SCÈNE PREMIÈRE. Camille, Albiane. §
CAMILLE
Ton frère te l’a dit, Albiane ?
ALBIANE
Ton frère te l’a dit, Albiane ? Oui, Madame.
Galba choisit Pison, et vous êtes sa femme,
Ou pour en mieux parler, l’esclave de Lacus,
760 À moins d’un éclatant et généreux refus.
CAMILLE
Et que devient Othon ?
ALBIANE
Et que devient Othon ? Vous allez voir sa tête
De vos trois ennemis affermir la conquête,
Je veux dire assurer votre main à Pison,
Et l’empire aux tyrans qui font régner son nom.
765 Car comme il n’a pour lui qu’une suite d’ancêtres,
Lacus et Martian vont être nos vrais maîtres,
Et Pison ne sera qu’un idole sacré
Qu’ils tiendront sur l’autel pour répondre à leur gré.
Sa probité stupide autant comme farouche
770 À prononcer leurs lois asservira sa bouche,
Et le premier arrêt qu’ils lui feront donner
Les défera d’Othon, qui les peut détrôner.
CAMILLE
Ô dieux, que je le plains !
ALBIANE
Ô dieux, que je le plains ! Il est sans doute à plaindre,
Si vous l’abandonnez à tout ce qu’il doit craindre ;
775 Mais comme enfin la mort finira son ennui,
Je crains fort de vous voir plus à plaindre que lui.
CAMILLE
L’hymen sur un époux donne quelque puissance.
ALBIANE
Octavie a péri sur cette confiance.
Son sang qui fume encor vous montre à quel destin
780 Peut exposer vos jours un nouveau Tigellin
Ce grand choix vous en donne à craindre deux ensemble,
Et pour moi plus j’y songe, et plus pour vous je tremble.
CAMILLE
Quel remède, Albiane ?
ALBIANE
Quel remède, Albiane ? Aimer, et faire voir…
CAMILLE
Que l’amour est sur moi plus fort que le devoir ?
ALBIANE
785 Songez moins à Galba qu’à Lacus qui vous brave,
Et qui vous fait encor braver par un esclave,
Songez à vos périls, et peut-être à son tour
Ce devoir passera du côté de l’amour.
Bien que nous devions tout aux puissances suprêmes
790 Madame, nous devons quelque chose à nous-mêmes,
Surtout quand nous voyons des ordres dangereux,
Sous ces grands souverains, partir d’autres que d’eux.
CAMILLE
Mais Othon m’aime-t-il ?
ALBIANE
Mais Othon m’aime-t-il ? S’il vous aime ? Ah ! Madame ?
CAMILLE
On a cru que Plautine avait toute son âme.
ALBIANE
795 On l’a dû croire aussi, mais on s’est abusé.
Autrement, Vinius l’aurait-il proposé ?
Aurait-il pu trahir l’espoir d’en faire un gendre ?
CAMILLE
En feignant de l’aimer que pouvait-il prétendre ?
ALBIANE
De s’approcher de vous, et se faire en la cour
800 Un accès libre et sûr pour un plus digne amour.
De Vinius par là gagnant la bienveillance,
Il a su le jeter dans une autre espérance,
Et le flatter d’un rang plus haut, et plus certain,
S’il devenait par vous empereur de sa main.
805 Vous voyez à ces soins que Vinius s’applique
En même temps qu’Othon auprès de vous s’explique.
CAMILLE
Mais à se déclarer il a bien attendu !
ALBIANE
Mon frère jusque-là vous en a répondu !
CAMILLE
Tandis tu m’as réduite à faire un peu d’avance,
810 À consentir qu’Albin combattît son silence,
Et même Vinius, dès qu’il me l’a nommé,
A pu voir aisément qu’il pourrait être aimé.
ALBIANE
C’est la gêne où réduit celles de votre sorte
La scrupuleuse loi du respect qu’on leur porte.
