CINNA
ou la CLÉMENCE D’AUGUSTE
TRAGÉDIE

M. DC. XLIII. AVEC PRIVILÈGE DU ROI

Extrait du Privilège du Roi. §

Il est permis à notre amé et féal PIERRE CORNEILLE, notre Conseiller et Avocat Général à la Table de marbre des Eaux et Forêts de Rouen, de faire imprimer une tragédie de sa composition intitulée CINNA, ou la Clémence d’Auguste, durant le temps de vingt ans, à compter du jour que ladite pièce sera achevée d’imprimer. Et défenses sont faites à tous les imprimeurs et Libraires d’en imprimer, vendre et débiter d’autre impression que celle qu’aura fait faire ledit CORNEILLE, ou ses ayant cause, sur peine de quinze cent livres d’amende, confiscation des exemplaires, et de tous dépens, dommages et intérêts, ainsi qu’il est porté par les lettres de Privilège. Donné à Fontainebleau le premier août 1642. Signé CLIER. Et scellé du grand sceau de cire jaune.

Et le dit sieur CORNEILLE a cédé et transporté tous les droits dudit privilège par lui obtenu du présent livre à TOUSSAINT QUINET Marchand Libraire, pour jouir du contenu en icelui, ainsi qu’il a été accordé entre eux.

Achevé d’imprimer pour la première fois le 18 janvier 1643.

Imprimé à Rouen aux dépens de l’auteur et se vendent. À PARIS, Chez Toussaint Quinet, au Palais, sous la montée de la cour des Aides.

À MONSIEUR DE MONTORON.

Monsieur, §

Je vous présente un tableau d’une des plus belles actions d’Auguste. Ce monarque était tout généreux, et sa générosité n’a jamais paru avec tant d’éclat que dans les effets de sa clémence et de sa libéralité. Ces deux rares vertus lui étaient si naturelles et si inséparables en lui, qu’il semble qu’en cette histoire que j’ai mise sur notre théâtre, elles se soient tour à tour entre-produites dans son âme. Il avait été si libéral avec Cinna, que sa conjuration ayant fait voir une ingratitude extraordinaire, il eut besoin d’une extraordinaire effort de clémence pour lui pardonner, et le pardon qu’il lui donna fut la source des nouveaux bienfaits dont il lui fut prodigue, pour vaincre tout à fait cet esprit qui n’avait peut être gagné par les premiers ; de sorte qu’il est vrai de dire, qu’il eut été moins clément envers lui s’il eut été moins libéral, et qu’il eut été moins libéral s’il eut été moins clément. Cela étant, à qui pourrais-je plus justement donner le portrait d’une l’une de ses héroïques vertus qu’à celui qui possède l’autre en un si haut degré, puisque dans cette action ce grand Prince les a si bien attachées, et comme unis l’une à l’autre, qu’elles ont été tout ensemble et la cause et l’effet l’une de l’autre ? Vous avez des richesses, mais vous savez jouir, et vous en jouissez d’une façon si noble, si relevée, et tellement illustre, que vous forcés la voix publique d’avouer que la fortune a consulté la raison quand elle a répandu ses faveurs sur vous, et qu’on a plus de sujet de vous en souhaiter le redoublement, que de vous envier l’abondance. J’ai vécu si éloigné de la flatterie que je pense être ne possession de me faire croire quand je dis du bien de quelqu’un, et lorsque je donne des louanges, ce qui m’arrive assez rarement, c’est avec tant de retenue, que je supprime toujours quantité de glorieuses vérités pour ne me rendre pas suspect d’étaler de ces mensonges obligeants, que beaucoup de nos modernes savent débiter de si bonne grâce. Aussi je ne dirai rien des avantages de votre naissance, ni de votre courage, qu’il a si dignement soutenu dans le profession des armes à qui vous avez donné vos premières années, ce sont des choses connues de tout le monde : je ne dirai rien de ce prompt et puissant secours que reçoivent chaque jour de votre main tant de bonnes familles ruinées par les désordres de nos guerres, ce sont des choses que vous voulez tenir cachées : je dirai seulement un mot de ce que vous avez particulièrement de commun avec Auguste. C’est que cette générosité qui compose la meilleure partie de votre âme, et règne sur l’autre, et qu’à juste titre on peut nommer l’âme de votre âme, puisqu’elle en fait mouvoir toutes les puissances, c’est dis-je que cette générosité à l’exemple de ce grand Empereur prend plaisir à s’étendre sur les gens de lettres en un temps où beaucoup pensent avoir trop récompensé leurs travaux quand ils les ont honorés d’une louange stérile. Et certes, vous avez traité quelques unes de nos Muses avec tant de magnanimité, qu’en elles vous avez obligé toutes les autres, et qu’il n’en est point qui ne vous en doive un remerciement. Trouvez donc bon, MONSIEUR, que je m’acquitte de celui que je reconnais vous en devoir, par le présent que je vous fait de ce poème; que ’ai choisi comme le plus durable des miens, pour apprendre plus longtemps à ceux qui le liront, que le généreux Monsieur de Montoron par une libéralité inouïe en ce siècle s’est rendu toutes les Muses redevables et je prends tant de part aux bienfaits dont vous avez surpris quelques unes d’elles, que je m’en dirai toute ma vie,

MONSIEUR,

Votre très humble et très obligé serviteur.

CORNEILLE.

Seneca Lib. I, De Clementia, chapitre IX. §

Divus Augustus mitis fuit Princeps, si quis illum a Principatu suo aestimare incipiat : In communi quidem Republica, duodevicesimum egressus annum, jam pugiones in sinu amicorum absconderat, jam insidiis M. Antonii consulis latus petierat, jam fuerat Collega proscriptionis ; sed quum annum quadragesimum transisset, et in Gallia moraretur, delatum est ad eum indicium, L. Cinnam, stolidi ingenii virum, insidias ei struere. Dictum est et ubi, et quando, et quemadmodum aggredi vellet. Unus ex consciis deferebat ; statuit se ab eo vindicare. Consilium amicorum advocari jussit. Nox illi inquieta erat, quum cogitatet adolescentem nobilem, hoc detracto integrum, Cn. Pempeii nepotem damnandum. Jam unum hominem occidere non poterat, quum M. Antonio proscriptionis edictum inter coenam dictarat. Gemens subinde voces varias emittebat et inter se contrarias : Quid ergo ? Ego percussorem meum securum ambulare patiar, me sollicito ? Ergo non dabit poenas, qui tot civilibus bellis frustra petitum caput, tot navalibus, tot pedestribus proeliis incolume, postquam terra marique pax parta est, non occidere constituat, sed immolare ? Nam sacrificantem placuerat adoriri. Rursus silentio interposito, majore multo voce sibi quam Cinnae irascebatur : Quid vivis, si perire te tam multorum interest ? Quis finis erit suppliciorum ? Quis sanguinis ? Ego sum nobilibus adolescentulis expositum caput, in quod mucrones acuant. Non est tanti vita, si, ut ego non peream, tam multa perdenta sunt. Interpellavit tandem illum Livia uxor, et : Admittis, inquit, muliebre consilium ? Fac quod medici solent ; ubi usitata remedia non procedunt, tentant contraria. Severitate nihil adhuc profecisti : Salvidienum Lepidus secutus est, Lepidum Muraena, Muraenam, Caepio, Caepionem Egnatius, ut alios taceam quos tantum ausos pudet ; nunc tenta quomodo tibi cedat clementia. Ignlosce L. Cinnae ; deprehensus est ; jam nocere tibi non potest, prodesse famae tuae potest. Gavisus sibi quod advocatum invenerat, uxori quidem gratias egit ; renuntiari autem extemplo amicis quos in consilium rogaverat imperavit, et Cinnam unum ad se accersit, dimissisque omnibus e cubiculo, quum alteram poni Cinnae cathedram jussisset : Hoc, inquit, Primum a te peto, ne me loquentem interpelles, ne medio sermone meo proclames ; dabitur tibi loquendi liberum tempus. Ego te, Cinna, quum in hostium castris invenissem, non factum tantum mihi inimicum, sed natum, servavi ; patrimonium tibi omne concessi ; hodie tam felix es et tam dives, ut victo victores invideant : sacerdotium tibi petenti, praeteritis, compluribus quorum parentes mecum militaverant, dedi. Quum sic de te meruerim, occidere me constituisti. Quum ad hanc vocem exclamasset Cinna, procul hanc ab se abesse dementiam : Non praestas, inquit, fidem, Cinna ; convenerat ne interloquereris. Occidere, inquam, me paras." Adjecit locum, socios, diem, ordinem insidiarum, cui commissum esset ferrum ; et quum defixum videret, nec ex conventione jam, sed ex conscientia tacentem : Quo, inquit, hoc animo facis ? Ut ipse sis princeps ? Male, mehercule, cum republica agitur, si tibi ad imperandum nihil praeter me obstat. Domum tuam tueri non potes ; nuper libertini hominis gratia in privato judicio superatus es. Adeo nihil facilius putas quam contra Caesasem advocare ? Cedo, si spes tuas solus impedio, Paulusne te et Fabius Maximus et Cossi et Servilii ferent, tantumque agmen nobilium, non inania nomina praeferentium, sed eorum qui imaginibus suis decori sunt ? Ne totam ejus orationem repetendo magnam partem voluminis occupem, diutius enim quam duabus horis locutum esse constat, quum hanc poenam qua sola erat contentus futurus, extenderet : Vitam tibi, inquit, Cinna, iterum do, prius hosti, nunc insidiatori ac parricidae. Ex hodierno die inter nos amicitia incipiat. Contendamus utrum ego meliore fide vitam tibi dederim, an tu debeas. Post haec detulit ultro consulatum, questus quod non auderet petere ; amicissimum, fidelissimumque habuit ; haeres solus fuit illi ; nullis amplius insidiis ab ullo petitus est.

Livre I de ses Essais, chapitre XXIII. §

L’empereur Auguste, étant en la Gaule, reçut certain avertissement d’une conjuration que lui brassait L. Cinna : il délibéra de s’en venger, et manda pour cet effet au lendemain le conseil de ses amis. Mais la nuit d’entre deux, il la passa avecques grande inquiétude, considérant qu’il avait à faire mourir un jeune homme de bonne maison et neveu du grand Pompeius, et produisait en se plaignant plusieurs divers discours : « Quoi doncques, disait il, sera il vrai que je demeurerai en crainte et en alarme, et que je laisserai mon meurtrier se promener cependant à son aise ? S’en ira il quitte, ayant assailli ma tête, que j’ai sauvée de tant de guerres civiles, de tant de batailles par mer et par terre, et après avoir établi la paix universelle du monde ? Sera il absout, ayant délibéré non de me meurtrir seulement, mais de me sacrifier ? » car la conjuration était faite de le tuer comme il ferait quelque sacrifice. Après cela, s’étant tenu coi quelque espace de temps, il recommençait d’une voix plus forte, et s’en prenait à soi-même : « Pourquoi vis tu, s’il importe à tant de gens que tu meures ? N’y aura il point de fin à tes vengeances et à tes cruautés ? Ta vie vaut elle que tant de dommage se fasse pour la conserver ? » Livia, sa femme, le sentant en ces angoisses : « Et les conseils des femmes y seront ils reçus ? lui dit elle : fais ce que font les médecins ; quand les recettes accoutumées ne peuvent servir, ils en essayent de contraires. Par sévérité, tu n’a jusques à cette heure rien profité : Lepidus a suyvi Salvidienus ; Murena, Lepidus ; Caepio, Murena ; Egnatius, Caepio : commence à expérimenter comment te succéderont la douceur et la clémence. Cinna est convaincu, pardonne-lui ; de te nuire désormais, il ne pourra, et profitera à ta gloire. » Auguste fut bien aise d’avoir trouvé un avocat de son humeur, et ayant remercié sa femme, et contremandé ses amis qu’il avait assignés au conseil, commanda qu’on fit venir à lui Cinna tout seul ; et ayant fait sortir tout le monde de sa chambre, et fait donner un siège à Cinna, il lui parla en cette manière : « En premier lieu, je te demande, Cinna, paisible audience ; n’interromps pas mon parler : je te donnerai temps et loisir d’y répondre. Tu sais, Cinna, que t’ayant pris au camp de mes ennemis, non seulement t’étant fait mon ennemi, mais étant né tel, je te sauvai, je te mis entre mains tous tes biens, et t’ai enfin rendu si accommodé et si aisé, que les victorieux sont envieux de la condition du vaincu : l’office du sacerdoce que tu me demandas, je te l’octroyai, l’ayant refusé à d’autres, desquels les pères avaient toujours combattu avecques moi. T’ayant si fort obligé, tu as entrepris de me tuer. » À quoi Cinna s’étant écrié qu’il était bien éloigné d’une si méchante pensée : « Tu ne me tiens pas, Cinna, ce que tu m’avais promis, suivit Auguste ; tu m’avais assuré que je ne serai pas interrompu. Oui, tu as entrepris de me tuer en tel lieu, tel jour, en tel compagnie, et de telle façon. » Et le voyant transi de ces nouvelles, et en silence, non plus pour tenir le marché de se taire, mais de la presse de sa conscience : « Pourquoi, ajouta il, le fais-tu ? Est ce pour être Empereur ? Vraiment il va bien mal à la chose publique, s’il n’y a que moi qui t’empêche d’arriver à l’Empire. Tu ne peux pas seulement défendre ta maison, et perdis dernièrement un procès par la faveur d’un simple libertin. Quoi ! N’as tu pas moyen ni pouvoir en autre chose qu’à entreprendre César ? Je le quitte, s’il n’y a que moi qui empêche tes espérances. Penses-tu que Paulus, que Fabius, que les Cosseens et Serviliens te souffrent, et une si grande troupe de nobles, non seulement nobles de nom, mais qui par leur vertu honorent leur noblesse ? » Après plusieurs autres propos (car il parla à lui plus de deux heures entières) : « Or va, lui dit il, je te donne, Cinna, la vie à traître et à parricide, que je te donnai autrefois à ennemi ; que l’amitié commence de ce jourd’hui entre nous ; essayons qui de nous deux de meilleure foi, moi t’aie donné ta vie, ou tu l’aies reçue. » Et se départit d’avecques lui en cette manière. Quelque temps après, il lui donna le consulat, se plaignant de quoi il ne lui avait osé demander. Il l’eut depuis pour fort ami, et fut seul fait par lui héritier de ses biens. Or depuis cet accident, qui advint à Auguste au quarantième an de son âge, il n’y eut jamais de conjuration ni d’entreprise contre lui, et reçut une juste récompense de cette sienne clémence.

Représenté pour la première fois en 1639 à l’Hôtel de Bourgogne.

