HOMMAGE DU PETIT VAUDEVILLE AU GRAND RACINE.
VAUDEVILLE EN UN ACTE

AN VI.

COUPIGNY, BARRÉ, PIIS, RADET, DESFONTAINES.

À PARIS, CHARLES POUGENS, Imprimeur-Libraire, rue Thomas-du-Louvre, No. 246.

AVANT-PROPOS. §

ALEXANDRE vainqueur parcourait l’Inde : les chefs de toutes les tribus déposaient en foule les plus riches offrandes aux pieds du conquérant. Un Indien court au Gange, y puise dans le creux de ses mains un peu de l’eau du fleuve, et la répand devant le fils de Philippe : c’était tout ce qu’il pouvait offrir. Nous nous sommes rappelés ce trait, et nous avons présenté notre hommage à la mémoire du grand Racine. En l’accueillant avec intérêt, le public a bien voulu rendre nos soins utiles. Puisse le sentiment qui nous a inspirés, nous mériter nouvelle indulgence pour cet Ouvrage de quelques moments !

PERSONNAGES. ARTISTES. §

  • PETIT-JEAN, CARPENTIER.
  • ANTOINE, DUCHAUME.
  • ARLEQUIN-MERCURE, LAPORTE.
  • MOLIÈRE, VERTPRÉ.
  • BOILEAU, HIPOLITE.
  • LAFOREST, DUCHAUME.
La Scène est aux Champs-Elysées de la Fable.

SCÈNE PREMIÈRE. §

PETIT-JEAN.

Ma foi, plus j’y réfléchis, plus je me trouve heureux, moi Petit-Jean, d’être devenu concierge des Champs-Élysées. Voilà ce que c’est qu’une bonne protection !

1
Air : On compterait les diamants.
Racine, qui fit mon destin,
Avant de descendre aux lieux sombres,
M’avait mis portier chez Dandin,
Il m’a mis portier chez les Ombres.
5 Puisqu’il m’a placé sur ce bord,
J’ai, ma foi, bien fait de le suivre ;
Car sans ce poste, après ma mort,
Je n’aurais pas eu de quoi vivre.
2 3

Avec tout cela je me plaisais assez chez ce juge Dandin, qui m’avait fait venir d’Amiens pour être suisse. Dame ! Aussi....

Air : Non je ne ferai pas, etc.
Tout Picard que j’étais, j’étais un bon apôtre,
10 Et je faisais claquer mon fouet tout comme un autre.
Tous ces Normands voulaient se divertir de nous.
On apprend à hurler, dit l’autre, avec les loups.

Oh ! J’étais considéré. On me faisait bien des politesses ; et c’était bien de l’honneur pour moi.

Même air.
Mais sans argent l’honneur n’est qu’une maladie ;
Ma foi, j’étais un franc portier de comédie.
15 On avait beau heurter et m’ôter son chapeau,
On n’entrait pas chez nous sans graisser le marteau.

Ça leur était facile à nos plaideurs ; ils étaient cossus. Ici ce n’est pas de même ; je n’ai que la porte des poètes. Mauvaises pratiques ! Malgré tout, je ne me plains pas ; il y a par-ci par-là quelques revenant-bons : cela me soutient. Et puis je ne m’ennuie pas ici ; j’ai de bons amis : Antoine, le jardinier de Monsieur Boileau ; Mademoiselle Laforest, servante de Monsieur Molière : ils font ma petite société ; ils viennent déjeuner tous les matins avec moi. À propos, ils devraient être ici. Eh ! Parbleu, les voilà !

SCÈNE II. Petit-Jean, Laforest, Antoine. §

ANTOINE.

Air : À dîner ça me rapporte.
Mon ami, je vous apporte
Des fruits de plus d’une sorte.

LAFOREST.

Voici du nectar frais.

PETIT-JEAN.

20 Quant à moi, sans frais,
J’offre le frais,
Le frais qu’on prend à ma porte (bis).

ENSEMBLE.

