MÉDÉE
TRAGÉDIE

M. DC. XXXIX. AVEC PRIVILÈRE DU ROI.

Extrait du privilège du Roi. §

Par grâce et privilège du Roi, il est permis à François Targa, marchand libraire à Paris, d’imprimer ou faire imprimer, et exposer en vente, un livre intitulé Médée Tragédie par Mr CORNEILLE ; et défenses sont faite à tous imprimeurs libraires, et autres, d’imprimer, ni faire imprimer le dit livre sans sa permission, ou de ceux qui auront droit de lui, et cependant le temps de sept ans à compter du jour que ledit livre sera achevé d’imprimer pour la première fois, à peine aux contrevenants, de trois mille livres d’amende, confiscation des exemplaires qui se trouveront contrefaits, et de tous dépens, dommages et intérêts, ainsi qu’il est contenu plus au long aux dites lettres de privilège. Donné à Parsi le onzième février six cent trente neuf.

Par le Roi en son conseil,

Signé, CONRARD.

Achevé d’imprimer ce 16 mars 1639. Les exemplaires ont été fournis ainsi qu’il est porté par le privilège.
À PARIS, Chez François Targa, au premier pilier de la grand’Salle du Palais, devant la Chapelle, au Soleil d’Or.
À Monsieur P.T.N.G.

Monsieur, §

Je vous donne Médée toute méchante qu’elle est, et ne vous dirai rien pour sa justification. Je vous la donne pour telle que vous la voudrez prendre, sans tâcher à prévenir, ou violenter vos sentiments par un étalage des préceptes de l’art qui doivent être fort mal entendus, et fort mal pratiqués quand il ne nous sont pas arriver au but que l’art se propose. Celui de la poésie dramatique est de plaire, et les règles qu’elle nous prescrit ne sont que des adresses pour en faciliter les moyens au poète, et non pas des raisons qui puissent persuader aux spectateurs qu’une chose soit agréable, quand elle leur déplaît. Ici vous trouverez le crime en son char de triomphe, et peu de personnages sur la scène dont les moeurs ne soient plus mauvaises que bonnes ; mais la peinture et la poésie ont cela de commun entre beaucoup d’autres choses, que l’une fait souvent de beaux portraits d’une femme laide, et l’autre de belles imitations d’une action qu’il ne faut pas imiter. Dans la portraiture il n’est pas question si un visage est beau, mais s’il ressemble, et dans la poésie, il ne faut pas considérer si les moeurs sont vertueuses, mais si elles sont pareilles à celles de la personne qu’elle introduit. Aussi nous décrit-elle indifféremment les bonnes et les mauvaises actions sans nous proposer les dernières pour exemple, et si elle nous en veut faire quelque horreur, ce n’est point par leur punition qu’elle n’affecte pas de nous faire voir, mais par leur laideur qu’elle s’efforce de nous représenter au naturel. Il n’est pas besoin d’avertir ici la public que celles de cette tragédie ne sont pas à imiter, elle paraissent assez à découvert pour n’en faire envie à personne. je n’examine point si elles sont vraisemblables ou non, cette difficulté qui est la plus délicate de la poésie est peut être le moins entendue, demanderait un discours trop long pour une épitre : il me suffit qu’elles sont autorisés ou par la vérité de l’histoire, ou par l’opinion commune des anciens. Elles vous ont agréé autrefois sur le théâtre, j’espère qu’elle vous satisferont encore aucunement sur le papier, et demeure

Monsieur,

Votre très humble serviteur, CORNEILLE.

ACTEURS §

  • CRÉON, roi de Corinthe.
  • AEGÉE, roi d’Athènes.
  • JASON, mari de Médée.
  • POLLUX, Argonaute, ami de Jason.
  • CRÉUSE, fille de Créon.
  • MÉDÉE, femme de Jason.
  • CLÉONE, gouvernante de Créuse.
  • NÉRINE, suivante de Médée.
  • THEUDAS, domestique de Créon.
  • TROUPES, des Gardes de Créon.
La scène est à Corinthe.

ACTE I §

SCÈNE PREMIÈRE. Pollux, Jason. §

POLLUX.

Que je sens à la fois de surprise et de joie !
Se peut-il qu’en ces lieux enfin je vous revoie,
Que Pollux dans Corinthe ait rencontré Jason ?

JASON.

Vous n’y pouviez venir en meilleure saison,
5 Et pour vous rendre encor l’âme plus étonnée
Préparez-vous à voir dans peu mon hyménée.

POLLUX.

Quoi ! Médée est donc morte, à ce compte ?

JASON.

Elle vit ;
Mais un objet plus beau la chasse de mon lit.

POLLUX.

Dieux ! Et que fera-t-elle ?

JASON.

Et que fit Hypsipyle
10 Que former dans son coeur un regret inutile,
Jeter des cris en l’air, me nommer inconstant ?
Si bon semble à Médée, elle en peut faire autant,
Je la quitte à regret, mais je n’ai point d’excuse
Contre un pouvoir plus fort qui me donne à Créuse.

POLLUX.

15 C’est donc là cet objet qui vous vient enchaîner ?
Sans l’entendre nommer je l’avais deviné,
Jason ne fit jamais de communes maîtresses,
1
Il est né seulement pour charmer les princesses,
Et je crois qu’il tiendrait pour un indigne emploi
20 De blesser d’autres coeurs que des filles de Roi ;
Hypsipyle à Lemnos, sur le Phase Médée,
Et Créuse à Corinthe autant vaut possédée,
Font bien voir qu’en tous lieux sans lancer d’autres dards
Les sceptres sont acquis à ses moindres regards.

JASON.

25 Aussi je ne suis pas de ces amants vulgaires,
2
J’accommode ma flamme au bien de mes affaires,
Et sous quelque climat que le sort me jettat,
Je serai amoureux par maxime d’État.
Nous voulant à Lemnos rafraîchir dans la ville,
30 Qu’eussions-nous fait, Pollux, sans l’amour d’Hypsipyle ?
Et depuis à Colchos, que fit votre Jason,
Que cajoler Médée, et gagner la Toison ?
Alors, sans mon amour, qu’eût fait votre vaillance ?
Eût-elle du dragon trompé la vigilance ?
35 Ce peuple que la terre enfantait tout armé,
Qui de vous l’eût défait, si Jason n’eût aimé ?
Maintenant qu’un exil m’interdit ma patrie
Créuse est le sujet de mon idolâtrie ;
Et j’ai trouvé l’adresse, en lui faisant la cour,
40 De relever mon sort sur les ailes d’Amour.

POLLUX.

Que parlez-vous d’exil ? La haine de Pélie…

JASON.

Me fait, tout mort qu’il est, fuir de sa Thessalie.

POLLUX.

Il est mort !

JASON.

Écoutez, et vous saurez comment
Son trépas seul me force à cet éloignement.
45 Après six ans passés, depuis notre voyage,
Dans les plus grands plaisirs qu’on goûte au mariage,
3
Mon père tout caduc émouvant ma pitié,
Je conjurai Médée, au nom de l’amitié.

POLLUX.

J’ai su comme son art, forçant les destinées
50 Lui rendit la vigueur de ses jeunes années,
Ce fut, s’il m’en souvient, ici que je l’appris,
D’où soudain un voyage en Asie entrepris
Fait que, nos deux séjours divisés par Neptune,
Je n’ai point su depuis quelle est votre fortune,
55 Je n’en fais qu’arriver.

JASON.

Apprenez donc de moi
Le sujet qui m’oblige à lui manquer de foi.
Malgré l’aversion d’entre nos deux familles,
De mon tyran Pélie elle gagne les filles,
4
Et leur feint de ma part tant d’outrages reçus,
60 Que ces faibles esprits sont aisément déçus.
Elle fait amitié, leur promet des merveilles,
Du pouvoir de son art leur remplit les oreilles,
Et pour mieux leur montrer comme il est infini
Leur étale surtout mon père rajeuni.
65 Pour épreuve, elle égorge un bélier à leurs vues,
Le plonge en un bain d’eaux et d’herbes inconnues,
Lui forme un nouveau sang avec cette liqueur,
Et lui rend d’un agneau la taille et la vigueur.
Les soeurs crient miracle, et chacune ravie
70 Conçoit pour son vieux père une pareille envie,
Veut un effet pareil, le demande, et l’obtient,
Mais chacune a son but. Cependant la nuit vient :
Médée, après le coup d’une si belle amorce,
Prépare de l’eau pure et des herbes sans force,
75 Redouble le sommeil des gardes et du Roi,
(La suite au seul récit me fait trembler d’effroi.)
À force de pitié ces filles inhumaines
5
De leur père endormi vont épuiser les veines,
Leur tendresse crédule, à grands coups de couteau
80 Prodigue ce vieux sang, et fait place au nouveau.
Le coup le plus mortel s’impute à grand service,
On nomme piété ce cruel sacrifice,
Et l’amour paternel qui fait agir leurs bras
Croirait commettre un crime à n’en commettre pas.
85 Médée est éloquente à leur donner courage,
Chacune toutefois tourne ailleurs son visage,
et refusant ses yeux à conduire sa main,
N’ose voir les effets de son pieux dessein.

POLLUX.

À me représenter ce tragique spectacle
90 Qui fait un parricide et promet un miracle,
J’ai de l’horreur moi-même, et ne puis concevoir
Qu’un esprit jusque-là se laisse décevoir.

JASON.

Ainsi mon père Æson recouvra sa jeunesse,
Mais oyez le surplus. Ce grand courage cesse,
95 L’épouvante les prend et Médée s’enfuit,
Le jour découvre à tous les crimes de la nuit,
Et pour vous épargner un discours inutile,
Acaste nouveau roi fait mutiner la ville,
Nomme Jason l’auteur de cette trahison,
100 Et pour venger son père, assiège ma maison.
Mais j’étais déjà loin aussi bien que Médée
Et ma famille enfin à Corinthe abordée,
6
Nous saluons Créon, dont la bénignité
Nous promet contre Acaste un lieu de sûreté.
105 Que vous dirai-je plus ? Mon bonheur ordinaire
M’acquiert les volontés de la fille et du père,
Si bien que de tous deux également chéri,
L’un me veut pour son gendre, et l’autre pour mari.
D’un rival couronné les grandeurs souveraines ;
110 La majesté d’Ægée, et le sceptre d’Athènes,
N’ont rien, à leur avis, de comparable à moi,
Et banni que je suis, je leur suis plus qu’un Roi.
L’un et l’autre pourtant de honte dissimule,
Et bien que pour Créuse un pareil feu me brûle
115 Du devoir conjugal je combats mon amour,
Et je ne l’entretiens que pour faire ma Cour.
Acaste cependant menace d’une guerre
Qui doit perdre Créon et dépeupler sa terre,
Puis, changeant tout à coup ses résolutions,
120 Il propose la paix sous des conditions.
Il demande d’abord, et Jason, et Médée :
On lui refuse l’un, et l’autre est accordée,
Je l’empêche, on débat, et je fais tellement
Qu’enfin il se réduit à son bannissement :
125 De nouveau je l’empêche, et Créon me refuse,
Et pour m’en consoler il m’offre sa Créuse,
Qu’eussé-je fait, Pollux, en cette extrémité
Qui commettait ma vie avec ma loyauté,
Car sans doute à quitter l’utile pour l’honnête
130 La paix s’en allait faire aux dépens de ma tête,
Ce mépris insolent des offres d’un grand Roi
Livrait aux mains d’Acaste et ma Médée et moi.
Je l’eusse fait pourtant si je n’eusse été père.
L’amour de mes enfants m’a fait l’âme légère,
135 Ma perte était la leur, et cet hymen nouveau
Avec Médée et moi les tire du tombeau,
Eux seuls m’ont fait résoudre, et la paix s’est conclue.

POLLUX.

Bien que de tous côtés l’affaire résolue
Ne laisse aucune place aux conseils d’un ami,
140 Je ne puis toutefois l’approuver qu’à demi.
Sur quoi que vous fondiez un traitement si rude,
C’est toujours vers Médée un peu d’ingratitude,
Ce qu’elle a fait pour vous est mal récompensé,
Il faut craindre après tout son courage offensé,
145 Vous savez mieux que moi ce que peuvent ses charmes.

JASON.

Ce sont à sa fureur d’épouvantables armes,
Mais son bannissement nous en va garantir.

POLLUX.

Gardez d’avoir sujet de vous en repentir.

JASON.

