COCATRIX
TRAGÉDIE AMPHIGOURIQUE en cinq scènes.

1777

de Charles COLLÉ

Présentation. §

Collé a réussi l’exploit de nous faire comprendre ce qu’est une tragique en écrivant cette parodie du genre : "Cocatrix". En effet, tous les codes du genre de la tragédie sont à la fois respecté et, la plupart du temps, aussitôt transgressés. Les trois unités de lieu, de temps et d’action sont respectés. Les personnages sont nobles, ils sont menacés de mort par la fatalité ou par l’excès de leur sentiment tout est bien régulier. Il y a cinq parties qui ne sont pas des actes mais des scènes, là où une tragédie se développe entre 1500 à plus de 2000 vers, ici, 402 suffisent à traiter la "fable". La scène de présentation est conforme aux pratiques : un héros se confie à un confident et indique la matière de l’intrigue. On peut lire aussi deux monologues d’émotion comme il se doit dans le genre tragique et un récit de bataille. Ce type de récit est très souvent un passage long où s’exerce le talent narratif de l’auteur ; dans "Cocatrix", ce récit est présent mais complètement décousu, absurde et grostesque tout en gardant une forme convenable. La préface, même, participe à l’exercice de démonstration de la conformité de cette pseudo-tragédie.

Pour démontrer son propos ironique, Collé insère quelques excès cocasses qui mettent à mal la supposé bienséance qui doit subsumer les règles. Ainsi il n’est pas bienséant d’aimer la mère de son roi qui, de surcroit, est très vieille et, de plus, est la grand-mère du héros. L’éloignement géographique et temporel de l’action doit permettre à la cartharsis de faire son effet sur le public, mais on découvre que les héros sont originaires platement de la Charité-sur-Loire, inscrite au patrimoine de l’humanité au demeurant.

Les indications de scène sont, quant à elles, contraires aux usages. Il s’agit, pour les plus importante d’indiquer le ton tragique que doivent emprunter les comédiens : ton qui va de soit dans une tragédie normale.

Enfin, L’accumulation non motivés de noms propres issus de la mythologie grecque dans les dialogues est outrancière pour le genre tragique et dénonce l’abus de références savantes dans les tragédies.

Cocatrix est donc cocassement, familialement, héroïquement amphigourique. Il ne reste qu’à lire l’avertissement très sérieux et le Discours pour se convaincre de la nécessité de cette tragédie.

P. Fièvre, nov. 2009

AVERTISSEMENT TRÈS SÉRIEUX. §

Quoique la tragédie amphigouristique que l’on va lire, ait été souvent représentée avec le plus grand applaudissement, l’on en a jamais pourtant entendu le sens. Les spectateurs, les Acteurs et l’auteur lui même, ne l’ont jamais compris. S’il était possible que les Lecteurs le pénétrassent, l’on serait alors assuré du succès le plus décidé. Mais si cette pièce ne saurait, par cette raison, enlever tous les suffrages, elle a, d’un autre côté, l’avantage de ne pouvoir être critiquée avec équité ; vu cet axiome de Droit, qui dit : qu’il est injuste de juger sans entendre. Des caustiques de mauvaise foi ont prétendu que ce drame n’était point original. Ils soutiennent malignement que c’est un plagiat universel des plans, de la conduite des situations, des caractères et du style d’une honnête quantité de tragédies. L’on va voir clairement le dol et la faiblesse de cette allégation risquée sans preuves ; peu de mots suffiront pour y répondre d’une manière fort satisfaisante. Si l’on eût pillé les Dramatiques en question, leurs plaintes se seraient fait entendre de tous les côtés ; leurs Préfaces en auraient été semées; les Journaux remplis ; leurs amis auraient crié à l’injustice, et le Public en eût été informé. Mais ces Messieurs, bien loin de réclamer les morceaux qui paraîtraient avoir quelque légère ressemblance avec les endroits, les plus touchant de leurs poèmes, se sont toujours choqués, au contraire, lorsqu’on a voulu les comparer à ceux de la Tragédie amphigouristique, que l’on donne aujourd’hui. Cette accusation de plagiat tombe donc d’elle-même, n’est qu’une honnêteté littéraire ; et par conséquent, cette pièce reste incontestablement très originale. Dans la plupart des préfaces et des avertissements, les auteurs se font presque toujours un pénible effort, pour parler d’eux-mêmes d’abord, et de ce qui les touche personnellement. Ils ont ensuite la bonté d’en venir à ce qui peut intéresser le public. Pour ne pas s’éloigner ici d’une méthode aussi judicieuse et aussi polie, l’on va finir cet avertissement-ci, par prévenir ceux qui voudraient représenter cette singulière Tragédie : I°. Qu’elle peut être jouée à deux. Le premier acteur, qui fait le rôle du héros, le doit jouer dans le grand tragique. Le second acteur joue, en charge, les rôles du confident, du Roi et de la Reine. Avec des habits arrangés exprès pour cela, l’on a plus de temps qu’il n’en faut, pour se travestir dans une coulisse. 2°. Il est indispensable de donner ici un avis salutaire sur deux acteurs muets de cette pièce ; ce sont les ânes. Il est essentiel de les choisir dociles, ces acteurs-là. L’on a vu, plus d’une fois, le héros et le confident, démontés et jetés à terre par ces comédiens-là, qui étaient neufs au théâtre, et qui ne connaissaient pas assez leurs planches. Enfin, comme la clarté n’est pas la partie la plus brillante de cette tragédie, il faut observer de ne point manquer de faire débiter, avant la représentation, par le premier acteur le discours qui suit, dont les beautés, la finesse, l’éloquence, la vérité, l’érudition, préviendront, sans aucun doute, en faveur de la pièce, le spectateur, en faisant semblant de vouloir l’instruire de ce qu’il est nécessaire qu’il sache pour l’intelligence du sujet.