Avec lui, sans frais,
Prenons le frais,
25 Le frais qu’on prend à sa porte (ter).

PETIT-JEAN.

Mademoiselle Laforest, je ne vous demande pas comment vous vous portez, parce qu’ici on se porte toujours bien.

LAFOREST.

Monsieur Petit-Jean, je ne vous demande pas comment vous avez dormi, parce qu’ici le sommeil est toujours bon.

ANTOINE.

C’est bien ! C’est bien ! Pas tant de politesses.

Air : De la baronne.
Dans l’autre monde
On tient à ces propos gênants :
Prenez ma façon franche et ronde ;
J’ai laissé tous les compliments
30 Dans l’autre monde.
Il s’assied.

PETIT-JEAN.

Il a raison. Asseyons-nous.

LAFOREST.

Et déjeunons.

ANTOINE.

Si j’ai laissé mes compliments de l’autre côté, je n’y ai pas laissé mon appétit.

PETIT-JEAN.

Ni moi.

LAFOREST.

Ni moi.

ANTOINE.

Air : Nous n’avons qu’un temps à vivre.
Lorsque l’on a tant à vivre,
À vivre nonchalamment,
Il faut bien que l’on se livre
Au plaisir d’être gourmand.

PETIT-JEAN.

35 Ici l’existence est fort belle ;
Mais, je l’avoue franchement,
Je n’aime une vie éternelle
Que pour boire éternellement.

ENSEMBLE.

Lorsque l’on a tant à vivre,
40 À vivre nonchalamment,
Il faut bien que l’on se livre
Au plaisir d’être gourmand.

ANTOINE.

C’est joli, nos Champs-Élysées !

LAFOREST.

Un peu uniformes.

PETIT-JEAN.

On dit qu’on les a contrefaits à Paris.

ANTOINE.

Il y a longtemps.

LAFOREST.

Oui ; mais s’il faut en croire les nouvelles, on s’y divertit plus que jamais.

PETIT-JEAN.

Je crois que cela fait de beaux divertissements, en comparaison des nôtres !

LAFOREST.

Ma foi ! écoutez donc.

Air : Vous m’ordonnez de la brûler.
Quoiqu’on soit tous des bienheureux
Dans nos Champs-Élysées,
45 Les Parisiens sont plus joyeux
Dans leurs Champs-Élysées ;
Par un trop long repos, hélas !
Nos ombres sont blasées :
Ces vivants-là ne dorment pas
50 Dans leurs Champs-Élysées.

ANTOINE.

Oh bien oui, dormir ! Ils ont bien autre chose à faire. Et les petits-déjeuners, les petits-goûtés.

LAFOREST.

Qui valent bien les nôtres.

ANTOINE.

Pour le moins.

Même air.
À peu de mets on Est réduit
Dans nos Champs-Élysées
Toujours du nectar et du fruit
Dans nos Champs-Elysées :
55 OEufs frais, café, thé-vert, thé-bout,
Sorbets, liqueurs glacées :
Ces Parisiens prennent de tout
Dans leurs Champs-Élysées.

PETIT-JEAN.

Ne médisons pas, mes amis,
60 De nos Champs-Elysées ;
Tout le monde est en paradis
Dans nos Champs-Elysées.
C’est bien différent à Paris ;
Les femmes trop rusées
65 Font damner leurs pauvres maris
Dans leurs Champs-Elysées.

ANTOINE.

Tu vois tout cela dans tes journaux, toi.

PETIT-JEAN.

Apparemment.

LAFOREST.

Vous en recevez beaucoup ?

PETIT-JEAN.

Des postillons, des courriers, des messagers ; tantôt plus, tantôt moins, selon le vent qui souffle.

ANTOINE.

Mais comment cela vous vient-il ?

PETIT-JEAN.