ACTEURS §

  • OCTAVE-CÉSAR AUGUSTE, Empereur de Rome.
  • LIVIE, Impératrice.
  • CINNA, fils d’une fille de Pompée, chef de la conjuration contre Auguste.
  • MAXIME, autre chef de la conjuration.
  • ÉMILIE, fille de C. Toranius, tuteur d’Auguste, et proscrit par lui durant le triumvirat.
  • FULVIE, confidente d’Émilie.
  • POLYCLÈTE, affranchi d’Auguste.
  • ÉVANDRE, affranchi de Cinna.
  • EUPHORBE, affranchi de Maxime.
La scène est à Rome.

ACTE I §

SCÈNE PREMIÈRE. §

ÉMILIE

Impatients désirs d’une illustre vengeance
Dont la mort de mon père a formé la naissance,
Enfants impétueux de mon ressentiment
Que ma douleur séduite embrasse aveuglément,
5 Vous régnez sur mon âme avecque trop d’empire,
Pour le moins un moment souffrez que je respire,
Et que je considère en l’état où je suis,
Et ce que je hasarde, et ce que je poursuis.
Quand je regarde Auguste en son trône de gloire,
10 Et que vous reprochez à ma triste mémoire
Que par sa propre main mon père massacré,
Du trône où je le vois fait le premier degré ;
Quand vous me présentez cette sanglante image,
La cause de ma haine, et l’effet de sa rage,
15 Je m’abandonne toute à vos ardents transports,
Et crois, pour une mort, lui devoir mille morts :
Au milieu toutefois d’une fureur si juste,
J’aime encor plus Cinna que je ne hais Auguste,
Et je sens refroidir ce bouillant mouvement
20 Quand il faut pour le perdre exposer mon amant.
Oui, Cinna, contre moi moi-même je m’irrite,
Quand je songe aux dangers où je te précipite.
Quoique pour me servir tu n’appréhendes rien,
Te demander du sang, c’est exposer le tien.
25 D’une si haute place on n’abat point de têtes,
Sans attirer sur soi mille et mille tempêtes,
L’issue en est douteuse, et le péril certain :
Un ami déloyal peut trahir ton dessein,
L’ordre mal concerté, l’occasion mal prise,
30 Peuvent sur son auteur renverser l’entreprise,
Tourner sur toi les coups dont tu le veux frapper,
Dans sa ruine même il peut t’envelopper,
Et quoi qu’en ma faveur ton amour exécute,
Il te peut, en tombant, écraser sous sa chute.
35 Ah ! Cesse de courir à ce mortel danger,
Te perdre en me vengeant, ce n’est pas me venger,
Un cœur est trop cruel quand il trouve des charmes
Aux douceurs que corrompt l’amertume des larmes,
Et je tiens qu’il faut mettre au rang des grands malheurs
40 La mort d’un ennemi qui nous coûte des pleurs.
Mais peut-on en verser alors qu’on venge un père ?
Est-il perte à ce prix qui ne semble légère ?
Et quand son assassin tombe sous notre effort,
Doit-on considérer ce que coûte sa mort ?
45 Cessez vaines frayeurs, cessez lâches tendresses
De jeter dans mon cœur vos indignes faiblesses,
Et toi qui les produis par tes soins superflus,
Amour, sers mon devoir, et ne le combats plus,
Lui céder c’est ta gloire, et le vaincre, ta honte,
50 Montre-toi généreux, souffrant qu’il te surmonte,
Plus tu lui donneras, plus il te va donner,
Et ne triomphera que pour te couronner.

SCÈNE II. Émilie, Fulvie. §

ÉMILIE

Je l’ai juré, Fulvie, et je le jure encore,
Quoique j’aime Cinna, quoique mon cœur l’adore,
55 S’il me veut posséder, Auguste doit périr,
Sa tête est le seul prix dont il peut m’acquérir.
Je lui prescris la loi que mon devoir m’impose.

FULVIE

Elle a pour la blâmer une trop juste cause,
Par un si grand dessein vous vous faites juger
60 Digne sang de celui que vous voulez venger,
Mais encore une fois souffrez que je vous die
Que cette passion dût être refroidie.
Auguste chaque jour à force de bienfaits
Semble assez réparer les maux qu’il vous a faits,
65 Sa faveur envers vous paraît si déclarée,
Que vous êtes chez lui la plus considérée,
Et de ses courtisans souvent les plus heureux
Ont encore besoin que vous parliez pour eux.

ÉMILIE

Toute cette faveur ne me rend pas mon père,
70 Et de quelque façon que l’on me considère,
Abondante en richesse ou puissante en crédit,
Je demeure toujours la fille d’un proscrit.
Les bienfaits ne font pas toujours ce que tu penses,
D’une main odieuse ils tiennent lieu d’offenses,
75 Plus nous en prodiguons à qui nous peut haïr,
Plus d’armes nous donnons à qui nous veut trahir.
Il m’en fait chaque jour sans changer mon courage,
Je suis ce que j’étais, et je puis davantage,
Et des mêmes présents qu’il verse dans mes mains
80 J’achète contre lui les esprits des Romains.
Je recevrais de lui la place de Livie,
Comme un moyen plus sûr d’attenter à sa vie.
Pour qui venge son père il n’est point de forfaits,
Et c’est vendre son sang que se rendre aux bienfaits.

FULVIE

85 Quel besoin toutefois de passer pour ingrate ?
Ne pouvez-vous haïr sans que la haine éclate ?
Assez d’autres sans vous n’ont pas mis en oubli
Par quelles cruautés son trône est établi ;
Tant de braves Romains, tant d’illustres victimes,
90 Qu’à son ambition ont immolé ses crimes,
Laissent à leurs enfants d’assez vives douleurs
Pour venger votre perte en vengeant leurs malheurs.
Beaucoup l’ont entrepris, mille autres vont les suivre,
Qui vit haï de tous ne saurait longtemps vivre,
95 Remettez à leurs bras les communs intérêts,
Et n’aidez leurs desseins que par des vœux secrets.

ÉMILIE

Quoi ? Je le haïrai sans tâcher de lui nuire ?
J’attendrai du hasard qu’il ose le détruire ?
Et je satisferai des devoirs si pressants
100 Par une haine obscure et des vœux impuissants ?
Sa perte que je veux me deviendrait amère
Si quelqu’un l’immolait à d’autres qu’à mon père,
Et tu verrais mes pleurs couler pour son trépas
Qui le faisant périr ne me vengerait pas.
105 C’est une lâcheté que de remettre à d’autres
Les intérêts publics qui s’attachent aux nôtres,
Joignons à la douceur de venger nos parents
La gloire qu’on remporte à punir les tyrans,
Et faisons publier par toute l’Italie,
110 La liberté de Rome est l’œuvre d’Émilie,
On a touché son âme, et son cœur s’est épris,
Mais elle n’a donné son amour qu’à ce prix.

FULVIE

Votre amour à ce prix n’est qu’un présent funeste
Qui porte à votre amant sa perte manifeste.
115 Pensez mieux, Émilie, à quoi vous l’exposez,
Combien à cet écueil se sont déjà brisés,
Ne vous aveuglez point quand sa mort est visible.

ÉMILIE

Ah ! Tu sais me frapper par où je suis sensible,
Quand je songe aux hasards que je lui fais courir,
120 La crainte de sa mort me fait déjà mourir,
Mon esprit en désordre à soi-même s’oppose,
Je veux et ne veux pas, je m’emporte et je n’ose,
Et mon devoir confus, languissant, étonné,
Cède aux rébellions de mon cœur mutiné.
125 Tout beau, ma passion, deviens un peu moins forte,
Tu vois bien des hasards, ils sont grands, mais n’importe,
Cinna n’est pas perdu pour être hasardé,
De quelques légions qu’Auguste soit gardé,
Quelque soin qu’il se donne et quelque ordre qu’il tienne,
130 Qui méprise sa vie est maître de la sienne.
Plus le péril est grand, plus doux en est le fruit,
La vertu nous y jette, et la gloire le suit.
Quoi qu’il en soit, qu’Auguste ou que Cinna périsse,
Aux mânes paternels je dois ce sacrifice ;
135 Cinna me l’a promis en recevant ma foi,
Et ce coup seul aussi le rend digne de moi.
Il est tard après tout de m’en vouloir dédire.
Aujourd’hui l’on s’assemble, aujourd’hui l’on conspire,
L’heure, le lieu, le bras se choisit aujourd’hui,
140 Et c’est à faire enfin à mourir après lui.

SCÈNE III. Cinna, Émilie, Fulvie. §

ÉMILIE

Mais le voici qui vient. Cinna, votre assemblée
Des grandeurs du péril n’est-elle point troublée,
Et reconnaissez-vous au front de vos amis
Qu’ils soient prêts à tenir ce qu’ils vous ont promis ?

CINNA

145 Jamais contre un tyran entreprise conçue
Ne permit d’espérer une si belle issue,
Jamais de telle ardeur on n’en jura la mort,
Et jamais conjurés ne furent mieux d’accord :
Tous s’y montrent portés avec tant d’allégresse,
1
150 Qu’ils semblent, comme moi, servir une maîtresse ;
Et tous font éclater un si puissant courroux,
Qu’ils semblent tous venger un père comme vous.

ÉMILIE

Je l’avais bien prévu que pour un tel ouvrage
Cinna saurait choisir des hommes de courage,
155 Et ne remettrait pas en de mauvaises mains
L’intérêt d’Émilie et celui des Romains.

CINNA

Plût aux Dieux que vous-même eussiez vu de quel zèle
Cette troupe entreprend une action si belle !
Au seul nom de César, d’Auguste, et d’Empereur,
160 Vous eussiez vu leurs yeux s’allumer de fureur,
Et dans un même instant par un effet contraire
Leur front pâlir d’horreur et rougir de colère.
Amis, leur ai-je dit, voici le jour heureux
Qui doit conclure enfin nos desseins généreux,
165 Le Ciel entre nos mains a mis le sort de Rome,
Et son salut dépend de la perte d’un homme,
Si l’on doit le nom d’homme à qui n’a rien d’humain,
À ce tigre altéré de tout le sang romain.
Combien pour le répandre a-t-il formé de brigues ?
170 Combien de fois changé de partis et de ligues,
Tantôt ami d’Antoine, et tantôt ennemi,
Et jamais insolent ni cruel à demi ?
Là par un long récit de toutes les misères
Que durant notre enfance ont enduré nos pères,
175 Renouvelant leur haine avec leur souvenir
Je redouble en leurs cœurs l’ardeur de le punir.
Je leur fais des tableaux de ces tristes batailles
Où Rome par ses mains déchirait ses entrailles,
Où l’aigle abattait l’aigle, et de chaque côté
180 Nos légions s’armaient contre leur liberté,
Où le but des soldats et des chefs les plus braves
C’était d’être vainqueurs pour devenir esclaves ;
Où chacun trahissait aux yeux de l’Univers ;
Soi-même et son pays pour assurer ses fers,
185 Et tâchant d’acquérir avec le nom de traître
L’abominable honneur de lui donner un maître,
Romains contre Romains, parents contre parents
Combattaient seulement pour le choix des tyrans.
J’ajoute à ces tableaux la peinture effroyable
190 De leur concorde affreuse, horrible, impitoyable,
Funeste aux gens de bien, aux riches, au Sénat,
Et pour tout dire enfin de leur Triumvirat.
Mais je ne trouve point de couleurs assez noires
Pour en représenter les tragiques histoires.
195 Je les peins dans le meurtre à l’envi triomphants,
Rome entière noyée au sang de ses enfants,
Les uns assassinés dans les places publiques,
Les autres dans le sein de leurs dieux domestiques,
Le méchant par le prix au crime encouragé,
200 Le mari par sa femme en son lit égorgé,
2
Le fils tout dégouttant du meurtre de son père
Et sa tête à la main demandant son salaire,
Sans exprimer encore avecque tous ces traits
Qu’un crayon imparfait de leur sanglante paix.
205 Vous dirai-je les noms de ces grands personnages
Dont j’ai dépeint les morts pour aigrir les courages,
Ces illustres proscrits, ces demi-dieux mortels
Qu’on a sacrifiés jusque sur les autels ?
Mais pourrais-je vous dire à quelle impatience,
210 À quels frémissements, à quelle violence
Ces indignes trépas, quoique mal figurés,
Ont porté les esprits de tous nos conjurés ?
Je n’ai point perdu temps, et voyant leur colère
Au point de ne rien craindre, en état de tout faire,
215 J’ajoute en peu de mots : Toutes ces cruautés,
La perte de nos biens et de nos libertés,
Le ravage des champs, le pillage des villes,
Et les proscriptions, et les guerres civiles,
Sont les degrés sanglants dont Auguste a fait choix
220 Pour monter sur le trône et nous donner des lois.
Rendons toutefois grâce à la bonté céleste
Que de nos trois tyrans c’est le seul qui nous reste,
Et que juste une fois il s’est privé d’appui
Perdant pour régner seul deux méchants comme lui.
225 Lui mort nous n’avons point de vengeur ni de maître,
Avec la liberté Rome s’en va renaître,
Et nous mériterons le nom de vrais Romains
Si le joug qui l’accable est brisé par nos mains.
Prenons l’occasion tandis qu’elle est propice,
230 Demain au Capitole il fait un sacrifice,
Qu’il en soit la victime, et faisons en ces lieux
Justice à tout le monde à la face des Dieux :
Là presque pour sa suite il n’a que notre troupe,
C’est de ma main qu’il prend et l’encens et la coupe,
235 Et je veux pour signal que cette même main
Lui donne au lieu d’encens d’un poignard dans le sein.
Ainsi d’un coup mortel la victime frappée
Fera voir si je suis du sang du grand Pompée,
Faites voir après moi si vous vous souvenez
240 Des illustres aïeux de qui vous êtes nés.
À peine ai-je achevé que chacun renouvelle
Par un noble serment le vœu d’être fidèle,
L’occasion leur plaît, mais chacun veut pour soi
L’honneur du premier coup que j’ai choisi pour moi.
245 La raison règle enfin l’ardeur qui les emporte,
Maxime et la moitié s’assurent de la porte,
L’autre moitié me suit et doit l’environner,
Prête au moindre signal que je voudrai donner.
Voilà, belle Émilie, à quel point nous en sommes.
250 Demain j’attends la haine, ou la faveur des hommes,
Le nom de parricide, ou de libérateur,
César celui de Prince, ou bien d’usurpateur.
Du succès qu’on obtient contre la tyrannie
Dépend ou notre gloire, ou notre ignominie,
255 Et le peuple inégal à l’endroit des tyrans,
S’il les déteste morts, les adore vivants.
Pour moi, soit que le ciel me soit dur, ou propice,
Qu’il m’élève à la gloire, ou me livre au supplice,
Que Rome se déclare, ou pour, ou contre nous,
260 Mourant pour vous servir tout me semblera doux.