Quoi qu’il puisse arriver, ami, c’est chose faite.

POLLUX.

150 La termine le ciel comme je le souhaite,
Permettez cependant qu’afin de m’acquitter
J’aille trouver le roi pour l’en féliciter.

JASON.

Je vous y conduirais, mais j’attends ma princesse,
Qui va sortir du temple.

POLLUX.

Adieu : l’amour vous presse,
7
155 Et je serais marri qu’un soin officieux
Vous fît perdre pour moi des temps si précieux.

SCÈNE II. §

JASON.

Depuis que mon esprit est capable de flamme,
Jamais un trouble égal ne confondit mon âme :
Mon coeur qui se partage en deux affections
160 Se laisse déchirer à mille passions.
Je dois tout à Médée, et je ne puis sans honte
Et d’elle et de ma foi tenir si peu de compte :
Je dois tout à Créon, et d’un si puissant Roi
Je fais un ennemi si je garde ma foi.
165 J’ai regret à Médée, et j’adore Créuse,
Je vois mon crime en l’une, en l’autre mon excuse.
Et dessus mon regret mes désirs triomphants
Ont encor le secours du soin de mes enfants.
Mais la voici qui vient, l’éclat d’un tel visage
170 Du plus constant du monde attirerait l’hommage,
Et semble reprocher à ma fidélité
D’avoir osé tenir contre tant de beauté.

SCÈNE III. Jason, Créuse, Cléone. §

JASON.

Que vos dévotions d’une longue souffrance
Gênent un pauvre amant, qui meurt en votre absence !

CRÉUSE.

175 Je n’avais pourtant rien à demander aux Dieux,
Ayant Jason à moi, j’ai tout ce que je veux.

JASON.

Et moi, puis-je espérer l’effet d’une prière
Que ma flamme tiendrait à faveur singulière,
Au nom de notre amour, sauvez deux jeunes fruits,
180 Que d’un premier hymen la couche m’a produits,
Employez-vous pour eux, faites envers un père
Qu’ils ne soient point compris en l’exil de leur mère,
C’est lui seul qui bannit ces petits malheureux,
Puisque dans les traités il n’est point parlé d’eux.

CRÉUSE.

185 J’avais déjà pitié de leur tendre innocence,
Et vous y servirai de toute ma puissance,
Pourvu qu’à votre tour vous m’accordiez un point
Que jusques à tantôt je ne vous dirai point.

JASON.

Dites, et quel qu’il soit, que ma reine en dispose.

CRÉUSE.

190 Si je puis sur mon père obtenir quelque chose,
Vous le saurez après, je ne veux rien pour rien.

CLÉONE.

Vous pourrez au palais suivre cet entretien,
On ouvre chez Médée, ôtez-vous de sa vue,
Vos présences rendraient sa douleur plus émue ;
195 Et vous seriez marris que cet esprit jaloux
Mêlât son amertume à des plaisirs si doux.

SCÈNE III. §

MÉDÉE.

Souverains protecteurs des lois de l’hyménée,
Dieux garants de la foi que Jason m’a donnée,
Vous qu’il prit à témoins d’une immortelle ardeur,
200 Quand par un faux serment il vainquit ma pudeur,
Voyez de quel mépris vous traite son parjure,
Et m’aidez à venger cette commune injure :
S’il me peut aujourd’hui chasser impunément,
Vous êtes sans pouvoir ou sans ressentiment.
205 Et vous, troupe savante en noires barbaries,
8
Filles de l’Achéron, pestes, larves, furies,
Fières soeurs, si jamais notre commerce étroit
Sur vous et vos serpents me donna quelque droit,
Sortez de vos cachots avec les mêmes flammes
210 Et les mêmes tourments dont vous gênez les âmes.
Laissez-les quelque temps reposer dans leurs fers,
Pour mieux agir pour moi faites trêve aux enfers ;
9
Apportez-moi du fond des antres de Mégère
La mort de ma rivale, et celle de son père,
215 Et si vous ne voulez mal servir mon courroux
Quelque chose de pis pour mon perfide époux.
Qu’il coure vagabond de province en province,
Qu’il fasse lâchement la Cour à chaque prince ;
Banni de tous côtés, sans bien, et sans appui,
220 Accablé de frayeur, de misère, d’ennui,
Qu’à ses plus grands malheurs aucun ne compatisse,
Qu’il ait regret à moi pour son dernier supplice,
Et que mon souvenir jusque dans le tombeau
Attache à son esprit un éternel bourreau.
225 Jason me répudie ! Et qui l’aurait pu croire ?
S’il a manqué d’amour, manque-t-il de mémoire ?
Me peut-il bien quitter après tant de bienfaits ?
M’ose-t-il bien quitter après tant de forfaits ?
Sachant ce que je puis, ayant vu ce que j’ose,
10
230 Croit-il que m’offenser ce soit si peu de chose ?
Quoi ? Mon père trahi, les éléments forcés,
D’un frère dans la mer les membres dispersés,
Lui font-ils présumer mon audace épuisée ?
Lui font-ils présumer que ma puissance usée,
235 Ma rage contre lui n’ait par où s’assouvir,
Et que tout mon pouvoir se borne à le servir ?
Tu t’abuses, Jason, je suis encor moi-même.
Tout ce qu’en ta faveur fit mon amour extrême
Je le ferai par haine, et je veux pour le moins
240 Qu’un forfait nous sépare, ainsi qu’il nous a joints ;
Que mon sanglant divorce en meurtres, en carnage,
S’égale aux premiers jours de notre mariage,
Et que notre union, que rompt ton changement
Trouve une fin pareille à son commencement.
245 Déchirer par morceaux l’enfant aux yeux du père,
N’est que le moindre effet qui suivra ma colère.
Des crimes si légers furent mes coups d’essai :
Il faut bien autrement montrer ce que je sais,
Il faut faire un chef-d’oeuvre, et qu’un dernier ouvrage
250 Surpasse de bien loin ce faible apprentissage.
Mais pour exécuter tout ce que j’entreprends,
Quels dieux me fourniront des secours assez grands ?
Ce n’est plus vous, Enfers, qu’ici je sollicite :
Vos feux sont impuissants pour ce que je médite.
255 Auteur de ma naissance, aussi bien que du jour
11
Qu’à regret tu dépars à ce fatal séjour,
Soleil, qui vois l’affront qu’on va faire à ta race
Donne-moi tes chevaux à conduire en ta place,
Accorde cette grâce à mon désir bouillant,
260 Je veux choir sur Corinthe avec ton char brûlant.
Mais ne crains pas de chute à l’univers funeste,
Corinthe consumé garantira le reste,
Mon erreur volontaire ajustée à mes voeux
Arrêtera sur elle un déluge de feux,
265 Créon en est le prince, et prend Jason pour gendre,
Il faut l’ensevelir dessous sa propre cendre,
Et brûler son pays, si bien qu’à l’avenir
12
L’Isthme n’empêche plus les deux mers de s’unir.

SCÈNE V. Médée, Nérine. §

MÉDÉE.

Eh bien, Nérine, à quand, à quand cet hyménée ?
270 En ont-ils choisi l’heure ? En sais-tu la journée ?
N’en as-tu rien appris ? N’as-tu point vu Jason ?
N’appréhende-t-il rien après sa trahison ?
Croit-il qu’en cet affront je m’amuse à me plaindre ?
S’il cesse de m’aimer, qu’il commence à me craindre,
275 Il verra, le perfide, à quel comble d’horreur
De mes ressentiments peut monter la fureur.

NÉRINE.

Modérez les bouillons de cette violence,
Et laissez déguiser vos douleurs au silence,
Quoi, Madame ! Est-ce ainsi qu’il faut dissimuler
280 Et faut-il perdre ainsi des menaces en l’air ?
Les plus ardents transports d’une haine connue
Ne sont qu’autant d’éclairs avortés dans la nue,
Qu’autant d’avis à ceux que vous voulez punir
Pour repousser vos coups, ou pour les prévenir.
285 Qui peut sans s’émouvoir supporter une offense,
Peut mieux prendre à son point le temps de sa vengeance,
Et sa feinte douceur, sous un appas mortel,
Mène insensiblement sa victime à l’autel.

MÉDÉE.

Tu veux que je me taise et que je dissimule !
290 Nérine, porte ailleurs ce conseil ridicule,
L’âme en est incapable en de moindres malheurs,
Et n’a point où cacher de si grandes douleurs.
Jason m’a fait trahir mon pays et mon père,
Et me laisse au milieu d’une terre étrangère,
295 Sans support, sans amis, sans retraite, sans bien,
13
La fable de son peuple, et la haine du mien :
Nérine, après cela, tu veux que je me taise !
Ne dois-je point encore en témoigner de l’aise,
De ce royal hymen souhaiter l’heureux jour,
300 Et forcer tous mes soins à servir son amour ?

NÉRINE.

Madame, pensez mieux à l’éclat que vous faites :
Quelque juste qu’il soit, regardez où vous êtes ;
Considérez qu’à peine un esprit plus remis
Vous tient en sûreté parmi vos ennemis.

MÉDÉE.

305 L’âme doit se raidir plus elle est menacée,
Et contre la fortune aller tête baissée,
14
La choquer hardiment, et sans craindre la mort
Se présenter de front à son plus rude effort,
Cette lâche ennemie a peur des grands courages,
310 Et sur ceux qu’elle abat redouble ses outrages.

NÉRINE.

Que sert ce grand courage où l’on est sans pouvoir ?

MÉDÉE.

Il trouve toujours lieu de se faire valoir.

NÉRINE.

15
Forcez l’aveuglement dont vous êtes séduite,
Pour voir en quel état le sort vous a réduite,
315 Votre pays vous hait, votre époux est sans foi,
Dans un si grand revers que vous reste-t-il ?

MÉDÉE.

Moi,
Moi dis-je, et c’est assez.

NÉRINE.

Quoi ! Vous seule, madame ?

MÉDÉE.

Oui, tu vois en moi seule, et le fer, et la flamme,
Et la terre, et la mer, et l’enfer, et les Cieux,
16
320 Et le sceptre des Rois, et le foudre des Dieux.

NÉRINE.

L’impétueuse ardeur d’un courage sensible
À vos ressentiments figure tout possible,
Mais il faut craindre un Roi fort de tant de sujets.

MÉDÉE.

Mon père qui l’était rompit-il mes projets ?

NÉRINE.

325 Non, mais il fut surpris, et Créon se défie.
Fuyez, qu’à ses soupçons il ne vous sacrifie.

MÉDÉE.

17
Las ! Je n’ai que trop fui, cette infidélité
D’un juste châtiment punit ma lâcheté :
18
Si je n’eusse point fui pour la mort de Pélie,
330 Si j’eusse tenu bon dedans la Thessalie,
Il n’eût point vu Créuse, et cet objet nouveau
N’eût point de notre hymen étouffé le flambeau.

NÉRINE.

Fuyez encor de grâce.

MÉDÉE.

Oui, je fuirai, Nérine,
Mais avant de Créon on verra la ruine.
335 Je brave la fortune, et toute sa rigueur
En m’ôtant un mari, ne m’ôte pas le coeur,
Sois seulement fidèle, et sans te mettre en peine
Laisse agir pleinement mon savoir et ma haine.

NÉRINE, seule.

Madame. Elle s’enfuit au lieu de m’écouter,
340 Ces violents transports la vont précipiter,
Elle court à sa perte, et sa brutale envie
Lui fait abandonner le souci de sa vie,
Tâchons encore un coup d’en divertir le cours,
Apaiser sa fureur, c’est conserver ses jours.

ACTE II §

SCÈNE PREMIÈRE. Médée, Nérine. §

NÉRINE.

345 Bien qu’un péril certain suive votre entreprise,
Assurez-vous sur moi, je vous suis toute acquise,
Employez mon service aux flammes, au poison,
Je ne refuse rien, mais épargnez Jason,
Votre aveugle vengeance une fois assouvie
350 Le regret de sa mort vous coûterait la vie,
Et les coups violents d’un rigoureux ennui.

MÉDÉE.

