Par T.CORNEILLE
Chez G.DE LUYNE, Libraire juré au
Palais, dans la salle des Merciers,
à la Justice.
M.DC.LXXIII.
Édition critique établie par Olivia Leroux dans le cadre d'un mémoire de maîtrise sous la direction de Georges Forestier (2000-2001)
Theodat : un personnage réhabilité §
La postérité de Thomas Corneille est paradoxale, il est à la fois l’auteur du plus grand succès théâtral du XVIIe siècle, Timocrate, mais dans les esprits il reste comme le petit frère d’un génie, le second, le médiocre, l’ombre de Pierre Corneille. C’est un sort bien injuste pour un auteur tel que lui, qui fut en son temps, l’un des plus joués et des plus aimés de France. C’est pourquoi Voltaire disait de lui qu’il « aurait eu un grand destin, s’il n’avait pas eu de frère ». Même s’il ne possédait pas le génie de son aîné, il avait un talent certain qui nous permet aujourd’hui encore de nous intéresser à son œuvre. Nous l’abordons ici, par une des tragédies de la fin de sa carrière de dramaturge : Theodat. Bien que considérée comme mineure dans le corpus des pièces de son auteur, elle possède du charme.
Notre Theodat relate l’histoire d’un personnage historique, mais traité de l’aveu même de son auteur de manière adoucie, romancée, policée ! Theodat, un prince Ostrogoth, n’est ni le plus connu des personnages dramatiques, ni le plus sympathique. D’un prince assassin, traître et lâche, Thomas Corneille, a peint un personnage généreux, valeureux, et amoureux. Il a travesti l’histoire pour une bonne cause, celle de plaire à son public. De ce fait il a réhabilité cet homme dont la mémoire était noircie par une personnalité odieuse. Il a fait de lui un prince sans tache, un homme de cœur.
C’est une des particularités du jeune Corneille, il avait souvent l’intuition de ce que désirait le public, dans quel genre il devait s’inscrire pour rencontrer le succès. Sa sensibilité à saisir les goûts de son temps n’a d’égale que la facilité d’y adapter son écriture. Malheureusement Theodat est sans doute l’exception qui confirme cette règle, il eut beau s’inscrire dans la mouvance du style galant, qui lui a bien souvent assuré le succès, et adapter les nouvelles données tragiques, apportées par Racine, il ne triompha pas. Il connut un des rares échecs de sa carrière. C’est sans doute pourquoi elle ne fut pas réimprimée depuis le XVIIIe siècle.
Il existe deux autres versions au cours du XVIIe siècle de cette tragique histoire du prince Theodat, et de la reine Amalasonte. La première est celle de Madeleine de Scudéry, en 1642, dans Les Femmes illustres, ou les harangues héroïques1, elle peint un prince tel que l’a vu l’histoire, égoïste, ambitieux, paresseux, un intrigant, prêt à toutes les bassesses pour obtenir le plus haut rang de l’Etat, le trône dont le désir fit perdre la tête à tant d’hommes et de femmes. Elle dirige la compassion du lecteur vers la reine, Amalasonte, la victime souffrante, la femme blessée qui ne lutte plus, qui reconnaît sa faute d’avoir fait confiance à son pire ennemi caché sous les traits d’un homme amoureux.
Avant la nôtre, il existe encore une version de l’histoire de ce couple, celle de Philippe Quinault, une tragi-comédie intitulée Amalasonte, créée en 1658 ; cette fois encore, priorité est donnée à la princesse, mais dans une optique plus adoucie, les deux protagonistes sont victimes de machinations extérieures, de multiples rebondissements empêchent leur amour, jusqu’au dénouement où le bonheur triomphe par le traditionnel mariage, sans lequel il ne peut y avoir de fin heureuse et de tragi-comédie.
De cet auteur, Thomas Corneille s’est inspiré pour écrire son Theodat. Cette troisième version offre une nouvelle optique non encore explorée, celle où la culpabilité aurait changé de camp, où Amalasonte serait coupable, et Theodat, un amoureux tendre et attendrissant. Il offre de ce fait le premier rôle à l’amour, l’élément qui a lui seul bouleverse toute l’intrigue, celui qui se décline en jalousie, renoncement, sacrifice, révolte…il multiplie ses visages, mais il n’est question que de lui tout au long de la pièce. Un rêve pour les dames qui décidaient des succès ou infortunes des œuvres théâtrales. Malheureusement, il devait malgré tout manquer quelque chose, si ce n’est pas le pathétique tendre, c’est sans doute la frayeur sans laquelle il ne peut y avoir de grande tragédie.
Histoire des Ostrogoths : le vrai Theodat §
Le prince Theodat que nous présente Thomas Corneille, est loin de ressembler à celui de la réalité historique. Il peint un homme tout dévoué à ses sentiments, un prince tel que le rêvaient les amateurs de romans et de littérature galante. Un homme capable de renoncer au pouvoir pour s’abandonner à l’amour, dont la plus grande erreur est d’avoir failli à une parole donnée du bout des lèvres. Une faute, sans doute pardonnable aux yeux d’un public amateur de grands sentiments et qui tenait l’amour comme souverain bien. Corneille le jeune avait compris combien le public féminin était important dans le succès d’une pièce, de plus il savait ce qu’elles attendaient. Il a donc crée un Theodat à l’image de leurs désirs. Mais le vrai était loin d’être aussi glorieux et attachant. Il était un prince Goth, mort à Ravenne en 536, neveu de Théodoric Ier le grand, le père d’Amalasonte, le plus romanisé des chefs barbares, qui en 488 devint maître d’un espace qui incluait la Dalmatie, la Pannonie, le Norique, le Rhétie et l’Italie, dont l’ambition était de ressusciter l’empire romain d’Occident. Il installa sa capitale à Ravenne, dont il fit un brillant foyer de culture. Dans son résumé de l’Histoire des Goths de Cassiodore, l’historien Jordanes affirme que Théodoric régna « en qualité de roi des Goths et des Romains ». Il eut des vues politiques très larges, à l’échelle de l’Occident, son but était de défendre son Etat et de lui assurer la suprématie sur les autres royaumes germaniques. Pour parvenir à cela il développa une politique d’unions matrimoniales entre sa famille et les souverains d’Occident. Il épousa une sœur de Clovis en 492. Il maria leur fille, Amalasonte à un roi Wisigoth, Eutharic. Dans notre pièce, Eutharic est devenu Euthar, et tient un tout autre rôle. Il n’est pas le défunt mari de la reine, il est le confident de Theodat. Thomas Corneille dans son Avis Au Lecteur ne se cache pas d’avoir joué avec l’histoire, jugeant la réalité inadaptée à son siècle.
Théodoric qui est déjà mort au début de notre pièce, a laissé un empire précaire ; il était arien2 c’est pourquoi dans une Italie catholique, il ne manquait pas d’ennemis. À Constantinople, dont son empire dépendait toujours, l’arrivée de l’empereur Justinien, entraîna un changement d’attitude à son égard, les Byzantins rêvèrent de reconquête. La conversion au catholicisme des rois germains qui l’entouraient, acheva de l’isoler. Après sa mort la politique pro-romaine d’Amalasonte entraîna une rupture définitive des alliances. Quand les troupes byzantines débarquent en 536, sous le règne du successeur de Theodat, Vitigès, ils résistèrent tant bien que mal, mais en 561, Justinien décide d’en finir avec ce peuple, il le massacra, le réduisit en esclavage, le déporta vers l’Orient, jusqu’à ce qu’il disparaisse de la scène de l’histoire.
Theodat, joua un rôle de premier plan dans la chute de l’empire Ostrogothique par son goût du pouvoir. A peine arrivé sur le trône par son mariage avec la reine, il l’exila, et la fit assassiner. Le résultat de cette entreprise fut que Theodat une fois installé fut incapable de régner. Il finit sa vie assassiné par ses propres troupes. Les soldats lui choisirent Vitigès comme successeur.
La pièce donne une transposition de cet épisode en inversant les rôles. C’est Amalasonte qui meurt de la main du peuple révolté, et Theodat qui est porté au pouvoir. Le public français du XVIIe siècle, n’aurait pas supporté de voir porté au plus haut rang de l’Etat un prince usurpateur, et qui plus est assassin. Il arrive sur le trône sans tache. La jalousie destructrice de la reine est punie de mort. L’honneur et la bienséance sont donc saufs. Pourtant c’est cet épisode qui est à l’origine de la chute de l’empire. Justinien, l’empereur byzantin, profita de l’exil de la reine pour intervenir en Italie. A partir de ce moment là, l’histoire des Goths ne fut plus qu’une longue chute, jusqu’à leur disparition totale.
Tout ce que l’on sait du caractère de la reine Amalasonte, on le doit, à l’historien Blondus. C’est son histoire qui servit de source à Thomas Corneille. Elle était une femme, d’après Cassiodores et Procope, « intelligente et énergique, fort lettrée et de grand discernement3. » Elle était la fille d’un roi très puissant, mariée elle-même, à un roi Wisigoth, Eutharic ; à la mort de ceux-ci elle devint la régente d’un territoire sans doute trop lourd pour elle. D’ailleurs au moment où se situe la pièce, elle n’est pas encore reine, son fils est encore en vie. Il n’est jamais fait mention de lui dans la pièce, mais ce n’est qu’après sa disparition et son mariage avec Theodat qu’elle prend le titre de reine. On sait sa politique pro-romaine à l’origine de la révolte des Goths. Elle a durant tout son règne dû se défendre contre de nombreux complots. C’est pourquoi elle accepta de partager la couronne avec son cousin Theodat. Mais les intentions de l’un et de l’autre divergeaient trop pour qu’il pût y avoir compréhension. Elle pensait qu’il ne convoitait que le titre et non pas le pouvoir effectif. Son but était de lui ôter toute liberté de comploter contre elle avec l’empereur Justinien. Le problème est que lui n’avait aucune envie de partager le pouvoir, il désirait régner seul et lui voler la couronne, et pour y parvenir il l’a laissée se méprendre sur ses intentions. Thomas Corneille connaissait l’histoire, dans son Avis Au Lecteur, il fait mention de ses sources. Il cite Blondus4, dans son « livre III de la première décade ». Il a pris les éléments historiques et les transposés dans un ordre différent. Il ne cherche pas à s’en cacher. Sa tragédie est placée sous le signe de la galanterie plus que de l’histoire. Il se sert d’une toile de fond et peint au premier plan un tableau sentimental et plus chatoyant que la simple et sanglante réalité. Les intrigues de pouvoir, et les querelles politiques il les enrobe de sentiments et de larmes.
Cependant on peut considérer Theodat comme plus proche de la réalité historique, que la tragi-comédie de Quinault, Amalasonte. La seule filiation réelle de cette tragi-comédie est que Theodat est bien le fils de Theudion. Mais qu’importe la fidélité à l’histoire, ni Quinault, ni Thomas Corneille n’ont eu la prétention d’écrire une histoire des Goths, mais des pièces de théâtre au goût de leur public.
Et si Thomas s’est inspiré de Quinault pour le choix du sujet, il n’en a pas copié l’intrigue. Madeleine de Scudéry fut la première à écrire l’histoire du couple Theodat et Amalasonte. Elle le fit dans Les Femmes illustres, ou les harangues héroïques, en 1642. Son point de vue sur cette histoire est différent. Elle ne montre pas comme Corneille, un Theodat doux et une femme à la jalousie violente, ni un couple d’amoureux, victime de machinations comme chez Quinault. Elle met l’accent sur le vrai Theodat, celui qui fit chuter l’empire par sa traîtrise et son obstination à vouloir régner seul. Il est présenté comme un avare, mauvais à la guerre, et qui ne supporte pas qu’on puisse le corriger. Toute cette harangue, est le cri d’une reine qui ne supporte pas d’avoir mis elle-même son ennemi sur le trône. Elle tente par ses larmes de lui faire entendre raison :
Je crus, enfin, que d’un sujet avare et paresseux, je ferais un roi prudent et reconnaissant5.
