».

Lucresse
Ah ! pauvre Colatin, ta femme ne peut croire,
Qu’un dessein* de regner ait obscurcy ta gloire*. (v. 603-604)
Maxime
Quand mesme Colatin reconnoitroit son crime,
Et qu’il seroit puny d’un trépas legitime,
Il vous faut à la fin resoudre à le quitter ; (v. 620-623)
Lucresse
Je l’ayme, et si je plains son destin rigoureux
En tous lieux la vertu* merite sa loüange,
« Elle a mesme son prix au milieu de la fange (v. 630-632) […]
Tel que soit un mary, sa femme doit l’aymer,
Ce titre seulement suffit pour la charmer.
Quand mesme sa rigueur passeroit dans l’extresme,
On doit toujours l’aymer et le servir de mesme :
En quelque état qu’il soit apprenez qu’il me plaist, (v. 641-645)

La scène 4 de l’acte II met non seulement en lumière l’honneur conjugal dont fait preuve l’héroïne mais aussi le caractère excessif de Lucresse. Sa dévotion pour son mari, cet amour de l’honneur stupéfie Maxime. La jeune romaine semble donc prête à tout pour sauver son mari, sauf comme elle le dit à faire un acte contraire à son honneur.

Lucresse
Que l’honneur* m’est trop cher pour luy faire une tache (v. 668) […]
D’une amour qui s’entende avecque mon honneur*, (v. 713)

Du coup cet amour démesuré pour l’honneur détruit son aptitude à sauver Colatin. Mais sans que l’on s’y détrompe, en Colatin réside l’honneur de sa couche ce qui annihile la possibilité de faire passer son mari après « l’estime de soi ». L’honneur conjugal, l’honneur de sa lignée et sa vertu féminine sont au même rang : tout forme un bloc.

Une héroïne virile §

Le caractère absolu de Lucresse ne ressort pas exclusivement de la description : la vertu qu’elle affiche, soulignée d’ailleurs par tous les autres personnages, n’est pas une vertu d’apparat. C’est une vertu que l’on voit certes, mais c’est aussi une vertu qui la pousse à agir. Le mot est donc à comprendre au sens fort du terme : la virtus signifiant le courage, la vaillance, l’énergie masculine152. Entre la fin des années 1630 et le début des années 1640, la littérature « exploite le thème de la femme forte153 ». La femme forte est celle qui associe aux vertus féminines classiques les vertus héroïques masculines154. Voici ce que dit Le Moyne à propos de Lucrèce dans sa Gallerie des femmes fortes :

Une pudeur courageuse, une Modestie forte et rehaussée. Ce tempérament est celuy des anciennes Héroines, qui armoient les Graces et les menoient à la guerre155.

Chevreau inscrit son héroïne dans cette acception. En effet, c’est la verve de Lucrèce qui trahit son caractère modéré.

Un plaidoyer pour sauver son honneur §

Poussée par son honneur et sa vertu, l’héroïne affronte Sexte à la scène 5 de l’acte III. Cette scène marque un tournant dans la pièce. En effet, à partir de ce moment le diabolisme de Sexte est démultiplié : il apparaît comme un vil usurpateur. Face à cet antihéros se dresse la chaste Lucrèce. Depuis le début de la pièce la vertu de l’héroïne fonctionnait comme un rempart à la fourberie de Sexte. À la scène 5 l’excès de zèle ne suffit plus. Tel un acte héroïque elle défie par la parole son bourreau. Sa tactique est simple : elle consiste en le rejet de toutes ses avances. Mot après mot, elle déconstruit les arguments de Sexte. Pour parvenir à ses fins, Lucresse essaie tout d’abord de provoquer la pitié du prince :

Pour moy ; Dieus vôtre amour me rendroit malheureuse :
Ayez à mon esgard l’ame* plus genereuse*,
Ne me cotraignez point, pour en venir à bout,
Et pour me bien aymer, ne m’aymez point du tout. (v. 871-874)

Ensuite elle met en lumière sa fourberie en lui représentant son projet sournois. Ainsi, elle tente de le pousser à la culpabilité.

Mais vostre guerison n’est pas dans ma puissance,
Vos desseins* pour Lucresse ont trop peu d’innocence.

Remarquons d’ailleurs, qu’en toutes circonstances Lucresse tient son rang. Elle continue de vouvoyer Sexte sachant sa mauvaise fortune. Comprenant que son sort est joué, Lucresse tente le tout pour le tout. Elle accable Sexte d’injures et troque le vouvoiement pour le tutoiement. Elle ne s’adresse plus au roi mais à l’homme.

Je sçay bien que ce bras ne t’en peut empescher,
Mais tu ne sçaurois pas me contraindre à pecher.
De quelque grand mal-heur qu’on menace ma vie,
Je croiray que ma mort sera digne d’enuie*,
Massacre donc ce corps, et ne retarde pas,
Je crains plus ton amour que l’horreur du trépas.
Vouloir tuër le Roy pour assouvir ta rage ?
Est-ce avoir de l’amour ? Ou monstrer du courage ?
Pour gaigner mon esprit faire un double attentat,
Et pour me ruyner, ruyner tout l’Etat !
Quel crime épouventable oze attaquer vostre ame* ?
Vous vivez donc de sang aussi bien que de flame ?
Monstre de cruauté, barbare que fais-tu ?
Voudrois-tu par un crime acheter la vertu* ? (v. 909-922)

Cette tirade d’une force extrême révèle l’orgueil de Lucresse. Ce dernier sursaut de courage avant qu’elle subisse l’acte abominable vise à dominer Sexte. Pendant ces quelques instants les rapports semblent s’inverser : c’est lui qui est à sa merci. L’héroïne excite la rage de ce prince venimeux en lui expliquant que seul le corps sera souillé mais que l’âme restera intacte. Au fur et à mesure elle dépolitise156 Sexte : il passe du statut de prince au statut de barbare. À travers cette tirade, Lucresse brouille la hiérarchie et enfreint les lois sociales : elle s’émancipe de la domination masculine.

L’aveu §

Le courage de Lucresse s’illustre également après son viol. Chevreau ne remet pas en doute la pureté morale de la jeune femme157. D’emblée elle avoue sa faute à ses serviteurs Cecilie et Misene (IV, 1). En effet, Lucresse ne fait pas la distinction entre une culpabilité d’intention et de fait. Selon elle, elle est condamnable au même titre que Sexte. En se dénonçant dès ses premières paroles, elle devance le châtiment des hommes : elle apparaît comme son propre juge. La scène, comme nous l’avons déjà expliqué, met en lumière la décision de l’héroïne : que faire après ce crime ? Faut-il l’avouer ? Faut-il le cacher ? Faut-il se tuer ? À l’évidence son crime doit être puni. Lucresse opte d’abord pour le suicide, mais empêchée par sa confidente, elle abandonne temporairement cette idée. Sans ambages, elle décide alors de confesser son infamie à Colatin, par le biais d’une missive : (IV, 3, v. 1139-1146). La scène 1 de l’acte IV, « scène de l’aveu », renforce le caractère vertueux de l’héroïne.

En tous points, elle est le contrepoint de Sexte. Cette lettre montre encore une fois l’exemplarité de la jeune femme. Alors que Sexte imaginait un triple mensonge pour séduire Lucresse, l’héroïne parce que sa vertu et son honneur le lui imposent ne se cache pas. Son courage, sa force à dépasser les évènements les plus douloureux font de cette dame romaine un personnage exceptionnel158. Elle n’accepte pas la lamentation et condamne celle qui pleure (IV, 1). Sa vertu est la source de sa combativité : sa lettre sonne comme le tocsin annonçant la guerre.

Une héroïne libérée et libératrice §

Reconquête de la vertu §

L’héroïsme vertueux de Lucresse culmine à la fin de la tragédie. Souillée par le tyran, elle décide de mettre fin à ses jours pour réparer sa faute. Cecilie s’évertue pourtant à lui rappeler qu’elle est coupable dans les faits mais qu’elle est innocente d’intention (IV, 1). Cette nuance, l’héroïne ne la voit pas. C’est pour cela qu’elle n’attend même pas de se voir venger pour s’infliger le coup fatal : la quête ou plutôt la reconquête de son honneur et de sa vertu est individuelle.

Lucresse
Par la fin de mes jours finis la Tragedie. (v. 952)

Ainsi, elle accomplit le dessein de la Déesse d’Honneur.

Repare par ta mort un detestable affront. (v. 554) […]
Mais ne crains point la mort que craignent les mortels, (v. 557)

Dans l’épître à Mme de Coaslin, Chevreau défend le suicide de Lucresse. Si elle était vraiment chaste, pourquoi aurait-elle besoin de s’infliger ce châtiment, comme le fait remarquer Saint-Augustin dans La Cité de Dieu ? Cet acte de courage permet à la mémoire de Lucresse de perdurer de façon intacte dans les siècles qui passent. L’immortalité est en effet un des souhaits des héroïnes selon Noémie Hepp dans son article sur « la notion d’héroïne159 ». Par sa mort, Lucresse se lave de tous soupçons, reconquiert sa vertu et véhicule une image positive pour la postérité (voir annexe 1). C’est dans sa dernière tirade que ce changement non-vertueuse/vertueuse apparaît : en trois vers elle se réapproprie la vertu devant son mari Colatin. On passe de «  je ne suis plus Lucresse » (v. 1496, 1500 et 1504) à « Sexte vit en infâme, et je meurs en Lucresse. » (v. 1508). Cette reconquête fait de Lucresse un archétype du stoïcisme chrétien160. D’après les travaux Alexandra Licha Zinck le stoïcisme chrétien « s’est réapproprié l’image de la mort comme repos, comme port ou rivage161 ». Chevreau s’appuie sur ce topos de la recherche de la paix dans la mort pour représenter Lucresse dans ses derniers instants de vie.

La révolte du peuple §

L’épisode du viol de Lucrèce permet au peuple de se soulever contre la famille des Tarquin. Il en est l’élément déclencheur. La jeune femme permet donc l’émancipation de ses proches. D’une affaire personnelle et familiale on bascule dans une affaire d’État puisque l’épisode entraine l’avènement de la République162.

Tarquin
Quelles extremitez* où la rage les porte,
Et je soufre* qu’un peuple en use de la sorte.
A quel crime odieux le porte la fureur,
Un peuple me banit, et je suis Empereur !
Vous commettez Romains ce crime épouventable,
En sçavez-vous quelqu’un qui soit plus detestable ?
Rapelez moy Romains, banissez vôtre erreur,
Mais je ne suis plus rien, et j’etois Empereur. (v. 1427-1434)

L’honneur et la vertu de Lucresse se transfèrent sur ses proches. C’est la volonté d’honorer sa vertu qui pousse ses proches à bannir Tarquin. Pour autant, ce transfert n’est pas exclusif à son clan. En effet, dans son monologue Tarquin semble puiser sa force dans l’exemplarité de Lucresse. Il demande alors à tous les rois de garder en mémoire sa mise au ban. C’est dans cette posture « d’exemple de roi déchu » qu’apparaît pour la dernière fois Tarquin.

Rois, Princes, Potentats, qui portez les couronnes,
Qui pensez gouverner les cœurs et les personnes,
Considerez Tarquin pour voir un malheureux,
A qui jamais le Ciel ne fut plus rigoureux. (v. 1455-1458)

Les éminentes vertus de Lucresse sont magnifiées dans la pièce de Chevreau. Vénérée par les autres personnages pour sa beauté et sa vertu, la jeune Romaine incarne également l’énergie masculine. Capable de soulever des foules, elle suscite le respect des générations futures.

La Lucresse Romaine : tragédie de la violence §

Parce que le sujet s’y prête, la violence163 constitue un des thèmes majeurs dans la pièce de Chevreau. Elle se décline sous de multiples formes : elle est verbale, physique, organisée, spontanée, privée et d’État.

Sexte, un héros criminel §

Une victime ? §

La criminalité de Sexte n’est plus, en effet, un secret au terme de cette réflexion. Mais lorsque l’on évoque ce prince, lorsque l’on imagine sa cruauté c’est toujours et uniquement par rapport à Lucresse. D’ailleurs Chevreau ne manque pas de concentrer la violence sur ces deux personnages. Pour autant Lucrèce semble ne pas être la seule victime du bourreau. Des personnages proches du prince ou en périphérie subissent également sa violence. C’est Maxime qui le premier en fait les frais. Sans que l’on y revienne davantage, car nous en avons déjà beaucoup parlé, le confident se retrouve contraint par son maître à tromper Lucresse. Sexte a tout pouvoir sur ses victimes surtout quand elles sont socialement inférieures à lui. Le Le stratagème qu’il élabore pour fléchir Lucresse est d’une extrême violence. Jusqu’au viol de Lucresse, Maxime et le public – seuls au courant du subterfuge – sont enfermés dans leurs rôles de futurs témoins d’un crime inévitable car eux même n’en détiennent pas la clef. Un certain voyeurisme, une atmosphère malsaine se crée entre la scène et le public. La violence de Sexte est donc à la fois interne et externe à la pièce.

Appartenir au clan de Sexte n’assure donc pas la tranquillité. Tullie et Tarquin, les parents de Sexte sont également concernés par la violence de leur fils. C’est une violence indirecte. Les actions de Sexte poussent le couple royal à la perte de leur royauté. Colatin et Lucrétie, personnages de l’autre clan, se heurtent aussi à la violence du prince et encore une fois elle est indirecte. Le père et le mari sont blessés par le spectacle de la mort de Lucresse (IV, 3 et 4). Colatin tente même par deux fois de se donner la mort (v. 1540 et 1542). Enfin la violence suprême du héros s’exerce sur Lucresse, femme et objet de ses désirs. Les victimes s’enchaînent et force est de constater qu’à la fin de la pièce ce bourreau n’est toujours pas inquiété. La démesure est le maître mot de la conduite de Sexte. Une fois que la machine de la violence est lancée, la tragédie montre qu’elle ne peut s’arrêter détruisant tout sur son passage.

Le « paradoxe » Sexte §

«  On dit fréquemment que la violence est irrationnelle. Elle ne manque pourtant pas de trouver des raisons pour se déchaîner, elle sait même en trouver de fort bonnes quand elle a envie de se déchaîner164 ».

Tout est bon pour que Maxime soutienne le projet de Sexte. Sexte se présente d’abord comme un amoureux. Il aime follement Lucresse et rien ne peut annihiler cet amour coupable.

Sexte
Pour en venir à bout il faudroit le surprendre.
La priere, la force*, et l’amour, et les pleurs
Ne donneront jamais de trefve à mes douleurs ;
La crainte que j’en ay me comble de tristesse*, (v. 216-219)

Il tente donc d’apitoyer Maxime sur son sort de pauvre prince soupirant. Puis il feint de se soumettre devant les reproches de Maxime, il les anticipe même.

Sexte
Use de cent raisons pour deffendre à mes sens
D’entretenir* ainsi leurs plaisirs innocens,
Blâme les mouvemens de mon ame insensée,
Estouffe mon ardeur*, accuse ma pensée,
Represente à mes yeux la crainte et le respect,
Fay voir que mon amour luy doit estre suspect : (v. 285-290)

Voyant que cette stratégie ne remporte pas le succès escompté, il attaque d’abord Maxime en reprenant son statut de prince, puis il le flatte pour le soudoyer : Sexte ne souhaite pas porter la responsabilité de sa passion.

Sexte
Fay ce que tu voudras pour empescher mon ame*
De brûler desormais d’une si belle flâme,
Apren qu’un repentir ne me peut affliger ;
Censurer mon dessein* c’est me des-obliger*.
De grace, cher Amy, dont je fais tant de conte,
Ne me propose point ny la mort, ny la honte ;
Parais, si tu me veux monstrer quelque douceur,
Le témoin de mon crime, et non pas le censeur.

Enfin pour ne pas accabler le lecteur, c’est pour cela que nous n’en ferons qu’une allusion, le stratagème de séduction constitue au-delà du langage un moyen de rationnaliser la fougue du prince. Sexte mise tout sur ce mensonge pour fléchir Lucresse.

La boulimie sexuelle §

La violence de son amour, pousse Sexte après quelques fausses hésitations à croquer dans la pomme d’Adam. Le prince est un être déstructuré, démesuré car il ne répond qu’à ses pulsions. En un certain sens c’est un être boulimique. On l’a vu lorsqu’un personnage lui fait obstacle, il va jusqu’à la force pour parvenir à ses fins. Il assujettit Maxime par le chantage et veut tuer son père pour jouir pleinement de la royauté.

Sexte
Je veux tuêr Tullie, et massacrer mon pere. (v. 896)

Enfin, il viole Lucresse car celle-ci fait obstacle à sa passion. Son caractère irrationnel peut être mis en perspective par la théorie des trois concupiscences de Saint-Augustin. Pour un bref rappel, Saint Augustin distingue la libido sentiendi, les plaisirs sensibles, la volupté, la sensualité, la libido sciendi, la curiosité, de la libido dominandi, l’orgueil. Sexte n’agit qu’en fonction de sa libido sentiendi et dominandi face aux autres personnages. Il ne raisonne pas, laissant un libre pouvoir à ses sens. Il agit de façon arbitraire et viole tous les droits de la cité. En s’attaquant à Lucresse, il bafoue les lois d’hospitalité conclues entre sa famille et celle de Colatin.

Maxime
Oubliez cette femme en songeant au mary.
Pensez-bien qu’il vous sert, que vous estes son maitre,
Et qu’en continuant vous devenez un traitre, (v. 246-248)

Inévitablement, Sexte ne trouve pas avant la scène 2 de l’acte IV, les moyens de faire taire sa passion. La pièce progresse dans la violence des paroles, des actes et des gestes.

Violence du geste, violence des actes : la destruction des êtres §

Le viol et le suicide sur scène §

Jusqu’à présent ce n’étaient que les mots qui véhiculaient la thématique de la violence. Sans y revenir, nous avons vu avec quelle force Lucresse s’adresse à Sexte avant qu’elle ne subisse le viol. Sexte fait preuve également de violence langagière. La violence est à son comble lorsqu’il menace Lucresse.

Sexte
Apres ces traitz d’amour le despit me surmonte,
Je sçaurai desormais publier vôtre honte.
Tout le monde apres moy la viendra publier.
On ne vous fuira plus que pour vous oublier,
Et tous ceus qui sçauront d’où vient cette colere
Trahiront vostre amour pour tâcher de me plaire.
Je prendray cet esclave, et cette propre main
Produira sur son corps un efét inhumain,
Vous causerez sa mort pour m’estre trop farouche,
Et son sang innocent soüillera cette couche.
Apres, je le mettray moy-mesme entre vos draps,
Je diray qu’il est mort au milieu de vos bras ;
J’auray mille tesmoins comme on vint vous surprendre.
Lors vous pourez crier, et non pas vous deffendre,
Lors vous souhetterez l’exces de mon amour,
Lors aussi vous perdrez et l’honneur* et le jour. (v. 923-938)

Si le langage est impuissant dans la bouche de Lucresse, il devient une arme dans celle de Sexte165. Comme le souligne Florence Fix, le langage permet au héros «  de mener à bien son entreprise scélérate, d’exprimer son goût du mal et son orgueil de criminel ». La scène 5 de l’acte III constitue une violation de chair : le corps de Lucresse est profané par le suborneur. Au théâtre, la violence révèle un pacte charnel entre les mots et les images. Plus que les mots, elle favorise les images, celles qui sont représentées clairement sur scène et celles qui se forment dans notre esprit. Au reste, le spectateur averti de l’époque a sans doute en tête les tableaux de Titien sur le viol et le suicide de l’héroïne (voir annexes 2 et 3). Sexte échange son spectre pour le poignard (v. 929-930) et Lucresse troque sa laine pour le couteau (voir didascalie après le vers 1508). La parole et la représentation de la pièce sont des instruments de la violence car ils permettent de blesser non seulement le personnage mais aussi les spectateurs. Le spectacle et la parole sont des supports l’un pour l’autre et l’un par l’autre. Le viol et le suicide de l’héroïne s’inscrivent dans cette dialectique. Dans les deux exemples cités on assiste d’abord à la prédominance des mots sur l’image (III, 5 et V, sc. dernière). Puis la violence atteint son paroxysme dans l’image.

Le viol §
Sexte
Nous en viendrons à bout !
Lucresse
Que voulez vous de moy, puis que vous m’ôter tout ?
Au secours Cecilie…
Sexte
Ah ! J’ay trop eu de crainte
J’estime tout en vous, mais je hay vostre plainte.
Lucresse
Cécilie au secours ? Createurs de ces lieus,
Helas ! si vous m’aimez jettez icy les yeus. (v. 945-950)
Le suicide §
Colatin
Helas que veux-tu faire ? appaise ta rigueur,
Tu me veux massacrer en massacrant ton cœur.
Lucresse que fais-tu ? console toy mon ame*,
Est-ce pour Colatin que tu manques de flame ?
Ne crains rien mon souci, nous le pourrons vanger,
Bons Dieux comme la mort commence à la changer ! (v. 1509-1514)

La vue ou l’imagination d’un corps meurtri produisent un effet de réalité. Les images bien que furtives nous hantent. Très vite, sans doute pour ne pas accabler davantage le spectateur, la parole reprend le monopole. Les deux exemples cités ont donc la même construction : Langage/Images/Langage. Les scènes 1 et 2 de l’actes IV témoignent et dépasse le crime tout comme la fin de la dernière scène de l’acte V.