DISCOURS, avant COCATRIX. §

Messieurs,

Je commencerai par vous faire des excuses, de vous adresser un discours sérieux, savant et nécessaire ; vous qui n’aimez que la gaieté, qui estimez médiocrement un pédant, et qui ne faites cas que du superflu. Cependant, l’éclaircissement indispensable de deux faits de la Tragédie de Cocatrix, m’oblige malgré moi, de vous donner cette petite corvée-là. Le premier de ces faits, établit la naissance d’Amatrox ; et le second, quel était le dernier supplice chez les Arabes. Hahamis Benbrek, si fou, historien Arabe, le Tite-Live de sa nation, fait Amatrox originaire de la Ville de la Charité-sur-Loire ; il ne dit rien de son père ; deux chroniqueurs de ce temps l’accusent d’avoir été bailli de cette ville ; mais l’on doit présumer que c’est une calomnie; et Amatrox, le grand Amatrox, n’aurait pas voulu naître d’un père comme celui là. Quelques autres écrivains, plus judicieux, lui donnent, entre une douzaine d’autres pères, le Druide Adamas ; et c’est vraisemblablement là le véritable, puisqu’il paraît le plus convenable à la dignité du héros, et qu’il a été le plus commode à l’auteur de la tragédie. Sa grand-mère était Angusta, nom célèbre, mais famille presque éteinte. On ne sait dans quel temps il vivait, on conjecture pourtant que ce peut être depuis la 3ème jusqu’à la 6ème olympiade, entre la 18ème et la 637ème année de la fondation de Rome ; mais, ce dont tous les historiens conviennent, c’est qu’il vint au monde, le corps couvert de poil, et l’épée à la main.

Avant de passer au second fait, il est nécessaire d’expliquer quel était le crime qui faisait condamner au dernier supplice chez les Arabes. Les Rois de ces climats sont jaloux à l’excès de la pureté de leur sang, et ne veulent y souffrir aucun mélange. Un étranger, quelque héros qu’il soit, qui conçoit la pensée seulement de se mêler au sang Royal, soit par le mariage, ou autrement, est condamné au dernier supplice. Et le fait est, que ce supplice est le chatouillement à mort, le plus ignominieux et le plus infamant chez cette nation barbare. On livre le criminel aux Conseillères du Roi, grandes Chatouillantes de la Couronne. Ce sont de grandes femmes de 19 à 20 ans, blanches, belles mains, doigts de fuseau et exercés, dressées dès leur plus tendre jeunesse à chatouiller à mort.

L’on n’imagine point à Paris, où heureusement l’on n’est chatouillé qu’imparfaitement, quelle légèreté et quelle souplesse ces femmes ont dans les doigts ; la finesse de leur toucher la prestesse de leurs mains ; et jusqu’à quel degré de perfection elles portent l’air du chatouillement ; puisqu’un criminel, quelque robuste qu’il puisse être, est par elles expédié en un petit quart d’heure. Le Ciel veuille vous garder, Messieurs, de tomber dans leurs mains.

PERSONNAGES §

  • COLORAX, roi de l’Arabie Pétrée.
  • COCATRIX, mère de Colorax.
  • AMATROX, héros inconnu, qui se trouve petit-fils de Cocatrix.
  • VORTEX, confident d’Amatrox.
  • GARDES.
  • Deux ÂNES, sur lesquels Amatrox et Vortex sont montés pendant la première scène.
La Scène est-là quelque part, dans cette Arabie Pétrée, dans le Palais de Colorax.