815 Il arrête les voeux, captive les désirs,
Abaisse les regards, étouffe les soupirs,
Dans le milieu du coeur enchaîne la tendresse,
Et tel est en aimant le sort d’une princesse,
Que quelque amour qu’elle ait et qu’elle ait pu donner,
820 Il faut qu’elle devine et force à deviner.
Quelque peu qu’on lui die, on craint de lui trop dire,
À peine on se hasarde à jurer qu’on l’admire,
Et pour apprivoiser ce respect ennemi
Il faut qu’en dépit d’elle elle s’offre à demi.
825 Voyez-vous comme Othon saurait encor se taire,
Si je ne l’avais fait enhardir par mon frère ?
CAMILLE
Tu le crois donc, qu’il m’aime ?
ALBIANE
Tu le crois donc, qu’il m’aime ? Et qu’il lui serait doux
Que vous eussiez pour lui l’amour qu’il a pour vous.
CAMILLE
Hélas ! Que cet amour croit tôt ce qu’il souhaite !
830 En vain la raison parle, en vain elle inquiète,
En vain la défiance ose ce qu’elle peut,
Il veut croire, et ne croit que parce qu’il le veut.
Pour Plautine ou pour moi je vois du stratagème,
Et m’obstine avec joie à m’aveugler moi-même.
835 Je plains cette abusée, et c’est moi qui la suis
Peut-être, et qui me livre à d’éternels ennuis.
Peut-être, en ce moment qu’il m’est doux de te croire,
De ses voeux à Plautine il assure la gloire,
Peut-être…
SCÈNE III. Galba, Camille, Albiane. §
GALBA
845 Quand la mort de mes fils désola ma famille,
Ma nièce, mon amour vous prit dès lors pour fille,
Et regardant en vous les restes de mon sang,
Je flattai ma douleur en vous donnant leur rang.
Rome, qui m’a depuis chargé de son empire,
850 Quand sous le poids de l’âge à peine je respire,
A vu ce même amour me le faire accepter,
Moins pour me seoir si haut que pour vous y porter.
Non que si jusque-là Rome pouvait renaître,
Qu’elle fût en état de se passer de maître,
855 Je ne me crusse digne, en cet heureux moment
De commencer par moi son rétablissement :
Mais cet empire immense est trop vaste pour elle,
À moins que d’une tête un si grand corps chancelle,
Et pour le nom des rois son invincible horreur
860 S’est d’ailleurs si bien faite aux lois d’un empereur,
Qu’elle ne peut souffrir, après cette habitude,
Ni pleine liberté, ni pleine servitude.
Elle veut donc un maître, et Néron condamné
Fait voir ce qu’elle veut en un front couronné.
865 Vindex, Rufus, ni moi, n’avons causé sa perte,
Ses crimes seuls l’ont faite, et le ciel l’a soufferte,
Pour marque aux souverains qu’ils doivent par l’effet
Répondre dignement au grand choix qu’il en fait.
Jusques à ce grand coup, un honteux esclavage
870 D’une seule maison nous faisait l’héritage ;
Rome n’en a repris au lieu de liberté
Qu’un droit de mettre ailleurs la souveraineté,
Et laisser après moi dans le trône un grand homme,
C’est tout ce qu’aujourd’hui je puis faire pour Rome.
875 Prendre un si noble soin, c’est en prendre de vous,
Ce maître qu’il lui faut vous est dû pour époux,
Et mon zèle s’unit à l’amour paternelle
Pour vous en donner un digne de vous et d’elle.
Jule, et le grand Auguste ont choisi dans leur sang,
880 Ou dans leur alliance, à qui laisser ce rang ;
Moi, sans considérer aucun noeud domestique
J’ai fait ce choix comme eux, mais dans la république,
Je l’ai fait de Pison, c’est le sang de Crassus,
C’est celui de Pompée, il en a les vertus,
885 Et ces fameux héros dont il suivra la trace
Joindront de si grands noms aux grands noms de ma race,
Qu’il n’est point d’hyménée, en qui l’égalité
Puisse élever l’empire à plus de dignité.