La fin des tyrans : la damnatio memoriae §

À l’évidence, la violence dont a fait preuve Sexte tout au long de la pièce a contaminé les autres personnages. Le viol de l’héroïne engage la vengeance. La lettre envoyée à Colatin résonne comme une solution de justice irrémédiable : le crime sera vengé dans le sang. Contrairement à la violence de Sexte, celle de Colatin, Brute et Lucrétie semble rationnelle : ils n’ont pas besoin de trouver des subterfuges pour l’exercer. Comment l’expliquer ? Tout réside dans l’art du dramaturge. Comme le souligne Florence Fix « l’un des moyens de s’affranchir de la violence, ou du moins d’en amoindrir les effets dévastateurs et dérangeants, est de l’insérer dans une logique intentionnelle et de lui trouver une continuité dans le temps, c’est-à-dire des causes qui la justifient ou l’expliquent, afin de soulager le spectateur du choc ». Chevreau donne une couleur plus que latine en cette fin de tragédie. Colatin, Lucrétie et Brute apparaissent comme des régicides même si la mort des Tarquin n’est pas attestée dans la pièce. Le bannissement suffit pour qu’on les nomme ainsi. Leur violence ne se cantonne pas en la seule personne du roi, Tullie et Sexte sont bien évidemment visés.

Brute
Ne donnons point de temps à des propos si vains,
Et n’ayons point de langue où nous avons des mains
Colatin, c’est trop peu que de banir le père,
Allons chercher le fils, vangeons nous sur la mere,
Par leur banissement ou leur commune mort,
Rome sera sauvee, et nous serons au port. (v. 1553-1554)
Colatin
Que Rome desormais devienne épouventable.
Que tous ceux qui l’ont vu patissent à leur rang,
Que leur Tybre à jamais soit un fleuve de sang :
Que les vents les plus doux y causent des orages,
Dont les moindres éfets soient de tristes* naufrages :
Que les plus fortunez s’y treuvent mal-heureux,
Et que le Ciel enfin soit un enfer pour eux.
Que leurs temples détruits soient des objets* funebres,
Que jamais le Soleil n’en chasse les tenebres :
Que ses tours qu’on regarde avec étonnement
Nous fassent voir leur pointe où fut leur fondement,
Que ces lieux qu’on revere, et que rien ne seconde*
Se treuvent aussi bas que le centre du monde.
Et que Rome en un mot dans ce mal-heur nouveau
Pour bien s’ensevelir soit son propre tombeau. (v. 1566-1580)

Cette volonté de purger Rome de ses rois usurpateurs n’est pas s’en rappeler la damnatio memoriae à l’époque de la royauté romaine. Les mots agissent comme des armes, le rythme de la tirade de Colatin enivre le spectateur, le style sublime la violence. La Lucresse Romaine s’achève sur la destruction des êtres, du pouvoir politique, des mœurs et la liberté des hommes.

Note sur la présente édition §

Éditions utilisées §

La présente édition reproduit l’édition originale de La Lucresse Romaine d’Urbain Chevreau, dont le privilège accordée au libraire Toussainct Quinet est daté du 14 juillet 1637, et l’achevé d’imprimer le 30 juillet 1637. Denys Houssaye en est l’imprimeur166. L’œuvre compte 92 pages in-4°. La pièce est en cinq actes précédés chacun d’un argument. L’édition de 1637, est visualisable sur le site de la Bibliothèque nationale de France sous la cote NUMM-117306. Nous avons consulté d’autres exemplaires de cette même édition :

  • – Un exemplaire se situe à la bibliothèque de l’Arsenal sous la cote  4-BL-3475 (1). Aucune erreur sur le recto 73, le verso 76, le recto 77, 80.
  • – Un exemplaire se situe à la bibliothèque Paris-Sorbonne BIU centrale sous la cote RRA 8 = 419. En raison des travaux effectués à la BUI centrale, le fond de la Sorbonne a été partiellement transféré à la bibliothèque sainte Barbe. Dans cet exemplaire, l’occurrence « chef » au vers 9 n’a pas été biffé et le verso 72 comporte le numéro 70.

Nous avons également consulté deux exemplaires de la nouvelle émission167 en 1638 de l’édition originale.

  • – Un exemplaire se situe à la bibliothèque Sainte-Geneviève sous la cote : 51.452 (2). Cet exemplaire comporte les mêmes erreurs que l’édition de 1637 (NUMM-117306)
  • – Un exemplaire se situe à la bibliothèque de l’Arsenal sous la cote GD-1180. Cet exemplaire apporte quelques corrections à l’édition de 1637 :

Édition de 1637. Cote NUMM-117306 Édition de 1638. Cote GD-1180
le verso 70 comporte le numéro 72 Cette erreur est corrigée.
le recto 73 comporte le numéro 67 Cette erreur est corrigée.
le verso 76 comporte le numéro 2 Cette erreur est corrigée.
le recto 77 comporte le numéro 71 Cette erreur est corrigée.
le verso 80 comporte le numéro 66 Cette erreur est corrigée.

Enfin, nous avons également comparé un exemplaire de la Belle Lucresse Romaine d’Urbain Chevreau de 1643168, dont le privilège et l’achevé d’imprimer correspond à l’édition de la Lucresse Romaine de 1637. Cet exemplaire est conservé à la Bibliothèque de l’Arsenal sous la cote GD-45 468. Outre la correction du titre, il apporte une correction non négligeable au vers 2 de l’édition de 1637.

Interventions sur le texte §

Selon l’usage de l’époque, les vers sont en italiques et les didascalies en caractère romain. Nous avons donc inversé ce schéma afin de respecter l’usage moderne. Aussi, par convention nous avons remplacé les « i » par des « j » ; et les « u » par des « v ». Nous avons systématiquement délié la ligature & en et. Nous sommes également intervenus sur le « ƒ » et les « ƒƒ » que nous avons remplacés par le « s » et le double « ss ».

Nous avons remplacé le signe « β » par le double « s » sur les occurrences suivantes :

Auβi-tost (v.10, v. 30, v.372, v.462, v.550, v.752, v.771, v.886), auβi (épître ; v.26 ; v.469 ; v.485, v. 556 ; v.793 ; v.920 ; v. 938 ; v.1096 ; v.1125 ; v.1264 ; v.1271 ; v.1548, 1578), aβister (v.1341), compaβion (épître), euβiez (v. 305), euβions (v. 977), neceβité (épître), paβion (v.1364), poβible (v.1067, v.1116),

Nous avons remplacé le tilde « ̴ » sur les voyelles nasales dans les occurrences suivantes :

Rajout du « n » : Apparẽce (Aux Honnestes gents), Sõt (Au lecteur), Sçachẽt (Au lecteur), Souviennẽt (Au lecteur), Dãs (Aux Honnestes gents ; Au lecteur ; v. 32), Temps (Au lecteur), Aprobatiõ (Au lecteur), Permettõs (Privilege du Roy Voyõns (v. 56), Pretẽdent (Privilege du Roy), Voulõs (Privilege du Roy), Autãt (Privilege du Roy), Approchẽt (v. 61), Biẽ (v. 247 ; v. 940), (v.  247), sõt (v. 385), Poursuivẽt (v. 461), Bõne (v.  504), Hõneur (v. 668), Depẽd (v. 848), Surprẽdre (v. 935), Grãd (v. 940), Vãger (v. 990), Cõtenté (Arguement Acte V), Võt (argument Acte V), Insolẽce (v. 1395), Viendroiẽt (v. 1439), Commẽt (v. 1477).

Rajout du « m » : Cõme (Au lecteur), Hõmages (v. 59), cõbats (v. 187), cõmune (v. 187), cõment (v. 398), hõme (v. 418, v. 507, v. 848), cõbien (v. 811), cõmande (v.  840), exẽple (v. 1460).

Liste des coquilles §

En ce qui concerne les mots §

Epître. quelle → qu’elle.

v.53. l’imiter → limiter

v.166. pou → pour

v.403. ny → n’y

v.500. noze → n’oze

v.550. ma → m’a

v.597. d’eust → deust

v.647. qu’on la mis → qu’on l’a mis

v.948. Jestime → J’estime

v.1066. jusques au → jusqu’au

v.1122. ta ton fait → t’a-t-on fait

v.1150. qui la fait → qui l’a fait

v.1199. géne → gêne

v.1287. deüroit → devroit

v.1341. veillez → veuillez

v.1366. réprandre → répandre

v.1399. se → ce

v.1407. rajout du déterminant article défini « le » devant le nom fils.

v.1450. ny → n’y

v.1510. mé → me. [Erreur également corrigé dans l’imprimé : 4-BL-3475 (1) ]

v.1526. r’animer → ranimer

v.1579. Ee → Et

À propos des accents diacritiques §
  • – « a » a été remplacé par « à » : Privilege du Roy, première phrase (A) → (à), Privilege du Roy «  A ces causes » → À ces causes, v. 12, v.96, v. 216, 1294, 1462.
  • – « Ou » remplacé par  « où » v. 249, 283, 1248, 1286, 1467, 1554.
En ce qui concerne les cahiers §

Le recto 73, comme nous l’avons évoqué faisait l’objet d’une erreur de pagination. On peut remarquer une seconde erreur : la lettre correspondante au cahier. La Lettre « K » figure sur le recto 73. Cette erreur engendre celles qui figurent sur les autres cahiers. De fait, chaque cahier a une lettre de décalage. Nous y avons donc apporté les corrections nécessaires.

  • – (K) → (J).
  • – (L) → (K)
  • – (M) → (L)

Modification de la ponctuation §

v.189. rajout d’une virgule à l’hémistiche (, )

v.400. (.) → (, )

v.403. rajout d’une virgule en fin de vers (, )

v.428. (.) → (, )

v.527. (.) → (…)

v.553. ( ; ) → ( : )

v.584. (.) → (…)

v.602. (.) → (…)

v.668. rajout d’un point en fin de vers (.)

v.708. rajout d’une virgule en fin de vers (, )

v. 785. fin du premier hémistiche (.) → ( ! )

v.785. fin du second hémistiche → (, )

v.876. rajout d’une virgule (, ) après « jamais ».

v.942. N’importe. → N’importe !

v.945. fin du second hémistiche (.) → ( ! )

v.947. fin du premier hémistiche (.) → (…)

v.951. rajout d’une virgule en fin de vers (, )

v.1029. fin du premier hémistiche (, ) → ( ! )

v.1034. rajout d’une virgule à l’hémistiche (, )

v.1109. suppression du (.)

v.1118. rajout d’une virgule à l’hémistiche (, )

v.1132. (.) → ( ? )

v.1134. (.) → ( ? )

v.1135. (.) → ( ? )

v.1266. (.) → (, )

v.1380. rajout d’un point en fin de vers (.)

v.1519. ( ; .) entre ame et Ah  → (.)

Description de l’édition originale de 1637 §

[I] LA / LUCRESSE / ROMAINE. / TRAGEDIE. / [Fleuron du libraire] / A PARIS, / Chez TOUSSAINCT QUINET, au Palais, / dans la petite salle, sous la montée de / la Cour des Aydes / [filet] /M.DC.XXXVII. / AVEC PRIVILEGE DU ROY.

[II] verso blanc.

[III-VI] [Bandeau] / A / MADAME/ LA MARQUISE / DE / COASLIN / [épître dédicatoire]

[VII] [bandeau] / AUX HONNESTES / GENTS / [Texte]

[VIII-IX] AU LECTEUR/ [texte].

[X] [bandeau] / PRIVILEGE DU Roy. / [Texte du privilège] / Achevé d’imprimer le 30. Juillet 1637.

[XI] [bandeau] / LES ACTEURS. / [Liste des acteurs].

[XII] [bandeau] / ARGUMENT / du premier Acte./ [ texte de l’argument]

1-92 : texte de la pièce.

LA LUCRESSE ROMAINE. TRAGEDIE. §

EPISTRE.
A MADAME LA MARQUISE De COASLIN170. §

MADAME,

Cette Lucresse qui fut autrefois l’objet* de l’amour d’un Prince, craint encore d’estre celuy de votre mespris, quand elle considere la severité de votre vertu*. Elle n’est pas de celles qui ne veulent point de jour s’il n’est faux, ny de miroir s’il ne flatte* ; quoy qu’elle soit plus malheureuse que coupable, elle a creu que comme pour avoir aimé un portrait, on n’est pas obligé* d’aymer la toile quand il n’y a rien dessus ; on ne devoit pas aussi cherir la vie quand l’honneur* en estoit osté, qui est la seule chose pour laquelle nous avons droit de la souhaiter. Toutefois, MADAME, considerez s’il vous plaist, que toutes les personnes qui perdent les yeux ne meritent pas qu’on leur arrache, que toutes celles qui haissent la vie n’en sont pas indignes, et que cette Dame Romaine, quoy que violee, passe encore dans notre siecle pour un exemple de pudeur. Mais comme la malice et la médisance ne treuvent171 point de vide dans la Nature, et que leur Empire n’a point d’autres bornes que celles du monde, j’aprehende qu’apres avoir esté si mal traittee d’un Prince, elle le soit encore davantage du reste des hommes. Je sçay bien que voulant peindre Lucresse, j’ay fait un monstre de ce dont la Nature avaoit fait une merveille ; et que mes vers seront peut-être aussi dignes de compassion que sa mort. Toute ces considerations ne me divertiront pas pourtant, MADAME, de vous l’offrir, et de vous prier de la recevoir. C’est de vous qu’elle attend son plus grand support ; et si elle merite vostre estime je suis asseuré que son prix n’en eut jamais ; puis que vous discernez si nettement les bonnes choses d’avec les mauvaises, que ceux qui considerent ce qui sort de vous avec enuie*, ne peuvent pas mesme s’empescher de regarder ce qui est en vous avec admiration. Il est plus seant de publier hautement cette verité, que de faire un mensonge, et vostre raison ne se treuvera pas offencée d’une louange qu’on ne luy peut dérober avec injustice, et qu’elle doit souffrir par necessité. Je n’entreprens pas icy, MADAME, de traitter de tout ce qui vous rend recommendable : L’antiquité de vostre race, les genereuses actions de vos ancestres, les eminentes dignitez de vos parens, et les services notables qu’ils rendent aujourd’huy à l’Estat, avec vos merites, et vos vertus*, sont plustot le sujet d’une histoire que d’une lettre. Il me suffit seulement de vous considerer comme un chef-d’œuvre que la Nature n’a pas fait sans éfort, et apres lequel, tous ses ouvrages n’ont rien qui nous puissent surprendre et nous émouvoir. C’est un sentiment commun, je ne repete que ce que disent les plus sensez ; et comme un Echo j’emprunte icy la voix des autres pour me faire entendre. Cette opinion est juste et raisonnable, et la verité les fait aussi bien parler, que moy, quand je proteste que je suis,

MADAME,

Vostre tres-humble et
tres-obeïssant serviteur,
CHEVREAU.

AUX HONNESTES GENTS. §

Nous sommes dans un siecle où les bonnes pensees semblent naistre aussi rarement que les choses prodigieuses, et dans lequel les bons livres ne se content172 que par le nombre des miracles. Les esprits sont aujourd’huy si penetrans, qu’on diroit qu’ils sont tous d’une méme trempe, en ce que le moindre ne treuve rien au dessus de sa portee. Tous les hommes, sans en excepter méme ceux qui n’en ont que l’apparence, pour avoir leu qu’ils ont été faits à l’Image de Dieu ; s’imagineroient choquer la Divine Providence, s’ils croioient être defectueus dans la moindre de leur partie. Le pis en cecy est, qu’on en voit qui veulent être seuls dans cette comparaison, et qui se persuadent d’avoir en éfet reçeu du Ciel, ce que Pandore en eut autrefois au dire des Poètes173. Mais je treuve encore plus étrange que ceux qui connessent toutes les vertus*, et qui les croient pratiquer, oublient la modestie que je tiens une des pricipales, et qu’ils ayent assez d’insolence pour vouloir assujettir les autres à crêre qu’ils sont honnestes gens pour ce qu’ils le disent : Comme si leurs jugemens êtoient aussi infaillibles que les paroles de celuy dont ils veulent être le veritable portrait. On en treuve qui ne font pas consience de publier que les personnes qui doutent de leur esprit et de leur merite, ne sont pas moins heretiques que celles qui auroient quelque scrupule des articles de foy, et des misteres de la Religion. Ce sont ces êcrivains qui cherchent leur gloire dans le mêpris qu’ils font des autres, et qui s’estiment aussi necessêres dans les boutiques des Librêres pour corriger les defauts d’un livre, que ces grands censeurs pouvoient être dans les anciennes Republiques pour corriger le defaut des mœurs. Ceux-cy treuvant ma LUCRESSE y remarqueront peut-étre autant de fautes que de mots et diront que je fais presque autant de chûttes que de pas : Quelques uns moins jaloux, et plus veritables, treuveront quelque chose de rude, parmi quelque mouvement qui les pourra chatoüiller : Mais qu’ils sçachent que les êpines d’ordinêre sont parmy les roses, et s’ils s’étonnent de voir une faute plus insuportable où je ne devois pas tomber, qu’ils se souviennent qu’on rencontre quelquefois des viperes sous de belles fleurs. En un mot comme je reconnois mon esprit foible, je croy être aussi sujet à mal êcrire, qu’à mal faire, pour ce que je suis homme. Je n’ay pas eu les Siences infuses comme nostre premier Père, pour reconêtre icy ce que je devois suivre, et ce que je pouvois éviter. Je crêrois perdre mon esprit dans la recherche de l’éloquence et de la Poesie, aussi bien que les Alchimistes perdent le leur dans la recherche de la pierre Philosophale. Je me console au moins, en ce que ceux qui n’écrivent pas bien, n’ont pas le châtiment de ceux qui font mal. Si cela étoit, la passion que j’ay a me fêre conétre par ce moien n’est point si forte que je ne la desavoüasse si elle devoit attirer ma honte et ma perte. Enfin, Lecteur, si ce Poesme pour lequel je n’ay perdu que fort peu de temps, ne peut meriter ton approbation, je t’entretiendray un jour de matieres plus serieuses et peut-estre plus necesseres, et s’il a dequoy te plere, je me treuveray sans doute recompensé de ma peine, puis que je n’eus jamais d’autre but que mon contentement et le tien.

Privilege du Roy. §

Louis par la grace de Dieu Roy de France et de Navarre, à nos amez et feaux les gens tenans nos Cours de Parlement, Baillifs, Seneschaux, Prevosts, Juges, ou leurs Lieutenans, et à chacun d’eux en droict soy, Salut. Nostre cher et bien-amé Toussainct Quinet, marchand Libraire, nous a fait remonstrer, qu’il desireroit imprimer et mettre en lumière une Tragedie, intitulée, La Lucresse Romaine mais craignant que l’Impression ne luy soit dommageable si d’autres que luy s’ingeroient de la faire imprimer, il nous a requis nos Lettres sur ce necessaires. À ces causes, nous avons permis, et octroyé, permettons et octroyons audit Quinet d’imprimer ou faire imprimer ladite Tragedie, par tels Imprimeurs que bon luy semblera, icelle vendre et exposer durant le temps de sept années pendant lequel temps nous avons fait et faisons tres-expresses inhibitions et deffenses à toutes autres Libraires et Imprimeurs de la faire Imprimer, vendre, ny debiter, sur peine de perte des exemplaires, et de trois mil livres d’amende, applicable un tiers à nous, et un tiers à l’Hostel-Dieu de Paris, et l’autre tiers à l’exposant, despens, dommages et interests: Et afin qu’ils n’en pretendent cause d’ignorance, nous voulons que mettant enfin des exemplaires autant des presentes, elles soient tenuës pour certifiées. A la charge toutesfois de mettre deux exemplaires de ladite Tragedie dans nostre Biblioteque des Cordeliers à Paris, et un exemplaire d’icelle és mains de notre amé et feal Chevalier Chancelier Garde des Seaux de France, le sieur Séguier Dautry. Car tel est nostre plaisir. Donné à Paris le quatorziesme jour de Juillet, l’an de grace, mil six cens trente-sept. Et de nostre regne le vingt-septiesme. Par le Roy en son Conseil, DEMON CEAUX, et seellé du grand seau de cire jaune.

Achevé d’imprimer le 30. Juillet 1637.

LES ACTEURS. §

  • TARQUIN. Empereur Romain174.
  • COLATIN. Mary de Lucresse.
  • SEXTE. Fils de Tarquin.
  • MAXIME. Confident de Sexte.
  • MISENE : Domestique de Colatin.
  • TULLIE. Femme de Tarquin.
  • LUCRESSE.
  • CECILIE. Demoiselle de Lucresse.
  • MELIXENE. Demoiselle de Tullie.
  • BRUTE.
  • LUCRETIE. Père de Lucresse.

ARGUMENT du premier Acte. §

Tarquin175 estant au siege d’Ardee176 invite les Romains à seconder* ses mouvements pour la prise de ceste ville, qu’il juge necessaire pour la seureté de celle de Rome : et apres les avoir instruits du moyen de se gouverner parfaitement dans l’obeissance qu’il en veut tirer : il envoye Sexte Tarquin son fils à Colatie, pour avertir Tullie, la Reine, du bon succez de ses armes. Sexte consent à regret, toutefois se ressouvenant que c’êtoit une occasion pour voir Lucresse qu’il aymoit infiniment, il se propose mille plaisirs177, et dés l’heure rend Maxime confident de cette amour178 malgré tous les sentimens que l’honneur* et le devoir luy pouvoient inspirer179. Dans ce siege Colatin ayant appris des nouvelles de Lucresse par Misene leur serviteur, renvoye ce mesme Messager pour asseurer180 Lucresse qu’ils emportoient sur les ennemis tout autant qu’ils en pouvoient souhaiter, et beaucoup plus qu’ils n’en avoient esperé au commencement.