Ce fut peine perdue, tout ce qu’elle obtint de lui, c’est qu’il précipita son exil, ne supportant pas qu’on le mette face à sa propre faiblesse. Nous sommes tentée de penser que c’est son regard féminin qui naturellement lui a fait peindre une reine victime de la perfidie d’un homme. Son cœur penche naturellement du côté d’Amalasonte qui paie de sa vie, son erreur et sa confiance. Elle savait que le peuple détestait Theodat, elle l’a mis en garde, il n’a rien voulu entendre, il a cru gagner le pouvoir, mais à compter sans le peuple, il a n’en a pas profité.
Si l’on compare les versions de Thomas Corneille et de Madeleine de Scudéry, on reconnaît les caractères de chacun, mais inversés. La violence et le ressentiment ont changé de sexe. Il le dit lui-même toujours dans son Avis Au Lecteur.
Ce caractère d’ingratitude m’a paru avoir quelque chose de trop odieux pour pouvoir estre souffert au Theatre.
Dans notre Theodat, il y a une recherche historique assez poussée, et volontairement contournée. Mais ce n’est pas pour autant que cette pièce s’adresse à un public particulièrement au fait de l’histoire du Bas-Empire romain. Nous avons tout un cortège de princes et de rois, Euthar, Honoric, Trasimond, Theudis, chacun ayant vécu dans l’entourage du couple, mais sans être intervenus dans leur histoire. Dans la pièce chacun se retrouvant dans un rôle différent. Le choix délibéré de ces noms indique la connaissance des sources historiques, mais n’apporte aucun éclairage particulier dans la compréhension de la pièce. Quinault, lui aussi, s’est permis quelque liberté avec les noms des protagonistes. Amalfrède, dans son Amalasonte est l’amoureuse de Theodat, alors que dans la vérité historique, elle est sa mère. Nous pouvons aussi noter que l’un comme l’autre n’ont pas fait mention du lien de parenté qui unit les deux personnages. Ils sont cousins germains, et envisager un mariage entre des parents si proches devait sans doute ne pouvoir entrer dans les canons de la bienséance. Ils se sont donc bien gardés de mentionner ce détail historique.
Biographie de Thomas Corneille, sieur de l’Isle §
Thomas Corneille est né à Rouen le 20 août 1625, dix-neuf ans après Pierre, son illustre frère. Mais il ne s’est pas contenté d’être le cadet d’un grand génie, il s’est risqué lui-même, avec un certain bonheur, sur le terrain théâtral. On lui doit une quarantaine de pièces, ainsi que d’autres ouvrages de types très différents, écrits sur la fin de sa vie, notamment des travaux scientifiques. Sans oublier son travail de journaliste, avec son associé – Donneau de Visé –, directeur du Mercure Galant, une des gazettes les plus célèbres du siècle. Il est mort aux Andelys le 9 décembre 1709.
On ne connaît de cette famille normande que les deux fils poètes dramatiques, mais cette fratrie comptait six enfants. Thomas fait sa scolarité chez les jésuites, c’est là qu’il découvre ses facilités d’écriture. Il gagne un concours de poésie en 1641, alors qu’il n’a que seize ans. Un an auparavant son père est mort, et c’est Pierre qui est devenu son tuteur. Les deux frères toute leur vie sont restés très proches. L’aîné veillant sur son cadet. Il a toujours été son guide. C’est Pierre qui l’obligea à apprendre l’espagnol, ce qui s’avérera être un choix déterminant pour son avenir. En retour Thomas, lui voua une admiration sans borne, il l’a toujours considéré comme un modèle. Qu’ils aient épousé deux sœurs, Marie et Marguerite de Lempérière, n’a fait que contribuer à leur proximité. Ils ne se sont jamais quittés, ils vivaient dans des maisons contiguës d’abord à Rouen et ensuite à Paris. Il fit des études de droit, et est devenu avocat en 1649, mais il savait déjà que ce n’était pas sa vocation, et qu’il voulait être, comme Pierre, poète dramatique.
En 1647, il écrivit sa première comédie, Les Engagements du hasard, c’est une traduction libre d’une pièce de Calderon. À cette époque, les comedias espagnoles étaient à la mode. Entre les années 1640 et 16686, sur trente-cinq comédies écrites on sait que vingt remontent à un modèle espagnol. C’est la recommandation de son frère qui lui vaudra de rencontrer le succès. En 1648, il poursuit par une autre comédie Le Feint Astrologue, suivie par Dom Bertrand de Cigarral, en 1651, qui fut jouée à l’Hôtel de Bourgogne avec succès : Donneau de Visé dit dans Le Mercure Galant qu’elle a été jouée plus de vingt fois à la cour et en public. Le rôle principal était tenu par Jodelet, un acteur idolâtré du « tout Paris ». Elle fut reprise par Molière et sa troupe en 1659, 60 et 61. C’est aussi en 1651 qu’il écrivit L’Amour à la mode, toujours sur un modèle espagnol. Son principe était de reprendre des pièces à succès et de les remettre au goût du public français. Il ne peut être question de plagiat dans la mesure où toutes les pièces écrites au cours du siècle ont des sources antiques ou étrangères, on ne peut considérer cela comme du pillage, mais, comme une réécriture, ce qui était le fondement de l’esthétique classique. Thomas Corneille n’a jamais fait mystère de ses sources. Il connaît son premier échec en 1654, avec Le Charme de la voix, mais il n’en est nullement éprouvé, et il reconnaît lui-même que l’intrigue était trop compliquée. En 1655, comme la mode est aux comédies pastorales, il écrit Le Berger extravagant, une satire tirée du roman éponyme de Charles Sorel, de 1627, qui est, elle-même une parodie des romans pastoraux.
Par ailleurs, il fréquentait les salons « du bel esprit ». Il tient ses fréquentations son goût pour la galanterie. C’est son frère qui l’a présenté chez les héritiers d’Arthenice7, en 1647. Il trouva de solides appuis parmi eux, il possédait un talent facile, et un caractère enjoué qui séduisait dans les salons. Il pouvait écrire des madrigaux8, des lettres galantes, des bouts rimés. Il a toujours été soutenu par les précieuses les plus en vue, comme Madame de Fiesque, Madame de Noailles ou encore Madame Deshoulières, des amies proches de la reine. Elles ont eu une influence très forte sur lui. Elles contribuèrent, sans doute, à l’éclat de son succès. Il n’y a pas que les femmes qui le protégeaient, il était aussi soutenu par quelques hommes parmi les plus influents du royaume, comme le duc de Guise ou Fouquet. Il n’a jamais manqué d’appuis, ni n’est tombé en disgrâce. Sans doute grâce à son caractère « tendre » dont il est souvent fait mention, et grâce à ses qualités d’adaptations, aux modes et aux situations. Et à son recul pris quant aux querelles qui agitaient le milieu littéraire de son temps.
Avant de se lancer dans l’écriture de tragédies, il donne en 1655, une comédie, en concurrence avec Scarron9, Le Geôlier de soi-même. C’est encore une fois une imitation de Calderon. Cette pièce fut jouée par Jodelet et garda pour la postérité le nom de son interprète, on la connaît maintenant surtout sous le titre de Jodelet Prince. Elle fut, elle aussi jouée par Molière pendant plusieurs années.
Ses tragédies §
En 1653, après la chute de Pertharite, le grand Corneille se croyant passé de mode cessa d’écrire pour le théâtre. Thomas qui n’a jamais voulu se mettre en concurrence directe avec son illustre aîné, n’avait encore jamais exploré le domaine de la tragédie, il considérait que c’était le terrain de prédilection de son frère. Il profita de cette « préretraite » fraternelle pour s’y essayer. En 1656, il écrivit Timocrate, dédié au duc de Guise, cette pièce est le type même de la tragédie précieuse. Il obtint un énorme succès, on dit même le plus grand succès du siècle. Sa tragédie colle parfaitement au goût du jour. Le sujet est extraordinaire, l’intrigue est compliquée et les sentiments raffinés. L’histoire s’inspire d’un roman de La Calprenède, Cléopâtre. On y voit une première approche de ce qui sera pour la postérité sa « spécialité », le fait de construire des pièces de théâtre à partir de romans. C’est ainsi que Philippe Quinault et lui sont devenus les principaux représentant du courant des tragédies romanesques. On y trouve, entre autres, un prince déguisé, héritage de la tragi-comédie, et une fin heureuse. Le triomphe fit déplacer le jeune roi en personne pour applaudir la pièce. Le théâtre du Marais où elle était jouée, était comble tous les soirs, on parle de plus de quatre-vingts représentations. Sa tragédie suivante est Bérénice10, dont le succès fut moindre, le héros est l’archétype de l’amoureux tendre, entièrement dévoué aux sentiments de la dame de son cœur. L’intrigue est tirée du roman de Madeleine de Scudéry, Le Grand Cyrus. En 1658, il renoue avec un grand succès au travers d’une tragédie historique, La Mort de Commode. Le roi se déplace de nouveau pour venir l’applaudir, il la fait jouer au Louvre. Cette même année, il rencontre Molière et sa troupe qui sont de passage à Rouen. Entre les années 1658 et 1662, Molière jouera les comédies de Thomas, après cette période il ne montera plus que ses propres pièces. En 1659, à l’instigation de Fouquet, Pierre revint au théâtre avec Œdipe. Un an plus tard Thomas publia Stilicon, qu’il dédia à Mazarin, et en 1661, une autre tragédie, Camma. Vint en 1662, une de ses pièces les plus faibles, qui est tombée très rapidement, Persée et Demetrius, c’est sans doute pour cette raison qu’il choisit de faire un retour sur le terrain de la comédie, avec Le Baron d’Albikrac, dont le succès dura deux ans. Il écrivit une nouvelle tragédie et connut un autre succès, la même année, Laodice. On peut considérer que c’est l’œuvre dont le style est le plus proche de celui de son frère ; c’est sa pièce la plus « cornélienne ». Elle fut considérée comme un chef d’œuvre. Il reproduisit l’expérience de ce style, mais sans succès, avec La Mort d’Annibal. Il comprit à la suite de cet échec qu’il était temps de changer de procédés, que la mode avait changée, et qu’il devait se mettre au goût du jour s’il voulait continuer à jouir de sa renommée. Il choisit d’imiter le style de Racine, qui venait de donner, avec succès, sa Bérénice, une tragédie reposant entièrement sur les sentiments, où les actions sont réduites à leur strict minimum. Thomas voulu s’inscrire dans cette mouvance, il voulait lui aussi « faire quelque chose de rien », comme l’écrit Racine dans la préface de sa tragédie. Il écrivit Ariane, qui fut considérée comme l’œuvre la plus durable de sa production. Cette Ariane abandonnée par Thésée, fut incarnée par La Champmeslé, l’actrice la plus fameuse de son temps. Elle donna toute sa sensibilité au rôle, et sut très bien faire pleurer un public qui n’attendait que ça. Le choix de cette comédienne n’est pas innocent, elle qui prêta sa voix à toutes les héroïnes de Racine, était la mieux à même de donner à Ariane la dimension « racinienne » que Thomas Corneille recherchait, il était tombé juste encore une fois. C’est cette même année 1672, en novembre, qu’il fit représenter Theodat, qui ne rencontra pas de succès. En ce qui concerne sa vie et l’évolution de sa carrière, l’année 1673, présente un tournant pour lui, et pour toute l’histoire du théâtre, Molière est mort. Les deux hommes avaient toujours gardé des relations amicales, c’est à Thomas que la veuve demandera d’être l’auteur attitré de la troupe. Elle lui demandera, en outre de mettre en vers Le Festin de pierre en 1677. C’est cette version versifiée et édulcorée de la pièce qui s’intitule aujourd’hui Dom Juan, qui fut jouée jusqu’au XIXe siècle. La troupe orpheline, quitta la salle du Palais Royal, et fusionna avec la troupe du Marais dissoute, ils fondèrent le théâtre Guénégaud. Les premières représentations de ce nouveau théâtre datent de juillet 1673.