ÉMILIE

Ne crains point de succès qui souille ta mémoire,
Le bon et le mauvais sont égaux pour ta gloire,
Et dans un tel dessein le manque de bonheur
Met en péril ta vie et non pas ton honneur.
265 Regarde le malheur de Brute et de Cassie,
La splendeur de leurs noms en est-elle obscurcie ?
Ont-ils perdu celui de derniers des Romains ?
Et sont-ils morts entiers avecque leurs desseins ?
Leur mémoire dans Rome est encor précieuse
270 Autant que de César la vie est odieuse :
Si leur vainqueur y règne, ils y sont regrettés,
Et par les vœux de tous leurs pareils souhaités.
Va marcher sur leurs pas où l’honneur te convie,
Mais ne perds pas le soin de conserver ta vie,
275 Souviens-toi du beau feu dont nous sommes épris,
Qu’aussi bien que la gloire Émilie est ton prix,
Que tu me dois ton cœur, que mes faveurs t’attendent,
Que tes jours me sont chers, que les miens en dépendent,
Et que… Mais quel sujet mène Évandre vers nous ?

SCÈNE IV. Cinna, Émilie, Évandre, Fulvie. §

ÉVANDRE

280 Seigneur, César vous mande, et Maxime avec vous.

CINNA

Et Maxime avec moi ! Le sais-tu bien, Évandre ?

ÉVANDRE

Polyclète est encor chez vous à vous attendre,
Et fût venu lui-même avec moi vous chercher,
Si ma dextérité n’eût su l’en empêcher :
285 Je vous en donne avis de peur d’une surprise,
Il presse fort.

ÉMILIE

Mander les chefs de l’entreprise !
Tous deux ! En même temps ! Vous êtes découverts.

CINNA

Espérons mieux, de grâce.

ÉMILIE

Ah ! Cinna, je te perds,
Et les Dieux obstinés à nous donner un maître
290 Parmi tes vrais amis ont mêlé quelque traître,
Il n’en faut point douter, Auguste a tout appris,
Quoi, tous deux ! Et sitôt que le conseil est pris !

CINNA

Je ne vous puis celer que son ordre m’étonne,
Mais souvent il m’appelle auprès de sa personne,
295 Maxime est comme moi de ses plus confidents,
Et nous nous alarmons peut-être en imprudents.

ÉMILIE

Sois moins ingénieux à te tromper toi-même,
Cinna, ne porte point mes maux jusqu’à l’extrême,
Et puisque désormais tu ne peux me venger,
300 Dérobe au moins ta tête à ce mortel danger,
Fuis d’Auguste irrité l’implacable colère ;
Je verse assez de pleurs pour la mort de mon père,
N’aigris point ma douleur par un nouveau tourment,
Et ne lui permets point à pleurer mon amant.

CINNA

305 Quoi ! Sur l’illusion d’une terreur panique
Trahir vos intérêts et la cause publique !
Par cette lâcheté moi-même m’accuser,
Et tout abandonner quand il faut tout oser !
Que feront nos amis si vous êtes déçue ?

ÉMILIE

310 Mais que deviendras-tu si l’entreprise est sue ?

CINNA

S’il est pour me trahir des esprits assez bas,
Ma vertu pour le moins ne me trahira pas,
Vous la verrez, brillante au bord des précipices
Se couronner de gloire en bravant les supplices,
315 Rendre Auguste jaloux du sang qu’il répandra,
Et le faire trembler alors qu’il me perdra.
Je deviendrais suspect à tarder davantage :
Adieu, raffermissez ce généreux courage,
S’il faut subir le coup d’un destin rigoureux,
320 Je mourrai tout ensemble heureux, et malheureux,
Heureux pour vous servir d’abandonner la vie,
Malheureux de mourir sans vous avoir servie.

ÉMILIE

Oui, va, n’écoute plus ma voix qui te retient,
Mon trouble se dissipe, et ma raison revient,
325 Pardonne à mon amour cette indigne faiblesse,
Tu voudrais fuir en vain, Cinna, je le confesse,
Si tout est découvert Auguste a su pourvoir
À ne te laisser pas ta fuite en ton pouvoir :
Porte, porte chez lui cette mâle assurance
330 Digne de notre amour, digne de ta naissance ;
Meurs, s’il y faut mourir, en citoyen Romain,
Et par un beau trépas couronne un beau dessein :
Ne crains pas qu’après toi rien ici me retienne,
Ta mort emportera mon âme vers la tienne,
335 Et mon cœur aussitôt, percé des mêmes coups…

CINNA

Ah ! Souffrez que tout mort je vive encore en vous,
Et du moins en mourant permettez que j’espère
Que vous saurez venger l’amant avec le père.
Dans un si grand péril vos jours sont assurés,
340 Vos desseins ne sont sus d’aucun des conjurés,
Et décrivant tantôt les misères Romaines
Je leur ai tu la mort qui fait naître nos haines,
De peur que trop d’ardeur touchant vos intérêts
Sur mon visage ému ne peignît nos secrets.
345 Notre amour n’est connu que d’Evandre et Fulvie.

ÉMILIE

Avec moins de frayeur je vais donc chez Livie,
Puisque dans ton péril il me reste un moyen
De faire agir pour toi son crédit et le mien :
Mais si mon amitié par là ne te délivre,
350 N’espère pas qu’enfin je veuille te survivre,
Je fais de ton destin des règles à mon sort,
Et j’obtiendrai ta vie, ou je suivrai ta mort.

CINNA

Soyez en ma faveur moins cruelle à vous-même.

ÉMILIE

Va-t’en, et souviens-toi seulement que je t’aime.

ACTE II §

SCÈNE PREMIÈRE. Auguste, Cinna, Maxime, troupe de courtisans. §

AUGUSTE

355 Que chacun se retire, et qu’aucun n’entre ici.
Vous Cinna demeurez, et vous Maxime aussi.
Cet empire absolu sur la terre et sur l’onde,
Ce pouvoir souverain que j’ai sur tout le monde,
Cette grandeur sans borne, et cet illustre rang
360 Qui m’a jadis coûté tant de peine et de sang,
Enfin tout ce qu’adore en ma haute fortune
D’un courtisan flatteur la présence importune,
N’est que de ces beautés dont l’éclat éblouit,
Et qu’on cesse d’aimer sitôt qu’on en jouit.
365 L’ambition déplaît quand elle est assouvie,
D’une contraire ardeur son ardeur est suivie ;
Et comme notre esprit jusqu’au dernier soupir
Toujours vers quelque objet pousse quelque désir,
Il se ramène en soi, n’ayant plus où se prendre,
370 Et, monté sur le faîte, il aspire à descendre.
J’ai souhaité l’Empire, et j’y suis parvenu ;
Mais, en le souhaitant, je ne l’ai pas connu.
Dans sa possession j’ai trouvé pour tous charmes
D’effroyables soucis, d’éternelles alarmes,
375 Mille ennemis secrets, la mort à tous propos,
Point de plaisir sans trouble, et jamais de repos.
Sylla m’a précédé dans ce pouvoir suprême,
Le grand César mon père en a joui de même,
Sylla s’en est démis, mon père l’a gardé :
380 Différents en leur fin comme en leur procédé,
L’un cruel et barbare, est mort aimé, tranquille,
Comme un bon citoyen dans le sein de sa ville,
L’autre tout débonnaire, au milieu du Sénat,
A vu trancher ses jours par un assassinat.
385 Ces exemples récents suffiraient pour m’instruire,
Si par l’exemple seul on se devait conduire,
L’un m’invite à le suivre, et l’autre me fait peur :
Mais l’exemple souvent n’est qu’un miroir trompeur,
Et l’ordre du destin qui gêne nos pensées
390 N’est pas toujours écrit dans les choses passées :
Quelquefois l’un se brise où l’autre s’est sauvé,
Et par où l’un périt, un autre est conservé.
Voilà, mes chers amis, ce qui me met en peine ;
Vous, qui me tenez lieu d’Agrippe, et de Mécène,
395 Pour résoudre ce point avec eux débattu
Prenez sur mon esprit le pouvoir qu’ils ont eu :
Ne considérez point cette grandeur suprême
Odieuse aux Romains, et pesante à moi-même,
Traitez-moi comme ami, non comme souverain,
400 Rome, Auguste, l’État, tout est en votre main,
Vous mettrez et l’Europe, et l’Asie, et l’Afrique,
Sous les lois d’un Monarque, ou d’une République ;
Votre avis est ma règle, et par ce seul moyen
Je veux être Empereur, ou simple citoyen.

CINNA

405 Malgré notre surprise et mon insuffisance,
Je vous obéirai, Seigneur, sans complaisance,
Et mets bas le respect qui pourrait m’empêcher
De combattre un avis où vous semblez pencher
Souffrez-le d’un esprit jaloux de votre gloire,
410 Que vous allez souiller d’une tache trop noire,
Si vous ouvrez votre âme à ces impressions
Jusques à condamner toutes vos actions.
On ne renonce point aux grandeurs légitimes,
On garde sans remords ce qu’on acquiert sans crimes,
415 Et plus le bien qu’on quitte est noble, grand, exquis,
Plus qui l’ose quitter le juge mal acquis.
N’imprimez pas, Seigneur, cette honteuse marque
A ces rares vertus qui vous ont fait monarque,
Vous l’êtes justement, et c’est sans attentat
420 Que vous avez changé la forme de l’État.
Rome est dessous vos lois par le droit de la guerre,
Qui sous les lois de Rome a mis toute la Terre,
Vos armes l’ont conquise, et tous les conquérants
Pour être usurpateurs ne sont pas des tyrans ;
425 Lorsque notre valeur nous gagne une province,
Gouvernant justement on devient juste prince.
C’est ce que fit César, il vous faut aujourd’hui
Condamner sa mémoire, ou faire comme lui :
Si le pouvoir suprême est blâmé par Auguste,
430 César fut un tyran, et son trépas fut juste,
Et vous devez aux Dieux compte de tout le sang
Dont vous l’avez vengé pour monter à son rang.
Mais sa mort vous fait peur ? Seigneur, les destinées
D’un soin bien plus exact veillent sur vos années :
435 On a dix fois sur vous attenté sans effet,
Et qui l’a voulu perdre au même instant l’a fait.
On entreprend assez, mais aucun n’exécute,
Il est des assassins, mais il n’est plus de Brute,
Enfin, s’il faut attendre un semblable revers,
440 Il est beau de mourir maître de l’Univers.
C’est ce qu’en peu de mots j’ose dire, et j’estime
Que ce peu que j’ai dit est l’avis de Maxime.

MAXIME

Oui, j’accorde qu’Auguste a droit de conserver
L’Empire où sa vertu l’a fait seule arriver,
445 Et qu’au prix de son sang, au péril de sa tête,
Il a fait de l’État une juste conquête :
Mais que, sans se noircir il ne puisse quitter
Le fardeau que sa main est lasse de porter,
Qu’il accuse par là César de tyrannie,
450 Qu’il approuve sa mort, c’est ce que je dénie.
Rome est à vous, Seigneur, l’Empire est votre bien.
Chacun en liberté peut disposer du sien,
Il le peut à son choix garder ou s’en défaire :
Vous seul ne pourriez pas ce que peut le vulgaire,
455 Et seriez devenu, pour avoir tout dompté
Esclave des grandeurs où vous êtes monté ?
Possédez-les, Seigneur, sans qu’elles vous possèdent.
Loin de vous captiver, souffrez qu’elles vous cèdent,
Et faites hautement connaître enfin à tous
460 Que tout ce qu’elles ont est au-dessous de vous.
Votre Rome autrefois vous donna la naissance,
Vous lui voulez donner votre toute-puissance ;
Et Cinna vous impute à crime capital,
La libéralité vers le pays natal !
465 Il appelle remords l’amour de la patrie !
Par la haute vertu la gloire est donc flétrie,
Et ce n’est qu’un objet digne de nos mépris,
Si de ses plus hauts faits l’infamie est le prix.
Je veux bien avouer qu’une action si belle
470 Donne à Rome bien plus que vous ne tenez d’elle,
Mais ce n’est pas un crime indigne de pardon
Quand la reconnaissance est au-dessus du don.
Suivez, suivez, Seigneur, le ciel qui vous inspire,
Votre gloire redouble à mépriser l’Empire
475 Et vous serez fameux chez la postérité
Moins pour l’avoir conquis, que pour l’avoir quitté.
Le bonheur peut conduire à la grandeur suprême,
Mais pour y renoncer il faut la vertu même,
Et peu de généreux vont jusqu’à dédaigner
480 Après un sceptre acquis, la douceur de régner.
Considérez d’ailleurs que vous régnez dans Rome,
Où de quelque façon que votre Cour vous nomme,
On hait la Monarchie, et le nom d’Empereur
Cachant celui de Roi ne fait pas moins d’horreur.
485 Ils passent pour tyran quiconque s’y fait maître,
Qui le sert pour esclave, et qui l’aime pour traître,
Qui le souffre a le cœur lâche, mol, abattu,
Et pour s’en affranchir tout s’appelle vertu.
Vous en avez, Seigneur, des preuves trop certaines,
490 On a fait contre vous dix entreprises vaines,
Peut-être que l’onzième est prête d’éclater,
Et que ce mouvement qui vous vient agiter
N’est qu’un avis secret que le ciel vous envoie,
Qui pour vous conserver n’a plus que cette voie.
495 Ne vous exposez plus à ces fameux revers,
Il est beau de mourir maître de l’univers,
Mais la plus belle mort souille notre mémoire
Quand nous avons pu vivre avecque plus de gloire.

CINNA

Si l’amour du pays doit ici prévaloir,
500 C’est son bien seulement que vous devez vouloir,
Et cette liberté, qui lui semble si chère,
N’est pour Rome, Seigneur, qu’un bien imaginaire,
Plus nuisible qu’utile, et qui n’approche pas
De celui qu’un bon prince apporte à ses États.
505 Avec ordre et raison les honneurs il dispense,
Avecque jugement punit et récompense,
Ne précipiter rien de peur d’un successeur,
Et dispose de tout en juste possesseur,
Mais quand le peuple est maître, on n’agit qu’en tumulte,
510 La voix de la raison jamais ne se consulte,
Les honneurs sont vendus aux plus ambitieux,
Les Magistrats donnés aux plus séditieux,
Ces petits souverains qu’il fait pour une année,
Voyant d’un temps si court leur puissance bornée,
515 Des plus heureux desseins font avorter le fruit,
De peur de le laisser à celui qui les suit :
Comme ils ont peu de part au bien dont ils ordonnent,
Dedans le champ d’autrui largement ils moissonnent,
Assurés que chacun leur pardonne aisément,
520 Espérant à son tour un pareil traitement :
Le pire des États est l’État populaire.