ACTE PREMIER. §

LA 
LUCRESSE 
ROMAINE. 
TRAGEDIE. [A, 1]

Scene premiere. §

Tarquin, Colatin, Sexte, Maxime, Misene181.

TARQUIN.

Et bien, confessez donc qu’aujourd’huy ma valeur*
Porte chez ces mutins ma gloire*182 et leur mal-heur ;
Nous en sçavons tirer et du sang et des larmes, [p. 2]
Rien ne leur est fatal que l’éclat de nos armes,
5 Ils disent me voyant commander aux Romains
Que Rome n’a qu’un chef, mais qu’elle a trop de mains,
Que vous donnez des loix sur la terre et sur l’onde,
Que m’ayant, c’est assez pour avoir tout le monde,
Et que tous mes Effaicts183 leur ont trop fait sçavoir
10 Que les Dieux et Tarquin sont égaux en pouvoir :
Et depuis mes exploits les ont tous fait resoudre184
À craindre185 plus mes coups que les coups de la foudre.
Voyez, braves Romains ; voyez, que leur orgueil
Leur a promis un temple et leur donne un cercueil ;
15 Ils manquent de courage et non pas de matiere,
Ils font de leurs maisons leur propre cimetiere,
Ils sont tous estonnez* d’un combat si nouveau,
Et dans chaque retraite ils treuvent leur tombeau.
Mais surtout achevez une telle victoire,
20 Qui les couvre de honte et nous comble de gloire* ;
Achevez de porter ou la mort, ou l’effroy,
Et faites en soldats comme je fais en Roy.
Quoy que vous les voyez dans l’état de se plaindre,
« Ne regardez jamais un mal-heur sans le craindre.186
25 « Sçachez que le bon-heur a d’estranges apas*,
« Mais qu’aussi le plus seur est de n’y crere pas.
« Ne rions point du sort* quand il nous est propice, [p. 3]
« Tel qui fut au sommet se voit au precipice;
« L’inconstante fortune* où buttent les humains
30 « Tourne aussi-tost le dos qu’elle nous tend les mains,
« Et nous pourrions nous voir par le tour de sa rouë
« Aujourd’huy sur un thrône, et demain dans la bouë.    
« Tantost on a du bien*, tantost on a du mal,
« Par là son mouvement parest toujours égal ;
35 « L’ingratte187 bien souvent dans l’ardeur* qui la presse*
« Ne preuve son pouvoir que dans nostre foiblesse,
« Et l’aveugle qu’elle est, qui nous fait tant de Loix188,
« Fait monter des Bergers, et descendre des Rois.189

COLATIN.

Grand Roy qui ne pouvez ny monter, ny descendre
40 Nous attendons de vous tout ce qu’on peut atendre,
Et pour vostre sujet190, en voyant leur trépas
Nous plaignons leur malheur, et ne le craignons pas.
Nous n’apprehendons point leur misere commune,
Vous sçavez comme il faut gouverner la fortune* :191
45 Nous craignons seulement dans ce camp glorieux*192
Quand nous voyons vos mains plus prontes193 que vos yeux.
Toutefois, ce danger est trop digne d’envie*,
Et si nous n’avons pas l’honneur* de votre vie,
Chacun sçaura bien-tost, que nous sommes jaloux
50 D’avoir au moins l’honneur* de mourir comme vous.
Forcez* des legions194, attaquez des murailles, [p. 4]
Nous aurons mesme ardeur*, et mesmes funerailles :
En un mot, nos desseins* se vont tous limiter195
À l’honneur* de vous suivre et de vous imiter.

TARQUIN.

55 C’est parler en soldats et combattre de mesme
Grace aux Dieux, nous voyons que leur mal est extréme.
Puisque nostre bon-heur ne peut diminuër
Il suffit seulement de le continuër.
« Vous apprenez par là qu’on nous doit les hommages,
60 « Qu’on attaque les Dieux attaquant leurs images ;
« Car les Rois comme nous approchent tant des Dieux
« Que nous sommes icy ce qu’ils sont dans les Cieux.
Après tout, ces mutins ozent nous entreprendre*,
Et veulent attaquer au lieu de se deffendre.
65 Non, non Rome aprendra sçachant leur lâcheté,    
Que leur sang doit un jour signer sa liberté :
Ardee aupres de nous se promet de parétre,
Mais c’est par son mal-heur qu’elle se fait connétre.
Surtout, souvenez-vous pour la voir sous ma Loy
70 Que vous estes sujets, et que je suis un Roy,
Que je suis successeur des vertus* de Romule,
Et que pour un tel monstre il faut un tel Hercule.
Sur tout souvenez-vous que vous estes Romains,
Que la Rebellion doit mourir par vos mains,
75 Que tout nostre bon-heur dépend de la victoire, [p. 5]
Et que leur honte un jour doit servir à ma gloire*,
Surtout, souvenez-vous Romains que ce combat,
En destruisant leur ville agrandit nostre Estat.

SEXTE.

Seigneur, nous voici prests, il ne faut que poursuivre,
80 On voit que ces mutins n’ont qu’un moment à vivre :
Et comme vous sçavez prevenir196 sagement
Ce delay pouroit faire un triste* changement.
Meslons-nous au combat où l’honneur* nous engage,
Combatons seulement sans parler davantage ;
85 Notre esprit s’entretient en discours superflus,
Ils prennent tout le temps et ne m’en laissent plus.
Ne nous arrestons pas à des choses frivoles,
Témoignons des effets et non pas des paroles.
Nostre courage est mort, ou du moins endormy,
90 Etoufons la pitié qui plaint un ennemy.
N’avons-nous plus de cœur*, manquons-nous de constance,
Pource que tous ces gens n’ont plus de resistance ?197
Il faut leur faire voir sans les entretenir*
Qu’ils sçavent offenser ; mais qu’on sçait bien punir ;
95  « Pardonner aux mutins dans un danger extréme
« C’est ayder à leur faute et s’offenser soy-méme.
Souffrir* nos ennemis !

TARQUIN.

Sexte, il faut avoüer [p. 6]
Que vous avez un cœur* qu’un chacun198 doit loüer.
On sçait que vos exploits forcent* la Renommée
100 De porter vostre nom plus loing que cette armée ;
Et je puis témoigner qu’icy vostre devoir
A tousjours fait pour nous ce qu’il peut faire voir,
Mais dans les mouvemens où cette ardeur* vous porte
Il est souvant besoin d’en user d’autre sorte ;
105 Je sçauray bien punir mes sujets insolens,
J’arresteray bien-tost leurs desseins* violens199 ;
Par leur propre folie ils sçauront mon adresse,
Ils verront ma puissance, en voyant leur foiblesse :
Ces mutins treuveront leur suport200 abatu,
110 Et l’on verra le vice aux pieds de la vertu*.
Lorsque ces orgueilleux viendront me reconestre,
Je les pourray punir en qualité de Maistre.
Peut-estre un repentir suivra tous leurs projets ;
Je leur seray bon Roy s’ils me sont bons sujets,
115 Et si201 nous éprouvons la fortune* prospere,
Je les traiteray tous en qualité de pere.
Toutefois il est vray qu’ils sont trop criminels,
Et qu’ils doivent sentir des tourmens eternels.
N’importe, nous verrons ; il faut leur faire entendre202 [p. 7]
120 Qu’ils nous doivent donner ce que nous pouvons prendre,
Et si leur desespoir s’obstine à leur trépas
Allons prendre d’un coup ce qu’ils ne donnent pas.
Mais, Sexte, cependant203 qu’ils attendent leur peine*,
Allez à Collatie en avertir la Reine.
125 Dites-luy de ma part que je suis satisfait,
Et que tous nos desseins* n’ont eu qu’un bon éfet.

SEXTE.

Quoy Seigneur, ay-je fait une action si noire,
Qu’on m’oste du combat pour m’en oster la gloire* ?

TARQUIN.

Vous me rendrez confus quand204 vous resisterez,
130 Mais courez sans répondre et vous m’obligerez*.

SCENE DEUXIESME. §

SEXTE. MAXIME.

SEXTE.

Quoy, Maxime, le Roy seroit-il en colere ? [p. 8]
Je me rendois bien-tost dans l’estat de luy plere,
J’allois dans le combat étonner* l’ennemy,
Et je voy que mon bras n’a rien fait qu’à demy !
135 Je n’ay fait que semer ce qu’un autre moissonne,    
Et ma valeur* soûtient le poids de la Couronne :
Ces mutins étoient morts, tout nous étoit ouvert,
Et de toute la ville on faisoit un desert ;
Je les avois reduits à s’aider de leurs larmes,
140 Et l’on vient s’opposer à l’effort de mes armes.
Au moins juges-tu bien que leur molle vertu*
Ne suit plus qu’un chemin que je leur ay battu ?
Qu’ils vont seuls triompher aux despens de ma gloire* ?
Et qu’on taira mon nom parlant de la victoire ?
145 Qu’ils vont prendre l’honneur* que je devois avoir ?
Qu’Ardee en mon absence aymera leur pouvoir ?
Que s’ils combattent bien ce n’est qu’à mon exemple ?
Et qu’ils vont en un mot me demolir un temple ?
Le peuple veut cacher les biens* que je luy fis, [B, 9]
150 Et le pere est rival de l’honneur* de son fils !205
Ils vont en mon absence, achever ma conqueste,
Ils prennent mes lauriers dont ils ornent leur teste ;
Ah ! Maxime, tu voy qu’on me fait un refus
Qui devroit en éfet les rendre tous confus.

MAXIME.

155 Non, tous ceux qu’on a veu sous vostre obeïssance,
Preuveront aux Romains vostre extréme puissance ;
Rome depuis un temps connêt vostre valeur*,
Et Rome en vous ayant s’exente du maleur.
Vous n’avez pas ainsi du sujet de vous plaindre206.
160 Vivez Prince, vivez, Rome n’a rien à craindre ;
Mais si quelqu’un venoit à troubler votre sort*,
Rome ne seroit plus quand Sexte seroit mort.
Aujourd’huy les Romains plaignent vostre courage,
Qui nous met trop souvent au milieu de l’orage,
165 Et le peuple ravi d’estre seul au combat
Veut bien vous conserver pour conserver l’Etat.

SEXTE.

Ne me flatte* jamais de si vaines loüanges,
Maxime ; ces façons me semblent trop estranges.
Le Roy doit-il ainsi procurer mon bon-heur ?
170 Il m’a donné la vie, et veut m’oster l’honneur*.
Tu dis qu’il m’ayme trop ; et son ame* soupire*, [p. 10]
Quand je veux affermir ou crétre son Empire.
Est-ce par ce moyen qu’il devroit se vanger ?
Pour le mettre à couvert je m’expose au danger,
175 Et pour ce qu’il207 me voit un trop bon Capiténe    
Il veut tirer les fruits qu’on devroit à ma péne;
Il veut que j’aille voir Tullie à mesme temps208
Qu’un si juste combat les rendra tous contents :
L’honneur* que je luy rends ne plaist pas à mon ame*,
180 Je treuve son amour un peu digne de blâme,
Il n’ayme point ma vie en craignant mon trépas,
Et pensant me cherir il ne me cherit pas.

MAXIME.

Le Roy par ce moyen croit obliger* la Reine,
Il étoufe sa crainte en vous ostant de peine*.
185 Mais puis que le combat ne vous peut arrester ;
Pourquoy vous plaindrez-vous qu’il vous en veuille oster ?
Méprisez les combats où la gloire* est commune,
Vos gens n’auront jamais de mauvaise fortune*,
Ils ne peuvent manquer, leur bon-heur est parfait,
190 Ils ne font qu’imiter ce que vous avez fait.
Apres tous vos travaux* ils vont treuver des roses,
Gardez votre valeur* à de plus grandes choses :
Vous donnez à connétre aux plus nobles esprits
Que vous avez tout fait ce qu’ils ont entrepris.
195 Pourveu que vostre adresse ait causé la victoire, [p. 11]
Qu’importe si quelqu’un refuse de la croire.
Entretenez* ailleurs un facile desir,
Apres ce grand combat donnez-vous du plaisir ;
Perdez les sentimens de l’honneur* qui vous presse*,
200 Et ne mourez jamais qu’aux bras d’une maitresse*.

SEXTE.

Maxime, c’est par là que je perdray le jour,
J’allois mourir de rage, et je mourray d’amour.
Je me sens consumer d’un feu209 qui me fait craindre,
Mon cœur est à la gêne210, et je n’ose me plaindre.
205 J’en efface un portrait que l’amour a tracé,
Mais il revient toujours quand il est effacé :
La crainte, le respect, l’amour, la tyranie
Me font toujours sentir une peine* infinie,
Et mon mal-heur est tel que je n’oze penser
210 A cet objet* divin de peur de l’ofenser.
Helas ! Si tu sçavois le nom de cette belle,
Tu me crérois un traitre en me croyant fidelle.
Cette fidelité qui me rend suborneur
Blesse ma conscience211 attaquant son honneur*.
215 Je sçay que c’est un sort* qui ne se veut point rendre,
Pour en venir à bout il faudroit le surprendre.
La priere, la force*, et l’amour, et les pleurs
Ne donneront jamais de trefve à mes douleurs ;
La crainte que j’en ay me comble de tristesse*, [p. 12]
220 J’ayme une beauté chaste, en un mot, c’est Lucresse.

MAXIME.

Lucresse n’estoit pas l’objet* de mon discours,
Vostre mal n’en doit pas esperer du secours.
Quoy vous aymez Lucresse ? ô Prince miserable
N’atendez rien du sort qui vous soit favorable !
225 Vous aymez donc Lucresse ? ô Sexte malheureux !
Vostre propre mal-heur vous en rend amoureux*.
Elle est belle, il est vray, mais son ame* pudique
Ne sçauroit endurer une amour si lubrique
Vous ne pouvez aymer un plus parfet objet*
230 Ny faire en mesme temps un plus triste projet.
Perdez, perdez ce feu212 dont la force* vous presse*,
Et ressouvenez-vous que vous aymez Lucresse.

SEXTE.

Ha qu’un homme content flatte* bien un ennui* !
Et qu’il est bien aysé de conseiller autrui,
235 Si Maxime sentoit le mal qui me possede !
Il choisiroit la mort plutost que ce remede,
Il aymeroit en luy, ce qu’il condamne en moy,
Et jamais la raison ne luy seroit de loy213.
Cher amy, pour juger d’un mal de cette sorte,
240 Regarde seulement l’amour que je luy porte,
Et puis en mesme temps tache à214 considerer [p. 13]
Qu’elle me doit haïr, si je veux l’adorer215.

MAXIME.

Voyant dans vostre amour vostre perte aparente,
Vous la devez aymer comme une indifferente,
245 Non, non, n’esperez point d’estre son favory*,
Oubliez cette femme en songeant au mary.
Pensez-bien qu’il vous sert, que vous estes son maitre,
Et qu’en continuant vous devenez un traitre,
Et que leur couche mesme où s’exerce leur Foy
250 Seroit déshonorée* en recevant un Roy.

SEXTE.

La plaisante raison dont ton ame* est surprise,
Un mary seulement romproit mon entreprise*.
Je croy que tes conseils ne sont gueres suivis,
Et qu’on en voit bien peu qui soient de ton avis.
255 Beaucoup feignent souvent sans attirer du blâme
De servir le mary pour visiter la fâme.

MAXIME.

Ce n’est donc que ce point qui vous peut arréter,
S’il trahit votre ami voulez-vous l’imiter ?
Suivrez-vous une amour dont la rage est extresme ?
260 Et s’il brûle un autel, en ferez-vous de mesme ?
Quoy l’exemple d’autruy vous porte à cet éfet, [ 14]
Et vous faites un mal quand un autre le fait.
« Le Prince, à votre avis, est-il ce que nous sommes ;
« Il a je ne sçay quoy de plus grand que les hommes.
265 « Ce que la loy permet il peut le demander,
« Et pour estre bon Prince il se doit commander216.

SEXTE.

Ah ! que cette victoire est d’une longue peine,
« Les Princes, comme vous, ont la nature humaine,
« Ils sont sujets aux maux qu’on vous peut reprocher,
270 « Leur ame* est comme une autre, et leur corps est de chair.

SCENE TROISIESME. §

COLATIN. MISENE.

COLATIN.

Misene retournez, et dites à Lucresse
Qu’elle a trop de sujet de banir sa tristesse*.
Est-elle à Colatie ?

MISENE.

Elle y fait son séjour.

COLATIN.

Elle en pourroit partir si j’estois de retour ?

MISENE.

275 Il n’en faut point douter, mais en ma conscience217 [p. 15]
Elle a pour ce retour assez d’impatience,
Et si jamais la peur nous peut faire mourir
Vous n’estes que trop lent à l’aller secourir.

COLATIN.

Retourne à Colatie, et rasseure ma fâme,
280 Preuve-luy par mes soins les transports* de mon ame*.
Dy luy que sans manquer je la verray demain
Quand218 on verroit perir tout le peuple Romain.
On entend icy quelques trompettes219.
Mais j’enten le combat où la gloire* m’apelle,
Adieu, cours à Lucresse220 et sois toujours fidelle.

Fin du premier Acte.

ARGUMENT DU SECOND ACTE. §

[p. 16]

Sexte entretient* Maxime de la violence de sa passion, et quelque difficulté que Maxime oppose au dessein* de ce jeune Prince : il est contraint luy-mesme d’aller voir Lucresse pour luy descouvrir ce secret. Cependant qu’ils sont à contester221, Tullie arrive, que Sexte entretient* du succez des armes de Tarquin ; ce qui luy oste la peur qu’elle avoit toujours euë, que le courage de ce Roy ne fût la cause de leur infortune. Lucresse apres avoir veu Misene, raconte à Cecilie un songe dont elle n’attend rien de bon : et commence à en espreuver l’éfet par la fausse nouvelle de la mort de son mary, que Maxime tasche de rendre veritable, pour l’assujettir par ce moyen plus facilement aux volontez de Sexte.

ACTE II §

SCENE PREMIERE. §

SEXTE. MAXIME. TULLIE. LUCRESSE. MISENE. CECILIE.

SEXTE.

285 Use de cent raisons pour deffendre à mes sens [ C, 17]
D’entretenir* ainsi leurs plaisirs innocens,
Blâme les mouvemens de mon ame insensée,
Estouffe mon ardeur*, accuse ma pensée,
Represente à mes yeux la crainte et le respect,
290 Fay voir que mon amour luy doit estre suspect :
Mais souffre* que j’adore une telle Maitresse*,
Ne m’oste point du cœur le portrait de Lucresse ;
Maxime, cher Amy, mon plus ferme support,
Helas ! si tu poursuis tu me donnes la mort.

MAXIME.

295 Faites que desormais vostre esprit se repose, [ 18]
Et pour guerir vos maux n’en voyez point la cause.
Travaillez* de222 vous-mesme à votre guerison,
Et ne vous jettez pas ainsi dans la prison.
Vous estes ennemy de vostre propre vie,
300 Vous desirez par là qu’elle vous soit ravie.
Un si mauvais dessein* fait-il vostre bon-heur ?
Et pour le conserver perdrez-vous vostre honneur* ?
Un chacun vous estime, et cette renommée
Apres un tel éclat doit aller en fumée.
305 Vous eussiez bien mieux fait de n’avoir point quitté,
Et de servir le Roy contre sa volonté.

SEXTE.

Dans le juste sujet 223que j’avois de me plaindre
J’avois blâmé le Roy que mon cœur* faisoit craindre ;
Et depuis, j’ay songé, qu’il me donnoit loisir
310 De goûter tous les biens que l’esprit peut choisir.    
Et toy qui me deffend de parler à Lucresse
Tu m’as bien conseillé d’avoir une Maitresse*,
De quitter les combats pour mon contentement,
Et de vivre avec elle en qualité d’Amant*.

MAXIME.

315 J’enten de ces beautez dont l’humeur est docile, [ 19]
Et qui voyant un Prince auroient l’esprit facile.
Mais jamais celle-cy ne faussera sa Foy
Quand mesme224 Colatin en deviendroit un Roy.
Brulant pour sa beauté votre ame est criminelle,
320 Si vous l’aimez, Lucresse est plus chaste que belle ;
Et si vous poursuivez à luy faire ce tort,
Esperez seulement ou la honte, ou la mort.

SEXTE.