Thomas en profita pour changer de genre dramatique, il abandonna la tragédie pure, pour écrire des pièces à machines. En 1675, a lieu la première représentation de Circé, dont l’histoire est tirée d’Ovide. La pièce se situe entre l’opéra et la tragédie. Elle rencontra un véritable triomphe, le public est enchanté par les décors mobiles en perpétuelle évolution. Il réitérera l’expérience avec cette fois une comédie, L’Inconnu, en 1676, toujours avec force machines, où il reproduit sur scène une fête galante donnée par un prince. La musique est signée de son ami Charpentier. Mais nous sommes en 1677, l’année où Racine après Phèdre choisit d’arrêter d’écrire pour le théâtre, Thomas sentant une place à prendre, revient à la tragédie pure. Il écrit Le Comte d’Essex, qui fit encore une fois un réel succès.
Vint ensuite, sa période de librettiste d’opéra. En collaboration avec Lulli, ils donnèrent Psyché et Bellerophon.
Son dernier succès théâtral, est une pièce écrite avec Donneau de Visé, son collaborateur du Mercure galant. Il s’agit de La Devineresse, en 1679, une pièce à machine exploitant une histoire dans l’air du temps, le scandale de La Voisin11. Ils firent à la fois un succès public et un succès de librairie.
Les dernières années §
Les années suivantes ne sont plus celles du théâtre, il se tourne vers d’autres activités, notamment le journalisme et la lexicographie. Il rejoint Donneau de Visé, au Mercure galant12. C’est une gazette fondée en 1672, où sous forme de lettres sont données des nouvelles de la ville et de la cour. À partir de ce moment là, on le qualifia de « courriériste mondain ». Le journal avait des ennemis, notamment La Bruyère, qui, dans Les Caractères, désignait le Mercure en ces termes:
Le H*** G*** est immédiatement au-dessous de rien13.
Cela n’empêcha pas leur entreprise de très bien marcher, ils connurent un réel succès, et sur le plan financier cette entreprise s’avéra très rentable. Par cette gazette, il s’est trouvé engagé dans des polémiques, lui qui s’était tenu sur sa réserve toute sa vie ne répliquant jamais aux attaques. Mais le temps des prises de position était venu, la querelle des Anciens et des Modernes se déchaînant. Il est résolument du côté des modernes. Sa sympathie va à Perrault et Charpentier, et bien entendu à son neveu Fontenelle. Il réunit sous son nom tous les partisans des modernes. Son opposant le plus acharné est encore une fois, La Bruyère qui attaqua un jour la mémoire de Pierre Corneille lors de son investiture à l’Académie. Pour une fois, Thomas, qui ne supporta pas que l’on puisse salir la mémoire de son frère, répliqua vertement dans le Mercure Galant, « l’ouvrage de M. de la Bruyère ne peut être appelé livre que parce qu’il a une couverture et qu’il est relié comme les autres livres ».
Mais la spécialité de la gazette, n’était pas aux règlements de comptes, mais plutôt aux questions précieuses. Les questions amoureuses proposées aux lecteurs animaient les cercles galants. En 1684, à la mort de son frère, il fut élu à l’unanimité au fauteuil de son frère reçu le 2 janvier 1685. C’est Racine qui prononça son discours de réception. Il fit un éloge à la mémoire du grand Corneille, en ces mots :
Vous auriez pu mieux que moi rendre à Pierre Corneille les honneurs qu’il mérite, si vous n’eussiez appréhendé qu’en faisant l’éloge d’un frère avec qui vous aviez tant de conformité, il ne semblât que vous fissiez votre propre éloge. C’est cette conformité que nous avons tous eue en vue, lorsque tout d’une voix, nous vous avons appelé pour remplir sa place14.
Thomas Corneille fut un académicien modèle, il était présent régulièrement, et prenait une part active aux travaux du Dictionnaire de l’Académie. Quand Furetière en fut exclu, c’est à lui qu’on demanda d’écrire un complément au dictionnaire pour contrer celui qu’il s’apprêtait à publier. Celui de Thomas, Le Dictionnaire d’arts et de sciences, en 1694, bien que de moins bonne qualité, connut plus de succès, que celui de Furetière : il avait pour le soutenir toute l’Académie. Cette même année il est élu à l’Académie des Inscriptions et des Belles Lettres. Il débuta la rédaction d’un Dictionnaire universel géographique et historique. Il le finit en 1701. Entre autres œuvres, dans les dernières années, il produit une traduction des Métamorphoses d’Ovide, une traduction des Fables d’Esope. Le titre de vétéran de l’Académie fut créé pour lui, ce qui le déchargeait de toutes obligations. Il était alors très âgé et aveugle. Il partit finir sa vie aux Andelys, dans une maison héritée de sa femme. Il est mort le 8 décembre 1709, accompagné d’une des filles de son cher frère Pierre.
Même si l’histoire ne retient que le nom de Pierre Corneille, on ne peut pas négliger l’œuvre de cet homme qui toucha à tous les domaines de l’écriture, tour à tour poète dramatique, journaliste, lexicographe, historien, géographe, traducteur… rarement un homme qui fut un tel polygraphe, eut tant de mérite dans chaque domaine où il s’essaya. En ce qui concerne le théâtre, qui fut son activité principale, Voltaire a dit de lui :
C’était un homme d’un très grand mérite, et d’une vaste littérature ; et si vous exceptez Racine, auquel il ne faut comparer personne, il était le seul de son temps qui fût digne d’être le premier au-dessous de son frère15.
Conditions de représentation §
La pièce fut jouée pour la première fois le 18 novembre 1672, à l’Hôtel de Bourgogne16. Malheureusement elle n’a pas tenu ses promesses, elle est tombée très vite. Plusieurs raisons à cet échec sont possibles, nous tenterons de les mettre en lumière, sans pour autant remettre en cause sa qualité. Il semble que cette pièce joua de malchance.
Tout d’abord elle fut annoncée dans le Mercure Galant de l’ami et collaborateur de Thomas Corneille, Donneau de Visé, au mois d’août 167217, il donnait le programme de la saison théâtrale à venir. Il eut beau promettre un triomphe, le succès ne fut pas au rendez-vous. Il faut dire qu’elle ne fut pas représentée à la date prévue, au même moment Pierre Corneille donnait au théâtre du Marais sa pièce, Pulchérie18, une comédie héroïque, c’est pourquoi il n’était plus possible au cadet de la famille Corneille de se mettre en concurrence avec son frère à qui il vouait une admiration immense.
Les comédiens du Marais représenteront la Pulchérie de Monsieur de Corneille l’aisné. Je ne dis rien de cet autheur, son nom seul fait son éloge. On jouera presque en mesme temps à l’Hostel de Bourgogne le Theodat, de son Frère ; c’est l’auteur de l’Ariane qui parut l’an passé, et l’on ne croit pas que cet autheur qui eut souvent des succès prodigieux, puisse rien faire qui n’ait de grandes beautez19…
Donneau de Visé, n’a jamais été réputé pour son impartialité dans la critique. Il a toujours inconditionnellement soutenu son ami, il ne manquait jamais de mentionner les succès rencontrés par Thomas Corneille. Bien qu’il présentât la pièce avec force superlatifs, le public en décida autrement. Une pièce ne doit pas son succès uniquement à la publicité qui lui est faite. La famille Corneille ne craignait personne pour ce qui est de l’art de communiquer. De plus ils savaient se défendre les uns les autres et possédaient de nombreux amis influents. Le Mercure Galant leur était tout acquis. Malgré cela, le succès dépendait du public, il ne suffisait pas d’avoir une publicité élogieuse, il fallait aussi que le bouche à oreille soit bon, et qu’aucun auteur jaloux ou bel esprit revanchard n’ourdisse une cabale contre une pièce. Le succès se faisait avant tout dans les conversations des salons parisiens. C’est pourquoi pour expliquer la chute de Theodat, Donneau de Visé exploite cette excuse.
Cet ouvrage – écrit le M. de Juin 73 (t. IV. p. 225) – aurait eu un très grand succez si la Fortune avoit été un effet du mérite ; mais comme ce ne sont plus les ouvrages qui cabalent, il ne faut pas s’étonner si cette pièce, qui eut l’approbation des meilleurs connoisseurs, n’a pas été aussi suivie que les autres du même auteur20.
Cette malheureuse tragédie ne connut pas là sa seule déconvenue, il y eut aussi un problème sur son titre, son véritable titre est Theodat, mais une erreur du gazetier Robinet se répercuta sur sa postérité. Dans son compte rendu de première, alors qu’il fait l’éloge des acteurs et de la pièce, il l’intitule Cléodate21. Lancaster note que cette faute est reprise dans le registre de Mahelot22, où après Ariane, et avant Le Comte d’Essex, on trouve Cléodate. On trouve le même problème dans La Gazette de France où elle est cette fois intitulée Cléodat. Nous savons qu’elle fut représentée sous ce titre en 1673, à Saint Germain, et qu’elle fit un succès. Pour ce qui est de la suite de sa carrière nous savons qu’elle fut reprise en 1675 par la troupe du duc d’Enghien, à Dijon, sous son véritable titre cette fois. D’après S.W. Deierkauf-Holsboer23, nous apprenons qu’elle ne fut pas reprise par la Comédie Française. Nous ne savons plus rien de la suite de sa carrière, sans doute fut-elle oubliée. Cependant sa présence dans le Mémoire24 de Mahelot à la date de 1678 laisse entendre qu’elle fut reprise quelques fois. Malgré tout elle reste la pièce la moins étudiée du répertoire de son auteur.
En ce qui concerne les publications du texte, la première date du 23 janvier 1673, chez De Luyne, avec un privilège du roi datant du 31 décembre 1672. Pour ce qui est des éditions postérieures, la première réimpression date de 1692, dans un recueil de pièces, en deux parties et un volume, toujours chez De Luyne, Poèmes dramatiques de Thomas Corneille. Nous trouvons notre Theodat entouré de Antiochus, Laodice, Le Baron d’Albikrac, La Mort d’Annibal, La Comtesse d’orgueil. L’édition suivante est hollandaise, elle date de 1689, en in-12. Une nouvelle édition parisienne date de 1706, Poèmes dramatiques de Thomas Corneille, nouvelle édition revue, corrigée et augmentée, en cinq parties, Theodat apparaît dans le volume IV. Nous y trouvons en plus des pièces présentes dans l’édition de 1692, Le Festin de pierre et Ariane. La suivante vient de Vienne, toujours en in-12, datée de 1763. Mais lors de la réédition du théâtre de Thomas Corneille, en 1881, à Paris chez l’éditeur Thierry, on ne trouve plus Theodat. Cette édition a supprimé les pièces qui ont eu le moins de succès, Le Berger extravagant, Darius, Pyrrhus, La Mort d’Achille, La Pierre philosophale, Les Dames vengées, et les livrets d’opéra.
Structure de la pièce §
Acte par acte §
Nous pouvons considérer la structure de la pièce comme se découpant en deux blocs distincts, les trois premiers actes se distinguent des deux derniers dans le sens où la véritable action débute avec eux. Nous résumerons ici, les différentes étapes des événements.