Air : De la Croisée.
Tantôt, par la barque à Caron,
Ils nous arrivent pêle-mêle ;
Du haut du ciel sur mon perron,
70 Tantôt ils pleuvent comme grêle.
L’autre jour encore,
D’un courrier qui n’est pas frappant,
Quoiqu’il frappe d’une main sûre,
Il me tombe un gros paquet..... pan.
75 C’était l’année entière.

ANTOINE.

Et relié, peut-être ?

PETIT-JEAN.

Non, ça ne se relie pas.

LAFOREST.

C’est ce que dit Molière.

PETIT-JEAN.

Et Racine.

ANTOINE.

Et Boileau, donc : toutes les fois qu’il jette les yeux sur ces paperasses-là, il me demande s’il n’est pas arrivé ici quelque épicier.

PETIT-JEAN.

Ah dame ! Il n’aime pas les mauvais livres, celui-là.

ANTOINE.

Non, et dans son temps il ne leur faisait pas de grâce.

LAFOREST.

Comme il était méchant !

ANTOINE.

Pour les méchants auteurs ; mais du reste le meilleur homme du monde.

PETIT-JEAN.

Pas meilleur que Racine.

LAFOREST.

Pas meilleur que Molière.

Air : Guillot a des yeux complaisants.
Mon maître était d’une bonté
Aujourd’hui peu commune.

PETIT-JEAN.

Racine m’a si bien traité
Qu’il a fait ma fortune.

ANTOINE.

80 Boileau fit pour son jardinier
Une épître touchante.

LAFOREST.

Molière encor plus familier
Consultait sa servante (bis).

PETIT-JEAN.

Ah ça ! Mais vous apercevez-vous d’une chose, vous autres ?

ANTOINE.

De quoi donc ?

PETIT-JEAN.

C’est que nous disons du bien de nos maîtres.

LAFOREST.

J’y pensais.

Air : La vieille méthode.
Portiers, frotteurs, cochers, coiffeurs, laquais,
85 Femmes de chambre, et jusques aux jockets,
4
Contre leur maître exercent leurs caquets ;
De tout temps ce fut la méthode :
Mais par hasard nous nous trouvons céans
Trois serviteurs de leurs maîtres contents,
90 Et qui plus est, tous trois reconnaissants ;
En ferons-nous venir la mode ?

PETIT-JEAN.

J’en suis fâché pour le monde ; mais cette mode-là ne prendra pas.

ANTOINE.

Tant pis.

LAFOREST.

Il est pourtant si naturel d’aimer les gens qui nous font du bien.

ANTOINE.

Et voilà pourquoi nous aimons tant nos maîtres.

Air : Tic, tac, toc le verre, etc.
Trinquons, buvons à leur santé,
Le coeur nous y convie.

PETIT-JEAN.

Sans oublier notre santé
95 Chaque jour rajeunie.

ANTOINE.

Puisque j’ai, de l’autre côté,
Fait ma dernière maladie
Et mes adieux la faculté,
Je bois à coup sûr à ma santé.

TOUS.

100 Puisque j’ai, de l’autre côté,
Fait ma dernière maladie
Et mes adieux la faculté,
Je bois à coup sûr à ma santé.
On entend le refrain de l’air suivant.

LAFOREST.

Ah ! Ah !... Voici du nouveau.

PETIT-JEAN, voyant Arlequin.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

SCÈNE III. Les Mêmes, Arlequin en Mercure. §

ARLEQUIN.

Air : La boulangère.
En voyant un petit blondin
105 Leste dans son allure,
Vous vous dites, j’en suis certain,
Quelle est cette figure ?
Je vous réponds par un refrain,
C’est Arlequin-Mercure,
110 Arlequin,
C’est Arlequin-Mercure.

ANTOINE.

Monsieur Arlequin-Mercure, soyez le bienvenu.

PETIT-JEAN.

Il paraît que vous n’êtes pas arrivé ici comme tout le monde.

ARLEQUIN.