SCÈNE PREMIÈRE. Amatrox, Vortex, montés sur deux ânes, exercés et rompus au théâtre. §

AMATROX.

1
Près trois ans de guerre, alarmés par les Scythes,
2
Mes Soldats ont flétri les neveux des Laphites.
Et vengeurs du second viol d’Athénaïs,
Ont, de leur sang impur, rougi le Tanaïs.
5 Les fuyards sont suivis par mon infanterie ;
Et donnant du relâche à ma cavalerie,
J’enlève aux ennemis ces deux coursiers fougueux,
De mon triomphe auguste, ornement fastueux.
La victoire et la rage, et la mort et la peste,
10 Du camp, déjà désert, ont moissonné le reste.
Nos ennemis vaincus, ont demande des fers,
Enfants incestueux du tyran des Enfers.

VORTEX.

Cessez, Seigneur, cessez de répandre des larmes,
Car si...

AMATROX, l’interrompant.

Vortex, apprends mes brûlantes alarmes;
15 Prends pitié de mes feux, de mon coeur, et de moi
J’aime...

VORTEX, l’interrompant,

Qui, Seigneur ? Qui ?

AMATROX.

La mère de ton Roi.

VORTEX, reculant d’épouvante.

Dieux !

AMATROX.

Ah ! De mon amour, connais la violence,
Mes transports, mes langueurs, mes plaintes, mon silence ;
Mes soupirs retenus, mes sanglots, mes douleurs ;
20 Mes yeux toujours noyés de larmes et de pleurs ;
L’insensibilité de l’objet que j’adore.
Ô mort ! Finis mes maux. Toi seule, je t’implore.
Je te cherchai cent fois, dans l’horreur des combats ;
Je la portais partout, et ne la trouvais pas.
25 Mon désespoir n’a fait que me couvrir de gloire.
Ne près des champs heureux arrosés par la Loire,
Un berger m’éleva, sans m’éclaircir mon sort ;
Je n’étais point son fils ; et ce berger est mort.
Il est mort, sans m’avoir dévoilé ma naissance.

VORTEX.

30 Grand Amatrox, hélas! Votre divine essence
Nous découvre un héros, et nous cache un mortel,
Qui mérite à la fois et le trône et l’autel.

AMATROX.

J’ai connu mon aïeul, sans connaître mon père,
J’ai vu même, j’ai vu la mère de ma mère.
35 Le reste étant caché, mon esprit curieux
Sur mon sort emphatique interrogea les Dieux,
3
Près du bois de Boulogne, un Oracle amphibie
Me fait chercher un coeur au fond de l’Arabie;
D’un air d’Apocalypse, un prêtre a dit ces mots,
40 Au milieu de la nuit, du tonnerre et des sots :
« sLe sort à des climats arides
Destine tes pas foudroyants ;
Mais si Diane, aux deux Atrides,
Donne des mouches cantarides,
45 L’amour t’aplanira les rides,
De la mère des vrais croyants.»
Un Oracle si clair, fruit de l’intempérance,
À mon coeur fanatique eût rendu l’espérance ;
Mais un songe, Vortex, en corrompt les douceurs,
50 Écoute ; et tu verras le comble des horreurs ;
Je dormais tout debout au sein de l’Allemagne,
Lorsqu’à mes yeux ouverts, l’Empereur Charlemagne
S’offrit, pâle et défait. (Tel paraît dans Tonneins,
Le démon de la chair, vaincu par des Nonains.)
55 Son front n’était plus ceint de la triple couronne ;
Des cadavres sanglants environnaient son trône ;
Sur lui la mort levait sa faux, et de fon flanc
Le désespoir poudreux coulait avec son sang.
« Tremble, fier Amatrox, m’a-t-il dit, d’un air morne ;
60 Ton destin s’accomplit, tu vois le Capricorne ;
Le Zodiaque est là... Mais Mercure est ici.»
Il dit, et tout-à-coup le Soleil obscurci,
Des voiles de la nuit enveloppant la terre,
Me laisse à la merci des vents et du tonnerre.

VORTEX, très effrayé et revenant de sa peur.

65 Ce que vous dites-la, Seigneur, est-il bien vrai ?
Depuis ce temps, resté, par votre ordre, à Cambrai,
J’ignorais le destin de votre auguste tête.
Mais, s’il vous plaît, Seigneur, contez-moi la tempête,
Qu’on m’a dite cent fois.

