CIRCÉ
TRAGÉDIE
ORNÉE de MACHINES, de Changements de Théâtre, et de Musique.

M. DC. LXXVII.

par Monsieur Thomas Corneille

Avec Privilège des États de Holl. et Westf.

À AMSTERDAM, Chez les Frères Chatelain, près de la Maison de Ville. Nouvelle Édition reliée, augmentée des Pièces dont l’Avis au Lecteur fait mention, et enrichie de tailles douces.

ARGUMENT. §

Le Sujet de cette Pièce est tiré du 14 Livre des Métamorphoses d’Ovide. Glaucus de simple Pêcheur qu’il était, ayant été changé en Dieu marin, devint éperdument amoureux de Silla, Fille de Phorcus, et ne pouvant toucher son coeur, il alla implorer le secours de Circé, qui prit le parti pour elle, et employa tout le pouvoir de ses charmes pour s’en faire aimer.

Le dépit de n’avoir pu en venir à bout, porta si loin son ressentiment, que pour se venger, elle empoisonna une fontaine où Silla avait accoutumé de s’aller baigner. Cette malheureuse Nymphe ne s’y fut pas si tôt plongée, qu’elle vit naître des chiens, qui s’attachant à son corps, l’effrayèrent par leurs aboiements ; et l’horreur qu’elle eut d’elle-même dans ce déplorable état, fut si forte, qu’elle s’alla précipiter dans la mer, où elle fut changée en un rocher qui a conservé son nom, et contre qui les flots se brisant, imitent par le bruit qu’ils font les aboiements des chiens qui avaient fait son supplice.

Je n’ai rien ajouté à cette Fable, que Mélicerte aimé de Silla, et cette même Silla changée en Néréide après tous ses malheurs, pour avoir lieu de finir la pièce par un spectacle de réjouissance. Le succès en a été grand, et il ne s’en faut pas étonner, puisqu’on n’a rien vu jusqu’ici de si beau, ni de si surprenant, que les Machines qui en ont fait le principal ornement.

ACTEURS DU PROLOGUE. §

  • MARS.
  • LA FORTUNE.
  • LA RENOMMÉE.
  • L’AMOUR.
  • LA GLOIRE.

ACTEURS DE LA TRAGÉDIE. §

  • JUPITER.
  • NEPTUNE.
  • LE SOLIEL.
  • VÉNUS.
  • GLAUCUS, amant de Silla, Dieu Marin.
  • PALÉMON, confident de Glaucus, Dieu Marin.
  • CIRCÉ, fille du Soleil.
  • SILLA.
  • DORINE, Nymphe de Circé. .
  • FLORISE, Nymphe de Circé..
  • ASTÉRIE, Nymphe de Circé.
  • CÉLIE, Nymphe de Silla.
  • MÉLISSE, Nymphe de Silla.
  • CINQ SATYRES.

PROLOGUE §

DÉCORATION DU PROLOGUE.
La toile qui cache le théâtre étant levée, laisse paraître un temple de riche architecture, que la Gloire a fait élever pour le Roi. L’Ordre en est composite, avec plusieurs arcades et colonnes de jaspe d’orient, dont les bases et chapiteaux sont d’or, aussi bien que les modillons et les fleurs de lys qui sont les ornements des corniches et des frises. Le haut du Temple est fini par un Attique où se voit un buste de héros directement au-dessus de chaque milieu des chapiteaux. Les supports des colonnes sont des piédestaux qui représentent une partie des conquêtes du Roi, et les superbes bâtiments qui se sont faits, ou qui ont été embellis sous son Règne. Au-dessus de chaque piédestal, il y a différentes figures peintes en saillie et isolées, qui toutes ainsi que les bustes, représentent par leurs attributs, ou les vertus particulières que possède cet auguste monarque, ou les Arts qu’il prend soin de faire fleurir. L’effet que font ces Figures est d’autant plus beau, que se trouvant chacune entre deux colonnes, elles forment une juste symétrie, qui ne saurait être que très agréable à la vue. Vers le milieu du temple s’élève une manière d’arc triomphal, soutenu par huit colonnes d’ordre ionique, avec une espèce d’Attique au-dessus de la corniche, où le Roi est représenté. La Victoire et la Gloire sont à ses côtés, dont l’une lui présente une couronne, et l’autre une branche de laurier, le tout de marbre blanc. On voit dans le fond du temple un autel de marbre serpentin. Il est armé de colonnes, figures, festons de fleurs et trophées d’armes. Les yeux se sont à peine arrêtés sur toutes ces magnificences, qu’on découvre Mars dans un char orné de tout ce qui peut le faire connaître pour le Dieu qui préside aux combats. Il paraît au plus haut des nues, et s’abaissant vers le temple, il y voit arriver la Fortune portée sur un nuage qu’elle quitte au même temps que Mars descend de son char. Après avoir regardé ce temple avec des marques d’indignation et de surprise, Ils commentent le Prologue ensemble.

SCÈNE PREMIÈRE. Mars, La Fortune. §

MARS.

Quoi ? La Fortune sans bandeau ?

LA FORTUNE.

Je viens de l’arracher moi-même,
Pour voir l’éclat pompeux de ce temple nouveau.
Mais d’où vient qu’à l’aspect d’un ouvrage si beau,
5 Le dieu Mars fait paraître une douleur extrême ?

MARS.

Puis-je voir sans chagrin, qu’un mortel à mes yeux,
Des honneurs qu’on me doit emporte l’avantage ?
Je sais bien que LOUIS est un Roi glorieux,
En qui mille vertus, par un noble assemblage,
10 Offrent à révérer le plus parfait Ouvrage
Qui jamais ait marqué la puissance des Dieux ;
Mais parce qu’il se fait admirer en tous lieux,
A-je mérité qu’on m’outrage ?
Voyez ce que ce temple ajoute à son renom.
15 Voyez sur cent tableaux avec quel soin la Gloire
A tracé la brillante histoire
Des merveilleux exploits qui consacrent son nom.
C’est là que les plus grands Courages,
D’un zèle tout soumis écoutant la chaleur,
20 Viennent par d’assidus hommages
Honorer la Prudence unie à la Valeur.
Cependant mes autels, où par toute la terre
L’encens se prodiguait pour les moindres hasards,
Sont négligés de toutes parts.
25 On regarde LOUIS comme Dieu de la Guerre,
Et l’on ne songe plus à Mars.
D’un si honteux mépris c’est trop souffrir l’audace.
J’en punirai l’injure, et ce temple détruit
Va dans le monde entier étaler à grand bruit
30 Ce que peut faire un Dieu qui menace.

LA FORTUNE.

Si LOUIS des Mortels vous dérobe les voeux,
N’ai-je pas même plainte à faire ?
Tout le monde à l’envi, pour devenir heureux,
N’aspirait toujours qu’à me plaire ;
35 Mais depuis que la Gloire a par tout l’univers
De cet auguste Roi fait briller le mérite,
Pour le suivre chacun me quitte,
Et je vois mes temples déserts.
Cette foule qui plaît, quand même elle importune,
40 Dédaignant mes faveurs, brigue son seul appui.
Il me ravit mes droits, et ce n’est plus qu’en lui
Qu’on songe à chercher la Fortune.
Jugez à me voir sans honneurs,
Jusqu’où va l’ennui qui me presse,
45 Car c’est en vain que le nom de déesse
Me fait attendre encor quelques adorateurs.
De quelque rang qu’on soit, les biens seuls qu’on dispense ;
Nous attirent ces voeux pressants
Dont nous aimons la déférence ;
50 Et les Dieux qui sont sans puissance,
Ne reçoivent guère d’encens.

MARS.

Je vois venir l’Amour. Qu’aura-t-il à nous dire ?

LA FORTUNE.

La renommée arrive aussi ;
Mais lorsque son emploi de tous côtés l’attire,
55 D’où vient qu’elle s’arrête ici ?
L’Amour et la Renommée paraissent portés chacun sur un nuage.

SCÈNE II. Mars, La Fortune, La Renommée, L’Amour. §

LA RENOMÉE.

N’en soyez point surpris ; le pénible voyage
Où jusqu’au bout de l’univers,
Pour vanter ses Vertus chez cent Peuples divers,
Le Monarque des Lis de jour en jour m’engage,
60 M’a déjà tant de fois fait traverser les airs,
Qu’il faut qu’en m’arrêtant enfin je me soulage.
Dans les Siècles passés j’ai bien vu des Héros.
Alexandre et César m’ont donné de la peine,
Mais au moins dans leur course ils reprenaient haleine,
65 Et me laissaient quelque repos.
LOUIS n’en connaît point ; son âme toujours prête
À s’éprouver dans les combats,
À peine a médité la plus haute Conquête,
Qu’à la Victoire il fait suivre ses pas.
70 Chaque instant de sa vie est un nouveau miracle.
Vingt princes dont il fut l’appui,
Arment vainement contre lui.
À ce qu’il entreprend rien ne peut mettre obstacle ;
Et ces jaloux de sa grandeur,
75 Forcés partout à céder la victoire,
Ne combattent jamais que pour lui faire honneur,
Et donner du lustre à sa gloire.
Ainsi pour m’acquitter de ce que je lui dois,
J’ai beau presser mon vol, et me hâter de dire
80 Ce qu’avec moi tout l’Univers admire.
Mes cent bouches pour lui s’ouvrent tout à la fois ;
Et je n’y puis encor suffire.

MARS.

S’il faut ne rien dissimuler,
La plainte me paraît nouvelle.
85 Quoi, vous, qui si souvent sur des contes en l’air
Redites mille fois la même bagatelle,
Vous vous fâchez d’avoir à trop parler ?

LA RENOMÉE.

Je prends sans murmurer tout l’emploi qu’on me donne ;
Mais enfin j’ai peine à souffrir
90 D’être forcée à discourir
Toujours de la même Personne.
Sur chaque nouveauté, comme en tout elle plaît,
J’aime à dire ce que je pense ;
Et si je ne prends intérêt
95 Qu’à célébrer le nom du grand Roi de la France,
Tous les exploits que les autres feront,
À ce compte demeureront
Ensevelis dans le silence.
Je veux bien toutefois ne parler que de lui ;
100 Mais ce qui cause mon ennui,
C’est de voir que quand je publie
Toutes ses grandes actions,
On les prend pour des fictions,
Et l’on m’accuse de folie.
105 Qui pourrait croire aussi ce qu’on a vu deux fois ?
Il paraît, et soudain une Province entière
Se fait un heureux sort de servir de matière
Au triomphe éclatant qui la met sous ses Lois ?
Je crois le voir encor, toujours infatigable,
110 Courant, volant partout, sans jamais s’arrêter,
Être Chef et Soldat, résoudre, exécuter,
Et seul à soi-même semblable,
Chercher dans le péril tout ce qui peut flatter
L’ardeur de gloire insatiable,
115 Qui porte les Héros à s’y précipiter.
Mais c’est peu que forcer de superbes murailles.
Voyez-le dans le même temps,
Par l’effroi de son Nom, gagner plus de Batailles
Qu’on n’en donnait autrefois en vingt ans.
120 Après cela que puis-je faire ?
Toutes ces grandes Vérités
Ne semblent-elles pas des Contes inventés,
Et lorsque je les dis, m’estime-t-on sincère ?

L’AMOUR.

Vous en donnez si souvent à garder,
125 Qu’il est bon qu’une fois vous en soyez punie ;
Mais par LOUIS quand ma gloire est ternie,
Moi, l’Amour, n’ai-je pas tout sujet de gronder ?
Depuis le pouvoir qu’il me vole,
Dont il use comme du sien,
130 Je suis une vraie idole,
Qui ne semble bon à rien.

LA FORTUNE.

D’où ce chagrin vous peut-il naître,
Quand nous voyons que ce Grand Roi,
En gagnant tous les coeurs, chaque jour fait connaître...

L’AMOUR.

135 Mais c’est par lui qu’il s’en rend maître,
Et ce n’est pas mon compte, à moi
Car enfin je voudrais qu’il me dût quelque chose ;
Mais j’ai beau parmi tous mes traits,
Pour faire que des Coeurs par mon ordre il dispose,
140 En aller choisir tout exprès.
D’eux-mêmes à l’envi, sans qu’on les sollicite,
Des Coeurs tout à coup enflammés,
Se rendent tous à son mérite,
Et sans que je m’en mêle, ils s’en trouvent charmés.

MARS.

145 Et c’est à quoi l’Amour prend garde ?
Pourvu que tout vous soit soumis,
Que vos droits soient bien affermis,
Qu’importe...

L’AMOUR.

Passe encor pour ce qui me regarde ;
Mais ce qui fait tout mon ressentiment,
150 Et m’est une peine cruelle,
C’est que lorsque avec une Belle
J’ai fait l’union d’un Amant,
Et qu’elle en croit les noeuds serrés si fortement,
Que rien ne saurait plus l’arracher d’auprès d’elle,
155 Si LOUIS dans sa noble ardeur
Court où l’appelle son grand coeur,
L’Amant, quoique plein de tendresse,
Se reproche un honteux repos,
Et quitte aussitôt la Maîtresse,
160 Pour suivre les pas du Héros.
Elle s’en plaint, elle en soupire,
Et par sa disgrâce fait voir
La faiblesse de mon Empire.

LA RENOMÉE.

Que n’usez-vous alors de tout votre pouvoir,
165 Pour rappeler ceux que la Guerre attire ?

L’AMOUR.

Il ne tient pas à la vouloir ;
Mais j’ai beau faire, j’ai beau dire.
Charmés de voir LOUIS, de marcher sur ses pas,
Quelque flatteur que pour eux je puisse être,
170 C’est un Enfant qui parle, ils ne m’écoutent pas,
Et les combats
Auprès de leur Auguste Maître,
Ont pour eux plus d’appas,
Que les plus tendres feux qu’en leurs coeurs j’ai fait naître.
175 Ainsi la Guerre est un malheur
Qui me rend inutile, et c’est de quoi j’enrage.
Je me trouve accablé de honte et de douleur,
Et tandis que LOUIS fait briller sa valeur,
Je joue un méchant personnage.
180 Mais que vois-je ?

SCÈNE III. La Gloire, Mars, La Renommée, La Fortune, L’Amour. §

L’AMOUR.

La Gloire, à qui le Ciel toujours
Donna les héros à défendre.
De ce Temple où j’ai soin chaque jour de me rendre,
Je viens d’entendre vos discours.
185 En vain, Dieu des Guerriers, dont la fière puissance
Vous fait redouter des mortels,
Vous prétendez détruire les Autels
Que j’ai fait élever au héros de la France.
Il mérite encor plus, et n’est point comme vous
190 Incessamment rempli d’un aveugle courroux.
Lorsqu’il entreprend quelque guerre,
C’est pour mieux maintenir de légitimes droits,
Ou pour confondre ceux, qui méprisant les rois,
Se veulent ériger en Titans de la Terre.
195 Rendez-lui donc justice, et dans tous ses combats
Vous-même accompagnez es pas.
Ainsi de vos fureurs on ne pourra se plaindre,
Et secondant LOUIS, qui par tout sait charmer,
En même temps que vous vous ferez craindre,
200 En même temps vous vous ferez aimer.
À la Fortune.
La Fortune, je le confesse,
A sujet de se chagriner.
Elle est d’un Sexe à voir avec quelque tristesse
Que ses Adorateurs l’osent abandonner,
205 Mais qu’elle se fasse justice.
Ses bienfaits sont souvent suivis de trahison ;
Elle ne fait jamais de bien que par caprice,
Et le Dieu des Français n’en fait que par raison.
Il récompense le mérite,
210 Sans même qu’on l’en sollicite,
Et pour se rétablir, la Fortune aujourd’hui
Doit se ranger auprès de lui.
On oubliera son inconstance,
Et par un surprenant effet,
215 On lui croira de la prudence,
Et c’est ce qu’on n’a jamais fait.
À la Renommée.
Pour vous répondre aussi, Déesse,
Le travail est pénible à remplir votre emploi ;
Mais le charme qu’on trouve à parler d’un grand Roi,
220 Ne demande-t-il pas qu’on en parle sans cesse ?
Depuis que par l’ordre des Cieux
Vous publiez les merveilles
Et des hommes et des Dieux,
En avez-vous jamais rencontré de pareilles,
225 Ni de qui le récit vous fût si glorieux ?
Quant aux Demi-Héros qui prennent pour offense,
Que de leurs noms obscurs vous fassiez peu d’état,
À quoi bon vous charger d’actions sans éclat,
Dont jamais l’Avenir ne prendra connaissance ?
230 Malgré le vain orgueil dont ils sont éblouis,
Laissez-les dans la poussière,
Et donnez-vous toute entière
À publier des exploits inouïs.
Dites plus que jamais cent Héros n’ont pu faire,
235 Vous n’aurez qu’à nommer LOUIS,
Et dans tout l’Univers on vous croira sincère.
À l’Amour.
Vous souffrez, je le connais bien,
J’entre dans votre inquiétude.
Demeurez sans pouvoir, est un destin bien rude,
240 Et je plains fort l’Amour qui ne s’occupe à rien ;
Mais venez voir LOUIS, et tâchez de lui plaire.
Attachez-vous à le considérer,
À voir sa gloire, à l’admirer,
Et vous aurez assez à faire.

L’AMOUR.

245 Je veux suivre votre conseil.

LA FORTUNE.

Chacun doit déférer aux avis de la Gloire.

LA RENOMÉE.

Ainsi que vous je la veux croire.

MARS.

Voyons auparavant ce Temple sans pareil.

LA GLOIRE.

Vous pouvez l’admirer ensemble,
250 Il mérite bien vos regards.
Mais il faut qu’en ce lieu j’assemble
Les plaisirs et les plus beaux Arts.
Par mon ordre ils s’en vont paraître,
Et par leurs Chansons et leurs Jeux
255 Marquer au plus grand Roi que le Ciel ait fait naître,
Ce qu’ils doivent au soin qu’il daigne prendre d’eux.
Dans le temps que Mars et les autres Divinités qui ont paru dans le Prologue, s’avancent dans le temple, pour en mieux examiner les beautés, la Musique sort d’un des côtés du Théâtre, avec un Livre de Tablature à la main. Elle est suivie des Arts, tant Libéraux que Mécaniques, que sont l’Agriculture avec un habit couvert d’Épis d’or, et tenant une Bêche ; la Navigation, vêtue d’un Taffetas de la Chine, à la manière des Matelots ; l’orfèvrerie, chargée de Chaînes d’or et de pierreries ; la Peinture, tenant une Palette et un Pinceau ; la Guerre, une Épée ; la Géométrie, un Compas ; L’astrologie, un Globe ; la Sculpture, un Ciseau. La Comédie paraît de l’autre côté, tenant un Masque, et accompagnée des Plaisirs. La Chasse, qu’on met ensemble au nombre des Plaisirs et des Arts, se fait voir la première revêtue de vert et tenant un dard. La Mascarade la suit bizarrement habillée, avec un Cornet à la main. On voit ensuite la Pêche qui tient une Ligne ; La Paume, une Raquette ; le Jeu, des Cartes ; La Bonne chère, un Flacon d’Or ; et la Danse, une Poche. Après avoir par quelques figures, et par leurs différentes actions, donné des marques de ce qu’ils représentent, la Comédie et la Musique chantent ensemble le Dialogue suivant.

PROLOGUE de le MUSIQUE et de la COMÉDIE. §

LA COMÉDIE.

Pour divertir LOUIS, unissons-nous ensemble,
Il est le plus grand des Mortels,
Et quand pour lui la Gloire élève des Autels.
260 Il faut que la Musique assemble
Ce que ses tons les plus charmants
Peuvent à mon Théâtre ajouter d’ornements.

LA MUSIQUE.

Pour ce Grand Roi qui sur la Scène
Voit si souvent tes charmes éclater,
265 J’aimerais assez à chanter ;
Mais j’ai si peu de voix, qu’on ne m’entend qu’à peine.

CEUX DES COMÉDIENS qui représentent une partie des ARTS et des PLAISIRS.

Si tu nous veux souffrir, nous pourrons t’en prêter.

LA COMÉDIE et LA MUSIQUE ensemble.

Unissons-nous pour célébrer la Gloire
Dont brille l’Auguste LOUIS.

LA MUSIQUE, seule.

270 De son éclat partout les Peuples éblouis
Consacrent son grand Nom au Temple de Mémoire.

LA COMÉDIE et LA MUSIQUE ensemble.

Unissons-nous pour célébrer sa gloire.

TOUS ensemble.

Vantons ce grand Nom comme eux.
Jamais Exploits si fameux
275 Ne firent parler l’Histoire.

LA COMÉDIE et LA MUSIQUE avec un Art.

Ils sont tels, que nos Neveux
Refuseront de les croire.

TOUS ensemble.

Chantons, unissons-nous pour célébrer sa gloire.

LA MUSIQUE seule.

Sur des Exploits moins glorieux,
280 On a placé parmi les Dieux
Les Héros dont le nom fut grand et redoutable.
LOUIS a droit plus qu’eux à l’immortalité ;
LOUIS qui tous les jours fait une Vérité
Des vains prodiges de la Fable.

LA COMÉDIE et LA MUSIQUE.

285 Ses Ennemis, de ses armes frappés,
Sont à vanter son nom eux-mêmes occupés,
Les voyant entasser Victoire sur Victoire.

TOUS ensemble.

Vantons ce grand Nom comme eux
Jamais Exploits si fameux
290 Ne firent parler l’Histoire.

LA COMÉDIE et LA MUSIQUE avec un des Arts.

Ils sont tels, que nos Neveux
Refusèrent de les croire.

TOUS ensemble.

