Corneille, Pierre Pierre

1666

Agésilas

, tragédie

Théâtre Classique.

M. C. LXVI.

Extrait du Privilège du Roi. §

Par grâce et privilège du Roi en date du vingt-quatrième mars 1666. Signé, par le Roi en son conseil, DE MALON, Il est permis au sieur P. CORNEILLE, de faire imprimer une pièce de théâtre de sa composition, intitulée Agésilas, pendant sept année. Et défenses sont faites à tous autres de l’imprimer, vendre ni débiter sans le consentement dudit Sieur Corneille, à peine de deux mille livres d’amende, de tous dépens, dommages et intérêts, suivant qu’il est porté par lesdites Lettres.

Imprimé à Rouen aux dépens du dit sieur Corneille.

Et ledit sieur Corneille a cédé son privilège à Thomas Jolly, Guillaume de Luynes, et Louis Billaine, suivant l’accord fait entre eux.

Les exemplaires ont été fournis.

Réprésenté pour la première fois le 28 février 1666 à l’Hôtel de Bourgogne.

AU LECTEUR. §

Il ne faut que parcourir les vies d’Agésilas et de Lysandre chez Plutarque, pour démêler ce qu’il y a d’historique dans cette tragédie. La manière dont je l’ai traitée n’a point d’exemple parmi nos français, ni dans ce précieux restes de l’Antiquité qui sont venu jusqu’à nous et c’est ce qui me l’a ait choisir. Les premiers qui ont travaillé pour le théâtre ont travaillé sans exemple, et ceux qui les ont suivi y ont fait voir quelques nouveautés de temps en temps. Nous n’avons pas moins de privilège. Aussi note Horace nous recommande tant la lecture des poètes grecs par ces paroles ,

Vos exemplaria Graeca
Nocturna versate manu, versate diurna,

Ne laisse pas de louer hautement les Romains d’avoir osé quitter les traces de ces mêmes grecs, et pris d’autre routes.

Nitentatum nostri liquere poëtae,
Ne minimum muruere decus, vestigia Graeca
Asi deserere.

Les règles sont bonnes, mais leur méthode n’est pas de notre siècle, et qui s’attacherait à ne marcher que sur leurs pas, ferait sans doute peu de progrès, et divertirait mal son auditoire. On court à la vérité quelque risque de s’égarer, et même on s’égare assez souvent, quand on s’écarte du sentier battu ; mais on ne s’égare pas toutes les fois qu’on s’en écarte. Quelques un en arrivent plutôt où ils prétendent ; et chacun peut hasarder à ses périls.

ACTEURS §

  • AGÉSILAS, roi de Sparte.
  • LYSANDER, fameux capitaine de Sparte.
  • COTYS, roi de Paphlagonie.
  • SPITRIDATE, grand Seigneur persan.
  • MANDANE, soeur de Spitridate.
  • ELPINICE, fille de Lysander.
  • AGLATIDE, fille de Lysander.
  • XENOCLES, lieutenant d’Agésilas.
  • CLÉON, orateur grec, natif d’Halicarnasse.
La sène est à Éphèse.

ACTE I §

SCÈNE PREMIÈRE. Elpinice, Aglatide §

AGLATIDE

1
Ma soeur, depuis un mois nous voilà dans Éphèse,
Prêtes à recevoir ces illustres époux
Que Lysander mon père a su choisir pour nous ;
Et ce choix bienheureux n’a rien qui ne vous plaise.
5 Dites-moi toutefois, et parlons librement.
Vous semble-t-il que votre amant
Cherche avec grande ardeur votre chère présence ?
Et trouvez-vous qu’il montre, attendant ce grand jour
Cette obligeante impatience
10 Que donne, à ce qu’on dit, le véritable amour ?

ELPINICE

Cotys est roi, ma soeur ; et comme sa couronne
Parle suffisamment pour lui,
Assuré de mon coeur que son trône lui donne,
De le trop demander il s’épargne l’ennui.
15 Ce me doit être assez qu’en secret il soupire,
Que je puis deviner ce qu’il craint de trop dire,
Et que moins son amour a d’importunité,
Plus il a de sincérité.
Mais vous ne dites rien de votre Spitridate !
20 Prend-il autant de peine à mériter vos feux,
Que l’autre à retenir mes voeux ?

AGLATIDE

C’est environ ainsi que son amour éclate :
Il m’obsède à peu près comme l’autre vous sert ;
On dirait que tous deux agissent de concert,
25 Qu’ils ont juré de n’être importuns l’un ni l’autre :
Ils en font grand scrupule, et la sincérité
Dont mon amant se pique, à l’exemple du vôtre,
Ne met pas son bonheur en l’assiduité.
Ce n’est pas qu’à vrai dire il ne soit excusable,
2
30 Je préparai pour lui dès Sparte une froideur
Qui dès l’abord était capable
D’éteindre la plus vive ardeur ;
Et j’avoue entre nous qu’alors qu’il me néglige,
Qu’il se montre à son tour si froid, si retenu,
35 Loin de m’offenser il m’oblige,
Et me remet un coeur qu’il n’eût pas obtenu.

ELPINICE

J’admire cette antipathie
Qui vous l’a fait haïr avant que de le voir,
Et croirais que sa vue aurait eu le pouvoir
40 D’en dissiper une partie.
Car enfin Spitridate a l’entretien charmant,
L’oeil vif, l’esprit aisé, le coeur bon, l’âme belle :
À tant de qualités s’il joignait un vrai zèle…

AGLATIDE

Ma soeur, il n’est pas roi, comme l’est votre amant.

ELPINICE

45 Mais au parti des Grecs il unit deux provinces,
Et ce Perse vaut bien la plupart de nos Princes.

AGLATIDE

Il n’est pas Roi, vous dis-je, et c’est un grand défaut.
Ce n’est point avec vous que je le dissimule,
J’ai peut-être le coeur trop haut,
50 Mais aussi bien que vous je sors du sang d’Hercule ;
Et lorsqu’on vous destine un roi pour votre époux,
J’en veux un aussi bien que vous.
J’aurais quelque chagrin à vous traiter de Reine,
À vous voir dans un trône assise en souveraine,
55 S’il me fallait ramper dans un degré plus bas,
Et je porte une âme assez vaine
Pour vouloir jusque-là vous suivre pas à pas.
Vous êtes mon aînée, et c’est un avantage
Qui me fait vous devoir grande civilité ;
60 Aussi veux-je céder le pas devant à l’âge,
Mais je ne puis souffrir autre inégalité.

ELPINICE

Vous êtes donc jalouse, et ce trône vous gêne
Où la main de Cotys a droit de me placer !
Mais si je renonçais au rang de souveraine,
65 Voudriez-vous y renoncer ?

AGLATIDE

Non, pas sitôt : j’ai quelque vue
Qui me peut encore amuser :
Mariez-vous, ma soeur, quand vous serez pourvue,
On trouvera peut-être un roi pour m’épouser.
70 J’en aurais un déjà, n’était ce rang d’aînée
Qui demandait pour vous ce qu’il voulait m’offrir,
Ou s’il eût reconnu qu’un père eût pu souffrir
Qu’à l’hymen avant vous on me vît destinée.
Si ce roi jusqu’ici ne s’est point déclaré,
75 Peut-être qu’après tout il n’a que différé,
Qu’il attend votre hymen pour rompre son silence :
Je pense avoir encor ce qui le sut charmer,
Et s’il faut vous en faire entière confidence,
Agésilas m’aimait, et peut encor m’aimer.

ELPINICE

80 Que dites-vous, ma soeur ? Agésilas vous aime !

AGLATIDE

Je vous dis qu’il m’aimait, et que sa passion
Pourrait bien être encor la même,
Mais cet amusement de mon ambition
Peut n’être qu’une illusion.
85 Ce prince tient son trône et sa haute puissance
De ce même héros dont nous tenons le jour ;
Et si ce n’était lorsque par reconnaissance
Qu’il me témoignait de l’amour,
Puis-je être sans inquiétude
90 Quand il n’a plus pour lui que de l’ingratitude,
Qu’il n’écoute plus rien qui vienne de sa part ?
Je ne sais si sa flamme est pour moi faible ou forte,
Mais la reconnaissance morte,
L’amour doit courir grand hasard.

ELPINICE

95 Ah ! S’il n’avait voulu que par reconnaissance
Être gendre de Lysander,
Son choix aurait suivi l’ordre de la naissance,
Et Sparte au lieu de vous l’eût vu me demander ;
Mais pour mettre chez nous l’éclat de sa couronne,
100 Attendre que l’hymen m’ait engagée ailleurs,
C’est montrer que le coeur s’attache à la personne :
Ayez, ayez pour lui des sentiments meilleurs.
Ce coeur qu’il vous donna, ce choix qui considère
Autant et plus encor la fille que le père,
105 Feront que le devoir aura bientôt son tour,
Et pour vous faire seoir où vos désirs aspirent,
Vous verrez, et dans peu, comme pour vous conspirent
La reconnaissance et l’amour.

AGLATIDE

Vous voyez cependant qu’à peine il me regarde,
110 Depuis notre arrivée il ne m’a point parlé,
Et quand ses yeux vers moi se tournent par mégarde…

ELPINICE

Comme avec lui mon père a quelque démêlé,
Cette petite négligence,
Qui vous fait douter de sa foi,
115 Vient de leur mésintelligence,
Et dans le fond de l’âme il vit sous votre loi.

AGLATIDE

À tous hasards, ma soeur, comme j’en suis mal sûre,
Si vous me pouviez faire un don de votre amant,
Je crois que je pourrais l’accepter sans murmure.
120 Vous venez de parler du mien si dignement…

ELPINICE

Aimeriez-vous Cotys, ma soeur ?

AGLATIDE

Moi ? Nullement.

ELPINICE

Pourquoi donc vouloir qu’il vous aime ?

AGLATIDE

Les hommages qu’Agésilas
Daigna rendre en secret au peu que j’ai d’appas,
125 M’ont si bien imprimé l’amour du diadème,
Que pourvu qu’un amant soit Roi,
Il est trop aimable pour moi.
Mais sans trône on perd temps, c’est la première idée
Qu’à l’amour en mon coeur il ait plu de tracer ;
130 Il l’a fidèlement gardée,
Et rien ne peut plus l’effacer.

ELPINICE

Chacune a son humeur, la grandeur souveraine,
Quelque main qui vous l’offre, est digne de vos feux ;
Et vous ne ferez point d’heureux
135 Qui de vous ne fasse une Reine ;
Moi, je m’éblouis moins de la splendeur du rang,
Son éclat au respect plus qu’à l’amour m’invite.
Cet heureux avantage ou du sort, ou du sang,
Ne tombe pas toujours sur le plus de mérite.
140 Si mon coeur, si mes yeux en étaient consultés,
Leur choix irait à la personne,
Et les hautes vertus, les rares qualités,
L’emporteraient sur la couronne.

AGLATIDE

Avouez tout, ma soeur : Spitridate vous plaît.

ELPINICE

145 Un peu plus que Cotys, et si votre intérêt
Vous pouvait résoudre à l’échange…

AGLATIDE

Qu’en pouvons-nous ici résoudre vous et moi ?
En l’état où le ciel nous range
Il faut l’ordre d’un père, il faut l’aveu d’un roi,
150 Que je plaise à Cotys, et vous à Spitridate.

ELPINICE

Pour l’un, je ne sais quoi m’en flatte,
Pour l’autre je n’en réponds pas,
Et je craindrais fort que Mandane,
Cette incomparable Persane,
155 N’eût pour lui des attraits plus forts que vos appas.

AGLATIDE

Ma soeur, Spitridate est son frère,
Et si jamais sur lui vous aviez du pouvoir…

ELPINICE

Le voilà qui nous considère.

AGLATIDE

Est-ce vous ou moi qu’il vient voir ?
160 Voulez-vous que je vous le laisse ?

ELPINICE

Ma soeur, auparavant engagez l’entretien,
Et s’il s’en offre lieu, jouez d’un peu d’adresse,
Pour votre intérêt et le mien.

AGLATIDE

Il est juste en effet, puisqu’il n’a su me plaire,
165 Que je vous aide à m’en défaire.

SCÈNE II. Spitridate, Elpinice, Aglatide. §

ELPINICE

Seigneur, je me retire, entre les vrais amants
Leur amour seul a droit d’être de confidence,
Et l’on ne peut mêler d’agréable présence
A de si précieux moments.

SPITRIDATE

170 Un vertueux amour n’a rien d’incompatible
Avec les regards d’une soeur :
Ne m’enviez point la douceur
De pouvoir à vos yeux convaincre une insensible.
Soyez juge et témoin de l’indigne succès
175 Qui se prépare pour ma flamme.
Voyez jusqu’au fond de mon âme
D’une si pure ardeur où va le digne excès ;
Voyez tout mon espoir au bord du précipice,
Voyez des maux sans nombre et hors de guérison ;
180 Et quand vous aurez vu toute cette injustice,
Faites m’en un peu de raison.

AGLATIDE

Si vous me permettez, Seigneur, de vous entendre,
De l’air dont votre amour commence à m’accuser,
Je crains que pour en bien user
185 Je ne me doive mal défendre.
Je sais bien que j’ai tort, j’avoue et hautement,
Que ma froideur doit vous déplaire,
Mais en cette froideur un heureux changement
Pourrait-il fort vous satisfaire ?

SPITRIDATE

190 En doutez-vous, Madame, et peut-on concevoir…

AGLATIDE

Je vous entends, Seigneur, et vois ce qu’il faut voir.
Un aveu plus précis est d’une conséquence
Qui pourrait vous embarrasser,
Et même à notre sexe il est de bienséance
195 De ne pas trop vous en presser.
À Lysander mon père il vous plut de promettre
D’unir par notre hymen votre sang et le sien :
La raison, à peu près, Seigneur, je la pénètre,
Bien qu’aux raisons d’État je ne connaisse rien.
200 Vous ne m’aviez point vue, et facile ou cruelle,
Petite ou grande, laide ou belle,
Qu’à votre humeur ou non je pusse m’accorder,
La chose était égale à votre ardeur nouvelle,
Pourvu que vous fussiez gendre de Lysander.
205 Ma soeur vous aurait plu s’il vous l’eût proposée,
J’eusse agréé Cotys s’il me l’eût proposé,
Vous trouvâtes tous deux la politique aisée,
Nous crûmes toutes deux notre devoir aisé.
Comme à traiter cette alliance
210 Les tendresses des coeurs n’eurent aucune part,
Le vôtre avec le mien a peu d’intelligence,
Et l’amour en tous deux pourra naître un peu tard.
Quand il faudra que je vous aime,
Que je l’aurai promis à la face des dieux,
215 Vous deviendrez cher à mes yeux,
Et j’espère de vous le même.
Jusque-là votre amour assez mal se fait voir,
Celui que je vous garde encor plus mal s’explique :
Vous attendez le temps de votre Politique,
220 Et moi celui de mon devoir.
Voilà, Seigneur, quel est mon crime ;
Vous m’en vouliez convaincre, il n’en est plus besoin,
J’en ai fait comme vous ma soeur juge et témoin :
Que ma froideur lui semble injuste, ou légitime,
225 La raison que vous peut en faire sa bonté,
Je consens qu’elle vous la fasse,
Et pour vous en laisser tous deux en liberté,
Je veux bien lui quitter la place.