Fay ce que tu voudras pour empescher mon ame*
De brûler desormais d’une si belle flâme,
325 Apren qu’un repentir ne me peut affliger ;
Censurer mon dessein* c’est me des-obliger*.
De grace, cher Amy, dont je fais tant de conte225,
Ne me propose point ny la mort, ny la honte ;
Parais, si tu me veux monstrer quelque douceur,
330 Le témoin de mon crime, et non pas le censeur.
Va-t’en dire à Lucresse, en qui seule j’espere,
Que pour la visiter j’abandonne mon pere,
Qu’on a veu ses amis mourir par leur valeur*,
Et qu’un jour je doy seul reparer ce mal-heur :
335 Pour augmenter bien-tost mon plaisir et ma gloire*,
Cherche dans ton esprit de quoy lui faire croire,
Dy luy qu’on la va perdre au lieu de la sauver, [p. 20]
Que je ne suis icy que pour la conserver,
Et que dans le dessein* d’estre un jour nostre maistre    
340 Son mary s’est aquis l’infame nom de traistre,
Qu’il trahit sa Patrie, et que les ennemis
Ne luy peuvent donner ce qu’ils avoient promis.
Bref, ne sçaurois-tu pas pour achever ma peine*
De cét objet* d’amour faire un objet* de haine ?

MAXIME.

345 Enfin vous me portez à cette extremité*,    
Et mon cœur se resoult à cette lascheté.
Mais choisissons une heure à finir vostre peine*226,
Et prenons celle-cy pour visiter la Reine.

SEXTE.

Maxime qu’à propos elle s’en vient icy,
350 Mon discours va bien-tost la tirer de soucy.

SCENE DEUXIESME §

TULLIE. SEXTE. MAXIME.

TULLIE.

Ah ! Mon fils, que mon cœur estoit dans la contrainte, [ 21]
Que vous revenez bien pour en oster la crainte !227
J’avois trop peu d’espoir, pour avoir trop de peur,
Mais elle disparoist ainsi qu’une vapeur.
355 A vostre seul abord228 ma douleur est finie,
Et j’ay tout esperé de votre compagnie.
Mais que fait donc le Roy ? que ne s’est-il rendu 229 ?
Vous estes-vous sauvé ? Tarquin s’est-il perdu ?
La ville des mutins est-elle asservie ?
360 Helas nos gens sont morts ! Le Roy n’a plus de vie !
Dites à quel malheur nostre destin s’est joint,
Je devois avoir peur, car il n’en avoit point.

SEXTE.

Madame tout va bien ; vostre cœur qui soupire*
Ne doit s’entretenir* que de sujets de rire.
365 Le Ciel à tous moments seconde* nos projets,
Nos plus grands ennemis sont enfin nos sujets.
Le Roy viendra bien-tost, chacun benit sa gloire*, [p. 22]
Et veut que le triomphe acheve la victoire.

TULLIE.

Ha, Sexte, ce bon-heur rend mon cœur interdit* !

SEXTE.

Il dit cecy bas230.
370 Maxime gueris moy, fais ce que je t’ay dit.

TULLIE.

Ces mots interrompus surprennent ma pensée,
O Dieux, mon esperance est aussi-tost passée !
Sans doute l’ennemy nous vient de reculer231 ;
Mon fils il n’est plus temps de le dissimuler.
375 Parlez, ne craignez rien, l’ennemy nous surmonte,
Enfin nostre projet est suivy de la honte.
Les Dieux dans ce combat ont pris leur favori* ;
Rome n’a plus de Roy, je n’ay plus de mari,
Tout nous afflige icy, rien ne vous est prospere,
380 L’armée est sans conduitte, et vous estes sans pere.

SEXTE.

Madame, croyez-moy, tout rit à nos desirs,
L’ennemy dans sa honte étouffe ses plaisirs.
Le Roy vient de forcer* cette ville rebelle,
Et nous vous en venons apporter la nouvelle.
385 Tous les mutins sont morts, vôtre peuple est vainqueur [p. 23]
Il dit cecy bas.
Maxime, fui d’icy, va parler à mon cœur*.
Dy luy tout ce qu’il faut, que mon ame* soupire*,
Et que pour l’honorer, je méprise l’Empire.

MAXIME.

Ah Prince, vostre amour est sans comparaison !
390 Vous avez tout perdu jusques232 à la raison.

TULLIE.

Vos secrets entretiens* me font bien reconêtre,
Que vous cachez un mal que le sort* m’a fait naître.

SEXTE.

Tu voy bien que la Reine est triste* à ton sujet,
Ta presence m’aflige, acheve mon projet.
Il s’en va233.

TULLIE.

395 Mais, doy-je donc finir ou commencer ma plainte ?
Mon fils si vous m’aimez faites cesser ma crainte.
Dites-moy pour troubler, ou pour flechir mon sort*,
Comment Tarquin peut vivre, ou comment il est mort.

SEXTE.

Madame, quand le Roy s’aprocha de la ville,
400 Et qu’il n’y put treuver un accez si facille,
Il jura sa ruïne234, il mit des gens par tout,                      [24]
Il conclut de mourir, ou d’en venir à bout.
Ses gens sont disposez ; la bataille s’appreste,
Pour nous donner exemple il se met à la teste,
405 Il nous regarde tous, et sa langue et sa main,
Estonnant* le rebelle enhardit le Romain.
Dans le premier combat notre cœur* s’évertue,
Nous poussons tous nos gens, on tire, on frappe, on tuë,
Il tasche à resister, on le met à l’écart,
410 On attaque une porte, on surprend un rempart,
On monte à la muraille, on y fait mille breches,
Pas-un n’y peut entrer, il n’en sort que des fleches :
Nous poursuivons toujours ; l’ennemy cependant
Veut n’esperant plus rien se perdre en nous perdant ;    
415 Un triste* desespoir succede à son courage,
Jugeant de sa foiblesse, il recourt à la rage,
On treuve du plaisir dans un combat si beau,
Chaque arbre est un gibet, et chaque homme un bourreau,
Et le sort* ennuyé* de troubler nostre joye,
420 Nous fit faire d’Ardee une ville de Troye.
L’ennemy dans l’éfet qu’eut un si juste vœu
Ne pouvoit plus rien voir que du sang et du feu ;
Les enfans, les vieillards, les soldats et les femmes,
Bruloient également dans le milieu des flammes235,
425 Bref nous allions si bien les mettre à la raison236
Que leur Temple bruloit comme une autre maison.
Alors que peu de gens n’ayant plus rien à craindre [p. D, 25]
Cherchent voyant ce feu les moyens de l’éteindre,
Nos gens estant espars, le desir du butin
430 Les empeschoit d’y mettre une derniere fin.
Le reste cependant tasche de nous surprendre,
Et nous oblige* tous alors de nous deffendre ;
Si bien qu’en un moment chacun fut estonné*,
De luy remettre un bien qu’il nous avoit donné.
435 Toutefois aujourd’huy cette ville est perduë,
Dans le temps que je vins on la croyoit renduë,
Et sans en discourir, j’ose vous asseurer
Que le Roy n’y sçauroit plus long-temps demeurer.
J’en suis venu moy-mesme apporter la nouvelle,
440 Le Roy m’en a chargé ; vous me treuvez fidelle.

TULLIE.

Que nostre sort* est dous ! que j’ay versé de pleurs !
Et qu’apres mes soucis je rencontre de fleurs !
Nous avons toutefois du sujet de nous plaindre :237
Car le Roy craint trop peu ce que nous devons craindre.
445 Il doit aymer l’honneur*, mais Dieux il ne voit pas
Qu’il luy couste bien cher, s’il cause son trépas.
Il recherche la gloire* aux dépens de sa vie,
Et que feray-je apres en luy voyant ravie 238 ?
Perdray-je davantage ayant perdu ce bien* ? [p. 26]
450 Ne craindray-je pas tout, pour ne craindre plus rien ?
Il pense bien mourir en mourant dans la gloire*,
Il croit par ses exploits exercer la memoire ;
Mais, helas ! Ces honneurs* sont des biens* superflus,
Et c’est en faire à ceux239 qui n’en jouyssent240 plus.
455 Nous entendons parler de Romule et d’Ænée,
La memoire aujourd’huy vante leur destinée,
Et nous remarquons tous leur sort* si glorieux*
Qu’on parle de ces gens comme on parle des Dieux,
Ils vivent dans nos cœurs, on vante leur merite,
460 Mais apres le trépas pas un ne ressuscite ;
Que leur sert donc l’honneur* qu’ils poursuivent si fort
Si pas-un n’en jouit aussi-tost qu’il est mort ?
Ah ! Mon fils croyez-moy, tirons-en vostre pere,
Je sçay bien que la guerre est un mal necessaire,
465 Qu’une belle action donne beaucoup de bruit241,
Et qu’il faut se deffendre alors qu’on nous poursuit ;
Mais, helas ! méprisons un si triste* avantage,
Pour avoir plus de vie, ayons moins de courage ;
Ne faisons rien aussi qui nous puisse tacher,    
470 Mais d’entrer au combat quand on peut l’empescher.
« Non, Sexte, le malheur vous pourra bien apprendre
Qu’il arrive assez-tost sans qu’on le doive attendre,
Et que sans rechercher le mal, ou le trépas,
Ils viennent bien souvent quand on n’y songe pas.

SEXTE.

475 Quoy souffrir* des mutins sans punir leur offence, [p. 27]
Lors qu’on est attaqué n’aymer pas sa défence242,
Voir crêtre leur orgueil sans le diminuër,
C’est forcer* leur esprit à le continuër.
« Ceux qui sçavent regner pour vivre sans contrainte
480 « Donnent également et l’amour et la crainte.
C’est par ce moyen seul qu’il faut s’entretenir*,
« Le pardon est injuste alors qu’on doit punir ;
Et dans un tel dessein* que le monde contemple.
« On ne punit jamais sans donner un exemple :
485 « Si bien que nous voyons aussi clair que le jour
« Que la crainte fait tout au defaut243 de l’Amour.

TULLIE.

« Quand un Roy veut user de ce remede extréme
« En donnant de la crainte il s’en donne à soy-mesme.
Mais qu’il est mal-aysé de servir les Romains !
490 « Et qu’un Sceptre parfois est pesant dans les mains !

SCENE TROISIESME §

LUCRESSE. MISENE. CECILIE.

LUCRESSE.

Comment l’as-tu pû voir244 au milieu de l’armée ? [p. 28]
Tu ne m’en parles point que par la renommée.
On t’a peut-estre dit qu’il devoit revenir,
Et que ces insolens n’estoient pas à punir.
495 Parle, ne viens-tu point me conter une fable ?
Dy moy si ton discours est feint ou veritable.
Le desir de le voir m’inquiette si fort
Qu’il me semble toujours que je le verray mort ;
Et pource que le Ciel veut bien que je le voye
500 Mon esprit n’oze creire à l’excés de ma joye.
Mais le moindre moment peut changer leur dessein*,
« Et tel meurt aujourd’huy qui n’aguere estoit sain.245

MISENE.

Ouy bien246 s’il y faisoit de plus longue demeure,
Mais demain vous pourrez le voir d’assés bonne heure.

LUCRESSE.

505 Il courut au combat si tost247 qu’il t’eust quitté,
Que sçait-on si depuis le sort s’est irrité ?
Il ne faut pas long-temps pour voir mourir un homme, [p. 29]
Un moment peut suffire à la perte de Rome.

CECILIE.

Ah ! Madame, esperez que demain du matin    248
510 Vous finirez vos maux en voyant Colatin.
Dans un si pront249 retour tenez-vous toute preste,
Il tiendra vos plaisirs plus chers que sa conqueste,
Son cœur entre vos bras viendra se reposer,
Et c’est là que sans crainte il pourra tout oser.
515 Entretenez* donc bien la beauté qui le touche,
Et perdez le desir de nous estre farouche :
Il est temps de guerir vostre extréme douleur,
Il faut que vostre teint prenne une autre couleur,
Ranimez vos appas* ; faites que ce visage
520 Luy montre à son retour son premier avantage :
De grace que vos yeux témoignent leur vigueur,
N’exercez pas sur vous une telle rigueur,
Mettez dans vos regards une plus grande flamme,
Ne donnez pas au corps ce qu’endure vostre ame*,
525 Témoignez que Lucresse apres un tel retour
Fait naistre en mesme temps et l’enuie*, et l’amour,
Et qu’apres ce combat…

LUCRESSE.

Ma chere Cecilie,
« On ne se peut aymer dans sa melancolie250.
Helas une beauté dans l’état où je suis [p. 30]
530 Conserve rarement sa force* et ses ennuis* ;
« Et quand la peur a mis nostre ame* à la torture,
« L’ennui* défait souvent ce qu’a fait la nature.
Je croy quand mon visage auroit tous les appas*,
Que je n’en puis avoir où Colatin n’est pas :
535 Mais quand il est present je n’ay plus de martire251,
Et mes yeux et mon ame* ont ce que je desire :
C’est de luy seulement que dépend mon plaisir,
Il fait toute ma peur comme il fait mon desir.
Pourveu qu’il vienne icy je suis trop à mon ayse252,
540 Et je croy plaire assez pourveu que je luy plaise.
Mais un soupçon me tuë, un songe à ce matin253
M’a fait voir clairement ce que veut mon destin.
J’ay veu dans mon sommeil la chose la plus noire
Qui puisse à mon avis entrer dans la mémoire.
545 Le moindre souvenir donne de la terreur,
Et je n’ose en parler tant il est plein d’horreur.
D’un coup inopiné j’ay crû voir consumée
La Deesse d’honneur* dont j’estois tant aymée,
L’image que le Temple en gardoit cherement,
550 Aussi-tost m’a semblé regarder fixement,
Et me tendant les bras, par un autre miracle,
Saignant de tous costez m’a rendu cét Oracle :
Sors du Temple, Lucresse, et d’un pas assez pront
Repare par ta mort un detestable affront.
555 Fais ce que tu pourras, tu seras poursuivie, [p. 31]
Et tu perdras l’honneur* aussi bien que la vie.
Mais ne crains point la mort que craignent les mortels,
Car c’est elle qui doit remettre mes Autels.
Lors254 elle a fait silence, et d’un coup de tonnerre
560 J’ay veu l’Autel à bas, et le Temple par terre.
Un ombre255 incontinent s’est offert à mes yeux,
Dont l’abord n’avoit rien qui ne fût odieux :
Par là j’ay crû ma mort ou ma perte arrestée,
J’ay veu qu’à mon mal-heur j’estois sollicitée ;
565 Fuyant j’ay crû tromper et ses yeux et ses bras,
Mais j’ay fait une chutte en pensant faire un pas.
Alors tout à cet ombre a semblé legitime
Et ma seule foiblesse a commencé mon crime.
La peur m’a reveillée apres tant de malheurs,
570 Et j’ay treuvé mon lit que je baignois de pleurs.
J’ay voulu m’escrier ; mais une extréme crainte
En étouffant ma voix ma deffendu la plainte,
Et pensant me lever pour aller jusqu’à toy,
J’ay veu deux gros serpens qui siffloient contre moy.
575 J’ay regaigné mon lit, et de cette avanture
Il m’a fallu de force* accuser la nature.
Mais comme justement Maxime vient à nous,
Nous sçaurons si le sort* nous est contraire ou dous.

SCENE QUATRIESME. §

LUCRESSE. MAXIME.

LUCRESSE.

Si bien que nous jugeons par la fin de la guerre [p. 32]
580 Qu’on estendra l’Empire aux deux bouts de la terre ?
Et que nostre ennemy ressent également
La honte et le dépit avec le chastiment ?

MAXIME.

« Madame, il est bien vray que celuy qui surmonte
« N’emporte point l’honneur qu’il ne laisse la honte.
585 Toutefois Colatin…

LUCRESSE.

Quoi vous estes au port ?256
Et je vous entretiens* cependant qu’il est mort.

MAXIME.

Celuy pour qui vostre ame* a de l’idolatrie
A trahy son honneur* avecque257 sa Patrie.
Lors qu’au dernier combat ont fut prest à donner, [E, 33]
590 Sa noire lâcheté (nous fit tous étonner*)
Au lieu de nous servir, le traistre se retire,
Il attaque Tarquin pour attaquer l’Empire.
Il anime ses gens qui devoient estre à nous,
Et monstre son mal-heur en monstrant son courroux.
595 Tarquin le reconnoist qui le veut entreprendre*,
Chacun veut l’offenser, Sexte le veut deffendre,
Et quoy qu’il deust258 punir un crime si reçent,
Il vid presque trahy son desir innoçent.
L’infame nous poursuit pour s’emparer de Rome,
600 Il veut tuër le Roy comme on fait un autre homme.
Sexte le veut servir, bref ce triste* rapport
Qui vous doit affliger…

LUCRESSE.

Je voy bien qu’il est mort.
Ah ! pauvre Colatin, ta femme ne peut croire259,
Qu’un dessein* de regner ait obscurcy ta gloire*.

MAXIME.

605 Madame il n’est pas mort, mais je croy qu’il est pris,
Que le Roy doit punir cét injuste mépris.
Et que pour empescher une pareille enuie*260,
Il pourra la finir par celle de sa vie.

LUCRESSE.

Adieu, Maxime, adieu ; je sçauray bien mourir. [p. 34]

MAXIME.

610 Madame, un seul moyen reste à nous secourir261.

LUCRESSE.

Juste Ciel ! Colatin ne doit plus rien attendre :
Il n’est plus en estat de se pouvoir defendre :
Le Roy s’en est saisi, Colatin ne vit plus ;
Nous ne faisons pour luy que des vœux superflus,
615 C’est dequoy seulement, nostre esprit est capable,
Car procurer son bien* c’est se rendre coupable.
« Les Roys ont leurs desseins* dont ils viennent à bout
« Mais pour en bien parler n’en parlons point du tout.
Icy elle tombe en pamoison, et on la porte dans sa chambre.

Fin du second Acte.

ARGUMENT DU TROISIESME ACTE. §

[p. 35]

Maxime dans la violence de la douleur de Lucresse262 ; tasche de preparer son esprit à l’amour ; et s’imagine ce dessein* assez facile en luy representant263 que Colatin a trahy l’Empire, et qu’il s’est joint aux artifices* de ceux d’Ardée pour venir plus facilement à bout des Romains. Mais cette vertueuse femme qui ne considere que la personne de son mary et sa qualité, sans s’arrester à ce vice dont elle n’oze le soupçonner ; n’est point de l’intelligence de ce Confident264, et ne peut croire qu’une personne de sa reputation puisse l’écouter sans scandale.

Lors qu’ils s’entretiennent* sur ce sujet, Sexte arrive, qui continuë dans la première ruze, et là il n’espargne rien de tout ce qui peut tomber dans l’imagination pour venir à bout de son entreprise* : il asseure que Colatin est un traître, que le desir de regner l’a rendu criminel, et qu’il a mesme attenté jusques à sa vie : pour treuver occasion265 de preuver sa vertu*. C’est où il en reçoit de visibles tesmoignages, et d’où il prend occasion d’entrer secrettement dans son logis afin [36] de venir à toutes les extrémitez*. Pendant ces intrigues, Tullie s’estant aperceuë de la tristesse, et de la resverie* de son fils Tarquin, demande raison266 à Melixene de cette nouveauté, et n’en devinent toutes deux le sujet que confusément, d’autant qu’elles n’avoient pas lieu267 de soupçonner la brutalité de ce Prince : et qu’elles n’estimoient pas Lucresse assez malheureuse pour estre objet* de ce funeste dessein*. Elles sortent neanmoins dans268 la resolution d’essayer toutes sortes de remedes pour connoistre cette maladie : et Tullie s’en remet sur Melixene qui ne tenoit pas pour impossible que la beauté de Lucresse eut touché le Prince. Dans ces entremises Tarquin apres avoir pris Ardée revient à Rome, et Colatin à Colatie et Sexte descouvrant sa damnable resolution viole Lucresse ; car n’ayant pû rien en tirer par les menasses, il crût ne devoir l’obtenir que par la force*.

ACTE III.[37] §

SCENE PREMIERE. §

MAXIME. LUCRESSE. SEXTE. MELIXENE.
TARQUIN. COLATIN. BRUTE.
MAXIME ET LUCRESSE, dans une chambre.269

MAXIME.

Quand mesme Colatin reconnoitroit son crime,
620 Et qu’il seroit puny d’un trépas legitime,
Il vous faut à la fin resoudre à le quitter ;
Vos pleurs n’auront pas l’art de le ressusciter.
Et si quelque devoir oblige* vostre flamme
De regretter un peu la moitié de vostre ame*,
625 Songez en mesme temps qu’il nous voulut trahir,
Et qu’étant criminel vous devez le hayr.

LUCRESSE.

Ce crime par mal-heur est suivy de sa peine* : [p. 38]
Mais il ne sçauroit pas me porter dans la haine.
Le croire criminel, c’est qu’il est mal-heureux :
630 Je l’ayme, et si270 je plains son destin rigoureux
En tous lieux la vertu* merite sa loüange,
« Elle a mesme son prix au milieu de la fange
Et tous les accidens qui peuvent affliger
Ne font rien en eux qui la puissent changer.

MAXIME.

635 Comment, cette action merite vostre estime,
Et vous nommez vertu* ce qu’on appelle un crime.
La trahison vous plait : ozez-vous bien penser
Qu’un Roy soit obligé* de la recompenser ?

LUCRESSE.

Non, non je ne vais pas jusques à la couronne :
640 Je deteste son crime, et j’ayme sa personne.
Tel que soit un mary, sa femme doit l’aymer,
Ce titre seulement suffit pour la charmer*.
Quand mesme sa rigueur passeroit dans l’extresme,
On doit toujours l’aymer et le servir de mesme :
645 En quelque état qu’il soit apprenez qu’il me plaist,
Et me plaira toujours en m’étant ce qu’il est.

MAXIME.