Chantons, unissons-nous pour célébrer sa gloire.
DÉCORATION DU Ier ACTE.
Le Théâtre du Prologue fait place à une Décoration moins régulière, mais qui dans son irrégularité ne laisse pas d’avoir des beautés qui plaisent également à la vue. Elle représente une Plaine, où diverses Ruines marquent les restes de quelques Palais démolis, et le tout dans une si agréable variété, qu’elle n’a aucune partie qui ne fasse paraître quelque chose de différent. Au bout de cette plaine on découvre une Montagne d’une grandeur prodigieuse. Elle est fertile dans le bas en Plantes et Fleurs bâtardes ; et à mesure qu’elle s’élève, elle devient aride, formant des Rochers peu remplis de verdure, et entrecoupés de chemins. Le sommet laisse voir un Palais ruiné et désert, avec un grand Horizon tout autour, en sorte que la Montagne est isolée, et paraît naturelle aux yeux.

ACTE I §

SCÈNE PREMIÈRE. Glaucus, Palémon. §

PALÉMON.

J’admire, à dire vrai, cette délicatesse.
295 Silla tient votre coeur charmé,
Vous n’aspirez dans l’ardeur qui vous presse,
Qu’à l’unique bonheur de vous en voir aimé ;
Et lorsque votre rang vous peut aider à plaire,
Vous vous obstinez à le taire.
300 Vous passez pour un Prince illustre et glorieux,
Que l’on révère dans la Thrace,
Et c’est choisir d’assez nobles Aïeux,
Que de faire Borée Auteur de votre Race.
Borée, en ces Cantons de frimas et de glace,
305 S’est acquis un renom qui fait bruit en tous lieux ;
Mais lorsque d’un rival l’amour vous embarrasse,
Si l’aimable Silla savait qu’entre les Dieux
Le Destin vous a donné place,
Vos desseins n’en iraient que mieux.
310 Laissez là d’un mortel la trompeuse apparence,
Et prenez de Glaucus la fière majesté.
Pour forcer un coeur qui balance,
L’éclat de la Divinité
Manque rarement de puissance.

GLAUCUS.

315 Ah Palémon, crois-tu qu’on puisse avoir jamais,
Quand on est bien touché, l’âme trop délicate,
Et quelque doux penchant qui pour nos coeurs combatte,
L’amour qui contraint les souhaits,
A-t-il quelque chose qui flatte ?
320 Si me faisant connaître pour Glaucus,
J’obtiens que Silla me préfère,
Pourrai-je m’applaudir de ses dédains vaincus,
Quand son ambition voulant se satisfaire,
Aura plutôt en moi, pour finir mon tourment,
325 Regardé le Dieu que l’Amant ?
Comme Prince et Mortel, dans mon amour extrême,
Je voudrais lui pouvoir faire agréer mes voeux,
Obtenir son coeur d’elle-même,
Et la voir sensible à mes feux,
330 Sans qu’elle sût que c’est un Dieu qui l’aime.

PALÉMON.

Si comme dans Borée il vous a plu choisir
Le sang que vous feignez vous avoir donné l’être,
Vous l’imitiez dans le brûlant désir
Que l’amour autrefois dans son âme fit naître,
335 Vous n’auriez pas le goût si différent du sien.
Charmé de la belle Orithie,
Il fit l’Amant soumis, en prit le doux maintien,
Et d’abord les soupirs furent de la partie ;
Mais voyant qu’auprès d’elle ils ne servaient de rien,
340 Sans tenir au respect la flamme assujettie,
Il employa la force, et s’en trouva fort bien.

GLAUCUS.

Ah, ne me parle point de suivre son exemple.
Moi, tâcher d’être heureux par un enlèvement !

PALÉMON.

Soupirez donc toujours, la matière est bien ample,
345 Quand un rival en est le fondement.
Silla, vous le savez, regrette Mélicerte ;
Pour ce Prince Thébain son coeur est enflammé.

GLAUCUS.

Oui, je sais qu’il en est aimé,
Et c’est la cause de ma perte.
350 Mais enfin tout à coup disparu de ces lieux,
Sans l’avoir préparée aux chagrins de l’absence,
Par ce départ injurieux
Il semble qu’à mon espérance
Il abandonne un bien si précieux.
355 Il me faut ménager un temps si favorable.
Ainsi je veux, pour fléchir sa rigueur,
Lui jurer tout l’amour dont le plus tendre coeur
Se soit jamais trouvé capable ;
Et si les vifs transports d’une si belle ardeur
360 La laissent à mes voeux toujours inexorable,
Je ferai briller à ses yeux
L’honneur que j’ai reçu d’être au nombre des Dieux.
Peut-être que déjà la Nymphe Galatée,
Qui sait tout le secret de mon déguisement,
365 Aura nommé Glaucus à Silla pour Amant.
La chose entre elle et moi s’est ainsi concertée,
Pour découvrir son sentiment ;
Et pour peu que d’un Dieu l’hommage l’ait flattée,
Si comme Prince enfin je me vois sans espoir,
370 Parlant comme Glaucus, j’aurai quelque pouvoir.
Ce n’est pas qu’il soit sûr qu’elle veuille se rendre.
Il est d’orgueilleuses Beautés
Qui font gloire de se défendre
De l’amour des Divinités.
375 Apollon autrefois fut l’Amant le plus tendre,
Et l’offre de son coeur soumis, passionné,
Ne put toucher la trop fière Daphné.

PALÉMON.

Mais à quand découvrir que le Prince de Thrace
Cache en vous ce Glaucus que l’on ne connaît pas ?

GLAUCUS.

380 Laisse à ma flamme encor rendre quelques combats.
Malgré ce que je souffre à voir Silla de glace,
Je perds ce que l’amour a de plus doux appas,
Si Glaucus dans son coeur peut seul me donner place.

PALÉMON.

L’Être Divin sans doute est un grand bien,
385 Le privilège en est commode ;
Mais pour moi, je voudrais qu’au moins ce fût la mode,
Que les Dieux pussent tout, et ne souffrissent rien

GLAUCUS.

C’est l’arrêt du Sort ; nous ne sommes
En matières de passions,
390 Que ce qu’ici-bas sont les Hommes ;
Et si des Transformations
Les miracles nous sont possibles
L’heur d’être plus ou moins sensibles
Ne suit pas nos intentions.
395 Par nous les volontés ne sont jamais forcées,
Et quand l’Amour nous a touchés,
Pénétrer dans les coeurs, lire dans les pensées,
Sont droits qui nous sont retranchés.
Il est bon après tout qu’une telle impuissance,
400 Laissant craindre et douter, irrite le désir.
L’incertitude anime l’espérance,
Et nous aimerions sans plaisir,
Si nous n’aimions qu’avec pleine assurance
De ne trouver aucune résistance
405 Dans l’Objet que l’Amour nous aurait fait choisir.

PALÉMON.

Comme je n’aime pas la peine,
J’y serais, je l’avoue, un peu moins délicat ;
Et quoique vaincre sans combat
Ne soit pas pour une âme vaine
410 Un triomphe de grand éclat,
J’aimerais à trouver la Victoire certaine.
Témoin les Belles que voici,
Dont chacune avec moi prend différente route.
Je vois la fière, sans souci,
415 Et je ne fais le radouci
Qu’auprès de celle qui m’écoute.

SCÈNE II. Glaucus, Palémon, Célie, Mélisse. §

GLAUCUS.

Quoi, seules sans Silla ?

CÉLIE.

Derrière ce coteau
Elle a trouvé la Nymphe Galatée,
Avec qui par respect elle s’est arrêtée.

GLAUCUS.

420 Sans cette occasion il m’eût paru nouveau
Que vous l’eussiez ainsi l’une et l’autre quittée.
Que m’en apprenez-vous, et que dois-je espérer
Du pur amour que je lui fais paraître ?

CÉLIE.

Sa fierté peut ne pas durer ;
425 Mais qui risque sur un peut-être,
A quelquefois longtemps à soupirer.

MÉLISSE.

Seigneur, si vous m’en voulez croire,
Vous cesserez d’aimer qui ne vous aime pas.
Vous devez cet effort au soin de votre gloire,
430 Et c’est vous ravaler trop bas,
Que de céder une victoire
Dont vous voyez qu’on fait si peu de cas.

CÉLIE.

Contre l’Amour Mélisse est toujours animée,
Et dit plus qu’elle ne ferait.

MÉLISSE.

435 Il est vrai que jamais je n’eus l’âme enflammée ;
Mais le dépit me guérirait,
Si j’aimais un moment sans que je fusse aimée.

GLAUCUS.

Non, vos conseils sont superflus.
Mélisse, il faut que j’aime, et le Destin l’ordonne ;
440 Mais lorsque tout mon coeur à Silla s’abandonne,
Qu’ai-je en moi qui me doive attirer ses refus ?
Mon rival vaut-il tant qu’elle me le préfère,
Quand il s’agit de choisir un époux ?
Et suis-je fait d’un air...

CÉLIE.

Non, Seigneur, au contraire,
445 Air, taille, mine, port, tout est brillant en vous ;
Et vous auriez le coeur de quelqu’une d’entre nous,
Si quelqu’une de nous avait l’heur de vous plaire.

MÉLISSE.

Qui cherche à prévenir d’un air si gracieux,
Doit se sentir d’humeur à ne se point défendre.

CÉLIE.

450 Sans doute, je tiendrais le parti glorieux,
Car comme vous je ne veux pas le prendre
Sur le ton fier et sérieux ;
Mais soit dit sans blesser le pouvoir de vos yeux,
Qui vous donnent droit de prétendre
455 Jusqu’à la tendresse des Dieux,
Celle qu’on voit qui se défend le mieux,
Est quelquefois la plus prête à se rendre.

PALÉMON.

Célie est sans façon, et je l’aime par là.

CÉLIE.

À quoi peut servir la grimace ?

GLAUCUS.

460 Quoi, toujours Mélicerte est aimé de Silla,
Quoique par son absence il m’ait quitté la place ?
Il l’ose abandonner, sans qu’on sache en quel lieu
Son ingratitude l’entraîne,
Point d’excuse, aucun adieu
465 Et les soupirs d’un Prince, et peut-être d’un Dieu,
Ne pourront contre lui révolter l’inhumaine ?
La constance est sans doute un peu hors de saison.

CÉLIE.

Voilà ce que c’est qu’une Femme.
Quand de l’amour le doucereux poison
470 S’est une fois emparé de son âme,
Il la brouille si bien avecque sa raison,
Que la plus noire trahison
Peut à peine éteindre sa flamme.
J’ai beau pour vous servir peindre votre rival
475 De toutes les couleurs qui repoussent l’estime.
De son éloignement j’ai beau lui faire un crime.
Silla soutient que je le connais mal,
Et croit brûler pour lui d’un feu si légitime,
Que dans l’ardeur de le revoir
480 Elle veut de Circé faire agir le pouvoir.

GLAUCUS.

De Circé ! Quoi, Célie....

CÉLIE.

Oui, dès aujourd’hui même
Elle songe à se rendre au Palais de Circé.

GLAUCUS.

Je l’aperçois qui vient. Ciel, faut-il que je l’aime,
Si de son coeur par ma tendresse extrême
485 Mon indigne rival ne peut être chassé ?

SCÈNE III. Glaucus, Silla, Palémon, Célie, Mélisse. §

GLAUCUS.

Qu’avez-vous résolu, Madame ?
Dois-je toujours languir, et languir sans espoir ?

SILLA.

Je vous l’ai déjà dit, j’estime votre flamme,
Prince, et vos voeux offerts auraient touché mon âme,
490 Si sur moi Mélicerte eût eu moins de pouvoir.

GLAUCUS.

Doit-il le conserver, ce pouvoir qui me tue,
Quand il aime assez peu pour vous abandonner ?
Sa fuite est-elle à pardonner ?
Il vous quitte, il renonce au bien de votre vue,
495 Et vous voulez vous obstiner
À lui garder la foi qu’il a reçue.

SILLA.

Qu’il en soit digne, ou non, tout est égal pour vous.
Je dois toujours l’aimer, s’il m’est toujours fidèle ;
Et si de son départ la cause est criminelle,
500 Tous les Hommes par lui méritent le courroux,
Où pour venger ma gloire un juste orgueil m’appelle,
Et je leur dois jurer à tous,
Pour le crime d’un seul, une haine éternelle.

GLAUCUS.

Quoi, regarder ce crime ainsi qu’un attentat
505 Que partagent tous ceux qu’un beau feu vous attire ?

SILLA.

De l’Amour une fois on peut suivre l’empire,
Au péril de faire un Ingrat ;
Mais dès qu’on est trompé, l’épreuve doit suffire,
Et pour peu qu’elle ait fait d’éclat,
510 Qui de nouveau peut croire un Amant qui soupire
N’a pas sur la fierté le coeur bien délicat.

GLAUCUS.

Rigoureuse maxime ! À quoi me réduit-elle,
Si rien ne vous la fait changer ?

SILLA.

Je n’ai pas l’esprit léger ;
515 Et si j’aime un infidèle ;
Jamais passion nouvelle
N’aura de quoi m’engager.

GLAUCUS.

Ah, si vous connaissiez jusqu’où pour vous la mienne
Pousse les transports de mon coeur !

SILLA.

520 Je les crois pleins de la plus vive ardeur ;
Mais que voulez-vous qu’elle obtienne,
Lorsqu’un Dieu même éprouve ma rigueur ?
Je viens de quitter Galatée,
Qui m’a peint de Glaucus le violent amour.
525 Je ne l’ai qu’à peine écoutée ;
Tout cède à Mélicerte, et j’attends son retour.

GLAUCUS.

Il est juste qu’un Dieu sur un Mortel l’emporte ;
Et si Glaucus brûle pour vous,
Ce choix à votre gloire importe,
530 Je le verrai sans en être jaloux.
Au moins ce me fera quelque chose de doux,
Que mon malheur au plus haut rang vous porte,
Et ma douleur sera moins forte
Par l’avantage de l’Époux.

SILLA.

535 Prince, l’ambition ne règle point ma flamme,
Et si j’avais encor à choisir un Amant,
Je ne m’attacherais qu’au seul empressement ;
Lui seul pourrait tout sur mon âme.
Ainsi tout Dieu qu’il est, si Glaucus écouté
540 De mon coeur se rendait le maître,
Ce serait moins par sa Divinité,
Que par l’amour qu’il me ferait paraître.

GLAUCUS.

Quoi, d’un Dieu pour Époux faire si peu de cas,
Qu’un Mortel lui soit préférable ?

SILLA.

545 C’est à force d’aimer que l’on se rend aimable,
Et je ne me figure pas
Que d’un amour solide et stable
Un Dieu chérisse assez l’appas,
Pour en être longtemps capable.

GLAUCUS.

550 C’est mal juger des Dieux, qu’avoir ce sentiment.

SILLA.

Leur flamme est sitôt amortie,
Qu’on les peut croire tous portés au changement.
Le Soleil n’a-t-il pas abandonné Clitie,
Lui qui semblait l’aimer si tendrement ?
555 Croyez-moi, leur amour n’approche point du nôtre.
Si c’est gloire qu’un Dieu, quand on l’a pour Époux,
Il en faut essuyer mille chagrins jaloux ;
Et Jupiter lui-même, à le dire entre nous,
N’est pas meilleur Mari qu’un autre.

GLAUCUS.

560 Mais par son peu d’amour quels ennuis aujourd’hui
Ne vous cause pas Mélicerte ?

SILLA.

Il est vrai, je soupire, et ce n’est que par lui
Qu’aux soupirs mon âme est ouverte.
Il s’est éloigné sans me voir,
565 Sans m’apprendre en quel lieu son mauvais sort l’exile.
À le faire chercher mon soin est inutile,
Je demande, m’informe, et n’en puis rien savoir.
Son incertaine destinée
À mon esprit flottant cause mile embarras.
570 Il peut être infidèle, il peut ne l’être pas.
Mais enfin je puis voir ma peine terminée,
Et sortir de ce mauvais pas.
Il est un sûr moyen d’éclaircir le mystère
De son départ précipité.

GLAUCUS.

575 Employez-le, Madame, et faites vanité
D’étaler à mes yeux ce qui me désespère.
Pour moi, qui vois que de vous plaire
Tout espoir désormais à ma flamme est ôté,
Je ne serai plus arrêté
580 Par un respect qui m’est contraire.
Je vais devenir téméraire,
Et pour réduire enfin votre ingrate fierté,
Il n’est rien que je n’ose faire.

SILLA.

C’est pour l’amour un assez doux appas,
585 Que de chercher à se faire craindre.

GLAUCUS.

Si le mien va trop loin, ne m’en accusez pas.
C’est vous qui le voulez contraindre
À recourir aux attentats.
Pour forcer vos désirs, je vais mettre en usage
590 Ce qu’en vain...

SILLA.

Adieu, Prince, il faut me retirer
Pour ne rien ouïr davantage.
Je vois que votre amour commence à s’égarer,
Et vous estime assez pour vouloir ignorer
L’indiscrète chaleur où son transport l’engage.

GLAUCUS.

595 Madame, encor un mot.

SILLA.

Je n’écoute plus rien.

GLAUCUS.

Je vous suivrai partout, et malgré vous sans cesse
Je me plaindrai de l’ennui qui me presse.

SCÈNE IV. Palémon, Célie. §

PALÉMON.

Tout de bon, Célie, est-il bien
De se montrer ainsi tigresse ?

CÉLIE.

600 Silla se pique trop d’avoir le coeur constant
Pour un Ingrat qui l’a quittée.
Pour moi, qui serais rebutée,
Si l’on m’en avait fait autant,
Je prendrais sans façon l’offre de Galatée.

PALÉMON.

605 Ainsi l’amour d’un Dieu te toucherait le coeur !

CÉLIE.

N’en déplaise au Prince ton Maître,
Un Dieu, plus qu’un Mortel, en aimant fait honneur ;
Et si le moindre d’eux me montrait quelque ardeur,
Malgré ce qu’en mon âme un autre aurait fait naître,
610 Je m’en ferais, un sensible bonheur.

PALÉMON.

Voilà comme au brillant courent toutes les Femmes.
Elles ont beau jurer fidélité,
L’amour ne tient jamais contre la qualité
Et malgré les plus belles flammes,
615 L’Amant au plus rang monté
Est celui qui toujours peut le plus sur leurs âmes.

CÉLIE.

Va, va, tu n’en ferais pas moins.
Malgré ce que tu m’as débité de fleurettes,
Si parmi nos Nymphes coquettes
620 Quelqu’une était d’humeur à recevoir tes soins...

PALÉMON.

Tes affaires alors pourraient bien être faites,
Car tu veux qu’avec toi je parle franchement.

CÉLIE.

Sans doute ; mais Silla s’avance dans la Plaine,
Il me la faut rejoindre promptement.

PALÉMON.

625 Nous la rattraperons, ne t’en mets point en peine.
J’ai beaucoup à te dire, écoute seulement.

CÉLIE.

Pas deux mots.

PALÉMON.

Pas deux mots ! Quoi, refuser d’apprendre...

CÉLIE.

Si le coeur te dit d’en conter,
Ces trois Belles auront tout loisir de t’entendre,
630 Et je veux bien te laisser coqueter.

PALÉMON.

Elles pourront longtemps m’attendre,
Je t’aime trop, pour te pouvoir quitter.

SCÈNE V. Florise, Dorine, Astérie. §

FLORISE.

Circé doit préparer un Charme d’importance,
Puisqu’en cette Montagne elle a voulu chercher
635 Les Herbes qu’elle-même elle vient d’arracher,
Et dont l’entière connaissance
Est un secret qu’elle aime à nous cacher.

ASTÉRIE.

Serait-ce que déjà lasse de sa conquête,
Au Prince Mélicerte elle manque de foi,
640 Qu’à s’en défaire elle s’apprête,
Et qu’elle cueille ici de quoi
Le métamorphoser en Bête ?

DORINE.

C’est de tous les Amants le déplorable sort.
Après les plus fortes tendresses
645 Dont elle est prodigue d’abord,
Un état mille fois plus fâcheux que la mort
Devient le fruit de ses promesses.

ASTÉRIE.

Voir les uns transformés en Loups.
Les autres d’un Lion endosser la figure,
650 C’est une terrible aventure.

DORINE.

Ne vaudrait-il pas mieux qu’à quelqu’une de nous
Quand Circé d’un Amant a juré la disgrâce,
Elle cédât les voeux dont l’offre l’embarrasse ?

ASTÉRIE.

Pour moi, je verrais sans courroux,
655 Si dans son coeur Mélicerte s’efface,
Qu’il me vînt faire les yeux doux,
Et je sens je ne sais quel mouvement jaloux
De ce qu’un autre Objet le rend pour moi de glace.

DORINE.

Ainsi, ma Soeur, vous croyez bonnement,
660 S’il pouvait à Circé devenir infidèle,
Que vous l’engageriez à quelque attachement ?

ASTÉRIE.

Et ne suis-je pas assez belle
Pour mériter son radoucissement ?

DORINE.

Pour moi, je vous admire, et ne vois pas comment
665 Écouter des douceurs peut donner tant de joie.
C’est bien du temps perdu que celui qui s’emploie
À tourner sur le tendre un fade sentiment,
Et je ne sache rien...

ASTÉRIE.

Ma Soeur, c’est vainement
Que votre pruderie avec nous se déploie.
670 À quoi bon ce déguisement,
Vous décriez l’Amour, et pensez autrement,
Car enfin votre coeur est fait comme le nôtre ;
Et s’il vous venait un Amant,
Vous le prendriez comme une autre.

DORINE.

675 En voici pour nous à choisir.
Trois satyres ici viennent pour nous surprendre.

ASTÉRIE.

Comme sans nul péril nous pouvons les entendre,
Il faut s’en donner le plaisir.

FLORISE.

Vous n’en craignez point l’insolence ?

ASTÉRIE.