CAMILLE
J’ai tâché de répondre à cet amour de père
890 Par un tendre respect qui chérit et révère,
Seigneur, et je vois mieux encor par ce grand choix
Et combien vous m’aimez, et combien je vous dois.
Je sais ce qu’est Pison, et quelle est sa noblesse ;
Mais si j’ose à vos yeux montrer quelque faiblesse,
895 Quelque digne qu’il soit et de Rome et de moi,
Je tremble à lui promettre et mon coeur et ma foi,
Et j’avouerai, Seigneur, que pour mon hyménée
Je crois tenir un peu de Rome où je suis née.
Je ne demande point la pleine liberté,
900 Puisqu’elle en a mis bas l’intrépide fierté ;
Mais si vous m’imposez la pleine servitude,
J’y trouverai comme elle un joug un peu bien rude.
Je suis trop ignorante en matière d’État,
Pour savoir quel doit être un si grand potentat ;
905 Mais Rome dans ses murs n’a-t-elle qu’un seul homme ?
N’a-t-elle que Pison qui soit digne de Rome,
Et dans tous ses États n’en saurait-on voir deux,
Que puissent vos bontés hasarder à mes voeux ?
Néron fit aux vertus une cruelle guerre,
910 S’il en a dépeuplé les trois parts de la terre
Et si pour nous donner de dignes empereurs,
Pison seul avec vous échappe à ses fureurs.
Il est d’autres héros dans un si vaste empire,
Il en est qu’après vous on se plairait d’élire,
915 Et qui sauraient mêler sans vous faire rougir
L’art de gagner les coeurs au grand art de régir.
D’une vertu sauvage on craint un dur empire,
Souvent on s’en dégoûte au moment qu’on l’admire,
Et puisque ce grand choix me doit faire un époux,
920 Il serait bon qu’il eût quelque chose de doux,
Qu’on vît en sa personne également paraître
Les grâces d’un amant et les hauteurs d’un maître,
Et qu’il fût aussi propre à donner de l’amour,
Qu’à faire ici trembler sous lui toute sa cour.
925 Souvent un peu d’amour dans les coeurs des monarques
Accompagne assez bien leurs plus illustres marques.
Ce n’est pas qu’après tout je pense à résister,
J’aime à vous obéir, seigneur, sans contester,
Pour prix d’un sacrifice où mon coeur se dispose,
930 Permettez qu’un époux me doive quelque chose :
Dans cette servitude où se plaît mon désir
C’est quelque liberté qu’un ou deux à choisir.
Votre Pison peut-être aura de quoi me plaire,
Quand il ne sera plus un mari nécessaire,
935 Et son amour pour moi sera plus assuré,
S’il voit à quels rivaux je l’aurai préféré.
GALBA
Ce long raisonnement dans sa délicatesse
À vos tendres respects mêle beaucoup d’adresse ;
Si le refus n’est juste, il est doux et civil.
940 Parlez donc, et sans feinte, Othon vous plairait-il ?
On me l’a proposé, qu’y trouvez-vous à dire ?
CAMILLE
L’avez-vous cru d’abord indigne de l’empire,
Seigneur ?
GALBA
Seigneur ? Non, mais depuis consultant ma raison
J’ai trouvé qu’il fallait lui préférer Pison.
945 Sa vertu, plus solide, et toute inébranlable,
Nous fera, comme Auguste un siècle incomparable,
Où l’autre par Néron dans le vice abîmé,
Ramènera ce luxe où sa main l’a formé,
Et tous les attentats de l’infâme licence
950 Dont il osa souiller la suprême puissance.
CAMILLE
Othon près d’un tel maître a su se ménager,
Jusqu’à ce que le temps ait pu l’en dégager.
Qui sait faire sa cour se fait aux moeurs du prince,
Mais il fut tout à soi quand il fut en province,
955 Et sa haute vertu par d’illustres effets
Y dissipa soudain ces vices contrefaits.