Acte I §
Dans la première scène, Theodat livre le fond de son cœur à son confident Euthar, il lui dit qu’il connaît l’amour que la reine lui porte, qu’elle veut faire de lui un roi, et qu’il suffirait qu’il se résolve à l’accepter pour épouse. Mais il s’inquiète du sort de la princesse Ildegonde. Il dit ne plus l’aimer, mais son intérêt pour elle prouve le contraire. Il la sait engagée auprès d’Honoric et il souffre de savoir que ce lien s’est noué après qu’elle l’ait repoussé. Il comprend que ce n’est pas pour un autre qu’elle a refusé son amour, mais par orgueil. Par vengeance contre cette ingrate il choisit de céder à la reine, mais l’amour est absent de sa décision.
À la scène suivante, Amalasonte expose à son tour ses sentiments à Theodat, devant sa confidente Gepilde. Elle vient le féliciter pour ses triomphes guerriers, elle l’informe que le peuple l’aime et le réclame à sa tête. C’est par ce biais qu’elle avoue malgré elle son amour pour lui. Elle lui reproche de l’avoir poussée à se dévoiler. Qu’en faisant cela elle s’est abaissée devant lui, et que maintenant qu’il connaît ses sentiments, il ne peut plus renoncer à l’union qu’elle lui propose. Il accepte par raison, mais si froidement, qu’elle comprend qu’Ildegonde est toujours une rivale. Amalasonte propose à Theodat d’empêcher le mariage d’Honoric et Ildegonde s’il le souhaite. Comme preuve de son renoncement définitif à Ildegonde, il refuse cette proposition de la reine. Ildegonde épousera Honoric, il ne s’y opposera pas. Mais Amalasonte voit clair dans le jeu de Theodat, il accepte la couronne, il l’accepte pour épouse, mais son cœur reste à sa rivale. Elle lui rappelle qu’il mettrait ses jours en danger s’il revenait sur la parole qu’il vient de lui donner.
Dans la troisième scène, seule avec Gepilde, elle lui dit qu’elle a compris le jeu joué par Theodat envers elle, il l’épouse pour se venger d’Ildegonde. Gepilde ne croit pas à cette vision de la situation, pour lui Theodat est sincère et que son consentement à l’union d’Honoric et Ildegonde en est la preuve.
Acte II §
C’est au tour d’Ildegonde d’exposer ses sentiments à sa confidente, Valmire. Elle sait que la reine veut faire de Theodat un roi. Valmire croit qu’elle n’éprouve pour lui que de la haine, et que sa peine vient du fait qu’elle juge le trône trop beau pour un homme tel que lui. Mais Ildegonde se trompe, elle avoue qu’en réalité elle l’aime et que cette union lui est odieuse. Et que c’est uniquement par orgueil qu’elle a renoncé à lui.
Aux dépens de mon cœur c’est luy qui me fit croireQue je me devois toute au soucy de la gloire (v. 408-409),
Elle supportait de se voir séparée de lui à condition qu’il lui reste fidèle, maintenant qu’il en aime une autre, l’amour qu’elle croyait éteint se réveille en elle. Elle avoue que c’est par dépit qu’elle choisit d’épouser Honoric.
À la deuxième scène Honoric fait son entrée en apportant avec lui la nouvelle de la prochaine union de Theodat et d’Amalasonte. Il dit à Ildegonde qu’il souhaite l’épouser le plus rapidement possible de peur que Theodat n’empêche leur mariage.
Ildegonde accepte, elle sait que Theodat est perdu à tout jamais pour elle.
Theodat et Ildegonde s’exposent mutuellement leurs desseins. Il lui dit que s’il épouse la reine, c’est à cause d’elle, parce qu’elle en aime un autre, et qu’il se sacrifie à son bonheur. Elle se rend compte qu’ils font chacun la même chose pour protéger l’autre. Elle lui laisse entendre que si elle se résout à épouser Honoric, c’est parce qu’il ne l’a pas aimée comme il aurait dû (v. 688). Theodat, se rend compte qu’il risque de passer à côté du bonheur s’il épouse la reine. C’est par le choix qu’il fait de renoncer à sa parole donnée à Amalasonte, que se noue l’action. Ildegonde comprend qu’en faisant cela il met sa vie en danger. Elle lui promet de lui rester fidèle, et de renoncer à épouser Honoric. Theodat lui explique qu’il est trop tard, qu’il a lui-même donné son consentement à cette union.
Euthar, le confident de Theodat le met en garde contre Ildegonde, il croit que son amour est feint, et qu’elle ne cherche qu’à lui faire perdre le trône. Le prince ne veut rien entendre et décide de prévenir la reine de sa décision de rester avec celle qu’il aime.
Acte III §
Honoric qui se croit aimé d’Ildegonde va voir la reine pour lui demander de hâter leur union, il craint que Theodat ne s’y oppose. Amalasonte le rassure en lui disant que Theodat lui-même a consenti à cette union.
Theodat arrive et tente de repousser cet hymen qui lui fait horreur. Il prétexte la nécessité de réfléchir encore, il invoque la raison d’Etat, qu’il serait peut être utile pour préserver la paix du royaume qu’Ildegonde épouse un prince ennemi, dans le but de signer un traité. Amalasonte s’irrite de ce discours, elle comprend qu’il cherche à éviter un mariage qui lui brise le cœur.
Elle interroge Ildegonde sur ses intentions, celle-ci lui répond qu’elle veut épouser Honoric, elle nie aimer Theodat.
Amalasonte ordonne les préparatifs du mariage.
Elle reproche à Theodat son amour pour Ildegonde et la scène qu’il vient de faire. Il tente de s’en excuser en prétextant un amour passé et révolu dont le souvenir le ferait souffrir. Il transpose son amour en orgueil blessé. Elle n’en croit rien et le menace. Il répond à cela qu’il préfère mourir plutôt qu’avoir à souffrir d’assister à l’union d’Ildegonde et Honoric, qu’il irait, si on le forçait à voir ce spectacle jusqu’à tuer Honoric.
Folle de rage, Amalasonte ordonne de faire arrêter Theodat.
Acte IV §
Gepilde met Amalasonte en garde contre son peuple, elle lui dit qu’il ne supportera pas de voir Theodat arrêté. Pour contrer une éventuelle révolte elle a envoyé Honoric pour calmer le peuple. La reine sent que sa suprématie vacille, que le peuple est contre elle, qu’il préfère Theodat et qu’en le perdant, elle perd aussi son rang. Elle est prête à tout pour sauver son trône. Le peuple réclame Theodat pour souverain. Elle comprend qu’il est trop dangereux que Theodat vive, qu’il pourrait lui ravir sa place. Elle décide de le voir mort.
Honoric revient lui annoncer que Theodat est maître de la ville, et que son sort est désormais entre ses mains. Elle se croit perdue et accepte l’exil qui la menace à condition que Theodat meurt.
Theodat revient, et annonce à Amalasonte qu’il n’a jamais voulu cette révolte, et qu’il demeure son fidèle sujet. Ildegonde se met sous les ordres de la reine, et lui dit que si tel et son désir elle renonce à épouser Honoric. Mais elle refuse toujours Theodat.
Quand ils se retrouvent seuls, Ildegonde explique à Theodat qu’en refusant sa main, elle lui sauve la vie, elle le met en garde contre Amalasonte. Qu’elle désire se venger, malgré cela il choisit de ne pas l’exiler.
Euthar vient leur annoncer que la vie d’Honoric est menacée par les factieux, Theodat part défendre son rival. Ildegonde le met en garde, elle a compris qu’il s’agit d’un piège.
Acte V §
Ildegonde fait un rêve prémonitoire, où elle voit son amant mort.
Amalasonte apprend à Ildegonde que Theodat n’est plus, qu’il est mort la nuit passée. Elle lui fait le récit de l’attentat qui lui a coûté la vie. Au désespoir Ildegonde avoue tout à Amalasonte, l’amour de Theodat qui est la cause de son renoncement à l’épouser. Amalasonte est heureuse de se voir si bien vengée : Theodat est mort et Ildegonde a perdu celui qu’elle aimait.
Coup de théâtre, Theodat revient, et raconte comment Honoric est mort à sa place. Il l’avait caché chez lui pour le protéger, il cherche à comprendre, il se sent coupable, il était le seul à savoir où était Honoric. Amalasonte lui apprend la vérité, qu’elle a envoyé des hommes pour le tuer. Et que c’est par erreur qu’Honoric est mort à sa place.
Ildegonde explique à Theodat qu’elle a avoué à la reine son amour pour lui. Theodat se rend compte que cet aveu la met en danger et qu’elle devrait fuir.
Euthar revient et annonce à Theodat qu’il est le nouveau roi, que la reine n’est plus. Il raconte comment elle s’est précipitée elle-même vers la mort. Theodat devient roi par la volonté du peuple, et Ildegonde sa reine.
Structure interne §
Le premier acte rempli son rôle d’exposition, chaque personnage tour à tour vient livrer au public le fond de son cœur. Le confident fait office de récepteur intermédiaire dont la présence est indispensable à la dramaturgie. Theodat livre ses sentiments, puis vient le tour de la reine, et enfin Ildegonde. Les liens du trio d’amoureux nous sont présentés comme les pièces d’un puzzle qui se mettent en place, avec l’amour comme seul lien.
Toute l’intrigue est fondée sur les désordres amoureux qui constituent à eux seuls toute l’action de la pièce. Les événements s’enchaînent à partir du moment où Theodat tente d’empêcher le mariage d’Ildegonde et Honoric. Il fait naître des soupçons chez la reine. C’est ce doute semé dans son esprit qui mène Amalasonte jusqu’à la mort, et qui permet au couple Theodat et Ildegonde de se marier.
Il existe une double péripétie dans cette pièce, à l’acte IV, un premier coup de théâtre apparaît : le peuple se révolte contre sa reine quand il apprend l’arrestation de Theodat. On s’attend à ce moment à un retournement de situation, mais alors qu’il en a l’opportunité, Theodat renonce à prendre le pouvoir. La situation reste par conséquent inchangée. La vraie péripétie est celle du cinquième acte, quand la reine meurt et laisse le pouvoir au seul Theodat.
Il n’y a pas de rupture dans l’action dans le sens où tout se rapporte aux sentiments que se portent les personnages, et à ce que tel ou tel choix implique comme changements. Il n’existe aucune intrigue mineure.
Le dénouement est à la fois imprévu et très prévisible, il était le seul possible pour que l’amour triomphe. Il ne faut pas oublier que nous sommes dans une tragédie galante et que le personnage principal est cet amour qui doit triompher de tout. La vie d’Amalasonte était le seul obstacle qui demeurait au bonheur du seul couple « légitime ». Légitime, dans le sens où eux seuls s’aimaient sincèrement et réciproquement. La reine disparue, l’amour pouvait triompher, et ce à deux niveaux, Theodat et Ildegonde n’avaient plus rivaux, la mort s’étant chargée d’eux, et le peuple qui aimait son prince le voit devenir roi et répondre à ses souhaits. Tous les obstacles sont levés, l’intrigue est close.
Le lieu de l’action se situe tout entier dans ce qui est défini comme un « palais à volonté », bien qu’il ne soit fait mention d’aucune précision quant au décor dans la pièce. On ne sait pas si nous sommes à Rome ou à Ravenne, la capitale de l’empire Ostrogothique du temps de Theodoric le Grand. Nous ne savons rien du jeu des personnages, les didascalies sont absentes, rien n’apparaît non plus en ce qui concerne leur âge, leur physionomie, aucun élément de nous détourne de l’intériorité des personnages qui est le fond de l’intrigue. En dehors de leurs sentiments rien n’a d’importance. Ils s’aiment et à trop s’aimer, ils en arrivent à se haïr et à faire naître de l’action. Même la révolte du peuple est une réaction émotive, ils aiment leur prince Theodat, et ne supporte pas de le savoir menacer ou mort. C’est ce qui les pousse à agir.