680 Circé n’est qu’à dix pas de nous,
Et nous aurons par elle une sûre vengeance
S’ils méritent notre courroux.

SCÈNE VI. Florise, Dorine, Astérie, Trois Satyres. §

1. SATYRE.

Vous n’échapperez pas ; nous vous tenons, les Belles.

FLORISE.

Ah, ma Soeur.

2. SATYRE.

Contre nous vos efforts seront vains.
685 Le seul moyen de sortir de nos mains,
C’est de n’être point cruelles.

ASTÉRIE.

Vous êtes d’accommodement ?
Encor est-ce pour nous une assez bonne affaire.
Ça, regardons ce qu’il faut faire,
690 Mais surtout point d’emportement.

1. SATYRE.

Il faut vivre pour nous, et chercher à nous plaire.

ASTÉRIE.

Il est bon de savoir comment.
Avec vous volontiers, en nous prenons pour Femmes,
Nous irons habiter les Bois.

3. SATYRE.

695 C’est bien notre affaire à tous trois.

1. SATYRE.

S’il ne tient qu’à cela, l’hymen joindra nos âmes ;
Voici celle dont je fais choix.

2. SATYRE.

Ne te hâte point tant, c’est celle
À qui je veux donner ma foi.

1. SATYRE.

700 J’ai parlé le premier, je l’aurai.

2. SATYRE.

Bagatelle.
Tu prétends me faire la loi ?

1. SATYRE.

C’est un arrêt donné sans retour.

3. SATYRE.

J’en appelle.

1. SATYRE.

Tu t’en veux mêler ?

3. SATYRE.

Et pourquoi
Voudrez-vous tous deux la plus belle,
705 Étant tous deux plus laids que moi ?

2. SATYRE.

Je suis plus laid ? Voyez sa mine.
Mal figuré, trapu, courtaud.

3. SATYRE.

À cause de sa taille, il veut le porter haut ;
Mais qu’il approche, il est d’une odeur fine
710 À mettre le coeur en défaut.

ASTÉRIE.

C’est pousser trop loin la querelle,
Je sais pour la finir un moyen glorieux.
Celui des trois qui chantera le mieux,
Choisira de nous la plus belle.

1. SATYRE.

715 D’accord.

2. SATYRE.

Je le veux bien.

3. SATYRE.

Rien ne peut être mieux.

1. SATYRE.

Silence à ma chanson nouvelle.
CHANSON DU PREMIER SATYRE.
Deux beaux yeux me charment,
Leurs traits me désarment ;
Mais s’ils ne sont doux,
720 Nargue de leurs coups.
J’aime une Maîtresse
Qui me tend les bras.
Fi de la rudesse.
Avec mille appas
725 La Beauté tigresse
Ne me plairait pas.
Qu’est-ce ? Et bien ? N’ai-je pas une voix qui résonne ?

ASTÉRIE.

Elle a de quoi nous charmer.

2. SATYRE.

Pour cesser de l’estimer,
730 Écouter comme j’entonne.
CHANSON DU SECOND SATYRE.
Un jour la jeune Lisette
Couchée à l’ombre d’un Bois,
Disait d’une triste voix,
Hélas ! Hélas ! Faut-il rêver seulette,
735 Et ne pourrait-on quelquefois
Se trouver deux à rire sur l’herbette ?
Un Berger survint
Qui lui tint
Bonne et douce compagnie.
740 Sur la rencontre au Bois, dès qu’on en eut le vent,
On fit jaser la Calomnie,
Qui mit cent contes en avant ;
Mais Lisette laissa médire.
Le Berger l’avait fait rire,
745 Elle y retourna souvent.
Ma voix ? Est-il rien de si doux ?

DORINE.

Vous avez fait tous deux merveilles !

3. SATYRE.

Ce n’est encor là rien, apprêtez vos oreilles.

SCÈNE VII. Florise, Dorine, Astérie, Trois Satyres, Deux autres Satyres qui surviennent. §

4. SATYRE.

Ah, ah, Troupe gaillarde, il fait bon avec vous.

1. SATYRE.

750 Halte-là.

5. SATYRE.

Vous pensiez avoir chacun la vôtre,
Mais vous n’avez qu’à décompter.

2. SATYRE.

Ah, s’il ne tient qu’à disputer...

4. SATYRE.

Prenez-en votre part, et nous donner la nôtre ;
Quand on parle raison, il la faut écouter.

ASTÉRIE.

1
755 Avec eux avant vous nos pactions sont faites ;
Sous les lois de l’hymen ils nous donnent leur foi.

5. SATYRE.

De l’hymen ? Ah, je m’en ris, moi,
Ce sont là de belles défaites.

3. SATYRE.

Le pas est un peu hasardeux.
760 Si nous faisons jouer la massue...

4. SATYRE.

Pour n’avoir rien à débattre avec eux,
De ce côté tourne la vue,
Celle qui vient suffira pour nous deux.
Elle seule elle vaut plus que les trois ensemble.

5. SATYRE.

765 J’en suis charmé.

SCÈNE VIII. Florise, Dorine, Astérie, Circé, Cinq Satyres. §

5. SATYRE à Circé.

Ma Reine, il se peut...

CIRCÉ.

Insolent.
C’est Circé qui paraît, que chacun de vous tremble.

ASTÉRIE.

L’amour à fuir ne les rend pas trop lents.

DORINE.

Voici pour eux des paroles terribles.

FLORISE.

Ils ne s’attendaient guère à ce fâcheux revers.

4. SATYRE.

770 Tenons bon.

CIRCÉ.

Contre moi ?

4. SATYRE.

Voir tant de biens offerts,
Et ne pas...

CIRCÉ.

C’en est trop. Vous, Esprits invisibles,
À qui je rends toutes choses possibles,
Portez-les loin d’ici par le milieu des airs.
Les cinq Satyres sont enlevés, deux dans les deux côtés du théâtre, et les trois autres sur le cintre.

ASTÉRIE.

C’est là pour nous tirer d’affaires
Prendre des chemins assez courts.

CIRCÉ à ses Nymphes.

Allez, laissez-moi seule en ces lieux solitaires.

SCÈNE IX. Glaucus, Circé. §

GLAUCUS.

780 Madame, je venais vous offrir du secours
Contre d’infâmes Téméraires ;
Mais le prompt châtiment que vient de recevoir
Leur insolence extrême,
Me convainc de votre pouvoir.
785 Vous n’avez eu contre eux que de vous-même,
Et d’un seul mot leur espoir renversé
Me fait connaître en vous la fameuse Circé.

CIRCÉ.

Vous ne vous trompez point, j’ai le Soleil pour Père,
Et je tiens de lui ce grand Art,
790 Qui dans tous les lieux qu’il éclaire,
Aux honneurs de son rang me donne tant de part.
Je ne puis cependant m’applaudir trop du zèle
Qui vous intéresse pour moi.
Il part de l’âme la plus belle,
795 Et je voudrais savoir à qui je dois
Ce qui rendra pour vous mon estime éternelle.
Si par ce qui brille à mes yeux,
L’air, le port, la taille, la mine,
Je puis de votre sang pénétrer l’origine,
800 La source en doit venir des Dieux,
Et pour vous le Destin...

GLAUCUS.

Je l’avouerai, Madame.
Le Destin m’a comblé d’honneurs jusqu’à ce jour,
Et le rang que je tiens dans une illustre Cour
Aurait de quoi satisfaire mon âme,
805 Si j’étais content de l’amour ;
Mais une Nymphe ingrate autant qu’elle est aimable,
Silla, la charmante Silla,
Par une rigueur incroyable,
Ne peut souffrir mes voeux, les rejette, et c’est là
810 De tous les maux pour moi le plus insupportable.
Son coeur d’un autre amour dès longtemps prévenu,
Traite mes plaintes d’indiscrètes.
Mélicerte...

CIRCÉ.

Ce nom ne m’est pas inconnu,
Et je sais par lui qui vous êtes.
815 Jusque dans mon Palais votre amour a fait bruit.
On y plaint le Prince de Thrace,
Que trop d’aveuglement réduit
À la honteuse et sensible disgrâce
De pousser des soupirs dont un autre a le fruit.

GLAUCUS.

820 Il n’en est point de plus cruelle.
Mes maux passent tous ceux qui se peuvent offrir ;
Mais est-il honteux de souffrir,
Lorsque la cause en est si belle ?
Tout ce qu’un rare Objet eut jamais de charmant,
825 Tout ce qui peut toucher une âme,
Silla...

CIRCÉ.

Vous parlez en amant ;
Mais enfin vos chagrins naissant de votre flamme,
J’y puis donner quelque soulagement.

GLAUCUS.

Que me dites-vous ? Quoi, Madame,
830 Vous ferez que silla finisse mon tourment ?

CIRCÉ.

Je ferai que l’Amour propice
Répare vos transports jaloux
Par tout ce qu’il a de plus doux ;
Mais il faut que le Charme avec vous s’accomplisse,
835 Ce sont vos intérêts, je ne puis rien sans vous.
Dans mon Char je vous offre place.
Mes dragons emplumés qui le tiennent en l’air,
Vers moi seront prêts à voler
Au moindre signe que je fasse.
840 Le voilà qui descend. Prince, ne craignez rien,
Lorsque Circé vous sert de guide.

GLAUCUS.

Est-il quelques périls dont l’amour s’intimide,
Quand il est fort comme le mien ?
Glaucus entre dans ie Char de Circé, qui l’enlève par l’air avec elle dans son Palais.

ACTE II §

DÉCORATION DU IIe ACTE.
L’Art et la Nature ont également part à ce qui fait la décoration de cet acte. Cette grande montagne qui a paru dans le premier, s’abîme d’une manière aussi surprenante qu’elle s’était élevée, et laisse paraître en sa place un Jardin rempli de berceaux, de fontaines, de plantes, de fleurs, de vases, sur lesquels sont des Enfants montés sur des cygnes qui jettent de l’eau. On y voit encore d’autres vases de porcelaine, de terre ciselée, et de marbre blanc. Les ornements en sont d’or, et ces vases sont remplis d’orangers, d’arbres fruitiers, et de fleurs naturelles.

SCÈNE PREMIÈRE. Palémon, Florise, Dorine, Astérie. §

FLORISE.

Allez rejoindre votre Maître,
Et nous laissez ici travailler en repos.

PALÉMON.

C’est me chasser un peu mal à propos.
Comme nouveau venu, peut-être
850 J’ai droit de vous dire trois mots.

ASTÉRIE.

Ma Soeur, quand il en dirait quatre,
Je crois qu’il n’en serait que mieux.
Pourquoi de votre sérieux
Ne vouloir jamais rien rabattre.
855 Il faut rire, autrement les jours sont ennuyeux.

PALÉMON.

Vous avez le goût bon, ma chère,
La joie est toujours de saison.

DORINE.

Je le crois d’humeur...

PALÉMON.

À tout faire.
Badin, tant qu’il est nécessaire,
860 Même un peu plus que de raison.

ASTÉRIE.

Il faudra faire connaissance,
Après, ne soit point en souci ;
Les plaisirs semblent naître ici,
On les y trouve en abondance.
865 Mais qui t’a découvert qu’au Palais de Circé
Ton Maître parmi nous s’était laissé conduire ?

PALÉMON.

Quand dans le Char il s’est placé,
Je n’étais qu’à vingt pas, et venais pour l’instruire
Du départ de l’Objet dont son coeur est blessé.
870 Silla vers ce Palais a déjà pris sa route ;
Pour en donner avis je suis vite accouru.

DORINE.

Quoi, presque en un moment ?

PALÉMON.

Sans doute,
Circé sortait du Char lorsque ici j’ai paru.
Comme mon Maître est du sang de Borée,
875 Pour tous ceux de sa suite il a des Vents Follets,
Qui pour les transporter où tendent leurs souhaits,
Sont une voiture assurée.
L’un d’eux d’un vol léger m’a mis dans ce Palais.

ASTÉRIE.

Pour ton Maître Silla va n’être plus à craindre,
880 Il est d’autres appas qui toucheront son coeur.

PALÉMON.

Je doute qu’à changer on le puisse contraindre.
Silla seule lui plaît, et malgré sa rigueur
Il chérit trop les feux pour les laisser éteindre.

DORINE.

Ce n’est pas avec nous qu’il doit faire le fier.
885 Pour confondre l’orgueil, le réduire aux prières,
Nos Herbes sont à craindre, et les âmes altières
Trouvent ici peu de quartier.

PALÉMON.

Faites de votre mieux, mon Maître a des lumières
Qui le rendront aussi Sorcier
890 Que vous pourrez être Sorcières.

ASTÉRIE.

Puisque tu nous braves pour lui,
Tu n’as qu’à l’avertir qu’il songe à se défendre.

PALÉMON.

J’y cours. Si vous voulez le forcer à se rendre,
Travaillez-y dès aujourd’hui,
895 Et garder seulement d’être prises sans prendre.

SCÈNE II. Florise, Dorine, Astérie. §

DORINE.

Je ne sais s’il croit qu’au besoin
Son Maître contre nous aura de quoi suffire ;
Mais de nous épargner il ne prend guère soin.

FLORISE.

En badinant voilà ce qu’on s’attire.
900 Le grand plaisir de vous être fait dire
Qu’on ne vous craint ni de près, ne de loin !
Pour moi, qui me suis mise à composer un Charme
Pour guérir un Mari de son ombre jaloux,
Je pense avoir fait mieux que vous.
905 C’était un éternel vacarme,
Je l’apaise, et rejoins l’Épouse avec l’Époux.

ASTÉRIE.

La paix ainsi par moi n’aurait pas été faite :
Et comme des Jaloux de tous temps on a ri,
Pour faire crever le Mari,
910 J’aurais rendu la Femme si coquette,
Que rien n’aurait jamais guéri
Les visions de son âme inquiète.
Après tout, qui voudrait de près y regarder,
C’est bien aux Maris à gronder,
915 Si quelquefois de tendres flammes
S’allument dans nos jeunes coeurs.
Que ne sont-ils les Galants de leurs Femmes ?
On n’en chercherait point ailleurs.

DORINE.

Tous les Maris n’ont pas tant de délicatesse,
920 Et j’en sais de moins scrupuleux,
Qui des Galants qui vont chez eux
Ménageant l’utile tendresse,
N’ont besoin de notre pouvoir
Que pour être sans yeux, quand il faut ne rien voir.

ASTÉRIE.

925 Que direz-vous d’un tas de Belles
Qui donnent le champ libre à cent regards errants.
Et qui pour voir leur Cour grossit de Soupirants,
Me font à tous moments pour elles
Faire des Charmes différents ?
930 Encor tout de nouveau j’en ai deux de commande
Pour reblanchir des Lis effacés par les ans.
À moins qu’avec nous l’on s’entende,
L’âge fait de vilains présents
Dont la beauté n’est pas bonne marchande.

FLORISE.

935 Ce sont là des emplois légers,
Les miens sont de plus d’importance.
Un Brave qui n’a pas une entière assurance,
Quand il s’agit d’affronter les dangers,
A mis en moi son espérance.
940 Pour le garantir de l’effroi
Qui rend des plus hardis la valeur étouffée,
J’ai promis de le rendre Fée.
Étant invulnérable, il trouvera de quoi
S’acquérir les honneurs du plus brillant Trophée ;
945 Et pour comblez ses voeux, Circé... Mais je la vois.

SCÈNE III. CIRCÉ, Florise, Dorine, Astérie. §

CIRCÉ.

Allez dire au Prince de Thrace,
Que s’il veut me parler, je vais l’attendre ici.
Et vous, par qui la joie en tous lieux trouve place,
Préparez quelques Voix dont la douceur efface
950 Les chagrins que lui cause un amoureux souci.
Florise et Astérie rentrent.

DORINE.

Quand pour favoriser l’ardeur qu’il a de plaire
À l’Objet inhumain qui confond son espoir,
Vous employez votre pouvoir,
S’il m’est permis de ne rien taire,
955 Je crains bien qu’en vous laissant voir,
Vous-même n’empêchiez ce que vous pensez faire.
Vos yeux n’eurent jamais un si brillant éclat,
Pour le Prince déjà ma pitié s’en alarme.
Tout ce qu’a la Beauté de fin, de délicat...

CIRCÉ.

960 Tout de bon, trouves-tu que mes yeux...

DORINE.

C’est un charme.

CIRCÉ.

Te parais-je touchante ; et si dans cet état
À quelque coeur altier je vais livrer combat,
Penses-tu que je le désarme ?

DORINE.

N’en doutez point ; pour moi je ne le cache pas.
965 Quand mes plus tendres voeux offerts à quelque Belle,
M’auraient par cent serments soumis à ses appas,
Dès que je vous verrais, je serais infidèle.

CIRCÉ.

J’ai l’affront cependant (et tu m’en vois rougir)
Que le Prince m’ait vue, et ne m’est point aimée.
970 L’ardeur de le toucher a beau me faire agir,
Silla seule en est estimée ;
Silla l’occupe tout, et s’il pousse un soupir,
C’est Silla qui l’arrache à son âme charmée.
Je l’ai quitté d’abord pour lui donner le temps
975 De réfléchir sur ma rencontre ;
Mais en vain à ses yeux de nouveau je me montre,
Le nom de ce qu’il aime est tout ce que j’entends ;
Et quand Silla par moi devrait être effacée,
Silla plus que jamais règne dans sa pensée.

DORINE.

980 J’avais cru qu’exprès avec lui
Vous aviez suspendu le pouvoir de vos Charmes.

CIRCÉ.

Non, Dorine, et par là je juge de mon ennui.
Si mes yeux sont de sûres armes,
Pour l’attaquer j’en ai cherché l’appui.
985 Ils n’ont pu rien ces yeux à qui je dois la gloire
De m’assujettir tous les coeurs ;
Ils m’ont sur Mélicerte obtenu la victoire,
Lui pour qui, si je l’en veux croire,
Cette même Silla n’eut jamais de rigueurs ;
990 Et le Prince de Thrace aurait seul l’avantage
De ne pas soupirer pour moi ?
Non, non, il me viendra soumettre son hommage ;
C’est une indispensable loi
Dont il n’est rien qui le dégage.
995 Mon Art de sa fierté sera victorieux.
Je viens de m’en servir pour être plus aimable,
Et c’est de là que vient cet éclat redoutable
Que tu vois briller dans mes yeux.
Non que le Prince à tel point m’ait charmée,
1000 Que la douceur d’en être aimée
Ait de quoi plus longtemps mériter mes désirs.
Ses peines seulement à mon coeur seront chères,
Et je mettrai tous mes plaisirs
À lui voir perdre des soupirs
1005 Que j’aurai rendus nécessaires.

DORINE.

Et dans cet imprévu revers
Que deviendra l’amoureux Mélicerte ?

CIRCÉ.

Qu’il reprenne ses premiers fers,
Ils le pourront consoler de ma perte.
1010 Pourquoi, quand par le temps l’amour est abattu,
Opposer la constance au dégoût qui l’accable,
Et ne pas s’affranchir, par un choix agréable,
De la ridicule vertu
D’aimer ce que le coeur ne trouve plus aimable ?
1015 D’abord pour Mélicerte, il le faut confesser,
Tout mon plaisir était de le voir s’empresser
À me venir expliquer sa tendresse.
Ses soins ne pouvaient me lasser.
Je sens qu’enfin ce plaisir cesse ;
1020 C’est assez pour permettre à l’amour de cesser.

DORINE.

Ainsi se piquer de constance,
N’est pas une vertu propre à nos jeunes ans ?

CIRCÉ.

Sans te dire ce que je pense
De ces feux tendres et constants
1025 Dont tu veux prendre la défense,
Je m’en tiens à l’expérience.
Tout plaisir ne l’est plus, s’il dure trop longtemps.
L’habitude d’aimer porte à l’indifférence ;
Et si jamais deux coeurs en amour sont contents,
1030 C’est seulement lorsqu’il commence.

DORINE.

Si l’amour en naissant charme tous nos désirs,
Il est malaisé... Mais, Madame,
Mélicerte...

CIRCÉ.

Il lui va coûter quelques soupirs,
S’il vient me parler de sa flamme.

SCÈNE IV. Circé, Mélicerte, Dorine. §

MÉLICERTE.

1035 Enfin vous voilà de retour,
Vous, ma Princesse, en qui je vis plus qu’en moi-même.
Je vous avais perdue. Hélas ! Qu’un demi-jour
À passer sans voir ce qu’on aime,
Est un dur supplice à l’amour !
1040 Depuis que vous êtes rentrée,
En vain j’ai fait deux fois le tour de ce Palais.
Toujours votre retraite a trompé mes souhaits,
Vous ne vous êtes point montrée.
Consolez-m’en, de grâce, et puisque tous mes soins
1045 Regardent celui de vous plaire...

CIRCÉ.

J’avais cherché ce lieu pour rêver sans témoins,
Laissez-m’en la douceur, elle m’est nécessaire
Contre certain chagrin que j’attendais le moins.

MÉLICERTE.

De cet accueil que faut-il que j’augure ?
1050 L’orage est prêt à s’élever ;
De la Foudre déjà j’entends le sourd murmure,
Madame...

CIRCÉ.

Je ne sais ce qui peut arriver ;
Mais qui n’a jusqu’ici demandé qu’à rêver,
Ne vous a pas fait grande injure.

MÉLICERTE.

1055 Me le demandez-vous, quand vos désirs contents
Renfermaient votre joie au plaisir de m’entendre
Plus je cherchais à vous faire comprendre
Jusqu’où...

CIRCÉ.

Chaque chose a son temps ;
Puisque vous l’ignorez, je veux bien vous l’apprendre.

MÉLICERTE.

1060 Ainsi je ne suis plus ce trop heureux Amant,
Dont l’amour semblait seul être digne du vôtre.
Vous allez oublier son tendre emportement,
Et ce qu’il eut pour vous de flatteur, de charmant,
Vous le sentirez pour un autre.

CIRCÉ.