Cesse de m’en parler, et ne crains rien pour lui,
Ma fureur jusque-là n’oserait me séduire,
Jason m’a trop coûté pour le vouloir détruire,
355 Mon courroux lui fait grâce, et tout léger qu’il est,
Notre première ardeur soutient son intérêt :
Je crois qu’il m’aime encore et qu’il nourrit en l’âme
Quelques restes secrets d’une si belle flamme,
Il ne fait qu’obéir aux volontés d’un Roi,
360 Qui l’arrache à Médée en dépit de sa foi,
19
Qu’il vive, et s’il se peut que l’ingrat me demeure,
Sinon, ce m’est assez que sa Créuse meure :
Qu’il vive cependant, et jouisse du jour
Que lui conserve encor mon immuable amour.
20
365 Créon seul, et sa fille ont fait la perfidie,
Eux seuls termineront toute la Tragédie,
Leur perte achèvera cette fatale paix.

NÉRINE.

Contenez-vous Madame, il sort de son palais.

SCÈNE II. Créon, Médée, Nérine, soldats. §

CRÉON.

Quoi ? Je te vois encore ! Avec quelle impudence
370 Peux-tu, sans t’effrayer, soutenir ma présence ?
Ignores-tu l’arrêt de ton bannissement ?
Fais-tu si peu de cas de mon commandement ?
Voyez comme elle s’enfle et d’orgueil et d’audace,
Ses yeux ne sont que feu, ses regards, que menace.
375 Gardes, empêchez-la de s’approcher de moi.
Va, purge mes États d’un monstre tel que toi,
Délivre mes sujets, et moi-même de crainte.

MÉDÉE.

De quoi m’accuse-t-on ? Quel crime, quelle plainte
Vous porte à me chasser avecque tant d’ardeur ?

CRÉON.

380 Ah l’innocence même, et la même candeur !
21
Médée est un miroir de vertu signalée,
Quelle inhumanité de l’avoir exilée !
Barbare as-tu sitôt oublié tant d’horreurs ?
Repasse tes forfaits avecque tes erreurs,
385 Et de tant de pays nomme quelque contrée
22
Dont tes méchancetés te permettent l’entrée.
Toute la Thessalie en armes te poursuit,
Ton père te déteste, et l’univers te fuit.
Me dois-je en ta faveur charger de tant de haines,
390 Et sur mon peuple et moi faire tomber tes peines ?
Va pratiquer ailleurs tes noires actions,
J’ai racheté la paix à ces conditions.

MÉDÉE.

Lâche paix, qu’entre vous, sans m’avoir écoutée
Pour m’arracher mon bien vous avez complotée,
395 Paix, dont le déshonneur vous demeure éternel.
Quiconque sans l’ouïr condamne un criminel,
Bien qu’il eut mille fois mérité le supplice,
D’un juste châtiment il fait une injustice.

CRÉON.

Au regard de Pélie, il fut bien mieux traité,
400 Avant que l’égorger tu l’avais écouté ?

MÉDÉE.

Écouta-t-il Jason, quand sa haine couverte
L’envoya sur nos bords se livrer à sa perte,
Car comment voulez-vous que je nomme un dessein
Au-dessus de sa force et du pouvoir humain ?
405 Apprenez quelle était cette illustre conquête,
Et de combien de morts j’ai garanti sa tête.
23
Il fallait mettre au joug deux taureaux furieux,
Des tourbillons de feux s’élançaient de leurs yeux,
Et leur maître Vulcain poussait par leur haleine
410 Un long embrasement dessus toute la plaine,
Eux domptés, on entrait en de nouveaux hasards,
Il fallait labourer les tristes champs de Mars,
Et des dents d’un serpent ensemencer leur terre
Dont la stérilité fertile pour la guerre
24
415 Produisait à l’instant des escadrons armés
Contre le laboureur qui les avait semés,
Mais quoi qu’eût fait contre eux une valeur parfaite
La toison n’était pas au bout de leur défaite :
Un dragon, enivré des plus mortels poisons
420 Qu’enfantent les péchés de toutes les saisons,
Vomissant mille traits de sa gorge enflammée,
La gardait beaucoup mieux que toute cette armée.
Jamais étoile, lune, aurore, ni soleil,
Ne virent abaisser sa paupière au sommeil.
425 Je l’ai seule assoupi, seule j’ai par mes charmes
25
Mis au joug les taureaux et défait les gendarmes.
Si lors à mon devoir mon désir limité
Eût conservé ma honte et ma fidélité,
Si j’eusse eu de l’horreur de tant d’énormes fautes,
430 Que devenait Jason, et tous vos Argonautes ?
Sans moi ce vaillant chef que vous m’avez ravi
Fût péri le premier et tous l’auraient suivi.
Je ne me repens point d’avoir par mon adresse
Sauvé le sang des dieux et la fleur de la Grèce,
435 Zéthès, et Calaïs, et Pollux, et Castor,
Et le charmant Orphée, et le sage Nestor,
Tous vos héros enfin tiennent de moi la vie,
Je vous les verrai tous posséder sans envie,
Je vous les ai sauvés, je vous les cède tous,
440 Je n’en veux qu’un pour moi, n’en soyez point jaloux,
Pour de si bons effets laissez-moi l’infidèle,
Il est mon crime seul si je suis criminelle,
Aimer cet inconstant c’est tout ce que j’ai fait.
Si vous me punissez, rendez-moi mon forfait,
445 Est-ce user comme il faut d’un pouvoir légitime,
Que me faire coupable et jouir de mon crime ?

CRÉON.

Va te plaindre à Colchos.

MÉDÉE.

Le retour m’y plaira.
Que Jason m’y remette ainsi qu’il m’en tira,
Je suis prête à partir sous la même conduite
450 Qui de ces lieux aimés précipita ma fuite.
Ô d’un injuste affront les coups les plus cruels !
Vous faites différence entre deux criminels,
Vous voulez qu’on l’honore, et que de deux complices
L’un ait votre couronne, et l’autre des supplices.

CRÉON.

455 Cesse de plus mêler ton intérêt au sien,
Ton Jason pris à part est trop homme de bien,
Le séparant de toi sa défense est facile :
Jamais il n’a trahi son père, ni sa ville,
Jamais sang innocent n’a fait rougir ses mains,
460 Jamais il n’a prêté son bras à tes desseins,
Son crime, s’il en a, c’est de t’avoir pour femme,
Laisse-le s’affranchir d’une honteuse flamme,
Rends-lui son innocence en t’éloignant d’ici,
Emporte avecque toi son crime et mon souci,
465 Tes herbes, tes poisons, ton coeur impitoyable,
Tout ce qui me fait craindre, et rend Jason coupable.

MÉDÉE.

26 27
Peignez mes actions plus noires que la nuit,
Je n’en ai que la honte, il en a tout le fruit :
C’est à son intérêt que ma savante audace
470 Immola son tyran par les mains de sa race,
Joignez-y mon pays, et mon frère, il suffit
Qu’aucun de tant de maux ne va qu’à son profit.
Mais vous les saviez tous quand vous m’avez reçue,
Votre simplicité n’a point été déçue,
475 En ignoriez-vous un, quand vous m’avez promis
Un rempart assuré contre mes ennemis ?
Ma main saignait encor du meurtre de Pélie,
Quand dessous votre foi vous m’avez recueillie,
Et votre coeur sensible à la compassion,
480 Malgré tous mes forfaits, prit ma protection.
Si l’on me peut depuis imputer quelque crime,
C’est trop peu que l’exil, ma mort est légitime :
Sinon, à quel propos me traitez-vous ainsi ?
Je suis coupable ailleurs, mais innocente ici.

CRÉON.

485 Je ne veux plus ici d’une telle innocence,
Ni souffrir en ma cour ta fatale présence.
Va…

MÉDÉE.

Dieux, justes vengeurs !

CRÉON.

Va, dis-je, en d’autres lieux
Par tes cris importuns solliciter les Dieux.
Laisse-nous tes enfants, je serais trop sévère,
490 Si je les punissais des crimes de leur mère,
Et bien que je le pusse avec juste raison,
Ma fille les demande en faveur de Jason.

MÉDÉE.

Barbare humanité, qui m’arrache à moi-même,
Et feint de la douceur pour m’ôter ce que j’aime !
495 Si Jason et Créuse ainsi l’ont ordonné,
Qu’ils me rendent le sang que je leur ai donné.

CRÉON.

Ne me réplique plus, suis la loi qui t’est faite ;
Prépare ton départ, et pense à ta retraite,
Pour en délibérer, et choisir le quartier,
500 De grâce ma bonté te donne un jour entier.

MÉDÉE.

Quelle grâce !

CRÉON.

Soldats, remettez-la chez elle,
Sa contestation se rendrait éternelle.
Quel indomptable esprit ! Quel arrogant maintien
Accompagnait l’orgueil d’un si long entretien !
505 A-t-elle rien fléchi de son humeur altière ?
28
A-t-elle pu descendre à la moindre prière ?
Et le sacré respect de ma condition
En a-t-il arraché quelque soumission ?

SCÈNE III. Créon, Jason, Créuse, Cléone, soldats. §

CRÉON.

Te voilà sans rivale, et mon pays sans guerres,
510 Ma fille, c’est demain qu’elle sort de ma terre.
Nous n’avons désormais que craindre de sa part,
Acaste est satisfait d’un si proche départ,
Et si tu peux calmer le courage d’Ægée,
Qui voit par notre choix son ardeur négligée,
515 Fais état que demain nous assure à jamais
Et dedans et dehors une profonde paix.

CRÉUSE.

Je ne crois pas, Seigneur, que ce vieux roi d’Athènes
Voyant aux mains d’autrui le fruit de tant de peines,
Mêle tant de faiblesse à son ressentiment,
520 Que son premier bouillons s’apaisent aisément.
J’espère toutefois qu’avec un peu d’adresse
Je pourrai le résoudre à perdre une maîtresse,
Dont l’âge peu sortable et l’inclination
Répondaient assez mal à son affection.

JASON.

525 Il doit vous témoigner par son obéissance
Combien sur son esprit vous avez de puissance,
Et si dans sa colère il demeurait entier,
Ma princesse, en tous cas nous sommes du métier,
Et nos préparatifs contre la Thessalie
530 Ne sont que trop bâtants à ranger sa folie.

CRÉON.

Nous n’en viendrons pas là, regarde seulement
À le payer d’estime et de remerciement.
Je voudrais pour tout autre un peu de raillerie,
Un vieillard amoureux mérite qu’on en rie ;
535 Mais on ne traite point les Rois avec mépris
On leur doit du respect quoi qu’il aient entrepris.
Remets, si tu le veux, sur moi toute l’affaire.
Quelques raisons d’états le pourront satisfaire,
Et pour m’y préparer plus de facilité
540 Surtout ne le reçois qu’avec civilité.

SCÈNE IV. Jason, Créuse, Cléone. §

JASON.

Que ne vous dois-je point pour cette préférence,
Où mes désirs n’osaient porter mon espérance !
C’est bien me témoigner un amour infini
De mépriser un Roi pour un pauvre banni !
545 À toutes ses grandeurs préférer ma misère,
Tourner en ma faveur les volontés d’un père !
Garantir mes enfants d’un exil rigoureux !

CRÉUSE.

Qu’a pu faire de moindre un courage amoureux ?
La fortune a montré dedans votre naissance
550 Un trait de son envie, ou de son impuissance,
Elle devait un sceptre au sang dont vous naissez,
Et sans lui vos vertus le méritaient assez.
L’amour, qui n’a pu voir une telle injustice,
Supplée à son défaut, ou punit sa malice,
29
555 Et vous donne au plus fort de vos adversités
Le sceptre que j’attends, et que vous méritez.
La gloire m’en demeure, et les races futures
Comptant notre hyménée entre vos aventures,
Vanteront à jamais mon amour généreux,
560 Qui d’un si grand héros rompt le sort malheureux.
Après tout cependant, riez de ma faiblesse :
30
Prête de posséder le phénix de la Grèce,
La fleur de nos guerriers, le sang de tant de Dieux,
31
La robe de Médée a donné dans mes yeux.
565 Mon caprice à son lustre attachant mon envie
Sans elle trouve à dire au bonheur de ma vie,
C’est ce qu’ont prétendu mes desseins relevés
Pour le prix des enfants que je vous ai sauvés.

JASON.

Que ce prix est léger pour un si bon office !
570 Il y faut toutefois employer l’artifice :
Ma jalouse en fureur n’est pas femme à souffrir
32
Que ma main l’en dépouille afin de vous l’offrir ;
Des trésors dont son père épuise la Scythie,
C’est tout ce qu’elle a pris quand elle en est sortie.

CRÉUSE.