C’est vrai.

Même air.
Peur que d’un mort, sur le chemin,
Je n’eusse la figure,
Et pour arriver plus grand train
115 Sur cette rive obscure,
Je me suis, dans un tour de main,
Fait Arlequin-Mercure,
Arlequin,
Fait Arlequin-Mercure.

PETIT-JEAN.

C’est adroit.

ARLEQUIN.

Air : Du pas redoublé.
120 Ne voulant pas de l’Achéron
Frauder les droits de passe,
J’ai, dans les mains du vieux Caron,
Payé de bonne grâce ;
Mais j’ai cru n’arriver jamais,
125 Tant la foule était grande.
Le rivage était plein d’Anglais
Qui venaient par Ostende.

PETIT-JEAN.

Mais qu’y a-t-il pour votre service ?

ARLEQUIN.

Je veux entrer aux Champs-Elysées.

PETIT-JEAN.

Ça ne se peut pas.

ARLEQUIN.

Comment, ça ne se peut pas !

PETIT-JEAN.

Non. Avez-vous un passeport ?

ARLEQUIN.

Un passeport ! Et de qui ?

PETIT-JEAN.

Et parbleu, de votre médecin !

ARLEQUIN.

Mais je vous ai déjà dit que je n’étais pas mort.

PETIT-JEAN.

Et je vous ai déjà dit, moi, que vous ne pouviez pas entrer.

ARLEQUIN.

Oui, sans payer ; mais en payant.

PETIT-JEAN.

En payant !

ARLEQUIN.

Cela se fait partout.

PETIT-JEAN.

Excepté à ma porte.

Air : En quatre mots.
Si Petit-Jean,
Comme ailleurs exigeant,
130 Ici voulait à prix d’argent
Se montrer indulgent,
Que de gens de toute sorte
Achèteraient à la porte
Monsieur Petit-Jean !
135 Que de laids,
Que de sots enrichis,
Notés, tarés, honnis,
Chez nous seraient admis !
Les honnêtes défunts, surpris,
140 S’y croiraient à Paris.

ARLEQUIN.

Monsieur Petit-Jean, je vous fais mon compliment ; le trépas vous a changé, et c’est en bien.

ANTOINE.

Il est drôle, ce vivant-là.

LAFOREST.

Il est gai.

ARLEQUIN.

J’admire votre délicatesse ; mais il faut absolument que je parle à des gens de mérite qui sont là.

PETIT-JEAN.

Lesquels ?

ARLEQUIN.

Lesquels, lesquels !

LAFOREST.

Oh ! Il y a de l’ordre aux Champs-Elysées.

PETIT-JEAN.

Certainement, il y en a... les arts et les sciences y sont divisés en départements, les départements en bureaux, qui sont conduits par ceux qui s’y entendent.

ARLEQUIN.

C’est fort bien fait à vous.

PETIT-JEAN.

D’aprés cela,

Air : Cet arbre apporté de Provence.
5
Phidias est pour la sculpture,
6
Pour la peinture le Titien.
Vitruve pour l’architecture,
7
Pour la médecine Galien ;
8
145 De la sublime tragédie
Corneille a le gouvernement,
Et de la haute comédie
Molière a le département.

ARLEQUIN.

Molière ! C’est justement l’homme qu’il me faut.

ANTOINE.

Eh bien ! Tenez, voilà sa servante.

ARLEQUIN.

Sa servante ! À la bonne heure ; du moins elle est reconnaissable celle-là, et voilà comme il nous les faudrait.

Air : V des Visitandines.
Autrefois ces bonnes servantes
150 En cotte rouge, en gros habit,
Plus naturelles qu’élégantes,
De leurs rôles gardaient l’esprit ;
Aujourd’hui ce sont des princesses
En gaze, en pouf, en plume, en fleurs ;
155 Ces soubrettes de cent couleurs
Sont mieux mises que leurs maîtresses.

LAFOREST.