1065 L’amant qui veut empêcher
Un changement qui l’irrite,
S’y prend mal de reprocher
Que pour un autre on le quitte.
Sans se montrer alarmé
1070 De la peur qu’on ne préfère
Un rival plus estimé ;
Qu’il trouve toujours à plaire,
Il sera toujours aimé.

MÉLICERTE.

Je suis pour vous toujours le même,
1075 Toujours la même ardeur vous répond de ma foi ;
Mais que peut penser cet amour extrême,
À moins que votre coeur ne soit toujours pour moi ?

CIRCÉ.

S’il est vrai que malgré l’outrage
Qu’en recevront vos feux jaloux,
1080 L’intérêt de mon coeur à vous quitter m’engage,
S’agissant de me faire un sort heureux et doux,
À qui de mon coeur, ou de vous,
Dois-je déférer davantage ?

MÉLICERTE.

Ah, puisque vous étiez capable de changer,
1085 Pourquoi m’avoir tiré de mes premières chaînes ?
Le poids m’en paraissait bien léger ;
Et ravi que l’Amour m’en eût voulu charger,
J’ignorais qu’en aimant il pût être des peines.
M’enlevant en ces lieux, vous m’avez malgré moi
1090 Fait à Silla manquer de foi...

CIRCÉ.

Vous lui pouviez être fidèle ;
Mais c’est un feu facile à rallumer

MÉLICERTE.

Que je cesse de vous aimer !
Ah ! Plutôt....

CIRCÉ.

Non, suivez l’amour qui vous appelle.
1095 Silla vaut ce retour ; elle est jeune, elle est belle,
Sait mieux que moi l’art de charmer,
Et je ne suis plus rien auprès d’elle.

MÉLICERTE.

Faites donc que les Dieux affaiblissent ces traits
Qui nous offrent en vous leur plus brillante image.
1100 Rien n’est capable ailleurs d’attirer mes souhaits ;
Et comme un nouveau charme à qui tout doit hommage
Semble aujourd’hui de vos attraits
Avecque plus de force étaler l’avantage,
J’ai pour vous plus d’amour que je n’en eus jamais.

CIRCÉ.

1105 C’est trop ; en attendant des réponses plus claires,
Songez qu’aux Importuns je sais ce que je dois,
Et que mes volontés étant ma seule loi,
Ce n’est pas le moyen d’avancer ses affaires,
Que de s’obstiner avec moi.

MÉLICERTE.

1110 Madame...

CIRCÉ.

Allez, et craignez ma vengeance,
Si vous osez mériter mon courroux.

MÉLICERTE.

Ciel, à quoi me réduisez-vous,
S’il faut aimer sans espérance
De recevoir jamais un traitement plus doux ?

SCÈNE V. Circé, Dorine. §

DORINE.

1115 On est à moins inconsolable.
Quand à sa flamme il voit l’espoir ôté,
Vous vous montrez à ses yeux plus aimable
Que vous n’avez jamais été ;
Et vous voulez qu’il soit capable
1120 De souffrir le coup qui l’accable,
Sans se plaindre qu’on l’a quitté ?

CIRCÉ.

Qu’il s’en plaigne, qu’il en murmure,
Je verrai ses ennuis d’un esprit satisfait,
Pourvu qu’à réparer ce qu’on m’a fait d’injure
1125 Mon Charme ait son entier effet.
Le Prince en me voyant, ne m’a pas estimée
Digne de son attachement ;
Pour l’en punir, je veux en être aimée.
Je veux que le plaisir de traiter fièrement
1130 Ce qu’un imprévu changement
Fera sentir d’ardeur à son âme enflammée,
Serve dans mon ressentiment
À venger ma gloire, alarmée
De n’avoir pu d’abord l’acquérir pour Amant.

DORINE.

1135 Quand pour tâcher à vous rendre sensible
Vous le verrez à vos genoux,
Vous n’en croirez plus tant l’emportement jaloux
Qui contre lui vous montre tout possible ;
Et comme laisser vaincre un orgueilleux courroux
1140 Est en amour quelque chose de doux,
Vous ne serez pas invincible.

CIRCÉ.

Tu verras si ma gloire oublie à se venger,
Quand elle a reçu quelque outrage.
Mais il vient, prenons un visage
1145 Dont la douceur ait de quoi l’engager
À m’offrir de ses voeux le plus soumis hommage.

SCÈNE VI. Glaucus, Circé, Palémon Dorine. §

CIRCÉ.

Et bien, Prince ? Avez-vous trouvé dans mon Palais
Les merveilles qu’on en publie,
Et l’heur d’y pouvoir vivre en paix
1150 Peut-il mériter qu’on oublie
Qu’il soit ailleurs des biens à flatter les souhaits ?

GLAUCUS.

Ce qui s’offre à mes yeux passe toute croyance.
Tout brille ici partout d’un éclat sans pareil,
Et par plus de magnificence
1155 L’illustre Fille du Soleil
Ne pouvait soutenir l’honneur de sa naissance

CIRCÉ.

Je puis à ce Jardin ajouter des beautés
Capables de toucher votre âme.
Naissez, Berceaux, et par vos raretés
1160 Charmez si bien ses yeux, qu’il se plaise...
Un berceau s’élève tout à coup, soutenu par des statues de bronze qui le ferment, et en sont comme les supports. Il est embelli d’un bassin avec un jet d’eau ; et environné de plusieurs grenouilles, sur lesquelles il y a de petits Enfants assis.

GLAUCUS.

Ah, Madame,
Perdez cet obligeant souci ;
Il n’en faudrait pas tant pour me charmer ici.
Un seul bien...

CIRCÉ.

Quel qu’il soit, s’il est en ma puissance,
Parlez je ne réserve rien.

GLAUCUS.

1165 Après une telle assurance,
Quel bonheur est le mien ?
Oui, Madame, de vous dépend ce que j’espère.
C’est dans votre Palais que mon coeur satisfait
Peut n’avoir plus aucuns souhaits à faire,
1170 J’y jouirai d’un heur parfait ;
Et si de vos bontés rien n’empêche l’effet,
Point de félicité qui puisse ailleurs me plaire.
Charmé, dégagé de souci,
Vous me verrez, par d’éternels hommages,
1175 Tâcher de mériter les heureux avantages
Que je puis rencontrer ici.

DORINE à Circé.

Il vous aime, en voilà d’assez clairs témoignages.

CIRCÉ.

Dorine, tout va bien, le Charme a réussi.
À Glaucus.
Sans m’expliquer votre reconnaissance,
1180 Dites-moi seulement ce que je suis pour vous.

GLAUCUS.

Prendre pitié d’un feu dont les charmes trop doux
Ont trouvé mon coeur sans défense.
Tout ce que du Ciel en courroux
Peut la plus sévère vengeance,
1185 C’est de faire qu’on aime avecque violence,
Sans être aimé de qui peut tout sur nous.

CIRCÉ.

Cet amour sur votre âme a-t-il assez d’empire,
Pour vous faire immoler à sa naissante ardeur...

GLAUCUS.

Quoi, vous doutez des transports qu’il m’inspire
1190 Ah, si vous ne pouvez pénétrer dans mon coeur,
Croyez ce que mes yeux s’empressent de vous dire.
Voyez-les tout remplis de ce brûlant amour
Qui cherche par eux une voie
À pouvoir se montrer au jour.
1195 J’ai su que Silla vient dans ce charmant séjour.
Daignez l’y retenir ; pourvu que je la voie,
Tous les plaisirs pour moi vont être de retour.
Vivre avec elle ici, me comblera de joie.
Malgré ses indignes mépris,
1200 Mes soins fortifiés du secours de vos Charmes,
Forceront sa rigueur à rendre enfin les armes.
Souffrez l’espoir que j’en ai pris ;
Si vous êtes pour moi, ma flamme est sans alarmes.

CIRCÉ.

J’ai cru qu’ayant à faire choix...
1205 Songez-vous que peut-être...

SCÈNE VII. Glaucus, Circé, Astérie, Palémon Dorine. §

CIRCÉ.

Approchez, Astérie,
Est-on prêt à chanter ?

ASTÉRIE.

Oui, Madame.

CIRCÉ.

La voix
M’a toujours fort touchée. Écoutons, je vous prie,
Vous me direz le reste une autre fois.
DIALOGUE de SYLVIE et de TIRCIS, qui se chante.

TIRCIS.

Pourquoi me fuyez-vous, ô Beauté trop sévère,
1210 Quand d’un si tendre amour j’ai le coeur enflammé !

SILVIE.

Je fuis ce que je sens qui commence à me plaire ;
Si je vous écoutais, vous pourriez être aimé.

TIRCIS.

Quoi, toujours, aimable Inhumaine,
Refuser de m’entendre ? Eh de grâce, deux mots.

SILVIE.

1215 L’amour cause de la peine,
Et je veux vivre en repos.

TIRCIS.

Est-il des plaisirs sans tendresses ?

SILVIE.

Est-il de l’Amour sans chagrin ?

TIRCIS.

Par l’Amour tout chagrin cesse.

SILVIE.

1220 Tous les plaisirs par l’amour prennent fin.

TIRCIS.

C’est une erreur ; dans le bel âge,
Il faut aimer pour vivre heureux.

SILVIE.

Ne me dites rien davantage.

TIRCIS.

Soulagez les ennuis de mon coeur amoureux.

SILVIE.

1225 Que vous sert que le mien soupire ?

TIRCIS.

Ah Silvie !

SILVIE.

Ah Tarcis !

TOUS DEUX ensemble.

Unissons nos soupirs.

TIRCIS.

Aimons-nous.

SILVIE.

Douce peine !

TIRCIS.

Agréable martyre !

SILVIE.

Il fait tout mon bonheur.

TIRCIS.

Il fait tous mes désirs.

TOUS DEUX ensemble.

Pour goûter les plus doux plaisirs,
1230 Ne nous lassons jamais de nous le dire :
Aimons-nous. Douce peine ! Agréable martyre !

SILVIE.

La liberté m’était un lien si doux !

TIRCIS.

Vaut-il ceux que l’Amour offre dans son Empire ?

SILVIE.

Je la perds, c’en est fait.

TIRCIS.

Vous en repentez-vous ?

SILVIE.

1235 Ce n’est pas de quoi je soupire.

TIRCIS.

Ah Silvie !

SILVIE.

Ah Tircis !

TOUS DEUX ensemble.

Unissons nos soupirs.

TIRCIS.

Aimons-nous.

SILVIE.

Douce peine !

TIRCIS.

Agréable martyre !

SILVIE.

Il fait tout mon bonheur.

TIRCIS.

Il fait tous mes désirs.

TOUS DEUX ensemble.

Pour goûter les plus doux plaisirs,
1240 Ne nous lassons jamais de nous le dire :
Aimons-nous. Douce peine ! Agréable martyre !

CIRCÉ.

Vous voyez de quelles douceurs
L’Amour souffre aux Amants la flatteuse espérance,
Quand il prend soin d’unir leurs coeurs.

GLAUCUS.

1245 On oublie aisément ce qu’il eut de rigueurs,
Lorsque cette union en est la récompense.
Par vous avec Silla je la puis espérer.
Vos Charmes n’ont jamais trouvé rien d’impossible ;
Et cette charmante Inflexible
1250 Pour qui l’amour me force à soupirer,
Dès que vous parlerez, aura le coeur flexible.

CIRCÉ.

Si vous n’obtenez que par moi
L’heureux succès que votre amour espère,
Cette douceur aura-t-elle de quoi
1255 Vous assurer ce qui doit seul vous plaire ?
Pour bien goûter le plaisir d’être aimé,
Il faut ne le devoir qu’à l’ardeur de sa flamme.
De Silla qui vous fuit êtes-vous si charmé,
Qu’un autre Objet dont vous toucheriez l’âme
1260 Ne pût de vous être estimé ?
Laissez agir votre mérite.
Il est mille Beautés, qui pour vous rendre heureux,
Se plairont à répondre à vos soins amoureux ;
La gloire à changer vous invite.

GLAUCUS.

1265 Est-il rien de plus rigoureux ?
Quel conseil ! À Silla devenir infidèle !
Silla qu’on ne peut voir sans se faire une loi...

CIRCÉ.

Elle a tout ce qui peut mériter votre foi ;
Mais si vous ne changiez pour elle,
1270 Qu’afin de vous donner à moi,
Heureux par cet amour, auriez-vous tant de quoi
Nommer la Fortune cruelle ?

GLAUCUS.

La gloire d’être aimé de vous
Devrait m’être un bonheur sensible,
1275 À remplir mes voeux les plus doux ;
Mais, Madame, l’amour par un charme invincible,
Dispose de nous malgré nous.
Quoique Silla me livre à cent peines secrètes,
Sille seule peut plaire à mon coeur amoureux.
1280 Pour Silla seule il peut former des voeux,
Et toute aimable que vous êtes,
Vous ne pourriez me rendre heureux.

CIRCÉ.

Tremblez de l’aveu que vous faites,
Oser à mon amour préférer d’autres feux !
1285 J’en dis trop, mais Circé n’est pas accoutumée
À contraindre des sentiments.
S’il me plaît de choisir, je n’ai que trop d’Amants ;
Mais lorsque je m’abaisse à souffrir d’être aimée,
C’est vouloir voir ma haine à punir animée,
1290 Que m’opposer d’autres engagements.
Pour de moindres mépris j’ai répandu la honte
Du sort le plus injurieux,
Sur des Rois dont j’ai fait la terreur de ces lieux.
Il faut d’une vengeance aussi juste que prompte,
1295 Étaler la peine à vos yeux.
On voit paraître divers Animaux, Lions,
Ours, Tigres, Dragons, et Serpents.
En Bêtes transformés, pour m’avoir su déplaire,
Voyez-les à regret souffrir encor le jour,
1300 Et si vous dédaignez l’offre de mon amour,
Craignez l’horreur de ma colère.

GLAUCUS.

La menace, Madame, est pour se faire aimer
Un moyen dont je crois le succès un peu rare.
Je l’entends sans m’en alarmer,
1305 Et quoi que ces Objets me fassent présumer
Du sort honteux qu’on me prépare,
L’amour règne en mon coeur, et l’a trop su charmer,
Pour souffrir lâchement que l’effroi s’en empare.

CIRCÉ.

Quoi, jusqu’à me braver vous poussez vos dédains,
1310 Connaissant qui je suis, et ce que je puis faire ?
Encor un coup redoutez ma colère.
À me fléchir vos efforts seront vains,
Si j’écoute l’amour qui la force à se taire.
Je n’ai qu’à dire un mot, et ces fiers Animaux
1315 Fondant sur vous pour venger mon injure,
De l’un d’eux aussitôt vous prendrez la figure.
Vous me regretterez, et pour comble de maux...

GLAUCUS.

Le Ciel pourra détourner l’aventure,
Et les forces dont les Dieux m’ont fait part,
1320 Mettront peut-être obstacle au pouvoir de votre Art.

CIRCÉ.

De la témérité passer à l’insolence !
Prétendre que les Dieux appuyant vos projets...
Ah, c’en est trop, il faut punir cette arrogance,
Fiers Ministres de ma vengeance,
1325 Avancez, il est temps, et je vous le permets.

GLAUCUS.

Et moi, qui sais confondre une injuste puissance,
Je vous défends de vous montrer jamais.
Tous les animaux sont engloutis dans la terre.

CIRCÉ.

Ciel ! Que vois-je ? La Terre s’ouvre,
1330 Et par ces Animaux employés vainement,
Ma faiblesse qui se découvre,
Le laisse triompher de mon ressentiment.
Quoi, voir par son pouvoir mes forces abattues ?
Non, non, animez-vous, immobiles Statues.
Les dix statues de bronze qui servent de supports au berceau commencent à remuer.

GLAUCUS.

1335 De ce que vous pouvez votre Art vous fait trop croire,
J’en saurai contre vous repoussez l’attentat,
Et ces vains Ennemis opposés à ma gloire,
Bien loin de la ternir, en accroîtront l’éclat.
Disparaissez, et sans combat,
1340 Vous perdant dans les airs, cédez-moi la victoire.
Les statues s’envolent, et le berceau fond dans la terre.
Par l’inutile essai qui suit votre courroux,
Si tôt qu’à ses transports ma volonté s’oppose,
Madame, vous voyez ce que j’ai fait pour vous,
1345 Quand j’ai voulu vous devoir quelque chose.

SCÈNE VIII. Circé, Dorine. §

CIRCÉ.

Est-ce une illusion, et suis-je encor Circé ?
Quoi, dans mon Art un autre me surmonte ?
Par un pouvoir plus fort cet Art est renversé,
Et tout ce qu’entreprend le courroux qui me dompte,
1350 Pour venger mon honneur mortellement blessé,
Je ne l’entreprends qu’à ma honte ?
Ah Dorine !

DORINE.

Madame, un tel événement
A porté si loin ma surprise,
Que j’ai peine à sortir de mon étonnement.
1355 Qu’à vous braver un Mortel s’autorise !

CIRCÉ.

Mes Charmes n’ont encor agi que faiblement.
Je voulais l’épargner, mais après l’avantage
Qu’il vient de s’acquérir sur moi,
Je n’ai plus recours qu’à ma rage ;
1360 D’elle seule aujourd’hui je veux prendre la loi.
C’en est fait, contre lui je vais mettre en usage
Ce que moi-même j’envisage
Avec des sentiments d’effroi.
Viens, malgré ces dures atteintes,
1365 Mon coeur doit être ferme, et j’ai lieu de rougir
De perdre le temps à des plaintes,
Quand l’honneur me presse d’agir.

ACTE III §

DÉCORATION DU IIIe ACTE.
Le magnifique Jardin qui a servi de Décoration à l’Acte précédent, fait place à un superbe Palais, dont l’Architecture est d’ordre Corinthien, avec les Frises et Corniches. Les Palastres sont de lapis veiné d’or. Une balustrade règne au-dessus en forme d’Attique. La masse du Palais est toute de marbre blanc, avec les chapiteaux des Pilastres et les bases d’or. On voit sur des piédestaux qui sortent en saillie, des vases d’or, de lapis, et de marbre ; et au bout de ce Palais on découvre un Jardin, avec ses ornements d’Arbres, de Fleurs, de Jets d’eau, et de Fontaines.

SCÈNE PREMIÈRE. Mélicerte, Astérie. §

MÉLICERTE.

Moi, me contraindre, moi ? Non, non, belle Astérie,
Quoi qu’ose le courroux où je puis l’engager,
1370 Vous en voulez pour moi craindre en vain le danger.
Si je perds ce qui fait tout le bien de ma vie,
Mes jours sont-ils à ménager ?
Circé me quitte, m’abandonne,
Elle qui paraissait faire tout son bonheur
1375 De l’empire absolu qu’elle avait sur mon coeur,
Et je dois recevoir la mort qu’elle me donne,
Sans me plaindre de sa rigueur ?
Partout j’en parlerai sans cesse ;
Sans cesse mes soupirs demanderont raison
1380 De cette lâche trahison.

ASTÉRIE.

Et quel fruit espérer d’une telle faiblesse ?
Quant à moi, j’en voudrais user tout autrement ;
Et si l’on me venait apprendre
L’infidélité d’un Amant,
1385 Sans lui donner le plaisir de m’entendre
Soupirer de son changement,
Fût-ce des amours le plus tendre,
J’irais dans le même moment
De mon coeur avec lui rompre l’engagement ;
1390 Et s’agissant de le reprendre,
J’en aurais plus d’empressement,
Qu’il n’en aurait de me le rendre.

MÉLICERTE.

Hélas ! Quel remède à m’offrir !
L’amour d’un tel effort rend-il nos coeurs capables
1395 Et dans des maux au mien semblables
N’a-t-on qu’à le vouloir, pour cesser de souffrir ?

ASTÉRIE.

Il n’en est guère d’incurables,
Quand on se met en tête d’en guérir.
J’en parle sans expérience,
1400 Et je n’ai pas vécu ce qu’il faut pour avoir
Une parfaite connaissance
De ce que sur un coeur l’amour prend de pouvoir
Mais comme l’on soutient avec tant d’assurance,
Que toujours là-dessus on sait plus qu’on ne pense,
1405 Sans savoir rien, je pense tout savoir.

MÉLICERTE.

Je connais d’où vient ma disgrâce.
L’Amour dans ce palmais, pour troubler mon bonheur,
A conduit le Prince de Thrace ;
C’est lui qui de Circé me dérobe le coeur.
1410 J’aurais déjà puni ce rival téméraire,
Si je n’avais appris qu’il l’ose dédaigner ;
Ainsi je le veux épargner,
Pour le livrer à sa colère.
Bizarre destinée ! À l’ardeur de ses voeux
1415 J’abandonne Silla que je sais qu’il adore ;
Et lorsque ici ma retraite s’ignore,
Il vient malgré lui mettre obstacle à mes feux.
Malgré lui je le vois aimé de l’infidèle,
À qui j’ai su tout immoler.

ASTÉRIE.

1420 Il est insensible pour elle,
C’est de quoi vous en consoler.

MÉLICERTE.

Mais au lieu d’écouter dans un pareil outrage
Le courroux qui doit l’animer,
S’il fallait, pour s’en faire aimer,
1425 Qu’elle mît contre lui quelque Charme en usage ?

ASTÉRIE.

Avant le temps pourquoi vous alarmer ?

MÉLICERTE.

Sait-on ce qu’a produit leur dernière entrevue ?

ASTÉRIE.

Circé m’en a paru triste, toute abattue,
Mais j’ai pressé Dorine en vain de s’expliquer.
1430 Elle était avec eux, et contre l’ordinaire
Il semble qu’elle veuille aujourd’hui se piquer,
De pouvoir entendre et se taire

MÉLICERTE.

Non, j’ai beau me flatter ; du bien que je poursuis
L’espérance m’est interdite.
1435 Pour jouir du malheur où mes jours sont réduits,
Mon rival de Circé connaîtra le mérite.