575 Qu’elle a fait un beau choix ! Jamais éclat pareil
Ne sema dans la nuit les clartés du Soleil ;
Les perles avec l’or confusément mêlées,
Mille pierres de prix sur ses bords étalées,
D’un mélange divin éblouissent les yeux ;
33
580 Jamais rien d’approchant ne se fit en ces lieux ;
Pour moi, tout aussitôt que je l’en vis parée,
Je ne fis plus d’état de la toison dorée,
Et dussiez-vous vous-même en être un peu jaloux,
J’en eus presques envie aussitôt que de vous.
585 Pour apaiser Médée et réparer sa perte,
L’épargne de mon père entièrement ouverte
Lui met à l’abandon tous les trésors du roi,
Pourvu que cette robe, et Jason soient à moi.

JASON.

N’en doutez point ma Reine, elle vous est acquise
590 Je vais chercher Nérine, et par son entremise
34
Obtenir de Médée avec dextérité
Ce que refuserait son courage irrité.
Pour elle, vous savez que je fuis ses approches :
J’aurais peine à souffrir l’orgueil de ses reproches ;
595 Et je me connais mal, ou dans notre entretien
Son courroux s’allumant allumerait le mien.
Je n’ai point un esprit complaisant à sa rage,
Jusques à supporter sans réplique un outrage,
Et ce seraient pour moi d’éternels déplaisirs
600 De reculer par là l’effet de vos désirs.
Mais, sans plus de discours, d’une maison voisine
Je vais prendre le temps que sortira Nérine,
Souffrez, pour avancer votre contentement
Que malgré mon amour je vous quitte un moment.

CLÉONE.

605 Madame, j’aperçois venir le Roi d’Athènes.

CRÉUSE.

Allez donc, votre vue augmenterait ses peines.

CLÉONE.

Souvenez-vous de l’air dont il le faut traiter.

CRÉUSE.

35
Ma bouche accortement saura s’en acquitter.

SCÈNE V. AEgée, Créuse, Cléone. §

AEGÉE.

Sur un bruit qui m’étonne et que je ne puis croire
610 Madame, mon amour jaloux de votre gloire,
Vient savoir s’il est vrai que vous soyez d’accord
Par un honteux hymen, de l’arrêt de ma mort.
Votre peuple en frémit, votre cour en murmure,
Et tout Corinthe enfin s’impute à grande injure,
615 Qu’un fugitif, un traître, un meurtrier de Rois,
Lui donne à l’avenir des princes et des lois.
Il ne peut endurer que l’horreur de la Grèce
Pour prix de ses forfaits épouse sa princesse,
36
Et qu’il faille ajouter à vos titres d’honneur,
620 Femme d’un assassin et d’un empoisonneur.

CRÉUSE.

Laissez agir, grand Roi, la raison sur votre âme,
Et ne le chargez point des crimes de sa femme.
J’épouse un malheureux, et mon père y consent,
Mais prince, mais vaillant, et surtout innocent.
37
625 Non pas que je ne faille en cette préférence ;
De votre rang au sien je sais la différence.
Mais si vous connaissez l’amour et ses ardeurs,
Jamais pour son objet il ne prend les grandeurs,
Avouez que son feu n’en veut qu’à la personne,
630 Et qu’en moi vous n’aimiez rien moins que ma couronne.
Souvent je ne sais quoi qu’on ne peut exprimer
Nous surprend, nous emporte, et nous force d’aimer ;
Et souvent, sans raison, les objets de nos flammes
Frappent nos yeux ensemble et saisissent nos âmes.
635 Ainsi nous avons vu le souverain des Dieux,
Au mépris de Junon, aimer en ces bas lieux ;
Vénus quitter son Mars et négliger sa prise,
38
Tantôt pour Adonis, et tantôt pour Anchise ;
Et c’est peut-être encore avec moins de raison
640 Que bien que vous m’aimiez, je me donne à Jason.
D’abord dans mon esprit vous eûtes ce partage,
Je vous estimai plus, et l’aimai davantage.

AEGÉE.

Gardez ces compliments pour de moins enflammés,
Et ne m’estimez point qu’autant que vous m’aimez.
645 Que me sert cet aveu d’une erreur volontaire ?
Si vous croyez faillir, qui vous force à le faire ?
N’accusez point l’amour ni son aveuglement,
Quand on connaît sa faute, on pèche doublement.

CRÉUSE.

Puis donc que vous trouvez la mienne inexcusable,
650 Je ne veux plus, Seigneur, me confesser coupable.
L’amour de mon pays et le bien de l’État
39
Me défendaient l’hymen d’un si grand potentat.
Il m’eût fallu soudain vous suivre en vos provinces,
Et priver mes sujets de l’aspect de leurs princes.
655 Votre sceptre pour moi n’est qu’un pompeux exil ;
Que me sert son éclat, et que me donne-t-il ?
M’élève-t-il d’un rang plus haut que souveraine ?
Et sans le posséder suis-je pas déjà Reine ?
Grâces aux immortels, dans ma condition
660 J’ai de quoi m’assouvir de cette ambition,
Je ne veux point changer mon sceptre contre un autre,
Je perdrais ma couronne en acceptant la vôtre.
Corinthe est bon sujet, mais il veut voir son roi,
Et d’un prince éloigné rejetterait la loi.
665 Joignez à ces raisons qu’un père un peu sur l’âge,
Dont ma seule présence adoucit le veuvage,
Ne saurait se résoudre à séparer de lui
40
De ses débiles ans l’espérance et l’appui,
Et vous reconnaîtrez que je ne vous préfère
670 Que le bien de l’État, mon pays et mon père.

AEGÉE.

Puisque mon mauvais sort à ce point me réduit,
Qu’au lieu de me servir ma couronne me nuit :
Pour divertir l’effet de ce funeste oracle,
Je dépose à vos pieds ce précieux obstacle.
675 Madame, à mes sujets donnez un autre Roi,
De tout ce que je suis ne retenez que moi,
Allez sceptre, grandeurs, majesté, diadème,
Votre odieux éclat déplaît à ce que j’aime,
Je hais ce nom de Roi qui s’oppose à mes voeux,
680 Et le titre d’esclave est le seul que je veux.

CRÉUSE.

Sans plus vous emporter à cette complaisance
Perdez mon souvenir avecque ma présence,
Et puisque mes raisons ont si peu de pouvoir
Que votre émotion se redouble à me voir,
685 Afin de redonner le repos à votre âme,
Souffrez que je vous quitte.

AEGÉE, seul.

Allez, allez, madame,
Étaler vos appas et vanter vos mépris
À l’infâme sorcier qui charme vos esprits.
De cette indignité faites un mauvais conte ;
690 Riez de mon ardeur, riez de votre honte ;
Favorisez celui de tous vos courtisans
Qui raillera le mieux le déclin de mes ans :
Vous jouirez fort peu d’une telle insolence ;
Mon amour outragé court à la violence ;
695 Mes vaisseaux à la rade, assez proches du port,
41
N’ont que trop de soldats à faire un coup d’effort.
La jeunesse me manque, et non pas le courage :
Les Rois ne perdent point les forces avec l’âge ;
Et l’on verra, peut-être avant ce jour fini,
700 Ma passion vengée, et votre orgueil puni.

ACTE III §

SCÈNE PREMIÈRE. §

NÉRINE.

Malheureux instrument du malheur qui nous presse,
Que j’ai pitié de toi, déplorable princesse !
Avant que le soleil ait fait encore un tour
Ta perte inévitable achève ton amour.
705 Ton destin te trahit, et ta beauté fatale
Sous l’appas d’un hymen t’expose à ta rivale,
Ton sceptre est impuissant à vaincre son effort,
Et le jour de sa fuite est celui de ta mort.
Sa vengeance à la main elle n’a qu’à résoudre,
42
710 Un mot du haut des cieux fait descendre le foudre ;
Les mers pour noyer tout n’attendent que sa loi,
La terre offre à s’ouvrir sous le palais du Roi,
L’air tient les vents tous prêts à suivre sa colère,
Tant la nature esclave a peur de lui déplaire :
715 Et si ce n’est assez de tous les éléments,
Les enfers vont sortir à ses commandements.
Moi, bien que mon devoir m’attache à son service,
Je lui prête à regret un silence complice,
43
D’un louable désir mon coeur sollicité
720 Lui ferait avec joie une infidélité ;
Mais loin de s’arrêter sa rage découverte
À celle de Créuse ajouterait ma perte,
Et mon funeste avis ne servirait de rien
Qu’à confondre mon sang dans les bouillons du sien.
725 D’un mouvement contraire à celui de mon âme,
La crainte de la mort m’ôte celle du blâme ;
Ma peur me fait fidèle et tâche d’avancer
Les desseins que je veux et n’ose traverser.

SCÈNE II. Jason, Nérine. §

JASON.

Nérine, et bien que dit notre pauvre exilée ?
730 Tes sages entretiens l’ont ils point consolée ?
Veut-elle bien céder à la nécessité ?

NÉRINE.

Elle a bien refroidit son d’animosité ;
De moment en moment son âme plus humaine
Abaisse sa colère, et rabat de sa haine,
735 Déjà son déplaisir ne vous veut plus de mal.

JASON.

Fais-lui prendre pour tous un sentiment égal,
Toi qui de mon amour connaissais la tendresse,
Tu peux connaître aussi quelle douleur me presse,
Je me sens déchirer le coeur à son départ ;
740 Créuse en ses malheurs prend même quelque part,
Ses pleurs en ont coulé, Créon même en soupire,
Lui préfère à regret le bien de son Empire,
Et si dans son adieu son coeur moins irrité
En voulait mériter la libéralité,
745 Si jusque-là Médée apaisait ses menaces,
44
Qu’elle voulut partir avec ses bonnes grâces,
Je sais (comme il est bon) que ses trésors ouverts,
Lui seraient sans réserve entièrement offerts,
Et malgré les malheurs où le sort l’a réduite
750 Soulageraient sa peine, et soutiendraient sa fuite.

NÉRINE.

Puisqu’il faut se résoudre à ce bannissement,
Il faut en adoucir le mécontentement,
Cette offre y peut servir, et par elle j’espère
Avec un peu d’adresse apaiser sa colère.
755 Mais d’ailleurs toutefois n’attendez rien de moi,
S’il faut prendre congé de Créuse et du Roi :
L’objet de votre amour et de sa jalousie
De toutes ses fureurs l’aurait tôt ressaisie.

JASON.

Pour montrer sans les voir son courage apaisé
760 Je te dirai, Nérine, un moyen fort aisé ;
45
Mais puisse m’assurer dessus ta confidence ?
Oui, de trop longue main je connais ta prudence.
On a banni Médée, et Créon tout d’un temps
Joignait à son exil celui de ses enfants,
765 La pitié de Créuse a tant fait vers son père,
Qu’ils n’auront point de part au malheur de leur mère,
Elle lui doit par eux quelque remerciement,
Qu’un présent de sa part suive leur compliment :
Sa robe, dont l’éclat sied mal à sa fortune,
770 Et n’est à son exil qu’une charge importune,
Lui gagnerait le coeur d’un prince libéral,
Et de tous ses trésors l’abandon général.
Elle peut aisément d’une chose inutile
Semer pour sa retraite une terre fertile,
775 Créuse, ou je me trompe, en a quelque désir,
Et je ne pense pas qu’elle pût mieux choisir.
Mais la voici qui sort ; souffre que je l’évite
Puisque à mon seul aspect je la vois qui s’irrite.

SCÈNE III. Médée, Jason, Nérine. §

MÉDÉE.