Chaque jour a sous vous grossi sa renommée ;
Mais Pison n’eut jamais de charge ni d’armée ;
Et comme il a vécu jusqu’ici sans emploi,
960 On ne sait ce qu’il vaut que sur sa bonne foi.
Je veux croire, en faveur des héros de sa race,
Qu’il en a les vertus, qu’il en suivra la trace,
Qu’il en égalera les plus illustres noms,
Mais j’en croirais bien mieux de grandes actions.
965 Si dans un long exil il a paru sans vice,
La vertu des bannis souvent n’est qu’artifice,
Sans vous avoir servi vous l’avez ramené,
Mais l’autre est le premier qui vous ait couronné.
Dès qu’il vit deux partis, il se rangea du vôtre,
970 Ainsi l’un vous doit tout, et vous devez à l’autre.
GALBA
Vous prendrez donc le soin de m’acquitter vers lui,
Et comme pour l’empire il faut un autre appui,
Vous croirez que Pison est plus digne de Rome,
Pour ne plus en douter suffit que je le nomme.
CAMILLE
975 Pour Rome et son empire, après vous je le crois,
Mais je doute si l’autre est moins digne de moi.
GALBA
Doutez-en, un tel doute est bien digne d’une âme
Qui voudrait de Néron revoir le siècle infâme,
Et qui voyant qu’Othon lui ressemble le mieux…
CAMILLE
980 Choisissez de vous-même, et je ferme les yeux.
Que vos seules bontés de tout mon sort ordonnent,
Je me donne en aveugle à qui qu’elles me donnent.
Mais quand vous consultez Lacus et Martian,
Un époux de leur main me paraît un tyran,
985 Et si j’ose tout dire, en cette conjoncture
Je regarde Pison comme leur créature,
Qui régnant par leur ordre, et leur prêtant sa voix,
Me forcera moi-même à recevoir leurs lois.
Je ne veux point d’un trône où je sois leur captive,
990 Où leur pouvoir m’enchaîne et quoi qu’il en arrive,
J’aime mieux un mari qui sache être empereur,
Qu’un mari qui le soit et souffre un gouverneur.
GALBA
Ce n’est pas mon dessein de contraindre les âmes.
N’en parlons plus, dans Rome il sera d’autres femmes
995 À qui Pison en vain n’offrira pas sa foi :
Votre main est à vous, mais l’empire est à moi.
SCÈNE IV. Galba, Othon, Camille, Albin, Albiane. §
GALBA
Othon, est-il bien vrai que vous aimiez Camille ?
OTHON
Cette témérité m’est sans doute inutile,
Mais si j’osais, Seigneur, dans mon sort adouci…
GALBA
1000 Non, non, si vous l’aimez, elle vous aime aussi.
Son amour près de moi vous rend de tels offices,
Que je vous en fais don pour prix de vos services.
Ainsi, bien qu’à Lacus j’aie accordé pour vous
Qu’aujourd’hui de Plautine on vous verra l’époux,
1005 L’illustre et digne ardeur d’une flamme si belle,
M’en fait révoquer l’ordre, et vous obtient pour elle.
OTHON
Vous m’en voyez de joie interdit et confus.
Quand je me prononçais moi-même un prompt refus,
Que j’attendais l’effet d’une juste colère,
1010 Je suis assez heureux pour ne vous pas déplaire !
Et loin de condamner des voeux trop élevés…
GALBA
Vous savez mal encor combien vous lui devez.
Son coeur de telle force à votre hymen aspire,
Que pour mieux être à vous, il renonce à l’empire.
1015 Choisissez donc ensemble, à communs sentiments,
Des charges dans ma cour, ou des gouvernements,
Vous n’avez qu’à parler.
OTHON
Vous n’avez qu’à parler. Seigneur, si la princesse…
GALBA
Pison n’en voudra pas dédire ma promesse.