SCÈNE III. Spitridate, Elpinice. §

SPITRIDATE

Elle ne s’y fait pas, Madame, un grand effort,
230 Et ferait grâce entière à mon peu de mérite,
Si votre âme avec elle était assez d’accord
Pour se vouloir saisir de ce qu’elle vous quitte.
Pour peu que vous daigniez écouter la raison,
Vous me devez cette justice,
235 Et prendre autant de part à voir ma guérison,
Qu’en ont eu vos attraits à faire mon supplice.

ELPINICE

Quoi ? Seigneur, j’aurais part…

SPITRIDATE

C’est trop dissimuler
La cause et la grandeur du mal qui me possède,
Et je me dois, Madame, au défaut du remède
240 La vaine douceur d’en parler.
Oui, vos yeux ont part à ma peine,
Ils en font plus de la moitié,
Et s’il n’est point d’amour pour en finir la gêne,
Il est pour l’adoucir des regards de pitié.
245 Quand je quittai la Perse, et brisai l’esclavage
Où m’envoyant au jour le ciel m’avait soumis,
Je crus qu’il me fallait parmi ses ennemis
D’un protecteur puissant assurer l’avantage ;
Cotys eut, comme moi, besoin de Lysander,
250 Et quand pour l’attacher lui-même à nos familles
Nous demandâmes ses deux filles,
Ce fut les obtenir que de les demander.
Par déférence au trône il lui promit l’aînée,
La jeune me fut destinée ;
255 Comme nous ne cherchions tous deux que son appui,
Nous acceptâmes tout sans regarder que lui.
J’avais su qu’Aglatide était des plus aimables,
On m’avait dit qu’à Sparte elle savait charmer,
Et sur des bruits si favorables
260 Je me répondais de l’aimer.
Que l’amour aime peu ces folles confiances,
Et que pour affermir son empire en tous lieux
Il laisse choir souvent de cruelles vengeances
Sur qui promet son coeur sans l’aveu de ses yeux !
265 Ce sont les conseillers fidèles
Dont il prend les avis pour ajuster ses coups,
Leur rapport inégal vous fait plus ou moins belles,
Et les plus beaux objets ne le sont pas pour tous.
À ce moment fatal qui nous permit la vue
270 Et de vous et de cette soeur,
Mon âme devint toute émue
Et le trouble aussitôt s’empara de mon coeur ;
Je le sentis pour elle tout de glace,
Je le sentis tout de flamme pour vous,
275 Vous y régnâtes en sa place,
Et ses regards aux miens n’offrirent rien de doux,
Il faut pourtant l’aimer, du moins il faut le feindre,
Il faut vous voir aimer ailleurs :
Voyez s’il fut jamais un amant plus à plaindre,
280 Un coeur plus accablé de mortelles douleurs.
C’est un malheur sans doute égal au trépas même,
Que d’attacher sa vie à ce qu’on n’aime pas ;
Et voir en d’autres mains passer tout ce qu’on aime,
C’est un malheur encor plus grand que le trépas.

ELPINICE

285 Je vous en plains, Seigneur, et ne puis davantage.
Je ne sais aimer ni haïr ;
Mais dès qu’un père parle, il porte en mon courage
Toute l’impression qu’il faut pour obéir.
Voyez avec Cotys si ses voeux les plus tendres
290 Voudraient rendre à ma soeur l’hommage qu’il me rend.
Tout doit être à mon père assez indifférent,
Pourvu que vous et lui vous demeuriez ses gendres.
Mais à vous dire tout, je crains qu’Agésilas
N’y refuse l’aveu qui vous est nécessaire,
295 C’est notre souverain.

SPITRIDATE

S’il en dédit un père,
Peut-être ai-je une soeur qu’il n’en dédira pas.
Ce grand prince pour elle a tant de complaisance,
Qu’à sa moindre prière il ne refuse rien,
Et si son coeur voulait s’entendre avec le mien…

ELPINICE

300 Reposez-vous, Seigneur, sur mon obéissance,
Et contentez-vous de savoir
Qu’aussi bien que ma soeur j’écoute mon devoir.
Allez trouver Cotys, et sans aucun scrupule…

SPITRIDATE

Perdriez-vous pour moi son trône sans ennui ?

ELPINICE

305 Le voilà qui paraît. Quelque ardeur qui vous brûle,
Mettez d’accord mon père, Agésilas et lui.

SCÈNE IV. Cotys, Spitridate. §

COTYS

Vous voyez de quel air Elpinice me traite,
Comme elle disparaît, Seigneur, à mon abord.

SPITRIDATE

Si votre âme, Seigneur, en est mal satisfaite,
310 Mon sort est bien à plaindre autant que votre sort.

COTYS

Ah, s’il n’était honteux de manquer de promesse !

SPITRIDATE

Si la foi sans rougir pouvait se dégager !

COTYS

Qu’une autre de mon coeur serait bientôt maîtresse !

SPITRIDATE

Que je serais ravi, comme vous, de changer !

COTYS

315 Elpinice pour moi montre une telle glace,
Que je me tiendrais sûr de son consentement.

SPITRIDATE

Aglatide verrait qu’une autre prît sa place
Sans en murmurer un moment.

COTYS

Que nous sert qu’en secret l’une et l’autre engagée
320 Peut-être ainsi que nous porte son coeur ailleurs ?
Pour voir notre infortune entre elles partagée
Nos destins n’en sont pas meilleurs.

SPITRIDATE

Elles aiment ailleurs, ces belles dédaigneuses,
Et peut-être, en dépit du sort,
325 Il serait un moyen, et de les rendre heureuses,
Et de nous rendre heureux par un commun accord.

COTYS

Souffrez donc qu’avec vous tout mon coeur se déploie.
Ah, si vous le vouliez, que mon sort serait doux,
Vous seul me pouvez mettre au comble de ma joie.

SPITRIDATE

330 Et ma félicité dépend toute de vous.

COTYS

Vous me pouvez donner l’objet qui me possède.

SPITRIDATE

Vous me pouvez donner celui de tous mes voeux,
Elpinice me charme.

COTYS

Et si je vous la cède ?

SPITRIDATE

Je céderai de même Aglatide à vos feux.

COTYS

335 Aglatide, Seigneur ? Ce n’est pas là m’entendre,
Et vous ne feriez rien pour moi.

SPITRIDATE

Ne vous devez-vous pas à Lysander pour gendre ?

COTYS

Oui, mais l’amour ici me fait une autre loi.

SPITRIDATE

L’amour ! Il n’en faut point écouter qui le blesse,
340 Et qui nous ôte son appui.
L’échange des deux soeurs n’a rien qui l’intéresse,
Nous n’en serons pas moins à lui ;
Mais de porter ailleurs sa main, qui leur est due,
Seigneur, au dernier point ce sera l’irriter,
345 Et sa protection perdue,
N’avons-nous rien à redouter ?

COTYS

Si je n’en juge mal, sa faveur n’est pas grande,
Seigneur, auprès d’Agésilas,
Il n’obtient presque rien de quoi qu’il lui demande.

SPITRIDATE

350 Je vois qu’assez souvent il ne l’écoute pas :
Mais pour un différend frivole
Dont nous ignorons le secret,
Ce prince avouerait-il un amour indiscret
D’un tel manquement de parole ?
355 Lui qui lui doit son trône, et cet illustre rang
D’unique Général des troupes de la Grèce,
Pourrait-il le haïr avec tant de bassesse
Qu’il pût autoriser ce mépris de son sang ?
Si nous manquons de foi, qu’aura-t-il lieu de croire ?
360 En aurions-nous pour lui plus que pour Lysander ?
Pensez-y bien, Seigneur, avant qu’y hasarder
Nos sûretés et votre gloire.

COTYS

Et si ce différend, que vous craignez si peu
Lui fait pour notre hymen refuser son aveu ?

SPITRIDATE

365 Ma soeur n’a qu’à parler, je m’en tiens sûr par elle.

COTYS

Seigneur, l’aimerait-il ?

SPITRIDATE

Il la trouve assez belle,
Il en parle avec joie, et se plaît à la voir ;
Je tâche d’affermir ces douces apparences,
Et si vous voulez tout savoir,
370 Je pense avoir de quoi flatter mes espérances.
Prenez-y part, Seigneur, pour l’intérêt commun ?
Quand nous aurons tous deux Lysander pour beau-père,
Ce roi s’allie à vous, s’il devient mon beau-frère,
Et nous aurons ainsi deux appuis au lieu d’un.

COTYS

375 Et Mandane y consent ?

SPITRIDATE

Mandane est trop bien née
Pour dédire un devoir qui la met sous ma loi.

COTYS

Et vous avez donné pour elle votre foi ?

SPITRIDATE

Non ; mais à dire vrai, je la tiens pour donnée.

COTYS

Ah ! Ne la donnez point, Seigneur, si vous m’aimez,
380 Ou si vous aimez Elpinice :
Mandane a tout mon coeur, mes yeux en sont charmés,
Et ce n’est qu’à ce prix que je vous rends justice.

SPITRIDATE

Elpinice ne rend votre foi qu’à sa soeur,
Et ce n’est qu’à ce prix qu’elle-même se donne.

COTYS

385 Hélas ! Et si l’amour autrement en ordonne,
Le moyen d’y forcer mon coeur ?

SPITRIDATE

Rendez-vous-en le maître.

COTYS

Et l’êtes-vous du vôtre ?

SPITRIDATE

J’y ferai mon effort, si je vous parle en vain,
Et du moins, si ma soeur vous dérobe à toute autre,
390 Je serai maître de ma main.

COTYS

Je ne le puis celer, qui que l’on me propose,
Toute autre que Mandane est pour moi même chose.

SPITRIDATE

Il vous est donc facile, et doit même être doux,
Puisqu’enfin Elpinice aime un autre que vous,
395 De lui préférer qui vous aime ;
Et du moins vous auriez l’honneur,
Par un peu d’effort sur vous-même,
De faire le commun bonheur.

COTYS

Je ferais trois heureux qui m’empêchent de l’être !
400 J’ose, j’ose vous faire une plus juste loi.
Ou faites mon bonheur dont vous êtes le maître,
Ou demeurez tous trois malheureux comme moi.

SPITRIDATE

Eh bien, épousez Elpinice :
Je renonce à tout mon bonheur,
405 Plutôt que de me voir complice
D’un manquement de foi qui vous perdrait d’honneur.

COTYS

Rendez-vous à votre Aglatide,
Puisque votre coeur endurci
Veut suivre obstinément un faux devoir pour guide,
410 Je serai malheureux, vous le serez aussi.

ACTE II §

SCÈNE PREMIÈRE. Spitridate, Mandane. §

SPITRIDATE

Que nous avons, ma soeur, brisé de rudes chaînes !
En Perse il n’est point de sujets ;
Ce ne sont qu’esclaves abjects,
Qu’écrasent d’un coup d’oeil les têtes souveraines.
415 Le Monarque, ou plutôt le tyran général,
N’y suit pour loi que son caprice,
N’y veut point d’autre règle et point d’autre justice,
Et souvent même impute à crime capital
Le plus rare mérite, et le plus grand service.
420 Il abat à ses pieds les plus hautes vertus,
S’immole insolemment les plus illustres vies,
Et ne laisse aujourd’hui que les coeurs abattus
À couvert de ses tyrannies.
Vous autres, s’il vous daigne honorer de son lit,
425 Ce sont indignités égales,
La gloire s’en partage entre tant de rivales,
Qu’elle est moins un honneur qu’un sujet de dépit.
Toutes n’ont pas le nom de reines,
Mais toutes portent mêmes chaînes,
430 Et toutes, à parler sans fard,
Servent à ses plaisirs sans part à son Empire,
Et même en ses plaisirs elles n’ont autre part,
Que celle qu’à son coeur brutalement inspire
Ou ce caprice, ou le hasard.
435 Voilà, ma soeur, à quoi vous avait destinée,
À quel infâme honneur vous avait condamnée
Pharnabaze son lieutenant :
Il aurait fait de vous un présent à son Prince,
Si pour nous affranchir mon soin le prévenant
440 N’eût à sa tyrannie arraché ma Province.
La Grèce a de plus saintes lois,
Elle a des peuples et des rois
Qui gouvernent avec justice :
La raison y préside et la sage équité,
445 Le pouvoir souverain par elles limité,
N’y laisse aucun droit au caprice.
L’hymen de ses Rois même y donne coeur pour coeur ;
Et si vous aviez le bonheur
Que l’un d’eux vous offrît son trône avec son âme,
450 Vous seriez, par ce noeud charmant,
Et reine véritablement,
Et véritablement sa femme.

MANDANE

Je veux bien l’espérer : tout est facile aux Dieux,
Et peut-être que de bons yeux
455 En auraient déjà vu quelque flatteuse marque ;
Mais il en faut de bons pour faire un si grand choix,
Si le roi dans la Perse est un peu trop Monarque,
En Grèce il est des Rois qui ne sont pas trop Rois :
Il en est dont le peuple est le suprême arbitre,
460 Il en est d’attachés aux ordres d’un Sénat ;
Il en est qui ne sont enfin sous ce grand titre,
Que premiers sujets de l’État.
Je ne sais si le ciel pour régner m’a fait naître,
Et quoiqu’en ma faveur j’aie encor vu paraître,
465 Je doute si l’on m’aime ou non :
Mais je pourrais être assez vaine,
Pour dédaigner le nom de Reine
Que m’offrirait un Roi qui n’en eût que le nom.

SPITRIDATE

Vous en savez beaucoup, ma soeur, et vos mérites
470 Vous ouvrent fort les yeux sur ce que vous valez.

MANDANE

Je réponds simplement à ce que vous me dites,
Et parle en général comme vous me parlez.

SPITRIDATE

Cependant et des rois et de leur différence
Je vous trouve en effet plus instruite que moi.

MANDANE

475 Puisque vous m’ordonnez qu’ici j’espère un Roi,
Il est juste, Seigneur, que quelquefois j’y pense.

SPITRIDATE

N’y pensez-vous point trop ?

MANDANE

Je sais que c’est à vous
À régler mes désirs sur le choix d’un époux,
Mon devoir n’en fera point d’autre ;
480 Mais quand vous daignerez choisir pour une soeur,
Daignez songer de grâce à faire son bonheur
Mieux que vous n’avez fait le vôtre.
D’un choix que vous m’aviez vous-même tant loué
Votre coeur et vos yeux vous ont désavoué,
485 Et si j’ai, comme vous, quelques pentes secrètes,
Seigneur, si c’est ainsi que vous les rencontrez,
Jugez, par le trouble où vous êtes
De l’état où vous me mettrez.

SPITRIDATE

Je le vois bien, ma soeur, il faut vous laisser faire.
490 Qui choisit mal pour soi choisit mal pour autrui,
Et votre coeur, instruit par le malheur d’un frère
A déjà fait son choix sans lui.

MANDANE

Peut-être, mais enfin vous suis-je nécessaire ?
Parlez, il n’est désirs, ni tendres sentiments,
495 Que je ne sacrifie à vos contentements.
Faut-il donner ma main pour celle d’Elpinice ?

SPITRIDATE

Que sert de m’en offrir un entier sacrifice,
Si je n’ose et ne puis même déterminer
À qui pour mon bonheur vous devez la donner ?
500 Cotys me la demande, Agésilas l’espère.

MANDANE

Agésilas, Seigneur ! Et le savez-vous bien ?