Ne fuyez pas, Jason, de ces funestes lieux,
780 C’est à moi d’en partir, recevez mes adieux.
Accoutumée à fuir, l’exil m’est peu de chose,
Sa rigueur n’a pour moi de nouveau que sa cause,
C’est pour vous que j’ai fui, c’est vous qui me chassez.
Où me renvoyez-vous, si vous me bannissez ?
785 Irai-je sur le Phase, où j’ai trahi mon père
46
Apaiser de mon sang les mânes de mon frère ?
Irai-je en Thessalie où le meurtre d’un Roi
Pour victime aujourd’hui ne demande que moi ?
Il n’est point de climat dont mon amour fatale
790 N’ait acquis à mon nom la haine générale,
Et ce qu’ont fait pour vous mon savoir et ma main
M’a fait un ennemi de tout le genre humain.
Ressouviens-t’en, ingrat, remets-toi dans la plaine
Que ces taureaux affreux brûlaient de leur haleine,
795 Revois ce champ guerrier dont les sacrés sillons
Élevaient contre toi de soudains bataillons,
Ce dragon qui jamais n’eut les paupières closes,
Et lors préfère-moi Créuse, si tu l’oses.
Qu’ai-je épargné depuis qui fût en mon pouvoir ?
800 Ai-je auprès de l’amour écouté mon devoir ?
Pour jeter un obstacle à l’ardente poursuite
Dont mon père en fureur touchait déjà ta fuite,
Semai-je avec regret mon frère par morceaux ?
47
À cet objet piteux épandu sur les eaux,
805 Mon père trop sensible aux droits de la nature,
Quitta tous autres soins que de sa sépulture,
Et par ce nouveau crime émouvant sa pitié,
J’arrêtai les effets de son inimitié.
48
Bourelle de mon sang, honte de ma famille,
810 Aussi cruelle soeur, que déloyale fille,
Ces titres glorieux plaisaient à mes amours.
Je les pris sans horreur pour conserver tes jours.
Alors, certes, alors mon mérite était rare,
Tu n’étais point honteux d’une femme barbare :
815 Quand à ton père usé je rendis la vigueur,
J’avais encor tes voeux, j’étais encor ton coeur ;
Mais cette affection mourant avec Pélie
Sous un même tombeau se vit ensevelie :
L’ingratitude en l’âme, et l’impudence au front,
820 Une Scythe en ton lit te fut lors un affront.
Et moi, que tes désirs avaient tant souhaitée,
Le dragon assoupi, la toison emportée,
Ton tyran massacré, ton père rajeuni,
Je devins un objet digne d’être banni.
825 Tes desseins achevés j’ai mérité ta haine,
Il t’a fallu sortir d’une honteuse chaîne,
Et prendre une moitié qui n’a rien plus que moi
Que le bandeau royal que j’ai quitté pour toi.

JASON.

Ah ! Que n’as-tu des yeux à lire dans mon âme,
830 Et voir les purs motifs de ma nouvelle flamme !
Les tendres sentiments d’un amour paternel
Pour sauver mes enfants me rendent criminel,
Si l’on peut nommer crime un malheureux divorce
Où le soin que j’ai d’eux me range à toute force.
835 Toi-même, furieuse, ai-je peu fait pour toi
D’arracher ton trépas aux vengeances d’un roi ?
Sans moi ton insolence allait être punie,
À ma seule prière on ne t’a que bannie :
C’est rendre la pareille à tes grands coups d’effort,
840 Tu m’as sauvé la vie, et j’empêche ta mort.

MÉDÉE.

On ne m’a que bannie ! Ô bonté souveraine !
C’est donc une faveur, et non pas une peine !
Je reçois une grâce au lieu d’un châtiment !
Et mon exil encor doit un remerciement !
845 Ainsi l’avare soif du brigand assouvie,
Il s’impute à pitié de nous laisser la vie,
Quand il n’égorge point, il croit nous pardonner,
Et ce qu’il n’ôte pas, il pense le donner.

JASON.

Tes discours, dont Créon de plus en plus s’offense
850 Le forceraient enfin à quelque violence,
Éloigne-toi d’ici tandis qu’il t’est permis,
Les Rois ne sont jamais de faibles ennemis.

MÉDÉE.

À travers tes conseils je vois assez ta ruse,
Ce n’est là m’en donner qu’en faveur de Créuse.
855 Ton amour, déguisé d’un soin officieux,
D’un objet importun veut délivrer ses yeux.

JASON.

N’appelle point amour un change inévitable
Où Créuse fait moins que le sort qui m’accable.

MÉDÉE.

Peux-tu bien, sans rougir, désavouer tes feux ?

JASON.

860 Eh bien soit, ses attraits captivent tous mes voeux :
49
Toi qu’un amour furtif souilla de tant de crimes
M’oses-tu reprocher des ardeurs légitimes ?

MÉDÉE.

Oui, je te les reproche, et de plus…

JASON.

Quels forfaits ?

MÉDÉE.

La trahison, le meurtre, et tous ceux que j’ai faits.

JASON.

865 Il manque encor ce point à mon sort déplorable
Que de tes cruautés on me fasse coupable.

MÉDÉE.

Tu présumes en vain de t’en mettre à couvert,
Celui-là fait le crime à qui le crime sert.
Que chacun, indigné contre ceux de ta femme
870 La traite en ses discours de méchante, et d’infâme :
Toi seul, dont ses forfaits ont fait tout le bonheur,
Tiens-la pour innocente, et défends son honneur.

JASON.

J’ai honte de ma vie, et je hais son usage
Depuis que je la dois aux effets de ta rage.

MÉDÉE.

875 La honte généreuse, et la haute vertu !
Si tu la hais si fort pourquoi la gardes-tu ?

JASON.

Au bien de nos enfants, dont l’âge faible et tendre
Contre tant de malheurs ne saurait se défendre,
Deviens en leur faveur d’un naturel plus doux.

MÉDÉE.

880 Mon âme à leur sujet redouble son courroux,
Faut-il ce déshonneur pour comble à mes misères
Qu’à mes enfants Créuse enfin donne des frères ?
Tu vas mêler, impie, et mettre en rang pareil
Des neveux de Sisyphe avec ceux du Soleil !

JASON.

885 Leur grandeur soutiendra la fortune des autres,
Créuse et ses enfants conserveront les nôtres.

MÉDÉE.

Je l’empêcherai bien, ce mélange odieux,
Qui déshonore ensemble et ma race et les Dieux.

JASON.

Lassés de tant de maux cédons à la fortune.

MÉDÉE.

890 Ce corps n’enferme pas une âme si commune,
Je n’ai jamais souffert qu’elle me fît la loi,
Et toujours ma fortune a dépendu de moi.

JASON.

La peur que j’ai d’un sceptre…

MÉDÉE.

Ah ! Coeur rempli de feinte !
Tu masques tes désirs d’un faux titre de crainte,
895 Un sceptre pour ton change a seul de vrais appas.

JASON.

Vois l’état où je suis, j’ai deux Rois sur les bras,
Acaste à la campagne, et Créon dans la ville,
Que leur puisse opposer qu’un courage inutile ?

MÉDÉE.

Fuis-les tous deux pour moi, suis Médée à ton tour,
900 Sauve ton innocence avecque ton amour.
50
Fuis les, je n’arme pas ta dextre sanguinaire
51
Ni contre ton parent, ni contre ton beau-père.

JASON.

Qui leur résistera, s’ils viennent à s’unir ?

MÉDÉE.

Qui me résistera si je te veux punir ?
905 Déloyal, auprès d’eux crains-tu si peu Médée ?
Que toute leur puissance en armes débordée
Dispute contre moi ton coeur qu’ils m’ont surpris,
Et ne sois du combat que le juge et le prix :
Joins-leur, si tu le veux, mon père et la Scythie,
910 En moi seule ils n’auront que trop forte partie.
Bornes-tu mon pouvoir à celui des humains ?
Contre eux, quand il me plaît, j’arme leurs propres mains,
Tu le sais, tu l’as vu, quand ces fils de la Terre
Par leurs coups mutuels terminèrent leur guerre.
915 Misérable, je puis adoucir des taureaux,
La flamme m’obéit, et je commande aux eaux,
Et je ne puis chasser le feu qui me consomme :
N’y toucher tant soit peu les volontés d’un homme.
Je t’aime encor, Jason, malgré ta lâcheté ;
920 Je ne m’offense plus de ta légèreté,
Je sens à tes regards décroître ma colère,
De moment en moment ma fureur se modère,
Et je cours sans regret à mon bannissement
Puisque j’en vois sortir ton établissement.
925 Je n’ai plus qu’une grâce à demander ensuite
Souffre que mes enfants accompagnent ma fuite.
Que je t’admire encore en chacun de leurs traits,
Que je t’aime et te baise en ces petits portraits,
Et que leur cher objet entretenant ma flamme
930 Te présente à mes yeux aussi bien qu’à mon âme.

JASON.

Ah ! Reprends ta colère, elle a moins de rigueur.
M’enlever mes enfants, c’est m’arracher le coeur,
Et Jupiter tout prêt à m’écraser du foudre
52
Mon trépas à la main, ne pourrait m’y résoudre.
53
935 C’est pour eux que je change ; et la Parque, sans eux,
Seule eut de notre hymen rompu les chastes noeuds.

MÉDÉE.

Cet amour paternel, qui te fournit d’excuses
Me fait souffrir aussi que tu me les refuses,
Je ne t’en presse plus, et prête à me bannir
940 Je ne veux plus de toi qu’un léger souvenir.

JASON.

Ton amour vertueux fait ma plus grande gloire,
Ce serait me trahir qu’en perdre la mémoire,
Et le mien envers toi qui demeure éternel
T’en laisse en cet adieu le serment solennel,
945 Puissent briser mon chef les traits les plus sévères
Que lancent des grands Dieux les plus âpres colères,
Qu’ils s’unissent ensemble afin de me punir,
Si je ne perds la vie avant ton souvenir.

SCÈNE IV. Médée, Nérine. §

MÉDÉE.

J’y donnerai bon ordre : il est en ta puissance
950 D’oublier mon amour, mais non pas ma vengeance :
Je la saurai graver en tes esprits glacés
Par des coups trop profonds pour en être effacés.
Il aime ses enfants, ce courage inflexible,
54
Son faible est découvert, par eux il est sensible,
955 Par eux mon bras armé d’une juste rigueur
Va trouver des chemins à lui percer le coeur.

NÉRINE.

55
Madame, épargnez-les, épargnez vos entrailles,
N’avancez point par là vos propres funérailles,
Contre un sang innocent pourquoi vous irriter
960 Si Créuse en vos lacs se vient précipiter ?
Elle-même s’y jette, et Jason vous la livre.

MÉDÉE.

Tu flattes mes désirs.

NÉRINE.

Que je cesse de vivre
Si ce que je vous dis n’est pure vérité.

MÉDÉE.

Ah ! Ne me tiens donc plus l’âme en perplexité.

NÉRINE.

965 Madame, il faut garder que quelqu’un ne nous voie,
Et du palais du roi découvre notre joie,
Un dessein éventé succède rarement.

MÉDÉE.

Rentrons donc, et mettons nos secrets sûrement.

ACTE IV §

SCÈNE PREMIÈRE. Médée, Nérine. §

MÉDÉE, seule.

C’est trop peu de Jason que ton oeil me dérobe,
970 C’est trop peu de mon lit, tu veux encor ma robe,
Rivale insatiable, et c’est encor trop peu
Si, la force à la main, tu l’as sans mon aveu,
Il faut que par moi-même elle te soit offerte,
Que perdant mes enfants j’achète encor leur perte,
975 Il en faut un hommage à tes divins attraits,
Et des remerciements au vol que tu me fais.
Tu l’auras, mon refus serait un nouveau crime,
Mais je t’en veux parer pour être ma victime,
Et sous un faux semblant de libéralité
56
980 Saouler et ma vengeance et ton avidité.
Le charme est achevé, tu peux entrer Nérine,
Mes maux dans ces poisons trouvent leur médecine,
Vois combien de serpents à mon commandement
D’Afrique jusqu’ici n’ont tardé qu’un moment,
985 Et contraints d’obéir à mes charmes funestes,
Sur ce présent fatal ont déchargé leurs pestes :
L’amour à tous mes sens ne fut jamais si doux
Que ce triste appareil à mon esprit jaloux.
Ces herbes ne sont pas d’une vertu commune,
990 Moi-même en les cueillant je fis pâlir la Lune,
57
Quand, les cheveux flottants, le bras et le pied nu,
J’en dépouillai jadis un climat inconnu.
Vois mille autres venins : cette liqueur épaisse
58
Mêle du sang de l’Hydre avec celui de Nesse,
59
995 Python eut cette langue, et ce plumage noir
Est celui qu’une harpie en fuyant laissa choir.
Par ce tison Althée assouvit sa colère,
Trop pitoyable soeur et trop cruelle mère.
60
Ce feu tomba du ciel avecque Phaéton,
1000 Cet autre vient des flots du pierreux Phlégéthon,
Et celui-ci jadis remplit en nos contrées
61
Des taureaux de Vulcain les gorges ensouffrées.
Enfin, tu ne vois là, poudres, racines, eaux,
Dont le pouvoir mortel n’ouvrît mille tombeaux,
62
1005 Ce présent déceptif a bu toute leur force,
Et bien mieux que mon bras vengera mon divorce,
Les traîtres apprendront à se jouer à moi.
Mais d’où provient ce bruit dans le palais du Roi ?