AUGUSTE

Et toutefois le seul qui dans Rome peut plaire,
Cette haine des rois que depuis cinq cents ans
Avec le premier lait sucent tous ses enfants
525 Pour l’arracher des cœurs est trop enracinée.

MAXIME

Oui, Seigneur, dans son mal Rome est trop obstinée,
Son peuple qui s’y plaît en fuit la guérison,
Sa coutume l’emporte et non pas la raison ;
Et cette vieille erreur que Cinna veut abattre
530 Est une heureuse erreur dont il est idolâtre,
Par qui le monde entier rangé dessous ses lois
L’a vu cent fois marcher sur la tête des rois,
Son épargne s’enfler du sac de leurs provinces,
Que lui pouvaient de plus donner les meilleurs princes ?
535 J’ose dire, Seigneur, que par tous les climats
Ne sont pas bien reçus toutes sortes d’États,
Chaque peuple a le sien conforme à sa nature,
Qu’on ne saurait changer sans lui faire une injure,
Telle est la loi du Ciel, dont la sage équité
540 Sème dans l’Univers cette diversité :
Les Macédoniens aiment le monarchique,
Et le reste des Grecs la liberté publique,
3
Les Parthes, les Persans veulent des souverains,
Et le seul Consulat est bon pour les Romains.

CINNA

545 S’il est vrai que du ciel la prudence infinie
Départ à chaque peuple un différent génie,
Il est certain aussi que cet ordre des cieux
Change selon les temps comme selon les lieux.
Rome a reçu des rois ses murs et sa naissance,
550 Elle tient des consuls sa gloire et sa puissance,
Et reçoit maintenant de vos rares bontés
Le comble souverain de ses prospérités.
Sous vous l’État n’est plus en pillage aux armées,
4
Les portes de Janus par vos mains sont fermées,
555 Ce que sous ses consuls n’ont pu faire deux fois,
Et qu’a fait avant eux le second de ses rois.

MAXIME

Les changements d’État que fait l’ordre céleste
Ne coûtent point de sang, n’ont rien qui soit funeste.

CINNA

C’est un ordre des Dieux qui jamais ne se rompt
560 De nous vendre un peu cher les grands biens qu’ils nous font,
5
L’exil des Tarquins même ensanglanta nos terres,
Et nos premiers Consuls nous ont coûté des guerres.

MAXIME

6
Donc votre aïeul Pompée au ciel a résisté
Quand il a combattu pour notre liberté ?

CINNA

565 Si le ciel n’eût voulu que Rome l’eût perdue,
Par les mains de Pompée il l’aurait défendue,
Il a choisi sa mort pour servir dignement
D’une marque éternelle à ce grand changement,
7
Et devait cet honneur aux mânes d’un tel homme
570 D’emporter avec eux la liberté de Rome.
Ce nom depuis longtemps ne sert qu’à l’éblouir,
Et sa propre grandeur l’empêche d’en jouir.
Depuis qu’elle se voit la maîtresse du monde,
Depuis que la richesse entre ses murs abonde,
575 Et que son sein, fécond en glorieux exploits
Produit des citoyens plus puissants que des rois,
Les grands pour s’affermir achetant les suffrages,
Tiennent pompeusement leurs maîtres à leurs gages,
Qui, par des fers dorés se laissant enchaîner
580 Reçoivent d’eux les lois qu’ils pensent leur donner.
Envieux l’un de l’autre ils mènent tout par brigues,
Que leur ambition tourne en sanglantes ligues :
Ainsi de Marius Sylla devint jaloux,
César de mon aïeul ; Marc-Antoine de vous :
585 Ainsi la liberté ne peut plus être utile
Qu’à former les fureurs d’une guerre civile,
Lorsque par un désordre à l’univers fatal
L’un ne veut point de maître, et l’autre point d’égal.
Seigneur, pour sauver Rome, il faut qu’elle s’unisse
590 En la main d’un bon chef à qui tout obéisse,
Et si votre bonté la veut favoriser,
Otez-lui les moyens de se plus diviser.
Sylla, quittant la place enfin bien usurpée,
N’a fait qu’ouvrir le champ à César et Pompée,
595 Que le malheur des temps ne nous eût pas fait voir
S’il eût dans sa famille assuré son pouvoir.
Qu’a fait du grand César le cruel parricide,
8
Qu’élever contre vous Antoine avec Lépide,
Qui n’eussent pas détruit Rome par les Romains,
600 Si César eût laissé l’Empire entre vos mains ?
Vous la replongerez, en quittant cet Empire,
Dans les maux dont à peine encore elle respire,
Et de ce peu, Seigneur, qui lui reste de sang
Une guerre nouvelle épuisera son flanc.
605 Que l’amour du pays, que la pitié vous touche,
Votre Rome à genoux vous parle par ma bouche,
Considérez le prix que vous avez coûté,
Non pas qu’elle vous croie avoir trop acheté,
Des maux qu’elle a soufferts elle est trop bien payée,
9
610 Mais une juste peur tient son âme effrayée ;
Si jaloux de son heur et las de commander,
Vous lui rendez un bien qu’elle ne peut garder,
S’il lui faut à ce prix en acheter un autre,
Si vous ne préférez son intérêt au vôtre,
615 Si ce funeste don la met au désespoir,
Je n’ose dire ici ce que j’ose prévoir.
Conservez-vous, Seigneur, lui conservant un maître
Sous qui son vrai bonheur commence de renaître,
Et daignez assurer le bien commun de tous
620 Donnez un successeur qui soit digne de vous.

AUGUSTE

N’en délibérons plus, cette pitié l’emporte.
Mon repos m’est bien cher, mais Rome est la plus forte,
Et quelque grand malheur qui m’en puisse arriver,
Je consens à me perdre afin de la sauver.
625 Pour ma tranquillité mon cœur en vain soupire,
Cinna, par vos conseils je retiendrai l’Empire,
Mais je le retiendrai pour vous en faire part.
Je sais bien que vos cœurs n’ont point pour moi de fard,
Et que chacun de vous dans l’avis qu’il me donne
630 Regarde seulement l’État et ma personne,
Votre amour pour tous deux fait ce combat d’esprits,
Et je veux que chacun en reçoive le prix.
Maxime, je vous fais gouverneur de Sicile,
Allez donner mes lois à ce terroir fertile,
635 Songez que c’est pour moi que vous gouvernerez,
Et que je répondrai de ce que vous ferez.
Pour épouse, Cinna, je vous donne Émilie,
Vous savez qu’elle tient la place de Julie,
Et que si nos malheurs et la nécessité
640 M’ont fait traiter son père avec sévérité,
Mon épargne depuis en sa faveur ouverte
Doit avoir adouci l’aigreur de cette perte ;
Voyez-la de ma part, tâchez de la gagner,
Vous n’êtes pas pour elle un homme à dédaigner,
645 Je présume plutôt qu’elle en sera ravie.
Adieu, j’en veux porter la nouvelle à Livie.

SCÈNE II. Cinna, Maxime. §

MAXIME

Quel est votre dessein après ces beaux discours ?

CINNA

Le même que j’avais, et que j’aurai toujours.

MAXIME

Un chef de conjurés flatte la tyrannie !

CINNA

650 Un chef de conjurés la veut voir impunie !

MAXIME

Je veux voir Rome libre.

CINNA

Et vous pouvez juger
Que je veux l’affranchir ensemble et la venger.
Auguste aura soûlé ses damnables envies,
Pillé jusqu’aux autels, sacrifié nos vies,
655 Rempli les champs d’horreur, comblé Rome de morts,
Et sera quitte après pour l’effet d’un remords !
Quand le Ciel par nos mains à le punir s’apprête,
Un lâche repentir garantira sa tête !
C’est trop semer d’appas, et c’est trop inviter
660 Par son impunité quelque autre à l’imiter,
Vengeons nos citoyens, et que sa peine étonne
Quiconque après sa mort aspire à la couronne,
Que le peuple aux tyrans ne soit plus exposé,
S’il eût puni Sylla, César eût moins osé.

MAXIME

665 Mais la mort de César, que vous trouvez si juste
A servi de prétexte aux cruautés d’Auguste,
Voulant nous affranchir Brute s’est abusé :
S’il n’eût puni César, Auguste eût moins osé.

CINNA

La faute de Cassie, et ses terreurs paniques,
670 Ont fait rentrer l’État sous des lois tyranniques,
Mais nous ne verrons point de pareils accidents
Lorsque Rome suivra des chefs moins imprudents.

MAXIME

Nous sommes encor loin de mettre en évidence
10
Si nous nous conduisons avec plus de prudence,
675 Cependant c’en est peu que de n’accepter pas
Le bonheur qu’on recherche au péril du trépas.

CINNA

C’en est encor bien moins alors qu’on s’imagine
Guérir un mal si grand sans couper la racine :
Employer la douceur à cette guérison,
680 C’est, en fermant la plaie, y verser du poison.

MAXIME

Vous la voulez sanglante, et la rendez douteuse.

CINNA

Vous la voulez sans peine, et la rendez honteuse.

MAXIME

Pour sortir de ses fers jamais on ne rougit.

CINNA

On en sort lâchement si la vertu n’agit.

MAXIME

685 Jamais la liberté ne cesse d’être aimable,
Et c’est toujours pour Rome un bien inestimable.

CINNA

Ce ne peut être un bien qu’elle daigne estimer
Quand il vient d’une main lasse de l’opprimer :
Elle a le cœur trop bon pour se voir avec joie
690 Le rebut du tyran dont elle fut la proie,
Et tout ce que la gloire a de vrais partisans
Le hait trop puissamment pour aimer ses présents.

MAXIME

Donc pour vous Émilie est un objet de haine,
Et cette récompense est pour vous une peine ?

CINNA

695 Oui, mais pour le braver jusque dans les Enfers,
Mais quand j’aurai vengé Rome des maux soufferts,
Et que par son trépas je l’aurai méritée,
Je veux joindre à sa main ma main ensanglantée,
L’épouser sur sa cendre, et qu’après notre effort
700 Les présents du tyran soient le prix de sa mort.

MAXIME

Mais l’apparence, ami, que vous puissiez lui plaire,
Teint du sang de celui qu’elle aime comme un père,
Car vous n’êtes pas homme à la violenter.

CINNA

Ami, dans ce palais on peut nous écouter,
705 Et nous parlons peut-être avec trop d’imprudence
Dans un lieu si mal propre à notre confidence.
Sortons, qu’en sûreté j’examine avec vous
Pour en venir à bout, les moyens les plus doux.

ACTE III §

SCÈNE PREMIÈRE. Maxime, Euphorbe. §

MAXIME

Lui-même il m’a tout dit, leur flamme est mutuelle,
710 Il adore Émilie, il est adoré d’elle,
Mais sans venger son père il n’y peut aspirer,
Et c’est pour l’acquérir qu’il nous fait conspirer.

EUPHORBE

Je ne m’étonne plus de cette violence
Dont il contraint Auguste à garder sa puissance,
715 La ligue se romprait s’il s’en était démis,
Et tous vos conjurés deviendraient ses amis.

MAXIME

Ils servent, abusés, la passion d’un homme
Qui n’agit que pour soi feignant d’agir pour Rome,
Et moi par un malheur qui n’eût jamais d’égal
720 Je pense servir Rome, et je sers mon rival !

EUPHORBE

Vous êtes son rival !

MAXIME

Oui, j’aime sa maîtresse,
Et l’ai caché toujours avec assez d’adresse,
Mon ardeur inconnue avant que d’éclater
Par quelque grand exploit la voulait mériter :
725 Cependant par mes mains je vois qu’il me l’enlève,
Son dessein fait ma perte, et c’est moi qui l’achève,
J’avance des succès dont j’attends le trépas,
Et pour m’assassiner je lui prête mon bras.
Que l’amitié me plonge en un malheur extrême !

EUPHORBE

730 L’issue en est aisée ; agissez pour vous-même,
D’un dessein qui vous perd rompez le coup fatal,
Gagnez une maîtresse accusant un rival.
Auguste à qui par là vous sauverez la vie
Ne vous pourra jamais refuser Émilie.

MAXIME

735 Quoi, trahir mon ami !

EUPHORBE

L’amour rend tout permis,
Un véritable amant ne connaît point d’amis,
Et même avec justice on peut trahir un traître
Qui pour une maîtresse ose trahir son maître.
Oubliez l’amitié comme lui les bienfaits.

MAXIME

740 Un exemple à faillir n’autorise jamais.

EUPHORBE

Sa faute contre lui vous rend tout légitime,
On n’est point criminel quand on punit un crime.

MAXIME

Un crime par qui Rome obtient sa liberté !

EUPHORBE

Craignez tout d’un esprit si plein de lâcheté,
745 L’intérêt du pays n’est point ce qui l’engage,
Le sien, et non la gloire, anime son courage,
Il aimerait César s’il n’était amoureux,
Et n’est enfin qu’ingrat, et non pas généreux.
Pensez-vous avoir lu jusqu’au fond de son âme ?
750 Sous la cause publique il vous cachait sa flamme,
Et peut cacher encor sous cette passion
Les détestables feux de son ambition.
Peut-être qu’il prétend après la mort d’Octave
Au lieu d’affranchir Rome en faire son esclave,
755 Qu’il vous compte déjà pour un de ses sujets,
Ou que sur votre perte il fonde ses projets.

MAXIME

Mais comment l’accuser sans nommer tout le reste ?
À tous nos conjurés l’avis serait funeste,
Et par là, nous verrions indignement trahis
760 Ceux qu’engage avec nous le seul bien du pays.
D’un si lâche dessein mon âme est incapable,
Il perd trop d’innocents pour punir un coupable,
J’ose tout contre lui, mais je crains tout pour eux.

EUPHORBE

Auguste s’est lassé d’être si rigoureux,
765 En ces occasions ennuyé de supplices
Ayant puni les chefs il pardonne aux complices ;
Si toutefois pour eux vous craignez son courroux,
Quand vous lui parlerez, parlez au nom de tous.

MAXIME

Nous disputons en vain, et ce n’est que folie
770 De vouloir par sa perte acquérir Émilie,
Ce n’est pas le moyen de plaire à ses beaux yeux
Que de priver du jour ce qu’elle aime le mieux.
Pour moi j’estime peu qu’Auguste me la donne,
Je veux gagner son cœur plutôt que sa personne,
775 Et ne fais point d’état de sa possession,
Si je n’ai point de part à son affection.
Puis-je la mériter par une triple offense ?
Je trahis son amant, je détruis sa vengeance,
Je conserve le sang qu’elle veut voir périr,
780 Et j’aurais quelque espoir qu’elle me pût chérir !