SPITRIDATE

Parler de vous sans cesse, aimer votre entretien,
Vous donner tout crédit, ne chercher qu’à vous plaire…

MANDANE

Ce sont civilités envers une étrangère,
505 Qui font beaucoup d’éclat, et ne produisent rien.
Il jette par là des amorces
À ceux qui, comme nous, voudront grossir ses forces ;
Mais quelque haut crédit qu’il me donne en sa Cour,
De toute sa conduite il est si bien le maître,
510 Qu’au simple nom d’hymen vous verriez disparaître
Tout ce qu’en ses faveurs vous prenez pour amour.

SPITRIDATE

Vous penchez vers Cotys, et savez qu’Elpinice
Ne veut point être à moi qu’il ne soit à sa soeur !

MANDANE

Je vous réponds de tout, si vous avez son coeur.

SPITRIDATE

515 Et Lysander pourra souffrir cette injustice ?

MANDANE

Lysander est si mal auprès d’Agésilas,
Que ce sera beaucoup s’il en obtient un gendre,
Et peut-être sans moi ne l’a-t-il pas :
Pour deux, il aurait tort, s’il osait y prétendre.
520 Mais, Seigneur, le voici ; tâchez de pressentir
Ce qu’en votre faveur il pourrait consentir.

SPITRIDATE

Ma soeur, vous êtes plus adroite,
Souffrez que je ménage un moment de retraite :
J’aurais trop à rougir, pour peu que devant moi
525 Vous fissiez deviner de ce manque de foi.

SCÈNE II. Lysander, Spitridate, Mandane, Cléon. §

LYSANDER

Quoique en matière d’hyménées
L’importune langueur des affaires traînées
Attire assez souvent de fâcheux embarras,
J’ai voulu qu’à loisir vous pussiez voir mes filles,
530 Avant que demander l’aveu d’Agésilas
Sur l’union de nos familles.
Dites-moi donc, Seigneur, ce qu’en jugent vos yeux,
S’ils laissent votre coeur d’accord de vos promesses,
Et si vous y sentez plus d’aimables tendresses
535 Que de justes désirs de pouvoir choisir mieux.
Parlez avec franchise, avant que je m’expose
À des refus presque assurés
Que j’estimerai peu de chose,
Quand vous serez plus déclarés ;
540 Et n’appréhendez point l’emportement d’un père :
Je sais trop que l’amour de ses droits est jaloux,
Qu’il dispose de nous sans nous,
Que les plus beaux objets ne sont pas sûrs de plaire.
L’aveugle sympathie est ce qui fait agir
545 La plupart des feux qu’il excite ;
Il ne l’attache pas toujours au vrai mérite,
Et quand il la dénie, on n’a point à rougir.

SPITRIDATE

Puisque vous le voulez, je ne puis me défendre,
Seigneur, de vous parler avec sincérité.
550 Ma seule ambition est d’être votre gendre ;
Mais apprenez de grâce une autre vérité.
Ce bonheur que j’attends, cette gloire où j’aspire,
Et qui rendrait mon sort égal au sort des Dieux,
N’a pour objet… Seigneur, je tremble à vous le dire,
555 Ma soeur vous l’expliquera mieux.

SCÈNE III. Lysander, Mandane, Cléon. §

LYSANDER

Que veut dire, Madame, une telle retraite ?
Se plaint-il d’Aglatide, et la jeune indiscrète
Répondrait-elle mal aux honneurs qu’il lui fait ?

MANDANE

Elle y répond, Seigneur, ainsi qu’il le souhaite,
560 Et je l’en vois fort satisfait :
Mais je ne vois pas bien que par les sympathies
Dont vous venez de nous parler,
Leurs âmes soient fort assorties,
Ni que l’amour encore ait daigné s’en mêler.
565 Ce n’est pas qu’il n’aspire à se voir votre gendre,
Qu’il n’y mette sa gloire et borne ses plaisirs ;
Mais puisque par son ordre il me faut vous l’apprendre,
Elpinice est l’objet de ses plus chers désirs.

LYSANDER

Elpinice ! Et sa main n’est plus en ma puissance !

MANDANE

570 Je sais qu’il n’est plus temps de vous la demander,
Mais je vous répondrais de son obéissance,
Si Cotys la voulait céder.
Que sait-on si l’amour, dont la bizarrerie
Se joue assez souvent du fond de notre coeur,
575 N’aura point fait au sien même supercherie ?
S’il n’y préfère point Aglatide à sa soeur ?
Cet échange, Seigneur, pourrait-il vous déplaire,
S’il les rendait tous quatre heureux ?

LYSANDER

Madame, doutez-vous de la bonté d’un père ?

MANDANE

580 Voyez donc si Cotys sera plus rigoureux.
Je vous laisse avec lui, de peur que ma présence
N’empêche une sincère et pleine confiance.
À Cotys.
Seigneur, ne cachez plus le véritable amour
Dont l’idée en secret vous flatte ;
585 J’ai dit à Lysander celui de Spitridate,
Dites le vôtre à votre tour.

SCÈNE IV. Lysander, Cotys, Cléon. §

COTYS

Puisqu’elle vous l’a dit, pourrais-je vous le taire ?
Jugez, Seigneur, de mes ennuis ;
Une autre qu’Elpinice à mes yeux a su plaire,
590 Et l’aimer est un crime en l’état où je suis.

LYSANDER

Ne traitez point, Seigneur, ce nouveau feu de crime,
Le choix que font les yeux est le plus légitime.
Et comme un beau désir ne peut bien s’allumer,
S’ils n’instruisent le coeur de ce qu’il doit aimer ;
595 C’est ôter à l’amour tout ce qu’il a d’aimable,
Que les tenir captifs sous une aveugle foi,
Et le don le plus favorable
Que ce coeur sans leur ordre ose faire de soi,
Ne fut jamais irrévocable.

COTYS

600 Seigneur, ce n’est point par mépris,
Ce n’est point qu’Elpinice aux miens n’ait paru belle ;
Mais enfin (le dirai-je ?) oui, Seigneur, on m’a pris,
On m’a volé ce coeur que j’apportais pour elle.
D’autres yeux, malgré moi, s’en sont faits les tyrans,
605 Et ma foi s’est armée en vain pour ma défense,
Ce lâche, qui s’est mis de leur intelligence
Les a soudain reçus en justes conquérants.

LYSANDER

Laissez-leur garder leur conquête.
Peut-être qu’Elpinice avec plaisir s’apprête
610 À vous laisser ailleurs trouver un sort plus doux,
Quand un autre pour elle a d’autres yeux que vous ;
Qu’elle cède ce coeur à celle qui le vole,
Et qu’en ce même instant qu’on vous le surprenait,
Un pareil attentat sur sa propre parole
615 Lui dérobait celui qu’elle vous destinait.
Surtout, ne craignez rien du côté d’Aglatide,
Je puis répondre d’elle, et quand j’aurai parlé,
Vous verrez tout son coeur où mon vouloir préside,
Vous payer de celui qu’elle vous a volé.

COTYS

620 Ah, Seigneur, pour ce vol je ne me plains pas d’elle.

LYSANDER

Et de qui donc ?

COTYS

L’amour s’y sert d’une autre main.

LYSANDER

L’amour !

COTYS

Oui, cet amour qui me rend infidèle…

LYSANDER

Seigneur, du nom d’amour n’abusez point en vain,
Dites d’Agésilas la haine insatiable.
625 C’est elle dont l’aigreur auprès de vous m’accable,
Et qui de jour en jour s’animant contre moi,
Pour me perdre d’honneur m’enlève votre foi.

COTYS

Ah ! S’il y va de votre gloire,
Ma parole est donnée, et dussé-je en mourir,
630 Je la tiendrai, Seigneur, jusqu’au dernier soupir ;
Mais quoi que la surprise ait pu vous faire croire,
N’accusez point Agésilas
D’un crime de mon coeur, que même il ne sait pas.
Mandane, qui m’ordonne à vos yeux de le dire,
635 Vous montre assez par là quel souverain empire
L’amour lui donne sur ce coeur.
Ne considérez point si j’aime ou si l’on m’aime ;
En matière d’honneur ne voyez que vous-même,
Et disposez de moi comme veut cet honneur.

LYSANDER

640 L’amour le fera mieux ; ce que j’en viens d’apprendre
M’offre un sujet de joie où j’en voyais d’ennui :
Épouser la soeur de mon gendre,
C’est le devenir comme lui.
Aglatide d’ailleurs n’est pas si délaissée
645 Que votre exemple n’aide à lui trouver un Roi ;
Et pour peu que le Ciel réponde à ma pensée,
Ce sera plus de gloire et plus d’appui pour moi.
Aussi ferai-je plus, je veux que de moi-même
Vous teniez cet objet qui vous fait soupirer,
650 Et Spitridate, à moins que de m’en assurer,
N’obtiendra jamais ce qu’il aime.
Je veux dès aujourd’hui savoir d’Agésilas
S’il pourra consentir à ce double hyménée,
Dont ma parole était donnée.
655 Sa haine apparemment ne m’en avouera pas :
Si pourtant par bonheur il m’en laisse le maître,
J’en userai, Seigneur, comme je le promets ;
Sinon, vous lui ferez connaître
Vous-même quels sont vos souhaits.

COTYS

660 Ah, que Mandane et moi n’avons-nous mille vies,
Seigneur, pour vous les immoler !
Car je ne saurais plus vous le dissimuler,
Nos âmes en seront également ravies.
Souffrez-lui donc sa part en ces ravissements,
665 Et pardonnez, de grâce, à mon impatience…

LYSANDER

Allez : on m’a vu jeune, et par expérience
Je sais ce qui se passe au coeur des vrais amants.

SCÈNE V. Lysander, Cléon. §

CLÉON

Seigneur, n’êtes-vous point d’une humeur bien facile,
D’applaudir à Cotys sur son manque de foi ?

LYSANDER

670 Je prends pour l’attacher à moi
Ce qui s’offre de plus utile.
D’un emportement indiscret
Je ne voyais rien à prétendre ;
Vouloir par force en faire un gendre,
675 Ce n’est qu’en vouloir faire un ennemi secret.
Je veux me l’acquérir, je veux, s’il m’est possible,
À force d’amitiés si bien le ménager,
Que quand je voudrai me venger
J’en tire un secours infaillible.
680 Ainsi je flatte ses désirs,
J’applaudis, je défère à ses nouveaux soupirs,
Je me fais l’auteur de sa joie,
Je sers sa passion, et sous cette couleur
Je m’ouvre dans son âme une infaillible voie,
685 À m’en faire à mon tour servir avec chaleur.

CLÉON

Oui, mais Agésilas, Seigneur, aime Mandane,
Du moins toute sa Cour ose le deviner,
Et promettre à Cotys cette illustre Persane,
C’est lui promettre tout pour ne lui rien donner.

LYSANDER

690 Qu’à ses voeux mon tyran l’accorde ou la refuse,
De la manière dont j’en use,
Il ne peut m’ôter son appui ;
Et de quelque façon que la chose se passe,
Ou je fais la première grâce,
695 Ou j’aigris puissamment ce rival contre lui.
J’ai même à souhaiter que son feu se déclare ;
Comme de notre Sparte il choquera les lois,
C’est une occasion que lui-même il prépare,
Et qui peut la résoudre à mieux choisir ses Rois.
700 Nous avons trop longtemps asservi sa couronne
À la vaine splendeur du sang ;
Il est juste à son tour que la vertu la donne,
Et que le seul mérite ait droit à ce haut rang.
Ma ligue est déjà forte, et ta harangue est prête
705 À faire éclater la tempête,
Sitôt qu’il aura mis ma patience à bout :
Si pourtant je voyais sa haine enfin bornée
Ne mettre aucun obstacle à ce double hyménée,
Je crois que je pourrais encore oublier tout.
710 En perdant cet ingrat je détruis mon ouvrage,
Je vois dans sa grandeur le prix de mon courage,
Le fruit de mes travaux, l’effet de mon crédit :
Un reste d’amitié tient mon âme en balance,
Quand je veux le haïr je me fais violence,
715 Et me force à regret à ce que je t’ai dit.
Il faut, il faut enfin qu’avec lui je m’explique,
Que j’en sache qui peut causer
Cette haine si lâche, et qu’il rend si publique,
Et fasse un digne effort à le désabuser.

CLÉON

720 Il n’appartient qu’à vous de former ces pensées ;
Mais vous ne songez point avec quels sentiments
Vos deux filles intéressées
Apprendront de tels changements.

LYSANDER

Aglatide est d’humeur à rire de sa perte,
725 Son esprit enjoué ne s’ébranle de rien ;
Pour l’autre, elle a, de vrai, l’âme un peu moins ouverte,
Mais elle n’eut jamais de vouloir que le mien.
Ainsi je me tiens sûr de leur obéissance.

CLÉON

Quand cette obéissance a fait un digne choix,
730 Le coeur tombé par là sous une autre puissance
N’obéit pas toujours une seconde fois.

LYSANDER

Les voici, laisse-nous, afin qu’avec franchise
Leurs âmes s’en ouvrent à moi.

SCÈNE VI. Lysander, Elpinice, Aglatide. §

LYSANDER

J’apprends avec quelque surprise,
735 Mes filles, qu’on vous manque à toutes deux de foi.
Cotys aime en secret une autre qu’Elpinice,
Spitridate n’en fait pas moins.

ELPINICE

Si l’on nous fait quelque injustice,
Seigneur, notre devoir s’en remet à vos soins,
740 Je ne sais qu’obéir…

AGLATIDE

J’en sais donc davantage.
Je sais que Spitridate adore d’autres yeux,
Je sais que c’est ma soeur à qui va cet hommage,
Et quelque chose encor qu’elle vous dirait mieux.

ELPINICE

Ma soeur, qu’aurais-je à dire ?

AGLATIDE

À quoi bon ce mystère ?
745 Dites ce qu’à ce nom le coeur vous dit tout bas,
Ou je dirai tout haut qu’il ne vous déplaît pas.

ELPINICE

Moi, je pourrais l’aimer, et sans l’ordre d’un père !

AGLATIDE

Vous ne savez que c’est d’aimer ou de haïr,
Mais vous seriez pour lui fort aise d’obéir.

ELPINICE

750 Qu’il faut souffrir de vous, ma soeur !

AGLATIDE

Le grand supplice
De voir qu’en dépit d’elle on lui rend du service !

LYSANDER

Rendez-lui la pareille. Aime-t-elle Cotys ?
Et s’il fallait changer entre vous de partis…

AGLATIDE

Je n’ai pas besoin d’interprète,
755 Et vous en dirai plus, Seigneur, qu’elle n’en sait.
Cotys pourrait me plaire, et plairait en effet,
Si pour toucher son coeur j’étais assez bien faite :
Mais je suis fort trompée, ou cet illustre coeur
N’est pas plus à moi qu’à ma soeur.

LYSANDER

760 Peut-être ce malheur d’assez près te menace.

AGLATIDE

J’en connais plus de vingt qui mourraient en ma place,
Ou qui sauraient du moins hautement quereller
L’injustice de la Fortune ;
Mais pour moi, qui n’ai pas une âme si commune,
765 Je sais l’art de m’en consoler.
Il est d’autres rois dans l’Asie
Qui seront trop heureux de prendre votre appui,
Et déjà, je ne sais par quelle fantaisie
J’en crois voir à mes pieds de plus puissants que lui.