NÉRINE.

Du bonheur de Jason, et du malheur d’Ægée,
1010 Madame, peu s’en faut qu’il ne vous ait vengée.
Ce généreux vieillard indigné que ses feux
Près de votre rivale aient perdu tant de voeux,
Et que sur sa couronne et sa persévérance
L’exil de votre époux ait eu la préférence,
1015 A tâché par la force à repousser l’affront
Que ce nouvel hymen lui porte sur le front.
Comme cette beauté, pour lui toute de glace,
63
Sur les bords de la mer contemplait la bonace,
Il la voit mal suivie, et prend un si beau temps
1020 À rendre ses désirs et les vôtres contents.
De ses meilleurs soldats une troupe choisie
Le suit dans ce dessein, Créuse en est saisie,
64
L’effroi qui la surprend la jette en pâmoison,
Et tout ce qu’elle peut, c’est de nommer Jason.
1025 Ses gardes à l’abord font quelque résistance,
Et le peuple leur prête une faible assistance,
Mais l’obstacle léger de ces débiles coeurs
Laissait honteusement Créuse à leurs vainqueurs,
Déjà presque en leur bord elle était enlevée…

MÉDÉE.

1030 Je devine la fin, mon traître l’a sauvée.

NÉRINE.

Oui, Madame, et de plus Ægée est prisonnier,
65
Votre époux à son myrte ajoute ce laurier,
Mais apprenez comment.

MÉDÉE.

N’en dis pas davantage,
Je ne veux point savoir ce qu’a fait son courage,
1035 Il suffit que son bras a travaillé pour nous,
Et rend une victime à mon juste courroux.
Nérine, mes douleurs auraient peu d’allégeance,
Si cet enlèvement l’ôtait à ma vengeance,
Pour quitter son pays en est-on malheureux ?
1040 Ce n’est pas son exil, c’est sa mort que je veux :
Elle aurait trop d’honneur de n’avoir que ma peine,
Et de verser des pleurs pour être deux fois Reine.
Tant d’invisibles feux enfermés dans ce don,
Que d’un titre plus vrai j’appelle ma rançon,
1045 Produiront des effets bien plus doux à ma haine.

NÉRINE.

Par là vous vous vengez, et sa perte est certaine,
Mais contre la fureur de son père irrité,
Où pensez-vous trouver un lieu de sûreté ?

MÉDÉE.

Si la prison d’Ægée a suivi sa défaite,
1050 Tu peux voir qu’en l’ouvrant je m’ouvre une retraite,
Et que brisant ses fers, cette obligation
Engage sa couronne à ma protection ?
Dépêche seulement, et cours vers ma rivale
Lui porter de ma part cette robe fatale,
1055 Mène-lui mes enfants, et fais-les si tu peux
Présenter par leur père à l’objet de ses voeux.

NÉRINE.

66
Mais, Madame, porter cette robe empestée,
Que de tant de poisons vous avez infectée,
C’est pour votre Nérine un trop funeste emploi,
1060 Avant que sur Créuse ils agiraient sur moi.

MÉDÉE.

Ne crains pas leur vertu, mon charme la modère,
Et lui défend d’agir que sur elle et son père.
Pour un si grand effet prends un coeur plus hardi,
Et sans me répliquer, fais ce que je te dis.

SCÈNE II. Créon, Pollux, soldats. §

CRÉON.

1065 Nous devons bien chérir cette valeur parfaite
Qui de nos ravisseurs nous donne la défaite,
Invincible héros, c’est à votre secours
Que je dois désormais le bonheur de mes jours,
C’est vous dont le courage, et la force, et l’adresse,
1070 Rend à Créon sa fille, à Jason sa maîtresse,
Met Ægée en prison, et son orgueil à bas,
Et fait mordre la terre à ses meilleurs soldats.

POLLUX.

Grand roi, l’heureux succès de cette délivrance
Vous est beaucoup mieux dû qu’à mon peu de vaillance.
1075 C’est vous seul et Jason, dont les bras indomptés
Portaient avec effroi la mort de tous côtés,
Pareils à deux lions dont l’ardente furie
Dépeuple en un moment toute une bergerie.
L’exemple glorieux de vos faits plus qu’humains
1080 Échauffait mon courage, et conduisait mes mains,
Et vous voyant faucher ces têtes criminelles
J’ai suivi mais de loin, des actions si belles.
Qui pourrait reculer en combattant sous vous ?
Et qui n’aurait du coeur à seconder vos coups ?

CRÉON.

1085 Votre valeur qui souffre en cette repartie
Ôte toute croyance à votre modestie :
Mais puisque le refus d’un honneur mérité
N’est pas un petit trait de générosité,
Je vous laisse en jouir. Auteur de la victoire,
1090 Ainsi qu’il vous plaira départez-en la gloire,
Comme elle est votre bien, vous pouvez la donner,
Que prudemment les dieux savent tout ordonner !
Voyez, brave guerrier, comme votre arrivée
Au jour de nos malheurs se trouve réservée,
1095 Et qu’au point que le sort osait nous menacer
Ils nous ont envoyé de quoi le terrasser.
Digne sang de leur Roi, demi-dieu magnanime,
Dont la vertu ne peut recevoir trop d’estime,
Qu’avons-nous plus à craindre, et quel destin jaloux
1100 Tant que nous vous aurons s’osera prendre à nous ?

POLLUX.

Appréhendez pourtant, grand Prince.

CRÉON.

Et quoi ?

POLLUX.

Médée,
Qui par vous de son lit se voit dépossédée.
Je crains qu’il ne vous soit malaisé d’empêcher
Qu’un gendre valeureux ne vous coûte bien cher.
1105 Après l’assassinat d’un monarque et d’un frère,
Peut-il être de sang qu’elle épargne ou révère ?
Accoutumée au meurtre, et savante en poison,
Voyez ce qu’elle a fait pour acquérir Jason,
Et ne présumez pas, quoi que Jason vous die,
1110 Que pour le conserver elle soit moins hardie.

CRÉON.

C’est de quoi mon esprit n’est plus inquiété ;
Par son bannissement j’ai fait ma sûreté ;
Elle n’a que fureur et que vengeance en l’âme,
Mais en si peu de temps que peut faire une femme ?
1115 Je n’ai prescrit qu’un jour de terme à son départ.

POLLUX.

C’est peu pour une femme, et beaucoup pour son art,
Sur le pouvoir humain ne réglez pas les charmes.

CRÉON.

Quelques puissants qu’ils soient, je n’en ai point d’alarmes,
Et quand bien ce délai devrait tout hasarder,
1120 Ma parole est donnée, et je la veux garder.

SCÈNE III. Créon, Pollux, Cléone. §

CRÉON.

Que font nos deux amants, Cléone ?

CLÉONE.

La princesse,
Sire, auprès de Jason reprend son allégresse,
Et ce qui sert beaucoup à son contentement,
C’est de voir que Médée est sans ressentiment.

CRÉON.

1125 Et quel Dieu si propice a calmé son courage ?

CLÉONE.

Jason et ses enfants qu’elle vous laisse en gage.
La grâce que pour eux Madame obtient de vous
A calmé les transports de son esprit jaloux.
Le plus riche présent qui fût en sa puissance
1130 À ses remerciements joint sa reconnaissance,
Sa robe sans pareille, et sur qui nous voyons
Du Soleil son aïeul briller mille rayons,
Que la Princesse même avait tant souhaitée,
Par ces petits héros lui vient d’être apportée,
1135 Et fait voir clairement les merveilleux effets
Qu’en un coeur irrité produisent les bienfaits.

CRÉON.

Eh bien, qu’en dites-vous ? Qu’avons-nous plus à craindre ?

POLLUX.

Si vous ne craignez rien, que je vous trouve à plaindre ?

CRÉON.

Un si rare présent montre un esprit remis.

POLLUX.

1140 J’eus toujours pour suspects les dons des ennemis,
Ils font assez souvent ce que n’ont pu leurs armes,
Je connais de Médée et l’esprit et les charmes,
Et veux bien m’exposer aux plus cruels trépas
Si ce rare présent n’est un mortel appas.

CRÉON.

1145 Ses enfants si chéris qui nous servent d’otages
Nous peuvent-ils laisser quelque sorte d’ombrages ?

POLLUX.

Peut-être que contre eux s’étend sa trahison,
Qu’elle ne les prend plus que pour ceux de Jason,
Et qu’elle s’imagine, en haine de leur père,
1150 Que n’étant plus sa femme, elle n’est plus leur mère.
67
Sire, renvoyez-lui ce don pernicieux,
Et ne vous chargez point d’un poison précieux.

CLÉONE.

Madame cependant en est toute ravie,
Et de s’en voir parée elle brûle d’envie.

POLLUX.

1155 Où le péril égale et passe le plaisir,
Il faut se faire force, et vaincre son désir.
Jason dans son amour a trop de complaisance
De souffrir qu’un tel don s’accepte en sa présence.

CRÉON.

68
Sans rien mettre au hasard, je saurai dextrement
1160 Accorder vos soupçons : et son contentement.
Nous verrons dès ce soir sur une criminelle,
Si ce présent nous cache une embûche mortelle.
Nise pour ses forfaits destinée à mourir
Ne peut par cette épreuve injustement périr,
1165 Heureuse si sa mort nous rendait ce service,
De nous en découvrir le funeste artifice.
Allons-y de ce pas, et ne consumons plus
De temps ni de discours en débats superflus.

SCÈNE IV. §

AEGÉE, en prison.

Demeure affreuse des coupables,
1170 Lieux maudits, funeste séjour,
Dont jamais avant mon amour
Les sceptres étaient incapables,
Redoubles puissamment votre mortel effroi,
Et joignez à mes maux une si vive atteinte
1175 Que mon âme chassée, ou s’enfuyant de crainte,
Dérobe à mes vainqueurs le supplice d’un Roi.
Le triste bonheur où j’aspire !
Je ne veux que hâter ma mort,
Et n’accuse mon mauvais sort
1180 Que de souffrir que je respire.
Puisqu’il me faut mourir, que je meure à mon choix,
Le coup m’en sera doux, s’il est sans infamie,
Prendre l’ordre à mourir d’une main ennemie,
C’est mourir à mon gré beaucoup plus d’une fois.
1185 Malheureux Prince l’on te méprise,
Quand tu t’arrêtes à servir,
Si tu t’efforces de ravir,
Ta prison suit ton entreprise,
Ton amour qu’on dédaigne, et ton vain attentat
1190 D’un éternel affront vont souiller ta mémoire :
L’un t’a déjà coûté ton repos et ta gloire,
L’autre va te coûter ta vie et ton État.
Destin, qui punis mon audace,
Tu n’as que de justes rigueurs,
1195 Et s’il est d’assez tendres coeurs
Pour compatir à ma disgrâce,
Mon feu de leur tendresse étouffe la moitié :
Vu qu’à bien comparer mes fers avec ma flamme,
Un vieillard amoureux mérite plus de blâme,
1200 Qu’un monarque en prison n’est digne de pitié.
Cruel auteur de ma misère,
Peste des coeurs, tyran des Rois,
Dont les impérieuses lois
N’épargnent pas même ta mère,
1205 Amour, contre Jason tourne ton trait fatal,
69
Au pouvoir de tes dards je remets ma vengeance,
Atterre son orgueil, et montre ta puissance
À perdre également l’un et l’autre rival.
Qu’une implacable jalousie,
1210 Suive son nuptial flambeau,
Que sans cesse un objet nouveau
S’empare de sa fantaisie,
Que Corinthe à sa vue accepte un autre Roi,
Qu’il puisse voir sa race à ses yeux égorgée,
1215 Et pour dernier malheur, qu’il ait le sort d’Ægée,
Et devienne à mon âge amoureux comme moi !

SCÈNE V. AEgée, Médée. §

AEGÉE.

Mais d’où vient ce bruit sourd ? Quelle pâle lumière
Dissipe ces horreurs et frappe ma paupière ?
Mortel, qui que tu sois, détourne ici tes pas,
1220 Et de grâce m’apprends l’arrêt de mon trépas,
L’heure, le lieu, le genre, et si ton coeur sensible
À la compassion peut se rendre accessible,
Donne-moi les moyens d’un généreux effort
Qui des mains des bourreaux affranchisse ma mort.

MÉDÉE.