EUPHORBE

C’est ce qu’à dire vrai je vois fort difficile.
L’artifice pourtant vous y peut être utile,
Il en faut trouver un qui la puisse abuser,
Et du reste, le temps en pourra disposer.

MAXIME

785 Mais si pour s’excuser il nomme sa complice ?
S’il arrive qu’Auguste avec lui la punisse ?
Puis-je lui demander pour prix de mon rapport,
Celle qui nous oblige à conspirer sa mort ?

EUPHORBE

Vous pourriez m’opposer tant et de tels obstacles,
790 Que pour les surmonter il faudrait des miracles,
J’espère toutefois qu’à force d’y rêver…

MAXIME

Va, devant qu’il soit peu j’irai te retrouver,
Cinna vient, et je veux en tirer quelque chose
Pour mieux résoudre après ce que je me propose.

SCÈNE II. Cinna, Maxime. §

MAXIME

795 Vous me semblez pensif.

CINNA

Ce n’est pas sans sujet.

MAXIME

11
D’un penser si profond quel est le triste objet ?

CINNA

Émilie et César, l’un et l’autre me gêne,
L’un me semble trop bon, l’autre trop inhumaine,
Plût aux dieux que César employât mieux ses soins
800 Et s’en fît plus aimer, ou m’aimât un peu moins,
Que sa bonté touchât la beauté qui me charme,
Et la pût adoucir comme elle me désarme.
Je sens au fond du cœur mille remords cuisants
Qui rendent à mes yeux tous ses bienfaits présents,
805 Cette faveur si pleine et si mal reconnue,
Par un mortel reproche à tous moments me tue,
Il me semble surtout incessamment le voir
Déposer en nos mains son absolu pouvoir,
Écouter nos avis, m’applaudir et me dire,
810 Cinna, par vos conseils, je retiendrai l’Empire,
Mais je le retiendrai pour vous en faire part.
Et je puis dans son sein enfoncer un poignard !
Ah plutôt… Mais hélas ! J’idolâtre Émilie,
Un serment exécrable à sa haine me lie,
815 L’horreur qu’elle a de lui me le rend odieux,
Des deux côtés j’offense et ma gloire et les Dieux,
Je deviens sacrilège, ou je suis parricide,
Et vers l’un ou vers l’autre il faut être perfide.

MAXIME

Vous n’aviez point tantôt ces agitations,
820 Vous paraissiez plus ferme en vos intentions,
Vous ne sentiez au cœur ni remords, ni reproche.

CINNA

On ne les sent aussi que quand le coup approche,
Et l’on ne reconnaît de semblables forfaits
Que quand la main s’apprête à venir aux effets.
825 L’âme de son dessein jusque-là possédée
S’attache aveuglément à sa première idée,
Mais alors quel esprit n’en devient point troublé ?
Ou plutôt quel esprit n’en est point accablé ?
Je crois que Brute même à tel point qu’on le prise
830 Voulut plus d’une fois rompre son entreprise,
Qu’avant que de frapper elle lui fit sentir
Plus d’un remords en l’âme et plus d’un repentir.

MAXIME

Il eut trop de vertu pour tant d’inquiétude,
Il ne soupçonna point sa main d’ingratitude,
835 Et fut contre un tyran d’autant plus animé
Qu’il en reçut de biens, et qu’il s’en vit aimé.
Comme vous l’imitez, faites la même chose,
Et formez vos remords d’une plus juste cause,
De vos lâches conseils qui seuls ont arrêté
840 Le bonheur renaissant de notre liberté :
C’est vous seul aujourd’hui qui nous l’avez ôtée,
De la main de César Brute l’eût acceptée,
Et n’eût jamais souffert qu’un intérêt léger
De vengeance ou d’amour l’eût remise en danger,
845 N’écoutez plus la voix d’un tyran qui vous aime,
Et vous veut faire part de son pouvoir suprême,
Mais entendez crier Rome à votre côté,
Rends-moi, rends-moi, Cinna, ce que tu m’as ôté,
Et si tu m’as tantôt préféré ta maîtresse,
850 Ne me préfère pas le tyran qui m’oppresse.

CINNA

Ami, n’accable plus un esprit malheureux
Qui même fait en lâche un acte généreux.
Envers nos citoyens je sais quelle est ma faute,
Et leur rendrai bientôt tout ce que je leur ôte,
855 Mais pardonne aux abois d’une vieille amitié
Qui ne peut expirer sans me faire pitié,
Et laisse-moi, de grâce, attendant Émilie,
Donner un libre cours à ma mélancolie,
Mon chagrin t’importune, et le trouble où je suis
860 Veut de la solitude à calmer tant d’ennuis.

MAXIME

Vous voulez rendre compte à l’objet qui vous blesse
De la bonté d’Octave et de votre faiblesse,
L’entretien des amants veut un entier secret :
Adieu. Je me retire en confident discret.

SCÈNE III. §

CINNA

865 Que tu sais mal nommer le glorieux Empire
Du noble sentiment que la vertu m’inspire,
Et que l’honneur oppose au coup précipité
De mon ingratitude et de ma lâcheté ;
Mais plutôt qu’à bon droit tu le nommes faiblesse,
870 Puisqu’il devient si faible auprès d’une maîtresse,
Qu’il respecte un amour qu’il devrait étouffer,
Ou s’il l’ose combattre, il n’ose en triompher !
En ces extrémités quel conseil dois-je prendre ?
De quel côté pencher ? À quel parti me rendre ?
875 Qu’une âme généreuse a de peine à faillir !
Quelque fruit que par là j’espère de cueillir,
Les douceurs de l’amour, celles de la vengeance,
La gloire d’affranchir le lieu de ma naissance,
N’ont point assez d’appas pour flatter ma raison
880 S’il les faut acquérir par une trahison,
S’il faut percer le flanc d’un prince magnanime,
Qui du peu que je suis fait une telle estime,
Qui me comble d’honneurs, qui m’accable de biens,
Qui ne prend pour régner de conseils que les miens.
885 Ô coup, ô trahison trop indigne d’un homme !
Dure, dure à jamais l’esclavage de Rome,
Périsse mon amour, périsse mon espoir
Plutôt que de ma main parte un crime si noir.
Quoi ! Ne m’offre-t-il pas tout ce que je souhaite,
890 Et qu’au prix de son sang ma passion achète ?
Pour jouir de ses dons faut-il l’assassiner ?
Et faut-il lui ravir ce qu’il me veut donner ?
Mais je dépends de vous, ô serment téméraire,
Ô haine d’Émilie, ô souvenir d’un père,
895 Ma foi, mon cœur, mon bras, tout vous est engagé,
Et je ne puis plus rien que par votre congé.
C’est à vous à régler ce qu’il faut que je fasse,
C’est à vous, Émilie, à lui donner sa grâce,
Vos seules volontés président à son sort,
900 Et tiennent en mes mains et sa vie et sa mort.
Ô dieux, qui comme vous la rendez adorable,
Rendez-la comme vous à mes vœux exorable,
Et, puisque de ses lois je ne puis m’affranchir,
Faites qu’à mes désirs je la puisse fléchir.
905 Mais voici de retour cette belle inhumaine.

SCÈNE IV. Émilie, Cinna, Fulvie. §

ÉMILIE

Grâces aux dieux, Cinna, ma frayeur était vaine,
Aucun de tes amis ne t’a manqué de foi,
Et je n’ai point réduite à m’employer pour toi,
Octave en ma présence a tout dit à Livie,
910 Et par cette nouvelle il m’a rendu la vie.

CINNA

Le désavouerez-vous, et du don qu’il me fait
Voudrez-vous retarder le bienheureux effet ?

ÉMILIE

L’effet est en ta main.

CINNA

Mais plutôt en la vôtre.

ÉMILIE

Je suis toujours moi-même, et mon cœur n’est point autre,
915 Me donner à Cinna, c’est ne lui donner rien,
C’est seulement lui faire un présent de son bien.

CINNA

Vous pouvez toutefois… Ô ciel ! L’osai-je dire ?

ÉMILIE

Que puis-je, et que crains-tu ?

CINNA

Je tremble, je soupire,
Et si nos coeurs étaient conformes en désirs,
920 Je n’aurais pas besoin d’expliquer mes soupirs :
Ainsi je suis trop sûr que je vais vous déplaire,
Mais je n’ose parler, et je ne puis me taire.

ÉMILIE

C’est trop me gêner, parle.

CINNA

Il faut vous obéir,
Je vais donc vous déplaire, et vous m’allez haïr.
925 Je vous aime, Émilie, et le ciel me foudroie
Si cette passion ne fait toute ma joie,
Et si je ne vous aime avec toute l’ardeur
Que peut un bel objet attendre d’un grand cœur :
Mais voyez à quel prix vous me donnez votre âme,
930 En me rendant heureux vous me rendez infâme,
Cette bonté d’Auguste…

ÉMILIE

Il suffit, je t’entends,
Je vois ton repentir et tes vœux inconstants,
Les faveurs du tyran emportent tes promesses,
Tes feux et tes serments cèdent à ses caresses,
935 Et ton esprit crédule ose s’imaginer
Qu’Auguste pouvant tout peut aussi me donner,
Tu me veux de sa main plutôt que de la mienne,
Mais ne crois pas qu’ainsi jamais je t’appartienne :
Il peut faire trembler la Terre sous ses pas,
940 Jeter un roi du trône, et donner ses États,
De ses proscriptions rougir la terre et l’onde,
Et changer à son gré l’ordre de tout le monde :
Mais le cœur d’Émilie est hors de son pouvoir.

CINNA

Aussi n’est-ce qu’à vous que je veux le devoir ;
945 Je suis toujours moi-même, et ma foi toujours pure,
La pitié que je sens ne me rend point parjure,
J’obéis sans réserve à tous vos sentiments,
Et prends vos intérêts par-delà mes serments.
J’ai pu, vous le savez, sans parjure et sans crime
950 Vous laisser échapper cette illustre victime.
César se dépouillant du pouvoir souverain
Nous ôtait tout prétexte à lui percer le sein,
La conjuration s’en allait dissipée,
Vos desseins avortés, votre haine trompée,
955 Moi seul j’ai raffermi son esprit étonné,
Et pour vous l’immoler ma main l’a couronné.

ÉMILIE

Pour me l’immoler, traître ! Et tu veux que moi-même
Je retienne ta main ! Qu’il vive et que je l’aime !
Que je sois le butin de qui l’ose épargner,
960 Et le prix du conseil qui le force à régner !

CINNA

Ne me condamnez point quand je vous ai servie,
Sans moi vous n’auriez plus de pouvoir sur sa vie,
Et malgré ses bienfaits je rends tout à l’amour
Quand je veux qu’il périsse ou vous doive le jour.
965 Avec les premiers vœux de mon obéissance
Souffrez ce faible effort de ma reconnaissance,
Que je tâche de vaincre un indigne courroux,
Et vous donner pour lui l’amour qu’il a pour vous.
Une âme généreuse, et que la vertu guide
970 Fuit la honte des noms d’ingrate et de perfide,
Elle en hait l’infamie attachée au bonheur,
Et n’accepte aucun bien aux dépens de l’honneur.

ÉMILIE

Je fais gloire, pour moi, de cette ignominie,
La perfidie est noble envers la tyrannie,
975 Et quand on rompt le cours d’un sort si malheureux,
Les cœurs les plus ingrats sont les plus généreux.

CINNA

Vous faites des vertus au gré de votre haine.

ÉMILIE

Je me fais des vertus dignes d’une Romaine.

CINNA

Un cœur vraiment romain…

ÉMILIE

Ose tout pour ravir
980 Et le sang et la vie à qui le fait servir ;
Il fuit plus que la mort la honte d’être esclave.

CINNA

C’est l’être avec honneur que de l’être d’Octave,
Et nous voyons souvent des rois à nos genoux
Demander pour appui tels esclaves que nous.
12
985 Il abaisse à nos pieds l’orgueil des diadèmes,
Il nous fait souverains sur leurs grandeurs suprêmes,
Il prend d’eux les tributs dont il nous enrichit,
Et leur impose un joug dont il nous affranchit.

ÉMILIE

L’indigne ambition que ton cœur se propose !
990 Pour être plus qu’un roi, tu te crois quelque chose !
Aux deux bouts de la Terre en est-il un si vain
Qu’il prétende égaler un citoyen Romain ?
Antoine sur sa tête attira notre haine
13
En se déshonorant par l’amour d’une reine,
995 Attale, ce grand roi, dans la pourpre blanchi
Qui du peuple romain se nommait l’affranchi,
Quand de toute l’Asie il se fût vu l’arbitre,
Eût encor moins prisé son trône que ce titre.
Souviens-toi de ton nom, soutiens sa dignité,
1000 Et prenant d’un Romain la générosité,
Sache qu’il n’en est point que le Ciel n’ait fait naître
Pour commander aux rois, et pour vivre sans maître.

CINNA

Le Ciel a trop fait voir en de tels attentats
Qu’il hait les assassins et punit les ingrats,
1005 Et quoi qu’on entreprenne, et quoi qu’on exécute,
Quand il élève un trône, il en venge la chute,
Il se met du parti de ceux qu’il fait régner,
Le coup dont on les tue est longtemps à saigner,
Et quand à les punir il a pu se résoudre,
1010 De pareils châtiments n’appartiennent qu’au foudre.

ÉMILIE

Dis que de leur parti toi-même tu te rends
De te remettre au foudre à punir les tyrans.
Je ne t’en parle plus, va, sers la tyrannie,
Abandonne ton âme à son lâche génie ;
1015 Et pour rendre le calme à ton esprit flottant
Oublie et ta naissance et le prix qui t’attend.
Je saurai bien sans toi, dans ma noble colère,
Venger les fers de Rome et le sang de mon père ;
J’aurais déjà l’honneur d’un si fameux trépas,
1020 Si l’amour jusqu’ici n’eût arrêté mon bras.
C’est lui qui sous tes lois me tenant asservie
M’a fait en ta faveur prendre soin de ma vie,
Seule contre un tyran, en le faisant périr
Par les mains de sa garde il me fallait mourir,
1025 Je t’eusse par ma mort dérobé ta captive,
Et comme pour toi seul l’amour veut que je vive,
J’ai voulu, mais en vain, me conserver pour toi,
Et te donner moyen d’être digne de moi.
Pardonnez-moi, grands Dieux, si je me suis trompée
1030 Quand j’ai pensé chérir un neveu de Pompée,
Et si d’un faux-semblant mon esprit abusé
A fait choix d’un esclave en son lieu supposé.
Je t’aime toutefois, tel que tu puisses être,
Tu te plains d’un amour qui te veut rendre traître,
1035 Mille autres à l’envi recevraient cette loi
S’ils pouvaient m’acquérir à même prix que toi :
Mais n’appréhende pas qu’un autre ainsi m’obtienne,
Vis pour ton cher tyran, tandis que je meurs tienne,
Mes jours avec les siens se vont précipiter
1040 Puisque ta lâcheté n’ose me mériter.
Viens me voir dans son sang et dans le mien baignée
De ma seule vertu mourir accompagnée,
Et te dire en mourant d’un esprit satisfait :
N’accuse point mon sort, c’est toi seul qui l’as fait,
1045 Je descends dans la tombe où tu m’as condamnée,
Où la gloire me suit qui t’était destinée,
Je meurs en détruisant un pouvoir absolu,
Mais je vivrais à toi si tu l’avais voulu.