LYSANDER

770 Donc à moins que d’un Roi tu ne veux plus te rendre ?

AGLATIDE

Je crois pour Spitridate avoir déjà fait voir
Que ma soeur n’a rien à m’apprendre
Sur le chapitre du devoir.
Elle sait obéir, et je le sais comme elle,
775 C’est l’ordre, et je lui garde un coeur assez fidèle,
Pour en subir toutes les lois :
Mais pour régler ma Destinée,
Si vous vous abaissiez jusqu’à prendre ma voix,
Vous arrêteriez votre choix
780 Sur une tête couronnée,
Et ne m’offririez que des Rois.

LYSANDER

C’est mettre un peu haut ta conquête.

AGLATIDE

La couronne, Seigneur, orne bien une tête.
Je me la figurais sur celle de ma soeur,
785 Lorsque Cotys devait l’y mettre,
Et quand j’en contemplais la gloire et la douceur
Que je ne pouvais me promettre,
Un peu de jalousie et de confusion
Mutinait mes désirs et me soulevait l’âme,
790 Et comme en cette occasion
Mon devoir pour agir n’attendait point ma flamme…

ELPINICE

La gloire d’obéir à votre grand regret
Vous faisait pester en secret,
C’est l’ordre, et du devoir la scrupuleuse idée…

AGLATIDE

795 Que dites-vous, ma soeur, qu’osez-vous hasarder,
Vous qui tantôt…

ELPINICE

Ma soeur, laissez-moi vous aider,
Ainsi que vous m’avez aidée.

AGLATIDE

Pour bien m’aider à dire ici mes sentiments
Vous vous prenez trop mal aux vôtres,
800 Et si je suis jamais réduite aux truchements
Il m’en faudra bien chercher d’autres.
Seigneur, quoi qu’il en soit, voilà quelle je suis.
J’acceptais Spitridate avec quelques ennuis,
De ce petit chagrin le ciel m’a dégagée,
805 Sans que mon âme soit changée.
Mon devoir règne encor sur mon ambition,
Quoi que vous m’ordonniez, j’obéirai sans peine :
Mais de mon inclination
Je mourrai fille, ou vivrai Reine.

ELPINICE

810 Achevez donc, ma soeur, dites qu’Agésilas…

AGLATIDE

Ah, Seigneur, ne l’écoutez pas,
Ce qu’elle vous veut dire est une bagatelle,
Et même, s’il le faut, je la dirai mieux qu’elle.

LYSANDER

Dis donc, Agésilas ?

AGLATIDE

M’aimait jadis un peu.
815 Du moins lui-même à Sparte il m’en fit confidence,
Et s’il me disait vrai, sa noble impatience
De vous en demander l’aveu
N’attendait qu’après l’hyménée
De cette aimable et chère aînée.
820 Mais s’il attendait là que mon tour arrivé
Autorisât à ma conquête
La flamme qu’en réserve il tenait toute prête,
Son amour est encore ici plus réservé :
Et soit que dans Éphèse un autre objet me passe,
825 Soit que par complaisance il cède à son rival,
Il me fait à présent la grâce
De ne m’en dire bien ni mal.

LYSANDER

D’un pareil changement ne cherche point la cause,
Sa haine pour ton père à cet amour s’oppose,
830 Mais n’importe, il est bon que j’en sois averti :
J’agirai d’autre sorte avec cette lumière,
Et suivant qu’aujourd’hui nous l’aurons plus entière,
Nous verrons à prendre parti.

ACTE III §

SCÈNE PREMIÈRE. Agésilas, Lysander, Xénoclès. §

LYSANDER

Je ne suis point surpris qu’à ces deux hyménées
835 Vous refusiez, Seigneur, votre consentement,
J’aurais eu tort d’attendre un meilleur traitement
Pour le sang odieux dont mes filles sont nées.
Il est le sang d’Hercule en elles comme en vous,
Et méritait par là quelque destin plus doux ;
840 Mais s’il vous peut donner un titre légitime
Pour être leur maître et leur Roi,
C’est pour l’une et pour l’autre une espèce de crime,
Que de l’avoir reçu de moi.
J’avais cru toutefois que l’exil volontaire
845 Où l’amour paternel près d’elles m’eût réduit,
Moi qui de mes travaux ne vois plus autre fruit
Que le malheur de vous déplaire,
Comme il délivrerait vos yeux
D’une insupportable présence,
850 À mes jours presque usés obtiendrait la licence
D’aller finir sous d’autres Cieux.
C’était là mon dessein ; mais cette même envie,
Qui me fait près de vous un si malheureux sort,
Ne saurait endurer ni l’éclat de ma vie,
855 Ni l’obscurité de ma mort.

AGÉSILAS

Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’envie et la haine
Ont persécuté les héros :
Hercule en sert d’exemple, et l’histoire en est pleine,
Nous ne pouvons souffrir qu’ils meurent en repos.
860 Cependant cet exil, ces retraites paisibles,
Cet unique souhait d’y terminer leurs jours,
Sont des mots bien choisis à remplir leurs discours,
Ils ont toujours leur grâce, ils sont toujours plausibles ;
Mais ils ne sont pas vrais toujours,
865 Et souvent des périls ou cachés, ou visibles,
Forcent notre prudence à nous mieux assurer
Qu’ils ne veulent se figurer.
Je ne m’étonne point qu’avec tant de lumières
Vous ayez prévu mes refus ;
870 Mais je m’étonne fort que les ayant prévus
Vous n’en ayez pu voir les raisons bien entières.
Vous êtes un grand homme, et de plus, mécontent.
J’avouerai plus encor, vous avez lieu de l’être.
Ainsi de ce repos où votre ennui prétend
875 Je dois prévoir en Roi quel désordre peut naître,
Et regarde en quels lieux il vous plaît de porter
Des chagrins qu’en leur temps on peut voir éclater.
Ceux que prend pour exil, ou choisit pour asile
Ce dessein d’une mort tranquille,
880 Des Perses et des Grecs séparent les États.
L’assiette en est heureuse, et l’accès difficile,
Leurs maîtres ont du coeur, leurs peuples ont des bras :
Ils viennent de nous joindre avec une puissance
À beaucoup espérer, à craindre beaucoup d’eux,
885 Et c’est mettre en leurs mains une étrange balance
Que de mettre à leur tête un guerrier si fameux.
C’est vous qui les donnez l’un et l’autre à la Grèce,
L’un fut ami du Perse, et l’autre son sujet ;
Le service est bien grand, mais aussi je confesse
890 Qu’on peut ne pas bien voir tout le fond du projet.
Votre intérêt s’y mêle en les prenant pour gendres,
Et si par des liens et si forts et si tendres
Vous pouvez aujourd’hui les attacher à vous,
Vous vous les donnez plus qu’à nous.
895 Si malgré le secours, si malgré les services,
Qu’un ami doit à l’autre, un sujet à son Roi,
Vous les avez tous deux arrachés à leur foi,
Sans aucun droit sur eux, sans aucuns bons offices ;
Avec quelle facilité
900 N’immoleront-ils point une amitié nouvelle
À votre courage irrité,
Quand vous ferez agir toute l’autorité
De l’amour conjugale et de la paternelle,
Et que l’occasion aura d’heureux moments
905 Qui flattent vos ressentiments ?
Vous ne nous laissez aucun gage,
Votre sang tout entier passe avec vous chez eux :
Voyez donc ce projet comme je l’envisage,
Et dites si pour nous il n’a rien de douteux.
910 Vous avez jusqu’ici fait paraître un vrai zèle,
Un coeur si généreux, une âme si fidèle,
Que par toute la Grèce on vous loue à l’envi :
Mais le temps quelquefois inspire une autre envie ;
Comme vous Thémistocle avait fort bien servi,
915 Et dans la Cour de Perse il a fini sa vie.

LYSANDER

Si c’est avec raison que je suis mécontent,
Si vous-même avouez que j’ai lieu de me plaindre,
Et si jusqu’à ce point on me croit important,
Que mes ressentiments puissent vous être à craindre ;
920 Oserais-je vous demander
Ce que vous a fait Lysander,
Pour leur donner ici chaque jour de quoi naître,
Seigneur ? Et s’il est vrai qu’un homme tel que moi
Quand il est mécontent, peut desservir son Roi,
925 Pourquoi me forcez-vous à l’être ?
Quelque avis que je donne, il n’est point écouté,
Quelque emploi que j’embrasse, il m’est soudain ôté,
Me choisir pour appui c’est courir à sa perte,
Vous changez en tous lieux les ordres que j’ai mis,
930 Et comme s’il fallait agir à guerre ouverte,
Vous détruisez tous mes amis.
Ces amis dont pour vous je gagnai les suffrages,
Quand il fallut aux Grecs élire un Général,
Eux qui vous ont soumis les plus nobles courages,
935 Et fait ce haut pouvoir qui leur est si fatal,
Leur seul amour pour moi les livre à leur ruine,
Il leur coûte l’honneur, l’autorité, le bien :
Cependant plus j’y songe, et plus je m’examine,
Moins je trouve, Seigneur, à me reprocher rien.

AGÉSILAS

940 Dites tout, vous avez la mémoire trop bonne
Pour avoir oublié que vous me fîtes Roi,
Lorsqu’on balança ma couronne
Entre Léotychide et moi.
Peut-être n’osez-vous me vanter un service
945 Qui ne me rendit que justice,
Puisque nos lois voulaient ce qu’il sut maintenir ;
Mais moi qui l’ai reçu, je veux m’en souvenir.
Vous m’avez donc fait Roi, vous m’avez de la Grèce
Contre celui de Perse établi Général ;
950 Et quand je sens dans l’âme une ardeur qui me presse
De ne m’en revancher pas mal,
À peine sommes-nous arrivés dans Éphèse,
Où de nos alliés j’ai mis le rendez-vous,
Que sans considérer si j’en serai jaloux,
955 Ou s’il se peut que je m’en taise,
Vous vous saisissez par vos mains
De plus que votre récompense,
Et tirant toute à vous la suprême puissance
Vous me laissez des titres vains.
960 On s’empresse à vous voir, on s’efforce à vous plaire,
On croit lire en vos yeux ce qu’il faut qu’on espère,
On pense avoir tout fait quand on vous a parlé,
Mon palais près du vôtre est un lieu désolé,
Et le Généralat comme le Diadème
965 M’érige sous votre ordre en fantôme éclatant,
En colosse d’État qui de vous seul attend
L’âme qu’il n’a pas de lui-même,
Et que vous seul faites aller
Où pour vos intérêts il le faut étaler.
970 Général en idée, et Monarque en peinture,
De ces illustres noms pourrais-je faire cas,
S’il les fallait porter, moins comme Agésilas,
Que comme votre créature,
Et montrer avec pompe au reste des humains
975 En ma propre grandeur l’ouvrage de vos mains ?
Si vous m’avez fait Roi, Lysander, je veux l’être ;
Soyez-moi bon sujet, je vous serai bon maître,
Mais ne prétendez plus partager avec moi
Ni la puissance, ni l’emploi.
980 Si vous croyez qu’un sceptre accable qui le porte,
À moins qu’il prenne une aide à soutenir son poids,
Laissez discerner à mon choix
Quelle main à m’aider pourrait être assez forte.
Vous aurez bonne part à des emplois si doux
985 Quand vous pourrez m’en laisser faire,
Mais soyez sûr aussi d’un succès tout contraire,
Tant que vous ne voudrez les tenir que de vous.
Je passe à vos amis qu’il m’a fallu détruire,
Si dans votre vrai rang je voulais vous réduire,
990 Et d’un pouvoir surpris saper les fondements.
Ils étaient tout à vous, et par reconnaissance
D’en avoir reçu leur puissance,
Ils ne considéraient que vos commandements.
Vous seul les aviez faits souverains dans leurs villes,
995 Et j’y verrais encor mes ordres inutiles,
À moins que d’avoir mis leur tyrannie à bas,
Et changé comme vous la face des États.
Chez tous nos Grecs asiatiques
Votre pouvoir naissant trouva des Républiques,
1000 Que sous votre cabale il vous plut asservir :
La vieille liberté si chère à leurs ancêtres
Y fut partout forcée à recevoir dix maîtres,
Et dès qu’on murmurait de se la voir ravir,
On voyait par votre ordre immoler les plus braves
1005 À l’empire de vos esclaves.
J’ai tiré de ce joug les peuples opprimés,
En leur premier état j’ai remis toutes choses,
Et la gloire d’agir par de plus justes causes
A produit des effets plus doux, et plus aimés.
1010 J’ai fait, à votre exemple ici des créatures,
Mais sans verser de sang, sans causer de murmures,
Et comme vos tyrans prenaient de vous la loi,
Comme ils étaient à vous, les peuples sont à moi.
Voilà quelles raisons ôtent à vos services
1015 Ce qu’ils vous semblent mériter,
Et colorent ces injustices
Dont vous avez raison de vous mécontenter.
Si d’abord elles ont quelque chose d’étrange,
Repassez-les deux fois au fond de votre coeur,
1020 Changez, si vous pouvez, de conduite et d’humeur,
Mais n’espérez pas que je change.

LYSANDER

S’il ne m’est pas permis d’espérer rien de tel,
Du moins, grâces aux Dieux, je ne vois dans vos plaintes
Que des raisons d’État et de jalouses craintes,
1025 Qui me font malheureux, et non pas criminel.
Non, Seigneur, que je veuille être assez téméraire
Pour oser d’injustice accuser mes malheurs :
L’action la plus belle a diverses couleurs,
Et lorsqu’un Roi prononce, un sujet doit se taire.
1030 Je voudrais seulement vous faire souvenir
Que j’ai près de trente ans commandé nos armées,
Sans avoir amassé que ces nobles fumées
Qui gardent les noms de finir.
Sparte pour qui j’allais de victoire en victoire
1035 M’a toujours vu pour fruit n’en vouloir que la gloire,
Et faire en son épargne entrer tous les trésors
Des peuples subjugués par mes heureux efforts.
Vous-même le savez, que quoi qu’on m’ait vu faire,
Mes filles n’ont pour dot que le nom de leur père ;
1040 Tant il est vrai, Seigneur, qu’en un si long emploi
J’ai tout fait pour l’État, et n’ai rien fait pour moi.
Dans ce manque de bien Cotys et Spitridate,
L’un Roi, l’autre en pouvoir égal peut-être aux Rois,
M’ont assez estimé pour y borner leur choix,
1045 Et quand de les pourvoir un doux espoir me flatte,
Vous semblez m’envier un bien,
Qui fait ma récompense, et ne vous coûte rien.

AGÉSILAS

Il nous serait honteux que des mains étrangères
Vous payassent pour nous de ce qui vous est dû.
1050 Tôt ou tard le mérite a ses justes salaires,
Et son prix croît souvent, plus il est attendu.
D’ailleurs n’aurait-on pas quelque lieu de vous dire,
Si je vous permettais d’accepter ces partis,
Qu’amenant avec nous Spitridate et Cotys
1055 Vous auriez fait pour vous plus que pour notre Empire,
Que vos seuls intérêts vous auraient fait agir ?
Et pourriez-vous enfin l’entendre sans rougir ?
Vos filles sont d’un sang que Sparte aime et révère
Assez pour les payer des services d’un père,
1060 Je veux bien en répondre, et moi-même au besoin
J’en ferai mon affaire, et prendrai tout le soin.

LYSANDER

Je n’attendais, Seigneur, qu’un mot si favorable
Pour finir envers vous mes importunités ;
Et je ne craindrai plus qu’aucun malheur m’accable,
1065 Puisque vous avez ces bontés.
Aglatide surtout aura l’âme ravie
De perdre un époux à ce prix,
Et moi, pour me venger de vos plus durs mépris,
Je veux tout de nouveau vous consacrer ma vie.