ASTÉRIE.

Et bien, alors, faite comme je suis,
Si vous me trouvez propre à guérir vos ennuis,
Vous oublierez pour moi l’Ingrate qui vous quitte.
1440 Quoi que jeune, un peu folle, et ce qu’il vous plaira,
(Car il faut que chacun à son âge réponde,)
Je ferai pour qui m’aimera
De la meilleure foi du monde.
Tant que le coeur nous en dira,
1445 Tendresse des deux parts à nulle autre seconde ;
Mais bonne clause aussi, que l’on se quittera
Sans souffrir que l’Amour en gronde,
Si tôt qu’on s’en dégoûtera.

MÉLICERTE.

Dans les vives douleurs où mon âme est en proie,
1450 Vous pouvez me parler ainsi ?

ASTÉRIE.

Que voulez-vous ? J’ai le coeur à la joie,
Et quand je ris d’un Amoureux transi,
C’est mon penchant qui se déploie.
Mais enfin sortez de souci,
1455 Vous brûliez pour Silla, le Ciel vous la renvoie.
Aujourd’hui même elle doit être ici.

MÉLICERTE.

Silla dans ce Palais ?

ASTÉRIE.

Elle est encor capable,
Quand vous la reverrez, d’attirer vos désirs.

MÉLICERTE.

Ah, ne m’en parlez point ; malgré tous les soupirs
1460 Que m’a déjà coûtés le malheur qui m’accable,
Pour moi Circé est aimable ;
Et si vous lui vouliez peindre mes déplaisirs,
Elle ne serait pas peut-être inexorable.

ASTÉRIE.

Voici le Confident du rival qui vous perd.
1465 Laissez-moi découvrir par lui ce qui se passe.
Pour empêcher le coup dont l’amour vous menace,
Nous pourrons agir de concert,
Sil m’apprend que son Maître ait toujours même audace.

MÉLICERTE.

Parlez, je lui quitte la place ;
1470 Heureux qu’un tel secours à mon feu soit offert.

SCÈNE II. Palémon, Astérie. §

ASTÉRIE.

Approche, que fait-on ? Que dit-on ?

PALÉMON.

Sur mon Maître
On a quelques prétentions,
Qui se font un peu trop connaître.

ASTÉRIE.

Quelque amour que Silla dans son coeur ait fait naître,
1475 S’il est sujet aux belles passions,
Peut-être que Circé...

PALÉMON.

N’y mets point de peut-être.
Que Circé pour changer son coeur,
Fasse dans sa colère agir Charmes sur Charmes.
Ce seront d’impuissantes armes ;
1480 Un autre objet s’en est rendu vainqueur,
Et son pouvoir lui cause peu d’alarmes.
Ce n’est pas qu’il ne fût à souhaiter pour moi
Que Circé le touchât de même qu’il la touche.
Pour ta Beauté je sens je ne sais quoi,
1485 Et si tu n’étais point farouche,
Je m’apprivoiserais aisément avec toi.

ASTÉRIE.

Franchement, je ne sais quelle Étoile est la nôtre.
Si je te plais, tu ne me déplais pas ;
Et dans ce que pour moi ce penchant a d’appas,
1490 Nous nous trouverions nés au besoin l’un pour l’autre.
Le Prince songe-t-il si tôt à nous quitter,
Qu’en vain nous prétendions établir connaissance ?

PALÉMON.

Sans Silla qu’il attend, je pense
Qu’ici l’on aurait beau le vouloir arrêter.
1495 Comme il sait qu’elle vient, il se fait une joie
De pouvoir lui montrer qu’il dédaigne Circé.
Souvent, pour voir son feu récompensé,
Un pareil sacrifice est une sûre voie.

ASTÉRIE.

J’ai peur qu’il ne s’en trouve mal.
1500 Circé n’est pas d’humeur à souffrir qu’on l’outrage ;
Il n’es faut pour témoin que ce pauvre animal,
Dont, si pour moi l’amour t’engage,
Tu vas devenir le rival.
On voit paraître un singe.

PALÉMON.

Le rival d’un singe ? Ah, crois que...

ASTÉRIE.

Sans colère.
1505 C’est seulement depuis un mois,
Que d’Homme il est ce que tu vois ;
Pour son malheur je lui fus chère,
Circé l’aimait, il lui cacha son choix,
Et feignant, il sut si bien faire,
1510 Qu’il semblait vivre sous ses lois,
Tandis que tous ses voeux n’aspiraient qu’à me plaire.
C’était le plus badin Amant
Qui jamais ait été capable de tendresse.
Il me parlait des yeux sans cesse,
1515 S’il ne le pouvait autrement ;
Mais enfin malheureusement
De ses soins affectés Circé connut l’adresse,
Et le fit Singe en un moment.
Même destinée à deux Pages
1520 Qu’au Palais parmi nous il avait amenés.
Les voici. Tous les trois par mille badinages
Semblent se tenir fortunés
De venir chaque jour me rendre leurs hommages.
La souplesse des sauts dont pour me divertir
1525 Ensemble ils ont pris l’habitude,
Fait leur plus agréable étude.
Voilà comme l’amour ne se peut démentir.

PALÉMON.

La récompense est fort honnête.
Lorsque de quelque amant ton coeur se trouve épris,
1530 On le métamorphose en bête.

ASTÉRIE.

Tu ne le voudrais pas acquérir à ce prix ?

PALÉMON.

Je me louerais du sortilège,
Pourvu qu’en Épagneul je pusse être changé.
Du moins par là j’aurais le privilège
1535 De me voir jour et nuit entre tes bras logé.
Flatteur pour toi, pour toute autre farouche,
Sans cesse je tiendrais mes pattes sur ta peau,
Et j’aboierais d’un ton nouveau,
Lorsque tu frotterais ta bouche
1540 Avecque mon petit museau.

ASTÉRIE.

Nous songerons à la métamorphose.
Cependant je veux bien te faire partager
Le plaisir qu’en sautant mon Singe Amant me cause.
Allons, mon Singe, il faut être léger,
1545 S’il est vrai que de vous ma volonté dispose.
Les trois singes font ici quelques sauts.

PALÉMON.

Rien ne peut être égal à son agilité ;
Mais lorsqu’il s’agit de te plaire,
Quoi qu’on veuille entreprendre, autant d’exécuté.
Si jamais de ton coeur je suis dépositaire...
1550 Ah, Monsieur le Magot, vous êtes en colère.

ASTÉRIE.

Pour peu que l’on m’approche, il s’en montre irrité ;
Pour lui seul il veut de mes caresses.
Vois-tu comme il baise ma main ?
Mais il est temps que tu me laisses.
1555 Circé vient, le reste à demain.

SCÈNE III. Circé, Dorine, Astérie. §

CIRCÉ.

Vous parliez du Prince de Thrace ?
Que vous en a-t-on dit ?

ASTÉRIE.

Que malgré les mépris
Qui chaque jour augmentent sa disgrâce.
C’est toujours de Silla que son coeur est épris.

CIRCÉ.

1560 Et Mélicerte, il vous a vue ?

ASTÉRIE.

Il m’a de ses ennuis longtemps entretenue ;
Mais en peut-on blâmer l’excès ?
Après mille serments d’une entière constance,
Voir son amour payé d’indifférence,
1565 Est le déplorable succès
Qui suit sa crédule espérance.

CIRCÉ.

Un Charme par un autre aisément est détruit ;
Et si je suis la cause de ses peines,
Au moins de mon amour il tirera ce fruit,
1570 Que je saurai le rendre à ses premières chaînes.
Faites lui toucher cet Anneau,
Et soudain oubliant qu’il m’ait jamais aimée,
Il se sentira de nouveau
Des Beautés de Silla l’âme toute charmée.
1575 Sa guérison dépend de vous.
Allez, sans perdre de temps, mettre fin à ses plaintes.

SCÈNE IV. Circé, Dorine. §

DORINE.

Ainsi pour lui vos flammes sont éteintes,
Et ces tendres ardeurs dont il vous fut si doux
De lui voir partager les sensibles atteintes,
1580 N’ont plus aucun pouvoir sur votre coeur jaloux ?
Il est tout occupé de la juste colère,
Que du Prince de Thrace allument les refus

CIRCÉ.

Il devrait l’être au moins, tant j’ai l’esprit confus
De l’affront que l’Ingrat à ma flamme ose faire ;
1585 Mais en vain la vengeance a de quoi me charmer.
En vain elle me porte à résoudre sa peine ;
Malgré ce que je sais que je lui dois de haine,
Un fatal Ascendant me force de l’aimer,
Et plus à le punir je me veux animer,
1590 Plus je sens que je cède à l’amour qui m’entraîne.
Il n’en faut point douter, l’implacable Vénus
Est toujours sensible à l’outrage.
Ce fut par le Soleil, par son seul témoignage,
Que ses feux avec Mars aux Dieux furent connus,
1595 Et ce cruel amour qu’elle a mis dans mon âme
La venge sur moi de l’affront
Dont mon Père autrefois, en découvrant sa flamme,
Laissa la tache sur son front.

DORINE.

Vous devez espérer...

CIRCÉ.

Que veux-tu que j’espère ?
1600 Malgré ce que ma gloire y courait de hasard,
Pour m’acquérir le coeur d’un Téméraire,
Ai-je rien épargné des secrets de mon Art ;
Moi qui cent fois d’un seul regard
Ai gagné des plus fiers l’hommage volontaire ?
1605 Ce dernier Charme encor dont je viens à tes yeux
De faire l’inutile épreuve,
N’est-il pas de ma honte une trop forte preuve ?
Qu’a-t-il fait, qu’a-t-il pu sur cet Audacieux ?
Silla toujours pour lui n’est-elle pas la même ?
1610 N’est-elle pas toujours l’objet de son amour ?
Ah, c’est trop en souffrir ; dans ma fureur extrême
Ne pouvant obtenir qu’il m’aime,
Satisfaisons ma gloire, en le privant du jour.
Les Charmes contre lui n’ont qu’une vaine amorce ;
1615 Mais au moins ce doit m’être un bonheur assez doux,
Que s’il me plaît d’en croire mon courroux,
Il est des poisons dont la force
Donnera plein triomphe à mes transports jaloux.
Éteignons une ardeur fatale,
1620 Qui de mon coeur troublant la paix...

SCÈNE V. Circé, Florise, Dorine. §

FLORISE.

Silla, pour vous parler, entre dans le Palais.

CIRCÉ.

Silla ? Mon sang s’émeut au nom de ma Rivale.
Qu’on l’amène ; il faut voir ces dangereux attraits
Qui rendent ma puissance à la sienne inégale.
1625 S’il est vrai que toujours le Prince dédaigné
Ait servi de victime à son humeur altière,
Je veux pour lui la rendre encor plus fière,
Et croirai dans ma perte avoir assez gagné,
S’il n’a pas sur ma flamme une victoire entière.

SCÈNE VI. Circé, Silla, Dorine. §

SILLA.

1630 Ne vous étonnez point, Madame, de me voir
Mettre en vous tout l’espoir que mon malheur me laisse.
Je sais quel est votre pouvoir,
Et que si la pitié pour moi vous intéresse,
Vos bontés n’auront qu’à vouloir,
1635 Pour finir l’ennui qui me presse.
J’aime ; avec moi tant d’autres ont aimé,
Que l’on doit faire grâce à l’ardeur qui m’anime ;
Et quand l’amour serait un crime,
On s’est à l’excuser si bien accoutumé,
1640 Qu’on ne reprocherait à mon coeur enflammé
Qu’un faible que l’usage a rendu légitime.
Je ne vous dirai point sur quels flatteurs attraits
Du Prince qui m’aima je partageai la flamme.
L’hommage qu’il m’offrit méritait mes souhaits,
1645 Et je laissai toucher mon âme
Au plus beau feu qui fut jamais.
Mais enfin sur le point qu’un heureux hyménée
Des soins qu’il me rendait allait être le prix...

CIRCÉ.

Le seul nom de Silla m’a d’abord tout appris ;
1650 C’est assez, je connais quelle est sa destinée.
Mélicerte parti sans vous en consulter...

SILLA.

Oui, c’est de là que naît le trouble qui m’agite.
S’il s’est vu malgré lui forcé de me quitter,
Dites-moi quels lieux il habite,
1655 Et rien pour le revoir ne pourra m’arrêter.
Que si son changement a causé sa retraite,
Pour me dégager d’un ingrat,
Arrachez-moi du coeur cette flamme indiscrète
À qui je n’ai déjà souffert que trop d’éclat.
1660 Voilà ce qui m’amène, et sur quelle espérance
J’ose recourir à votre art.

CIRCÉ.

Prenez sur Mélicerte une entière assurance.
Quoi qu’à ne voir que l’apparence
Vous avez pu trouver du crime en son départ,
1665 Je vous réponds de sa constance.

SILLA.

Ah, puisqu’il me garde sa foi,
Pour le trouver, Madame, où faut-il que je vole ?

CIRCÉ.

Et le Prince de Thrace ?

SILLA.

Il soupire pour moi ;
Mais il n’est rien que je n’immole
1670 Au beau feu dont je suis la loi,
Et s’il espère encor, c’est un espoir frivole.

CIRCÉ.

Demeurez dans ses sentiments,
Et pour prix d’une ardeur si belle,
Je vais vous faire voir Mélicerte fidèle
1675 Dans les plus vifs empressements
Que vous puissiez attendre de son zèle.
Suivez-moi.

SCÈNE VII. Glaucus, Circé, Silla, Palémon, Dorine. §

GLAUCUS.

Quoi, toujours vous me fuirez ainsi,
Belle Ingrate ?

SILLA.

Quelle surprise !
Voir le Prince de Thrace ici ?

GLAUCUS.

1680 Écoutez-moi, de grâce, et d’un oeil adouci
Regardez un Amant que sa flamme autorise...

CIRCÉ.

Quelle est votre témérité,
Prince ? Quoi, vous avez la coupable insolence
D’étaler à mes yeux un amour qui m’offense,
1685 Un amour qui déjà n’a que trop mérité
Ma plus redoutable vengeance ?

GLAUCUS.

Pouvez-vous nommer crime un amour où toujours
Mon coeur a mis toute sa gloire ?
Et pour vous avoir voulu croire
1690 Sur cet infaillible secours
Que devait à ma flamme assurer la victoire,
Ai-je dû mériter de vous
Les transports où vous jette un aveugle courroux ?
Voyez Silla, Madame, et la voyez pourvue
1695 De tout ce qui jamais fut en droit de charmer.
Je l’aimais quand je vous ai vue,
Est-il en mon pouvoir de ne la plus aimer ?
J’en ai trop cru l’inutile promesse
Qui m’a fait vous suivre en ces lieux.
1700 Votre Art devait forcer l’obstacle injurieux
Que sa rigueur oppose à ma tendresse,
Il me devait rendre aimable à ses yeux.
Peut-être un changement semblable
Aurait à votre gloire ajouté quelque éclat.
1705 Vous pouvez tout encor, mon coeur n’est point ingrat,
Et vous savez de quoi je suis capable
Pour rompre un injuste attentat.
Songez-y de grâce.

SILLA.

Ah Madame,
Vous laissez-vous séduire contre moi ?
1710 Et pour favoriser sa flamme,
Me forçant à manquer de foi,
Voulez-vous au parjure abandonner mon âme ?

CIRCÉ.

Non, n’appréhendez rien ; si de votre rigueur
Je me suis engagée à lui faire justice,
1715 Je ne l’ai prétendu que par le sacrifice
Que je lui faisais de mon coeur.
Il l’ose refuser, je le vois avec honte ;
Quand je le cacherais, ma rougeur vous le dit,
Et si mon amour interdit
1720 Ne souffre pas ma vengeance aussi prompte
Que la demande un violent dépit,
Elle est en est plus à craindre, et peut-être il suffit
Qu’en pouvoir l’Univers n’a rien qui me surmonte.

SILLA.

Prince, je ne vaux pas les malheurs que je crains.
1725 Voyez-en le péril et rentrez en vous-même.
Oubliez qui vous fuit, pour aimer qui vous aime,
Et faites-vous enfin raison de mes dédains.
Un seul mot peut calmer l’orage qui s’apprête.

GLAUCUS.

Moi, qu’aux dépens d’un feu qui s’augmente toujours
1730 Je cherche à garantir ma tête
Du fier éclat de la tempête
Qui vous fait trembler pour mes jours ?
Qu’elle gronde à loisir ; bien loin que je m’en plaigne,
J’aimerai d’autant plus à me trouver surpris
1735 Des malheurs qu’on veut que j’en craigne,
Que pour tout autre Objet n’ayant que du mépris,
L’amour que j’ai pour vous semble augmenter de prix,
Par les périls que je dédaigne.
Ce tendre emportement ne peut-il mériter
1740 Que pour moi la pitié vous touche ?
N’adoucira-t-il point cette rigueur farouche,
Et quand un peu d’espoir commence à me flatter,
Ne sauriez-vous ouvrir la bouche,
Que ce ne soit pour me l’ôter ?

CIRCÉ.

1745 Joindre sans cesse outrage sur outrage !
Tombe la Foudre sur ces lieux,
Et puisse par un prompt ravage,
La flamme dévorant ce Palais à ses yeux,
Lui-même en même temps craindre et sentir ma rage ?

SILLA.

1750 Ah, Prince, redoutez ce que peut faire son courroux,
Et voyez mieux ce que vous faites.
Ne l’entendez-vous pas dans son transport jaloux
Presser les Éléments...

GLAUCUS.

Non, Madame, où vous êtes
Je ne vois, je n’entends que vous.
1755 C’est l’effet de votre présence.

CIRCÉ.

Quoi, la Terre, le Ciel, tout est sourd à mes cris ;
Et voyant à toute heure avorter ma vengeance,
L’Ingrat par de plus fiers mépris,
Triomphe de mon impuissance ?
1760 Que me sert que du sang des Dieux
Avec éclat le Destin m’ait fait naître,
S’il me faut endurer qu’un lâche Audacieux
Confonde, en me bravant, la gloire de mon être ?
Mais de noires vapeurs obscurcissent les Cieux,
1765 L’air se trouble, et pour moi ce sont d’heureux présages.
Soutenez mon espoir, Dieux, qui le connaissez.
On voit paraître en l’air plusieurs nuages ; qui s’étant ramassés pour enfermer Circé et Silla, leur donnent lieu à l’une et à l’autre de se dérober aux yeux de Glaucus. Ensuite le Nuage s’ouvre et se dissipe des deux côtés du Théâtre.

GLAUCUS.

Qu’espérez-vous de ces Nuages
Dans l’air par le vent dispersés ?
Ce sont pour vous de faibles avantages ;
1770 Mais tout à coup je les vois ramassés.
Ils renferment Silla. Madame,
Des Charmes de Circé n’ayez aucun effroi,
Son Art ne tient point contre moi.
Accordez seulement quelque espoir à ma flamme,
1775 Et je dissiperai... Mais qu’est-ce que je vois ?
Le nuage s’ouvre, il s’envole,
Et Silla, ni Circé... Quel pouvoir absolu
Rend le mien contre elle frivole ?

PALÉMON.

Pour cette fois vous manquez de parole,
1780 Et la Magie a prévalu.

GLAUCUS.

Dorine.

DORINE.

Qui d’un mot fait descendre les nues,
A quelque pouvoir dans son Art.

GLAUCUS.

Vois ce qu’elles sont devenues.

DORINE.

Je vais chercher Circé ; mais à parler sans fard,
1785 Ses vengeances me sont connues,
Vous y passerez tôt ou tard.
L’Amour seul vous en peut défendre.
Je vous en donne avis, c’est à vous d’y songer.

SCÈNE VIII. Glaucus, Palémon. §

GLAUCUS.

Si jusque sur Silla sa fureur s’ose étendre...
1790 Ciel !

PALÉMON.

Vous deviez la ménager.

GLAUCUS.

Sa retraite n’est point un effet de ses Charmes.
Si par l’air à sa suite un chemin s’est ouvert,
C’est un Dieu contre moi qui lui prête des armes,
Je ne l’ai que trop découvert.

PALÉMON.

1795 Tant pis si quelque Dieu la sert,
J’en prendrais encor plus d’alarmes.

GLAUCUS.

Tu me verrais inquiété
De voir agir la suprême Puissance,
Si je n’avais quelque assurance
1800 D’avoir Divinité contre Divinité.
Vénus hait le Soleil, et prendra ma défense.
La voici qui paraît au milieu des Amours.
Venez, et par vos chants rendez-la moi propice,
Vous dont ici la voix m’est un charmant secours
1805 Pour adoucir l’ennui qui cause mon supplice.
Ici on voit descendre Vénus dans son Palais, dont l’Architecture est composée et ornée de quantité d’Amours qui soutiennent la Corniche. Ils sont de marbre blanc jusqu’au milieu du corps, dont le bas se forme en Fleurons d’or, et se termine en Consoles enrichies d’ornements aussi d’or. Ils portent sur leurs têtes des Paniers de Fleurs, d’où pendent de grands Festons qu’ils retiennent avec leurs mains, en sorte qu’ils retombent entre les feuillages de leurs queues, et font une chute sur la Console. Le Piédestal se trouve directement dessous, orné de Panneaux d’azur veiné d’or. De grands Festons de Fleurs tombent du milieu des Frises, dans lesquelles d’espace en espace sont peints des Coeurs percés de Flèches, avec des Carquois et d’autres ornements. L’Optique représente deux Amours de même symétrie que les autres avec un Berceau soutenu par quatre Amours en forme de Termes qui le supportent. Il est fait de Feuillages et de Jasmins, au milieu desquels on voit une Table de marbre blanc, remplie de Corbeilles de Fleurs, et de Vases. Tandis que Vénus descend dans ce magnifique Palais, On chante les Paroles suivantes.
CHANSON.
Viens, ô Mère d’Amour, viens recevoir nos veux,
C’est toi qui nous fait vivre heureux,
Par les biens qu’à chérir le bel âge convie.
Tu disposes nos coeurs à se laisser charmer,
1810 Et sans le doux plaisir d’aimer,
Est-il de beaux jours dans la vie ?