1225 Je viens l’en affranchir : ne craignez plus, grand Prince,
Ne pensez qu’à revoir votre chère province.
Ces portes ne sont pas pour tenir contre moi.
70
Cessez indignes fers de captiver un Roi :
Est-ce à vous à presser les bras d’un tel Monarque ?
1230 Et vous, reconnaissez Médée à cette marque,
71
Et fuyez un tyran, dont le forcènement
Joindrait votre supplice à mon bannissement,
Avec la liberté reprenez le courage.

AEGÉE.

Je les reprends tous deux pour vous en faire hommage.
1235 Princesse de qui l’art propice aux malheureux
Oppose un tel miracle à mon sort rigoureux.
Disposez de ma vie, et du sceptre d’Athènes :
Je dois et l’un et l’autre à qui brise mes chaînes,
Votre divin secours me tire de danger,
1240 Mais je n’en veux sortir qu’afin de vous venger.
Madame, si jamais avec votre assistance
72
Je puis toucher les lieux de mon obéissance,
Vous me verrez suivi de mille bataillons
Jusques dessus ces murs planter mes pavillons,
1245 Punir leur traître Roi de vous avoir bannie,
Dedans le sang des siens noyer sa tyrannie,
Et remettre en vos mains et Créuse et Jason
Pour venger votre exil plutôt que ma prison.

MÉDÉE.

Je veux une vengeance, et plus haute, et plus prompte ;
1250 Ne l’entreprenez pas, votre offre me fait honte :
Emprunter le secours d’aucun pouvoir humain,
D’un reproche éternel diffamerait ma main.
En est-il, après tout, aucun qui ne me cède ?
Qui force la nature a-t-il besoin qu’on l’aide ?
1255 Laissez-moi le souci de venger mes ennuis.
Et par ce que j’ai fait jugez ce que je puis.
L’ordre en est tout donné, n’en soyez point en peine,
C’est demain que mon art fait triompher ma haine,
Demain je suis Médée et je tire raison
1260 De mon bannissement et de votre prison.

AEGÉE.

Quoi, Madame, faut-il que mon peu de puissance
Etouffe les devoirs de ma reconnaissance ?
Mon sceptre ne peut-il être employé pour vous ?
Et vous serai-je ingrat autant que votre époux ?

MÉDÉE.

1265 Si je vous ai servi, tout ce que j’en souhaite,
C’est de trouver chez vous une sûre retraite,
73
Où de mes ennemis menaces ni présents
Ne puissent plus troubler le repos de mes ans.
Non pas que je les craigne, eux et toute la terre
1270 À leur confusion me livreraient la guerre,
Mais je hais ce désordre, et n’aime pas à voir
Qu’il me faille pour vivre user de mon savoir.

AEGÉE.

L’honneur de recevoir une si grande hôtesse
De mes malheurs passés efface la tristesse,
1275 Disposez d’un pays qui vivra sous vos lois.
Si vous l’aimez assez pour lui donner des Rois,
Si mes ans ne vous font mépriser ma personne,
Vous y partagerez, mon lit et ma couronne ;
Sinon, sur mes sujets faites état d’avoir
1280 Ainsi que sur moi-même un absolu pouvoir.
Allons Madame, allons, et par votre conduite
Faites la sûreté que demande ma fuite.

MÉDÉE.

Ma vengeance n’aurait qu’un succès imparfait,
Je ne me venge pas si je n’en vois l’effet,
74
1285 Je dois à mon courroux l’heur d’un si doux spectacle.
Allez, Prince, et sans moi ne craignez point d’obstacle,
Je vous suivrai demain par un chemin nouveau.
Nérine devant vous portera ce flambeau,
Sa secrète vertu qui vous fait invisible.
1290 Rendra votre départ de tous côtés paisible.
Ici pour empêcher l’alarme que le bruit
De votre délivrance aurait bientôt produit,
75
Un fantôme pareil et de taille et de face
Tandis que vous fuirez, remplira votre place.
1295 Partez sans plus tarder, Prince chéri des Dieux,
Et quittez pour jamais ces détestables lieux.

AEGÉE.

J’obéis sans réplique, et je pars sans remise,
Puisse d’un prompt succès votre grande entreprise
Combler nos ennemis d’un mortel désespoir,
1300 Et me donner bientôt le bien de vous revoir.

MÉDÉE.

Auparavant que vous je ferai dans Athènes,
Cependant pour loyer de ces légères peines
Ayez soin de Nérine, et songez seulement
Qu’en elle vous pouvez, m’obliger puissamment.

ACTE V §

SCÈNE PREMIÈRE. Médée, Theudas. §

THEUDAS.

1305 Ah ! Déplorable prince ! Ah Fortune cruelle !
Que je porte à Jason une triste nouvelle !
Médée, lui donnant un coup de baguette qui le fait demeurer immobile.

MÉDÉE.

Arrête, misérable, et m’apprends quel effet
A produit chez le Roi le présent que j’ai fait.

THEUDAS.

Dieux ! Je suis dans les fers d’une invisible chaîne !

MÉDÉE.

1310 Dépêche, ou ces longueurs attireront ma haine.
Ma verge qui déjà t’empêche de courir
N’a que trop de vertu pour te faire mourir.
Garde toi seulement d’irriter ma colère,
Et pense que ta mort dépend de me déplaire.

THEUDAS.

1315 Apprenez donc l’effet le plus prodigieux
Que jamais la vengeance ait offert à nos yeux.
Votre robe a fait peur, et sur Nise éprouvée
En dépit des soupçons sans péril s’est trouvée,
Et cette épreuve a su si bien les assurer,
1320 Qu’incontinent Créuse a voulu s’en parer.
Cette pauvre Princesse à peine l’a vêtue,
Qu’elle sent aussitôt une ardeur qui la tue,
Un feu subtil s’allume, et ses brandons épars
Sur votre don fatal courent de toutes parts,
1325 Et Cléone, et le Roi s’y jettent pour l’éteindre,
Mais (ô nouveau sujet de pleurer et de plaindre ! )
Ce feu saisit le Roi, ce Prince en un moment
Se trouve enveloppé du même embrasement.

MÉDÉE.

Courage, enfin il faut que l’un et l’autre meure.

THEUDAS.

1330 La flamme disparaît, mais l’ardeur leur demeure,
Et leurs habits charmés, malgré nos vains efforts
Sont des brasiers secrets attachés à leurs corps,
Qui veut les dépouiller, lui-même les déchire,
76
Et ce nouveau secours est un nouveau martyre.

MÉDÉE.

1335 Que dit mon déloyal, que fait-il là dedans ?

THEUDAS.

Jason sans rien savoir de tous ces accidents,
S’acquitte des devoirs d’une amitié civile
À convoyer Pollux hors des murs de la ville,
Qui va se rendre en hâte aux noces de sa soeur,
1340 Dont bientôt Ménélas doit être possesseur,
Et j’allais lui porter ce funeste message.

MÉDÉE lui donnant un autre coup de sa baguette.

Va, tu peux maintenant achever ton voyage.
Est-ce assez, ma vengeance, est-ce assez de deux morts ?
Consulte avec loisir tes plus ardents transports.
1345 Des bras de mon perfide arracher une femme
Est-ce pour assouvir les fureurs de mon âme ?
Que n’a-t-elle déjà des enfants de Jason
Sur qui plus pleinement venger sa trahison !
Suppléons-y des miens, immolons avec joie
1350 Ceux qu’à me dire adieu Créuse me renvoie.
Nature, je le puis sans violer ta loi,
Ils viennent de sa part, et ne sont plus à moi.
Mais ils sont innocents, aussi l’était mon frère,
Ils sont trop criminels d’avoir Jason pour père,
1355 Il faut que leur trépas redouble son tourment
Il faut qu’il souffre en père aussi bien qu’en amant.
Mais quoi ! J’ai beau contre eux animer mon audace,
La pitié la combat, et se met en sa place,
Puis cédant tout à coup la place à ma fureur,
1360 J’adore les projets qui me faisaient horreur,
De l’amour aussitôt je tombe à la colère,
Des sentiments de femme aux tendresses de mère.
77
Cessez dorénavant, pensers irrésolus,
D’épargner des enfants que je ne verrai plus.
1365 Chers fruits de mon amour, si je vous ai fait naître
Ce n’est pas seulement pour caresser un traître,
Il me prive de vous, et je l’en vais priver.
Mais ma pitié retourne, et revient me braver,
Je n’exécute rien, et mon âme éperdue
1370 Entre deux passions demeure suspendue
N’en délibérons plus, mon bras en résoudra,
Je vous perds, mes enfants, mais Jason vous perdra,
Il ne vous verra plus. Créon sort tout en rage
Allons à son trépas ajouter ce carnage.

SCÈNE III. Créon, domestiques. §

CRÉON.

1375 Loin de me soulager, vous croissez mes tourments,
Le poison à mon corps unit mes vêtements,
Et ma peau qu’avec eux votre secours m’arrache
Pour suivre votre main de mes os se détache.
Voyez comme mon sang en coule en mille lieux.
1380 Ne me déchirez plus, officieux bourreaux,
Fuyez, ou ma fureur une fois débordée.
Dans ces pieux devoirs vous prendra pour Médée.
C’est avancer ma mort que de me secourir,
Je ne veux que moi-même à m’aider à mourir.
1385 Quoi ? Vous continuez, canailles infidèles ?
Plus je vous le défends, plus vous m’êtes rebelles !
Traîtres, vous sentirez encor ce que je puis,
Je serai votre roi, tout mourant que je suis,
Si mes commandements ont trop peu d’efficace
1390 Ma rage pour le moins me fera faire place,
Il faut ainsi payer votre cruel secours.

SCÈNE IV. Créon, Créuse, Cléone. §

CRÉUSE.

Où fuyez-vous de moi, cher auteur de mes jours ?
Fuyez-vous l’innocente et malheureuse source
D’où prennent tant de maux leur effroyable course ?
1395 Ce feu qui me consume, et dehors et dedans,
Punit-il point assez mes souhaits imprudents ?
Je ne puis excuser mon indiscrète envie
Qui donne le trépas à qui je dois la vie,
Mais soyez satisfait des rigueurs de mon sort,
1400 Et cessez d’ajouter votre haine à ma mort.
L’ardeur qui me dévore et que j’ai méritée,
Surpasse en cruauté l’aigle de Prométhée,
78
Et je crois qu’Ixion au choix des châtiments,
Préférerait sa roue à mes embrasements.

CRÉON.

1405 Si ton jeune désir eut beaucoup d’imprudence,
Ma fille, j’y devais opposer ma défense.
Je n’impute qu’à moi l’excès de mes malheurs,
Et j’ai part en ta faute ainsi qu’en tes douleurs.
Si j’ai quelque regret, ce n’est pas à ma vie
1410 Que le déclin des ans m’aurait bientôt ravie,
La jeunesse des tiens, si beaux, si florissants,
Me porte bien des coups plus vifs, et plus pressants.
Ma fille, c’est donc là ce royal hyménée
Dont nous pensions toucher la pompeuse journée !
79 80
1415 L’impiteuse Clothon en porte le flambeau,
Et pour lit nuptial il te faut un tombeau.
Ah rage, désespoir, destins, feux, poisons, charmes,
Tournez tous contre moi vos plus cruelles armes,
S’il faut vous assouvir par la mort de deux Rois,
1420 Faites en ma faveur que je meure deux fois,
Pourvu que mes deux morts emportent cette grâce
De laisser ma couronne à mon unique race,
Et cet espoir si doux, qui m’a toujours flatté
De revivre à jamais en sa postérité.

CRÉUSE.

1425 Cléone soutenez, les forces me défaillent,
Et ma vigueur succombe aux douleurs qui m’assaillent,
Le coeur va me manquer, je m’en puis plus, hélas,
81
Ne me refusez point, ce funeste soulas,
Monsieur, et si pour moi quelque amour vous demeure,
1430 Entre vos bras mourants permettez que je meure,
Mes pleurs arroseront vos mortels déplaisirs,
Je mêlerai leurs eaux à vos brûlants soupirs.
Ah je brûle, je meurs, je ne suis plus que flamme,
De grâce hâtez-vous de recevoir mon âme.

CRÉON.

1435 Ah ma fille.

CRÉUSE.

Ah mon père.

CRÉON.

À ces embrassements
Qui retiendrait ses pleurs, et ses gémissements ?
Dans ces ardents baisers leurs âmes se confondent,
Et leurs tristes sanglots seulement se répondent.

