SCÈNE PREMIÈRE. Narbal, Arsace. §
ARSACE.
Toi, dans Tyr, toi, Narbal ! Vieillard infortuné,
Marches-tu sans effroi, d’écueils environné ?
Dans ce séjour du crime et de la tyrannie
Quel motif te conduit ?
NARBAL.
Quel motif te conduit ? L’amour de ma Patrie,
5 Les cris attendrissants d’un peuple malheureux,
Les remords de mon Roi ; tout m’appelle en ces lieux.
On dit que,, détestant le jour où l’hyménée
Au sort d’une barbare unit sa destinée,
Pigmalion rougit de ses longues erreurs ;
10 Qu’Astárbé va sentir ses dernières fureurs :
Sur ce monstre odieux je viens l’instruire encore ;
Je viens lui dévoiler des forfaits qu’il ignore.
La cruelle immola ses déplorables fils,
Ses fils, par mes leçons, dans la vertu nourris.
15 Que Pigmalion tremble aux noms de ses victimes !
Qu’il conquisse Astarbé, qu’il punisse ses crimes ;
Et que de la perfide à jamais délivré,
Il règne en Souverain de son peuple adoré.
Du fonds de mes déserts, voilà ce qui m’amène.
20 Tu le vois, mes projets sont d’amour et de haine :
Je viens perdre Astarbé, sauver l’État, mon Roi.
Arsace, j’ai compté sur tes soins, sur ta foi.
Destiné pour veiller sur les jours de son Maître,
Devant lui, sans péril, Arsace peut paraître.
25 Viens : au pied de son trône il faut guider mes pas ;
Tu le peux... Tu frémis ! Tu ne me réponds pas!
Ah , Dieux ! .... Quoi ! d’un vain bruit mon oreille frappée.
Un faux espoir naît-il dans mon âme trompée ?
Parle.
ARSACE.
Parle. Imprudent vieillard, tu quittes tes Déserts !
30 À la Cour d’un tyran viens tu chercher des fers ?
Connais Pigmalion. Monstrueux assemblage
De crimes, de remords, et d’amour, et de rage ,
1
Teint du sang de Sichée et du sang de son fils,
Monarque environné d’un peuple d’ennemis,
35 Haï de ses sujets, en horreur à lui-même ,
Esclave infortuné d’une épouse qu’il aime ;
Emporté, furieux dans ses plus doux transports,
Cruel dans ses forfaits, cruel dans ses remords,
Il est à redouter autant qu’il est à plaindre.
40 Dans son repentir même un tyran est à craindre.
Ah ! Fuis loin du barbare !
NARBAL.
Ah ! Fuis loin du barbare ! Arrête : écoute moi.
Narbal, dans un Tyran respecte encor son Roi.
Tu l’oses condamner !... Ah ! Quels que soient leurs crimes,
Marchants à pas tremblants à travers mille abîmes,
45 Il faut plaindre les Rois dans leurs tristes grandeurs ;
Leurs forfaits bien souvent ne sont que leurs malheurs.
Arrête.... Et cependant seconde ici mon zèle.
Pigmalion soupçonne une épouse infidèle ;
Je le sais. Viens, te dis-je. Il faut tout découvrir,
50 Accuser Astarbé.
ARSACE.
Accuser Astarbé. Cruel, tu vas périr.
Astarbé ! Dieux ! Narbal peut-il la méconnaître ?
NARBAL.
Je connais son pouvoir, et mes yeux l’ont vu naître.
Conduite par l’amour au trône de nos Rois,
Sa fatale beauté fit seule tous ses droits.
55 La fortune l’élève, et le faible l’encense :
Mais je ne puis, foulé du poids de sa puissance,
Tomber aux pieds d’un monstre, auteur des maux divers,
Dont sa rage a rempli ce coin de l’Univers.
Du haut de ses autels renversons cette idole.
60 Que m’importe, après tout, que sa fureur m’immole ?
Dois-je épargner un sang, dans mes veines, glacé ?
Pour mon Roi, pour l’État il doit être versé.
Arsace, nous touchons au jour de la vengeance.
J’ensevelis encor dans la nuit du silence
65 Un secret important qu’il faut taire en ces lieux.
Tantôt et loin d’ici je t’en instruirai mieux.
Cependant, apprends-moi le sort d’une Princesse,
Dont le malheur affreux me touche et m’intéresse.