Mieux mises que leurs maîtresses !

ARLEQUIN.

Nous avons par-ci par-là des exceptions.

Air : Com’ v’là qu’est fait.
Certaine actrice intéressante,
Évitant ces travers nouveaux,
Avec Molière était servante,
160 Et soubrette avec Marivaux.
C’était d’une finesse extrême ;
C’était gai, pur, touchant, poli ;
C’était la nature elle-même ;
En un mot c’était accompli :
165 C’était joli ! c’était joli !

LAFOREST.

Eh mais, vous me rappelez le nom d’une personne qui est arrivée ces jours derniers et que Molière a embrassée avec bien du plaisir.

ARLEQUIN.

Ne me parlez pas de cela ; vous ne vous réjouissez ici que quand on s’afflige chez nous. Celle-là nous la regretterons longtemps.

LAFOREST.

D’après ce que Molière en dit, elle aurait dû donner l’exemple aux autres.

ARLEQUIN.

Oh, les autres ! C’est un parti pris : malgré cela il faut leur rendre justice ; elles ne se mettent pas encore à la romaine.

LAFOREST, ANTOINE, PETIT-JEAN.

À la romaine ?

ARLEQUIN.

C’est la nouvelle parure de nos dames françaises, dans nos spectacles, dans nos salons, dans nos promenades.

Air : V de la famille extravagante.
Cette beauté riche d’attraits,
C’est Faustine, ou bien Octavie ;
Cette autre nous cache ses traits
Sous le voile de Virginie.
170 Ce goût romain est fort joli ;
Ces noms sont remplis de noblesse :
9
Mais il est rare, à Tivoli,
De rencontrer une Lucrèce.

LAFOREST.

C’est singulier !

PETIT-JEAN.

Ça doit bien amuser les hommes.

ANTOINE.

Et surtout les maris.

ARLEQUIN.

Oh ! Il y a aussi des hommes qui se mettent bien.

PETIT-JEAN.

À la romaine ?

ARLEQUIN.

Même air.
À ces antiques vêtements
175 Si la mode a soumis nos belles,
Nous avons des Français charmants
Qui ne sont pas moins Romains qu’elles.
Que de Titus en cheveux noirs,
A jambe fine et bien tournée,
180 Pourraient se dire tous les soirs.
D’honneur, j’ai perdu ma journée !

LAFOREST.

Ah ça ! Dites-donc ; j’en reviens aux femmes, moi. J’ai vu quelquefois des statues de femmes romaines ; il me semble qu’elles étaient un peu...

ARLEQUIN.

De ce côté-là, le costume est bien imité.

PETIT-JEAN.

C’est drôle ça !

ANTOINE.

10

Morgué, je suis fâché d’être mort ; j’en verrais quelques unes à Auteuil.

LAFOREST.

Ah ! Mon dieu, mon dieu ! De mon temps il n’en était pas ainsi.

ARLEQUIN.

Je le crois.

LAFOREST.

Air : Daignez m’épargner le reste.
Autrefois, découvrir son bras
Eût été chose ridicule ;
Aujourd’hui bien d’autres appas
185 Aux yeux sont offerts sans scrupule.
Ah ! croyez-moi, sexe imprudent,
Craignez un costume trop leste ;
Dans vos attraits tout est piquant :
Qu’on en voie un peu ; mais pourtant
190 Laissez deviner le reste.

ARLEQUIN.

Tenez, ne critiquez pas cette mode ; elle est fort agréable, et je vois des femmes à qui cela va très bien.

PETIT-JEAN.

C’est possible, mais enfin.

Air : Ça n’ se peut pas.
Pourquoi d’une mode nouvelle
Vouloir emprunter le secours ?
Une Française est toujours belle,
Les grâces la parent toujours ;
195 Vêtements grecs ou d’Italie
Peuvent dessiner ses appas ;
Mais pour la rendre plus jolie,
Ça n’se peut pas (bis.)