SCÈNE II. Agésilas, Xénoclès. §

AGÉSILAS

1070 D’un peu d’amour que j’eus Aglatide a parlé,
Son père qui l’a su dans son âme s’en flatte,
Et sur ce vain espoir il part tout consolé
Du refus que j’en fais aux voeux de Spitridate :
Tu l’as vu, Xénoclès, tout d’un coup s’adoucir.

XENOCLES

1075 Oui ; mais enfin, Seigneur, il est temps de le dire,
Tout soumis qu’il paraît, apprenez qu’il conspire,
Et par où sa vengeance espère y réussir.
Ce confident choisi, Cléon d’Halicarnasse,
Dont l’éloquence a tant d’éclat,
1080 Lui vend une harangue à renverser l’État,
Et le mettre bientôt lui-même en votre place.
En voici la copie, et je la viens d’avoir
D’un des siens sur qui l’or me donne tout pouvoir,
De l’esclave Damis, qui sert de secrétaire
1085 À cet orateur mercenaire,
Et plus mercenaire que lui
Pour être mieux payé vous les livre aujourd’hui.
On y soutient, Seigneur, que notre République
Va bientôt voir ses Rois devenir ses tyrans,
1090 À moins que d’en choisir de trois ans en trois ans,
Et non plus suivant l’ordre antique
Qui règle ce choix par le sang,
Mais qu’indifféremment elle doit à ce rang
Élever le mérite, et les rares services.
1095 J’ignore quels sont les complices,
Mais il pourra d’Éphèse écrire à ses amis,
Et soudain le paquet entre vos mains remis
Vous instruira de toutes choses :
Cependant j’ai fait mon devoir,
1100 Vous voyez le dessein, vous en savez les causes,
Votre perte en dépend, c’est à vous d’y pourvoir.

AGÉSILAS

À te dire le vrai l’affaire m’embarrasse,
J’ai peine à démêler ce qu’il faut que je fasse,
Tant la confusion de mes raisonnements
1105 Étonne mes ressentiments.
Lysander m’a servi, j’aurais une âme ingrate,
Si je méconnaissais ce que je tiens de lui ;
Il a servi l’État, et si son crime éclate,
Il y trouvera de l’appui.
1110 Je sens que ma reconnaissance
Ne cherche qu’un moyen de le mettre à couvert :
Mais enfin il y va de toute ma puissance,
Si je ne le perds, il me perd.
Ce que veut l’intérêt, la prudence ne l’ose.
1115 Tu peux juger par là du désordre où je suis,
Je vois qu’il faut le perdre ; et plus je m’y dispose,
Plus je doute si je le puis.
Sparte est un État populaire
Qui ne donne à ses Rois qu’un pouvoir limité,
1120 On peut y tout dire et tout faire
Sous ce grand nom de liberté.
Si je suis souverain en tête d’une armée,
Je n’ai que ma voix au Sénat ;
Il faut y rendre compte, et tant de Renommée
1125 Y peut avoir déjà quelque ligue formée,
Pour autoriser l’attentat.
Ce prétexte flatteur de la cause publique,
Dont il le couvrira si je le mets au jour,
Tournera bien des yeux vers cette Politique
1130 Qui met chacun en droit de régner à son tour.
Cet espoir y pourra toucher plus d’un courage,
Et quand sur Lysander j’aurai fait choir l’orage,
Mille autres comme lui jaloux ou mécontents
Se promettront plus d’heur à mieux choisir leur temps.
1135 Ainsi de toutes parts le péril m’environne,
Si je veux le punir, j’expose ma couronne,
Et si je lui fais grâce, ou veux dissimuler,
Je dois craindre…

XENOCLES

Cotys, Seigneur, vous veut parler.

AGÉSILAS

Voyons quelle est sa flamme, avant que de résoudre
1140 S’il nous faudra lancer ou retenir la foudre.

SCÈNE III. Agésilas, Cotys, Xénoclès. §

AGÉSILAS

Si vous n’êtes, Seigneur, plus mon ami qu’amant,
Vous me voudrez du mal avec quelque justice,
Mais vous m’êtes trop cher pour souffrir aisément
Que vous vous attachiez au père d’Elpinice :
1145 Non qu’entre un si grand homme et moi
Ce qu’on voit de froideur prépare aucune haine :
Mais c’est assez pour voir cet hymen avec peine,
Qu’un sujet déplaise à son Roi.
D’ailleurs je n’ai pas cru votre âme fort éprise.
1150 Sans l’avoir jamais vue, elle vous fut promise ;
Et la foi qui ne tient qu’à la raison d’État
Souvent n’est qu’un devoir qui gêne, tyrannise,
Et fait sur tout le coeur un secret attentat.

COTYS

Seigneur, la personne est aimable,
1155 Je promis de l’aimer avant que de la voir,
Et sentis à sa vue un accord agréable
Entre mon coeur et mon devoir.
La froideur toutefois que vous montrez au père
M’en donne un peu pour elle, et me la rend moins chère :
1160 Non que j’ose après vos refus
Vous assurer encor que je ne l’aime plus.
Comme avec ma parole il nous fallait la vôtre,
Vous dégagez ma foi, mon devoir, mon honneur ;
Mais si vous en voulez dégager tout mon coeur,
1165 Il faut l’engager à quelque autre.

AGÉSILAS

Choisissez, choisissez, et s’il est quelque objet
À Sparte, ou dans toute la Grèce,
Qui puisse de ce coeur mériter la tendresse,
Tenez-vous sûr d’un prompt effet,
1170 En est-il qui vous touche ? En est-il qui vous plaise ?

COTYS

Il en est, oui, Seigneur, il en est dans Éphèse,
Et pour faire en ce coeur naître un nouvel amour,
Il ne faut point aller plus loin que votre Cour.
L’éclat et les vertus de l’illustre Mandane…

AGÉSILAS

1175 Que dites-vous, Seigneur, et quel est ce désir ?
Quand par toute la Grèce on vous donne à choisir,
Vous choisissez une Persane !
Pensez-y bien, de grâce, et ne nous forcez pas,
Nous qui vous aimons, à connaître
1180 Que pressé d’un amour, qui ne vient pas de naître
Vous ne venez à moi que pour suivre ses pas.

COTYS

Mon amour en ces lieux ne cherchait qu’Elpinice,
Mes yeux ont rencontré Mandane par hasard,
Et quand ce même amour de vos froideurs complice
1185 S’est voulu pour vous plaire attacher autre part,
Les siens ont attiré toute la déférence
Que j’ai cru devoir rendre à votre aversion,
Et je l’ai regardée, après votre alliance,
Bien moins Persane de naissance
1190 Que Grecque par adoption.

AGÉSILAS

Ce sont subtilités que l’amour vous suggère,
Dont nous voyons pour nous les succès incertains.
Ne pourriez-vous, Seigneur, d’une amitié si chère
Mettre le grand dépôt en de plus sûres mains ?
1195 Pausanias et moi nous avons des parentes,
Et jamais un vrai roi ne fait un digne choix
S’il ne s’allie au sang des Rois.

COTYS

Quand on aime, on se fait des règles différentes.
Spitridate a du nom et de la qualité,
1200 Sans trône il a d’un roi le pouvoir en partage,
Votre Grèce en reçoit un pareil avantage,
Et le sang n’y met pas tant d’inégalité,
Que l’amour où sa soeur m’engage
Ravale fort ma dignité.
1205 Se peut-il qu’en l’aimant ma gloire se hasarde
Après l’exemple d’un grand Roi,
Qui tout grand Roi qu’il est, l’estime et la regarde
Avec les mêmes yeux que moi ?
Si ce bruit n’est point faux, mon mal est sans remède,
1210 Car enfin c’est un Roi dont il me faut l’appui :
Adieu, Seigneur, je la lui cède,
Mais je ne la cède qu’à lui.

SCÈNE IV. Agésilas, Xénoclès. §

AGÉSILAS

D’où sait-il, Xénoclès, d’où sait-il que je l’aime ?
Je ne l’ai dit qu’à toi, m’aurais-tu découvert ?

XENOCLES

1215 Si j’ose vous parler, Seigneur, à coeur ouvert,
Il ne le sait que de vous-même.
L’éclat de ces faveurs dont vous enveloppez
De votre faux secret le chatouilleux mystère,
Dit si haut malgré vous ce que vous pensez taire,
1220 Que vous êtes ici le seul que vous trompez.
De si brillants dehors font un grand jour dans l’âme,
Et quelque illusion qui puisse vous flatter,
Plus ils déguisent votre flamme,
Plus au travers du voile ils la font éclater.

AGÉSILAS

1225 Quoi, La civilité, l’accueil, la déférence,
Ce que pour le beau sexe on a de complaisance,
Ce qu’on lui rend d’honneur, tout passe pour amour !

XENOCLES

Il est bien malaisé qu’aux yeux de votre Cour
Il passe pour indifférence,
1230 Et c’est l’en avouer assez ouvertement,
Que refuser Mandane aux voeux d’un autre amant.
Mais qu’importe après tout ? Si du plus grand courage
Le vrai mérite a droit d’attendre un plein hommage,
Serait-il honteux de l’aimer ?

AGÉSILAS

1235 Non, et même avec gloire on s’en laisse charmer :
Mais un Roi que son trône à d’autres soins engage
Doit n’aimer qu’autant qu’il lui plaît,
Et que de sa grandeur y consent l’intérêt.
Vois donc si ma peine est légère.
1240 Sparte ne permet point aux fils d’une étrangère
De porter son sceptre en leur main ;
Cependant à mes yeux Mandane a su trop plaire,
Je veux cacher ma flamme, et je le veux en vain :
Empêcher son hymen c’est lui faire injustice,
1245 L’épouser, c’est blesser nos lois,
Et même il n’est pas sûr que j’emporte son choix ;
La donner à Cotys, c’est me faire un supplice,
M’opposer à ses voeux c’est le joindre au parti
Que déjà contre moi Lysander a pu faire,
1250 Et s’il a le bonheur de ne lui pas déplaire,
J’en recevrai peut-être un honteux démenti.
Que ma confusion, que mon trouble est extrême !
Je me défends d’aimer, et j’aime,
Et je sens tout mon coeur balancé nuit et jour
1255 Entre l’orgueil du diadème
Et les doux espoirs de l’amour.
En qualité de Roi, j’ai pour ma gloire à craindre ;
En qualité d’amant je vois mon sort à plaindre,
Mon trône avec mes voeux ne souffre aucun accord,
1260 Et ce que je me dois me reproche sans cesse
Que je ne suis pas assez fort
Pour triompher de ma faiblesse.

XENOCLES

Toutefois il est temps, ou de vous déclarer,
Ou de céder l’objet qui vous fait soupirer.

AGÉSILAS

1265 Le plus sûr, Xénoclès, n’est pas le plus facile.
Cherche-moi Spitridate, et l’amène en ce lieu,
Et nous verrons après s’il n’est point de milieu
Entre le charmant et l’utile.

ACTE IV §

SCÈNE PREMIÈRE. Spitridate, Elpinice. §

SPITRIDATE

Agésilas me mande, il est temps d’éclater,
1270 Que me permettez-vous, Madame, de lui dire ?
M’en désavouerez-vous si j’ose me vanter
Que c’est pour vous que je soupire,
Que je crois mes soupirs assez bien écoutés
Pour vous fermer le coeur et l’oreille à tous autres,
1275 Et que dans vos regards je vois quelques bontés
Qui semblent m’assurer des vôtres ?

ELPINICE

Que servirait, Seigneur, de vous y hasarder ?
Suis-je moins que ma soeur fille de Lysander,
Et la raison d’État qui rompt votre hyménée
1280 Regarde-t-elle plus la jeune que l’aînée ?
S’il n’eût point à Cotys refusé votre soeur,
J’eusse osé présumer qu’il eût aimé la mienne,
Et m’aurais dit moi-même, avec quelque douceur ,
« Il se l’est réservée et veut bien qu’on m’obtienne. »
1285 Mais il aime Mandane, et ce prince jaloux
De ce que peut ici le grand nom de mon père,
N’a pour lui qu’une haine obstinée et sévère,
Qui ne lui peut souffrir de gendres tels que vous.

SPITRIDATE

Puisqu’il aime ma soeur, cet amour est un gage
1290 Qui me répond de son suffrage :
Ses désirs prendront loi de mes propres désirs,
Et son feu pour les satisfaire
N’a pas moins besoin de me plaire,
Que j’en ai de lui voir approuver mes soupirs.
1295 Madame, on est bien fort quand on parle soi-même,
Et qu’on peut dire au souverain :
« J’aime et je suis aimé, vous aimez comme j’aime ;
Achevez mon bonheur, j’ai le vôtre en ma main. »

ELPINICE

Vous ne songez qu’à vous, et dans votre âme éprise
1300 Vos voeux se tiennent sûrs d’un prompt et plein effet ;
Mais que fera Cotys, à qui je suis promise ?
Me rendra-t-il ma foi s’il n’est point satisfait ?

SPITRIDATE

La perte de ma soeur lui servira de guide
À tourner ses désirs du côté d’Aglatide.
1305 D’ailleurs que pourra-t-il, si contre Agésilas
Ce grand homme ni moi nous ne le servons pas ?

ELPINICE

Il a parole de mon père
Que vous n’obtiendrez rien à moins qu’il soit content,
Et mon père n’est pas un esprit inconstant
1310 Qui donne une parole incertaine et légère.
Je vous le dis encor, Seigneur, pensez-y bien,
Cotys aura Mandane, ou vous n’obtiendrez rien.

SPITRIDATE

Dites, dites un mot, et ma flamme enhardie…

ELPINICE

Que voulez-vous que je vous die ?
1315 Je suis sujette et fille, et j’ai promis ma foi,
Je dépends d’un amant, et d’un père, et d’un Roi.

SPITRIDATE

N’importe, ce grand mot produirait des miracles.
Un amant avoué renverse tous obstacles,
Tout lui devient possible, il fléchit les parents,
1320 Triomphe des rivaux, et brave les tyrans.
Dites donc, m’aimez-vous ?

ELPINICE

Que ma soeur est heureuse !

SPITRIDATE

Quand mon amour pour vous la laisse sans amant.
Son destin est-il si charmant
Que vous en soyez envieuse ?

ELPINICE

1325 Elle est indifférente, et ne s’attache à rien.

SPITRIDATE

Et vous ?

ELPINICE

Que n’ai-je un coeur qui soit comme le sien !

SPITRIDATE

Le vôtre est-il moins insensible ?

ELPINICE

S’il ne tenait qu’à lui que tout vous fût possible,
Le devoir et l’amour…

SPITRIDATE

Ah ! Madame, achevez,
1330 Le devoir et l’amour, que vous feraient-ils faire ?

ELPINICE

Voyez le roi, voyez Cotys, voyez mon père,
Fléchissez, triomphez, bravez,
Seigneur, mais laissez-moi me taire.

SPITRIDATE

Venez, ma soeur, venez aider mes tristes feux
1335 À combattre un injuste et rigoureux silence.

ELPINICE

Hélas ! Il est si bien de leur intelligence,
Qu’il vous dit plus que je ne veux.
J’en dois rougir. Adieu. Voyez avec Madame
Le moyen le plus propre à servir votre flamme,
1340 Des trois dont je dépens elle peut tout sur deux,
L’un hautement l’adore, et l’autre au fond de l’âme,
Et son destin lui-même ainsi que notre sort,
Dépend de les mettre d’accord.