AMATROX.

Très volontiers. Achmet
70 Venait de détrôner le Sultan Mahomet ;
Mais il voyait toujours nos côtes infestées
Par d’infâmes brigands, protecteurs des athées ;
Pour les exterminer, il arma sur les eaux
Les monstres, les tritons, et cent mille vaisseaux.
75 Sous mes ordres y bientôt le vent enfla leur voiles ;
Le firmament, pour moi, prodiguait ses étoiles.
Castor, Pollux, Thetis, et Neptune et Vénus,
Secondaient mes desseins y à moi-même inconnus.
Mais le troisième jour, de leurs prisons profondes,
80 Les Aquilons sortis, soulevèrent les ondes ;
Les éléments, la nuit, la foudre et les éclairs,.
En tourbillons de feux obscurcissent les airs.
La mer portant ses flots jusqu’au Ciel empirée ;
Inonde Jupiter sur la voûte éthérée ;
85 Le tonnerre est mouillé. Les abîmes ouverts
Ouvrent à nos vaisseaux la route des Enfers ;
La flotte est engloutie, et sur une chaloupe
Les vagues m’ont jette, seul à la Guadeloupe ;
Voilà quel fut mon sort.

VORTEX.

Mais, quittant ces climats
90 Où vous aviez porte vos malheurs et vos pas,
À la Cour des Sultans, cherchant votre naissance,
Ne s’est-il point offert quelque reconnaissance ?
Avez-vous retrouvé votre père, une soeur,
Un frère... un...

AMATROX, t’interrompant.

Du destin, vois toute la noirceur:
95 Je rencontre à Tunis une femme galante,
Et c’était...

VORTEX.

Achevez.

AMATROX.

Cétait ma propre tante.

VORTEX, en criant.

Juste ciel !

AMATROX.

Mais, hélas ! Mon amour aujourd’hui
Me fait tout oublier ; et je ne vois que lui ;
Lui seul me fait goûter le prix de la victoire.
100 Toujours loin de tes yeux tu sais quelle est ma gloire :
Ce fer seul fît le sort de tous les potentats
Près de qui ma valeur avait porté mes pas;
Ton monarque en a fait l’heureuse expérience.
Que Cocatrix, sa mère, en soit la récompense,

VORTEX.

105 Seigneur, qu’osez-vous dire ? Ah ! Formez d’autres voeux,
Dignes de l’un, de l’autre, et dignes de tous deux !
Bien loin qu’à vos désirs, mon Empereur défère,
Craignez tout, et fuyez l’un et l’autre hémisphère.
Pouvez-vous ignorer, ou ferez-vous changer,
110 La Loi, dans ces climats, prescrite à l’Étranger?
S’il tente de s’unir au sang de nos Monarques,
4
Il voit trancher les jours que lui filaient les Parques,
Non par le fer, le feu, les eaux, ni le poison ;
5
Mais on le fait périr dans une pâmoison ;
115 On le fait expirer sous les doigts d’une femme ?
Pans les chatouillements, le coupable rend l’âme :
Un rire immodéré précipice son sort ;
Et l’excès du plaisir le conduit à la mort.
Cessez donc d’aspirer à cet hymen illustre :
6
120 Déjà la Reine atteint à son seizième lustre :
Et ses yeux...

AMATROX, l’interrompant.

Ses beaux yeux, en dépit des censeurs,
Attireront toujours les voeux des connaisseurs.

VORTEX.

Mais, cependant, Seigneur...

AMATROX, l’interrompant d’un air mystérieux.

Va disposer la Reine
À seconder pour moi la brigue souterraine.

VORTEX.

125 Si ses jours avancés..

AMATROX, l’interrompant.

Qu’elle ne pense pas
Que son âge jamais ternisse ses appas.
Sa virile beauté dément son baptistaire.
Ami, tu vois mon coeur ; je n’ai rien pu te taire.
J’honore ta prudence, et reconnais tes soins.
130 Je t’aime d’autant plus que je t’estime moins.
Ils descendent de dessus leurs ânes. Amatrox lui donne la bride de son âne, avec une grande noblesse et beaucoup de dignité.
Dans le Palais des Rois, conduisez, ma monture ;
Et pendant son dîner, faites-lui la lecture ;
Allez.

VORTEX.

Eh mais, Seigneur...

AMATROX.

Quoi, Seigneur ?

VORTEX.

Monseigneur,
La faudra-t-il après mener chez le baigneur ?

AMATROX, d’un air auguste.

135 Sortez.

SCÈNE II. §

AMATROX, seul.