Dans l’état qu’on l’a mis chaque objet* l’importune, [p. 39]
Et Sexte seulement peut changer sa fortune*.
Mais taschez seulement de recourir aux pleurs,
650 Proposez par ce bien* la fin de vos mal-heurs.
Usez de cent moyens afin qu’il vous entende,
Et promettez-luy tout afin qu’il vous le rende.

LUCRESSE.

Maxime, dis-tu vray ? Je luy promettray bien,
Mais dans ce triste* état je ne possede rien.
655 Dy-moy dans ce mal-heur ce qu’il faut que je fasse ?
Comment faut-il parler pour obtenir sa grace ?
Empesche maintenant un remord éternel,
Et dy-moy comme 271on peut absoudre un criminel.

MAXIME.

Je croy qu’il ne faut point mediter de harangue,
660 Vos yeux feront du moins autant que vostre langue.
Pleurez pour le gaigner, et luy faites la cour.
Bref vous luy promettrez jusques à votre amour.

LUCRESSE.

Promettre mon amour ! Que dites-vous, Maxime ?
Faudroit-il assurer272 Colatin par un crime ?
665 Repousser son injure, et luy faire ce tort,                [40]
Il vaut mieux le resoudre aux rigueurs de la mort.
J’ayme bien Colatin, mais il faut que l’on sçache,
Que l’honneur* m’est trop cher pour luy faire une tache.
Pour sauver Colatin perdre ainsi mon honneur*,
670 Et trahir nostre foy pour faire son bon-heur.
Que je rompe le nœud dont nostre ame* est étreinte,
Que ma honte commence en achevant sa crainte.
Que nostre chaste couche endure un favory*
Et que Sexte à la fin me serve de mary.
675 Maxime, ta pensée est trop injurieuse273,    
Il vaut bien mieux souffrir* une mort glorieuse*.
Donne un autre conseil, et tâche à secourir
Celle que ton remede oblige* de mourir.
Je demande un advis qui m’exempt de blame,
680 Qui preuve à Colatin que Lucresse est sa fame.
Et que pour le sauver tout luy semble à mépris,
Pourveu que son honneur* ne perde point son pris.

MAXIME.

Cet avis seulement doit vous donner de l’ayde,
Autrement vostre mal est loing de son remede ;
685 C’est par ce moyen seul qu’il doit estre guery,
Vous obligez* un Prince, et sauvez un mary.

SCENE DEUXIESME. [F, 41] §

LUCRESSE,

voyant Sexte.
Vous de qui la bonté console une affligée,
Et pour qui seulement je me sens obligée*,
Grand Prince, exercez vous à fléchir mon destin,
690 Venez m’oster la vie ou rendre Colatin :
N’éteignez pas si tost une flame si belle,
Ne vous en servez plus s’il vous est infidelle ;
Tachez de pardonner plutost que de punir,
Et me rendez274 le bien qu’on me veut retenir.

SEXTE.

695 Je voudrois de bon cœur excuser sa licence* :
Mais le Roy le retient, et l’a dans sa puissance ;
S’il en vouloit pourtant rapporter à ma voix275,
J’en ferois aujourd’huy vivre deux à la fois.

LUCRESSE.

Ha ! Que c’est m’obliger*, l’esperance me flatte*,
700 En me faisant ce bien, vous me rendez ingratte276.

SEXTE.

Je ne veux seulement pour me recompenser                    [42]
Que la moindre faveur que vous pouvez penser.
Adoucissez ma peine, et flattez* mon enuie*,
Colatin reprendra son bon-heur et sa vie.
705 Efforcez-vous d’aymer ce Prince mal-heureux,
Qui s’est rendu sujet se rendant amoureux*.

LUCRESSE.

O Ciel c’est à ce coup ; mon malheur est extréme !
Grand Prince, le devoir veut bien que je vous ayme,
Je parle d’un amour où rien n’est vicieux,
710 Et qui n’offense point Colatin ny les Dieux ;
En un mot d’une amour qui ne soit jamais feinte,
Où chacun puisse voir le respect et la crainte ;
D’une amour qui s’entende277 avecque mon honneur*,
Et telle qu’un sujet doit rendre à son seigneur.

SEXTE.

715 Madame, Colatin doit s’asseurer de vivre,
Si voyant mon dessein* vous tâchez de le suivre278.
J’accompliray bien-tost ce que je vous promets,
Le Roy l’aymera plus qu’il ne l’ayma jamais.
Je sçauray déguiser son ame* criminelle,
720 On n’en parlera point comme on fait d’un rebelle,
Il aura des moyens pour se faire obeyr [p. 43]
De sorte que pas un ne le pourra trahyr.

LUCRESSE.

Un sort* si glorieux* me rendroit trop heureuse.

SEXTE.

Mais faites seulement qu’il vous rende amoureuse.279

LUCRESSE.

725 Voicy l’effect du songe ; il n’en faut plus douter,
Mais je ne suis plus chaste, en voulant l’escouter.

SEXTE.

Ha ! Madame, il est vray, vostre vertu* me touche,
Mon amour seulement paroissoit dans ma bouche,
Dormez donc en repos ; je m’en vais de ce pas
730 À dessein280 que le Roy retarde son trepas.
Icy on tire la tapisserie qui ferme la chambre.
Cher Maxime, le jour a fait place aux tenebres,
Et nous ne voyons plus que des objets* funebres.
Lucresse va dormir ; de peur de l’offenser
J’ay voulu taire expres ce que tu peux penser.
735 La nuit forçons sa porte, usons de violence,
Tu sçais que mon amour excuse ma licence*,
Je voy bien que son cœur me refusera tout,
Et qu’il faut la forcer* pour en venir à bout.
Allons ne craignons rien ; la force* ou la priere [p. 44]
740 De toutes les faveurs m’obtiendront la derniere281,
Prenons garde en un point, retenons un secret
Qu’on ne peut eventer qu’avecque du regret.
Conduisons-nous si bien apres l’avoir surprise282
Que pas un du logis ne rompe l’entreprise*.

SCENE TROISIEME. §

TULLIE, MELIXENE.

TULLIE

745 Mais n’as-tu point connu que depuis son retour283
Il a des sentimens ou de haine ou d’amour ?
Il n’a point rapporté, son humeur* ordinaire,
Sans doute284 il se propose un bien imaginaire.
Je voy que mon amour ne sçauroit l’attirer,
750 Parfois dans l’entretien* je l’entens soûpirer*,
Les plus doux passe-temps luy causent un martyre,
Il se fasche aussi-tost qu’on lui parle de rire.
Melixene, le Prince endure quelque ennuy*,
Il ne vous parle plus, il ne songe qu’à luy,
755 Il resve* trop souvent, je m’en tiens offençée,
Maxime seulement gouverne sa pensée ;
Et de quelque moyen qu’il faille me servir, [p. 45]
Mon humeur* n’aura rien qui le puisse ravir285.
Il porte sur son front la colere ou la honte,
760 Il voit mille beautez et n’en fait plus de conte,
O Dieux qu’il a changé ! Tout fait mal à ses yeux,
Reservé son amy286 tout luy semble odieux.
Jamais homme287 en un rien ne devint si farouche,
Il paroist insensible et plus froid qu’une souche :
765 J’en suis toute confuse, et Sexte me deplaist
En sçachant comme il fut de le voir comme il est.

MELIXENE.

Sans doute que l’amour qu’il retient dans son ame*
Doit tirer son malheur de l’excez de sa flame.
C’est un Prince vaillant, mais les plus genereux*
770 Soûpirent* quelquefois quand ils sont amoureux*.
Aussi-tost que l’amour a fait sentir ses armes
Nous voyons qu’il instruit de soûpirs* et de larmes,
Et Sexte à mon avis ne vient dans vostre cour
Qu’à dessein d’y treuver dequoy faire l’amour.
775 Il a des qualitez qui ne sont pas communes,
Il se peut acquerir, d’assez bonnes fortunes*,
« La naissance, l’humeur*, la jeunesse ; et le bien*
« Font qu’on passe parfois plus loing que l’entretien*.

TULLIE.

Melixene il est vray ; mais qui l’a pû surprendre ? [p. 46]
780 Nous le sçaurons bien-tost si tu veux l’entreprendre*.
Songe à l’entretenir*, veille de tous costez,
Parle secrettement aux plus jeunes beautez,
Use de ton esprit, et tasche à faire en sorte
Qu’on connoisse l’objet* d’une flâme si forte :
785 Et nous verrons apres !

MELIXENE.

À parler sainement,288
Je croy qu’on n’en peut faire un ferme jugement.
Toutefois nous pouvons remarquer la plus belle,
Et dire qu’il a droit de soûpirer* pour elle,
Qu’il s’en rendra maistre, et qu’apres son plaisir,
790 La guerre entretiendra* seulement son desir.

TULLIE.

Non, non, ne jugons point du corps ny du visage ;
La beauté pour l’amour est un grand avantage.
Elle n’a pas aussi toujours un mesme effet,
« On ayme bien souvent un objet* imparfait :
795 Tel en fait son idole, et l’autre son supplice,
« La vertu* plaist souvent beaucoup moins que le vice.
Le plus aymable objet* qui soit dessous les Cieux
N’a jamais treuvé l’art de charmer* tous les yeux.
Si le Prince resvoit* à faire289 une maitresse*, [p. 47]
800 Et qu’il en d’eust aymer, il aymeroit Lucresse :
Mais quoy que sa beauté, le doive assez charmer*,
Sa vertu* toutefois l’empesche de l’aymer.
Il ny faut point songer : Lucresse est plus qu’humaine,
Tout amant* y doit perdre et ses vœux et sa peine :
805 Et si quelqu’un pouvoit y soulager ses maux,
Il fascheroit les Dieux qui seroient ses rivaux.

MELIXENE.

O que sa chasteté romproit son entreprise* !
« Mais parfois la plus chaste est la plutost290 surprise.
Il ne faut qu’un moment pour s’emparer d’un cœur,
810 Dont on se rend apres le maistre et le vainqueur.
« Combien en voyons nous qui sont toujours au Temple
« Et qui sont en effet de tres mauvais exemples ?
Qu’on vive comme il faut, ou qu’on vive autrement ;
Il est bien malaisé d’en juger sainement,
815 Nostre ame se fait voir, mais d’un tel artifice*,
Qu’on la voit rarement sous les habits du vice.

TULLIE.

Si bien qu’à ton advis, Lucresse peut faillir.

MELIXENE.

On peut beaucoup gaigner quand on veut assaillir.

TULLIE.

Arreste, Melixene, et ne blâme personne, [p. 48]
820 Et dis que sa vertu* merite une couronne.
Car quiconque sçait bien comme Lucresse fait,
Croira qu’elle produit toujours un mesme effet.
Son esprit est exent d’une amoureuse flâme,
La vertu* seulement regne dedans291 son ame*.
825 Pas un n’y peut entrer, si ce n’est Colatin,
Ses desseins* ont l’honneur* pour leur derniere fin :
Et je croy que tous ceux qui voudront l’entreprendre*,
Ne croiront pas d’abord292 qu’elle se puisse rendre.
Mais peut estre que Sexte ayme une autre beauté,
830 Et que c’est autre part qu’il perd sa liberté.
N’importe quelque objet* que son ame* revere,
Quelque fille qu’il ayme ou facile, ou severe,
Et de quelque costé, que vienne son malheur,
Il faut à tout le moins293 divertir sa douleur.

SCENE QUATRIESME. §

[G, 49]
TARQUIN, COLATIN, BRUTE.

TARQUIN.

835 Estes-vous satisfaits ? Ardée est-elle prise ?
Nous voyons le succez d’une belle entreprise*.
Apprenez de ces gens ceux qu’il faut honorer.
« Ne voyez point de Roy sans vouloir l’adorer.
« Chacun doit obeyr à sa moindre demande,
840 « Et vous devez plier quand un Roy vous commande.
Considerez un peu voyant vos ennemis,
Que vous avez leur bien* dont je les ay demis,
Que la ville est à nous, qu’ils ont perdu la vie,
Et que le chatiment a suivy leur envie.
845 Ils ont eu des projects que je viens d’étoufer,
Nous avons la victoire, il reste à triomfer.
Abandonnons ces lieux, et retournons à Rome.
Montrons que son bon-heur ne depend que d’un homme,
Qu’elle a des ennemis, qu’elle fait des jalous,
850 Mais qu’en m’obeyssant elle commande à tous294.

COLATIN.

Il faut le confesser ; vostre gloire* est trop ample, [p. 50]
Il ne nous reste plus qu’à vous bastir un temple.
Les maus qu’on nous donnoit n’auront plus de resfus !
Paressons desormais, l’ennemi ne vit plus.

BRUTE.

855 Rome qui vous attend avec impatience
Recueillera les fruitz de vôtre experience.

TARQUIN.

Nous tardons trop long temps ; allons peuple Romain.

COLATIN,

tout-bas à Brute.
Je vais à Colasie, adieu jusqu’à demain.

BRUTE.

C’est là que vous pourez finir vôtre tristesse*,
860 Servez donc vôtre humeur*295, et contentez Lucresse.

SCENE CINQUIESME. §

[p. 51]
SEXTE. LUCRESSE dans un lit.

SEXTE.

Madame, Colatin n’a plus aucun souci,
Sçachez qu’en peu de temps vous le verrez icy.
Benissez le bonheur que le Ciel vous envoie,
Et par mille baisers preuvez-luy vôtre joye.
865 Que ne puis-je un moment gouverner le destin !296
Que ne suis-je moins pour estre Colatin !297
Madame, il n’est plus temps d’user d’aucune feinte,
Pour avoir tant d’amour mon ame* a trop de crainte,
Et quand je vous mettrois dans un juste courous
870 Pardonnés si je dis que je brûle298 pour vous.

LUCRESSE.

Pour moy ; Dieus vôtre amour me rendroit malheureuse :
Ayez à mon esgard l’ame* plus genereuse*,
Ne me cotraignez point, pour en venir à bout,
Et pour me bien aymer, ne m’aymez point du tout.

SEXTE.

875 Cent fois vôtre vertu* m’en a voulu distraire,
Et cent fois mon amour a voulu le contraire,
Jamais,299 pas un moyen ne m’a pû secourir, [p. 52]
J’ay paru dans la guerre à dessein d’y mourir.
J’ay cherché dans la paix le repos qu’on y treuve,
880 Et pour m’en divertir j’ay tout mis à l’espreuve.
J’ay voulu m’absenter, me voila revenu,
Plus je brise de fers, plus je suis retenu.
Mon ame* là dedans sçait garder vôtre image,
Quand vous la punissez elle vous rend hommage.
885 Si j’arrache du cœur ce portraict glorieux*,
Il y rentre, aussi-tost qu’il disparoist aux yeux.
De grace pardonnez à l’excès de ma flamme,
Ce portraict est trop beau pour l’oster de mon ame*.
Et le sort* qui se plaist à me voir endurer
890 Me crie incessamment ; Sexte il faut l’adorer.

LUCRESSE.

Mais vostre guerison n’est pas dans ma puissance,
Vos desseins* pour Lucresse ont trop peu d’innocence.

SEXTE.

Madame, accordez- moy ce que j’ay merité,
Ne me reduisez point à d’autre extremité*.
895 Pour me rendre aujourd’huy le destin plus prospere
Je veux tuêr Tullie, et massacrer mon pere.
Vous serez absoluë, et cette qualité
A la fin changera vôtre incredulité.
Vous marcherez en Reine, et le sort* qui vous brave, [p. 53]
900 Mal-gré vos ennemis se rendra vostre esclave.
Vostre esprit vainement se void trop combatu300,
Souvent pour prendre un Sceptre on quitte la vertu*.
Usez de ce bon-heur quand le Ciel vous le donne,
La gloire* quelquefois vaut moins qu’une couronne :
905 C’est trop me retenir, ne balancez* plus tant,
Rendez-vous miserable301, ou me rendez302 contant.
Car si je ne suis point dans ce cœur plein de glace,
Sçachez que ce poignard s’y doit faire une place.

LUCRESSE.

Je sçay bien que ce bras ne t’en peut empescher,
910 Mais tu ne sçaurois pas me contraindre à pecher.
De quelque grand mal-heur qu’on menace ma vie,
Je croiray que ma mort sera digne d’enuie*,
Massacre donc ce corps, et ne retarde pas,
Je crains plus ton amour que l’horreur du trépas.
915 Vouloir tuër le Roy pour assouvir ta rage ?
Est-ce avoir de l’amour ? Ou monstrer du courage ?
Pour gaigner mon esprit faire un double attentat,
Et pour me ruyner, ruyner tout l’Etat !
Quel crime épouventable oze attaquer vostre ame* ?
920 Vous vivez donc de sang aussi bien que de flame ?
Monstre de cruauté, barbare303 que fais-tu ?
Voudrois-tu par un crime acheter la vertu* ?

SEXTE.

Apres ces traitz d’amour le despit me surmonte, [p. 54]
Je sçaurai desormais publier vôtre honte.
925 Tout le monde apres moy la viendra publier.
On ne vous fuira plus que pour vous oublier,
Et tous ceus qui sçauront d’où vient cette colere
Trahiront vostre amour pour tâcher de me plaire.
Je prendray cet esclave, et cette propre main
930 Produira sur son corps un efét inhumain,
Vous causerez sa mort pour m’estre trop farouche,
Et son sang innocent soüillera cette couche.
Apres, je le mettray moy-mesme entre vos draps,
Je diray qu’il est mort au milieu de vos bras ;
935 J’auray mille tesmoins comme on vint vous surprendre304.
Lors305 vous pourez crier, et non pas vous deffendre,
Lors vous souhetterez l’exces de mon amour,
Lors aussi vous perdrez et l’honneur* et le jour.

LUCRESSE.

Quoy Prince, je perdrois l’honneur* de cette sorte,
940 Votre amour est bien grand, mais la haine est plus forte.
Toute-fois ce moyen ne sçauroit m’attirer.
N’importe !

SEXTE.

J’en ay cent pour vous desesperer.
Mais vous resistez trop ; et j’ay trop d’inocence, [p. 55]
Il se faut au besoin servir de violence.

LUCRESSE.

945 Hé sauvez mon honneur*.

SEXTE.

Nous en viendrons à bout !

LUCRESSE.

Que voulez vous de moy, puis que vous m’ôtez tout ?
Au secours Cecilie…

SEXTE.

Ah ! J’ay trop eu de crainte
J’estime tout en vous, mais je hay vostre plainte.

LUCRESSE.

Cecilie au secours ? createurs de ces lieus,
950 Helas ! si vous m’aimez jettez icy les yeus.

Fin du troisiesme Acte.

ARGUMENT DU QUATRIESME306 ACTE. §

[p. 56]

Lucresse ne croyant pas devoir conserver sa vie, apres avoir perdu son honneur* ; se fait des armes de tout pour se faciliter la mort : mais elle en est empeschée par Cécilie, qui pour la flatter* dans son mal-heur luy veut persuader que la force* rend son peché excusable. Mal-gré les sentiments de Cécilie elle envoye une lettre dans laquelle son regret est assez visible ; mais où elle ne se blâme pas tout à fait, aiant esté violée, et où elle ne veut pas s’excuser estant adultere. Sexte et Maxime se doutant de la rage de Lucresse, et craignant les premiers mouvements du Peuple Romain, deliberent d’aller à Tarquin307, pour obtenir le pardon d’une telle faute. Cependant qu’ils vont à Rome, le valet de Lucresse rencontre Colatin qui revenoit à Colatie, qui s’estant enquis de la santé de sa femme, treuve dans sa lettre un sujet de desespoir. Ayant sçeu l’autheur de cette infamie, il jure avec son beau-pere Lucretie, de punir une action si detestable ; et dés l’heure vont esmouvoir308 tout le peuple et Brute principalement, qui n’attendoit que l’occasion de s’exenter de leur tyrannie ; et qui treuva celle-cy pour donner aux Romains la liberté pour laquelle ils faisoient des vœux secrets ; sans oser aller plus avant.

ACTE IV.309 §

[H, 57]

SCENE PREMIERE. §

LUCRESSE. CECILIE. MAXIME. SEXTE.
MISENE. COLATIN. LUCRETIE.
LUCRESSE. CECILIE.

LUCRESSE.

Et tu veux que je vive apres sa perfidie310,
Par la fin de mes jours finis la Tragedie.
La mort est mon remede ; et je ne puis guerir,
Pour ce que ta bonté m’empesche de mourir.
955 Ta main qui doit servir à me donner de l’aide
M’empesche donc ainsi de choisir mon remede,
Soufre* que je t’embrasse, et que je meure ici.
Et qu’àpres mon honneur* je perde mon souci.

CECILIE.

Ce dessein* ne peut-il vous donner de la crainte ? [p. 58]
960 Estimez vous qu’on peche en pechant par contrainte
Madame il en faut faire un autre jugement,
Et le peché ne vient que du consentement.
La mort est effroiable, et vous la voulez prendre
C’est une complesance, où je ne puis me rendre.
965 Je sçai bien que ma gloire* est de vous obeir,
Mais je ne la mettrai jamais à vous trahir.
Cherchez d’autres desseins* et mon ame* vous jure
De vous aider par tout à vanger cette injure.

LUCRESSE.

Que ne venois-tu donc empescher sa rigueur ?

CECILIE.