SCÈNE IX. Vénus sur le Globe environné d’Amours, Glaucus, Palémon. §

GLAUCUS.

Déesse, à qui ma flamme a toujours eu recours,
Vois ma peine, et daigne accorder ton secours.
Comme Dieu de la Mer j’ai sujet de l’attendre
1815 De celle à qui les eaux ont servi de Berceau.
Ainsi toujours de quelque encens nouveau
L’odeur sur tes Autels soit prête à se répandre.
Par un pouvoir du mien victorieux,
Silla qui m’a coûté les plus tendres hommages,
1820 À peine a paru dans ces lieux,
Que l’air s’est couvert de nuages,
Qui l’ont dérobée à mes yeux.
Où Circé la tient-elle ? Apprends-le moi, de grâce,
Et sois favorable à mes voeux.

VÉNUS.

1825 Le Soleil de sa Fille a soutenu l’audace,
Mais, Glaucus, persévère, et malgré la disgrâce
Qui semble attachée à tes feux,
Sors du trouble qui t’embarrasse.
De ces Amours que j’ai fait suivre exprès,
1830 Ici de tous côtés la Troupe répandue
Aux desseins de Circé veillera de si près,
Qu’en vain elle croirait échapper à leur vue.
Amours, séparez-vous autour de ce Palais,
Et pénétrez si bien les lieux les plus secrets,
1835 Qu’à Glaucus Silla soit rendue.
C’est tout ce que je puis pour remplir tes souhaits.
Les Amours s’envolent de tous côtés, et Vénus remonte dans son Globe.

GLAUCUS.

C’en est assez, Déesse, et je ne dois rien craindre,
Puisque enfin ta bonté s’intéresse pour moi.
Suis-moi, viens.

PALÉMON.

À ce que je vois,
1840 Vous croyez n’être plus à plaindre ;
Tout vous rit, et Vénus qui jamais ne sut feindre,
Vous a parlé de bonne foi ?

GLAUCUS.

Oui, je cède à l’espoir qu’elle vient de me rendre.
Après ce qu’elle a dit, ce serait l’offenser,
1845 Que de songer à m’en défendre.

PALÉMON.

Je crois qu’il en faut tout attendre ;
Mais fût l’amour tout prêt à vous récompenser,
C’est courir longtemps sans rien prendre,
Et la peine au plaisir me ferait renoncer.

ACTE IV §

DÉCORATION DU IVe ACTE.
Cet Acte qui se passe dans le lieu le plus désert du Palais de Circé, n’a point d’autre décoration que de grands Arbres touffus, qui forment un Bois dont l’épaisseur semble être impénétrable à la clarté du Soleil.

SCÈNE PREMIÈRE. Palémon, Astérie. §

ASTÉRIE.

1850 Te rencontrer ici ! Ma surprise est extrême.
Que cherches-tu dans ces lieux écartés ?

PALÉMON.

L’Amour tient-il en place ? Il va de tous côtés.
Je suis pour tes beaux yeux ce que tu fais, je t’aime,
Et dans l’heur de te voir, ces bois inhabités,
1855 Pour peu que tu fusses de même,
Auraient pour moi mille beautés.
Mais toi, quel est le sujet qui t’attire
Dans cet abandonné séjour ?

ASTÉRIE.

Je cherche Mélicerte, à qui sur son amour
1860 J’ai pour Circé deux mots à dire.
Du Palais, mais en vain, j’ai fait déjà le tour ;
Et comme un Amant qui soupire
Assez souvent fuit le grand jour,
J’ai cru, pour conter son martyre,
1865 Qu’il serait à ce Bois venu faire sa Cour.

PALÉMON.

Circé vient d’attraper mon Maître.
À silla devant elle il peignait son tourment,
Quand à mes yeux en un moment
L’une et l’autre a su disparaître.

ASTÉRIE.

1870 Qu’il y songe, à la fin lui-même y sera pris.
Il est jeune, bien fait, et ce serait dommage,
Que faute de vouloir déguiser le mépris
Où Silla pour Circé l’engage,
Il se laissât changer en quelque vieux Loup gris,
1875 Dont peut-être il jouera bientôt le personnage.

PALÉMON.

Que veux-tu ? C’est un Éventé
Qui ne croit jamais que sa tête.
Pour retrouver Silla dont il est la conquête,
En cent lieux différents j’ai déjà fureté,
1880 Et tandis qu’en ce Bois j’en viens faire l’enquête,
Il la cherche de son côté.
Ne me diras-tu point où Circé l’a cachée ?

ASTÉRIE.

Mon âge incompatible avecque le secret,
Du conseil de Circé m’a toujours retranchée.
1885 Je parais étourdie, et puis l’être en effet.
C’est un malheur pour moi, mais j’aurais grand regret,
Si la discrétion aux ans est attachée,
D’avoir l’esprit moins indiscret.

PALÉMON.

Fort bien ; quoique les ans donnent de la sagesse,
1890 Tu n’as point hâte de vieillir.

ASTÉRIE.

2
L’automne est douce à qui s’empresse
D’avoir des fruits mûrs à cueillir ;
Mais quoi qu’exposer à faillir,
Je tiens toujours pour la jeunesse.

PALÉMON.

1895 C’est bien fait, le Printemps est la belle saison.
Tu peux faire du tien un agréable usage.

ASTÉRIE.

Du moins quand je m’échappe à quelque badinage
Qui semble s’écarter un peu de la raison,
Je dis qu’un jour je serai sage,
1900 Et j’aime assez à chanter sur ce ton.
Ah ! Combien il en est dont les désirs partagent
L’état riant où je me vois,
Qui sans en rien dire envisagent,
Comme un sujet mortel d’effroi,
1905 L’incommode sagesse où les ans les engagent.
Et qui de tout leur coeur enragent
De n’oser être aussi folles que moi !
Sur l’avenir je me trompe peut-être ;
Mais enfin je prétends, lorsque j’en serai là,
1910 Pour fuir leur ridicule, assez bien me connaître...
Mais adieu, va chercher Silla.
Je vois Mélicerte paraître.

PALÉMON.

Que ton humeur me plaît !

ASTÉRIE.

De grâce, éloigne-toi
Il faut que je lui parle, et Circé me l’ordonne.

PALÉMON.

1915 Je te quitte à regret. Friponne,
Si tu n’as rien à faire autre chose, aime-moi.

SCÈNE II. Mélicerte, Astérie. §

ASTÉRIE.

À vous trouver j’ai bien eu de la peine
Depuis longtemps je vous cherche partout.

MÉLICERTE.

Confus, triste, inquiet, je sens que tout me gêne,
1920 Et sans savoir ce que mon coeur résout,
J’entretiens dans ce Bois le chagrin qui m’y mène.
Mais enfin que m’apprendrez-vous ?
Parlez, belle Astérie, et s’il vous est possible,
Soulagez un Amant jaloux.

ASTÉRIE.

1925 La jalousie est un mal bien terrible ;
Mais n’importe, le Ciel vous voit d’un oeil plus doux,
Et Circé n’est pas insensible.

MÉLICERTE.

Quoi, Circé me rendrait son coeur ?
D’un si prompt repentir Circé serait capable,
1930 Et cette farouche rigueur
Qui la rendait inexorable,
Aurait fait place à la douceur ?
Je l’avais bien prévu, qu’en lui faisant comprendre
Le dur excès de mes ennuis,
1935 Vous la forceriez à se rendre.

ASTÉRIE.

Toute badine que je suis,
J’ai le coeur tourné sur le tendre,
Et pour les malheureux je fais ce que je puis.
Voyez-vous cet Anneau que Circé vous envoie ?

MÉLICERTE.

1940 Que ne dois-je point à vos soins ?
Donnez, de grâce, et de ma joie
Allons chercher mille témoins.

ASTÉRIE.

Voilà comme souvent l’Amour pour nous s’emploie,
Lorsque nous l’espérons le moins.

MÉLICERTE, ayant l’anneau.

1945 Il est vrai. Qui l’eût cru, que pour finir ma peine,
L’Amour dût amener Silla dans ce Palais ?
Mais n’en crois-je point trop mes amoureux souhaits,
Et la nouvelle est-elle bien certaine ?
L’a-t-on vue arriver ? Est-elle avec Circé,
1950 Et de sa part recherchez-vous Mélicerte ?

ASTÉRIE.

Le Portrait de Silla n’est donc pas effacé.

MÉLICERTE.

Non, toujours son image à mes yeux s’est offerte.
Que de temps à pleurer sa perte
S’est inutilement passé !
1955 Sait-elle qu’en ce lieu l’Amour m’a fait l’attendre ?
Qu’on m’avait assuré qu’elle s’y ferait voir ?

ASTÉRIE.

C’est ce que par vous-même elle pourra savoir ;
Mais Circé, vous l’aimiez ? Une amitié si tendre
Déjà sur vous est-elle sans pouvoir ?

MÉLICERTE.

1960 Moi, qui chéris Silla d’une ardeur empressée
Qu’à peine égalerait le plus parfait Amant,
J’aurais pris pour Circé le moindre attachement ?
Du seul soupçon ma gloire est offensée.
Par où le méritai-je, et sur quel fondement
1965 M’imputez-vous un changement
Dont je n’eus jamais la pensée ?

ASTÉRIE.

J’avais pris pour amour certains soins complaisants
Qu’à Circé je vous ai vu rendre.
On s’attache aux Objets présents,
1970 Et pour peu que l’absence aide à se laisser prendre,
Les Hommes la plupart sont d’une foi si tendre,
Qu’il ne faut qu’un bel oeil, et quelques jeunes ans,
Pour les réduire à ne se point défendre.

MÉLICERTE.

Non, si j’ai vu Circé, j’ai voulu seulement
1975 Apprendre d’elle où Silla pouvait être.
Dans ces lieux à toute heure elle devait paraître,
Et j’attendais toujours ce bienheureux moment.
Enfin il est venu, mais suis-je encor moi-même ?
Elle est dans le Palais, et je m’arrête ici ?

SCÈNE III. Florise, Astérie. §

FLORISE.

1980 Seule avec Mélicerte ainsi ?
Dans un Bois ? C’est pousser la franchise à l’extrême.
Qu’en dira-t-on ?

ASTÉRIE.

Et bien, on dira que je l’aime.
Le grand malheur pour en être en souci !

FLORISE.

Vous tournez tout en raillerie ;
1985 Mais, ma Soeur, à ne rien déguiser entre nous,
Si la même galanterie
Arrivait à d’autres qu’à vous,
Qu’en penseriez-vous, je vous prie ?

ASTÉRIE.

Que ce serait un rendez-vous.
1990 Comme à suivre mon coeur ma bouche est toujours prête,
J’avouerai sans façon, qu’il n’est rien selon moi
De plus satisfaisant qu’un peu de tête à tête ;
Et quand on peut l’avoir, pourquoi
Voulez-vous qu’on soit assez bête,
1995 Pour n’oser témoigner qu’on veut vivre pour soi ?

FLORISE.

Mais l’exacte vertu nous doit faire la loi,
Et le plaisant cède à l’honnête.

ASTÉRIE.

Voilà l’ordinaire chanson
De qui fait le métier de prude.
2000 Elle met son unique étude
À se garantir du soupçon ;
Et pour l’essentiel, en bonne solitude
Elle n’y fait point de façon.

FLORISE.

C’est se tirer avec adresse
2005 D’un pas dont avec peine une autre sortirait.
Mais, ma Soeur, qui vous entendrait...

ASTÉRIE.

J’agis comme je parle, et jamais de finesse,
C’est le moyen de marcher droit.
Pour vous, qui n’avez point d’égale
2010 En vertueux tempérament,
Et qui sur le moindre enjouement
3
Me faites la Mercuriale,
Dites-moi, de grâce, comment
Vous vous trouvez dans ce lieu solitaire ;
2015 Car comme moi qui n’en fais point mystère,
Vous n’y cherchez point un Amant ?

FLORISE.

Je venais voir les aimables Dryades
Qui font leur demeure en ce Bois.
Les doux accents de leurs charmantes voix
2020 Méritent bien les promenades
Que je fais ici quelquefois.

ASTÉRIE.

Ne viendrait-il jamais quelque Faune avec elles
Qui vous parlerait à l’écart ?
Avec un Mortel, c’est hasard
2025 Si vous quittez le parti des Cruelles ;
Mais pour un Demi-Dieu, c’est une affaire à part.

FLORISE.

Il faut que votre humeur badine
Trouve toujours à s’exercer.

ASTÉRIE.

À croire en vous l’air prude qui domine,
2030 De votre retenue on ne peut trop penser,
Mais rien n’est si trompeur quelquefois que la mine.

FLORISE.

La vôtre ne l’est point ; et vous voir une fois,
C’est assez pour juger qu’au talent de Coquette...
Mais Circé qui par l’air du palais s’est soustraite,
2035 Amène Silla dans ce Bois.
Quel est son dessein ?

ASTÉRIE.

Pour l’apprendre,
Peut-être il ne faut qu’écouter.

SCÈNE IV. Circé, Silla, Florise, Astérie. §

CIRCÉ.

Votre amour en ce lieu n’a rien à redouter,
Nymphe ; puisque pour vous je veux tout entreprendre,
2040 Aimez sans vous inquiéter.

SILLA.

J’aurais tort de garder encor quelques alarmes,
Après ce que je viens de voir.
Si l’air en nous cachant cède à votre pouvoir.
Quel sera celui de vos Charmes
2045 Pour confondre un injuste espoir ?
D’abord, je l’avouerai, quand le Prince de Thrace
S’offrant tout à coup à mes yeux,
M’a fait voir qu’il m’avait prévenue en ces lieux,
J’ai craint que votre appui redoublant son audace
2050 Ne rendit de ma foi son feu victorieux ;
Mais puisqu’à Mélicerte il vous plaît faire grâce,
Sûre de mon bonheur, je n’ai plus à souffrir
Que par la juste impatience
De voir finir une trop dure absence.

CIRCÉ.

2055 Si vous souffrez par là, je puis vous secourir.
Mon intérêt est joint au vôtre.
Je vous l’ai fait connaître ; ainsi
Du succès de vos feux n’ayez aucun souci,
Je m’en charge. Allez l’une et l’autre,
2060 Amenez Mélicerte ici.
Florise et Astérie sortent.

SILLA.

Vous m’allez rendre ce que j’aime ?
Madame, pardonnez si je ne vous dis rien,
Quoi que pense l’Amour, quand la joie est extrême,
Jamais il ne s’explique bien.
2065 Si vous savez aimer, jugez-en par vous-même.

CIRCÉ.

Puisque l’Amour vous rend Mélicerte si cher,
Pour voir de vos desseins le succès plus facile,
Il faut à son rival quelque temps vous cacher,
Et de ses soins à vous chercher
2070 Rendre dans un lieu sûr l’entreprise inutile.
Si l’obscur séjour de ce bois
N’arien pour vous de trop mélancolique,
D’un seul mot j’y puis faire un Palais magnifique,
Où les plaisirs naîtront à votre choix.
2075 C’est là que le Prince de Thrace
Ne vous découvrira jamais,
Et dans votre coeur le trouble fera place
Aux charmes d’une douce paix.
Tandis que l’heureux Mélicerte
2080 Dans Thèbes ira préparer
Les honneurs que l’hymen vous y doit assurer,
Dans cette demeure déserte
Vous serez à couvert du désespoir jaloux,
Qu’Amant dédaigné peut suivre contre vous.

SILLA.

2085 Ma flamme en ce conseil trouve trop d’avantage,
Pour ne s’en pas faire une loi.
Mélicerte a reçu ma foi,
Et pour fuir son rival, il n’est lieu si sauvage
Qui n’ait mille charmes pour moi.
2090 Mais qu’entends-je ?
On voit paraître un Faune avec une Dryade qui sort en chantant, et qui veut se retirer quand elle aperçoit Circé.

CIRCÉ, à Dryade.

D’où vient qu’en nous voyant paraître,
Vous détournez vos pas, et cessez de chanter ?
Continuez, de grâce ; il est doux d’écouter,
Quand on sait comme moi quel plaisir en peut naître.
À Silla.
2095 Ce sont Nymphes et Demi-Dieux,
Qui dans ce Bois font leur demeure,
Et qui de leurs concerts les plus mélodieux
Vous viendront à l’envi divertir à toute heure.
CHANSON DE LA DRYADE.
Vous étonnez-vous
2100 D’un peu de martyre ?
C’est quand on soupire,
Que l’amour est doux.
La plus belle chaîne
Ne saurait charmer,
2105 Si l’on a de la peine
À se faire aimer
J’aime les plaisirs
Qu’on me fait attendre ;
Un objet trop tendre
2110 Éteint les désirs.
La plus grande gloire
Qu’on trouve en aimant,
C’est lorsque la victoire
Coûte un long tourment.
Cette Chanson est suivie de ces Paroles, qui sont chantées par un Faune, et par la même Dryade.

LE FAUNE.

2115 Il n’est rien de si doux que de changer sans cesse,
L’Amour pour les coeurs inconstants
Ne peuvent avoir que d’heureux temps.
Toujours plaisirs nouveaux, et jamais de tristesse.
Il n’est rien de si doux que de chanter sans cesse.

LA DRYADE.

2120 L’inconstance détruit les douceurs de l’Amour ;
Pour estimer un bien, il faut qu’il soit durable.

LE FAUNE.

L’Amour qui dure trop, est un mal véritable ;
Pour aimer sans chagrin, il faut n’aimer qu’un jour.

LA DRYADE.

Ridicule folie !

LE FAUNE.

Incommode sagesse !
2125 Il n’est rien de si doux que de chanter sans cesse.

LA DRYADE.

Ridicule folie !

LE FAUNE.

Incommode sagesse !

LA DRYADE.

Il n’est rien de si doux qu’une longue tendresse.

LE FAUNE.

À cent Objets divers on doit faire sa cour.

LA DRYADE.

Ridicule folie !

LE FAUNE.

Incommode sagesse !

TOUS DEUX ensemble.

Le Faune.
2130 Il n’est rien de si doux que de chanter sans cesse.
La Dryade.
Il n’est rien de si doux qu’une longue tendresse.

SILLA.

La seule douceur de leur voix
Fait que pour ces beaux lieux déjà je m’intéresse.

CIRCÉ.

C’en est assez pour cette fois,
2135 Allez. Que veut Dorine, et quel ennui la presse ?

SCÈNE V. Circé, Dorine, Silla. §

DORINE.

Ah, Madame.

CIRCÉ.

Dorine.

DORINE.

À quel ardent courroux
Vous va porter ce qui se passe ?
Il n’est que trop certain. Vénus prend contre vous
Le Parti du Prince de Thrace.
2140 En vain vous avez cru pouvoir l’assujettir.
Inquiet pour Silla qu’il a longtemps cherchée,
Il proférait son nom, le faisait retentir,
Quand deux Amours sont venus l’avertir
Que dans ce Bois vous la teniez cachée.
2145 L’un d’eux prend soin de l’amener.
Vous l’allez voir ici paraître,
Et dans l’appui qu’il a, peut-être
Votre Art de son pouvoir, quoi qu’il veuille ordonner,
Aura peine à se rendre maître.

SILLA.

2150 Madame, au nom des Dieux, ne m’abandonnez pas.
Vous pouvez tout pour moi dans un destin si rude.

CIRCÉ.

Le remède à ce mal veut de la promptitude,
Et votre seule fuite en d’éloignés Climats
Peut calmer votre inquiétude.
2155 Thèbes où Mélicerte est aussi craint qu’aimé,
Par son hymen vous doit avoir pour Reine.
Par les routes de l’air souffrez qu’on vous y mène.
Il vous suivra de près, et de son coeur charmé
La conquête par là vous deviendra certaine.

SILLA.

2160 Je m’abandonne à vous.

CIRCÉ.

Paraissez devant moi,
Esprits qui m’écoutez.

SILLA.

Ah Ciel ! Madame.

CIRCÉ.

Quoi,
Vous fuyez à les voir ? Que rien ne vous étonne,
Je réponds de votre personne.
Vous pouvez les souffrir sans en prendre d’effroi.
2165 Partez, et pour Silla faites ce que j’ordonne.
Quatre Esprits viennent enlever Silla ; et quand elle est au milieu de l’air, quatre Amours se détachent du haut du cintre, et après avoir combattu quelque temps les Esprits, ils l’arrachent de leurs mains, et l’emporte dans le palais de Vénus.
J’ai l’avantage au moins... Mais qu’est-ce que je vois ?
Dorine, les Amours à mes projets s’opposent.

DORINE.

L’obstacle me surprend, qui l’aurait pu prévoir ?

CIRCÉ.

2175 Quoi, de tout mes Charmes disposent,
Et l’on entreprendra d’en borner le pouvoir ?
Animez-vous, Esprits, qui toujours invincibles,
M’avez fait triompher en cent divers Combats.
Forcez vos Ennemis, et ne vous rendez pas.
2180 À ma gloire contre eux seriez-vous insensibles ?
Mais quoi ? Vous reculez ? Vous cédez Silla ? Dieux !
C’en est fait, les Amours l’enlèvent à mes yeux.
Tu l’emportes, Vénus, et je me vois réduite
Au plus mortel ennui qui pouvait m’accabler ;
2185 Mais le lâche pour qui l’Amour m’a trop séduite,
Verra peut-être par la suite
Que qui m’outrage, a sujet de trembler.
Plus pour lui de tendresse ; il faut que de ma gloire
L’horreur de son destin réponde à ma fierté.