En ce qui concerne la règle des trois unités, pour que la règle des vingt-quatre heures ne soit pas violée, il faut considérer que la pièce commence à midi pour se terminer à la même heure le lendemain. En effet Honoric est tué dans le lit de Theodat pendant la nuit. Cette même nuit où Ildegonde fait un songe où elle voit la mort de son amant. Mais ceci ne peut être que spéculation, il n’est fait aucune mention d’heure ou de durée dans toute la pièce qui se déroule de toute façon en quelques heures.
Pour ce qui est du lieu, toute l’action se concentre dans le palais, ou à l’extérieur de celui-ci, à sa porte. Nous considérons l’appartement de Theodat comme faisant partie du palais.
Les personnages §
La liste des personnages comporte huit noms, dont quatre principaux et quatre subordonnés. Les centraux sont le couple Theodat, Ildegonde qui représentent par leur amour le cœur de l’intrigue. Autour d’eux se greffent, les rivaux, Amalasonte et Honoric, les confidents, et le capitaine des gardes.
Les confidents jouent un rôle subalterne dans l’histoire, ils n’agissent pas, ils se contentent d’être des miroirs tendus devant le regard de leurs maîtres. Un double dans les yeux duquel ils se verraient évoluer. Leur caractère est sans consistance, ils n’ont pas d’existence propre. Euthar joue ce rôle pour Theodat, il est son conseiller. Il fait aussi le lien entre ce qui se passe sur la scène et les actions qui se déroulent en dehors. C’est lui qui lui annonce que le peuple menace Honoric, et qu’il doit intervenir, il sert sans le savoir la cause de la reine. Gepilde est pour Amalasonte celle qui connaît toutes ses rancœurs et ses colères, elle seule connaît la haine qui vit en elle. Valmire tient pour Ildegonde la place de la fidèle amie à laquelle elle peut confier ses peines et ses choix.
Les femmes, Ildegonde et Amalasonte peuvent être considérées comme deux des visages de l’amour. L’une est aimée, l’autre non, leur comportement, leurs choix, leurs actions, découlent de cette opposition. Leur intuition est constitutive de leur féminité, elle est mise en avant chez l’une comme chez l’autre. Amalasonte sait quand Theodat lui ment, elle est présentée, non pas comme une femme fragile et désarmée, mais comme un être capable de lire au travers des êtres et de leurs mensonges. C’est dans les yeux de Theodat qu’elle voit la trahison, les mots sont inutiles, tout son corps apprend à Amalasonte qu’elle n’est pas aimée. Tous les serments de Theodat sont vains, la force n’est pas dans les mots, mais dans le non-dit, la vraie menace est dans ce qui est tu. Elle s’en ouvre à Gepilde en ces termes.
La raison par l’amour est bientost affoiblie,Auprès de ce qu’on aime, on s’égare, on s’oublie,Au défaut de la bouche une tendre langueurFait lire dans les yeux les désordres du cœur,Et l’on ne peut penser quand un beau feu l’anime,Qu’un soûpir indiscret passe pour un grand crime.Mais jamais jusque là Theodat n’est venu ;Point d’oubly, point de trouble, il s’est toûjours conu,J’avois beau l’enhardir sur le feu qui me touche,Tout se taisoit en luy, le cœur, les yeux, la bouche (v. 304-313),
Theodat est introduit en héros généreux, et par conséquent, il refuse de voir les sentiments bas chez les autres. Et ce qui peut passer pour de la naïveté chez lui, est en fait dû à son ethos. Ildegonde comprend où se cache le danger, elle met Theodat en garde contre la menace que représente Amalasonte, son pardon n’est qu’une façade.
Prenez soin de vous-mesme & quoy qu’aimé de vous,Songez qu’un bras caché pourroit tout contre vous25.
Amalasonte choisit son honneur, contre la vie de son amant, elle préfère sauver son trône, plutôt que pardonner à celui qu’elle disait aimer. Ses sentiments pour lui sont moins de l’amour que de l’amour propre. Amalasonte n’aime pas Theodat pour lui, mais pour de fausses raisons qui font que la trahison dont elle fait l’objet passe pour un crime moindre. Son orgueil surpasse de beaucoup la pureté de ses sentiments. Sous le regard des Précieuses, elle ne peut être digne d’être aimée. Seul l’amour pur élevé au rang d’une quasi-religiosité, et d’un dévouement à l’être chéri, trouvait grâce à leurs yeux. Ildegonde est une amoureuse de ce type. Elle préfère épouser un homme qu’elle n’aime pas plutôt que de voir son amant risquer sa vie. Elle fait le deuil de son bonheur pour sauver celui qu’elle aime. Un amour tel que celui-ci ne pouvait que triompher.
Ildegonde est un personnage complexe dans le sens où elle pousse très loin la dialectique de l’orgueil et de l’amour. Avant de céder à l’amour elle agit en adéquation avec son ethos de princesse. Elle obéit à son orgueil, il est son maître, il lui dicte sa conduite :
Je suis née en un rang où l’orgueil qui m’animePeut-estre en le réglant eust esté légitime ;Mais à ses seuls conseils voulant avoir égard,Je l’ay porté trop loin, & le connois trop tard.Aux despens de mon cœur c’est luy qui me fit croireQue je me devois toute au soucy de ma gloire,Et que de tous les maux qui pouvoient m’alarmer,Rien n’estoit plus à fuir que le honte d’aimer26.
Elle explique par cet orgueil la raison pour laquelle elle a toujours refusé l’amour de Theodat. Rien ne serait arrivé si elle avait renoncé à son rang, plutôt qu’a ses sentiments. C’est cette lutte contre elle-même qui est la cause des malheurs de Theodat, et par voie de conséquence, de la reine et d’Honoric. Et si l’amour est victorieux c’est encore une fois par un effet de son orgueil, elle ne supporte pas de se voir préférer une autre. C’est d’avoir une rivale qui révèle en elle son caractère d’amoureuse. Elle aime Theodat, elle en prend conscience. A la suite de cette transformation elle devient une princesse répondant aux préceptes de l’amour galant, notamment à celui dont Jean-Michel Pelous fait mention :
Un précepte constant du code tendre veut que l’on préfère le bonheur de ce que l’on aime à la satisfaction de son propre amour. Alors le cercle se referme et le refus de l’amour devient le comble de l’amour27.
Le comportement d’Ildegonde s’adapte parfaitement à ce précepte, tant que Theodat n’aimait personne d’autre qu’elle, elle faisait fi de cet amour, elle se devait à sa gloire. Mais, même cette belle résolution ne peut résister à la jalousie. Quand elle apprend qu’une autre a du pouvoir sur le cœur de Theodat, son amour pour lui prend une dimension nouvelle. Il prend enfin, toute sa grandeur. Elle devient héroïque quand elle choisit de ne pas céder à cet amour qui s’offre pour protéger celui que son cœur a choisit pour maître. Elle refuse de s’abandonner à son bonheur pour préserver la vie de Theodat. Elle se sacrifie, elle s’oublie, c’est la pureté de ses sentiments, et la grandeur de son comportement qui font d’elle un modèle de femme capable d’émouvoir un public féminin en attente d’héroïnes dans lesquelles s’identifier. C’est son abnégation qui la rend digne de triompher. Le héros galant, tout autant que l’héroïne, doivent se montrer humble devant le pouvoir suprême de l’amour.
Quant aux hommes, Honoric et Theodat, eux aussi rivaux, sont les objets du désir des femmes. Ils voient leur destin se jouer sous leurs yeux, quasiment malgré eux, sous l’impulsion d’Amalasonte et Ildegonde. Leurs tentatives d’infléchir le cour du destin sont vaines. Ils sont vaincus par l’amour, désarmés devant cette force qui leur échappe. Theodat croit que l’amour que lui porte la reine est inconditionnel, qu’elle acceptera son caprice et son inconstance envers elle, que les sentiments qu’elle lui porte le mette à l’abri de son ire. Cet excès de confiance et d’orgueil lui aurait été fatal si la main d’un Dieu sensible aux prières d’Ildegonde ne lui avait pas substitué Honoric dans son rendez-vous avec la mort. Theodat est caractérisé par sa chance, il fait le contraire de ce qu’il faudrait sans chaque situation, mais la Fortune lui sourit malgré tout. Il accepte d’épouser une femme qu’il n’aime pas, parce qu’il ne sait pas les vrais sentiments d’Ildegonde, quand il apprend que le bonheur est possible, il décide de reprendre sa parole, en oubliant le risque qu’il encourt. Son inconstance n’a d’égal que son inconscience. Une révolte éclate et le proclame roi, cette couronne, objet de toutes les convoitises, lui donne un pouvoir plus éclatant qu’il n’aurait jamais pu espérer obtenir, il le refuse. Il croit en la parole de la reine quand elle lui dit ne pas lui en vouloir, il n’écoute pas les conseils de prudence de la femme qu’il aime, il se précipite dans le piège qu’on lui tend, et par un heureux coup du hasard, Honoric meurt à sa place, et le peuple le réclame à sa tête. Amalasonte précipite le dénouement en se jetant elle-même sur la lame ennemie. Rien de l’action n’arrive par sa volonté. Il est objet plus que sujet de l’intrigue. Il est l’objet de la convoitise de deux femmes et d’un peuple tout entier.
Quant à Honoric, il est un outil de la fatalité, il est celui qui n’existe que pour l’utilité de son sacrifice. Il est l’obstacle à l’amour dont on se débarrasse pour précipiter le dénouement.
Il reste deux personnages qui n’apparaissent pas dans la liste liminaire, Theudis et Trasimond, les actions, telles que la révolte ou le meurtre d’Honoric ou encore celui d’Amalasonte, dépendent d’eux. Ils sont des personnages invisibles dont l’importance est malgré tout primordiale. Ils sont présentés comme des fils de rois ennemis dont Amalasonte aurait fait couler le sang, deux princes tout acquis à la cause de Theodat. C’est contre l’épée de Theudis qu’elle laissera sa vie. La mort d’Honoric est due à des mains anonymes, le destin pour s’accomplir n’a pas besoin de nom.
Le héros galant §
La galanterie est une vision de l’amour propre aux années « précieuses » du XVIIe siècle, dont les femmes sont à la genèse. Elles rêvaient de princes valeureux, tout dévoué à leur gloire. L’amour, selon elles, était devenu un acte social, une ambition, une perfection à atteindre, un Dieu auquel elles offrirent un pays. La Carte du Tendre de Madeleine de Scudéry montrant les chemins tortueux que les sentiments devaient suivre.
Notre héros, le prince Theodat doit suivre les méandres des sentiments pour être digne d’amour. Les obstacles répondent à ce que Georges Forestier appelle « le principe de l’action empêchée28 », l’amour doit traverser des épreuves avant d’avoir le droit d’exister et de se réaliser. Le héros galant ne répond plus aux critères classiques du héros tragique, il doit faire abstraction de lui-même, de sa gloire, pour se plier aux exigences de l’amour. Nous rejoignons en cela la définition que Georges Forestier en donne :
La générosité est devenue galanterie et un héros galant doit sacrifier la conscience de son identité à la conscience de son amour, sans se poser de cas de conscience29.
Cette abnégation, n’est pas le seul critère qui le différencie des autres héros, il doit aussi, être prêt à mourir pour celle qu’il aime, et plus encore que pour une femme, il doit accepter de donner sa vie à la grande gloire de l’idéal amoureux. Ce sentiment n’est plus le choix incarné d’une personne désirée, mais un concept, une idée devant laquelle tout doit plier. Dans un conflit opposant l’amour à la mort, il serait inconcevable que l’amour puisse ne pas être le vainqueur. Tout doit céder à ce grand maître.