CINNA

Eh bien ! Vous le voulez, il faut vous satisfaire,
1050 Il faut affranchir Rome, il faut venger un père,
Il faut sur un tyran porter de justes coups,
Mais apprenez qu’Auguste est moins tyran que vous.
S’il nous ôte à son gré nos biens, nos jours, nos femmes,
Il n’a point jusqu’ici tyrannisé nos âmes,
1055 Mais l’empire inhumain qu’exercent vos beautés
Force jusqu’aux esprits et jusqu’aux volontés :
Vous me faites priser ce qui me déshonore,
Vous me faites haïr ce que mon âme adore,
Vous me faites répandre un sang pour qui je dois
1060 Exposer tout le mien et mille et mille fois,
Vous le voulez, j’y cours, et vous serez vengée,
Mais ma main aussitôt contre mon sein tournée,
Aux mânes d’un tel prince immolant votre amant
À ce crime forcé joindra le châtiment,
1065 Et par cette action dans l’autre confondue
Recouvrera ma gloire aussitôt que perdue.
Adieu.

SCÈNE V. Émilie, Fulvie. §

FULVIE

Vous avez mis son âme au désespoir.

ÉMILIE

Qu’il cesse de m’aimer, ou suive son devoir.

FULVIE

Il va vous obéir aux dépens de sa vie ;
1070 Vous en pleurez !

ÉMILIE

Hélas ! Cours après lui, Fulvie,
Et si ton amitié daigne me secourir,
Arrache-lui du cœur ce dessein de mourir,
Dis-lui…

FULVIE

Qu’en sa faveur vous laissez vivre Auguste ?

ÉMILIE

Ah ! C’est faire à ma haine une loi trop injuste.

FULVIE

1075 Et quoi donc ?

ÉMILIE

Qu’il achève, et dégage sa foi,
Et qu’il choisisse après de la mort, ou de moi.

ACTE IV §

SCÈNE PREMIÈRE. Auguste, Euphorbe, Polyclète, gardes. §

AUGUSTE

Tout ce que tu me dis, Euphorbe, est incroyable.

EUPHORBE

Seigneur, le récit même en paraît effroyable,
On ne conçoit qu’à peine une telle fureur,
1080 Et la seule pensée en fait frémir d’horreur.

AUGUSTE

Quoi, mes plus chers amis ! Quoi, Cinna ! Quoi, Maxime !
Les deux que j’honorais d’une si haute estime !
À qui j’ouvrais mon cœur, et dont j’avais fait choix
Pour les plus importants et plus nobles emplois !
1085 Après qu’entre leurs mains j’ai remis mon Empire,
Pour m’arracher le jour l’un et l’autre conspire !
Encore pour Maxime, il m’en fait avertir,
Et s’est laissé toucher d’un juste repentir,
Mais Cinna !

EUPHORBE

Cinna seul dans sa rage s’obstine,
1090 Et contre vos bontés d’autant plus se mutine :
Lui seul combat encor les vertueux efforts
Que sur les conjurés fait ce juste remords,
Et malgré les frayeurs à leurs regrets mêlées
Il tâche à raffermir leurs âmes ébranlées.

AUGUSTE

1095 Lui seul les encourage, et lui seul les séduit !
Ô le plus déloyal que l’Enfer ait produit !
Ô trahison conçue au sein d’une furie !
Ô trop sensible coup d’une main si chérie !
Cinna, tu me trahis ! Polyclète, écoutez.

POLYCLETE

1100 Tous vos ordres, Seigneur, seront exécutés.

AUGUSTE

Qu’Eraste en même temps aille dire à Maxime
Qu’il vienne recevoir le pardon de son crime.

EUPHORBE

Il l’a jugé trop grand pour se le pardonner.
À peine du palais il a pu retourner,
1105 Que de tous les côtés lançant un oeil farouche,
Le cœur gros de soupirs, les sanglots à la bouche,
Il déteste sa vie et ce complot maudit,
M’en apprend l’ordre entier tel que je vous l’ai dit,
Et m’ayant commandé que je vous avertisse,
1110 Il ajoute : Dis-lui que je me fais justice,
Que je n’ignore point ce que j’ai mérité.
Puis soudain dans le Tibre il s’est précipité,
Et l’eau grosse et rapide et la nuit survenue
L’ont dérobé sur l’heure à ma débile vue.

AUGUSTE

1115 Sous ses justes remords il a trop succombé
Et s’est à mes bontés lui-même dérobé,
Il n’est crime envers moi qu’un repentir n’efface :
Mais puisqu’il a voulu renoncer à ma grâce,
Allez pourvoir au reste, et faites qu’on ait soin
1120 De tenir en lieu sûr ce fidèle témoin.

SCÈNE II. §

AUGUSTE

Ciel, à qui voulez-vous désormais que je fie
Les secrets de mon âme, et le soin de ma vie ?
Reprenez le pouvoir que vous m’avez commis
Si donnant des sujets il ôte les amis,
1125 Si tel est le destin des grandeurs souveraines
Que leurs plus grands bienfaits n’attirent que des haines,
Et si votre rigueur les condamne à chérir
Ceux que vous animez à les faire périr.
Pour elles rien n’est sûr ; qui peut tout doit tout craindre.
1130 Rentre en toi-même, Octave, et cesse de te plaindre,
Quoi, tu veux qu’on t’épargne, et n’as rien épargné !
Songe aux fleuves de sang où ton bras s’est baigné,
De combien ont rougi les champs de Macédoine,
Combien en a versé la défaite d’Antoine,
1135 Combien celle de Sexte, et revois tout d’un temps
Pérouse au sien noyée, et tous ses habitants,
Remets dans ton esprit, après tant de carnages
De tes proscriptions les sanglantes images
Où toi-même des tiens devenu le bourreau,
1140 Au sein de ton tuteur enfonças le couteau,
Et puis ose accuser le destin d’injustice
Quand tu vois que les tiens s’arment pour ton supplice,
Et si par ton exemple à ta perte guidés
Ils violent les droits que tu n’as pas gardés.
1145 Leur trahison est juste et le ciel l’autorise,
Quitte ta dignité comme tu l’as acquise,
Rends un sang infidèle à l’infidélité
Et souffre des ingrats après l’avoir été.
Mais que mon jugement au besoin m’abandonne !
1150 Quelle fureur, Cinna, m’accuse et te pardonne ?
Toi dont la trahison me force à retenir
Ce pouvoir souverain dont tu me veux punir,
Me traite en criminel, et fait seule mon crime,
Relève pour l’abattre un trône illégitime,
1155 Et, d’un zèle effronté couvrant son attentat
S’oppose pour me perdre au bonheur de l’État ?
Donc jusqu’à l’oublier je pourrais me contraindre !
Tu vivrais en repos après m’avoir fait craindre !
Non, non, je me trahis moi-même d’y penser,
1160 Qui pardonne aisément invite à l’offenser,
Punissons l’assassin, proscrivons les complices.
Mais quoi ! Toujours du sang, et toujours des supplices ?
Ma cruauté se lasse et ne peut s’arrêter,
Je veux me faire craindre et ne fais qu’irriter ;
14
1165 Rome a pour ma ruine une hydre trop fertile,
Une tête coupée en fait renaître mille,
Et le sang répandu de mille conjurés
Rend mes jours plus maudits et non plus assurés.
Octave, n’attends plus le coup d’un nouveau Brute,
1170 Meurs, et dérobe-lui la gloire de ta chute,
Meurs, tu ferais pour vivre un lâche et vain effort
Si tant de gens de cœur font des vœux pour ta mort,
Et si tout ce que Rome a d’illustre jeunesse
Pour te faire périr tour à tour s’intéresse,
1175 Meurs, puisque c’est un mal que tu ne peux guérir,
Meurs enfin puisqu’il faut ou tout perdre ou mourir,
La vie est peu de chose, et le peu qui t’en reste
Ne vaut pas l’acheter par un prix si funeste,
Meurs, mais quitte du moins la vie avec éclat,
1180 Éteins-en le flambeau dans le sang d’un ingrat,
À toi-même en mourant immole ce perfide,
Contentant ses désirs punis son parricide,
Fais un tourment pour lui de ton propre trépas
En faisant qu’il le voie et n’en jouisse pas :
1185 Mais jouissons plutôt nous-mêmes de sa peine,
Et si Rome nous hait, triomphons de sa haine.
Ô Romains, ô vengeance, ô pouvoir absolu,
Ô rigoureux combat d’un cœur irrésolu
Qui fuit en même temps tout ce qu’il se propose,
1190 D’un prince malheureux ordonnez quelque chose,
Qui des deux dois-je suivre, et duquel m’éloigner ?
Ou laissez-moi périr, ou laissez-moi régner.

SCÈNE III. Auguste, Livie. §

AUGUSTE

Madame, on me trahit, et la main qui me tue
Rend sous mes déplaisirs ma constance abattue,
1195 Cinna, Cinna, le traître…

LIVIE

Euphorbe m’a tout dit,
Seigneur, et j’ai pâli cent fois à ce récit.
Mais écouteriez-vous les conseils d’une femme ?

AUGUSTE

Hélas ! De quel conseil est capable mon âme ?

LIVIE

Seigneur, jusques ici votre sévérité
1200 A fait beaucoup de bruit et n’a rien profité,
Par les peines d’un autre aucun ne s’intimide :
Salvidien à bas a soulevé Lépide,
Murène a succédé, Cépion l’a suivi,
Le jour à tous les deux dans les tourments ravi
1205 N’a point mis de frayeur dedans l’esprit d’Egnace,
Dont Cinna maintenant ose imiter l’audace,
Et dans les plus bas rangs les noms les plus abjects
Ont voulu s’ennoblir par de si hauts projets.
Après avoir en vain puni leur insolence
1210 Essayez sur Cinna ce que peut la clémence,
Faites son châtiment de sa confusion,
Cherchez le plus utile en cette occasion,
Sa peine peut aigrir une ville animée,
Son pardon peut servir à votre renommée,
1215 Et ceux que vos rigueurs ne font qu’effaroucher
Peut-être à vos bontés se laisseront toucher.

AUGUSTE

Gagnons-les tout à fait en quittant cet Empire
Qui nous rend odieux, contre qui l’on conspire,
J’ai trop par vos avis consulté là-dessus,
1220 Ne m’en parlez jamais, je ne consulte plus.
Cesse de soupirer, Rome, pour ta franchise,
Si je t’ai mise aux fers, moi-même je les brise,
Et te rends ton État après l’avoir conquis
Plus paisible et plus grand que je ne te l’ai pris.
1225 Si tu me veux haïr, hais-moi sans plus rien feindre,
Si tu me veux aimer, aime-moi sans me craindre :
De tout ce qu’eut Sylla de puissance et d’honneur,
Lassé comme il en fut, j’aspire à son bonheur.

LIVIE

Assez et trop longtemps son exemple vous flatte,
1230 Mais gardez que sur vous le contraire n’éclate :
Ce bonheur sans pareil qui conserva ses jours
Ne serait pas bonheur s’il arrivait toujours.

AUGUSTE

Aussi dedans la place où je m’en vais descendre
J’abandonne mon sang à qui voudra l’épandre.
1235 Après un long orage il faut trouver un port,
Et je n’en vois que deux, le repos ou la mort.

LIVIE

Quoi ! Vous voulez quitter le fruit de tant de peines !

AUGUSTE

Quoi ! Vous voulez garder l’objet de tant de haines !

LIVIE

Seigneur, vous emporter à cette extrémité
1240 C’est plutôt désespoir que générosité.

AUGUSTE

Régner et caresser une main si traîtresse
Au lieu de sa vertu c’est montrer sa faiblesse.

LIVIE

C’est régner sur vous-même, et par un noble choix,
Pratiquer la vertu la plus digne des Rois.

AUGUSTE

1245 Vous m’aviez bien promis des conseils d’une femme,
Vous me tenez parole, et c’en sont là, Madame.
Après tant d’ennemis à mes pieds abattus
Depuis vingt ans je règne et j’en sais les vertus,
Je sais les soins qu’un Roi doit avoir de sa vie,
1250 À quoi le bien public en ce cas le convie,
Tout son peuple est blessé par un tel attentat,
Et la seule pensée est un crime d’État,
Une offense qu’on fait à toute sa province,
Dont il faut qu’il la venge, ou cesse d’être prince.

LIVIE

1255 Donnez moins de croyance à votre passion.

AUGUSTE

Ayez moins de faiblesse, ou moins d’ambition.

LIVIE

Ne traitez plus si mal un conseil salutaire.

AUGUSTE

Le ciel m’inspirera ce qu’ici je dois faire,
Adieu, nous perdons temps.

LIVIE

Je ne vous quitte point,
1260 Seigneur, que mon amour n’ait obtenu ce point.

AUGUSTE

C’est l’amour des grandeurs qui vous rend importune.

LIVIE

J’aime votre personne, et non votre fortune.
Il m’échappe, suivons, et forçons-le de voir
Qu’il peut en faisant grâce affermir son pouvoir,
1265 Et qu’enfin la clémence est la plus belle marque
Qui fasse à l’Univers connaître un vrai monarque.

SCÈNE IV. Émilie, Fulvie. §

ÉMILIE

D’où me vient cette joie, et que mal à propos
Mon esprit malgré moi goûte un entier repos !
César mande Cinna sans me donner d’alarmes !
1270 Mon cœur est sans soupirs, mes yeux n’ont point de larmes,
Comme si j’apprenais d’un secret mouvement
Que tout doit succéder à mon contentement !
Ai-je bien entendu ? Me l’as-tu dit, Fulvie ?