DORINE.

2190 Armez-vous pour sa perte, il l’a trop mérité ;
Mais, Madame, j’ai peine à croire ;
Après l’heureux succès de sa témérité,
Que sur lui votre haine emporte la victoire.

CIRCÉ.

Je serais forcée à céder,
2195 Moi qui puis, arrêtant les Fleuves dans leur course,
Les faire d’un seul mot remonter vers leur source ?
J’aimais, et cet amour a pu m’intimider ;
Mais puisque de mon Art la honteuse impuissance
M’oblige à recourir aux dernières horreurs,
2200 Ma gloire veut une pleine vengeance.
Je m’abandonne à mes justes fureurs.
Sus, Divinités implacables,
Qu’autrefois l’Achéron engendra de la Nuit,
Terreur, désespoir, rage, et tout ce qui vous suit,
2205 Quand pour des projets effroyables
À quitter les Enfers mon ordre vous réduit,
Hâtez-vous de sortir de vos Demeures sombres.
C’est Circé qui le veut.
Les Furies paraissent suivies des plus noires Divinités de l’Enfer ; et après avoir répandu dans le commencement de cette scène, aux divers mouvements de Circé par leurs différentes actions, elles lui font connaître sur la fin, que le Ciel les a mises dans l’impuissance de la venger.

DORINE.

Madame.

CIRCÉ.

Tu le vois
Avec quel prompt transport du noir séjour des Ombres
2210 Elles accourent à ma voix.
Je triomphe, et leur vue en me tirant de peine,
De cent plaisirs secrets me fait goûter l’appas.
Contre un Ingrat il faut servir ma haine ;
N’y consentez-vous pas ?
2215 C’est assez ; pour punir un lâche qui m’outrage,
Je veux que dans son sein vous versiez à l’envi...
Quoi, cet Amant si cher me sera donc ravi ?
Cruelle, sais-tu bien ce qu’ordonne ta rage ?
Tendresse indigne de Circé !
2220 On me brave, et je crains d’en trop croire ma haine ?
Allez, c’est... Qu’à nommer un Amant fait de peine,
Quand après son nom prononcé
On en voit la perte certaine !
Quelle indigne pitié tâche de m’arrêter ?
2225 Les Éléments à ma voix obéissent,
La Lune en fuit d’effroi, les Enfers en frémissent,
Et le coeur d’un mortel m’osera résister ?
Partez, courez, volez.
C’est le Prince de Thrace
2230 Qui s’est noirci vers moi de mille trahisons.
Pour le punir de sa coupable audace,
Répandez dans son coeur vos plus mortels poisons.
Quoi, vous demeurer immobiles ?
Je parle, et n’obtiens rien de vous ?
2235 Non, vous avez pour moi des craintes inutiles,
L’Amour est étouffé, croyez-en mon courroux.
Le Ciel pour me venger, vous défend de rien faire,
Et vous m’abandonnez dans cet affreux revers ?
Ah, refus qui me désespère !
2240 Que ne peut ma fureur... Je m’égare, me perds.
Donc, pour avoir raison d’un téméraire,
Je ne trouve aujourd’hui qu’impuissance aux Enfers ?
Hélas ! Fut-il jamais un sort plus déplorable ?
Vous me plaignez ? Ah c’est trop m’outrager.
2245 Fuyez ; votre présence et me gêne et m’accable,
Si vous ne pouvez me venger.
Les Furies disparaissent.

DORINE.

Tous vos Charmes détruits vous le font trop connaître.
Madame, vous tentez d’inutiles combats ;
Pour triompher de vous, Vénus arme son bras.

CIRCÉ.

2250 Quoi, le Soleil de qui j’ai reçu l’être,
Lui voit chercher ma honte, et ne l’empêche pas ?
Il peut souffrir... Mais le moment s’approche
Où pour moi sa bonté va peut-être éclater.
Je le vois, c’est lui-même, il le faut écouter.
Le Soleil parait dans son palais. Ce palais est d’or, composé avec des colonnes torses d’or poli, qui sont revêtues de branches de Laurier qui les environnent, de couleur naturelle. Les chapiteaux sont d’or fin ciselé, et les bases des colonnes de même matière, aussi bien que la frise et la corniche. Le corps du massif de ce palais est de pierres précieuses, et tous les piédestaux de marbre blanc, au milieu desquels on voit de gros Rubis. Les panneaux sont enrichis de veines d’or sur un fond de lapis. Au-dessus de la Corniche on voit, dans une espèce de petite Attique d’où naissent les cintres, des lires d’or, avec plusieurs ornements ; et dans le milieu des voûtes sont peints de grands Soleils d’or poli, avec quantités d’autres ornements. L’Optique de ce palais est toute transparente, et jette un éclat qui éblouit.

SCÈNE VI. Le Soleil dans son palais, Circé, Dorine. §

LE SOLEIL

2255 Cesse ton injuste reproche,
Ma Fille, tes ennuis ont beau m’inquiéter.
Celui dont tu voudrais me voir punir l’audace,
N(est point sujet à m’en faire raison.
C’est un Dieu, c’est Glaucus, qui du Prince de Thrace
2260 A pris le visage et le nom.
Ainsi ne pouvant rien contre lui par tes Charmes,
Contente-toi du plaisir de le voir
Languir sous les dures alarmes,
Dont l’Amour est suivi quand il est sans espoir.

SCÈNE VII. Circé, Dorine. §

DORINE.

2265 Enfin vous n’avez plus à vous faire une honte
Du peu de pouvoir de votre Art.
Si vous cédez, un Dieu seul vous surmonte ;
Et les Dieux ont leurs droits à part.

CIRCÉ.

Glaucus est Dieu, je le confesse ;
2270 Mais si contre les Dieux mon Art ne peut agir,
Du côté de l’amour, ai-je moins à rougir,
D’avoir montré tant de faiblesse,
Sans pouvoir de Glaucus mériter un soupir ?
C’est là surtout ce qui m’outrage.
2275 La Fille du Soleil tient-elle un rang si bas,
Qu’ayant offert son coeur, elle ne vaille pas
Qu’un Dieu comme Glaucus se fasse un avantage
De soupirer pour ses appas ?
Lui-même qui me traite avec tant d’arrogance,
2280 Qu’était-il qu’un Pêcheur, avant que le Destin
Lui fît des Dieux partager la puissance ?
Ne nous démentons point, et jusques à la fin,
De l’affront qu’on me fait poursuivons la vengeance.

DORINE.

Que pouvez-vous contre l’être Divin ?

CIRCÉ.

2285 Encor si Galatée, ou quelque Néréide
Avait disposé de son coeur,
Je me plaindrais de mon malheur,
Et du courroux du Ciel qui contre moi décide,
Le rang de ma rivale adoucirait l’aigreur.
2290 Mais que Silla sur moi l’emporte,
Qu’il m’ose de Silla...

DORINE.

Madame, je le vois.
Calmez l’ennui qui vous transporte,
Et contre une douleur si forte,
De vous-même pour vous daignez prendre la loi.

SCÈNE VIII. Glaucus, Circé, Dorine. §

GLAUCUS.

2295 Le Ciel enfin s’explique, et vous le devez croire,
Madame, contre vous il a donné l’arrêt.
Il veut que ma constance éternise ma gloire,
Et je dois pour Silla vouloir ce qui lui plaît.
J’ai su que dans ce Bois vous l’avez amenée.
2300 Rendez-la moi, de grâce ; et puisque enfin les Dieux
À ma flamme l’ont destinée,
Faites-la paraître à mes yeux.

CIRCÉ.

Silla n’est plus en ma puissance.
Vénus par les Amours me la vient d’enlever,
2305 Et n’a rien commencé, prenant votre défense,
Qu’elle n’ait dessein d’achever.
Mais un si grand secours n’était point nécessaire.
Vous n’aviez qu’à cesser de vous rendre inconnu.
Il n’est rien qu’aussitôt je n’eusse voulu faire,
2310 Et Glaucus par lui-même aurait tout obtenu.

GLAUCUS.

Madame.

CIRCÉ.

Il ne faut point vous cacher davantage,
J’ai su par le Soleil votre déguisement,
Et ne m’étonne plus si j’ai mis en usage
Tout ce qui me devait assurer l’avantage
2315 De vous acquérir pour Amant.
Le malheureux succès d’une flamme si prompte
A causé quelque peine à mon coeur abusé ;
Mais à quelque refus qu’il se soit exposé,
L’amour ne peut faire de honte,
2320 Quand c’est un Dieu qui l’a causé.

GLAUCUS.

Vous savez quelles lois le Destin nous impose.
C’est sans nous consulter qu’il dispose de nous,
Et lorsque de l’amour nous ressentons les coups,
La nécessité qui le cause...

SCÈNE IX. Glaucus, Circé, Palémon, Dorine. §

PALÉMON.

2325 Venez vite, Seigneur, on a besoin de vous.
D’Amours en l’air environnée,
Silla vient avec eux de descendre au Palais,
Et je crains bien que pour son Hyménée
Votre Amour n’ait formé d’inutiles projets.
2330 Elle a de loin reconnu Mélicerte,
Que deux Amours empêchent d’approcher.
Ravis de se revoir, ils n’ont pu se cacher
Le vif excès de joie où leur âme est ouverte.
Voilà ce qui m’a fait en hâte vous chercher.

GLAUCUS.

2335 Quoi, les Amours qui pour moi s’intéressent,
Ne lui peuvent changer le coeur,
Et toujours avec même ardeur
Ses voeux pour mon rival s’empressent ?

CIRCÉ.

C’est ainsi qu’en suivant un transport amoureux,
2340 On a peu de douceurs qui ne soient inquiètes.
Un rival vous alarme, et tout Dieu que vous êtes,
Sans moi vous aurez peine à devenir heureux.
Pour me venger du faux mystère
Qui m’a fait si longtemps méconnaître Glaucus,
2345 J’aurais sujet dans ma juste colère
De vous abandonner aux soupirs superflus
Où vous réduit l’impuissance de plaire ;
Mais je suis bonne, allez, je ne m’en souviens plus,
Et ferai tout ce qu’il faut faire

GLAUCUS.

2350 Vous vous rendez enfin, et je puis espérer
Que Silla de ma flamme acceptera l’hommage ?

CIRCÉ.

Il suffit que pour vous j’ose me déclarer.
Laissez-moi seule ici ; j’ai pour ce grand ouvrage
Quelques Herbes à préparer,
2355 Dont la recherche à vous quitter m’engage.

GLAUCUS.

Madame...

CIRCÉ.

J’agirai pour vous sans différer.
Ne demandez rien davantage.

SCÈNE X. Circé, Dorine. §

DORINE.

Il s’en va tout rempli de l’espoir d’être aimé.

CIRCÉ.

Je viens de le promette, il le sera sans doute.

DORINE.

2360 D’une telle promesse il doit être charmé,
Mais, Madame, je la redoute.
Un violent courroux n’est point si tôt calmé,
Et qui court où l’entraîne un transport enflammé,
Change malaisément de route.

CIRCÉ.

2365 Moi changer ! Non, Dorine, à l’affront qu’il m’a fait
Je dois pour m’en venger une fureur extrême,
Dont tu verras bientôt l’effet.
Glaucus ne peut rien souffrir par lui-même,
Je veux à ce défaut qu’il souffre en ce qu’il aime ;
2370 Et je n’aurais qu’un plaisir imparfait,
Si l’amour que Silla lui va faire paraître
N’augmentait pas le désespoir
Que dans son coeur doit faire naître
L’état épouvantable où je la ferai voir.

DORINE.

2375 Vous puniriez Silla ? Sa mort pourrait vous plaire ?
Quel crime a-t-elle fait, et quelle dure loi
Autorise contre elle un arrêt si sévère ?

CIRCÉ.

Elle s’est fait aimer, et je ne l’ai pu faire.
N’est-ce pas un crime envers moi
2380 Digne de toute colère ?

DORINE.

Mais, Madame, songez...

CIRCÉ.

Viens, c’est trop écouter.
La vengeance où l’honneur engage
Est un torrent dont le ravage
Redouble d’autant plus qu’on cherche à l’arrêter.

ACTE V §

DÉCORATION DU Ve ACTE.
Une longue Allée de Cyprès qui forment une Perspective très agréable à la vue, succède au Lieu désert qui a paru dans l’Acte précédent.

SCÈNE PREMIÈRE. Silla, Florise, Astérie §

SILLA.

2385 Où donc est le Prince de Thrace ?
Plus sans le voir je passe de moments,
Plus mon impatience a pour moi de tourments ;
Dans mille vains soucis mon esprit s’embarrasse,
Et de ces lieux, quoique charmants
2390 Il semble que sans lui tout l’ornement s’efface.

FLORISE.

Ravi de voir enfin par un heureux retour
Votre coeur à ses voeux sensible,
Circé l’autorisant, il veut dans ce grand jour
Avec tout l’appareil possible
2395 De sa félicité rendre grâce à l’Amour.
La pompe qu’il prépare à quelque ordre l’oblige,
Qui l’a forcé de vous quitter.

SILLA.

Je le sais, mais de lui quelques soins qu’elle exige,
Il s’y devrait moins arrêter.

FLORISE.

2400 Vous le verrez bientôt, mais craignez Mélicerte.
Son rival préféré l’a mis au désespoir.
Il se plaint, il murmure, et surpris de vous voir...

SILLA.

Si par là de mon coeur il répare la perte,
Les plaintes sont en son pouvoir.

FLORISE.

2405 Quoi, l’amour sans regret souffre ainsi qu’on se quitte ?

SILLA.

Mais peut-on être juste, et voir d’un oeil égal
Le fort et le faible mérite ?
Regardons Mélicerte auprès de son rival.
La différence est-elle si petite,
2410 Que ce soit m’y connaître mal,
Qu’écouter contre lui ce qui me sollicite ?
Oui, sans doute, et mon coeur y doit prendre intérêt.
Ce rival n’est que trop digne qu’on le préfère ;
Une noble fierté fait briller ce qu’il est,
2415 Et sur son front est peint le caractère...

ASTÉRIE.

Enfin, Madame, il suffit qu’il vous plaît,
C’est tout en amour que de plaire.

SILLA.

Quand par accueil obligeant
Mon coeur pour lui s’est fait connaître,
2420 Quelle joie à vos yeux n’a-t-il pas fait paraître ?
Que ne m’a-t-il point dit de flatteur, d’engageant ?
J’ai dû, j’ai dû me rendre, et toute autre en ma place
Dès l’abord l’aurait préféré.
Il ne s’est pas encor tout à fait déclaré,
2425 Mais si j’en crois l’image qu’il me trace
Du bonheur qui m’est préparé,
Un plus haut rang par lui m’est assuré,
Que celui de Reine de Thrace.
Vous l’avez entendu toutes deux ?

FLORISE.

Il est vrai ;
2430 Et ce qui me ferait soupçonner quelque chose,
C’est que des Amours il dispose.
De son pouvoir sur eux vous avez fait l’essai.

ASTÉRIE.

Vénus toujours un peu coquette
Ne pourrait-elle pas avoir aimé sans bruit,
2435 Et fait quelque intrigue secrète
Dont il aurait été le fruit ?
Ce qu’il a fait ici, sent bien son parentage
Avecque la Divinité.

SILLA.

Je ne pénètre point dans cette obscurité.
2440 Il m’aime, c’est assez ; après cet avantage
Rien ne saurait manquer à ma félicité.

ASTÉRIE.

Reposez-vous sur moi ; je saurai le mystère,
S’il est du mystère à savoir.
De ses secrets certain Dépositaire
2445 Sur qui mes yeux ont tout pouvoir,
Pour peu que je le presse, aura peine à se taire.
Mais vers vous Mélicerte....

SILLA.

Ah Dieux !
Quel malheur ici me l’envoie ?

SCÈNE II. Silla, Mélicerte, Florise. §

MÉLICERTE.

Ma présence ne peut que déplaire en ces lieux,
2450 Madame, et je vois trop que m’offrir à vos yeux,
C’est venir troubler votre joie.

SILLA.

Si vous le connaissez, vous pouvez m’épargner
Ce qu’un fâcheux Objet cause d’impatience.

MÉLICERTE.

Quoi, jusque-là me dédaigner !
2455 De mon fidèle amour est-ce la récompense ?
Après avoir pour vous si longtemps soupiré,
Après...

SILLA.

Finissons là, de grâce.
Quand vous aurez bien murmuré
De voir un rival préféré,
2460 Les choses ne sont pas pour prendre une autre face.
Si pour vous un autrefois mon coeur s’est déclaré,
Ce coeur sent aujourd’hui qu’un autre vous efface,
Et ce trouve contraint, quoi qu’il vous ait juré,
À donner au Prince de Thrace
2465 Ce qui vous semblait assuré ?

MÉLICERTE.

Quel aveu ! Quoi, Madame, il se peut que vous-même
Vous m’osiez prononcer l’arrêt de mon trépas ;
Et malgré mon amour extrême,
La honte de changer a pour vous tant d’appas,
2470 Que vous la regardez comme un bonheur suprême
Qui remplit tous vos voeux ? Hélas !
Quand malgré les Amours dont l’injuste puissance
M’empêchait de vous approcher,
Vous m’assuriez tantôt d’une entière constance,
2475 Ce rival qui vous est si cher
Méritait-il la préférence,
Lui qui jamais n’avait su vous toucher ?

SILLA.

Les amours l’ont cru nécessaire ;
Et si mon coeur change de voeux,
2480 Ce changement n’arrive que par eux,
Leur conseil m’autorise à ce que j’ose faire.
Ils m’ont fait voir votre rival
Toujours ferme, toujours glorieux de ses peines,
Tandis que refroidi, lâche, faible, inégal,
2485 Par un éloignement fatal
Vous cherchiez à briser mes chaînes.
Ils m’ont fait voir... Mais pourquoi m’excuser ?
Je ne vous blâme point d’avoir fui ma présence.
Vous avez au dégoût qu’elle a pu vous causer
2490 Cherché remède par l’absence ;
C’est ainsi qu’il en faut user.
Nous n’avons point un coeur pour le tyranniser,
Et, rien n’est tant à nous que notre complaisance.

MÉLICERTE.

Ah, ne vous armez point de ces fausses raisons
2495 Pour tâcher à rendre plausible
La plus noire des trahisons.
Jamais autre que vous ne m’a trouvé sensible,
Et malgré votre éloignement
J’ai fait gloire toujours du nom de votre Amant.
2500 Mais croyez-moi, Madame, il entre ici du Charme ;
On contraint vos désirs, je le connais trop bien.
Si jamais votre amour fut satisfait du mien,
Daignez craindre ce qui m’alarme,
Et pour vous et pour moi ne précipitez rien.

SILLA.

2505 Le charme est grand, je le confesse,
Puisqu’en votre rival il m’a fait découvrir
Tout ce qui peut mériter ma tendresse.
Mais adieu, ce discours vous blesse,
Et c’est trop vous faire souffrir.

SCÈNE III. Silla, Mélicerte, Palémon, Astérie, Florise. §

SILLA.

2510 Où pourrai-je trouver ton Maître ?

PALÉMON.

Circé qui l’entretient, l’arrête en ce Jardin
D’où vous voyez la Mer paraître.
Silla sort.

MÉLICERTE.

Je vous suivrai partout, et jusques à la fin
J’approfondirai mon Destin,
2515 Quelque rigoureux qu’il puisse être.
Mélicerte sort.

FLORISE.

Je plains le malheur qui le suit.
Quand l’Anneau de Circé le rend à ce qu’il aime,
Il trouve que pour lui Silla n’est plus la même,
Et qu’en son coeur l’absence l’a détruit.
2520 Insensible aux ennuis que traîne sa disgrâce,
Elle ferme les yeux...

ASTÉRIE.

N’a-t-elle pas raison ?
Nommez son changement parjure, trahison,
Quand le coeur n’en dit plus, que voulez-vous qu’on fasse ?
Comme on ne doit chercher que la joie en aimant,
2525 Tant qu’on s’en trouve bien, j’approuve que l’on aime
Avec l’entier attachement
Que demande un amour extrême ;
Mais pour ne pas vouloir chagriner un Amant,
Quand on ne sent plus rien, s’obstiner fortement
2530 À se faire enrager soi-même !
Il faut avoir perdu le jugement.

PALÉMON.

C’est bien dit, la constance est d’une âme grossière
Qui voudrait du vieux temps ramener les vertus.
Mais Circé, qu’est-ce ? A-t-elle emporté le dessus,
2535 Elle qui faisait tant la fière ?

ASTÉRIE.

À dire vrai, je ne m’y connais plus.

PALÉMON.

Rien n’est si dangereux qu’une jeune Sorcière
Qui comme toi sait l’art de vaincre les refus.
L’entreprise en est meurtrière ;
2540 Mais craindre des Herbes, abus.

FLORISE.

Vous n’en parlez ainsi que sur la confiance
D’un suprême pouvoir qui nous est inconnu.
Depuis qu’en ce Palais votre Maître est venu,
Circé de ce qu’elle est n’a plus que l’apparence,
2545 Et son Art, dont cent fois elle a tout obtenu,
Semble réduit à l’impuissance.

PALÉMON.

Nous sommes gens, s’il faut ne cacher rien,
Fort sûrs partout de la victoire.
Mon Maître... Sur sa mine on a peine à le croire ;
2550 C’est le plus grand Magicien
Dont jamais on ait eu mémoire,
Et pour peu que tu fisses gloire
De me vouloir un peu de bien,
Je t’en dirais toute l’histoire

FLORISE.

2555 L’honneur défend que j’aime, il n’y faut point songer.
Toute intrigue m’effraie, et j’ignore...

ASTÉRIE.