Une caractéristique commune à tous les héros galants, c’est une vocation au sacrifice. Ils ne séparent pas l’idée de mort, de l’idée d’amour. Jean-Michel Pelous nous le montre en ces termes :
Mourir d’amour est l’un des thèmes le plus rebattus de la rhétorique tendre. C’est un réflexe immédiat chez tous les amants30.
Se savoir aimé semble être le but ultime au-delà duquel le héros galant ne cherche plus à se battre, comme si la connaissance de l’amour était suffisante à son bonheur. Cette conception nous montre bien à quel point le sentiment est intellectualisé, il est une satisfaction de l’esprit, le corps n’est rien. Nous reconnaissons, ici, les leçons de l’amour parfait. Jean-Michel Pelous, définit ce sentiment de cette manière :
L’amour est un phénomène universel et, en tant que tel, il obéit à des lois uniformément valables en tous temps et en tous lieux31.
Voilà pourquoi le héros galant craint si peu de mourir. Nous rejoignons l’idée exprimée par Theodat, à la fin de l’acte II, quand il vient d’apprendre de la bouche même d’Ildegonde qu’il est aimé d’elle :
C’est mourir satisfait, que de mourir aimé32.
Nous retrouvons la même démarche intellectuelle chez un héros de Quinault, dans Amalasonte, la tragi-comédie qui servit de modèle à Thomas Corneille :
Et si ma mort vous plait, je dois mourir content33.
L’important n’est pas de vivre cet amour, mais de savoir aimer, et connaître les règles et les appliquer, est le but ultime, c’est pourquoi la mort représente si peu dans le cheminement du héros amoureux.
Le héros galant n’est pas un combattant, il ne défend pas son honneur, ni celui de sa belle, il défend un concept, une idée, un sentiment abstrait devenu le maître du monde. Nous sommes dans une forme de religiosité de l’amour.
La tentation du romanesque : Theodat, un archétype de la tragédie galante §
Il semble que nous ne puissions pas faire mention de la tragédie galante sans que deux noms nous viennent en tête, ceux de Philippe Quinault et Thomas Corneille. Bien qu’ils ne soient pas les seuls représentants de cette mode datant des années d’après la Fronde, ils en sont les représentants les plus notoires.
Une tragédie galante possède comme caractéristique d’avoir un sujet souvent tiré d’un roman, souvent de La Calprenède ou Madeleine de Scudéry, et de mettre en scène une intrigue où l’amour est le centre de l’action et des préoccupations. C’est ce qui leur fait perdre un peu de la grandeur tragique si chère à l’aîné de frères Corneille, mais elles gagnent en grands sentiments, tout en respectant les règles stricts de la bienséance et de la vraisemblance. Alain Viala et Hélène Baby écrivent à ce sujet :
Le théâtre tente de concilier les attentes du goût mondain avec l’acquis des générations précédentes en matière de théorie34.
Le goût mondain en question se portait vers la galanterie, l’amour étant devenu le sujet d’interrogation et de préoccupation principale dans un Paris traumatisé par les événements récents de la Fronde : le public avait envie de légèreté et de plaisir. Mais ce qui est notoire dans l’essore pris par ce type d’œuvres, c’est l’influence des femmes. Thomas Corneille, dès le début de sa carrière a fréquenté leurs salons, il était leur protégé, et leur ami. Mondain lui-même, il savait comment leur plaire, et ce qui pouvait les toucher. Elles recherchaient sans doute plus d’émotion que de vérité historique et d’exploits guerriers. Cependant demeuraient les impératifs de la poétique tragique, les règles ne pouvaient être contournées, les auteurs devaient composer avec elles, tout en donnant à l’amour une place centrale. La contrainte liée à la bienséance était double, d’une part obéir aux règles et d’autre part adapter les pièces au goût du public.
L’esprit précieux se répandait de la cour à la bourgeoisie, qui venait chercher au théâtre une légitimité culturelle, comme le notent Baby et Viala35. Le bel esprit détestait tout ce qui était violent, grossier, et indigne, c’est pourquoi, l’amour lui-même dut être adapté aux goûts du moment. La passion ne devait plus montrer un visage destructeur et irraisonné, mais être capable de s’analyser. Quand Amalasonte qui pourtant aime Theodat lui reproche de ne pas l’aimer et d’avoir accepté de l’épouser par dépit plutôt que par réel sentiment, elle n’est pas toute de fureur, elle comprend et est capable de mettre des mots et un raisonnement construit sur sa douleur :
Auprès de ce qu’on aime on s’égare, on s’oublie,Au défaut de la bouche une tendre langueurFait lire dans les yeux les désordres du cœur, […]J’avois beau l’enhardir sur le feu qui me touche,Tout se taisois en luy, le cœur, les yeux, la bouche36.
Nous sommes loin de l’amour pathologique et morbide de la Phèdre de Racine, son amour ne la fait pas sombrer dans la folie. Elle constate avec une certaine tenue que celui qu’elle aime n’éprouve pas les mêmes sentiments à son endroit. Pas de cris déchirant dans tout cela, un simple constat. Elle réagit plus en reine qu’en femme. C’est un aspect caractéristique des personnages de ce type de pièces. Ils ont des emplois fixes, et doivent répondre à leurs caractéristiques, mais ils n’ont pas de profondeur, ils sont pour ainsi dire indifférenciés. On pourrait prendre la reine d’une tragédie galante et l’échanger avec celle d’une autre, les emplois colleraient sans doute encore. Amalasonte est une souveraine, par conséquent elle sait ce qu’elle se doit, son rang est une part conséquente de son ethos. Si elle crie vengeance, c’est à cause de son honneur. Theodat l’a blessée dans son orgueil, plus que dans son amour en refusant de l’épouser. Nous sommes en plein dans le paradoxe de la tragédie galante. C’est l’amour qui tient la place centrale, mais c’est malgré tout l’honneur qui dirige ses actions, et ses décisions. Il en va de même pour l’autre femme, celle qui est aimée, et qui n’ose aimer en retour, Ildegonde. Elle choisit de sacrifier ses sentiments, qui pourtant sont le fond de son identité. Sa honte d’aimer, est le cœur du drame. Si elle n’avait pas refusé les sentiments que lui portaient Theodat, quand il était encore temps, avant qu’Amalasonte n’avoue sa faiblesse, rien de l’intrigue n’aurait pu voir le jour. Alain Viala et Hélène Baby, notent cela comme une caractéristique des tragédies galantes :
Les amants fabriquent eux-mêmes une pseudo-réalité qui les fait souffrir […] Ils deviennent les victimes de fausses apparences37.
Aucun élément concret ne vient mettre de péril dans l’histoire, tout se joue dans le cœur des personnages. Amalasonte est reine, personne ne fait peser de menace sur sa suprématie, c’est par faiblesse d’amour qu’elle se met dans une situation critique. Elle s’invente un ennemi : Theodat.
La scène d’exposition nous montre un homme que tout destine au bonheur. Le héros lui même se dit heureux, il est un prince valeureux qui ne connaît que la victoire, et il est aimé d’une femme qui a le pouvoir de faire de lui un roi. S’il acceptait la situation telle qu’elle se présente, il n’y aurait pas d’intrigue, et tout serait clos. C’est à ce point que nous rejoignons le sens de la phrase d’Alain Viala, il devient la « victime d’une fausse réalité ». Celle de son cœur, voilà pourquoi nous sommes dans une tragédie galante, c’est le cœur qui commande au héros. Ce sont ces mouvements qui guident les personnages. Les obstacles qu’ils rencontrent sont internes.
Mais il ne faut pas négliger le fait que nous sommes dans le cadre d’un poème dramatique, cette pièce est une tragédie et pour mériter ce titre, elle doit tout de même voir couler quelque sang. Ce sont Honoric et Amalasonte qui sont sacrifiés à cette obligation dramaturgique. La révolte du peuple que rien ne laisse prévoir est une constante des tragédies de type romanesques. Gustave Reynier nous le fait remarquer, le modèle romanesque est un prototype auxquelles toutes les pièces du genre répondent.
Quant au cinquième [acte] , il est régulièrement occupé par l’inévitable sédition qui doit précipiter le dénouement : dans les pays un peu légendaires où nous sommes transportés, les peuples sont toujours prêts à se mettre en révolte38[…] .
La particularité de Theodat, c’est d’en contenir deux. La première à la première scène du quatrième acte, et la seconde au retour de Theodat, à la scène quatre de l’acte cinq. Chacune faisant une victime. Dans la première révolte, le peuple méprisé par la reine, conduit Honoric à tenter de calmer cette situation, il échoue et le paie de sa vie. Theodat, le prince valeureux a tenté de le défendre, bien qu’il soit son rival. Honoric remplace Theodat dans la mort, comme il tentait de le remplacer dans le cœur d’Ildegonde. Dans la seconde sédition, c’est la reine qui verse son sang. Le peuple qui la croyait coupable de la mort supposée de leur bien aimé Theodat, lui vouait de la haine. Tout ceci n’est que le résultat d’une suite de malentendus. Les identités sont brouillées, Honoric périt dans le lit de Theodat. Le peuple qui ne connaît pas cette confusion, décide de venger cette disparition et veut la tête de la reine. Elle est devenue son propre bourreau. Il ne reste à la fin que le couple que l’amour légitime : Ildegonde et Theodat. Les obstacles ont étés aplanis par la volonté du peuple. Leur action annule les trois actes précédants. Les paroles étaient vaines, la mort seule pouvait décider pour eux. C’est ce sang versé qui donne sa nature tragique à la pièce et qui amène le dénouement d’un nœud créé de toutes pièces « à partir de rien ». C’est cette absence de grandeur que reprochait La Bruyère, à la tragédie galante, il la méprisait pour sa faiblesse, et son caractère convenu :
Le poème tragique, vous serre le cœur dès son commencement, … vous mène par les larmes, par les sanglots, par son horreur jusqu’à la catastrophe. Ce n’est donc pas un tissu de jolis sentiments, de déclarations tendres, d’entretiens galants…, suivi, à la vérité, d’une dernière scène où les mutins n’entendent aucune raison, et où, pour la bienséance, il y a enfin du sang répandu, et quelque malheureux à qui il en coûte la vie39.
Theodat, une tragédie romanesque ? Critique de la classification de Gustave Reynier §
Il est de coutume de considérer Theodat comme une tragédie romanesque et galante, tant il est vrai qu’elle répond à tous les critères de la galanterie, les personnages sont des modèles de tendresse, l’amour tient lieu de cœur de l’intrigue, la Fortune règne en maîtresse sur les destinées…
Cependant si l’on se réfère à la chronologie de l’œuvre théâtrale de Thomas Corneille, Theodat apparaît entre ses deux tragédies les plus « raciniennes », Ariane et Le Comte d’Essex. Gustave Reynier distingue les tragédies du jeune Corneille en trois parties distinctes : les tragédies « cornéliennes », où Thomas aurait subit l’influence de son frère, les tragédies romanesques, dans lesquelles il classe la nôtre, et les tragédies « raciniennes ». Cette classification laisse supposer un manque de personnalité dans l’œuvre de notre auteur, il n’aurait été qu’un auteur « à la manière de… ». Il aurait laissé l’œuvre sans originalité d’un copiste de talent. Il est vrai qu’il a débuté par l’adaptation de comedias, mais en ce qui concerne ses tragédies, cette vision tripartite paraît quelque peu réductrice et hâtive. Notamment dans le sens où les genres qu’il propose paraissent ne pas être hermétiques les uns aux autres.
Si Thomas Corneille n’avait fait que suivre la mode, pourquoi aurait-il intercalé entre deux tragédies raciniennes, Theodat, une pièce romanesque ?