970 J’étois lors insensible à l’egal de son cœur311.
Eussai-je crù jamais vôtre perte certene ?
Je prenois le repos au fort de vôtre peine312,
Et comme, si le Ciel eut conclu ma douleur,
Il vint en mon absence achever ce maleur.
975 Eut on dit que le Prince eut eu l’ame si noire
Que de venir la nuit pour ternir vôtre gloire* ?
Il faloit le sçavoir nous l’eussions empesché,
Mais s’il eust eté Prince eut-il ainsi peché ?313
Nous voions toutefois par cette experience, [p. 59]
980 Que vous estes sans blâme, et luy sans conscience.

LUCRESSE.

Dy tout pour m’obliger* ; mais je ne pense pas
Que mon crime ressent ne merite un trépas.
Allons-nous retirer dans un lieu solitére,
Fay moy ce que tu veux, mais je suis adultere,
985 Nostre couche est polluë et ce Prince odieux
N’a point craint d’irriter la colere des Dieux.

CECILIE.

Il est vray, mais tous ceux qui connoistront sa rage,
Plaignant vostre mal-heur loüeront vostre courage,
Cette infortune est grande, et vous devez juger
990 Que vous estes à plaindre, et qu’on vous doit vanger.
Peut-estre verrons-nous la fortune* changée,
On punira le Prince, et vous serez vangée.

LUCRESSE.

Ah ! c’est ma seule mort qui me peut secourir,
Vange donc mon injure* en me faisant mourir.
995 Cache par mon trépas ma derniere infortune :
Je souffre* mille morts pour n’en souffrir* pas une.

CECILIE.

Que j’oblige* par là vostre esprit abatu, [p. 60]
On diroit que ma main fit mourir la vertu*.

LUCRESSE.

La vertu* Cecilie ? ah pauvre mal-heureuse !
1000 Lucresse que tu voy n’est plus si vertueuse*.
Si la force* de Sexte a causé cet affront
Je n’en porte pas moins la honte sur le front.
Peut-estre qu’on le sçait par314toute la Province ;
Et qu’on me croit desja la maitresse* du Prince.
Elle dit cecy à Misene.
1005 Va treuver Colatin, s’il n’a perdu le jour,
Dy luy qu’a ma priere il haste son retour.
Fais voir qu’une fureur justement me transporte*,
Que s’il ne vient bien-tost, il me treuvera morte :
Porte luy ce papier, je t’ay trop retenu
1010 Cours, tu n’avances point, n’es-tu pas revenu.

CECILIE.

Madame vostre escrit pourroit bien le surprendre,
Cachons si bien ce mal qu’il ne le puisse apprendre.

LUCRESSE.

Mais toy qui croy bien faire en m’empeschant d’agir
Instrui-moy du moyen de le voir sans rougir :
1015 Il verra sa moitié, sans en faire du conte315, [p. 61]
Il ne pourra m’aymer et conêtre ma honte,
Esperay-je de luy quelque traict de pitié ?
Ay-je pû conserver nostre saincte amitié* ?
Colatin me voyant verra son infamie,
1020 Il croira que l’amour m’a fait son ennemie.
Et peut-estre qu’au lieu de pleurer comme nous,
Il nous viendra punir et monstrer son couroux.
Et tu veux t’étonner* voyant que je soupire*.

CECILIE.

Mais apres ce mal-heur en craignez-vous un pire ?
1025 Madame qu’il demeure, et qu’il n’en sçache rien,
Il apprendroit sa honte.

LUCRESSE.

O Dieux quel entretien* !
Une telle action seroit-elle impunie ?
Colatin doit vanger ma douleur infinie.
Ne m’en parle jamais !

CECILIE.

Je prevoy des mal-heur,
1030 Qui vous feront verser et du sang et des pleurs ;
Sexte ne peut jamais eviter sa colere,
Il ira le tuër dans les bras de son père
Le peuple avecque luy rabatra tous leurs coups, [p. 62]
Et puis si vous mourrez, il mourra comme vous.

LUCRESSE.

1035 Ah ! que si tu m’aymois, tu romprois, Cecilie,
Par un coup genereux* l’amitié* qui nous lie.
Tu perdrois ta maitresse et ne la perdrois pas,
Tu luy ferois un bien luy donnant le trépas.
Ton ame* pitoyable a trop de retenuë,
1040 Dépesche, acheve moy, me voila toute nuë.
Rends moy si tu le peux cét office d’amour,
Quiconque perd l’honneur* doit bien perdre le jour.
Je t’en donne un moyen, et ton ame* resiste,
Quoy depuis mon malheur je te voy toute triste*.
1045 Tu plains mon desespoir, et ton cœur ne veut pas
Cacher mon deshonneur* en causant mon trépas.
Tu m’enten soupirer*, ta pauvre ame* soupire*,
Mon bras me peut guerir, et le tien le retire.
Fais ce que tu voudras, mais il faut que la mort
1050 Succede au desespoir que me livre le sort*.

SCENE DEUXIESME. §

[p. 63]
MAXIME, SEXTE.

MAXIME.

J’entendois vos debats, et je n’osois parétre,
Je m’eusse fait complice, en me faisant conétre :
J’y voulu bien aller pour faire un autre éfort,
Mais je me ressouviens que je vous faisois tort.
1055 Plus elle resistois, plus vous faisiez d’approches,
Je pesois vos discours, j’entendois ses reproches.
Et quand vous avanciez l’effet de vos desirs
Pour vaincre vostre amour, elle avoit des soûpirs*.
Vostre ame* se picquoit dans cette resistance,
1060 Vous la vouliez changer en voyant sa constance,
Et la force* à la fin mit dans l’extremité*
L’exemple des vertus* et de pudicité.
Mais lors que je luy vis le desespoir dans l’ame*,
Mon esprit affligé censura vostre flame.
1065 Je blamois avec elle une telle rigueur,
Et vostre cruauté me perça jusqu’au cœur.
Je disois en moy-mesme : Ah, Sexte, est-il possible !
Helas si vous l’aimez, soyez donc plus sensible !
Menagez autrement un telle beauté,
1070 Pour aymer son merite aymez sa chasteté.
N’usez en son endroict316 d’aucune violence, [p. 64]
Et pour l’amour des Dieux aymer son innocence.
Toutefois mes souhaits n’eurent aucun éfet,
La force* vous acquit un objet* si parfet.
1075 Vous treuvâtes moyen d’appaiser vostre flame,
Lucresse vous servit comme la plus infame.
Sa priere jamais ne vous peut émouvoir317,
Sa foiblesse parut pres de vostre pouvoir.
Et cette beauté chaste au lieu d’estre adorée,
1080 Pour aimer trop l’honneur*, se vit deshonorée*.
Qu’elle fit des soûpirs* ! qu’elle versa de pleurs
Dessus318 la mesme couche où vous treuviés des fleurs !
Et je disois de vous il faut pour son merite
Que la pitié le prenne, et que l’amour le quitte.
1085 Mais nous parlons en vain tandis qu’elle se plaint,
Et puis vous avez fait tout ce que j’avois craint.

SEXTE.

Il est vray que mon crime a fini mon supplice,
Mais c’est avoir trop d’heur319 que d’en estre complice.
Maxime on ne sçauroit juger de mon plaisir,
1090 Pour te le raconter j’ay trop peut de loisir.
Qu’elle m’ait fait heureus par amour, ou par crainte ;
Cependant320 j’ay finy le sujet de ma plainte ;
Et si le repentir me rend triste* ou confus,
C’est d’avoir eu de l’heur, et ne n’en avoir plus.

MAXIME.

[p. I, 65]
1095 Toutefois confessez.

SEXTE.

Que j’ay failli sans doute ;
Mais confessez aussi que l’amour ne voit goute321,
Et que bien rarement on s’entretient* des Dieux
Quand un objet* si beau se presente à nos yeux.

MAXIME.

Que l’objet* soit infame, ou qu’il soit adorable,
1100 C’est un crime pourtant dont vous estes coupable.
Lucresse est violee, et par droit d’amitié*,
Colatin doit vanger cette chere moitié.
Que sçait-on si le Roy se doit mettre en colere ?
Si la mort quelque jour en sera le salere :
1105 Et si le desespoir forcera les Romains,
De porter sur vous deux et leur haine et leurs mains.
Le Senat irrité, le peuple dans sa rage,
Viendront bien-tost à bout de vôtre grand courage,
Et dé-ja Colatin n’a que trop de pouvoir
1110 Ni que trop de sujet de l’aller émouvoir322.

SEXTE.

Maxime apres le Roy, qu’est-ce qui nous peut nuire ?
Dans un si grand mal-heur je me sçauray conduire.
Mais allons audevant, il me pardonnera, [p. 66]
Personne apres cecy ne me condannera.
1115 Ne m’abandonne point dans ce danger visible,
Et fais pour mon salut ce qui sera possible.

SCENE TROISIESME §

MISENE, COLATIN.

MISENE.

Je n’en fais que sortir, je vous allois treuver,
Mais sans doute il est temps, vous devez ariver323.

COLATIN.

Pourquoy viens tu d’abord324 m’afliger de la sorte ?
1120 Ay-je quelque malheur ? Lucrese est elle morte ?
Tu portes sur le front un visible danger,
Dy moy que t’a-t-on fait que je puisse vanger ?
Que crains tu pour ma femme ? est-ce mon infortune
Dont le ressentiment aujourd’huy t’importune ?
1125 Parle, il faut aussi bien le sçavoir tôt ou tard,
Apren moy ton ennüi* que j’y prenne ma part ;
Quelque reçent maleur parêt sur ton visage.

MISENE.

Dieux ! je ne me sçaurois retenir davantage.
J’en apporte un écrit, à l’entendre parler [p. 67]
1130 On diroit que pas un ne la peut consoler.
Je crains quelque accident.

COLATIN.

Il dit cecy en prenant le papier.
Que viens-tu de me dire ?
Dois-je le déchirer ou si325 je le doy lire ?
S’il cache mon mal-heur, à quoy bon de le voir,
Le puis-je déchirer s’il me fait le sçavoir ?
1135 Croiray-je à cét écrit qui cause ma tristesse* ?
Le papier souffre* tout, mais il est de Lucresse.
Portes-y donc les yeux mal-heureux Colatin,
Pour y lire l’arrest de ton mauvais destin.

LETTRE DE LUCRESSE.

Vous cherchez le fer326et la flame327,
1140 Pour mourir dans un lict d’honneur*,
Le vostre n’en a plus, et vostre pauvre fame
Est le butin d’un suborneur.

Venez punir une injustice
Dont vostre honneur* est combattu328,
1145 Ma vertu* desormais, doit passer pour un vice :    
Mais je n’ay vice ny vertu*.
Misene tu me tiens trop long-temps en balance*,
Instruy moy de l’autheur de cette violence :
Que j’aille dans son sang nettoyer ce forfait329, [p. 68]
1150 Si tu cognois ce crime, apren moy qui l’a fait.
Dy moy le nom du traitre, afin que je me vange,
Son trespas desormais doit faire ma loüange.
Dy comme ce barbare a perdu la raison,
Je l’iray massacrer jusque dans sa maison.
1155 Lucresse verra donc sa liberté ravie
Et le tyran qu’il est n’a point perdu la vie ?
J’en veux faire un objet* espouvantable aux yeux,
Je veux que mon injure* interesse les Dieux.
Quoy je le veux connétre, et pas un ne le nomme,
1160 Mais n’est-ce point un Dieu, sous la forme d’un homme330.
Je ne sçay point le nom de mon persecuteur,
Je ne voy point celuy qui m’arrache le cœur.
Vains pensers331, desespoir, crainte, amoureuse flame,
Presentes-le à mes yeux en l’ôtant de mon ame*.
1165 O Dieux ! si c’étoit vous j’abatrois vos autels
Vous n’auriez plus de vœux, je vous rendrois mortels.
Il lit.
Vous cherchez le fer et la flame.
Oüy, je les chercheray, doux objet* de mon ame*,
A dessein seulement de vanger cet affront
1170 Qui nous imprime à tous la honte sur le front.
Ouy je les veux chercher, et mon ame* te jure
De vanger tôt ou tard cette visible injure.
Je chercheray les feux, je chercheray les fers, [p. 69]
Je veux sçavoir les maux qu’on endure aux enfers,
1175 Afin qu’en les sçachant une peine infinie,
Me vange sur l’autheur de nôtre ignominie.
Execrable bourreau qui détruis mon bonheur,
Tu te causes la mort, causant mon deshonneur*.
Il lit.
Venez punir une injustice.
1180 Ah ! l’infame qu’il est traine332 trop son suplice.
Lucresse, je l’avoûe, il doit estre puny,
Le Ciel me vangera son crime est infiny.
Aujourd’huy cette main y doit estre occupee,
S’il evite la foudre il craindra mon épee.
1185 Ne t’en aflige point nous serons soulagez,
Les Dieux et Colatin doivent estre vangez.
Il se laisse tomber.

MISENE.

Que n’estois-je muet, la fureur le transporte*,
Et pour y resiter sa douleur est trop forte,
A combien d’accidens nous trouvons nous reduits !
1190 Et pour si peu de jours, que nous souffrons* de nuits !

COLATIN.

Il lit.
Vous cherchez le fer et la flame.
Pour mourir dans un lit d’honneur*.
Le votre n’en a plus, et vostre pauvre femme
Est le butin d’un suborneur.
1195 O Ciel ! c’est à ce mot que mon ame* est blessée, [p. 70] 333
Ce mal-heur peut il bien entrer dans ma pensée.
Ma femme est le butin d’un lâche suborneur,
Dois-je croire sa lettre ou bien mon deshonneur*.
Que ce triste* penser met mon ame à la gêne !
1200 D’une chaste Lucresse on en fait une Helene.
On surprend donc Lucresse, on en vient donc à bout,
Ce qui fut la vertu* n’est donc plus rien du tout.
Il lit.
Venez punir une injustice
Dont vostre humeur* est combattu,
1205 Ma vertu* desormais, doit passer pour un vice
Mais je n’ay vice ny vertu*.
Lucresse n’a plus rien contre mon esperance,
La vertu* desormais perd donc son asseurance.
Quoy Lucresse n’a plus ny vice ny vertu*,
1210 Misene c’est en vain, pourquoy retardes-tu ?
Ce secret nous importe, à quoy bon de le taire,
Nomme viste l’autheur d’un infame adultere.
Helas ! j’ay beau parler tu ne me répons pas,
Pourquoy venois-tu donc prononcer mon trépas ?
1215 Ny vice, ny vertu* j’ay trop d’impatience,
Et ce retardement noircit ma conscience.

MISENE.

J’ay trop esté muët, il est temps de parler, [p. 71]
Ce poinct le touche trop, il faut le reveler.
Sexte a faict vostre mal, il n’est plus temps de feindre,
1220 Il a forcé*Lucresse, et nous force* à vous plaindre.

COLATIN.

Il a forcé* Lucresse, et ce Prince brutal
A contenté ses sens d’un plaisir si fatal ?

SCENE QUATRIESME. §

[p. 72]
LUCRETIE. COLATIN.

LUCRETIE.

Mon fils, quel nouveau bruit334 trouble nostre esperance ?
Vous en a-t’on donné de meilleure asseurance.
1225 Le peuple maintenant m’a rendu tout confus,
Ah ! que je ne suis pas ce qu’autrefois je fus.
J’enten qu’un chacun dit ce que je n’ose dire,
Nous sommes tous les jours esclave de l’Empire.
Ma fille est violee ; un tyran nous retient ;
1230 Alors qu’un mal nous passe un autre nous revient.

COLATIN.

C’est trop, c’est trop parler ! monstrons nostre courage,
Que le pere et le fils ressentent nostre rage.
Allons, mon père, allons ; c’est trop nous retenir,
L’autheur de nostre mal ne se peut-il punir ?
1235 Non, non, il faut s’en prendre à toute la famille,
Vous vangerez ma femme en vangeant vostre fille ;
Dieux qui sçavez l’autheur de cèt injuste éfort !
Le pouvez vous bien voir sans luy donner la mort ?
Sexte a fait nos mal-heurs.

LUCRETIE.

[J, 73]
Il faut tout entreprendre*,
1240 Viste ne craignons rien, tachons de nous defendre.
Tel que335 soit le tyran qui nous ôte l’honneur*,
Il se ressouvient trop de son premier honneur*.
Il faudra reparer mon injure* et la vôtre,
Et repousser de mesme un crime par un autre.

COLATIN.

1245 Je vangeray Lucresse avant que de336 la voir,
C’est par là que je veux luy preuver mon devoir.
Il attire sur luy des fureurs legitimes
Ou les Dieux haïront la vangance des crimes.
Mais nous parlons en vain, forçons* les loix du sort*,
1250 Et cherchons aujourd’huy sa misere ou sa mort.
En cette occasion que le Ciel nous presente,
L’ame* la plus cruelle est la plus innoncente.
Aions pour nous vanger un dessein* genereux*,
Et faisons d’un grand Prince un pauvre malheureux.

Fin du quatriesme Acte.

ARGUMENT DU CINQUIESME ACTE. §

[p. 74]

Tarquin pensant joindre la joye à son triomphe, se treuve surpris du pardon que Sexte veut exiger de luy : apres avoir apris la nouvelle d’une action où il s’attendoit le moins ; il commande à son fils de se retirer ; ce que Sexte ne pùt refuser dans la crainte qu’ils avoient, que les ressentimens du peuple irritez par sa presence, ne se convertissent en fureur. Il s’en alla avec Maxime dans une petite colonie où il fut tüé un an apres337. Tullie ayant veu dans la passion du Prince, le commencement de son mal-heur, apprend que le peuple cherche Tarquin, et que Brute en ce rencontre338 fait tout ce qui n’estoit pas impossible pour se delivrer de sa tyrannie. L’éfet succede à la crainte ; car Lucretie, Colatin, Brute et quelques autres, donnent la fuitte à leur Roy, et chassent toute la race des Tarquins339. Apres avoir contenté, leurs desirs, Colatin et Lucretie vont voir Lucresse, qui ne pouvant survivre à son deshonneur*, apres avoir prié Colatin de vanger son injure, tire secretement de son sein un poignard et se tüe voulant laisser par sa mort la mémoire de sa vie et de sa vertu* aux nations les plus reculées.

[p. 75]

ACTE V. §

SCENE PREMIERE. §

TARQUIN, BRUTE, MAXIME, SEXTE,
TULLIE, MELIXENE, COLATIN,
LUCRETIE, LUCRESSE.

TARQUIN

dans un char de Triomphe.
1255 Romains, c’est comme il faut honorer ma conqueste,
Vos lauriers semblent beaux quand ils son sur ma teste.
Les sujets dont les Roys procurent le bon-heur,
Sont obligez* du moins de leur rendre l’honneur* ;
Et les Rois qu’on doit craindre, et qu’on doit reconetre,
1260 En rendent grace aux Dieux dont ils tiennent leur être.
Il ne faut que me plere ; et vos moindres desirs, [p. 76]
Seront toujours suivis de semblables plesirs.
Romule est dans le Ciel ; mais à la moindre guerre,
Il verra son Empire aussi grand que la terre.
1265 Si les hommes l’ont mis au rang des immortels,
Je veux que ma vertu* batisse mes autels,
Et qu’à la fin le peuple en signe de victoire,
Me juge estre immotel considerant ma gloire*.
Les hommes ne font pas les biens que je vous fais,
1270 Il n’apartient qu’aux Dieux à montrer ces éfets.
Aussi voiez-vous bien que l’éclat de ma vie,
Donne l’estre à l’Empire, et la mort à l’enuie*.
Jugez que nos desseins* ne sont point superflus,
Les Dieux sont nos seconds* quand nous n’en pouvons plus.
1275 Ils sont tous obligez* de prendre ma defence,
Car vouloir m’ofenser c’est leur faire une ofence.
Mais parmi les plaisirs que me donnent les Dieux,
Je ne sçai ce qui trouble et mon ame* et mes yeux.
Dans ce puissant bon-heur que le Ciel nous envoye,
1280 Mille pensers confus importunent ma joye.

BRUTE.

Je sçay bien comme il faut rabatre ton orgueil,
Pren garde que ce char ne te soit un cercueil340.

SCENE DEUXIESME. §

[p. 77]
MAXIME, SEXTE, BRUTE, TARQUIN.

MAXIME.

Allez ne craignez rien ; tout vous sera prospere,
Je sçay, s’il est bon Roy, qu’il n’est pas mauvais père.

SEXTE.

1285 Tu m’as toujours aymé, sui moy jusques à la mort,
Dieux je crains le naufrage, où j’avois crû le port.
La honte me devroit empescher de paretre,
Seigneur pardonnez moy je viens me reconnetre341.
J’ay violé Lucresse.

BRUTE.

O Lâche suborneur !
1290 Nous avons cent moiens pour finir ton bon-heur.
Qu’une telle action demeurât impunie,
Brute que tardes tu dans cette tyrannie ?

TARQUIN.

Lucresse est violee : et Sexte en est l’autheur ?
Sexte pour violer a-t’il assez de cœur ?
1295 Si vous estiez mon fils pouriez-vous faire un crime ? [p. 78]
Mais vous peut-on donner un pardon legitime ?
Quoy Sexte vôtre vice a de si beaux objets* ?
Et vous pouvez trahir mes plus nobles sujets.
Je devois toujours vivre et mourir dans la gloire*,
1300 Et vous avez commis une action si noire.
Fuiez d’icy mon fils, fuiez pour vôtre bien,
Je crains trop vôtre mal, et plains trop peu le mien.