LAFOREST.

Et dites-moi, je vous prie....

ARLEQUIN.

Dites-moi plutôt, vous, si je puis parler à votre maître.

LAFOREST.

Pour quelle affaire ?

ARLEQUIN.

Pour une affaire qui lui plaira ; car elle intéresse son ami Racine.

PETIT-JEAN.

Racine ! Que ne vous adressez-vous à lui-même.

ARLEQUIN.

Non pas.... Il faut qu’il n’en sache rien.

LAFOREST.

En ce cas je vais vous chercher Molière.

ANTOINE.

Et moi, je vais vous envoyer Boileau ; il est aussi l’ami de Racine ; et puis, il sera bien aise de vous voir : vous avez le petit coup de patte ; vous lui ferez peut-être passer sa mauvaise humeur.

PETIT-JEAN.

Est-ce que ça le tient toujours ?

ANTOINE.

Toujours.

Ils sortent.

SCÈNE IV. Petit-Jean, Arlequin. §

ARLEQUIN.

Comment !... Est-ce qu’on a de l’humeur dans ce pays-ci ?

PETIT-JEAN.

Oh ! C’est qu’hier il est arrivé un tas de livres nouveaux, des romans, des satyres, des tragédies, des drames.... Le ballot était gros, gros.... et c’était lourd.... ah mon dieu, comme c’était lourd !

ARLEQUIN.

Je m’en doute.

PETIT-JEAN.

Quand Boileau a vu tout ce fouillis, qu’il a essayé d’en lire quelques pages ; ah ! mon ami, si vous aviez vu comme il était en colère !... Il jetait ce livre-ci, il déchirait celui-là.... Il frappait du pied, il grinçait les dents.... Du noir sans intérêt, s’écriait il ; de la farce sans gaieté, du fiel sans esprit ! S’il y avait du style, s’il y avait des vers.... si du moins cela était français !

ARLEQUIN.

Ah bien oui, français ! On lui en donnera du français.

PETIT-JEAN.

Vous n’avez donc plus de critiques chez vous ?

ARLEQUIN.

Des critiques ! On en fait, on en crie, on en affiche, il en pleut.

PETIT-JEAN.

Oui ! Mais je dis, de ces gens qui ont du goût, qui régentent les autres, comme faisait Boileau dans son temps.

ARLEQUIN.

Oh ! Nous en avons de reste ; et ce n’est pas la méchanceté qui leur manque.

Air : De la Béquille.
Plus d’un censeur nouveau
200 Dont la science est nulle,
En croyant de Boileau
11
Manier la férule,
Veut sur le ridicule
Frapper un coup certain ;
205 Il n’a que la férule
12
D’un frère ignorantin.
Même air.
Privé du sentiment
Que donne la nature
L’un vous dit gravement,
210 À quoi sert la peinture ?
Mon cher docteur, sans doute,
Vous prêchez bien d’ailleurs ;
Mais quand on n’y voit goutte,
Juge-t-on des couleurs ?

PETIT-JEAN.

Paix ! Voici Boileau ; il a encore l’air fàché.

ARLEQUIN.

C’est ce qui me paraît.

SCÈNE V. Les Mêmes, Boileau. §

BOILEAU, sans les voir.

Air : De la Soirée orageuse.
13
215 J’avais proscrit les Chapelains,
Les Linières, les Bonne-Corse,
14
Et les Pradons et les Cotins,
Tous écrivains de même force ;
Et cent modernes avortons
220 Au goût ne font pas moins d’outrages ;
Ce ne sont plus les mêmes noms,
Mais ce sont les mêmes ouvrages.

ARLEQUIN.

Je n’ose pas l’aborder.

BOILEAU à Petit-Jean.

Eh bien ! Qu’est-ce encore ? Un paquet comme celui d’hier ?

PETIT-JEAN.

Oh non, monsieur : cela vous met trop en colère.