Nous savons que c’est à la suite du succès de la Bérénice de Racine, en novembre 1670, qu’il choisit de s’essayer à ce genre, une pièce à l’action simple et dont le déroulement est dépourvu de tout élément extérieur. Si nous nous référons à la définition que Gustave Reynier donne d’une tragédie racinienne, nous semblons pouvoir sans difficulté l’adapter à notre pièce, il la note en ces mots :
Par la simplicité des situations, par la conduite de l’intrigue, qui est réduite presque à rien et dont les rares péripéties sont amenées par les mouvements des passions plutôt que par les événements extérieurs40.
Il nous donne ici un résumé des trois premiers actes de notre pièce. On ne peut trouver plus simple comme situation, un quatuor amoureux, et les déchirements que cela entraîne, une intrigue linéaire, et dont la péripétie attend le quatrième acte pour apparaître, comment ne pas voir transparaître dans tout cela, un rapprochement avec le modèle racinien ?
Cependant, Theodat ne répond pas à la totalité de la définition, dans le sens où le dénouement est tributaire d’événements extérieurs. Contrairement à Ariane, tout ne semble pas écrit à l’avance, le sort des personnages n’est pas joué dès la scène d’exposition. Cette révolte opportune semble adaptée artificiellement à l’intrigue pour permettre de sortir du cercle des hésitations, et des renoncements.
Il a parfois été écrit que Theodat serait une espèce de « Bajazet qui finirait bien » : en effet le fond de l’histoire est le même, il s’agit d’un jeune homme aimé de deux femmes. Par ailleurs, nous savons que Bajazet date de la même année41. Mais nous ne pouvons pas affirmer que Thomas Corneille s’est inspiré de Racine pour le choix de son sujet. Il est plus plausible de considérer qu’il a suivit une mode.
Cependant, comme le souligne Georges Forestier dans sa notice de Bajazet42, la question de fond est la même chez Corneille et chez Racine :
– Un souverain, ou un prétendant au trône doit-il ou non sacrifier la passion amoureuse au pouvoir –, type même de la « question d’amour » à la mode dans les salons de Paris ou de province durant la deuxième moitié du XVIIe siècle.
Seul le cadre diffère, mais soit Theodat est une pièce « racinienne », soit Racine, a écrit, tout en s’en défendant, une tragédie galante. Les similitudes entre les deux pièces ne se situent pas au niveau de la construction de l’intrigue, mais dans la psychologie des personnages. En effet, Atalide, dit :
J’aime assez mon Amant, pour renoncer à lui43.
Ce vers pourrait être prononcé par Ildegonde, il reflète le sentiment d’amour pur de l’esthétique galante.
Il semble difficile à la lumière de ce constat, de considérer la classification proposée comme la seule vision de l’œuvre de Thomas Corneille, les critères s’entremêlent nous trouvons du « racinien » dans le « cornélien », et surtout du « romanesque » auquel aucune de ses pièces ne semble échapper. Sans doute cette influence vient-elle de l’air du temps auquel notre auteur était particulièrement sensible.
Style §
La langue et le style de Theodat sont typiques de la fin du XVIIe siècle, nous le qualifierons de précieux, tant le raffinement est poussé à un point tel que le texte en perd parfois de sa clarté. Le style est caractéristique des tragédies galantes, l’action est lente, les discours sont longs et répétitifs. C’est sans doute une explication quant à l’oubli dans lequel est tombé cette pièce, un discours trop obscur et redondant, comme dans des vers tels que ceux-ci :
Chacun pour Theodat, remply d’impatience,Par des vœux pleins de zele en prévient l’espérance ;Il est aimé du Peuple, & tous à haute voixSemblent briguer pour luy la gloire de ce choix44.
empêchent l’émotion de passer, l’effort de compréhension fourni par les spectateurs coupe leur émotion. Il en va de même dans l’expression de la rhétorique amoureuse.
L’amour est décrit, analysé, observé, exprimé, il est la trame de la pièce, mais il n’est jamais pour autant hyperbolique. Il est le résultat d’une réflexion et sa mise en mot est mesurée. Nous trouvons des vers tels que :
Soit qu’en mon cœur l’amour n’ayant osé paroistre,Voulust pour se vanger agir alors en Maistre,Ce cœur, pour Theodat que la Reyne m’ostoit,Devint dés ce moment tout autre qu’il n’estoit ;Et si pour n’en donner aucune connoissance,D’un paisible dehors j’affectay l’apparence45,
Quand Ildegonde dit ces mots, elle est maîtresse d’elle-même, elle analyse la situation, elle parle l’amour, mais rien dans son propos ne laisse paraître un trouble physique, un abaissement de sa volonté. Amalasonte, quand elle avoue sa faiblesse envers Theodat, ne montre pas plus d’émotion :
Qu’en montrant ce qu’on soufre on fait voir ce qu’on craint46.
Elle est plus que jamais dans une vision intellectualisée de ses sentiments, elle est capable de les dissimuler si cela sert son dessein, son ambition. C’est un amour qui ne souffre pas d’égarements. La déclaration d’amour semble être plus proche d’une argumentation à visée persuasive, que l’expression « d’un cœur trop plein de ce qu’il aime ». Il y a si peu de brutalité et de spontanéité dans ce texte que l’émotion transparaît difficilement. C’est sans doute ce qui fait la faiblesse des tragédies romanesques, l’intensité, la charge émotive n’est pas assez forte pour se maintenir dans la postérité.
Cependant tout n’est pas obscurité, disséminé dans un texte tel que celui-ci, nous trouvons des vers d’une lecture aisée que nous identifions comme des sentences.
Theodat une tragédie sentencieuse §
Considérer Theodat comme une tragédie sentencieuse revient à dire, qu’elle comporte des vers à portée moralisante. Selon la définition que nous en donne Jacques Scherer47, ce sont des vers impersonnels, et qui de ce fait peuvent tenir lieu de vérité générale. Il marque le public, dans le sens où ils ont un impact plus fort en semblant ne pas s’adresser seulement aux personnages de la pièce, mais aussi aux spectateurs. L’utilisation de ce procédé était plus fréquente du temps de l’aîné des frères Corneille, mais bien que l’on ait coutume de lire qu’il existe moins de sentences après 1660, on ne peut nier leur forte présence dans cette pièce qui pourtant date de 1672, et est une tragédie galante avec l’amour comme sujet central. Dans l’élan de la passion, qu’un personnage prenne le temps de faire des discours à visée réflexive semblerait être une entorse à la vraisemblance, comme nous le fait remarquer Jacques Scherer. Mais notre pièce est d’une construction particulière, elle est pauvre en action, et très riche en longues discussions et hésitations amoureuses. Les trois premiers actes progressent à de problèmes moraux insolubles dans lesquels les personnages se débattent. Leur réflexion prend le pas sur leur action, en cherchant des réponses pour eux-mêmes, ils donnent des clés aux spectateurs qui se traduisent par des vers tels que :
C’est mourir satisfait que de mourir aimé48.
Le thème d’un homme aimé de deux femmes est intemporel. De plus il est fréquent chez les auteurs de tragédies galantes, de soulever des problèmes posés dans les salons. Ils reprenaient des sujets de conversations, des questions d’amour, notamment présentes dans Le Mercure Galant, et les transposaient au théâtre. Theodat, est un prince qui hésite entre deux femmes, dont il est aimé, l’une pouvant lui apporter la gloire, et l’autre l’amour. Si nous restons à cette distance du sujet, nous pouvons lire l’intrigue comme une question philosophique, faut-il préférer la gloire à l’amour, l’honneur au bonheur ? Que peut-il y avoir de plus adapté comme réponse à cette interrogation que des sentences qui généralisent le discours. Si nous choisissons pour illustrer ce propos un quatrain tel que celui-ci :
De deux amans ensemble ordonner le trépas,Quelque cruel qu’il soit, c’est ne les punir pas.Lors que l’un perd le jour sous le fer qui l’en prive,Pour en sentir l’effet, il faut que l’autre vive49.
Nous sommes face à une illustration du thème de la vengeance, nous ne pouvons pas considérer cela comme une réponse morale au sens chrétien du terme. Il est question de la mort de deux personnes et qui plus est deux personnes qui s’aiment. Nous sommes face à un double meurtre, celui d’être humains et celui de l’amour. Nous nous trouvons alors face à une réponse qui soulève d’autres interrogations. Mais n’est-ce pas le propre de la littérature, dramatique ou non, de donner à penser ? Plaire et instruire, ne sont-ils pas des verbes clés de la réception des tragédies ? Ces vers sont prononcés par Amalasonte, la femme bafouée et cruelle, celle qui ne vit plus que par son désir de vengeance. Bien qu’elle semble nous donner une leçon, la véritable réponse à la question implicite, est dans l’action : c’est elle qui perd la vie. Elle périt en lieu et place de celui qu’elle voulait voir mort. L’action contredit la parole ou plus exactement, l’action donne son sens à la parole. L’un ne peut aller sans l’autre dans une œuvre théâtrale. Une sentence n’est pas seulement une vérité plaquée, c’est aussi un rouage de l’intrigue. Voilà pourquoi il est si difficile de chercher à en tirer une leçon durable et universelle. Elles répondent aux questions des cercles galants et à l’action. Mais les vers de notre pièce, bien qu’identifiable comme des sentences, sont d’une psychologie et d’une portée trop faible pour tenir lieu de leçon pour le spectateur ou le lecteur. Nous avancerons, alors l’hypothèse suivante, nous ne serions pas face à des sentences, telles que les pratiquait Pierre Corneille, mais face à des vers mis sous forme sentencieuse pour attirer l’attention sur eux, pour répondre aux questions posées par les cercles galants. Ils seraient des messages disséminés dans le texte, dont la portée ne serait pas universelle, mais destinée à alimenter les réflexions des cercles galants auxquels Thomas Corneille appartenait.
Note sur la présente édition §
Description de la première page de l’édition établie §
Nous avons utilisé pour la réalisation de cette édition l’exemplaire de notre tragédie conservé à la bibliothèque de l’Arsenal sous la cote Rf 2.734. Cet exemplaire est la première édition. L’achevé d’imprimé date du 23 janvier 1673.
Il existe, toujours à l’Arsenal, un exemplaire de Theodat, datant de 1692, dans un recueil de pièces en V volumes, intitulé Œuvres dramatique de Thomas Corneille. Il est conservé sous la cote Rf 2.655. Notre pièce apparaît dans le volume IV. C’est une copie de l’édition de 1673. En 1706, Theodat apparaît dans le quatrième volume de la réédition des œuvres de Thomas Corneille, Poèmes dramatiques de Thomas Corneille, nouvelle édition revue, corrigée et augmentée. Cet exemplaire est conservé à la Bibliothèque Nationale de France sous la cote Yf 2.586.
Notre exemplaire §
I : THEODAT, / TRAGEDIE / Par T. CORNEILLE./ [Fleuron] / A PARIS, / Chez G. DE LUYNE, Libraire Juré au / Palais, dans la Salle des Merciers, / à la Justice. / M. DC. LXXIII. / AVEC PRIVILEGE DU ROY.
II : blanc.
III – IV : AU LECTEUR. (le texte est imprimé en caractères italiques).
V : Extrait du Privilège du Roy.
VI : ACTEURS.
1 volume in-12.
(1 – 77 texte de la pièce)
Liste des corrections apportées au texte §
Nous avons remplacé le tilde qui indiquait la nasalisation d’une voyelle, et l’avons remplacée par une voyelle + une consonne exprimant la nasalisation.