SEXTE.

Quoy vous me bannissez ? c’est vous en qui j’espere.

TARQUIN.

Le crime vous banit, et non pas vôtre père.
1305 Il falloit se resoudre à me bien imiter,
C’eust esté dequoy vivre et dequoy meriter.
J’avois toujours predit que votre promtitude342,
Ne vous feroit regner que dans la solitude.
« Pour vivre comme il faut, faites vous une loy,
1310 Vous estes crû trop pront pour estre estimé Roy.
« Un Roy qui brave tout et que pas un ne brave,
« Ne se commendant point ne vit plus qu’en esclave ;
« Et celuy que les sens veulent parfois trahir,
« Doit estre estimé Roy s’il s’en fait obeïr.

SEXTE.

[p. 79]
1315 Si bien qu’il faut sortir, et que votre puissance,
Ne me deffendroit pas de la moindre insolence ?
Verrai-je où vous serez tout un peuple irrité ?
Pourroit-il m’attaquer avec impunité ?
Ne me refusez pas la pitié que je donne,
1320 Pour excuser mon mal, montrez votre couronne.
Vos bons sujetz iront au devant de ses coups,
S’il n’a pitié de Sexte, il aura peur de vous.
Faites sans me punir mon destin plus prospere,
Vous estes bien mon Roy, mais vous estes mon père.
1325 Vous pouvez m’exiler ou bien me retenir,
Vous me pouvez enfin pardonner ou punir.

TARQUIN.

Est-ce ainsi comme il faut apaiser la justice ?
Vouloir que ma vertu* repare vostre vice.
Faire ainsi toujours mal pour ce que je fais bien,
1330 Crere que pour cela vous ne meritez rien.
Non non si mes vertus* ont eu des recompenses,
Il faut un chatiment pour toutes vos ofences.
À punir son dessein* sur la vertu* d’autruy,
Ozer me procurer un si funeste343 ennüi*,
1335 Vous perdez le chemin que je vous facilite,
Et vous pouvez manquer 344en voyant mon merite ?
Aprenez que le peuple aura juste raison [p. 80]
De nous punir un jour de cette trahison.

SEXTE.

Mon crime est le sujet d’une juste colere,
1340 Et je mourray bien-tôt si ma mort vous doit plére.
Mais faites moy revivre, et veuillez m’assiter :
« Les Rois comme les Dieux sçavent ressusciter.

TARQUIN.

He quoy vous croiez donc que je l’aille entreprendre*,
Que je m’oste la vie afin de nous la rendre ?
1345 «  Le peuple qui reçoit et qui défait nos loix,
« Se fait le plus souvent craindre autant que les Rois.
«  Les sujets irritez treuvent tout legitime,
« Et du plus juste Prince ils en font leur victime.
Allez ne tardez plus c’est trop long-temps parler,
1350 Celuy qui vous banit sçaura vous rapeler.

SEXTE.

Maxime, cher ami, que mon mal importune,
Sui moy dans ce mal-heur comme dans ma fortune*.

TARQUIN.

« Toujours l’ombre parest aupres de la clarté,
« Et le mal-heur se mesle à la prosperité !
1355 « Les objets* les plus beaux à la fin sont funebres, [K, 81]
« Et le jour le plus clair est suivi des tenebres,
« Il semble apres un bien*qu’il faille soupirer*,
« Et le méme œil qui rit est sujet à pleurer.
N’importe, il faut tourner les malheurs en coutume, 
1360 Voions si nos douçeurs auront plus d’amertume.

SCENE TROISIESME. §

TULLIE. MELIXENE.

TULLIE.

Je te l’avois bien-dit qu’il estoit amoureux*,
Et qu’enfin son amour le rendroit malheureux.
Eust on crû que le Prince en usât de la sorte ?
Et que sa passion dût paretre si forte ?
1365 Je crains que son trepas fasse tous nos malheurs,
Qu’on oblige* nos yeux à répandre des pleurs,
Et que malgré nos soins il faille se resoudre,
A recevoir du Ciel quelque grand coup de foudre.
Sexte a connu345 ce crime, et Sexte en est taché,
1370 A-t’il pû s’y porter sans en estre empeché ?

MELIXENE.

C’est au Prince à patir, c’est à nous à346 le plaindre,
Son crime toutefois nous doit faire un peu craindre.
Si le peuple Romain venoit à s’émouvoir347, [p. 82]
Il nous feroit sentir sa haine et son pouvoir.
1375 Chacun voudroit punir ce detestable crime
« Un peuple est dangereux quand la rage l’anime.
Il va de tous cotez, il se moque de tout,
Et ne voit pres-que rien dont il ne vienne à bout.
Il met dessous ces pieds sans que pas un l’arréte,
1380 Ce que les plus grands Rois mettent dessus leur téte.

TULLIE.

Ne t’imagine pas que nous devions perir.
Le peuple est retenu par la peur de mourir.

MELIXENE.

Le peuple ayant soufert* une telle contrainte
Peut faire un desespoir de l’excez de sa crainte.
1385 Et les desespperez ont toujours ce bon-heur
Que s’ils font nôtre perte ils achevent la leur.

TULLIE.

Je ne crains point pour moy, mais je crains pour un autre,
On ne peut commencer ton malheur ny le nôtre.
Mais Sexte ayant manqué, je crains à tous momens,
1390 Qu’un repentir succede à ses contentemens.
Voyons donc où le Ciel tâche de nous conduire
Et s’il nous veut aider ou bien s’il nous veut nuire.

MELIXENE.

Les Dieux nous ayment trop pour changer notre sort*, [p. 83]
Et les Dieux sont trop bons pour nous donner la mort.

SCENE QUATRIESME. §

TARQUIN, BRUTE, COLATIN. LUCRETIE.

TARQUIN.348

1395 Quoy vous me bannissez ? O Dieux quelle insolence !
Vous pouvez- vous porter à cette violence ?

BRUTE.

Vous demeurez encore, achevons tout, Romains,
Poursuivons ce tyran, qu’il meure par nos mains.
Ah qu’avecque raison ; ce lâche se retire !
1400 De sa perte depend le salut de l’Empire.
Pas un ne doit blâmer un si juste attentat,
Sa mort ou son exil peut changer nôtre état.
Le père dès long-temps349 cause nôtre tristesse*350,
Et depuis peu le fils a violé Lucresse :
1405 Le peuple pour351 le père est sans aucun bon-heur,
Colatin pour le fils semble estre sans honneur* ;
Bref, le père et le fils n’ont qu’une mesme enuie*
L’un nous prive d’honneur*, et l’autre de la vie.
Ils nous font malheureux, leurs desseins* sont egaux, [p. 84]
1410 Ils mettent leur plaisir à procurer nos maux,
Ils nous donnent toujours une peine infinie,
Ils font également sentir leur tyranie.
Pour nous donner un bien* ils nous en ôtent deux,
Et nous pourons nous voir si long-temps malheureux ?
1415 Nous devons tous punir leur noire perfidie,
Je veux estre l’autheur de cette tragedie.
Romains je veux apprendre à la posterité,
Que je vous ay servis dans vôtre liberté352.
Que vous estiez perdus, que Rome étoit detruitte,
1420 Qu’elle doit son bon-heur à ma sage conduitte.
Qu’en un mot j’ay sauvé l’Empire des Latins,
Et que Brute a chassé la race des Tarquins.

COLATIN.

Ha Brute genereux*, je beniray ta gloire*,
S’ils sont loing de ces lieux comme de ta memoire.

LUCRETIE.

1425 Poursuivons les Romains, c’est trop s’entretenir* :
Nous commençons fort bien, mais il faut mieux finir.

SCENE CINQUIESME §

[p. 85]

TARQUIN SEUL.

Quelles extremitez* où la rage les porte,
Et je soufre* qu’un peuple en use de la sorte.
A quel crime odieux le porte la fureur,
1430 Un peuple me banit, et je suis Empereur !
Vous commettez Romains ce crime épouventable,
En sçavez-vous353 quelqu’un qui soit plus detestable ?
Rapelez moy Romains, banissez vôtre erreur,
Mais je ne suis plus rien, et j’etois Empereur.
1435 Helas ! faut-il qu’un fils par l’horreur de ses crimes
M’ait mis du plus haut ciel au plus creux des abimes ?
Un peuple trop heureux de reçevoir ma loy,
M’a rendu son esclave, et je vivois en Roy.
O Cieux ! d’où viendroient bien tant de metamorphoses ?
1440 On m’a veu reposer dessus des lits de roses.
Chacun m’obeïssoit ; tous me rompent la foy.
Je ne suis qu’un sujet, et je me suis veu Roy.
L’ennemi me craignoit à l’égal du tonnerre,
Et mon peuple s’obstine à me faire la guerre !
1445 Pendant que je regnois, il avoit trop d’honneur*,    
Dans l’eclat de ma gloire* il voioit son bon-heur.
Mon cœur* luy promettoit le reste de la terre, [p. 86]
Et le peuple s’obstine à me faire la guerre !
Les grandeurs ont toujours un dangereux apas*,
1450 Naistre ainsi dans l’honneur* si nous n’y mourons pas
Reçevoir des faveurs si le Ciel nous en prive,
Soufrir* cent deplaisirs354 quand un bien nous arive,
A quoy nous peut servir un tel contentement
S’il vient comme un éclair et passe en un moment ?
1455 Rois, Princes, Potentats, qui portez les couronnes,
Qui pensez gouverner les cœurs et les personnes,
Considerez Tarquin pour voir un malheureux,
A qui jamais le Ciel ne fut plus rigoureux.
N’agueres ma vertu* se promettoit un temple
1460 Aujourd’huy mon malheur nous doit estre un exemple.
Dans un tel changement que je suis étonné* !
Que nostoi-je le jour à qui je l’ay donné ?
Fils, peuple, desespoir, exil, Empire, fame
Vous portez à tous coups la mort dedans mon ame*.
1465 Romains vostre salut consiste à me ravoir
Et votre seureté depend de mon pouvoir.
Mais funeste malheur où mon ame* est reduitte
Toute ma seureté doit estre dans ma fuitte.

SCENE SIXIESME. §

[p. 87]

COLATIN.

Helas ! ce n’est pas tout ; l’Empereur est bani,
1470 Mais son fils est absent qui demeure impuny.

LUCRETIE.

Nos mains leur donneront des sujets de se plaindre,
Et nous avons des pieds qui les pourront atteindre.
Allons treuver le Prince, et luy faisons sentir
Que l’effet d’un grand crime est un grand repentir.
1475 Mais allons plus avant, et qu’une mort cruelle
Acheve de toucher cette ame* criminelle.

SCENE DERNIERE. §

[p. 88]
LUCRESSE. COLATIN. LUCRETIE.BRUTE355.

LUCRESSE.

Comment les puis-je voir sans mourir à leurs yeux ?
Tout ce que je diray leur doit estre odieux :
Mon père vostre fille est devenuë infame,
1480 Mon cœur je ne suis plus vostre fidelle femme.
Les plus grands accidens qu’on peut s’imaginer,
Le plus grand coup du Ciel qui nous peut ruiner,
Les maux les plus cuisans, et les plus longs supplices,
La colere des Dieux, le fer, les precipices,
1485 Les flames, les poisons, et le plus grand malheur
Doivent par la raison ceder à ma douleur.
Le trépas doit finir une peine infinie,
Et sans avoir peché je veux estre punie.
Et combien que 356mon cœur souhaite le trepas,
1490 Si mon corps est pollu, mon esprit ne l’est pas.
Hier je vis dans la nuit ma pudeur immolee.
Et pour dire en trois mots, Sexte m’a violee.
Oûy je suis violee ; au moins avant ma mort,
Cherchez cet assassin, vangez-vous de ce tort.
1495 Je ne le puis nier : maintenant je confesse,
Qu’apres cet accident je ne suis plus Lucresse.
Ce traitre vient à bout de mes plus grands éfors [L, 89]
Il se met loing du cœur en s’approchant du corps.
La honte me surprend, et la vertu* me laisse,
1500 Je sens que tout d’un coup je ne suis plus Lucresse.
Il cause sans regret tous nos communs malheurs,
Il soufre* mes soupirs*, il adore mes pleurs.
Dans ce ressentiment il fait voir sa tristesse* :
Mais il veut qu’à la fin je ne sois plus Lucresse.
1505 Je le veux regarder et je n’ose le voir,
Car en le regardant je voy mon desespoir.
Je ne puis détourner le desir qui le presse*,
Sexte vit en infame, et je meurs en Lucresse.
Elle se tuë.

COLATIN.

Helas que veux-tu faire ? appaise ta rigueur,
1510 Tu me veux massacrer en massacrant ton cœur.
Lucresse que fais-tu ? console toy mon ame*,
Est-ce pour Colatin que tu manques de flame ?
Ne crains rien mon souci, nous le pourrons vanger,
Bons Dieux comme la mort commence à la changer !
1515 Ne vis tu plus Lucresse ? il est trop veritable,
Nôtre commun mal-heur se treuve inévitable.
Lucresse répond moy, je ne veux qu’un soupir,
Au moins avant ta mort contente mon desir.
Respond moy donc mon ame*. Ah ! la douleur l’emporte
1520 Je n’en ay qu’un soupir ; la voila dé-jà morte.
Mon pere il n’en faut plus esperer d’entretien*, [p. 90]
Sa mort fait icy voir son malheur et le mien.

LUCRETIE.

Atten ma chere fille, atten que je te voie
Si tu finis tes jours tu finiras ma joie.
1525 Mais nous faisons icy d’inutiles éfors
Nos cris ne peuvent rien pour ranimer ce corps.

COLATIN.

Ah ! mon pere aprenez que ce corps que j’honore,
Tout pâle comme il est me doit bien plere encore.
Delices de mes yeux faut-il que le trépas
1530 T’ait montré des rigueurs et ne m’en montre pas.
Ma Lucresse ton cœur est percé de la sorte,
Mais si ton corps est mort, ta vertu* n’est pas morte.
Propos extravagans, entretiens* superflus,
La vertu* ne peut estre où Lucresse n’est plus.
1535 Belle ame* dont ce corps avoit reçeu la vie
Atten, je te vais suivre apreuve mon enuie*.
Je tarde trop long-temps, il faut bien t’aller voir.
Je veux par mon trépas te montrer mon devoir.
Soufrez*, soufrez* ma mort, pour finir ma tristesse*,
1540 C’est suivre la vertu* que de suivre Lucresse.
Il se veut tuer.

LUCRETIE.

O Dieux ! sans mon secours, je voiois tout peri. [p. 91]

COLATIN.

Il se veut tuer.
Lucresse est morte en fame, et je meurs en mari.

LUCRETIE.

Il faut vanger Lucresse, et suivre son enuie*,
L’imiter dans sa mort c’est acretre sa vie.
1545 Je ne retarde point : une semblable mort
Achevera le fiel357 que nous verse le sort*.
Mais prenons nôtre temps, tachons de les poursuivre
Aussi bien tôt ou tard il nous faudra la suivre.
Toutefois pour luy plere et pour nous contenter
1550 Cherchons nostre homicide, il nous faut l’arrester.
Lucresse par sa mort doit estre soulagee,
Et nous mourrons contents apres l’avoir vangee.

BRUTE.

Ne donnons point de temps à des propos si vains,
Et n’ayons point de langue où nous avons des mains
1555 Colatin, c’est trop peu que de banir le père,                1555
Allons chercher le fils, vangeons nous sur la mere,
Par leur banissement ou leur commune mort,
Rome sera sauvee, et nous serons au port358.

COLATIN.

[p. 92]
La vengeance est trop douce, ah ne retardons pas,
1560 S’il a plus d’une vie, il a plus d’un trépas.
Quand il sera puni, je suivray ta belle ombre,
J’iray te voir là bas dans le lieu le plus sombre.
Mais qu’icy nos desseins* ne sont-ils tous égaux,
Car la mort n’est qu’un mal qui finit tous les maux.
1565 Pour avoir elevé ce monstre abominable,
Que Rome desormais devienne épouventable.
Que tous ceux qui l’ont vu patissent à leur rang,
Que leur Tybre à jamais soit un fleuve de sang :
Que les vents les plus doux y causent des orages,
1570 Dont les moindres éfets soient de tristes* naufrages :
Que les plus fortunez s’y treuvent mal-heureux,
Et que le Ciel enfin soit un enfer pour eux.
Que leurs temples détruits soient des objets* funebres,
Que jamais le Soleil n’en chasse les tenebres :
1575 Que ses tours qu’on regarde avec étonnement
Nous fassent voir leur pointe où fut leur fondement,
Que ces lieux qu’on revere, et que rien ne seconde*
Se treuvent aussi bas que le centre du monde.
Et que Rome en un mot dans ce mal-heur nouveau
1580 Pour bien s’ensevelir soit son propre tombeau.

Fin de la Lucresse Romaine.

Lexique §

Pour élaborer ce lexique, nous nous sommes appuyés sur les dictionnaires suivants :