FULVIE

J’avais gagné sur lui qu’il aimerait la vie,
1275 Et je vous l’amenais plus traitable et plus doux
Faire un second effort contre votre courroux,
J’en rendais grâce aux Dieux, quand soudain Polyclète,
Des volontés d’Auguste ordinaire interprète
Est venu l’aborder et sans suite et sans bruit
15
1280 Et de sa part sur l’heure au palais l’a conduit.
Auguste est fort troublé, l’on ignore la cause,
Chacun diversement soupçonne quelque chose,
Tous présument qu’il ait un grand sujet d’ennui,
Et qu’il mande Cinna pour prendre avis de lui :
1285 Mais ce qui plus m’étonne et que je viens d’apprendre
C’est que deux inconnus se sont saisis d’Évandre,
Qu’Euphorbe est arrêté sans qu’on sache pourquoi,
Que même de son maître on dit je ne sais quoi,
On lui veut imputer un désespoir funeste,
16
1290 On parle d’eaux, de Tibre, et l’on se tait du reste.

ÉMILIE

Que de sujets de craindre et de désespérer
Sans que mon triste cœur en daigne murmurer !
À chaque occasion le ciel y fait descendre
Un sentiment contraire à celui qu’il doit prendre,
1295 Une vaine frayeur m’a pu tantôt troubler.
Et je suis insensible alors qu’il faut trembler.
Je vous entends, grands Dieux ! Vos bontés que j’adore
Ne peuvent consentir que je me déshonore,
Et ne me permettant soupirs, sanglots, ni pleurs,
1300 Soutiennent ma vertu contre de tels malheurs :
Vous voulez que je meure avec ce grand courage
Qui m’a fait entreprendre un si fameux ouvrage,
Et je veux bien périr comme vous l’ordonnez,
17
Et dans la même assiette où vous me retenez.
1305 Ô liberté de Rome, ô mânes de mon père,
J’ai fait de mon côté tout ce que j’ai pu faire,
Contre votre tyran j’ai ligué ses amis,
Et plus osé pour vous qu’il ne m’était permis :
Si l’effet a manqué, ma gloire n’est pas moindre,
1310 N’ayant pu vous venger je vous irai rejoindre,
Mais si fumante encor d’un généreux courroux,
Par un trépas si noble et si digne de vous,
Que d’abord son éclat vous fera reconnaître
Le sang des grands héros dont vous m’avez fait naître.

SCÈNE V. Maxime, Émilie, Fulvie. §

ÉMILIE

1315 Mais je vous vois, Maxime, et l’on vous faisait mort !

MAXIME

Euphorbe trompe Auguste avec ce faux rapport,
Se voyant arrêté, la trame découverte,
Il a feint ce trépas pour empêcher ma perte.

ÉMILIE

Que dit-on de Cinna ?

MAXIME

Que son plus grand regret
1320 Est de voir que César sait tout votre secret,
En vain il le dénie et le veut méconnaître,
Évandre a tout conté pour excuser son maître,
Et par ordre d’Auguste on vient vous arrêter.

ÉMILIE

Celui qui l’a reçu tarde à l’exécuter,
1325 Je suis prête à le suivre, et lasse de l’attendre.

MAXIME

Il vous attend chez moi.

ÉMILIE

Chez vous !

MAXIME

C’est vous surprendre,
Mais apprenez le soin que le Ciel a de vous,
C’est un des conjurés qui va fuir avec nous.
Prenons notre avantage avant qu’on nous poursuive,
1330 Nous avons un vaisseau tout prêt dessus la rive.

ÉMILIE

Me connais-tu, Maxime, et sais-tu qui je suis ?

MAXIME

En faveur de Cinna je fais ce que je puis,
Et tâche à garantir de ce malheur extrême
La plus belle moitié qui reste de lui-même.
1335 Sauvons-nous, Émilie, et conservons le jour
Afin de le venger par un heureux retour.

ÉMILIE

Cinna dans son malheur est de ceux qu’il faut suivre,
Qu’il ne faut pas venger de peur de leur survivre :
Quiconque après sa perte aspire à se sauver,
1340 Est indigne du jour qu’il tâche à conserver.

MAXIME

Quel désespoir aveugle à ces fureurs vous porte ?
Ô dieux ! Que de faiblesse en une âme si forte !
Ce cœur si généreux rend si peu de combat,
Et du premier revers la fortune l’abat !
1345 Rappelez, rappelez cette vertu sublime,
Ouvrez enfin les yeux, et connaissez Maxime,
C’est un autre Cinna qu’en lui vous regardez,
Le Ciel vous rend en lui l’amant que vous perdez,
Et puisque l’amitié n’en faisait plus qu’une âme,
1350 Aimez en cet ami l’objet de votre flamme ;
Avec la même ardeur il saura vous chérir
Que…

ÉMILIE

Tu m’oses aimer, et tu n’oses mourir !
Tu prétends un peu trop, mais quoi que tu prétendes,
Rends-toi digne du moins de ce que tu demandes,
1355 Cesse de fuir en lâche un glorieux trépas,
Ou de m’offrir un cœur que tu fais voir si bas ;
Fais que je porte envie à ta vertu parfaite,
Ne te pouvant aimer fais que je te regrette ;
Montre d’un vrai Romain la dernière vigueur,
1360 Et mérite mes pleurs au défaut de mon cœur.
Quoi ! Si ton amitié pour Cinna t’intéresse,
Crois-tu qu’elle consiste à flatter sa maîtresse ?
Apprends, apprends de moi quel en est le devoir,
Et donne m’en l’exemple, ou viens le recevoir.

MAXIME

1365 Votre juste douleur est trop impétueuse.

ÉMILIE

La tienne en ta faveur est trop ingénieuse.
Tu me parles déjà d’un bienheureux retour,
Et dans tes déplaisirs tu conçois de l’amour !

MAXIME

Cet amour en naissant est toutefois extrême,
1370 C’est votre amant en vous, c’est mon ami que j’aime.
Et des mêmes ardeurs dont il fut embrasé…

ÉMILIE

Maxime, en voilà trop pour un homme avisé.
Ma perte m’a surprise, et ne m’a point troublée,
Mon noble désespoir ne m’a point aveuglée,
1375 Ma vertu tout entière agit sans s’émouvoir,
Et je vois malgré moi plus que je ne veux voir.

MAXIME

Quoi ? Vous suis-je suspect de quelque perfidie ?

ÉMILIE

Oui, tu l’es, puisqu’enfin tu veux que je le die,
L’ordre de notre fuite est trop bien concerté
1380 Pour ne te soupçonner d’aucune lâcheté,
Les Dieux seraient pour nous prodigues en miracles
S’ils en avaient sans loi levé tous les obstacles :
Fuis sans moi, tes amours sont ici superflus.

MAXIME

Ah ! Vous m’en dites trop.

ÉMILIE

J’en présume encor plus,
1385 Ne crains pas toutefois que j’éclate en injures,
Mais n’espère non plus m’éblouir de parjures ;
Si c’est te faire tort que de m’en défier,
Viens mourir avec moi pour te justifier.

MAXIME

Vivez, belle Émilie, et souffrez qu’un esclave…

ÉMILIE

1390 Je ne t’écoute plus qu’en présence d’Octave.
Allons, Fulvie, allons.

SCÈNE VI. §

MAXIME

Désespéré, confus,
Et digne, s’il se peut, d’un plus cruel refus,
Que résous-tu, Maxime, et quel est le supplice
Que ta vertu prépare à ton vain artifice ?
1395 Aucune illusion ne te doit plus flatter,
Émilie en mourant va tout faire éclater,
Sur un même échafaud la perte de sa vie
Étalera sa gloire et ton ignominie,
Et porte avec son nom à la postérité
1400 L’infâme souvenir de ta déloyauté.
Un même jour t’a vu par une fausse adresse
Trahir ton souverain, ton ami, ta maîtresse,
Sans que de tant de droits en un jour violés,
Sans que de deux amants au tyran immolés,
1405 Il te reste aucun fruit que la honte et la rage
Qu’un remords inutile allume en ton courage.
Euphorbe, c’est l’effet de tes lâches conseils,
Mais que peut-on attendre enfin de tes pareils ?
Jamais un affranchi n’est qu’un esclave infâme,
1410 Bien qu’il change d’état il ne change point d’âme,
La tienne, encor servile, avec la liberté
N’a pu prendre un rayon de générosité :
Tu m’as fait relever une injuste puissance,
Tu m’as fait démentir l’honneur de ma naissance,
1415 Mon cœur te résistait et tu l’as combattu
Jusqu’à ce que ta fourbe ait souillé sa vertu,
Il m’en coûte la vie, il m’en coûte la gloire,
Et j’ai tout mérité pour t’avoir voulu croire.
Mais les dieux permettront à mes ressentiments
1420 De te sacrifier aux yeux des deux amants,
Et j’ose m’assurer qu’en dépit de mon crime
Mon sang leur servira d’assez pure victime,
Si dans le tien mon bras justement irrité
Peut laver le forfait de t’avoir écouté.

ACTE V §

SCÈNE PREMIÈRE. Auguste, Cinna. §

AUGUSTE

1425 Prends un siège, Cinna, prends, et sur toute chose
Observe exactement la loi que je t’impose.
Prête, sans me troubler, l’oreille à mes discours,
D’aucun mot, d’aucun cri, n’en interromps le cours,
Tiens ta langue captive, et si ce grand silence
1430 À ton émotion fait quelque violence,
Tu pourras me répondre après tout à loisir,
Sur ce point seulement contente mon désir.

CINNA

Je vous obéirai, Seigneur.

AUGUSTE

Qu’il te souvienne
De garder ta parole, et je tiendrai la mienne.
1435 Tu vois le jour, Cinna, mais ceux dont tu le tiens
Furent les ennemis de mon père et les miens,
Ce fut dedans leur camp que tu pris la naissance,
Et quand après leur mort tu vins en ma puissance,
Leur haine enracinée ayant passé dans toi
1440 T’avait mis à la main les armes contre moi.
Tu fus mon ennemi même avant que de naître,
Et tu le fus encor quand tu me pus connaître,
Et le sang t’ayant fait du contraire parti
Ton inclination ne l’a point démenti.
1445 Comme elle l’a suivi, les effets l’ont suivie,
Je ne m’en suis vengé qu’en te donnant la vie :
Je te fis prisonnier pour te combler de biens,
Ma Cour fut ta prison, mes faveurs tes liens,
Je te restituai d’abord ton patrimoine,
1450 Je t’enrichis après des dépouilles d’Antoine,
Et tu sais que depuis à chaque occasion,
Je suis tombé pour toi dans la profusion.
Toutes les dignités que tu m’as demandées,
Je te les ai sur l’heure et sans peine accordées,
1455 Je t’ai préféré même à ceux dont les parents
Ont jadis dans mon camp tenu les premiers rangs,
M’ont conservé le jour qu’à présent je respire,
Et m’ont de tout leur sang acheté cet Empire,
De la façon enfin qu’avec toi j’ai vécu
1460 Les vainqueurs sont jaloux du bonheur du vaincu.
Quand le ciel me voulut, en rappelant Mécène,
Après tant de travaux montrer un peu de haine,
Je te donnai sa place en ce triste accident
Et te fis après lui mon plus cher confident.
1465 Aujourd’hui même encor mon âme irrésolue
Me pressant de quitter ma puissance absolue,
De Maxime et de toi j’ai pris les seuls avis
Et ce sont, malgré lui, les tiens que j’ai suivis.
Bien plus, ce même jour je te donne Émilie,
1470 Le digne objet des vœux de toute l’Italie,
Et qu’ont mise si haut mon amour et mes soins
Qu’en te couronnant roi je t’aurais donné moins.
Tu t’en souviens, Cinna, tant d’heur et tant de gloire
Ne peuvent pas sitôt sortir de ta mémoire,
1475 Mais ce qu’on ne pourrait jamais s’imaginer,
Cinna, tu t’en souviens et veux m’assassiner.

CINNA

Moi, Seigneur, moi, que j’eusse une âme si traîtresse !
Qu’un si lâche dessein…

AUGUSTE

Tu tiens mal ta promesse,
Sieds toi, je n’ai pas dit encor ce que je veux,
1480 Tu te justifieras après si tu le peux,
Écoute cependant, et tiens mieux ta parole.
Tu veux m’assassiner, demain, au Capitole,
Pendant le sacrifice, et ta main pour signal
Me doit, au lieu d’encens donner le coup fatal :
1485 La moitié de tes gens doit occuper la porte,
L’autre moitié te suivre et te prêter main-forte
Assurée au besoin du secours des premiers.
Te dirai-je les noms de tous ces meurtriers ?
Procule, Glabrion, Virginian, Rutile,
1490 Marcel, Plaute, Lénas, Pompone, Albin, Icile,
Maxime qu’après toi j’avais le plus aimé ;
Le reste ne vaut pas l’honneur d’être nommé,
Un tas d’hommes perdus de dettes et de crimes
Que pressent de mes lois les ordres légitimes,
1495 Et qui, désespérant de les plus éviter
Si tout n’est renversé ne sauraient subsister.
Tu te tais maintenant et gardes le silence
Plus par confusion que par obéissance.
Quel était ton dessein, et que prétendais-tu
1500 Après m’avoir au Temple à tes pieds abattu ?
Affranchir ton pays d’un pouvoir monarchique ?
Si j’ai bien entendu tantôt ta politique,
Son salut désormais dépend d’un souverain
Qui pour tout conserver tienne tout en sa main,
1505 Et si sa liberté te faisait entreprendre
Tu ne m’eusses jamais empêché de la rendre,
Tu l’aurais acceptée au nom de tout l’État,
Sans vouloir l’acquérir par un assassinat.
Quel était donc ton but ? D’y régner en ma place ?
1510 D’un étrange malheur son destin le menace
Si pour monter au trône et lui donner la loi
Tu ne trouves dans Rome autre obstacle que moi,
Si jusques à ce point son sort est déplorable
Que tu sois après moi le plus considérable,
1515 Et que ce grand fardeau de l’Empire Romain
Ne puisse après ma mort tomber mieux qu’en ta main.
Apprends à te connaître, et descends en toi-même.
On t’honore dans Rome, on te courtise, on t’aime,
Chacun tremble sous toi, chacun t’offre des vœux,
1520 Ta fortune est bien haut, tu peux ce que tu veux,
Mais en un triste état on la verrait réduite
Si je t’abandonnais à ton peu de mérite.
Ose me démentir, dis-moi ce que tu vaux,
Conte-moi tes vertus, tes glorieux travaux,
1525 Les rares qualités par où tu m’as dû plaire,
Et tout ce qui t’élève au-dessus du vulgaire.
Ma faveur fait ta gloire, et ton pouvoir en vient,
Elle seule t’élève, et seule te soutient,
C’est elle qu’on adore, et non pas ta personne,
1530 Tu n’as crédit ni rang qu’autant qu’elle t’en donne,
Et pour te faire choir je n’aurais aujourd’hui
Qu’à retirer la main qui seule est ton appui.
J’aime mieux toutefois céder à ton envie,
Règne, si tu le peux, aux dépens de ma vie,
1535 Mais oses-tu penser que les Serviliens,
Les Cosses, les Métels, les Pauls, les Fabiens,
Et tant d’autres enfin de qui les grands courages
Des héros de leur sang sont les vives images,
Quittent le noble orgueil d’un sang si généreux.
1540 Jusqu’à pouvoir souffrir que tu règnes sur eux ?
Parle, parle, il est temps.