Séparation de mots §
v. 32 : dequoy > de quoy ; v. 61 : rêdquelques > rend quelques ; v. 273 : devoirspour > devoirs pour ; v. 342 : surquoy > sur quoy ; v. 383 : s’ilse > s’il se ; v. 455 : du moinsqu’il > du moins qu’il ; n’aimastpoint > n’aimast point ; v. 523 : dequoy > de quoy ; v. 614 : sansvoix > sans voix ; v. 854 :e st > est ; v. 944 : magloire > ma gloire ; v : 1118 :tetuë > te tuë ; v. 1173 : Etsçavoir > Et sçavoir ; v. 1377 : qu’auxv oeux > qu’aux vœux ; v. 1470 : pourvous > pour vous ; v. 1504 : dequoy > de quoy ; v. 1655 : quoyque > quoy que ; v. 1732 : devangeance > de vangeance ; v. 1766 : Ill e > Il le.
Corrections orthographiques §
v. 107 : I’avois > J’avois ; v. 265 : résoluant > révolvant ; v.426 : esprir > esprit ; v. 514 : d’ordonuer > d’ordonner ; v. 826 : I’Assumois > J’assumois ; v. 1017 : Ie > Je ; v. 1163 : inportune > importune ; v. 1252 : Ie > Je.
Les accents §
v. 297 : qu’én > qu’en ; v. 900 : des démain > dés demain ; v. 1181 : L interest > L’interest ; v. 1454 : vertù > vertu.
Théodat
TRAGEDIE §
AU LECTEUR. §
Théodat fut associé à l’Empire des Gots par Amalasonte, & traita cette malheureuse Princesse avec tant d’indignité, qu’un peu après qu’elle l’eut élevé au Trône, il eut la bassesse de l’exiler. Quelques-uns adjoustent qu’il donna ordre qu’on l’emprisonnast dans une Isle où il l’avoist releguée. Ce caractere d’ingratitude m’a paru avoir quelque chose de trop odieux pour pouvoir estre souffert au Theatre. Ainsi j’ay tasché de conserver ce qui regarde la disgrace d’Amalasonte, sans en rendre Théodat coupable, & je me suis conformé pour le genre de sa mort, à ce qu’en écrit Blondus. Il nous apprend dans le troisième Livre de la premiere Décade, que Théodat consentit que les Enfans de quelques seigneurs Gots, à qui cette Reyne avoit fait couper la teste, vangeassent le Sang de leurs Peres en la faisant périr elle-même dans le lieu de son exil. Je ne sçay si en la peignant vindicative dans tout cet Ouvrage, j’ay affoibly les grandes qualitez que les Historiens luy donnent, mais il semble assez naturel qu’une Reyne à qui une illustre naissance à deû donner beaucoup de fierté, ne se puisse voir méprisée d’un Sujet qui abuse de la connaissance qu’elle luy a donnée de son amour, sans s’en faire outrage d’autant plus sensible, qu’après l’avoir fait arrester inutilement, elle connoist qu’elle ne sçauroit plus esperer d’authorité qu’autant qu’il luy en voudra souffrir. Ce sont des Crimes que les Maximes d’Estat ne permettent point de pardonner, & peut-estre Amalasonte eust-elle été condamnable, si ne se voyant plus Reyne que de nom, elle eust fait scrupule de chercher sa seureté par la perte de celuy qui estoit la seule cause de son infortune.
Extrait du Privilege du Roy. §
Par Grace et Privilege du Roy, donné à Paris le 31 Decembre 1672. Signé, Par le Roy en son conseil, LE NORMANT. Il est permis à G. de Luyne, Libraire -Juré à Paris, de faire imprimer, vendre & debiter une Piece de Theatre, intitulée Théodat, de la composition du Sieur de Corneille le jeune, & ce durant le temps & espace de cinq années entieres, à compter du jour que la dite piece sera achevée d’imprimer pour la première fois : Et defenses sont faites à toutes Personnes, d’imprimer, faire imprimer, vendre ny débiter lad. Piece, sans le consentement de l’Exposant, ou de ceux qui auront droict de luy, à peine de trois mille livres d’amende, & de confiscation, ainsi que plus au long il est porté ausd. Lettres.
Registré sur le Livre de la Communauté, le 5 Janvier 1673. Signé, THIERRY, Syndic.
Et ledit G. de Luyne a associé audit Privilege C. Barbin, aussi Marchand Libraire à Paris, pour en joüir conjointement suivant l’accord fait entr’eux.
Achevé d’imprimer pour la première fois,
Le 23 Janvier 1673.
ACTEURS. §
- Amalasonte, Reyne des Gots.
- Theodat, Prince Got, Favory d’Amalasonte.
- Ildegonde, Princesse du Sang d’Amalasonte.
- Honoric, Prince Got, Amant d’Ildegonde.
- Ataulphe, Capitaine des Gardes d’Amalasonte.
- Gepilde, Confidente d’Amalasonte.
- Valmire, Confidente d’Ildegonde.
- Euthar, Confident de Theodat.
ACTE PREMIER §
SCENE PREMIERE §
EUTHAR.
THEODAT.
EUTHAR.
THEODAT .
EUTHAR .
THEODAT .
EUTHAR .
THEODAT .
EUTHAR .
THEODAT .
Moy ? la contraindre, moy ?EUTHAR .
THEODAT .
EUTHAR .
THEODAT .
EUTHAR .
THEODAT .
EUTHAR .
THEODAT .
EUTHAR .
THEODAT.
EUTHAR .
SCENE II §
[p. 7]AMALASONTE.
THEODAT.
AMALASONTE.
THEODAT.
AMALASONTE.
THEODAT.
AMALASONTE.
THEODAT.
AMALASONTE.
THEODAT.
Ah, j’en connois, Madame,AMALASONTE.
THEODAT.
AMALASONTE.
THEODAT.
AMALASONTE.
SCENE III §
[p. 12]GEPILDE.
AMALASONTE.
AMALASONTE.
GEPILDE.
AMALASONTE.
GEPILDE.
AMALASONTE.
Fin du Premier Acte.
ACTE II §
SCENE PREMIERE §
VALMIRE.
ILDEGONDE.
VALMIRE.
ILDEGONDE.
VALMIRE.
ILDEGONDE.
VALMIRE.
ILDEGONDE.
ILDEGONDE.
VALMIRE.
ILDEGONDE.
VALMIRE.
ILDEGONDE.
ILDEGONDE.
VALMIRE.
ILDEGONDE.
VALMIRE.
ILDEGONDE.
VALMIRE.
ILDEGONDE.
VALMIRE.
ILDEGONDE.
ILDEGONDE.
Il y perdroit sa peine ;VALMIRE.
ILDEGONDE.
VALMIRE.
SCENE II. §
HONORIC.
ILDEGONDE.
HONORIC.
ILDEGONDE.
HONORIC.
SCENE III. §
VALMIRE.
ILDEGONDE.
SCENE IV. §
THEODAT.
ILDEGONDE.
THEODAT.
ILDEGONDE.
THEODAT.
ILDEGONDE.
THEODAT.
ILDEGONDE.
THEODAT.
ILDEGONDE.
THEODAT.
ILDEGONDE.
THEODAT.
ILDEGONDE.
THEODAT.
Jamais amourILDEGONDE.
THEODAT.
ILDEGONDE.
THEODAT.
ILDEGONDE.
THEODAT.
ILDEGONDE.
THEODAT.
ILDEGONDE.
THEODAT.
ILDEGONDE.
THEODAT.
ILDEGONDE.
THEODAT.
ILDEGONDE.
THEODAT.
ILDEGONDE.
THEODAT.
ILDEGONDE.
THEODAT.
ILDEGONDE.
THEODAT.
ILDEGONDE.
THEODAT.
ILDEGONDE.
THEODAT.
ILDEGONDE.
THEODAT.
ILDEGONDE.
THEODAT.
ILDEGONDE.
SCENE V. §
[p. 31]EUTHAR.
THEODAT.
EUTHAR.
THEODAT.
EUTHAR.
THEODAT.
EUTHAR.
THEODAT.
Ils sont grands, j’y périray peut-estre ;Fin du Second Acte.
ACTE III. §
SCENE PREMIERE. §
AMALASONTE.
HONORIC.
AMALASONTE.
HONORIC.
AMALASONTE.
HONORIC.
AMALASONTE.
HONORIC.
AMALASONTE.
SCENE II. §
AMALASONTE.
THEODAT.
AMALASONTE.
HONORIC.
THEODAT.
AMALASONTE.
THEODAT.
AMALASONTE.
THEODAT.
AMALASONTE.
SCENE III. §
AMALASONTE.
ILDEGONDE.
HONORIC à Amalasonte .
AMALASONTE.
THEODAT.
AMALASONTE.
THEODAT.
AMALASONTE.
THEODAT.
AMALASONTE.
THEODAT.
AMALASONTE.
THEODAT.
ILDEGONDE.
AMALASONTE à Ildegonde.
THEODAT.
AMALASONTE.
THEODAT.
AMALASONTE.
ILDEGONDE.
SCENE IV. §
THEODAT.
AMALASONTE.
THEODAT.
AMALASONTE.
Quoy, jusqu’à la menace !SCENE V. §
THEODAT.
AMALASONTE.
THEODAT.
AMALASONTE.
THEODAT.
AMALASONTE.
THEODAT.
AMALASONTE.
THEODAT.
AMALASONTE.
Ce n’estoit pas assez,THEODAT.
AMALASONTE.
THEODAT.
AMALASONTE.
THEODAT.
AMALASONTE.
THEODAT.
SCENE VI §
AMALASONTE.
GEPILDE.
AMALASONTE.
ATAULPHE.
Madame,Fin du Troisième Acte.
ACTE IV. §
SCENE PREMIERE. §
GEPILDE.
AMALASONTE.
GEPILDE.
AMALASONTE.
GEPILDE.
AMALASONTE.
SCENE II. §
[p. 51]AMALASONTE.
ATAULPHE.
AMALASONTE.
AMALASONTE.
ATAULPHE.
AMALASONTE.
SCENE III. §
AMALASONTE.
GEPILDE.
AMALASONTE.
SCENE IV §
[p. 54]HONORIC.
AMALASONTE.
HONORIC.
AMALASONTE.
HONORIC.
AMALASONTE.
SCENE V. §
[p. 56]AMALASONTE.
GEPILDE.
SCENE VI. §
THEODAT.
AMALASONTE.
THEODAT.
AMALASONTE.
THEODAT.
AMALASONTE.
THEODAT.
SCENE VII. §
AMALASONTE.
THEODAT.
AMALASONTE.
ILDEGONDE.
SCENE VIII. §
[p. 60]THEODAT.
ILDEGONDE.
THEODAT.
ILDEGONDE.
THEODAT.
ILDEGONDE.
THEODAT.
ILDEGONDE.
THEODAT.
Non, Madame, assemblez pour maILDEGONDE.
SCENE IX. §
EUTHAR.
ILDEGONDE.
THEODAT.
ILDEGONDE.
THEODAT.
ILDEGONDE.
Fin du Quatrième Acte.
ACTE V. §
SCENE PREMIERE. §
VALMIRE.
ILDEGONDE.
VALMIRE.
ILDEGONDE.
SCENE II. §
[p. 67]AMALASONTE.
ILDEGONDE.
AMALASONTE.
ILDEGONDE.
AMALASONTE.
J’en ay l’ame encorILDEGONDE.
AMALASONTE.
Vous l’auroit-on appris ?ILDEGONDE.
AMALASONTE.
ILDEGONDE.
AMALASONTE.
ILDEGONDE.
AMALASONTE.
ILDEGONDE.
AMALASONTE.
SCENE III. §
[p. 72]ILDEGONDE.
THEODAT à Amalasonte.
AMALASONTE.
SCENE IV. §
THEODAT.
ILDEGONDE.
THEODAT.
ILDEGONDE.
THEODAT.
ILDEGONDE.
THEODAT.
ILDEGONDE.
THEODAT.
Il le faut ou c’est fait de vos jours.SCENE V. §
EUTHAR .
ILDEGONDE.
THEODAT.
FIN.