Sur moi, le Ciel épuise ses miracles,
Périssent, à la fois, Boulogne et ses Oracles !
J’adore Cocatrix ; et si j’en suis aimé....
Dans des gouffres profonds je me vois abîmé;
Cocatrix, tes faveurs m’ouvrent un précipice,
140 Et du chatouillement j’entrevois le supplice.
Un étranger ne peut aspirer à ton coeur ;
Une cruelle loi s’oppose à ton vainqueur...
Il n’importe ;... étouffons notre douleur arrière ;
Le Roi paraît... Allons, demandons-lui sa mère,
145 Quand il devrait...

SCÈNE III. Colorax, Amatrox, Gardes. §

COLORAX, parlant aux gardes et à la cantonade.

Abben, que chaque citoyen
S’apprête à célébrer son triomphe et le mien.
S’adressant à Amatrox.
Guerrier, dont le bras seul vient d’affermir mon trône,
Sois César, dans mon camp ; à ma Cour, sois Pétrone ;
Ministre de ma foudre et de mes voluptés,
150 Que Mars et que l’Amour marchent à tes côtés.
Après le gain sanglant de trente trois batailles,
Fais naître le plaisir du sein des funérailles.
Fais, dans les voluptés plongeant toute ma Cour,
De l’Arabie entière, un Sérail à l’Amour.
155 Repeuplons un pays qu’a désolé la guerre ;
Et faisons des enfants au reste de la Terre.
Avouons-le, Amatrox : il est beaucoup plus grand
D’être père et fécond, que d’être conquérant.
L’un se reproduisant, lorsque moins il y songe,
160 Vous tire du néant ; l’autre vous y replonge.
Le premier donne l’être, et le second la mort.
Farouches conquérants, fiers arbitres du sort,
Le carnage et le sang sont vos vertus guerrières.
Je leur pardonnerais leurs fureurs meurtrières,
165 Si leurs nombreux enfants égalaient les soldats
Que leurs mains font périr dans l’horreur des combats ;
Ou si plus amoureux que nous autres ne sommes,
Sur le champ de bataille ils créaient cent mille hommes.
D’un ton familier.
Ce que je viens de dire, au reste, est bien écrit ;
170 Mais je n’en pense rien ; c’est pour t’orner l’esprit.
Reprenant le ton déclamatoire et boursoufflé.
Je pense qu’un guerrier est un Dieu tutélaire ;
Tu vas de tes travaux recevoir le salaire.
Grandes pauses aux deux vers suivants ; comme si l’on disait les plus belles choses du monde.
Mes trésors... les honneurs... demande... Je suis Roi...
Attends tout... je le veux... je le puis... je le dois.

AMATROX, d’un air très respectueux et déclamant lentement.

175 Seigneur, vous avez trop élevé les services
D’un étranger, qui n’eut que les destins propices ;
Et dont le seul mérite est dans son seul bonheur,
Disant ce vers d’un air fin et mystérieux.
Salamandre, enflammé, qui brûla pour l’honneur,
Si j’ai, dans votre camp, su fixer la fortune,
180 À mon âme embrasée elle fut importune ;
Et vous ne devez pas, pour prix de ma valeur,
D’envieux courtisans exciter la pâleur.
M’accabler d’ennemis, en m’accablant de grâces.
Tout ce que vous m’offrez... vos emplois et vos places,
185 Vos trésors...

COLORAX.

Sont à toi.

AMATROX.

Sire, ils sont à mes yeux,
Rien.

COLORAX.

Par quels bienfaits pourrai-je donc ? ...

AMATROX, soupirant.

Grands Dieux !

COLORAX.

Sans crainte, explique-toi.

AMATROX, d’une voix entrecoupée.

Seigneur, la Reine-Mère,
D’un coeur présomptueux, secondant la Chimère,
Remplit ce coeur d’amour.

COLORAX, avec fureur.

Tu me remplis d’effroi !
190 Quoi ! Tu veux devenir beau-père de ton Roi ?

AMATROX, vivement.

Ce n’est point la fureur d’être votre beau-père,
Qui m’a fait adorer Madame votre mère,
Seigneur, ses yeux, ses traits, mes plaisirs, son amour
Chaste, et servant d’exemple aux Dames de la Cour,
195 Qui suivaient à l’envi, celui de Messaline ;
Son port, sa majesté, sa pudeur enfantine ;
Dans l’hiver de son âge, un air toujours vainqueur,
Voilà ce qui la rend l’idole de mon coeur.

COLORAX, en fureur, et ne se possédant plus.