Air : Biribi.
Ces brochures
Obscures,
225 Et ces petits pamphlets
A sifflets ;
Ces gazettes
Fluettes ;
Ces énormes romans
230 Endormants,
Loin du temple de Mémoire
Dans le fleuve d’Oubli,
Biribi,
Iront boire (bis).

BOILEAU.

Tant mieux ! Je n’en veux plus voir.

PETIT-JEAN.

Pour cette fois, ce n’est pas un paquet ; c’est monsieur qui désire vous parler.

ARLEQUIN, après des lazzis.

Je ne m’approche de vous qu’en tremblant. Vous n’aimez ni les quolibets, ni les calembours, dont, en ma qualité d’Arlequin, je fais quelquefois mon profit. D’ailleurs vous me paraissez en train de gronder ; vous avez du noir dans l’esprit.

BOILEAU.

Rassurez-vous.

Air : Le petit mot, etc.
235 Pour châtier l’ambition
Des auteurs à prétention
Je garde la satyre :
Vos traits promettent la gaieté,
Même un peu de malignité ;
240 Je juge sans sévérité
Les gens qui me font rire.

ARLEQUIN.

Je vous reconnais là. Le petit V n’oubliera jamais ce que vous avez dit de lui dans votre Art poétique ; aussi, mes camarades et moi, nous espérons que vous voudrez bien nous protéger auprès de Molière, auquel nous avons une grâce à demander.

BOILEAU.

Une grâce ! Nous verrons cela. Au surplus, le voici.

ARLEQUIN, à part.

15

Molière ! sa figure m’intimide.... Comme un autre Sosie, préparons mon discours.

SCÈNE VI. Les Mêmes, Molière. §

BOILEAU, à Molière.

Eh bien ! Mon ami, je te vois un peu déridé ; aurais-tu trouvé dans ce fatras d’hier quelque chose de moins mauvais ?

MOLIÈRE.

16

Non ; mais pourquoi serais-je toujours sombre ? Thalie est encore la moins maltraitée des Muses, et je lui sais par-ci par-là quelques bonnes fortunes.

Air : V de l’Afficheur.
Elle a noué passablement
Certaine Intrigue épistolaire ;
Assez fidèle à l’Inconstant,
245 De Philinte elle devint fière ;
Puis écoutant, pour s’amuser,
Plus d’un amant sans caractère,
Elle a fini par épouser
Un vieux célibataire.
Ritournelle, pendant laquelle Arlequin fait les lazzis de Sosie dans Amphytrion. Molière se retourne et voit les lazzis d’Arlequin.

MOLIÈRE.

Mais quelle est donc cette figure grotesque ? Elle a l’air d’un enfant de la Balle.

ARLEQUIN.

Ritournelle et des lazzis.
Même air.
250 Là-bas quelquefois afficheur,
Quelquefois aussi journaliste,
Gourmand, taquin, Joseph, tailleur ;
Mais le plus souvent parodiste,
Je suis du V ici
255 Le Mercure extraordinaire.

MOLIÈRE.

Du V !... Mon ami,
Redites votre affaire.

ARLEQUIN.

Ça n’est pas aisé.

MOLIÈRE.

Encore faut-il bien que je sache ce que vous voulez de moi.

ARLEQUIN.

Air : Souvent je voyais sous l’ormeau.
Par mon Spectacle député,
Je mets en vous ma confiance ;
260 Nous avons si peu de gaieté,
Que sur vous nous avons compté ;
Ne trompez pas notre espérance.
De la Seine quittant les bords.
Je viens, à travers les ténèbres,
265 Vous demander d’illustres morts,
À défaut de vivants célèbres.

MOLIÈRE.

Ce que vous demandez là...

BOILEAU.

Quand on pourrait vous les accorder, quel parti voudriez-vous tirer de leurs personnes ? Les faire mourir d’ennui une seconde fois ? Non, non, cela est impossible. On ne sort pas d’ici.