Leuxis, dans ce Palais, voit-elle encor le jour ?
70 Nourrirait-elle encor un malheureux amour ?
De l’héritier du Trône amante infortunée,
Au jeune Bacazar promise et destinée,
Elle attendait des Dieux, le prix de ses vertus.
ARSACE.
Leuxis remplit ces lieux de regrets superflus.
75 D’autant plus malheureuse, au sein de ses alarmes,
Que l’impie Astarbé se repaît de ses larmes ,
Que l’auteur de ses maux jouit de sa douleur.
La vertu cependant est toujours dans son coeur.
NARBAL.
Vole vers elle, Arsace ; et dis-lui qu’elle espère :
80 Ce jour, cet heureux jour finira sa misère.
Dieux ! Astarbé paraît !
SCÈNE III. Astarbé, Orcan. §
ASTARBÉ.
Sors, et tremble. En ces lieux quel motif le ramène ?
Du poids de son orgueil il accable sa Reine !
Ici tout m’importune, et depuis quelques jours,
110 Tout semble de ma vie empoisonner le cours.
Leuxis, de mes grandeurs, orgueilleuse rivale,
Ose usurper mes droits et marcher mon égale.
Pigmalion lui-même, inquiet et jaloux,
Affectant les chagrins d’un maître et d’un époux,
115 Et ne me parlant plus que la plainte à la bouche,
Verse sur moi le fiel de son âme farouche.
Sur mes sombres projets serait-il éclairé ?
Le voile qui les couvre est-il donc déchiré ?
Je ne sais ; mais tantôt sous ces voûtes sanglantes
120 Croyant voir de son fils les ombres menaçantes,
Et se plaignant à moi des rigueurs de leur fort,
Le barbare, en ces lieux, m’a reproché leur mort.
Je le connais : il faut prévenir sa furie.
Il avance le coup qui menace sa vie,
125 Ces soldats vigilants, ces gardes assidus,
Ces cent portes d’airain, ces glaives toujours nus,
Ces foudres allumés, qui grondent près du trône,
Ces orgueilleuses tours, que la mort environne,
(Appareil menaçant, mais inutile appui
130 Qu’un tyran met toujours entre son peuple et lui, )
Rien ne peut ralentir le courroux qui m’anime.
Pigmalion, ce soir, expire ma victime.
Ce projet en un mot trop longtemps concerté.
Dans ce jour de terreur doit être exécuté.
ORCAN.
135 Immoler le tyran ! Quels mortels intrépides
Seconderont ici vos fureurs parricides ?
Quels sujets oseront sacrifier leur Roi ?
ASTARBÉ.
Je n’attends rien du peuple, et j’ai compté sur moi.
N’en doute point, ce bras suffit à ma vengeance.
140 De mes cruels transports connais la violence.
Le tyran jusqu’ici n’a fait naître en mon coeur
Que des emportements de haine et de fureur :
Et dans ce jour encor, où le cruel m’outrage,
Mon plus doux sentiment est celui de la rage.
145 Qu’il ne se plaigne point de tant d’inimitié,
La sienne, plus barbare, a tout justifié.
ORCAN.
Son amour, cependant, vous place au rang de Reine.
ASTARBÉ.
Quel amour, si j’ai dû lui préférer sa haine !
Par l’ordre de mon père attaché près de moi,
150 L’habitude et le temps m’assurent de ta foi.
Orcan ; je vais t’ouvrir mon âme toute entière,
Cette âme, pour toi seul va souffrir la lumière.
Rappelle-toi le jour où cet affreux Palais,
Retentit tout à coup du bruit de mes attraits ;
155 Tu sais l’obscurité du rang où je suis née ;
Sans ambition, libre, et du trône éloignée ;
Encor dans l’âge, où fait pour les illusions
Notre coeur méconnaît les grandes passions :
J’aimais ; heureuse alors ; glorieuse et contente
160 Mon orgueil se bornait au vain titre d’amante ;
Les Dieux allaient m’unir au sort de mon époux,
Et les flambeaux d’hymen brillaient déjà pour nous,
Quand au lit du tyran, malgré moi réservée,
Des bras de mon amant je me vis enlevée :
165 De cent coups de poignard je vis percer son coeur.
On ajouta bientôt l’outrage à la fureur.