  • – Académie française, Dictionnaire de l’Académie, 1694. (Ac.94)
  • – Furetière, Dictionnaire universel, 1690. (F.90)
  • – Richelet, Dictionnaire François, 1680. (R.80)
  • – Rey Alain (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, Paris, 1998. (3 vol). (A.R).
Amant
Celui qui aime d’une passion violente et amoureuse. (F.90)
V. 314 ; 804
Ame
Conscience, esprit, pensée (F.90)
V. 171 ; 251 ; 270 ; 280 ; 524 ; 531 ; 536 ; 719 ; 767 ; 824 ; 868 ; 883 ; 888 ; 919 ; 1047 ; 1063 ; 1164 ; 1168 ; 1195 ; 1252 ; 1278
Personne que l’on affectionne particulièrement (F.90)
V. 624 ; 1511 ; 1519 ; 1535
Par rapport aux bonnes ou mauvaises qualités (Ac.94)
V. 872
Se dit pour la personne entière
V. 179 ; 227 ; 323 ; 387 ; 587 ; 671 ; 831 ; 967 ; 1039 ; 1043 ; 1059 ; 1171 ; 1467 ; 1476
Amitié
Se dit pour amour, mais souvent un amour retenu, par réserve (Ac.94)
V. 1018 ; 1036 ; 1101
Amoureux
Homme qui aime, mais sans être aimé. Se distingue en ce sens du mot amant.
V. 226 ; 706 ; 770 ; 1361
Ardeur
S’emploi figurément au sens de passion, vivacité, emportement, fougue. (F.90)
V. 35 ; 52 ; 103 ; 288
Artifice
Se prend plus ordinairement pour ruse, déguisement, fraude, piège. (Ac.94)
Apas/Appas
Charme. Ce qu’on emploie pour gagner ou pour attraper quelqu’un. (R.80)
V. 25 ; 519 ; 533 ; 1449
Balancer
Être en suspens, incertain, hésitant. (Ac.94)
V. 905 ; 1147
Bien
Chance
V. 33
Renvoie à la possession en général et aux richesses
V. 149 ; 449 ; 453 ; 777 ; 842
Bonheur
V. 616 ; 1357 ; 1413
Don
V. 650
Charmer
Au sens fort charmer signifie : ensorceler, faire quelque effet merveilleux par la puissance des charmes [sortilèges] ou du démon (F.90). Il s’emploie figurément au sens de plaire extrêmement, ravir avec l’idée d’un agrément fascinateur. (Ac.94).
V. 642 ; 798 ; 801
Cœur
Courage
V. 91 ; 98 ; 308 ; 407 ; 1447
Représente la femme aimée
V. 386
Confident
Celui à qui l’on confie ses plus secrètes pensées (Ac.94)
Deshonneur
Ce qui préjudicie à l’honneur, qui fait la honte (F.90)
Desobliger
Faire quelque déplaisir à quelqu’un, quelque incivilité, lui rendre de mauvais offices
V. 326
Dessein
Volonté, plan projet. (R.80)
V. 53 ; 106 ; 126 ; Argument acte II ; v. 301 ; 326 ; 339 ; 483 ; 501 ; 604 ; 617 ; Argument acte III ; v. 716 ; 826 ; 892 ; 959 ; 967 ; 1253 ; 1273 ; 1333 ; 1409 ; 1563
Entreprendre
Se charger d’une personne, s’attaquer à elle, en parole ou en action en vue de la faire céder.
V. 63 ; 595 ; 780 ; 827 ; 1239 ; 1343
Entreprise
Dessein formé, résolution hardie de faire quelque chose. (Ac.94)
V. 252 ; Argument acte III ; v. 744 ; 807 ; 836
Entretien
Conversation. (R.80)
V. 391 ; 750 ; 778 ; 1026 ; 1521 ; 1533
Entretenir (découle du même sens)
Discuter
V. 93 ; Argument acte II ; v. 586 ; Argument acte III ; v. 781 ; 1097 ; 1425
Se dit aussi des choses qui sont au cœur de nos pensées, qui occupent l’esprit.
V. 197 ; 286 ; 364 ; 790
Subsister, continuer d’être (F.90)
V. 481
Conserver, maintenir en bon état (F.90)
V. 515
Enuie/Ennui/ Ennuy/Enüie
Lassitude d’esprit causé par une chose qui déplaît par elle-même. (Ac.94)
Violent désespoir, souci, tourment. (Ac.94)
Épître ; v. 233 ; 419 ; 526 ; 530 ; 532 ; 607 ; 703 ; 753 ; 912 ; 1126 ; 1272 ; 1334 ; 1407 ; 1536 ; 1543
Estonner
Ébranler, faire trembler par quelque grande et violente commotion causée non seulement par la surprise mais aussi par la crainte
V. 17 ; 133 ; 406 ; 433 ; 590 ; 1023 ; 1461
Semblable métaphoriquement à un coup de tonnerre.
Extrémité
Violence, excès. (R.80)
V. 345 ; Argument acte III ; v. 894 ; 1427
État le plus fâcheux où l’on puisse être reduit par quelque coup de fortune, ou autre accident. (R.80)
V. 1061
Favory/Favori
Celui qui tient le premier rang dans la faveur.
V. 245 ; 377 ; 673
Flatter
Se dit figurément au sens de caresser, attribuer à une personne de bonnes qualités qu’elle n’a pas, l’en louer, l’en féliciter. Etre complaisant envers une personne (F.90)
Forcer/ Force
Vaincre, dompter.
V. 51 ; 99 ; 383 ; 1249
Violence.
V. 217 ; 231 ; Argument acte III ; v. 739 ; 1001 ; 1061
Vigueur, santé du corps qui lui donne les moyens de porter de grands fardeaux, ou d’abattre et de renverser ce qui lui résiste
V. 478 ; 530
Violer une femme, la prendre par force pour lui ravir son honneur (F.90)
Argument acte IV ; v. 1074 ; 1220 (première occurrence) ; 1221
Contraindre
V. 576 ; 738 ; 1220 (deuxième occurrence)
Fortune
Cas fortuit, hasard. Ensemble de tout ce qui peut arriver de bien ou de mal à un homme. Ce à quoi l’homme est voué par le sort (Ac.94)
V. 29 ; 44 ; 188 ; 648
Chance, tourner le destin à son avantage.
V. 115 ; 776 ; 991 ; 1352
Généreux/ Généreuse
Brave, vaillant, courageux. (F.90)
V. 769 ; 1036
Qui a l’âme grande et noble, et qui préfère l’honneur à tout autre intérêt. (F.90)
V. 872 ; 1253 ; 1423
Gloire
Éclat, la splendeur que donnent la grandeur et la puissance.
V. 2 ; 20 ; 76 ; 128 ; 143 ; 187 ; 335 ; 367 ; 447 ; 451 ; 851 ; 904 ; 1268 ; 1299 ; 1423 ; 1446
Honneur
V. 283 ; 604 ; 965 ; 976
Glorieux/ Glorieuse
Qui est dans la gloire céleste
V. 45
Celui ou celle qui a acquis de la gloire par son mérite, par son savoir, par sa vertu. Ce qui donne la gloire. (F.90)
V. 2 ; 457 ; 676 ; 723 ; 885
Honneur (Ac.94)
V. 965
Humeur
Renvoie à la théorie des quatre humeurs : quatre substances liquides qui abreuvent tous les corps des animaux et qu’on croit être la cause des divers tempéraments, qui sont le flegme ou la pituite, le sang, la bile et la mélancolie. (R.80)
V. 747 ; 758 ; 777 ; 860 ; 1204
Honneur
Le maintien de l’honneur, fût ce contre les lois civils est au cœur de la morale aristocratique. En général, l’honneur renvoie au sentiment de ce que l’on se doit à soi-même pour être digne de sa race, de sa lignée. (A.R)
Épître ; v. 83 ; 214 ; 548 ; 588 ; 826
L’estime qu’on a pour la dignité, ou le mérite de quelqu’un.
V. 48 ; 50 ; 54 ; 179
Renvoie à la gloire
V. 145 ; 150 ; 170 ; 199 ; 302 ; 445 ; 453 ; 461 ; 556 ; 1140 ; 1144 ; 1192 ; 1241 ; 1242 ; 1258 ; 1406 ; 1408 ; 1445 ; 1450
Pour la femme, le mot signifie : chasteté (F.90)
V. 668 ; 669 ; 682 ; 713 ; 938 ; 939 ; 945 ; Argument acte IV ; v. 958 ; 1042 ; 1080
Incontinent
Aussitôt, au même instant (Ac.94)
V. 561
Injure
Affronts, torts et dommages (F.90)
V. 665 ; 994 ; 1158 ; 1243
Interdit
Estonné, troublé (Ac.94)
V. 369
Licence
Désordre, trouble, dérèglement de vie. (R.80)
V. 695 ; 736
Maîtresse
Femme avec laquelle on souhaite se marier. Se dit aussi des femmes simplement aimées de quelqu’un, sans qu’il y ait réciprocité (F.90)
V. 200 ; 291 ; 312 ; 799
Au sens d’amante : sens moderne
V. 1004.
Objet
Dans le domaine abstrait, le mot se réfère à une réalité mentale : ce qui occupe l’esprit. (A.R)
V. 647 ; 732
Se dit poétiquement des belles personnes qui donnent de l’amour (F.90)
Épître ; v. 210 ; 221 ; 229 ; 344 ; Argument acte III ; v. 784 ; 794 ; 797 ; 831 ; 1074 ; 1098 ; 1099 ; 1168 ; 1297
Spectacle, vision, image morale. (F.90)
V. 1157 ; 1573 ; 1355
Obliger
Exciter, porter quelqu’un à faire quelque chose. (F.90)
V. 686
Faire quelque faveur, civilité, courtoisie.
V. 130 ; 183 ; 638 ; 699 ; 981 ; 997
Forcer, contraindre (sens moderne)
Épître ; v. 432 ; 678 ; 1366
Il indique une pression morale, mais exercée par persuasion, par promesse. Lier, enchainer, par un serment, par un service (F.90)
V. 623 ; 688 ; 1258 ; 1275
Peine
Châtiment, souffrance que l’on inflige à l’autre qui à fauter (F.90)
V. 123 ; 627
Dur labeur
V. 176
Douleur, tourments (F.90)
V. 184 ; 208 ; 343 ; 347
Presser
Se mettre si près d’une personne qu’on l’incommode. Exercer une pression physique ou morale.Oppresser, angoisser, tourmenter
V. 35 ; 199 ; 231 ; 1507
Resver/ Resverie
Penser, méditer profondément sur quelque chose (proche du délire)
Seconder
Servir de second et aider à celuy qui fait quelque action (F.90).
Sort
Destinée
V. 161 ; 397 ; 441 ; 457 ; 723
Hasard, ce qui arrive fortuitement, par une cause inconnue, et qui n’est pas réglée ni certaine.
V. 27 ; 215 ; 392 ; 419 ; 578 ; 889 ; 899 ; 1050 ; 1249 ; 1393 ; 1546
Souffrir
Endurer.
V. 676 ; 996 ; 1190 ; 1383 ; 1428 ; 1452
Permettre, autoriser (Ac.94)
V. 97 ; 291 ; 475 ; 957 ; 1502 ; 1539
Révéler
V. 1136
Soupir/ Soupirer
Se plaindre (R.80)
V. 171, 363 ; 387 ; 750 ; 770 ; 772 ; 788 ; 1023 ; 1047 ; 1058 ; 1081 ; 1357 ; 1502
Transporter
Signifie figurément le trouble, l’agitation de l’âme qui nous met hors de nous. Renvoie à une violente émotion exprimant la colère. (F.90)
V. 280 ; 1007 ; 1187
Travail/Travaux
Renvoie aux peines qu’on a prises, qu’on s’est données, a quelque entreprise glorieuse, dans l’exécution de quelque chose de difficile. (Ac.94)
V. 191
Travailler
Faire une besogne, un ouvrage pénible, se donner de la peine à faire quelque chose (F.90)
V. 297
Tristesse
Le sens du nom dérive de celui de l’adjectif triste : sombre, lugubre, funeste en parlant des choses.
V. 82 ; 393 ; 415 ; 467 ; 601 ; 654 ; 1044 ; 1093 ; 1570
Le nom tristesse exprime cette même nuance et se dit de la gravité austère, de la sévérité.
V. 219 ; 272 ; 859 ; 1135 ; 1403 ; 1503 ; 1539
Valeur
Courage
V. 1 ; 136 ; 157 ; 192 ; 333
Vertu
Force, vigueur, tant du corps que de l’âme. « Ensemble de qualités viriles » physique ou morales. Il se dit en particulier de l’énergie guerrière, du courage, de la vaillance.
Se dit au pluriel de toutes les qualités, entrant dans la composition de cette valeur morale, de ce mérite
Se dit figurément en choses morales, de la disposition de l’ame, ou habitude à faire le bien, à suivre ce qu’enseignent la loy et la raison
V. 110 ; 631 ; 636 ; 727 ; 824 ; 902 ; 1202 ; 1208 ; 1266 ; 1333 ; 1540
Chasteté
Épître ; v. 796 ; 802 ; 820 ; 875 ; 922 ; 998 ; 999 ; 1000 ; 1145 ; 1146 ; 1205 ; 1206 ; 1209 ; 1215 ; Argument acte V ; v. 1499 ; 1532 ; 1534
Force, vigueur, tant du corps que de l’âme
V. 141 ; 1266 ; Argument acte III ; v. 1328 ; 1459

Annexe : sonnet §

Lucrece parle.

Toutes les Nations sçavent mon avanture ;
Elle est encore fraische en l’Esprit des Humains ;
Et le sang coule encor, dont aux yeux des Romains ;
Je lavay mon honneur et vengeay mon injure.
Ma genereuse Mort étonna la Nature :
L’Histoire l’a dictée à tous ses Escrivains,
Et pour m’éterniser, mille sçavantes mains
Au Temple de la Gloire ont laissé ma Peinture.
Mais dequoy m’ont servy tant de marques d’honneur ?
Aujourd’huy l’on erige en crime mon malheur ;
Et sans droit le procez est fait à ma Memoire.
Ma grande Ombre en gemit, et s’en plaint à mon Sort :
Et pour ne souffrir point une tache si noire,
Encore en ce Tableau je me donne la mort.
LE MOYNE, La Gallerie des femmes fortes, Paris, Charles Angot, 1660.

Bibliographie §

Corpus §

Chevreau Urbain, La Lucresse Romaine, Paris, Toussainct Quinet, 1637.

Sources antiques §

Aristote, La Poétique, éd. Michèle Magnien, Paris, Le Livre de Poche, 1990.
Denis D’Halicarnasse, Antiquités romaines, livre IV, source numérisée, chapitre quinzième, §4.
Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, traduit du grec par A.F. Miot, 1835, source numérisée.
Ovide, Les Fastes, Paris, Les Belles Lettres, 1990.
Sénèque, Thyeste, Paris, Les Belles Lettres, t. II, 1927.
Tite-Live, Histoire romaine, Jean Byet et Gaston Baillet (éd.), Paris, Les Belles Letres, t. II, 1961.

Sources imprimées avant 1800 §

Chevreau Urbain, Chevræana, Paris, Florentin & Pierre Delaulne, 1697.
Le Moyne Père Pierre, La Gallerie des femmes fortes, Paris, Charles Angot, 1660.
Nicéron Jean-Pierre, Mémoires pour servir à l’histoire des hommes illustres dans la République des lettres, avec un catalogue raisonné de leurs ouvrages, t. XI, Paris, Briasson, 1730.
Parfaict (Frères), Histoire du théâtre françois depuis ses origines jusqu’à présent, Paris, Le Mercier et Saillant, 1745-1749.
Renaudot Théophraste, Recueil des gazettes nouvelles, années 1637-1638, Paris, Au Bureau d’Adresse, 1638-1639.
Scudéry, Femmes illustres ou harangues héroïques, Paris, Antoine de Sommaville et Augustin Coubé, 1642.

Ouvrages sur la période §

Approches générales §

Adam Antoine, Histoire de la littérature française du xviie siècle, Domat, 1948-1952 (5 vol.) ; rééd. Del Duca, 1962; rééd. Albin Michel, 1996.
Bénichou Paul, Morales du Grand Siècle, Gallimard, 1948.
Larthomas Pierre, Le Langage dramatique, Colin, 1972.
Lancaster Henry Carrington, A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1929-1942 (5 part. en 9 vol.) [lire les quelques pages correspondant à la pièce que vous éditez, où sont indiqués lieu et date de création, source, etc.].
Dotoli Giovanni, Temps de préfaces, Klincksieck, 1997.
Viala Alain, Naissance de l’écrivain, Minuit, 1985.

Histoire matérielle des théâtres §

Deierkauf-Holsbœr Sophie Wilma, Le Théâtre du Marais, Nizet, 1954-1958 (2 vol.).
Deierkauf-Holsbœr Sophie Wilma, Le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne 1548-1680, Nizet, 1968-1970 (2 vol.).
Howe Alan, Le Théâtre professionnel à Paris. 1600-1649, Centre historique des Archives nationales, 2000.
Riffaud Alain, Le Répertoire du théâtre français imprimé entre 1630 et 1660, Droz, 2009.
Le Mémoire de Mahelot, Pierre Pasquier (éd.), Paris, Champion, 2005.

Ouvrages sur le Théâtre du XVIIe siècle §

Baby Hélène, La Tragi-comédie de Corneille à Quinault, Klincksieck, 2002.
Blondet Sandrine, Les Pièces rivales des répertoires de l’Hôtel de Bourgogne, du théâtre du Marais et de l’Illustre Théâtre, Deux décennies de concurrence théâtrale parisienne 1629-1647), thèse de doctorat ès Lettres sous la direction de Georges Forestier, Université Paris IV Sorbonne, 2009.
Boileau Nicolas, Art Poétique, éd. Sylvain Menant, Paris, GF Gallimard, 1998.
Delmas Christian, La Tragédie de l’âge classique (1553-1770), Seuil, 1994.
Forestier Georges, Corneille, le sens d’une dramaturgie, Paris, Sedes, 1996.
Forestier Georges, Essai de génétique théâtrale. Corneille à l’œuvre, Klincksieck, 1996
Forestier, Georges, La Tragédie française. Passions tragiques et règles classiques, Armand Colin (coll. U), 2010 (1re éd. PUF, 2003).
Forsyth Elliott, La Tragédie française de Jodelle à Corneille (1553-1640). Le thème de la vengeance, Nizet, 1962 ; rééd. Champion, 1994.
Lebègue Raymond, La Tragédie française de la Renaissance, Bruxelles, Office de publicité S.A., SEES, 1954.
Louvat Bénédicte, Poétique de la tragédie, SEDES, 1998.
Mazouer Charles, Le Théâtre français de l’âge classique, t. I Le premier XVIIe siècle, Champion, 2006 ; t. II L’apogée du classicisme, Champion, 2010.
Michel Lise, Dramaturgie et politique dans la tragédie française (1634-1651), thèse de doctorat de Lettres sous la direction de Georges Forestier, Université Paris IV Sorbonne, 2006.
Scherer Jacques, La Dramaturgie classique en France, Nizet, s.éd. [1950].
Truchet Jacques, La Tragédie classique en France, Paris, PUF, 1975.
Vialleton, Jean-Yves, Poésie dramatique et prose du monde. Le comportement des personnages dans la tragédie en France au XVIIe siècle, Champion, 2004.

Pièces de théâtre §

Corneille, Le Cid, Georges Forestier (éd.), Folio, 1995.
Du Ryer, Lucrèce, James Gaines et Perry Gethner (éd.), Genève, Droz, 1994.
Rotrou Jean (de), Crisante, texte établi et présenté par Alice Duroux, in Théâtre complet 4, Georges Forestier (éd.), coll. « Édition de textes dramatiques du XVIIe siècle », Paris, Société des textes français modernes, 2001.
Tristan L’Hermite, La Mariane, Guillaume Pereux (éd.), GF Flammarion, 2003.

Ouvrages et articles sur Chevreau §

Ancillon Charles, Mémoires concernant les vies et les ouvrages de plusieurs modernes célèbres dans la République des Lettres, Amsterdam, 1709.
Boissière Gustave, Urbain Chevreau, sa vie, son œuvre : étude bibliographique et critique, Thèse de l’Université de Poitiers, Niort, G. Clouzot, 1909.
Moncond’huy Dominique, « Urbain Chevreau, une plume sans histoire », Actualités Poitou-Charentes, nº 77, juillet 2007.
Les Suites du Cid de Corneille (1637-1639, Daniela Dalla Valle (éd.), Société de Littératures Classiques TOULOUSE Paris, 2009.
Mélanges de Philologie d’Histoire littéraire offerts à E.HUGUET, Un prototype de Tartuffe, Daniel Mornet (éd.)
Wahner Angela, Das Böse im französischen Theater der Jahre 1635-1649, Studien zu ausgewählten Werkyen Boyers, Chevreaus, Pierre Corneilles und Guérin de Bouscals, Thèse de l’Université de Münster, 1995.

Ouvrages et articles sur la vertu et l’héroïsme de Lucrèce §

Bannister Marc, « Femme illustre, femme forte, honnête femme : l’évolution de l’héroïne dans les romans de La Calprenède », Publif@rum, 2, 2005.
Bouquet Philippe, Les Lucrèce classiques : Suicide et héroïsme féminins au grand siècle, Thèse de doctorat ès Lettres sous la direction de Gérard Ferreyrolles, Université de Paris IV Sorbonne, 2004.
Carlos François, Précieuses et autres indociles : aspects du féminisme dans la littérature française du XVIIe siècle, Birmingham, 1987.
Dufour Antoine, Les Vies des Femmes célèbres, Gustave Jeanneau (éd.), Genève, Droz, 1970.
Hepp Noémie, « La notion d’Héroine », dans Onze études sur la femme dans la littérature française du dix-septième siècle, Wolfgang Leiner (éd.), Paris, Edition Place, 2e éd. 1984.
La Femme au XVIIe siècle, actes du colloque de Vancouver university of british Columbia, Richard Hodgson (éd.), 2002.
Licha-Zinck Alexandra, La Vertu de l’héroïne tragique (1553-1653), Thèse de doctorat ès Lettres sous la direction de Georges Forestier, Université Paris IV Sorbonne, 2004.
Marguerite de Navarre, L’Heptaméron, Nicole Cazauran. éd, Paris, Folio classique, 2000.
Saint-Augustin, La Cité de Dieu, traduction de Pierre de Labriolle et Jacques Perret, Paris, Garnier, 1941-1946.

Ouvrages sur la violence §

Clancy Geneviève, De l’esthétique de la violence, Édition Comp’act, 2004.
Giono Jean, L’Esthétique de la violence, Ibrahim H. Badr (éd.), 1998.
Girard René, La Violence et le Sacré, Paris, Pluriel, 1990.
Fix Florence (dir.), La Violence au théâtre, Paris, PUF, 2010.
Mathet Marie-Thérèse (dir.), Brutalité et représentation, Paris, L’Harmattan, coll. « Champs visuels », 2006.
La Volence : représentation et ritualisation, Myriam Watthée-Delmotte (éd.), Paris, L’Harmattan, 2002.

Ouvrages sur le livre §

Chartier Roger et Henri Jean-Martin (dir.), Histoire de l’édition Française, t. 1 et 2, Paris, Fayard, 1990.
Henri Jean-Martin, Livres, pouvoirs et société à Paris au XVIIe siècle (1598-1701), t. I et II, Droz, 1969.

Instruments de travail §

Dictionnaires de langues §

Académie Française, Dictionnaire, J.-B. Coignard, 1694 (2 vol.).
Furetière Antoine, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et les arts, La Haye et Rotterdam, Arnout et Reinier Leers; rééd. SNL-Le Robert, 1978 (3 vol.).
Richelet P., Dictionnaire françois contenant les mots et les choses, plusieurs nouvelles remarques sur la langue françoise.... avec les termes les plus connus des arts et des sciences, Genève, J.-H. Widerhold, 1680 (2 vol.).
Moreri Louis, Le Grand Dictionnaire historique ou Le mélange curieux de l’histoire sacrée et profane (très nombreuses éditions de la fin du XVIIe siècle au XVIIIe siècle).

Autres dictionnaires §

Bély Lucien (dir.), Dictionnaire de l’Ancien Régime, Paris, Presses universitaires de France, 2003.
Corvin Michel (dir.), Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Bordas, 1990.

Rhétorique, Grammaire et ponctuation §

Catach Nina, La Ponctuation, Paris, PUF, 1994.
Cayrou, Gaston, Le Français classique. Lexique de la langue du XVIIe siècle, Didier, 1923.
Drillon Jacques, Traité de la ponctuation, Gallimard, 1991.
Forestier Georges, Lire Racine, Paris, Pléiade, 2006.
Forestier Georges, Introduction à l’analyse des textes classiques, Nathan (coll. 128), 1993.
Fournier Nathalie, Grammaire du français classique, Belin, 1998.
Haase A., Syntaxe française du XVIIe siècle, Delagrave, 1935.
Sancier-Château Anne, Introduction à la langue française du XVIIe siècle, Nathan, 1993 (2 vol.).
Spillebout Gabriel, Grammaire de la langue française du XVIIe siècle, Picard, 1985.

Bibliographies §

Cioranescu Alexandre, Bibliographie de la littérature française du XVIIe siècle, Paris, Éditions du CNRS, 1965-1966 (3 vol.)
Klapp Otto [Klapp-Lehrmann à partir de 1986], Bibliographie der französischen Literaturwissenschaft, Francfort, Klostermann (depuis 1960) NB. Toutes les références sont en français.
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