Holà ! Gardes, holà ! Le crime qui te souille
200 Mérite un prompt supplice. Allez, qu’on le chatouille ;
Que par un rire affreux on termine son sort,
Et qu’une pâmoison le conduise à la mort.

AMATROX.

Tu t’armes, contre moi, des traits de l’imposture
Cousine du mensonge, et tante du parjure;
205 Et de l’Italien, politique vainqueur,
Le Machiavélisme a passé dans ton coeur.

COLORAX, s’attendrissant par degrés pendant qu’Amatrox déclame les vers précédents.

Quel coup il m’a porté ! Je t’arrache aux supplices ;
Que ma clémence ici surpasse tes services.
Sois libre : et que demain dans mes pierreux États,
210 Le Soleil en tombant ne te retrouve pas.
Je te laisse le jour.

AMATROX.

Suis ta première envie.
Ma mort est nécessaire au bonheur de ma vie.
D’un abîme de maux, qu’importe comme on sort ?
Tyran, fais-moi donner ou ta mère, ou la mort !
215 Que l’amour...

COLORAX, l’interrompant avec colère.

Quoi, l’amour !...

AMATROX, tendrement.

Oui, l’amour.

COLORAX, avec emportement.

Ah, chimère !
Ressent-on de l’amour pour une Reine-Mère ?
Aimer un siècle ! Va, ta feinte passion
N’est qu’un prétexte adroit à ton ambition !
Infidèle d’ailleurs, et sans qu’il se soumette
220 À la Religion d’Ali, notre Prophète,
Il se met à genoux devant Ali.
Cet impie, à moi-même, ose de sens rassis,
Demander Cocatrix, sans être circoncis !

AMATROX.

Fais taire, devant moi, cette Loi trop barbare
Qui d’une triste amante à jamais me sépare ;
225 Que l’on voie en ce jour notre hymen accompli,
Et je deviens l’apôtre et le martyr d’Ali.
J’abandonne à regret des lois que je respecte ;
Je me fais circoncire et j’embrasse ta secte.
Mais, ne te flatte point ; ce n’est qu’au Dieu d’amour,
230 Que j’immole mon culte et ma foi dans ce jour.

COLORAX, en fureur.

Saint Prophète, qu’entends-je !

AMATROX.

Achevez de m’entendre...

COLORAX, avec la dernière fureur.

J’en ai trop entendu ; fuis ! Qu’oses-tu prétendre,
Toi, dont l’impiété traite d’amphigouris
La Loi du grand Ali, son Enfer, ses Houris ?
235 Fuis, te dis-je, apostat, mécréant, sacrilège !
Retiens ces derniers mots que ma fureur t’abrège;
Je refuse la Reine et la mort à tes voeux.
Je veux ce que je veux, parce que je le veux.

SCENE IV. §

AMATROX, seul.

Fuyons, arrachons-nous de ces climats barbares !
240 Et revenons suivi du Grand Kan des Tartares.
Aux yeux de tes flatteurs, et dans ta propre Cour,
Tu seras chatouillé, Prince ingrat, à ton tour.
Je t’ai mis sur le Trône, et t’en ferai descendre ;
Qui craignit Darius, devait craindre Alexandre.
245 Je veux que tes champs ravagés
Cherchent dans les villes superbes,
Les oiseaux du ciel égorgés,
Respirant la mort dans les herbes.
Alors les funestes corbeaux,
250 S’assemblant autour des tombeaux,
Se joindront à la voix des mânes,
7
Et feront manger aux Brachmanes,
De leurs corps mutilés les horribles lambeaux,
Ah pâle lueur des funèbres flambeaux.
255 Les implacables Euménides
Suivront les pas de mes guerriers ;
Ils perceront les Néréides
Sur le tonneau des Danaïdes,
Et de sang teindront leurs lauriers.
260 Le feu desséchera les fleuves,
Toutes femmes deviendront veuves,
Et les veuves, dans ces moments,
Après les plus rudes épreuves,
Par des souffrances toujours neuves,
265 Descendront dans les monuments.
Mais, quoi ! Faut-il que pour un crime,
Que le Tyran seul a commis,
Son Peuple serve de victime.
Aux feux que ma rage a vomis ?
270 Descendons plutôt au Ténare,
En prenant l’équité pour phare,
Pendant la nuit de mes desseins
Et pour repeupler la Navarre,
Faisons voir au peuple Tartare,
275 Un Héros plus grand que des Saints.
De mon altier courroux calmons la véhémence...
Que l’Arabie entière adore ma clémence...
8
Mais, non, je punirai... J’en jure par le Styx,
9
Ce Tyran... Mais avant, entrons chez Cocatrix.
280 Je la vois ; je me pâme. Ah ! Grands Dieux,
Quelle est belle!