Dans ce Palais funeste on me traîna mourante ;
Pigmalion brava les larmes d’une amante ;
Et voulant me forcer de répondre à ses voeux,
170 Il serra de l’hymen les détestables noeuds.
Quel hymen ! Le cruel, dans sa rage jalouse,
Venait d’empoisonner sa malheureuse épouse,
Et dans ce jour encor, son frère infortuné ,
Sichée, à nos autels mourut assassiné.
175 Orcan, il m’inspira la fureur qui m’anime,
Et dans ses bras sanglants, j’ai respiré le crime.
Assise à ses côtés sur le trône des Rois,
Je devins politique et barbare à la fois.
Enfin, que te dirai-je ? À ses destins unie,
180 Le cruel m’infecta de son fatal génie.
Je voulus l’en punir ; mais pour mieux le frapper,
Il était soupçonneux, il fallait le tromper.
On m’aimait, et bientôt au vain talent de plaire
J’ajoutai l’artifice, il était nécessaire :
185 Et sans te rappeler ces intrigues de Cour,
Fruit de l’ambition plutôt que de l’amour ;
Je pris sur le tyran cet ascendant suprême
Que donne la beauté sur les souverains même.
J’obtins tout ; je régnai sur son peuple et sur lui.
190 Mais, Orcan, mon pouvoir l’inquiète aujourd’hui :
Il m’observe, il me craint ; ma faveur diminue,
Et peut être ma perte est déjà résolue.
De sa première épouse il m’apprête le sort.
Qu’il frémisse ! Ma crainte est l’arrêt de sa mort.
ORCAN.
195 Quel mortel près de vous doit monter sur le trône,
Madame ! Sur quel front mettez-vous la couronne ?
Vous connaissez nos moeurs, nos usages, nos lois ;
Tyr, pour la gouverner n’eût jamais que des Rois.
ASTARBÉ.
Qu’oses-tu m’opposer ? Apprends à me connaître.
200 Astarbé trop longtemps a gémi sous un maître.
Je méprise un vil peuple, indocile et jaloux.
Orcan, je régnerai sans maître et sans époux.
Par de pénibles soins au trône conservée,
Si je le partageais, je m’en croirais privée.
205 Je sens enfin, je sens dans le fond de mon coeur
La vaste ambition qui mène à la grandeur.
Vois, jusqu’où j’ai porté mes soins et ma prudence,
Du sang des souverains j’ai proscrit l’espérance.
Un obstacle puissant arrêtait mes projets ;
210 Le tyran eut deux fils, l’amour de ses sujets,
Faibles, jeunes encor, mais qui pouvaient me nuire ;
Méprisables tous deux, mais qu’il fallait détruire ;
J’avais juré leur mort ; rien ne peut m’effrayer.
D’un complot criminel j’accusai le premier ;
215 De ses plus noirs poisons j’armai la calomnie.
Le tyran inquiet, qui craignait pour sa vie,
N’éclaircir rien, crut tout, et sur mon seul rapport,
De son malheureux fils il ordonna la mort.
Bacazar restait seul ; plus heureux que son frère,
220 Il avait pour appui la tendresse d’un père.
Et la pompe et l’éclat dont brillait cette Cour,
De son fatal hymen nous annonçaient le jour ;
Cette même Leuxis, dont la fierté m’offense ,
L’obtenait pour époux, et trompait ma prudence :
225 Mais du fatal hymen je reculai l’instant,
Et ma main sépara l’amante de l’amant.
Il était dans cet âge, où Tyr voit sa jeunesse
Aller chercher les arts dans le sein de la Grèce.
2
J’usai de ce prétexte, il partit pour Samos.
230 Le Pilote séduit, le plongea dans les flots.
On crut que le vaisseau, surpris par un orage,
Avait enveloppé le Prince en son naufrage ;
Et le peuple crédule, adoptant ce rapport ,
Il n’imputa qu’aux Dieux le malheur de sa mort.
235 Voilà par quels degrés l’adroite politique
M’approche à chaque instant du pouvoir despotique.
Il ne faut plus qu’un pas, je le fais en ce jour :
Je sers l’ambition, et je venge l’Amour.
ORCAN.
Mais ne craignez-vous point que le peuple indocile
240 Ne s’oppose au succès d’un projet inutile ?
Vous devez redouter ses noirs ressentiments.
Plus d’un Peuple, Madame, a vengé ses tyrans.
ASTARBÉ.