CRÉUSE.

Hé quoi ? Vous me quittez !

CRÉON.

Oui, je ne verrai pas
1440 Comme un lâche témoin ton indigne trépas,
Il faut, ma fille, il faut que ma main me délivre
De l’infâme regret de t’avoir pu survivre.
Invisible ennemi, sors avecque mon sang.

CRÉUSE.

Courez à lui, Cléone, il se perce le flanc.

CRÉON.

1445 Retourne : c’en est fait. Ma fille. Adieu, j’expire,
Et ce dernier soupir, met fin à mon martyre,
Je laisse à ton Jason le soin de nous venger.

CRÉUSE.

Vain et triste confort, soulagement léger.
Mon père…

CLÉONE.

Il ne vit plus, sa grande âme est partie.

CRÉUSE.

1450 Donnez donc à la mienne une même sortie,
Apportez-moi ce fer qui de ses maux vainqueur,
Est déjà si savant à traverser le coeur.
Ah je sens fers, et feux, et poison tout ensemble.
Ce que souffrait mon père à mes peines s’assemble.
1455 Hélas que de douceur aurait un prompt trépas !
Dépêchez-vous Cléone aidez mon faible bras.

CLÉONE.

Ne désespérez point, les Dieux plus pitoyables
82
À nos justes clameurs se rendront exorables,
Et vous conserveront en dépit du poison,
1460 Et pour Reine à Corinthe, et pour femme à Jason.
Il arrive, et surpris il change, de visage :
Je lis dans sa pâleur une secrète rage,
Et son étonnement va passer en fureur.

SCÈNE V. Jason, Créuse, Cléone, Theudas. §

JASON.

Que vois-je ici, grands dieux ! Quel spectacle d’horreur !
1465 Quelque part que mes yeux portent ma vue errante,
Je vois, ou Créon mort, ou Créuse mourante.
Ne t’en va pas, belle âme, attends encore un peu,
Et le sang de Médée éteindra tout ce feu,
Prends le triste plaisir de voir punir son crime,
1470 De te voir immoler cette infâme victime,
Et que ce scorpion sur la plaie écrasé,
Fournisse le remède au mal qu’il a causé.

CRÉUSE.

Il n’en faut point chercher au poison qui me tue,
Laisse-moi le bonheur d’expirer à ta vue,
1475 Souffre que j’en jouisse en ce dernier moment,
Mon trépas fera place à ton ressentiment,
Le mien cède à l’ardeur dont je suis possédée
J’aime mieux voir Jason que la mort de Médée.
Approche cher amant, et retiens ces transports,
1480 Mais garde de toucher ce misérable corps,
Ce brasier que le charme ou répand ,ou modère,
A négligé Cléone, et dévoré mon père :
Au gré de ma rivale il est contagieux,
Jason, ce m’est assez de mourir à tes yeux,
1485 Empêche les plaisirs qu’elle attend de ta peine,
N’attire point ces feux esclaves de sa haine.
Ah quel âpre tourment ! Quels douloureux abois !
Et que je sens de morts sans mourir une fois !

JASON.

Quoi ? Vous m’estimez donc si lâche que de vivre
1490 Et de si beaux chemins sont ouverts pour vous suivre ?
Ma reine si l’hymen n’a pu joindre nos corps,
Nous joindrons nos esprits, nous joindrons nos deux morts ;
83 84
Et l’on verra Charon passer chez Rhadamante,
Dans une même barque et l’amant, et l’amante.
1495 Hélas ! Vous recevez, par ce présent charmé
Le déplorable prix de m’avoir trop aimé,
Et puisque cette robe a causé votre perte
Je dois être puni de vous l’avoir offerte,
Trop heureux si sa force agissant en mes mains
1500 Eut de notre ennemie éventé les desseins,
Et détournant sur moi ses trames déloyales
Mon âme eut satisfait pour deux âmes royales,
Mais ce poison m’épargne, et ces feux impuissants
Refusent de finir les douleurs que je sens.
1505 Il faut donc que je vive, et vous m’êtes ravie !
Justes dieux quel forfait me condamne à la vie ?
Est-il quelque tourment plus grand pour mon amour
Que de la voir mourir, et de souffrir le jour ?
Non, non, si par ces feux mon attente est trompée,
1510 J’ai de quoi m’affranchir au bout de mon épée,
Et l’exemple du Roi de sa main transpercé,
Qui nage dans les flots du sang qu’il a versé,
Instruit suffisamment un généreux courage
Des moyens de braver le destin qui l’outrage.

CRÉUSE.

1515 Si Créuse eut jamais sur toi quelque pouvoir,
Ne t’abandonne point aux coups du désespoir ;
Vis pour sauver ton nom de cette ignominie
Que Créuse soit morte, et Médée impunie.
Vis pour garder le mien en ton coeur affligé,
1520 Et du moins ne meurs point que tu ne sois vengé.
Adieu, donne la main, que malgré ta jalouse,
J’emporte chez Pluton le nom de ton épouse,
Ah douleurs ! C’en est fait, je meurs à cette fois,
Et perds en ce moment la vie avec la voix.
1525 Si tu m’aimes…

JASON.

Ce mot lui coupe la parole,
Et je ne suivrai pas son âme qui s’envole ?
Mon esprit retenu par ses commandements
Réserve encor ma vie à de pires tourments.
Ô honte ! Mes regrets permettent que je vive
1530 Et ne secourent pas ma main qu’elle captive,
Leur atteinte est trop faible, et dans un tel malheur
Je suis trop peu touché pour mourir de douleur.
Pardonne, chère épouse, à mon obéissance,
Mon déplaisir mortel défère à ta puissance,
1535 Et de mes jours maudits tout prêt de triompher,
De peur de te déplaire il n’ose m’étouffer.
Ne perdons point de temps, courons chez la sorcière,
Délivrer par sa mort mon âme prisonnière.
Vous autres, cependant enlevez ces deux corps,
1540 Contre tous ses démons mes bras sont assez forts,
Et la part que votre aide aurait en ma vengeance
Ne m’en permettrait pas une entière allégeance,
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Préparez seulement des gênes des bourreaux,
Devenez inventifs en supplices nouveaux,
1545 Qui la fassent mourir tant de fois sur leur tombe,
Que son coupable sang leur vaille une hécatombe ;
Et si cette victime en mourant mille fois
N’apaise point encor les mânes de deux Rois,
Je serai la seconde, et mon esprit fidèle
1550 Ira gêner là-bas son âme criminelle,
Ira faire assembler pour sa punition
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Les peines de Tithie à celles d’Ixion.
Mais leur puis-je imputer ma mort en sacrifice ?
Elle m’est un plaisir et non pas un supplice,
1555 Mourir c’est seulement auprès d’eux me ranger,
C’est rejoindre Créuse, et non pas la venger.
Instruments des fureurs d’une mère insensée,
Indignes rejetons de mon amour passée,
Quel malheureux destin vous avait réservés
1560 À porter le trépas à qui vous a sauvés ?
C’est vous, petits ingrats, que malgré la nature
Il me faut immoler dessus leur sépulture,
Que la sorcière en vous commence de souffrir :
Que son premier tourment soit de vous voir mourir.
1565 Toutefois qu’ont-ils fait qu’obéir à leur mère ?

SCÈNE VI. Médée, Jason. §

MÉDÉE.

Lâche, ton désespoir encore en délibère ?
Lève les yeux perfide, et reconnais ce bras.
Qui t’a déjà vengé de ces petits ingrats.
Ce poignard que tu vois vient de chasser leurs âmes
1570 Et noyer dans leur sang les restes de nos flammes.
Heureux père et mari, ma fuite et leur tombeau
Laissent la place vide à ton hymen nouveau.
Réjouis-t-en, Jason, va posséder Créuse,
Tu n’auras plus ici personne qui t’accuse,
1575 Ces gages de nos feux ne feront plus pour moi
De reproches secrets à ton manque de foi.

JASON.

Horreur de la nature exécrable tigresse !

MÉDÉE.

Va, bienheureux amant, cajoler ta maîtresse,
À cet objet si cher tu dois tous tes discours
1580 Parler encore à moi c’est trahir tes amours.
Va lui, va lui conter tes rares aventures,
Et contre mes effets ne combats point d’injures.

JASON.

Quoi tu m’oses braver, et ta brutalité
Pense encore échapper à mon bras irrité ?
1585 Tu redoubles ta peine avec cette insolence.

MÉDÉE.

87
Et que peut contre moi ta débile vaillance ?
Mon art faisait ta force, et tes exploits guerriers
Tiennent de mon secours ce qu’ils ont de lauriers.

JASON.

Ah c’est trop en souffrir : il faut qu’un prompt supplice
1590 De tant de cruautés, à la fin te punisse
Sus, sus, brisons la porte, enfonçons la maison.
Que des bourreaux soudain m’en fassent la raison
Ta tête répondra de tant de barbaries.

MÉDÉE.

Que sert de t’emporter à ces vaines furies,
1595 Épargne cher époux des efforts que tu perds,
Vois les chemins de l’air qui me sont tous ouverts,
C’est par là que je fuis, et que je t’abandonne
Pour courir à l’exil que ton change m’ordonne,
Suis-moi, Jason, et trouve en ces lieux désolés
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1600 Des postillons pareils à mes dragons ailés.
Enfin je n’ai pas mal employé la journée
Que la bonté du Roi de grâce m’a donnée.
Mes désirs sont contents, mon père et mon pays,
Je ne me repens plus de vous avoir trahis.
1605 Avec cette douceur j’en accepte le blâme,
Adieu, parjure apprends à connaître ta femme,
Souviens-toi de sa fuite, et songe une autre fois
Lequel est plus à craindre ou d’elle ou de deux rois.

SCÈNE VII. §

JASON.

89
Ô dieux ! Ce char volant, disparu dans la nue,
1610 La dérobe à sa peine, aussi bien qu’à ma vue,
Et son impunité triomphe arrogamment
Des projets avortés de mon ressentiment.
Créuse, enfants, Médée, amour, haine[,] vengeance
Où dois-je désormais chercher quelque allégeance,
1615 Où suivre l’inhumaine, et dessous quels climats
Porter les châtiments de tant d’assassinats ?
Va furie exécrable, en quelque coin de terre
Que t’emporte ton char j’y porterai la guerre,
J’apprendrai ton séjour de tes sanglants effets,
1620 Et te suivrai partout au bruit de tes forfaits.
Mais que me servira cette vaine poursuite
Si l’air est un chemin toujours libre à ta fuite,
Si toujours tes dragons sont prêts à t’enlever,
Si toujours tes forfaits ont de quoi me braver ?
1625 Malheureux, ne perds point contre une telle audace
De ta juste fureur l’impuissante menace,
Ne cours point à ta honte, et fuis l’occasion
D’accroître sa victoire, et ta confusion.
Misérable Perfide, ainsi donc ta faiblesse
1630 Épargne la sorcière, et trahit ta princesse ?
Est-ce là le pouvoir qu’ont sur toi ses désirs
Et ton obéissance à ses derniers soupirs ?
Venge-toi, pauvre amant, Créuse le commande,
Ne lui refuse point un sang qu’elle demande,
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1635 Écoute les accents de sa mourante voix,
Et vole sans rien craindre à ce que tu lui dois.
À qui sait bien aimer il n’est rien d’impossible.
Eusses-tu pour retraite un roc inaccessible,
Tigresse, tu mourras, et malgré ton savoir
1640 Mon amour te verra soumise à son pouvoir,
Mes yeux se repaîtront des horreurs de ta peine,
Ainsi le veut Créuse, ainsi le veut ma haine,
Mais quoi ? Je vous écoute, impuissantes chaleurs,
Allez, n’ajoutez plus de comble à mes malheurs,
1645 Entreprendre une mort que le Ciel s’est gardée,
C’est préparer encore un triomphe à Médée.
Tourne avec plus d’effet sur toi-même ton bras,
Et punis-toi Jason, de ne la punir pas,
Vains transports où sans fruit mon désespoir s’amuse,
1650 Cessez de m’empêcher de rejoindre Créuse,
Ma reine, ta belle âme, en partant de ces lieux
M’a laissé la vengeance ; et je la laisse aux Dieux,
Eux seuls, dont le pouvoir égale la justice
Peuvent de la sorcière achever le supplice,
1655 Trouve-le bon, chère ombre et pardonne à mes feux
Si je vais te revoir plus tôt que tu ne veux.