SCÈNE II. Spitridate, Mandane. §

SPITRIDATE

Il est temps de résoudre avec quel artifice
1345 Vous pourrez en venir à bout,
Vous, ma soeur, qui tantôt me répondiez de tout,
Si j’avais le coeur d’Elpinice.
Il est à moi ce coeur, son silence le dit,
Son adieu le fait voir, sa fuite le proteste,
1350 Et si je n’obtiens pas le reste,
Vous manquez de parole, ou du moins de crédit.

MANDANE

Si le don de ma main vous peut donner la sienne,
Je vous sacrifierai tout ce que j’ai promis ;
Mais vous répondez-vous que ce don vous l’obtienne,
1355 Et qu’il mette d’accord de si fiers ennemis ?
Le Roi, qui vous refuse à Lysander pour gendre,
Y consentira-t-il si vous m’offrez à lui ?
Et s’il peut à ce prix le permettre aujourd’hui,
Lysander voudra-t-il se rendre ?
1360 Lui qui ne vous remet votre première foi,
Qu’en faveur de l’amour que Cotys fait paraître,
Ne vous fait-il pas cette loi,
Que sans le rendre heureux vous ne le sauriez être ?

SPITRIDATE

Cotys de cet espoir ose en vain se flatter,
1365 L’amour d’Agésilas à son amour s’oppose.

MANDANE

Et si vous ne pensez à le mieux écouter,
Lysander d’Elpinice en sa faveur dispose.

SPITRIDATE

Ne me cachez rien, vous l’aimez.

MANDANE

Comme vous aimez Elpinice.

SPITRIDATE

1370 Mais vous m’avez promis un entier sacrifice.

MANDANE

Oui, s’il peut être utile aux voeux que vous formez.

SPITRIDATE

Que ne peut point un Roi ?

MANDANE

Quels droits n’a point un père ?

SPITRIDATE

Inexorable soeur !

MANDANE

Impitoyable frère,
Qui voulez que j’éteigne un feu digne de moi,
1375 Et ne sauriez vous faire une pareille loi !

SPITRIDATE

Hélas, considérez…

MANDANE

Considérez vous-même…

SPITRIDATE

Que j’aime, et que je suis aimé.

MANDANE

Que je suis aimée, et que j’aime.

SPITRIDATE

N’égalez point au mien un feu mal allumé,
1380 Le sexe vous apprend à régner sur vos âmes.

MANDANE

Dites qu’il nous apprend à renfermer nos flammes,
Dites que votre ardeur à force d’éclater
S’exhale, se dissipe, ou du moins s’exténue,
Quand la nôtre grossit sous cette retenue
1385 Dont le joug odieux ne sert qu’à l’irriter.
Je vous parle, Seigneur, avec une âme ouverte,
Et si je vous voyais capable de raison,
Si quand l’amour domine elle était de saison…

SPITRIDATE

Ah ! Si quelque lumière enfin vous est offerte,
1390 Expliquez-vous, de grâce, et pour le commun bien,
Vous ni moi ne négligeons rien.

MANDANE

Notre amour à tous deux ne rencontre qu’obstacles
Presque impossibles à forcer,
Et si pour nous le ciel n’est prodigue en miracles,
1395 Nous espérons en vain nous en débarrasser.
Tirons-nous une fois de cette servitude,
Qui nous fait un destin si rude,
Bravons Agésilas, Cotys, et Lysander,
Qu’ils s’accordent sans nous, s’ils peuvent s’accorder,
1400 Dirai-je tout ? Cessons d’aimer et de prétendre,
Et nous cesserons d’en dépendre.

SPITRIDATE

N’aimer plus ! Ah, ma soeur !

MANDANE

J’en soupire à mon tour,
Mais un grand coeur doit être au-dessus de l’amour.
Quel qu’en soit le pouvoir, quelle qu’en soit l’atteinte,
1405 Deux ou trois soupirs étouffés,
Un moment de murmure, une heure de contrainte,
Un orgueil noble et ferme, et vous en triomphez.
N’avons-nous secoué le joug de notre Prince
Que pour choisir des fers dans une autre province ?
1410 Ne cherchons-nous ici que d’illustres tyrans,
Dont les chaînes plus glorieuses
Soumettent nos destins aux obscurs différends
De leurs haines mystérieuses ?
Ne cherchons-nous ici que les occasions
1415 De fournir de matière à leurs divisions,
Et de nous imposer un plus rude esclavage
Par la nécessité d’obtenir leur suffrage ?
Puisque nous y cherchons tous deux la liberté,
Tâchons de la goûter, Seigneur, en sûreté,
1420 Réduisons nos souhaits à la cause publique,
N’aimons plus que par Politique,
Et dans la conjoncture où le ciel nous a mis,
Faisons des protecteurs sans faire d’ennemis.
À quel propos aimer, quand ce n’est que déplaire
1425 À qui nous peut nuire ou servir ?
S’il nous en faut l’appui, pourquoi nous le ravir ?
Pourquoi nous attirer sa haine et sa colère ?

SPITRIDATE

Oui, ma soeur, et j’en suis d’accord,
Agésilas ici maître de notre sort
1430 Peut nous abandonner à la Perse irritée,
Et nous laisser rentrer malgré tout notre effort
Sous la captivité que nous avons quittée.
Cotys ni Lysander ne nous soutiendront pas,
S’il faut que sa colère à nous perdre s’applique :
1435 Aimez, aimez-le donc, du moins par Politique,
Ce redoutable Agésilas.

MANDANE

Voulez-vous que je le prévienne,
Et qu’en dépit de la pudeur
D’un amour commandé l’obéissante ardeur
1440 Fasse éclater ma flamme auparavant la sienne ?
On dit que je lui plais, qu’il soupire en secret,
Qu’il retient, qu’il combat ses désirs à regret,
Et cette vanité qui nous est naturelle
Veut croire ainsi que vous qu’on en juge assez bien :
1445 Mais enfin c’est un feu sans aucune étincelle,
J’en crois ce qu’on en dit, et n’en sais encor rien.
S’il m’aime, un tel silence est la marque certaine
Qu’il craint Sparte et ses dures lois,
Qu’il voit qu’en m’épousant, s’il peut m’y faire Reine,
1450 Il ne peut lui donner des Rois ;
Que sa gloire…

SPITRIDATE

Ma soeur, l’amour vaincra sans doute,
Ce héros est à vous, quelques lois qu’il redoute,
Et si par la prière il ne les peut fléchir,
Ses victoires auront de quoi l’en affranchir.
1455 Ces lois, ces mêmes lois s’imposeront silence
À l’aspect de tant de vertus,
Ou Sparte l’avouera d’un peu de violence,
Après tant d’ennemis à ses pieds abattus.

MANDANE

C’est vous flatter beaucoup en faveur d’Elpinice,
1460 Que ce prince après tout ne vous peut accorder
Sans une éclatante injustice,
À moins que vous ayez l’aveu de Lysander.
D’ailleurs en exiger un hymen qui le gêne,
Et lui faire des lois au milieu de sa Cour,
1465 N’est-ce point hautement lui demander sa haine,
Quand vous lui promettez l’objet de son amour ?

SPITRIDATE

Si vous saviez, ma soeur, aimer autant que j’aime…

MANDANE

Si vous saviez, mon frère, aimer comme je fais,
Vous sauriez ce que c’est que s’immoler soi-même,
1470 Et faire violence à de si doux souhaits.
Je vous en parle en vain, allez, frère barbare,
Voir à quoi Lysander se résoudra pour vous,
Et si d’Agésilas la flamme se déclare,
J’en mourrai, mais je m’y résous.

SCÈNE III. Spitridate, Mandane, Aglatide. §

AGLATIDE

1475 Vous me quittez, Seigneur, mais vous croyez-vous quitte,
Et que ce soit assez que de me rendre à moi ?

SPITRIDATE

Après tant de froideurs pour mon peu de mérite,
Est-ce vous mal servir que reprendre ma foi ?

AGLATIDE

Non ; mais le pouvez-vous, à moins que je la rende ?
1480 Et si je vous la rends, savez-vous à quel prix ?

SPITRIDATE

Je ne crois pas pour vous cette perte si grande,
Que vous en souhaitiez d’autre que vos mépris.

AGLATIDE

Moi, des mépris pour vous !

SPITRIDATE

C’est ainsi que j’appelle
Un feu si bien promis, et si mal allumé.

AGLATIDE

1485 Si je ne vous aimais, je vous aurais aimé,
Mon devoir m’en était un garant trop fidèle.

SPITRIDATE

Il ne vous répondait que d’agir un peu tard,
Et laissait beaucoup au hasard.
Votre ordre cependant vers une autre me chasse,
1490 Et vous avez quitté la place à votre soeur.

AGLATIDE

Si je vous ai donné de quoi remplir la place,
Ne me devez-vous point de quoi remplir mon coeur ?

SPITRIDATE

J’en suis au désespoir ; mais je n’ai point de frère
Que je puisse à mon tour vous prier d’accepter.

AGLATIDE

1495 Si vous n’en avez point par qui me satisfaire,
Vous avez une soeur qui vous peut acquitter.
Elle a trop d’un amant ; et si sa flamme heureuse
Me renvoyait celui dont elle ne veut plus,
Je ne suis point d’humeur fâcheuse,
1500 Et m’accommoderais bientôt de ses refus.

SPITRIDATE

De tout mon coeur je l’en conjure :
Envoyez-lui Cotys, ou même Agésilas,
Ma soeur, et prenez soin d’apaiser ce murmure
Qui cherche à m’imputer des sentiments ingrats.
1505 Je vous laisse entre vous faire ce grand partage,
Et vais chez Lysander voir quel sera le mien.
Madame, vous voyez, je ne puis davantage,
Et qui fait ce qu’il peut n’est plus garant de rien.

SCÈNE IV. Aglatide, Mandane. §

AGLATIDE

Vous pourrez-vous résoudre à payer pour ce frère ?
1510 Madame, et de deux rois daignant en choisir un,
Me donner en sa place, ou le plus importun,
Ou le moins digne de vous plaire ?

MANDANE

Hélas !

AGLATIDE

Je n’entends pas des mieux
Comme il faut qu’un hélas s’explique,
1515 Et lorsqu’on se retranche au langage des yeux,
Je suis muette à la réplique.

MANDANE

Pourquoi mieux expliquer quel est mon déplaisir ?
Il ne se fait que trop entendre.

AGLATIDE

Si j’avais comme vous de deux Rois à choisir,
1520 Mes déplaisirs auraient peu de chose à prétendre.
Parlez donc, et de bonne foi
Acquittez par ce choix Spitridate envers moi.
Ils sont tous deux à vous.

MANDANE

Je n’y suis pas moi-même.

AGLATIDE

Qui des deux est l’aimé ?

MANDANE

Qu’importe lequel j’aime,
1525 Si le plus digne amour, de quoi qu’il soit d’accord,
Ne peut décider de mon sort ?

AGLATIDE

Ainsi je dois perdre espérance
D’obtenir de vous aucun d’eux ?

MANDANE

Donnez-moi votre indifférence
1530 Et je vous les donne tous deux.

AGLATIDE

C’en serait un peu trop, leur mérite est si rare
Qu’il en faut être plus avare.

MANDANE

Il est grand, mais bien moins que la félicité
De votre insensibilité.

AGLATIDE

1535 Ne me prenez point tant pour une âme insensible,
Je l’ai tendre, et qui souffre aisément de beaux feux ;
Mais je sais ne vouloir que ce qui m’est possible,
Quand je ne puis ce que je veux.

MANDANE

Laissez donc faire au ciel, au temps, à la Fortune,
1540 Ne voulez que ce qu’ils voudront,
Et sans prendre d’attache ou d’idée importune,
Attendez en repos les coeurs qui se rendront.

AGLATIDE

Il m’en pourrait coûter mes plus belles années,
Avant qu’ainsi deux rois en devinssent le prix,
1545 Et j’aime mieux borner mes bonnes destinées
Au plus digne de vos mépris.

MANDANE

Donnez-moi donc, Madame, un coeur comme le vôtre,
Et je vous les redonne une seconde fois ;
Ou si c’est trop de l’un et l’autre,
1550 Laissez-m’en le rebut, et prenez-en le choix.

AGLATIDE

Si vous leur ordonniez à tous deux de m’en croire,
Et que l’obéissance eût pour eux quelque appas,
Peut-être que mon choix satisferait ma gloire,
Et qu’enfin mon rebut ne vous déplairait pas.

MANDANE

1555 Qui peut vous assurer de cette obéissance ?
Les rois, même en amour, savent mal obéir,
Et les plus enflammés s’efforcent de haïr,
Sitôt qu’on prend sur eux un peu trop de puissance.

AGLATIDE

Je vois bien ce que c’est, vous voulez tout garder :
1560 Il est honteux de rendre une de vos conquêtes,
Et quoi qu’au plus heureux le coeur veuille accorder,
L’oeil règne avec plaisir sur deux si grandes têtes ;
Mais craignez que je n’use aussi de tous mes droits,
Peut-être en ai-je encor de garder quelque empire
1565 Sur l’un et l’autre de ces Rois,
Bien qu’à l’envi pour vous l’un et l’autre soupire :
Et si j’en laisse faire à mon esprit jaloux,
Quoique la jalousie assez peu m’inquiète,
Je ne sais s’ils pourront l’un ni l’autre pour vous
1570 Tout ce que votre coeur souhaite.
À Cotys.
Seigneur, vous le savez, ma soeur a votre foi,
Et ne vous la rend que pour moi.
Usez-en comme bon vous semble ;
Mais sachez que je me promets
1575 De ne vous la rendre jamais,
À moins d’un Roi qui vous ressemble.

SCÈNE V. Cotys, Mandane. §

MANDANE

L’étrange contre-temps que prend sa belle humeur !
Et la froide galanterie
D’affecter par bravade à tourner son malheur
1580 En importune raillerie !
Son coeur l’en désavoue, et murmurant tout bas…

COTYS

Que cette belle humeur soit véritable, ou feinte,
Tout ce qu’elle en prétend ne m’alarmerait pas,
Si le pouvoir d’Agésilas
1585 Ne me portait dans l’âme une plus juste crainte.
Pourrez-vous l’aimer ?

MANDANE

Non.

COTYS

Pourrez-vous l’épouser ?

MANDANE

Vous-même, dites-moi, puis-je m’en excuser,
Et quel bras, quel secours appeler à mon aide,
Lorsqu’un frère me donne et qu’un amant me cède ?

COTYS

1590 N’imputez point à crime une civilité
Qu’ici de Général voulait l’autorité.

MANDANE

Souffrez-moi donc, Seigneur, la même déférence
Qu’ici de nos destins demande l’assurance.

COTYS

Vous céder par dépit, et d’un ton menaçant
1595 Faire voir qu’on pénètre au coeur du plus puissant,
Qu’on sait de ses refus la plus secrète cause,
Ce n’est pas tant céder l’objet de son amour,
Que presser un rival de paraître en plein jour,
Et montrer qu’à ses voeux hautement on s’oppose.

MANDANE

1600 Que sert de s’opposer aux voeux d’un tel rival,
Qui n’a qu’à nous protéger mal
Pour nous livrer à notre perte ?
Serait-il d’un grand coeur de chercher à périr,
Quand il voit une porte ouverte
1605 À régner avec gloire aux dépens d’un soupir ?

COTYS

Ah ! Le change vous plaît.