Courage.
À te donner leçon je veux bien m’engager.
Il ne t’en coûtera qu’un droit d’apprentissage
Qui te paraîtra si léger,
2560 Que tu croiras me devoir davantage.
Malgré ton point d’honneur, tu n’es pas si sauvage.
Qu’à n’être plus farouche on ne pût t’obliger.

FLORISE.

Sans perdre temps à m’entreprendre,
Si vous avez des douceurs à conter,
2565 Ma Compagne est toujours en humeur d’écouter,
Et saura mieux que moi...

ASTÉRIE.

Pourquoi vous en défendre ?
Est-ce que vous craignez d’avoir l’âme si tendre,
Que vous ne puissiez résister

FLORISE.

Mais c’est vous faire tort...

ASTÉRIE.

Tort, ou non, sans querelle.
2570 Si j’étais ce qu’il est, je serais de son goût.
Pour un coeur que l’amour au vrai triomphe appelle,
Une Prude adoucie est un friand ragoût,
Et je vous en voudrais plutôt qu’à la plus belle.

FLORISE.

Si je n’ai pas ce vif éclat
2575 Dont votre jeunesse vous flatte,
Qu’il nous juge, et qu’il dise...

PALÉMON.

Entre vous le débat.
La question est délicate,
4
Et c’est plus que vuider une affaire d’État.

ASTÉRIE.

Fais-nous donc part de ta magie,
2580 Et nous dis d’où ton maître en a pu tant savoir.

PALÉMON.

Si de le révéler j’avais fait folie,
Jamais il ne me voudrait voir.
J’ai la langue liée.

ASTÉRIE.

Attends, j’ai tout pouvoir.
Il faut que je te la délie.
2585 Viens ça.

PALÉMON.

Non.

ASTÉRIE.

Viens, ou crains. Je puis quand il me plaît
À tout mutin faire connaître,
Qu’en ce que je souhaite on doit prendre intérêt.

PALÉMON.

Adieu, je vais trouver mon Maître :
Juge par là de ce qu’il est.
Palémon s’élève en l’air tout à coup, et s’envole.

FLORISE.

2590 Qu’en pensez-vous, ma soeur ?

ASTÉRIE.

Je n’en fais aucun doute,
Voici de la divinité.
Avec tant de légèreté
Prendre par l’air ainsi sa route,
C’est l’effet d’un pouvoir qui n’est point limité.

SCÈNE IV. Dorine, Astérie, Florise. §

ASTÉRIE à Dorine.

2595 Ah, ma Soeur, savez-vous quelle est notre surprise ?

DORINE.

J’en viens de voir assez pour me l’imaginer ;
Mais apprenez qu’un Dieu parmi nous se déguise,
Et cessez de vous étonner.
Celui qui passe ici pour le Prince de Thrace,
2600 C’est Glaucus, à qui dans sa Cour
Parmi les Dieux Marins Neptune a donné place.
Vous connaissez l’objet de son amour,
Vous en a-t-on appris la funeste disgrâce.

FLORISE.

Quoi, qu’est-il arrivé ?

DORINE.

J’en tremble encor d’horreur.
2605 Par un supplice épouvantable
Silla vient d’éprouver tout ce qu’en sa fureur
L’Amour qu’on brave trop, a de plus redoutable.
Glaucus dans le Jardin rendait grâce à Circé,
D’avoir fait que pour lui Silla devînt sensible,
2610 Quand vers eux d’un pas empressé,
Avecque cette Nymphe autrefois inflexible,
Mélicerte s’est avancé.
Sur Glaucus, dont Silla reçoit d’abord l’hommage,
Il jette un regard furieux,
2615 Et tout rempli de la secrète rage
De les voir à l’envi l’un et l’autre à ses yeux
Se donner de leur flamme un tendre témoignage,
Il s’emporte, il menace, il accuse les Dieux,
Et demandant raison de cet outrage.
2620 Rejette sur Circé le changement fatal
Qui fait triompher son rival.
Circé ne fait sur lui qu’étendre sa baguette,
Il devient Arbre au même instant.
Dans le tronc qui l’enferme il murmure, on l’entend.
2625 Silla voit le prodige, et tremblante, inquiète,
Semble prévoir le malheur qui l’attend.
Circé, pour apaiser ce qu’elle prend d’alarmes,
Lui fait connaître un Dieu caché dans son Amant,
Et par un prompt éloignement ;
2630 La laisse en liberté de goûter tous les charmes,
Que doit avoir pour elle un si doux changement.
Témoin du tendre amour qui possédait leurs âmes,
Des rigueurs de Circé je murmurais tout bas,
De n’être favorable à de si belles flammes,
2635 Que pour livrer Glaucus à de plus durs combats,
Quand tout à coup... Hélas ! Comment vous dire
Ce que j’ai peine encor moi-même à concevoir ?
Une Source s’élève, et l’eau qu’elle fait choir
Ayant enveloppé Silla qui se retire,
2640 À Glaucus, comme à moi, la rend hideuse à voir,
Ce n’est plus cette Nymphe aimable
Sur qui le Ciel versa les plus riches trésors.
Des Monstres par ce Charme attachés à son corps ;
Font de leurs cris affreux un mélange effroyable,
2645 Dont l’horreur à Silla tient lieu de mille morts
Elle s’en désespère, et sa disgrâce est telle,
Qu’en vain Glaucus s’efforce à lui prêter secours ;
Le Charme a commencé de faire effet sur elle,
Il n’en peut plus rompre le cours.
2650 Il se plaint, il s’afflige, et si de sa vengeance
Circé voulait le rendre elle-même témoin,
Sans doute elle aurait peine en ce pressant besoin
À ne pas... Mais vers nous je la vois qui s’avance.

SCÈNE V. Circé, Dorine. §

CIRCÉ à Florise et à Astérie.

Laissez-nous l’une et l’autre. Et bien, Dorine, enfin
2655 Ai-je assez rétabli ma gloire ?

DORINE.

Triompher du pouvoir Divin,
C’est emporter la plus haute victoire.
Mais, Madame, Silla...

CIRCÉ.

Quoi, Silla ?

DORINE.

Dois-je croire
Que vous ne plaignez pas son malheureux destin ?

CIRCÉ.

2660 Elle méritait peu ce que j’ai fait contre elle ;
Mais lorsque l’on se venge on n’examine rien,
Et fût la peine encor mille fois plus cruelle,
Je doute que son coeur souffre autant que le mien.
Pour haïr, oublier un Ingrat qui m’outrage,
2665 J’ai beau de ses dédains me peindre la fierté ;
J’ai beau m’en faire une honteuse image ;
Malgré toute l’indignité
Des refus où pour moi ma Rivale l’engage,
Mon coeur est plus à lui qu’il n’a jamais été.
2670 Je te l’ai déjà dit, Vénus sur moi se venge
De ses feux pour mon Père autrefois découverts,
Et puisque sous ses lois l’Amour exprès me range,
Plus d’espoir que mon destin ne change,
Sans cesse malgré moi je traînerai mes fers.
2675 Tout ce que je puis faire en l’état déplorable
Où me réduit un feu dont j’ai trop cru l’appas,
C’est ce cacher si bien le tourment qui m’accable
Que Glaucus n’en jouisse pas.
Le voici qui vers moi précipite ses pas
2680 Voyons de quoi sa douleur est capable.

SCÈNE VI. Glaucus, Circé, Dorine. §

GLAUCUS.

Venez, venez, Barbare, il manque à vos fureurs,
Pour goûter pleinement votre lâche vengeance
D’offrir à vos regards les indignes horreurs
Qui confondent mon espérance.
2685 Hélas ! C’est donc ainsi que l’orage est calmé ?
Silla dont vous deviez m’assurer la tendresse,
Silla dont à mon coeur charmé
Vous promettiez...

CIRCÉ.

L’effet a suivi ma promesse.
Si vous aimez Silla, n’êtes-vous pas aimé ?

GLAUCUS.

2690 Je le suis, il est vrai, mai c’est pour mon supplice.
C’est pour la voir par de tendres soupirs
Me demander la fin des cruels déplaisirs
Où de votre rigueur l’expose l’injustice.
Devenir ce qu’elle est, quoique sans rien souffrir,
2695 À tous insupportable, odieuse à soi-même,
C’est plus mille fois que mourir.
Jugez si ma peine est extrême.
J’ai causé son malheur, je l’adore, elle m’aime,
Et je ne puis la secourir.

CIRCÉ.

2700 Vous réduire à cette impuissance,
C’est faire tort à la Divinité ;
Mais vous n’ignorez pas ce qu’il faut que j’en pense,
De ce que vous pouvez j’ai fait l’expérience,
Et sais ce qu’il m’en a coûté.
2705 J’ai vu deux fois mon Art contre vous inutile.
Deux fois par vous mes projets avortés
De surprise à vos yeux m’ont laissée immobile ;
Et pour Silla vous vous épouvantez ?
Montrez dans la disgrâce une âme plus tranquille.
2710 Le prompt effet qui suit vos volontés,
Pour changer son destin, vous rendra tout facile

GLAUCUS.

Ah, cessez d’insulter aux ennuis d’un Amant
Qui frémit de votre vengeance.
Contre moi, contre un Dieu vous manquez de puissance,
2715 Et je puis d’un seul mot détruire en un moment
Ce qu’une crédule espérance
Offrirait pour me nuire à votre emportement.
Mais le Destin vous rend maîtresse de vos Charmes,
Quand ce n’est qu’un Mortel qu’attaque leur pouvoir,
2720 Et si dans le malheur où Silla vient de choir
Je puis soulager mes alarmes
Par quelque faible ombre d’espoir,
Il n’est plus qu’à vous émouvoir,
De la seule pitié j’emprunte ici les armes.
2725 De grâce, renoncez à vos transports jaloux,
Et pour laisser calmer leur aveugle furie,
Songez que deux Amants n’espèrent que par vous,
Qu’ils veulent vous devoir leur bonheur le plus doux,
Et que c’est un Dieu qui vous prie.

CIRCÉ.

2730 Il n’est rien qu’on ne doive aux Dieux,
Et sur nos volontés leurs droits si loin s’étendent,
Qu’à la moindre prière on se tient glorieux
D’accorder tout ce qu’ils demandent ;
Mais comme entre eux et moi l’amour rend tout pareil,
2735 Quand vous m’avez refusé votre hommage,
Songiez-vous que par cet outrage
C’était la Fille du Soleil
Dont vous aigrissiez le courage ?
Tout entier à Silla, vous avez dédaigné
2740 D’adoucir, de flatter ma peine.
Contre vous à mon tour toute entière à ma haine,
J’ai suivi ses transports, et n’ai rien épargné
Pour rendre ma vengeance et sensible et certaine.
Mes voeux ont réussi, vous souffrez, et pour moi
2745 C’est un plaisir que rien n’égale.
Allez aux pieds de ma Rivale
Par de nouveaux serments signaler votre foi.
Un temps si long perdu loin d’elle
Ne se peut réparer que par un prompt retour.
2750 Courez, on vous attend, faites bien votre cour,
Et recevez le prix de cette ardeur fidèle
Qui vous a fait dédaigner mon amour.

GLAUCUS.

D’un outrage forcé me faites-vous complice,
Et connaissant l’Être Divin,
2755 Aurez-vous toujours l’injustice
De m’imputer ce qu’a fait le Destin ?
Quand d’Europe, d’Io, de Sémélé, d’Alcmène,
L’amoureux Jupiter a chéri les appas,
Dépendait-il de lui de ne soupirer pas,
2760 Et pour toucher leurs coeurs eût-il pris tant de peine
Si le sien libre à s’enflammer
Eût pu se défendre d’aimer ?
C’est de cet Ascendant la fatale puissance
Qui vers Silla m’entraîne malgré moi.
2765 Obéir au Destin qui m’en fait une loi,
Est-ce avoir oublié ce que votre naissance
Vous pouvait faire attendre de ma foi ?
Si j’ai par mes refus excité la colère
Qui contre ce que j’aime arme votre rigueur,
2770 Songez que ce n’est point un crime volontaire,
Et que si je pouvais disposer de mon coeur,
Ce coeur mettrait tous ses soins à vous plaire.

CIRCÉ.

Non, Silla les a mérités ;
Et comme la raison éclaire enfin mon âme,
2775 J’estime trop une si belle flamme,
Pour vouloir mettre obstacle à vos félicités.
Jouissez d’un amour qui ferme, inviolable,
Ne finira qu’avec ses jours.
Mon Art vous en est responsable,
2780 Et s’il ne faut qu’en prolonger le cours,
Pour rendre plus longtemps votre bonheur durable
Vous êtes sûr de mon secours.

GLAUCUS.

Achevez, Inhumaine, et par cette menace
Montrez qu’on peut braver les Dieux impunément.
2785 D’un triomphe si fier je vois le fondement.
Le Soleil est d’accord de tout ce qui se passe,
Et ce fatal enchantement
Qui me fait de Silla déplorer la disgrâce,
À votre coeur altier souffrirait moins d’audace
2790 S’il n’appuyait votre ressentiment.
Mais tout change, et peut-être ai-je le sujet d’attendre
Après une si lâche et noire trahison...
Ciel, qu’ai-je encor à craindre, et que vient-on m’apprendre ?

SCÈNE VII. Glaucus, Palémon, Circé, Dorine. §

PALÉMON.

Un malheur qui va vous surprendre.
2795 Des fureurs de Circé Silla s’est fait raison,
Elle n’est plus.

GLAUCUS.

Silla n’est plus !

PALÉMON.

Désespérée
De l’affreux changement qui causait ses soupirs,
Sans me vouloir entendre, elle s’est retirée
Où la Mer qu’elle voit offre à ses déplaisirs
2800 L’heureux secours d’une mort assurée.
Là, d’un fixe regard envisageant les flots,
Après quelques moments d’un calme qui m’abuse,
"Fais-moi, dit-elle, ô Mer, rencontrer le repos
Que depuis si longtemps la Terre me refuse.3
2805 À ces mots tout à coup je la vois s’élancer.
L’onde s’entrouvre, et frémit de sa chute,
Et finissant les maux où sa vie est en butte,
Cache l’horreur du sort qui l’y fait renoncer.

GLAUCUS.

Et bien, êtes-vous satisfaite ?
2810 Votre vengeance a-t-elle un succès assez doux ?

CIRCÉ.

Non, sa trop prompte mort l’a rendue imparfaite.
Je la voulais vivante, et que souffrant par vous,
Elle en fît mieux sentir à votre âme inquiète
L’ennui d’avoir sur elle attiré mon courroux.
2815 Votre peine finit quand la mienne redouble.
Silla ne vivant plus, dégage votre foi.
D’un calme heureux faites-vous une loi,
Et tâchez, pour n’avoir jamais rien qui le trouble,
À ne vous souvenir ni d’elle, ni de moi.
2820 Circé disparaît ainsi que son Palais.
Le Théâtre change, et Glaucus se trouve sur le bord de la mer.

SCÈNE VIII. Glaucus, Palémon. §

GLAUCUS.

Quel charme en un moment nous met sur ce rivage.
Le Palais de Circé disparaît à nos yeux ;
Mais hélas ! Pour changer de lieux ;
En sentirai-je moins la rage,
2825 D’avoir perdu ce que j’aimais le mieux ?
Toi qui vois ma douleur, si jamais, ô Neptune,
De quelque aimable Objet ton coeur fut enflammé,
Prends pitié de mon infortune,
Et me rends, s’il se peut, ce que j’ai tant aimé.
2830 Il m’entend, sur les flots je le vois qui s’élève.
Toute la Cour le suit, j’en puis bien espérer.

SCÈNE IX. Neptune sur les flots, Glaucus. §

NEPTUNE.

Je plains les durs ennuis qui te font soupirer ;
J’ai commencé déjà, si Jupiter achève,
L’heureux sort de Silla pourra les réparer.
2835 Ce rocher qui s’offre à ta vue,
Servira sous son nom d’éternel monument,
Qu’en son sein la Mer l’a reçue,
Et c’est là qu’à jamais de cet événement
Mille vaisseaux brisés par de fréquents naufrages
2840 Rendront d’éclatants témoignages.
Cependant si le Ciel qui lit dans le Destin,
Souffre que de silla ma volonté décide,
Pour t’assurer un bien qui n’ait jamais de fin,
Je l’arrache à la mort, et la fais Néréïde.

GLAUCUS.

2845 Ah, je n’en doute point, le Ciel sera pour moi.
J’en vois la marque, il s’ouvre, et Jupiter lui-même
Va prononcer l’arrêt suprême,
Qui rendra justice à ma foi.
On voit ici paraître Jupiter dans son palais, qui est d’une architecture composée. Elle forme de grands piédestaux, sur lesquels sont en saillie des Aigles tout rehaussés d’or fin, qui supportent une Corniche solide, dans la frise de laquelle sont peintes des pommes de pin d’or ciselé. Au-dessus de la corniche se forment des cintres surbaissés, enrichis de quantités d’ornements, avec des festons d’or qui pendent au-dessous des cintres, et s’attachent au milieu et aux angles. Toute la masse du palais est peinte de deux manières différentes, aussi bien que les corniches et les piédestaux : l’une est de porphyre, et l’autre de lapis. Au milieu des piédestaux sont de gros festons de feuilles de chêne d’or ciselé. On voit dans le fond du palais un tronc tout d’or, et orné de pierres précieuses.

SCÈNE X. Jupiter dans son Palais, Neptune sur les flots, Glaucus. §

JUPITER.

Le Destin pour Silla permet tout à Neptune,
2850 Et touché de son désespoir,
Lui donne par moi le pouvoir
De la combler de gloire après son infortune ;
Mais dans l’être nouveau qu’elle va recevoir,
Glaucus, contente-toi du plaisir de la voir,
2855 Sans l’accabler encor d’une flamme importune.
Quelques droits que Circé t’ait acquis sur son coeur,
Ce Charme dissipé te défend l’espérance,
Et tu croirais en vain par ta persévérance
Venir à bout de sa vigueur.

GLAUCUS.

2860 Et bien, je forcerai mon amour au silence.
Qu’elle vive ; la voir est l’unique douceur
Que presse mon impatience.

NEPTUNE.

Viens lui prêter la main pour la tirer des flots.

SCÈNE XI. Neptune, Glaucus, Silla. §

GLAUCUS.

Enfin les Dieux, en vous sauvant la vie,
2865 Daignent assurer mon repos.

SILLA.

À m’acquitter vers eux ce bienfait vous convie.
La surprise où me met l’inespéré bonheur.
De voir par leur bonté ma disgrâce arrêtée,
Ma laisse peu capable...

NEPTUNE.

Ils connaissent ton coeur,
2870 C’est assez, va, prends place auprès de Galatée,
Tandis que pour te faire honneur,
Les Nymphes et les Dieux des Campagnes prochaines
Te viendront applaudir sur la fin de tes peines.
Avancez, Faunes et Sylvains,
2875 Et par quelque brillant spectacle,
De ce jour fortuné célébrant le miracle,
Honorez du Destin les Décrets Souverains.
Les faunes, les sylvains, les dryades, et les autres divinités champêtres, se mêlent ensemble par différentes figures qui sont accompagnées des chansons suivantes, dont la première fait voir, par l’exemple de Glaucus, que la froideur des eaux est un vain obstacle contre les feux de l’amour.

CHANSON D’UN SYLVAIN.

Tout aime
Sur la terre et dans les cieux.
2880 L’Amour par un pouvoir suprême
Asservit Hommes et Dieux,
Tout aime.
Jusque dans les eaux, il échauffe les coeurs,
Et malgré leur froideur extrême
2885 Il fait ressentir ses plus vives ardeurs ;
Rien n’échappe à ses douces langueurs,
Tout aime.

CHOEUR DE DIVINITÉS.

Les Plaisirs sont de tous les âges,
Les plaisirs sont de toutes les saisons.
2890 Pour les rendre permis, on sait que les plus sages
Ont souvent trouvé des raisons.
Rions, chantons,
Folâtrons, sautons.
Les plaisirs sont de tous les âges,
2895 Les plaisirs sont de toutes les saisons.
Ce choeur étant fini, les faunes et les sylvains témoignent leur joie par des sauts surprenants ; et les divinités de la mer, accompagnées de plusieurs fleuves,donnent pareillement des marques de leur allégresse par plusieurs figures extraordinaires ;ce qu’ils font à différentes reprises,et même après les deux premiers couplets de la chanson suivante.

CHANSON D’UN SYLVAIN D’UNE DRYADE ensemble.

Il n’est point de plaisir véritable,
Si l’amour ne l’assaisonne pas.
On a beau dans le bien le plus stable
Rechercher de sensibles appas.
2900 Il n’est point de Plaisir véritable,
Si l’Amour ne l’assaisonne pas.
Ses langueurs n’ont rien que d’agréable,
On se perd dans ses tendres hélas.
Il n’est point de Plaisir véritable,
2905 Si l’Amour ne l’assaisonne pas.
À l’amour il faut rendre les armes,
Tôt ou tard il triomphe de nous.
Plus on veut résister à ses charmes,
Plus on doit redouter son courroux.
2910 À l’amour il faut rendre les armes,
Tôt ou tard il triomphe de nous.
De ses maux ne prenons point d’alarmes,
S’ils sont grands, le remède en est doux.
À l’amour il faut rendre les armes,
2915 Tôt ou tard il triomphe de nous.
Les faunes et les sylvains recommencent leurs sauts, qui sont accompagnés de postures surprenantes ; et pendant qu’un choeur de divinités chante les vers suivants, les fleuves et les divinités de la mer font plusieurs figures différentes, en se mêlant avec le choeur.

CHOEUR DE DIVINITÉS.

Les plaisirs sont de tous les âges,
Les plaisirs sont de toutes les saisons.
Pour les rendre permis, on sait que les plus sages
Ont souvent trouvé des raisons.
2920 Rions, chantons,
Folâtrons, sautons.
Les plaisirs sont de tous les âges,
Les plaisirs sont de toutes les saisons.