Je l’ai nommé César pour le faire empereur,
1020 Vous savez ses vertus, je réponds de son coeur.
Adieu, pour observer la forme accoutumée,
Je le vais de ma main présenter à l’armée.
Pour Camille, en faveur de cet heureux lien,
Tenez-vous assuré qu’elle aura tout mon bien,
1025 Je la fais dès ce jour mon unique héritière.
SCÈNE V. Othon, Camille, Albin, Albiane. §
CAMILLE
Vous pouvez voir par là mon âme toute entière,
Seigneur, et je voudrais en vain la déguiser,
Après ce que pour vous l’amour me fait oser ;
Ce que Galba pour moi prend le soin de vous dire…
OTHON
1030 Quoi donc, Madame, Othon vous coûterait l’empire ?
Il sait mieux ce qu’il vaut, et n’est pas d’un tel prix,
Qu’il le faille acheter par ce noble mépris.
Il se doit opposer à cet effort d’estime
Où s’abaisse pour lui ce coeur trop magnanime,
1035 Et par un même effort de magnanimité
Rendre une âme si haute au trône mérité.
D’un si parfait amour quelles que soient les causes…
CAMILLE
Je ne sais point, Seigneur, faire valoir les choses,
Et dans ce prompt succès dont nos coeurs sont charmés
1040 Vous me devez bien moins que vous ne présumez.
Il semble que pour vous je renonce à l’empire,
Et qu’un amour aveugle ait su me le prescrire ;
Je vous aime, il est vrai, mais si l’empire est doux,
Je crois m’en assurer quand je me donne à vous.
1045 Tant que vivra Galba, le respect de son âge,
Du moins apparemment, soutiendra son suffrage,
Pison croira régner : mais peut-être qu’un jour
Rome se permettra de choisir à son tour.
À faire un empereur alors quoi qui l’excite,
1050 Qu’elle en veuille la race, ou cherche le mérite,
Notre union aura des voix de tous côtés,
Puisque j’en ai le sang, et vous les qualités.
Sous un nom si fameux qui vous rend préférable,
L’héritier de Galba sera considérable,
1055 On aimera ce titre en un si digne époux,
Et l’empire est à moi, si l’on me voit à vous.
OTHON
Ah ! Madame, quittez cette vaine espérance
De nous voir quelque jour remettre en la balance.
S’il faut que de Pison on accepte la loi,
1060 Rome, tant qu’il vivra, n’aura plus d’yeux pour moi,
Elle a beau murmurer contre un indigne maître,
Elle en souffre, pour lâche, ou méchant qu’il puisse être.
Tibère était cruel, Caligule brutal,
Claude faible, Néron en forfaits sans égal,
1065 Il se perdit lui-même à force de grands crimes,
Mais le reste a passé pour princes légitimes.
Claude même, ce Claude et sans coeur et sans yeux,
À peine les ouvrit qu’il devint furieux,
Et Narcisse et Pallas l’ayant mis en furie
1070 Firent sous son aveu régner la barbarie.
Il régna toutefois, bien qu’il se fît haïr,
Jusqu’à ce que Néron se fâchât d’obéir,
Et ce monstre ennemi de la vertu romaine
N’a succombé que tard sous la commune haine.
1075 Par ce qu’ils ont osé jugez sur vos refus
Ce qu’osera Pison gouverné par Lacus :
Il aura peine à voir, lui qui pour vous soupire,
Que votre hymen chez moi laisse un droit à l’empire.
Chacun sur ce penchant voudra faire sa cour,
1080 Et le pouvoir suprême enhardit bien l’amour.
Si Néron qui m’aimait osa m’ôter Poppée,
Jugez pour ressaisir votre main usurpée,
Quel scrupule on aura du plus noir attentat,
Contre un rival ensemble et d’amour et d’État.
1085 Il n’est point ni d’exil, ni de Lusitanie,
Qui dérobe à Pison le reste de ma vie,
Et je sais trop la cour pour douter un moment,
Ou des soins de sa haine, ou de l’événement.