MANDANE

Non, Seigneur, je vous aime,
Mais je dois à mon frère, à ma gloire, à vous-même.
D’un rival si puissant si nous perdons l’appui,
Pourrons-nous du Persan nous défendre sans lui ?
1610 L’espoir d’un renouement de la vieille alliance
Flatte en vain votre amour et vos nouveaux desseins ;
Si vous ne remettez sa proie entre ses mains,
Oserez-vous y prendre aucune confiance ?
Quant à mon frère et moi, si les Dieux irrités
1615 Nous font jamais rentrer dessous sa tyrannie,
Comme il nous traitera d’esclaves révoltés,
Le supplice l’attend, et moi l’ignominie.
C’est ce que je saurai prévenir par ma mort,
Mais jusque-là, Seigneur, permettez-moi de vivre,
1620 Et que par un illustre et rigoureux effort
Acceptant les malheurs où mon destin me livre,
Un sacrifice entier de mes voeux les plus doux
Fasse la sûreté de mon frère et de vous.

COTYS

Cette sûreté malheureuse
1625 À qui vous immolez votre amour et le mien,
Peut-elle être si précieuse
Qu’il faille l’acheter de mon unique bien ?
Et faut-il que l’amour garde tant de mesure
Avec des intérêts qui lui font tant d’injure ?
1630 Laissez, laissez périr ce déplorable Roi,
À qui ces intérêts dérobent votre foi.
Que sert que vous l’aimiez, et que fait votre flamme
Qu’augmenter son ardeur pour croître ses malheurs,
Si malgré le don de votre âme
1635 Votre raison vous livre ailleurs ?
Armez-vous de dédains, rendez, s’il est possible,
Votre perte pour lui moins grande ou moins sensible,
Et par pitié d’un coeur trop ardemment épris
Éteignez-en la flamme à force de mépris.

MANDANE

1640 L’éteindre ! Ah, se peut-il que vous m’ayez aimée ?

COTYS

Jamais si digne flamme en un coeur allumée…

MANDANE

Non, non, vous m’en feriez des serments superflus,
Vouloir ne plus aimer, c’est déjà n’aimer plus,
Et qui peut n’aimer plus ne fut jamais capable
1645 D’une passion véritable.

COTYS

L’amour au désespoir peut-il encor charmer ?

MANDANE

L’amour au désespoir fait gloire encor d’aimer,
Il en fait de souffrir, et souffre avec constance
Voyant l’objet aimé partager la souffrance.
1650 Il regarde ses maux comme un doux souvenir
De l’union des coeurs qui ne saurait finir,
Et comme n’aimer plus quand l’espoir abandonne
C’est aimer ses plaisirs et non pas la personne,
Il fuit cette bassesse, et s’affermit si bien,
1655 Que toute sa douleur ne se reproche rien.

COTYS

Quel indigne tourment ! Quel injuste supplice
Succède au doux espoir qui m’osait tout offrir.

MANDANE

Et moi, Seigneur, et moi, n’ai-je rien à souffrir ?
Ou m’y condamne-t-on avec plus de justice ?
1660 Si vous perdez l’objet de votre passion
Épousez-vous celui de votre aversion ?
Attache-t-on vos jours à d’aussi rudes chaînes,
Et souffrez-vous enfin la moitié de mes peines ?
Cependant mon amour aura tout son éclat
1665 En dépit du supplice où je suis condamnée,
Et si notre tyran par maxime d’État
Ne s’interdit mon hyménée,
Je veux qu’il ait la joie en recevant ma main
D’entendre que du coeur vous êtes souverain,
1670 Et que les déplaisirs dont ma flamme est suivie
Ne cesseront qu’avec ma vie.
Allez, Seigneur, défendre aux vôtres de durer,
Ennuyez-vous de soupirer,
Craignez de trop souffrir, et trouvez en vous-même
1675 L’art de ne plus aimer dès qu’on perd ce qu’on aime.
Je souffrirai pour vous, et ce nouveau malheur,
De tous mes maux le plus funeste,
D’un trait assez perçant armera ma douleur
Pour trancher de mes jours le déplorable reste.

COTYS

1680 Que dites-vous, Madame, et par quel sentiment…

CLÉON

Spitridate, Seigneur, et Lysander vous prient
De vouloir avec eux conférer un moment.

MANDANE

Allez, Seigneur, allez, puisqu’ils vous en convient.
Aimez, cédez, souffrez, ou voyez si les dieux
1685 Voudront vous inspirer quelque chose de mieux.

ACTE V §

SCÈNE PREMIÈRE. Agésilas, Xénoclès. §

XENOCLES

Je remets en vos mains et l’une et l’autre lettre
Que l’esclave Damis aux miennes vient de mettre.
Vous y verrez, Seigneur, quels sont les attentats…
Il lui donne deux lettres dont il lit l’inscription.

AGÉSILAS

AU SÉNATEUR CRATÈS, À L’ÉPHORE ARSIDAS.
1690 Spitridate et Cotys sont de l’intelligence ?

XENOCLES

Non, il s’est caché d’eux en cette conférence,
Il a plaint leur malheur, et de tout son pouvoir,
Mais sa prudence enfin tous deux vous les renvoie,
Sans leur donner aucun espoir
1695 D’obtenir que de vous ce qui ferait leur joie.

AGÉSILAS

Par cette déférence il croit les mieux aigrir,
Et rejetant sur moi ce qu’ils ont à souffrir…

XENOCLES

Vous avez mandé Spitridate,
Il entre ici.

AGÉSILAS

Gardons qu’à ses yeux rien n’éclate.

SCÈNE II. Agésilas, Spitridate, Xénoclès. §

AGÉSILAS

1700 Aglatide, Seigneur, a-t-elle encor vos voeux ?

SPITRIDATE

Non, Seigneur, mais enfin ils ne vont pas loin d’elle,
Et sa soeur a fait naître une flamme nouvelle
En la place des premiers feux.

AGÉSILAS

Elpinice ?

SPITRIDATE

Elle-même.

AGÉSILAS

Ainsi toujours pour gendre
1705 Vous vous donnez à Lysander ?

SPITRIDATE

Seigneur, contre l’amour peut-on bien se défendre ?
À peine attaque-t-il qu’on brûle de se rendre,
Le plus ferme courage est ravi de céder ;
Et j’ai trouvé ma foi plus facile à reprendre,
1710 Que mon coeur à redemander.

AGÉSILAS

Si vous considériez…

SPITRIDATE

Seigneur, que considère
Un coeur d’un vrai mérite heureusement charmé ?
L’amour n’est plus amour sitôt qu’il délibère,
Et vous le sauriez trop si vous aviez aimé.

AGÉSILAS

1715 Seigneur, j’aimais à Sparte et j’aime dans Éphèse.
L’un et l’autre objet est charmant ;
Mais bien que l’un m’ait plu, bien que l’autre me plaise,
Ma raison m’en a su défendre également.

SPITRIDATE

La mienne suivrait mieux un plus commun exemple.
1720 Si vous aimez, Seigneur, ne vous refusez rien,
Ou souffrez que je vous contemple
Comme un coeur au-dessus du mien.
Des climats différents la nature est diverse,
La Grèce a des vertus qu’on ne voit point en Perse,
1725 Permettez qu’un Persan n’ose vous imiter,
Que sur votre partage il craigne d’attenter,
Qu’il se contente à moins de gloire,
Et trouve en sa faiblesse un destin assez doux,
Pour ne point envier cette haute victoire
1730 Que vous seul avez droit de remporter sur vous.

AGÉSILAS

Mais de mon ennemi rechercher l’alliance !

SPITRIDATE

De votre ennemi !

AGÉSILAS

Non, Lysander ne l’est pas ;
Mais s’il faut vous le dire, il y court à grands pas.

SPITRIDATE

C’en est assez : je dois me faire violence
1735 Et renonce à plus croire ou mes yeux, ou mon coeur.
Ne m’ordonnez-vous rien sur l’hymen de ma soeur ?
Cotys l’aime.

AGÉSILAS

Il est Roi, je ne suis pas son maître,
Et Mandane ni vous n’êtes pas mes sujets.
L’aime-t-elle ?

SPITRIDATE

Il se peut. Lui ferai-je connaître
1740 Que vous auriez d’autres projets ?

AGÉSILAS

C’est me connaître mal, je ne contrains personne.

SPITRIDATE

Peut-être qu’elle n’aime encor que sa couronne,
Et je ne sais pas bien où pencherait son choix,
Si le ciel lui donnait à choisir de deux Rois.
1745 Vous l’avez jusqu’ici de tant d’honneurs comblée,
De tant de faveurs accablée,
Qu’à vos ordres ses voeux sans peine assujettis…

AGÉSILAS

L’ingrate !

SPITRIDATE

Je réponds de sa reconnaissance,
Et qu’elle ne consent à l’espoir de Cotys
1750 Que pour le maintenir dans votre dépendance.
Pourrait-elle, Seigneur, davantage pour vous ?

AGÉSILAS

Non, mais qui la pressait de choisir un époux ?

SPITRIDATE

L’occasion d’un Roi, Seigneur, est bien pressante.
Les plus dignes objets ne l’ont pas chaque jour :
1755 Elle échappe à la moindre attente
Dont on veut éprouver l’amour.
À moins que de la prendre au moment qu’elle arrive,
On s’expose aux périls de l’accepter trop tard,
Et l’asile est si beau pour une fugitive,
1760 Qu’elle ne peut sans crime en rien mettre au hasard.

AGÉSILAS

Elle eût peu hasardé peut-être pour attendre.

SPITRIDATE

Voyait-elle en ces lieux un plus illustre espoir ?

AGÉSILAS

Comme l’amour n’entend que ce qu’il veut entendre,
Il ne voit que ce qu’il veut voir.
1765 Si je l’ai jusqu’ici de tant d’honneurs comblée,
De tant de faveurs accablée,
Ces faveurs, ces honneurs ne lui disaient-ils rien ?
Elle les entendait trop bien en dépit d’elle,
Mais l’ingrate, mais la cruelle…
1770 Seigneur, à votre tour vous m’entendez trop bien.
Qu’elle aille chez Cotys partager sa couronne,
Je n’y mets point d’obstacle, et n’en veux rien savoir,
Soit que l’ambition, soit que l’amour la donne,
Vous avez tous deux tout pouvoir.
1775 Si pourtant vous m’aimiez…

SPITRIDATE

Soyez sûr de mon zèle,
Ma parole à Cotys est encore à donner ;
Mais si cet hyménée a de quoi vous gêner,
Mandane que deviendra-t-elle ?

AGÉSILAS

Allez, encore un coup, allez en d’autres lieux
1780 Épargner par pitié cette gêne à mes yeux,
Sauvez-moi du chagrin de montrer que je l’aime.

SPITRIDATE

Elle vient recevoir vos ordres elle-même.

SCÈNE III. Agésilas, Spitridate, Mandane, Xénoclès. §

AGÉSILAS

Ô vue ! Ô sur mon coeur regards trop absolus,
Que vous allez troubler mes voeux irrésolus !
1785 Ne partez pas, Madame. Ô ciel, j’en vais trop dire.

MANDANE

Je conçois mal, Seigneur, de quoi vous me parlez.
Moi partir !

AGÉSILAS

Oui, partez, encor que j’en soupire.
Que ce mot ne peut-il suffire ?

MANDANE

Je conçois encor moins pourquoi vous m’exilez.

AGÉSILAS

1790 J’aime trop à vous voir et je vous ai trop vue,
C’est, Madame, ce qui me tue.
Partez, partez de grâce.

MANDANE

Où me bannissez-vous ?

AGÉSILAS

Nommez-vous un exil le trône d’un époux ?

MANDANE

Quel trône, et quel époux ?

AGÉSILAS

Cotys…

MANDANE

Je crois qu’il m’aime :
1795 Mais si je vous regarde ici comme mon Roi
Et comme un protecteur que j’ai choisi moi-même,
Puis-je sans votre aveu l’assurer de ma foi ?
Après tant de bontés et de marques d’estime,
À vous moins déférer je croirais faire un crime,
1800 Et mon âme…

AGÉSILAS

Ah, c’est trop déférer et trop peu.
Quoi, pour cet hyménée exiger mon aveu !

MANDANE

Jusque-là mon bonheur n’aura qu’incertitude,
Et bien qu’une couronne éblouisse aisément…

SPITRIDATE

Ma soeur, il faut parler un peu plus clairement.
1805 Le Roi s’est plaint à moi de votre ingratitude.

MANDANE

Et je me plains à lui des inégalités
Qu’il me force de voir lui-même en ses bontés.
Tout ce que pour un autre a voulu ma prière,
Vous me l’avez, Seigneur, et sur l’heure accordé,
1810 Et pour mes intérêts ce qu’on a demandé
Prête à de prompts refus une digne matière.

AGÉSILAS

Si vous vouliez avoir des yeux
Pour voir de ces refus la véritable cause…

SPITRIDATE

N’est-ce pas assez dire, et faut-il autre chose ?
1815 Voyez mieux sa pensée, ou répondez-y mieux.
Ces refus obligeants veulent qu’on les entende,
Ils sont de ses faveurs le comble, et la plus grande.
Tout Roi qu’est votre amant, perdez-le sans ennui,
Lorsqu’on vous en destine un plus puissant que lui.
1820 M’en désavouerez-vous, Seigneur ?

AGÉSILAS

Non, Spitridate.
C’est inutilement que ma raison me flatte,
Comme vous j’ai mon faible ; et j’avoue à mon tour
Qu’un si triste secours défend mal de l’amour.
Je vois par mon épreuve avec quelle injustice
1825 Je vous refusais Elpinice,
Je cesse de vous faire une si dure loi,
Allez, elle est à vous, si Mandane est à moi.
Ce que pour Lysander je semble avoir de haine
Fera place aux douceurs de cette double chaîne,
1830 Dont vous serez le noeud commun,
Et cet heureux hymen, accompagné du vôtre,
Nous rendant entre nous garant de l’un vers l’autre,
Réduira nos trois coeurs en un.
Madame, parlez donc.

SPITRIDATE

Seigneur, l’obéissance
1835 S’exprime assez par le silence :
Trouvez bon que je puisse apprendre à Lysander
La grâce qu’à ma flamme il vous plaît d’accorder.

SCÈNE IV. Agésilas, Mandane, Xénoclès. §

AGÉSILAS

En puis-je pour la mienne espérer une égale,
Madame ? Ou ne sera-ce en effet qu’obéir ?