SCÈNE V et dernière. Cocatrix, Amatrox. §

COCATRIX, l’acteur doit contrefaire la vieille.

Seigneur, la voix du Roi vous déclare rebelle;
Il m’a dans sa fureur bégayé vos forfaits ;
Mais je n’ai rien compris aux récits qu’il m’a faits.
285 Allumant sa colère au flambeau des furies,
Son Palais n’est rempli que de les barbaries.
« Ah ! Pour me dissiper, donnons-nous le plaisir ».
D’étrangler de ma main, dit-il, mon grand Vizir. »
Il l’étrangle. D’un sabre armant ses mains profanes,
290 Il tranche, après, la tête à soixante sultanes ;...
Et pour marquer enfin le dernier désespoir,
Il a fait empaler son grand Eunuque noir,

AMATROX, se récriant.

Son grand Eunuque noir ! Ce dernier trait me touche !

COCATRIX.

Des Sultanes, Seigneur, quarante étaient ea couche :
295 Les vingt autres étaient grosses de quatre mois.

AMATROX, pleurant.

Combien d’enfants !

COCATRIX.

Chacune en portait deux ou trois.

AMATROX.

Reine, si ces beautés, ces sultanes fertiles,
N’ont rien pu sur mon coeur, sur mes sens trop faciles,
Sur moi l’adorateur de la fécondité ;
300 Comment ! Donnant après dans l’autre extrémité,
À la Beauté que j’aime, ai-je pu rendre hommage ?
Elle a des yeux, un coeur, oui... mais elle est d’un âge
Respectable, il est vrai... mais sa stérilité
Priverait l’Univers de ma postérité !
305 À sa mort, un héros mourrait entier ! N’importe ;...
Malheur à l’Univers. Que mon amour l’emporte.
De ma postérité quels que soient les attraits,
À mes fiers descendants je renonce à jamais.
Peut-être aussi les Dieux, expliquant leurs oracles,
310 Pourront à ma jeunesse accorder des miracles :
L’eau du Ciel, de la terre attire les trésors ;
Le Nil rend tout fertile, en inondant ses bords ;
Le déluge rendit la terre plus féconde...
Je pourrais... je m’égare...

COCATRIX, l’interrompant.

Arrêtez, Prince immonde ;
315 Vous m’aimez, c’est le dire en des termes bien clairs.
De la nouvelle Cour vous avez pris les airs ;
Jadis, j’ai vu vingt rois acharnés à me plaire,
Mais ils n’ont jamais su que mourir et se taire.
Vous abrégez l’amour ! Je l’ai vu cet amour,
320 Plus long et plus constant dans l’ancienne Cour.

AMATROX.

Tous ces discours fleuris ne font rien à l’affaire ;
Reine, c’est de l’esprit que vous venez de faire.
Mais que dis-je ! Peut-être avez-vous pris ce tour,
Pour couper la parole à mon puissant amour !

COCATRIX, avec tendresse.

325 Au contraire, achevez, Seigneur.

AMATROX.

Eh bien, Madame,
Pour vous, à Colorax j’ai déclaré ma flamme ;
Il m’a proscrit, et veut éteindre dans ce jour,
Les charbons allumés sur l’autel de l’Amour.
Je pars, accompagné de quelque soldatesque,
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330 Suivant le sort poudreux d’un héros romanesque ;
Mais, malgré mon malheur je serais trop heureux,
Si sur moi vous jetez un regard amoureux.

COCATRIX.

Eh bien, grand Amatrox, il n’est plus temps de feindre,
Les torrents de mes feux ont peine à se contraindre...
335 Oh ! Vénus ! Qu’ai-je dit ? Je frémis... Je transis....
Quels feux !... Quelle glace ! Ah !.... Ah ! Je m’évanouis.
Elle tombe pâmée dans les bras d’Amatrox.

AMATROX, très embarrassé de l’aventure.

En mes bras ! Dans ces lieux ! Sans craindre la lumière ?
Madame, rappelez votre vertu première.

COCATRIX, se retirant de ses bras avec précipitation.

Qui t’a fait présumer que ma triste vertu,
340 À force de combattre, ait si mal combattu ?
Tu devrais adorer, ingrat, ce que tu blâmes !
L’évanouissement sied bien aux grandes âmes.
Homme faible, est-ce à toi de t’en plaindre en ce jour,
Quand tu vois mes va peurs couronner ton amour ?

AMATROX, avec passion.