Je ne m’abuse point, je sais qu’on me déteste ;
Je sais que Tyr me voit comme un monstre funeste,
245 Artisan de ses maux, destructeur de ses lois,
Ennemi de ses Dieux, et tyran sous ses Rois :
Va, je me rends justice, et n’ai pu me séduire
Jusqu’à me déguiser la haine que j’inspire.
Mais cette inimitié qui t’alarme pour moi,
250 Redouble ma fureur, et non pas mon effroi,
Moi, redouter, moi, craindre une foule impuissante
De faibles citoyens que mon nom épouvante !
Que m’importe la haine ou l’amour des mortels ?
Orcan, je veux un trône, et non pas des autels.
255 Poursuivons mes desseins. On dit que dans Carthage,
La superbe Didon forme un nouvel orage,
Et que bientôt ici cette Reine en courroux,
Doit venir pour venger l’ombre de son époux :
Je dois la craindre, Orcan ; la foudre qu’elle apprête,
260 En frappant le tyran, tomberait sur ma tête ;
Différer, c’est l’attendre : il faut la prévenir.
Je sais de quels ressorts il faudra se servir.
Et toi, va rassembler cette foule importune
Que l’intérêt enchaîne au char de ma fortune :
265 Tous ces vils courtisans, ces flatteurs corrompus,
Comblés de mes bienfaits, me sont déjà vendus.
Mais, fais venir surtout Le farouche Zopire :
Ce Zopire est un traître, et j’ai su le séduire ;
Autrefois vertueux, aujourd’hui criminel ;
270 Né faible, et cependant politique et cruel ;
C’est un de ces humains guidés par leurs caprices,
Dont on met à profit les vertus ou les vices.
Vole, Orcan ; et surtout renferme dans ton coeur
Des secrets, dont tu vois la sombre profondeur.
275 Mais que me veut Leuxis ?
SCÈNE IV. Astarbé, Leuxis, Arsace. §
LEUXIS.
Mais que me veut Leuxis ? Vous l’emportez, Madame ;
J’abaisse, en frémissant, la fierté de mon âme ;
Moi, qui ne dûs jamais reconnaître vos lois,
Moi, la soeur de Sichée, et fille de nos Rois ;
Je viens vous implorer : les malheurs de ma vie
280 M’ont réduite à l’opprobre où je suis avilie.
Assez longtemps vos yeux ont joui de mes pleurs.
Ce Palais a pour moi d’éternelles horreurs ;
J’y frémis, et j’y vois une main meurtrière,
Fumante encor du sang de ma famille entière.
285 Obtenez de mon Roi qu’abandonnant ces lieux,
Je puisse, avec Didon, sur des bords plus heureux,
Déplorer en secret nos longues infortunes :
L’Hymen unit nos droits ; nos pertes sont communes.
ASTARBÉ.
Madame, je le sais, les mêmes intérêts
290 Vous livrent l’une et l’autre à de pareils regrets.
Didon, dans le complot d’une injuste vengeance,
Vous a vue avec elle agir d’intelligence ;
Et si Pigmalion écoute mes avis,
Sa main n’unira pas ses plus grands ennemis.
295 Vous ne verrez jamais les rivages d’Afrique.
LEUXIS.
Et voilà donc les soins de votre politique ?
Me peignant à ses yeux sous d’affreuses couleurs,
De votre époux trompé vous armez les fureurs :
Qui de nous, envers lui, se montra plus perfide ?
300 Ai-je livré son sang à sa main parricide ?
Ah ! Tandis qu’à ses fils on arrachait le jour,
L’un avait mon estime, et l’autre mon amour :
Et cependant c’est moi que l’on traite en coupable ;
Moi, qui dans les apprêts d’un hymen favorable,
305 De mon frère immolé perdant le souvenir,
Au fils de l’assassin consentait à m’unir.
ASTARBÉ.
Si Bacazar n’est plus, sa mort n’est pas mon crime.
LEUXIS.
Je ne sais de quel bras il mourut la victime.
Mon désespoir ne peut en accuser les Dieux ;
310 Ils aiment les mortels qu’ils ont fait vertueux.
De plus justes soupçons s’élèvent dans mon âme :
J’ai perdu mon amant, et vous régnez, Madame.
ASTARBÉ.
Je ne répondrai point à d’injustes discours,
Dictés par la douleur, et que l’on tient toujours.
315 Je ne dirai qu’un mot : Oui , Madame, je règne :
Pardonner ou punir, je puis tout... Qu’on me craigne.
Elle s’en va.