MANDANE

1840 Seigneur, je croirais vous trahir
Et n’avoir pas pour vous une âme assez royale,
Si je vous cachais rien des justes sentiments
Que m’inspire le Ciel pour deux Rois mes amants.
J’ai vu que vous m’aimiez, et sans autre interprète
1845 J’en ai cru vos faveurs qui m’ont si peu coûté,
J’en ai cru vos bontés, et l’assiduité
Qu’apporte à me chercher votre ardeur inquiète.
Ma gloire y voulait consentir,
Mais ma reconnaissance a pris soin de la vôtre.
1850 Vos feux la hasardaient, et pour les amortir
J’ai réduit mes désirs à pencher vers un autre.
Pour m’épouser, vous le pouvez,
Je ne saurais former de voeux plus élevés,
Mais avant que juger ma conquête assez haute,
1855 De l’oeil dont il faut voir ce que vous vous devez
Voyez ce qu’elle donne, ou plutôt ce qu’elle ôte.
Votre Sparte si haut porte sa royauté,
Que tout sang étranger la souille et la profane ;
Jalouse de ce trône où vous êtes monté,
1860 Y faire seoir une Persane,
C’est pour elle une étrange et dure nouveauté,
Et tout votre pouvoir ne peut m’y donner place,
Que vous n’y renonciez pour toute votre race.
3
Vos éphores peut-être oseront encor plus ;
1865 Et si votre Sénat avec eux se soulève,
Si de me voir leur Reine indignés et confus
Ils m’arrachent d’un trône où votre choix m’élève,
Pensez bien à la suite avant que d’achever,
Et si ce sont périls que vous deviez braver.
1870 Vous les voyez si bien que j’ai mauvaise grâce
De vous en faire souvenir,
Mais mon zèle a voulu cette indiscrète audace,
Et moi je n’ai pas cru devoir la retenir.
Que la suite après tout vous flatte, ou vous traverse,
1875 Ma gloire est sans pareille aux yeux de l’Univers,
S’il voit qu’une Persane au vainqueur de la Perse
Donne à son tour des lois et l’arrête en ses fers.
Comme votre intérêt m’est plus considérable,
Je tâche de vous rendre à des destins meilleurs :
1880 Mon amour peut vous perdre, et je m’attache ailleurs
Pour être pour vous moins aimable.
Voilà ce que devait un coeur reconnaissant.
Quant au reste, parlez en maître,
Vous êtes ici tout puissant.

AGÉSILAS

1885 Quand peut-on être ingrat, si c’est là reconnaître ,
Et que puis-je sur vous si le coeur n’y consent ?

MANDANE

Seigneur, il est donné, la main n’est pas donnée,
Et l’inclination ne fait pas l’hyménée.
Au défaut de ce coeur, je vous offre une foi
1890 Sincère, inviolable, et digne enfin de moi.
Voyez si ce partage aura pour vous des charmes ;
Contre l’amour d’un Roi c’est assez raisonner.
J’aime, et vais toutefois attendre sans alarmes
Ce qu’il lui plaira m’ordonner.
1895 Je fais un sacrifice assez noble, assez ample,
S’il en veut un en ce grand jour ;
Et s’il peut se résoudre à vaincre son amour,
J’en donne à son grand coeur un assez haut exemple.
Qu’il écoute sa gloire ou suive son désir,
1900 Qu’il se fasse grâce, ou justice,
Je me tiens prête à tout, et lui laisse à choisir,
De l’exemple ou du sacrifice.

SCÈNE V. Agésilas, Xénoclès. §

AGÉSILAS

Qu’une Persane m’ose offrir un si grand choix !
Parmi nous qui traitons la Perse de barbare,
1905 Et méprisons jusqu’à ses rois,
Est-il plus haut mérite ? Est-il vertu plus rare ?
Cependant mon destin à ce point est amer,
Que plus elle mérite, et moins je dois l’aimer,
Et que plus ses vertus sont dignes de l’hommage
1910 Que rend toute mon âme à cet illustre objet,
Plus je la dois fermer à tout autre projet,
Qu’à celui d’égaler sa grandeur de courage.

XENOCLES

Du moins vous rendre heureux ce n’est plus hasarder.
Puisqu’un si digne amour fait grâce à Lysander,
1915 Il n’a plus lieu de se contraindre :
Vous devenez par là maître de tout l’État ;
Et ce grand homme à vous, vous n’avez plus à craindre,
Ni d’Éphores ni de Sénat.

AGÉSILAS

Je n’en suis pas encor d’accord avec moi-même.
1920 J’aime, mais après tout je hais autant que j’aime,
Et ces deux passions qui règnent tour à tour
Ont au fond de mon coeur si peu d’intelligence,
Qu’à peine immole-t-il la vengeance à l’amour,
Qu’il voudrait immoler l’amour à la vengeance.
1925 Entre ce digne objet et ce digne ennemi
Mon âme incertaine et flottante,
Quoi que l’un me promette, et quoi que l’autre attente,
Ne se peut, ni dompter, ni croire qu’à demi ;
Et plus des deux côtés je la sens balancée,
1930 Plus je vois clairement que si je veux régner,
Moi qui de Lysander vois toute la pensée,
Il le faut tout à fait ou perdre, ou regagner ;
Qu’il est temps de choisir.

XENOCLES

Qu’il serait magnanime
De vaincre et la vengeance et l’amour à la fois !

AGÉSILAS

1935 Il faudrait, Xénoclès, une âme plus sublime.

XENOCLES

Il ne faut que vouloir ; tout est possible aux Rois.

AGÉSILAS

Ah, si je pouvais tout, dans l’ardeur qui me presse
Pour ces deux passions qui partagent mes voeux,
Peut-être aurais-je la faiblesse
1940 D’obéir à toutes les deux.

SCÈNE VI. Agésilas, Lysander, Xénoclès. §

LYSANDER

Seigneur, il vous a plu disposer d’Elpinice ;
Nous devons elle et moi beaucoup à vos bontés ;
Et je serai ravi qu’elle vous obéisse,
Pourvu que de Cotys les voeux soient acceptés.
1945 J’en ai donné parole, il y va de ma gloire.
Spitridate, sans lui, ne saurait être heureux,
Et donner mon aveu, s’ils ne le sont tous deux,
C’est faire à mon honneur une tache trop noire.
Vous pouvez nous parler en Roi.
1950 Ma fille vous doit plus qu’à moi :
Commandez, elle est prête, et je saurai me taire :
N’exigez rien de plus d’un père.
Il a tenu toujours vos ordres à bonheur,
Mais rendez-lui cette justice,
1955 De souffrir qu’il emporte au tombeau cet honneur,
Qui fait l’unique prix de trente ans de service.

AGÉSILAS

Oui, vous l’y porterez, et du moins de ma part
Ce précieux honneur ne court aucun hasard.
On a votre parole, et j’ai donné la mienne,
1960 Et pour faire aujourd’hui que l’une et l’autre tienne,
Il faut vaincre un amour qui m’était aussi doux
Que votre gloire l’est pour vous,
Un amour dont l’espoir ne voyait plus d’obstacle :
Mais enfin il est beau de triompher de soi,
1965 Et de s’accorder ce miracle,
Quand on peut hautement donner à tous la loi,
Et que le juste soin de combler notre gloire
Demande notre coeur pour dernière victoire.
Un roi né pour l’éclat des grandes actions
1970 Dompte jusqu’à ses passions,
Et ne se croit point Roi, s’il ne fait sur lui-même
Le plus illustre essai de son pouvoir suprême.
À Xénoclès.
Allez dire à Cotys que Mandane est à lui,
Que si mes feux aux siens ne l’ont pas accordée,
1975 Pour venger son amour de ce moment d’ennui,
Je veux la lui céder comme il me l’a cédée.
Oyez de plus…
Il parle à l’oreille de Xénoclès qui s’en va.

SCÈNE VII. Agésilas, Lysander. §

AGÉSILAS

Et bien, vos mécontentements
Me seront-ils encore à craindre ?
Et vous souviendrez-vous des mauvais traitements
1980 Qui vous avaient donné tant de lieu de vous plaindre ?

LYSANDER

Je vous ai dit, Seigneur, que j’étais tout à vous,
Et j’y suis d’autant plus, que malgré l’apparence
Je trouve des bontés qui passent l’espérance
Où je n’avais cru voir que des soupçons jaloux.

AGÉSILAS

1985 Et que va devenir cette docte harangue,
Qui du fameux Cléon doit ennoblir la langue ?

LYSANDER

Seigneur…

AGÉSILAS

Nous sommes seuls, j’ai chassé Xénoclès,
Parlons confidemment. Que venez-vous d’écrire
À l’éphore Arsidas, au Sénateur Cratès ?
1990 Je vous défère assez pour n’en vouloir rien lire,
Tout est encor fermé, voyez.

LYSANDER

Je suis coupable,
Parce qu’on me trahit, que l’on vous sert trop bien,
Et que par un effort de prudence admirable
Vous avez su prévoir de quoi serait capable
1995 Après tant de mépris, un coeur comme le mien.
Ce dessein toutefois ne passera pour crime
Que parce qu’il est sans effet,
Et ce qu’on va nommer forfait
N’a rien qu’un plein succès n’eût rendu légitime.
2000 Tout devient glorieux pour qui peut l’obtenir,
Et qui le manque, est à punir.

AGÉSILAS

Non, non, j’aurais plus fait peut-être en votre place.
Il est naturel aux grands coeurs
De sentir vivement de pareilles rigueurs,
2005 Et vous m’offenseriez de douter de ma grâce.
Comme Roi je la donne, et comme ami discret
Je vous assure du secret.
Je remets en vos mains tout ce qui vous peut nuire,
Vous m’avez trop servi pour m’en trouver ingrat,
2010 Et d’un trop grand soutien je priverais l’État
Pour des ressentiments où j’ai su vous réduire.
Ma puissance établie et mes droits conservés
Ne me laissent point d’yeux pour voir votre entreprise,
Dites-moi seulement avec même franchise,
2015 Vous dois-je encor bien plus que vous ne me devez ?

LYSANDER

Avez-vous pu, Seigneur, me devoir quelque chose ?
Qui sert le mieux son roi ne fait que son devoir :
En vous de tout l’État j’ai défendu la cause,
Quand je l’ai fait tomber dessous votre pouvoir.
2020 Le zèle est tout de feu quand ce grand devoir presse,
Et comme à le moins suivre on s’en acquitte mal,
Le mien vous servit moins qu’il ne servit la Grèce,
Quand j’en sus ménager les coeurs avec adresse
Pour vous en faire Général.
2025 Je vous dois cependant et la vie et ma gloire,
Et lorsqu’un dessein malheureux
Peut me coûter le jour et souiller ma mémoire,
La magnanimité de ce coeur généreux…

AGÉSILAS

Reprochez-moi plutôt toutes mes injustices,
2030 Que de plus ravaler de si rares services,
Elles ont fait le crime, et j’en tire ce bien,
Que j’ai pu m’acquitter et ne vous dois plus rien.
À présent que la gratitude
Ne peut passer pour dette en qui s’est acquitté,
2035 Vos services payés d’un traitement si rude,
Vont recevoir de moi ce qu’ils ont mérité.
S’ils ont su conserver un trône en ma famille,
J’y veux par mon hymen faire seoir votre fille,
C’est ainsi qu’avec vous je puis le partager.

LYSANDER

2040 Seigneur, à ces bontés que je n’osais attendre
Que puis-je…

AGÉSILAS

Jugez-en comme il en faut juger,
Et surtout commencez d’apprendre,
Que les rois sont jaloux du souverain pouvoir,
Qu’ils aiment qu’on leur doive, et ne peuvent devoir,
2045 Que rien à leurs sujets n’acquiert l’indépendance,
Qu’ils règlent à leur choix l’emploi des plus grands coeurs,
Qu’ils ont pour qui les sert des grâces, des faveurs,
Et qu’on n’a jamais droit sur leur reconnaissance.
Prenons dorénavant vous et moi pour objet
2050 Les devoirs qu’il faudra l’un à l’autre nous rendre,
N’oubliez pas ceux d’un sujet,
Et j’aurai soin de ceux d’un gendre.

SCÈNE VIII. Agésilas, Lysander, Aglatide conduite par Xénoclès. §

AGLATIDE

Sur un ordre, Seigneur, reçu de votre part
Je viens, étonnée et surprise
2055 De voir que tout d’un coup un roi m’en favorise,
Qui me daignait à peine honorer d’un regard.

AGÉSILAS

Sortez d’étonnement. Les temps changent, Madame,
Et l’on n’a pas toujours mêmes yeux ni même âme.
Pourriez-vous de ma main accepter un époux ?

AGLATIDE

2060 Si mon père y consent, mon devoir me l’ordonne,
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Ce me sera trop d’heur de le tenir de vous :
Mais avant que savoir quelle en est la personne,
Pourrais-je vous parler avec la liberté
Que me souffrait à Sparte un feu trop écouté,
2065 Alors qu’il vous plaisait, ou m’aimer, ou me dire
Qu’en votre coeur mes yeux s’étaient fait un empire ?
Non que j’y pense encor, j’apprends de vous, Seigneur,
Qu’on change avec le temps d’âme, d’yeux et de coeur.

AGÉSILAS

Rappelez ces beaux jours pour me parler sans feindre,
2070 Mais si vous le pouvez, Madame, épargnez-moi.

AGLATIDE

Ce serait sans raison que j’oserais m’en plaindre,
L’amour doit être libre, et vous êtes mon Roi.
Mais puisque jusqu’à vous vous m’avez fait prétendre,
N’obligez point, Seigneur, cet espoir à descendre,
2075 Et ne me faites point de lois
Qui profanent l’honneur de votre premier choix.
J’y trouvais pour moi tant de gloire,
J’en chéris à tel point la flatteuse mémoire,
Que je regarderais comme un indigne époux
2080 Quiconque m’offrirait un moindre rang que vous.
Si cet orgueil a quelque crime,
Il n’en faut accuser que votre trop d’estime.
Ce sont des sentiments que je ne puis trahir :
Après cela parlez ; c’est à moi d’obéir.

AGÉSILAS

2085 Je parlerai, Madame, avec même franchise.
J’aime à voir cet orgueil que mon choix autorise
À dédaigner les voeux de tout autre qu’un Roi,
J’aime cette hauteur en un jeune courage,
Et vous n’aurez point lieu de vous plaindre de moi,
2090 Si votre heureux destin dépend de mon suffrage.

SCÈNE IX. Agésilas, Lysander, Cotys, Spitridate, Mandane, Elpinice, Aglatide, Xénoclès. §

COTYS

Seigneur, à vos bontés nous venons consacrer
Et Mandane et moi notre vie.

SPITRIDATE

De pareilles faveurs, Seigneur, nous font rentrer
Pour vous faire voir même envie.

AGÉSILAS

2095 Je vous ai fait justice à tous,
Et je crois que ce jour vous doit être assez doux,
Qui de tous vos souhaits à votre gré décide ;
Mais pour le rendre encor plus doux et plus charmant,
Sachez que Sparte voit sa reine en Aglatide,
2100 À qui le ciel en moi rend son premier amant.

AGLATIDE

C’est me faire, Seigneur, des surprises nouvelles.

AGÉSILAS

Rendons nos coeurs, Madame, à des flammes si belles,
Et tous ensemble allons préparer ce beau jour
Qui par un triple hymen couronnera l’amour.

ANNEXE §

VARIANTE DE L’ACTE II. Cette scène de la fin de l’acte est absente de l’édition 1666 et présente dans l’édition 1682.

SCÈNE VII. Elpinice, Aglatide. §

ELPINICE

Ma soeur, je vous admire, et ne saurais comprendre

Cet inépuisable enjouement

Qui d’un chagrin trop juste a de quoi vous défendre

Quand vous êtes si près de vous voir sans amant.

AGLATIDE

Il est aisé pourtant d’en deviner les causes.

Je sais comme il faut vivre, et m’en trouve fort bien.

La joie est bonne à mille choses

Mais le chagrin n’est bon à rien.

Ne perds-je pas assez sans doubler l’infortune

Et perdre encor le bien d’avoir l’esprit égal ?

Perte sur perte est importune,

Et je m’aime un peu trop pour me traiter si mal.

Soupirer quand le sort nous rend une injustice,

C’est lui prêter une aide à nous faire un supplice :

Pour moi, qui ne lui puis souffrir tant de pouvoir,

Le bien que je me veux met sa haine à pis faire.

Mais allons rejoindre mon père,

J’ai quelque chose encore à lui faire savoir.