CAMILLE
Et c’est là ce grand coeur qu’on croyait intrépide ?
1090 Le péril comme un autre à mes yeux l’intimide,
Et pour monter au trône, et pour me posséder,
Son espoir le plus beau n’ose rien hasarder ?
Il redoute Pison ? Dites-moi donc, de grâce,
Si d’aimer en lieu même on vous a vu l’audace,
1095 Si pour vous et pour lui le trône eut même appas,
Êtes-vous moins rivaux pour ne m’épouser pas ?
À quel droit voulez-vous que cette haine cesse
Pour qui lui disputa ce trône et sa maîtresse,
Et qu’il veuille oublier se voyant souverain
1100 Que vous pouvez dans l’âme en garder le dessein ?
Ne vous y trompez plus, il a vu dans cette âme,
Et votre ambition, et toute votre flamme,
Et peut tout contre vous, à moins que contre lui
Mon hymen chez Galba vous assure un appui.
OTHON
1105 Eh bien, il me perdra pour vous avoir aimée,
Sa haine sera douce à mon âme enflammée,
Et tout mon sang n’a rien que je veuille épargner.
Si ce n’est que par là que vous pouvez régner.
Permettez cependant à cet amour sincère
1110 De vous redire encor ce qu’il n’ose vous taire.
En l’état qu’est Pison, il vous faut aujourd’hui
Renoncer à l’empire, ou le prendre avec lui.
Avant qu’en décider pensez-y bien, Madame,
C’est votre intérêt seul qui fait parler ma flamme.
1115 Il est mille douceurs dans un grade si haut,
Où peut-être avez-vous moins pensé qu’il ne faut,
Peut-être en un moment serez-vous détrompée,
Et si j’osais encor vous parler de Poppée,
Je dirais que sans doute elle m’aimait un peu,
1120 Et qu’un trône alluma bientôt un autre feu.
Le ciel vous a fait l’âme et plus grande et plus belle,
Mais vous êtes princesse, et femme enfin comme elle.
L’horreur de voir une autre au rang qui vous est dû,
Et le juste chagrin d’avoir trop descendu,
1125 Presseront en secret cette âme de se rendre
Même au plus faible espoir de le pouvoir reprendre.
Les yeux ne veulent pas en tout temps se fermer,
Mais l’empire en tout temps a de quoi les charmer,
L’amour passe ou languit, et pour fort qu’il puisse être,
1130 De la soif de régner il n’est pas toujours maître.
CAMILLE
Je ne sais quel amour je vous ai pu donner,
Seigneur, mais sur l’empire il aime à raisonner,
Je l’y trouve assez fort, et même d’une force
À montrer qu’il connaît tout ce qu’il a d’amorce,
1135 Et qu’à ce qu’il me dit touchant un si grand choix
Il a daigné penser un peu plus d’une fois.
Je veux croire avec vous qu’il est ferme et sincère,
Qu’il me dit seulement ce qu’il n’ose me taire,
Mais à parler sans feinte…
OTHON
Mais à parler sans feinte… Ah ! Madame, croyez…
CAMILLE
1140 Oui, j’en croirai Pison à qui vous m’envoyez,
Et vous, pour vous donner quelque peu plus de joie,
Vous en croirez Plautine à qui je vous renvoie.
Je n’en suis point jalouse, et le dis sans courroux,
Vous n’aimez que l’empire, et je n’aimais que vous.
1145 N’en appréhendez rien, je suis femme et princesse,
Sans en avoir pourtant l’orgueil, ni la faiblesse,
Et votre aveuglement me fait trop de pitié,
Pour l’accabler encor de mon inimitié.
Elle sort.
OTHON
Que je vois d’appareils, Albin, pour ma ruine !
ALBIN
1150 Seigneur, tout est perdu, si vous voyez Plautine.
OTHON
Allons-y toutefois, le trouble où je me vois
Ne peut souffrir d’avis que d’un coeur tout à moi.