CINNA

Je demeure stupide,
Non que votre colère ou la mort m’intimide,
Je vois qu’on m’a trahi, vous m’y voyez rêver,
Et j’en cherche l’auteur sans le pouvoir trouver.
1545 Cette stupidité s’est enfin dissipée,
Seigneur, je suis Romain, et du sang de Pompée,
Le père et les deux fils lâchement égorgés
Par la mort de César étaient trop peu vengés.
C’est là d’un beau dessein l’illustre et seule cause,
1550 Et puisqu’à vos rigueurs la trahison m’expose,
N’attendez point de moi d’infâmes repentirs,
D’inutiles regrets, ni de honteux soupirs ;
Le sort vous est propice autant qu’il m’est contraire,
Je sais ce que j’ai fait et ce qu’il vous faut faire,
1555 Vous devez un exemple à la postérité,
Et mon trépas importe à votre sûreté.

AUGUSTE

Tu me braves, Cinna, tu fais le magnanime,
Et loin de t’excuser tu couronnes ton crime.
Voyons si ta constance ira jusques au bout.
1560 Tu sais ce qui t’est dû, tu vois que je sais tout,
Fais ton arrêt toi-même, et choisis tes supplices.

SCÈNE II. Auguste, Livie, Cinna, Émilie, Fulvie. §

LIVIE

Vous ne connaissez pas encor tous les complices,
Votre Émilie en est, Seigneur, et la voici.

CINNA

C’est elle-même, ô dieux !

AUGUSTE

Et toi, ma fille, aussi !

ÉMILIE

1565 Oui, Seigneur, du dessein je suis la seule cause,
C’est pour moi qu’il conspire, et c’est pour moi qu’il ose.

AUGUSTE

Quoi ! L’amour qu’en ton cœur j’ai fait naître aujourd’hui
T’emporte-t-il déjà jusqu’à mourir pour lui ?
Ton âme à ces transports un peu trop s’abandonne,
1570 Et c’est trop tôt aimer l’amant que je te donne.

ÉMILIE

Cet amour qui m’expose à vos ressentiments
N’est point le prompt effet de vos commandements,
Ces flammes dans nos cœurs sans votre ordre étaient nées,
Et ce sont des secrets de plus de quatre années.
1575 Mais, quoique je l’aimasse et qu’il brûlât pour moi,
Une haine plus forte à tous deux fit la loi,
Je ne voulus jamais lui donner d’espérance
Qu’il ne m’eût de mon père assuré la vengeance,
Je la lui fis jurer, il chercha des amis,
1580 Le Ciel rompt le succès que je m’étais promis,
Et je vous viens, Seigneur, offrir une victime,
Non pour sauver sa vie en me chargeant du crime,
Son trépas est trop juste après son attentat,
Et toute excuse est vaine en un crime d’État :
1585 Mourir en sa présence, et rejoindre mon père
C’est tout ce qui m’amène, et tout ce que j’espère.

AUGUSTE

Jusques à quand, ô ciel, et par quelle raison
Prendrez-vous contre moi des traits dans ma maison ?
Pour ses débordements j’en ai chassé Julie,
1590 Mon amour en sa place a fait choix d’Émilie,
Et je la vois comme elle indigne de ce rang,
L’une m’ôtait l’honneur, l’autre a soif de mon sang,
Et prenant toutes deux leur passion pour guide,
L’une fut impudique et l’autre est parricide.
1595 Ô ma fille, est-ce là le prix de mes bienfaits ?

ÉMILIE

Mon père l’eut pareil de ceux qu’il vous a faits.

AUGUSTE

Songe avec quel amour j’élevai ta jeunesse.

ÉMILIE

Il éleva la vôtre avec même tendresse,
Il fut votre tuteur, et vous son assassin,
1600 Et vous m’avez au crime enseigné le chemin.
Le mien d’avec le vôtre en ce point seul diffère
Que votre ambition s’est immolé mon père,
Et qu’un juste courroux dont je me sens brûler
À son sang innocent voulait vous immoler.

LIVIE

1605 C’en est trop, Émilie, arrête, et considère
Qu’il t’a trop bien payé les bienfaits de ton père :
Sa mort, dont la mémoire allume ta fureur
Fut un crime d’Octave, et non de l’empereur.
Tous ces crimes d’État qu’on fait pour la Couronne,
1610 Le Ciel nous en absout alors qu’il nous la donne,
Et dans le sacré rang où sa faveur l’a mis
Le passé devient juste et l’avenir permis.
Qui peut y parvenir ne peut être coupable,
Quoi qu’il ait fait, ou fasse, il est inviolable,
1615 Nous lui devons nos biens, nos jours sont en sa main,
Et jamais on n’a droit sur ceux du souverain.

ÉMILIE

Aussi, dans le discours que vous venez d’entendre,
Je parlais pour l’aigrir et non pour me défendre.
Punissez donc, Seigneur, ces criminels appas
1620 Qui de vos favoris font d’illustres ingrats,
Tranchez mes tristes jours pour assurer les vôtres,
Si j’ai séduit Cinna, j’en séduirai bien d’autres,
Et je suis plus à craindre, et vous plus en danger
Si j’ai l’amour ensemble et le sang à venger.

CINNA

1625 Que vous m’ayez séduit, et que je souffre encore
D’être déshonoré par celle que j’adore !
Seigneur, la vérité doit ici s’exprimer,
J’avais fait ce dessein avant que de l’aimer.
À mes plus saints désirs la trouvant inflexible,
1630 Je crus qu’à d’autres soins elle serait sensible,
Je parlai de son père et de votre rigueur,
Et l’offre de mon bras suivit celle du cœur.
Que la vengeance est douce à l’esprit d’une femme !
Je l’attaquai par là, par là je pris son âme.
1635 Dans mon peu de mérite elle me négligeait,
Et ne put négliger le bras qui la vengeait,
Elle n’a conspiré que par mon artifice,
J’en suis le seul auteur, elle n’est que complice.

ÉMILIE

Cinna, qu’oses-tu dire ? Est-ce là me chérir
1640 Que de m’ôter l’honneur quand il me faut mourir ?

CINNA

Mourez, mais en mourant ne souillez point ma gloire.

ÉMILIE

La mienne se flétrit, si César te veut croire.

CINNA

Et la mienne se perd, si vous tirez à vous
Toute celle qui suit de si généreux coups.

ÉMILIE

1645 Eh bien, prends-en ta part et me laisse la mienne,
Ce serait l’affaiblir que d’affaiblir la tienne,
La gloire et le plaisir, la honte et les tourments,
Tout doit être commun entre de vrais amants.
Nos deux âmes, Seigneur, sont deux âmes Romaines,
1650 Unissant nos désirs, nous unîmes nos haines,
De nos parents perdus le vif ressentiment
Nous apprit nos devoirs en un même moment,
En ce noble dessein nos cœurs se rencontrèrent,
Nos esprits généreux ensemble le formèrent,
1655 Ensemble nous cherchons l’honneur d’un beau trépas,
Vous vouliez nous unir, ne nous séparez pas.

AUGUSTE

Oui, je vous unirai, couple ingrat et perfide,
Et plus mon ennemi qu’Antoine, ni Lépide,
Oui, je vous unirai puisque vous le voulez,
1660 Il faut bien satisfaire aux feux dont vous brûlez,
Et que tout l’Univers sachant ce qui m’anime
S’étonne du supplice aussi bien que du crime.

SCÈNE III. Auguste, Livie, Cinna, Maxime, Émilie, Fulvie. §

AUGUSTE

Mais enfin le Ciel m’aime, et parmi tant de maux
Il m’a rendu Maxime, et l’a sauvé des eaux.
1665 Approche, seul ami que j’éprouve fidèle.

MAXIME

Honorez moins, Seigneur, une âme criminelle.

AUGUSTE

Ne parlons plus de crime après ton repentir,
Après que du péril tu m’as su garantir,
C’est à toi que je dois et le jour et l’Empire.

MAXIME

1670 De tous vos ennemis connaissez mieux le pire,
Si vous régnez encor, Seigneur, si vous vivez
C’est ma jalouse rage à qui vous le devez.
Un vertueux remords n’a point touché mon âme,
Pour perdre mon rival j’ai découvert sa trame,
1675 Euphorbe vous a feint que je m’étais noyé
De crainte qu’après moi vous n’eussiez envoyé :
Je voulais avoir lieu d’abuser Émilie,
Effrayer son esprit, la tirer d’Italie,
Et pensais la résoudre à cet enlèvement
1680 Sous l’espoir du retour pour venger son amant.
Mais au lieu de goûter ces grossières amorces
Sa vertu combattue a redoublé ses forces,
Elle a lu dans mon cœur, vous savez le surplus,
Et je vous en ferais des récits superflus,
1685 Vous voyez le succès de mon lâche artifice :
Si pourtant quelque grâce est due à mon indice,
À vos bontés, Seigneur, j’en demanderai deux,
Le supplice d’Euphorbe et ma mort à leurs yeux.
J’ai trahi mon ami, ma maîtresse, mon maître,
1690 Ma gloire, mon pays par l’avis de ce traître,
Et croirai toutefois mon bonheur infini,
Si je puis m’en punir après l’avoir puni.

AUGUSTE

En est-ce assez, ô ciel, et le sort pour me nuire,
A-t-il quelqu’un des miens qu’il veuille encor séduire ?
1695 Qu’il joigne à ses efforts le secours des Enfers,
Je suis maître de moi comme de l’Univers :
Je le suis, je veux l’être. Ô siècles, ô mémoire,
Conservez à jamais ma dernière victoire,
Je triomphe aujourd’hui du plus juste courroux
1700 De qui le souvenir puisse aller jusqu’à vous.
Soyons amis, Cinna, c’est moi qui t’en convie,
Comme à mon ennemi je t’ai donné la vie,
Et, malgré la fureur de ton lâche destin
Je te la donne encor comme à mon assassin :
1705 Commençons un combat qui montre par l’issue
Qui l’aura mieux de nous ou donnée, ou reçue.
Tu trahis mes bienfaits, je les veux redoubler,
Je t’en avais comblé, je t’en veux accabler,
Avec cette beauté que je t’avais donnée,
1710 Reçois le Consulat pour la prochaine année.
Aime Cinna, ma fille, en cet illustre rang,
Préfères-en la pourpre à celle de mon sang,
Apprends sur mon exemple à vaincre ta colère,
Te rendant un époux, je te rends plus qu’un père.

ÉMILIE

1715 Et je me rends, Seigneur, à ces hautes bontés,
Je recouvre la vue auprès de leurs clartés,
Je connais mon forfait qui me semblait justice,
Et ce que n’avait pu la terreur du supplice
Je sens naître en mon âme un repentir puissant,
1720 Et mon cœur en secret me dit qu’il y consent.
Le Ciel a résolu votre grandeur suprême,
Et pour preuve, Seigneur, je n’en veux que moi-même,
J’ose avec vanité me donner cet éclat,
Puisqu’il change mon cœur, qu’il veut changer l’État.
1725 Ma haine va mourir que j’ai crue immortelle ;
Elle est morte, et ce cœur devient sujet fidèle,
Et prenant désormais cette haine en horreur,
L’ardeur de vous servir succède à sa fureur.

CINNA

Seigneur, que vous dirai-je après que nos offenses
1730 Au lieu de châtiments trouvent des récompenses ?
Ô vertu sans exemple ! Ô clémence, qui rend
Votre pouvoir plus juste et mon crime plus grand !

AUGUSTE

Cesse d’en retarder un oubli magnanime,
Et tous deux avec moi faites grâce à Maxime,
1735 Il nous a trahis tous, mais ce qu’il a commis
Vous conserve innocents et me rend mes amis.
Reprends auprès de moi ta place accoutumée,
Rentre dans ton crédit et dans ta renommée,
Qu’Euphorbe de tous trois ait sa grâce à son tour
1740 Et que demain l’hymen couronne leur amour.
Si tu l’aimes encor, ce sera ton supplice.

MAXIME

Je n’en murmure point, il a trop de justice,
Et je suis plus confus, Seigneur, de vos bontés,
Que je ne suis jaloux du bien que vous m’ôtez.

CINNA

1745 Souffrez que ma vertu dans mon cœur rappelée
Vous consacre une foi lâchement violée,
Mais si ferme à présent, si loin de chanceler,
Que la chute du ciel ne pourrait l’ébranler.
Puisse le grand moteur des belles destinées
1750 Pour prolonger vos jours retrancher nos années ;
Et moi par un bonheur dont chacun soit jaloux
Perdre pour vous cent fois ce que je tiens de vous.

LIVIE

Ce n’est pas tout, Seigneur, une céleste flamme
D’un rayon prophétique illumine mon âme,
1755 Oyez ce que les Dieux vous font savoir par moi,
De votre heureux destin c’est l’immuable loi.
Après cette action vous n’avez rien à craindre,
On portera le joug désormais sans se plaindre,
Et les plus indomptés, renversant leurs projets
1760 Mettront toute leur gloire à mourir vos sujets :
Aucun lâche dessein, aucune ingrate envie
N’attaquera le cours d’une si belle vie,
Jamais plus d’assassins, ni de conspirateurs,
Vous avez trouvé l’art d’être maître des cœurs,
1765 Rome avec une joie et sensible et profonde,
Se démet en vos mains de l’Empire du monde,
Vos royales vertus lui vont trop enseigner
Que son bonheur consiste à vous faire régner,
D’une si longue erreur pleinement affranchie,
1770 Elle n’a plus de vœux que pour la Monarchie,
Vous prépare déjà des temples, des autels,
Et le ciel une place entre les immortels,
Et la postérité, dans toutes les provinces
Donnera votre exemple aux plus généreux princes.

AUGUSTE

1775 J’en accepte l’augure, et j’ose l’espérer,
Ainsi toujours les Dieux vous daignent inspirer ;
Qu’on redouble demain les heureux sacrifices
Que nous leur offrirons sous de meilleurs auspices,
Et que vos conjurés entendent publier
1780 Qu’Auguste a tout appris, et veut tout oublier.