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345 Ma chère Cocatrix, j’atteste ici Lucine,
Que ce coeur conjugal, qu’un tendre amour calcine,
Va, malgré Colorax, insensible à ses maux,
D’un hymen chatouilleux allumer les flambeaux,
Et toi, Vulcain, et toi détourne de ma tête
350 Les présages croissants !...

COCATRIX, l’interrompant.

Ah ! Malheureux, arrête !
L’hymen t’a-t-il déjà fait ressentir ses fers ?

AMATROX.

Non, j’ai vécu, Madame, à l’abri des revers.
Mon front sans ornement le fait aviez connaître ;
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J’ai fait mille cocus, et n’ai pas voulu l’être.

COCATRIX.

355 Ah ! Pour te conserver ce front surnaturel,
Viens me jurer au temple un amour éternel !
Que de fleurs, de festons, ma tête soit ornée :
Marchons en invoquant le Dieu de l’Hyménée.
Que malgré Colorax...

AMATROX.

Allons donc aux Autels,
360 Irriter votre fils, par des noeuds éternels.
Je braverai pour vous, Reine trop respectable,
Les tourments préparés à votre époux coupable,
Étranger dans ces lieux, je sais quel est mon sort,
Et si je vous épouse, on me chatouille à mort...
365 Ce supplice infamant n’étonne point mon âme...
Je le vois sans frémir.... Mais, cependant, Madame,
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Un Héros est-il fait pour mourir chatouillé ?

COCATRIX.

Que je le sois plutôt !

AMATROX.

Mon nom serait souillé.

COCATRIX.

Si ta gloire en ces lieux, risque d’être flétrie,
370 Eh bien ! Fuyons, volons au sein de ma patrie.

AMATROX, avec une espèce de pressentiment de son malheur, et en tremblant.

Madame, en quels climats reçûtes-vous le jour ?
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Toutes ces monosyllabes doivent être dits avec des frissonnements, etc. Parodier les reconnaissances des tragédies.

COCATRIX.

Moi ?

AMATROX.

Vous.

COCATRIX.

Non.

AMATROX.

Oui.

COCATRIX.

Seigneur...

AMATROX.

Madame, quel séjour ?...

COCATRIX.

Les Saules...

AMATROX, griffonnant.

Ciel ! Au nom de votre bras d’ivoire,
Quelle Ville ? Achevez.

COCATRIX.

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La Charité-sur-Loire.

AMATROX.

375 Je frémis !... Vous tremblez... Dieux ! Reprenez vos sens.

COCATRIX.

Ah !

AMATROX.

Par quel coup du sort vos appas innocents
Ont-ils été jetés au sein de l’Arabie ?

COCATRIX.

Soixante ans sont passés, depuis que Barrabie,
Père de Colorax, et Roi de ces climats,
380 Du Nord épouvanté faisait fuir les frimas ;
Il revenait courbé sous le poids de sa gloire,
Alors qu’il vit mes yeux sur les bords de la Loire ;
Seigneur, un coup de foudre est moins impétueux,
Il devint amoureux, transporté, furieux ;
385 À l’instant, au milieu de sa barbare troupe,
D’une main, le cruel me fait monter en croupe ;
Et de l’autre, tirant son sabre de Damas,
M’enlève à mon époux, le Druide Adamas.

AMATROX, dont les cheveux se dressent d’horreur.

Le Druide Adamas, votre époux ! Ah, Madame!
390 De tendresse et d’horreur vous remplirez mon âme !
Sur les bords de l’inceste, amené par Junon,
M’auriez-vous dans ces lieux déguisé votre nom ?
Des femmes d’Adamas, Angusta resta seule ;
Je suis son petit-fils.

COCATRIX.

Embrasse ton aïeule ;
395 Je suis cet Angusta.

AMATROX, pleurant.

Vous ? Ah ! Ma grand-maman !
En fureur.
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Mardochée en ces lieux retrouverait Aman !

COCATRIX.

Quel désespoir affreux !

AMATROX.

Quelle reconnaissance !
Vous, Madame Angusta ?

COCATRIX.

Trop fatale naissance !
Ô Cupidon!

AMATROX.

Quel coup !

COCATRIX.

Hélas ! Dans notre sort,
400 Il ne nous reste plus que l’inceste ou la mort.
Mourons !

AMATROX.

Si vous mourez, mourons du moins ensemble.
L’amour nous avait joints, que la mort nous rassemble.
Ils se tuent avec des pistolets de poche.
Cette scène veut être jouée avec tous les grands mouvements des scènes de reconnaissance, les tremblements, les frémissements, etc,