ARLEQUIN.

Même air.
Messieurs des Champs-Elysiens,
Vous êtes trop inexorables ;
Quand nous réclamons des soutiens,
270 Vous retenez dans vos liens
Tous les beaux esprits, vos semblables.
Vos voisins, messieurs des Enfers,
Moins avares et plus traitables,
Ont, sur nos théâtres divers,
275 Déchaîné des millions de diables.

MOLIÈRE.

Son observation est assez juste ; et je crois, mon ami, que nous pouvons l’écouter. Au fait.

ARLEQUIN.

Le fait !... Est que nous préparons quelque chose qui fera plaisir à Racine....

MOLIÈRE.

Plaisir à Racine ! Vous êtes trop heureux, mon ami, si vous en avez trouvé l’occasion.

BOILEAU.

Quel écrivain !

MOLIÈRE.

Quel génie !

BOILEAU.

Vous n’en voyez pas chez vous comme celui-là, et vous n’en verrez plus guère.

MOLIÈRE.

Air : Je vous salue, ô végétaux !
Interprète du sentiment,
À sa muse élégante et pure
Racine prêta constamment
Le langage de la nature.
280 Aux grâces d’un style enchanteur
Joignant un goût sûr et sévère,
Il fut inspiré par son coeur ;
Au coeur il saura toujours plaire.

BOILEAU.

Même air.
Entre sa femme et ses enfants
285 Il passa doucement sa vie ;
Insensible aux traits des méchants,
Jamais il ne connut l’envie.
Plus encore que ses talents
Une chose dans lui m’étonne ;
290 Il faisait des vers excellents,
Et ne les lisait à personne.

SCÉNE VII. Les Mêmes, Antoine, Laforest, Petit-Jean, qui viennent écouter. §

LAFOREST.

Voyons s’il réussira.

ARLEQUIN.

Voilà pourquoi le V.

BOILEAU.

Le V !.... Et qu’a de commun le petit V avec le grand Racine !

ARLEQUIN.

Rien du tout ; nous le sentons bien ; mais notre intention nous rend excusables.

BOILEAU.

Que voulez vous dire, enfin ?

ARLEQUIN.

C’est précisément ce qui m’embarrasse. Il s’agit de Racine, et il ne s’agit pas de lui, et je ne voudrais pas qu’il sût de quoi il s’agit.

BOILEAU.

Rien n’est moins clair que ce que vous dites.

ARLEQUIN.

Je le sais bien ; mais le point est délicat : je n’ose m’expliquer davantage ; et je voudrais trouver une comparaison plus hardie que moi.

MOLIÈRE et BOILEAU.

Une comparaison ?

ARLEQUIN.

J’y suis. Imaginez-vous qu’un superbe rosier, l’honneur d’un parterre, a produit plusieurs petits rosiers, et que l’un de ces petits rosiers languit et se dessèche.

MOLIÈRE.

Parlez, mon ami, parlez ; vous m’intéressez.

ARLEQUIN.

Air : Après tout pour s’exprimer bien.
Faute des soins du jardinier,
Faute d’une abondante pluie,
Un enfant mouille le rosier
295 De l’eau dont sa cruche est remplie,
Pour rendre à la fleur qui pâlit
Sa couleur fraîche et purpurine.
À peine ce peu d’eau suffit (bis) ;
Mais il rafraîchit sa racine.

ANTOINE.

Il s’entend en jardinage, ce petit moricaud-là.

MOLIÈRE, avec sentiment.

Je vous comprends, mon ami ; et je suis bien touché de votre respect pour cet auteur inimitable.

ARLEQUIN.

Même air.
300 Sans doute un si faible tribut
N’ajoutera rien à sa gloire ;
Mais aussi notre unique but
Était d’honorer sa mémoire.
Ah ! dans nos coeurs reconnaissants
305 Rendons lui d’éternels hommages ;
Et pour aimer ses descendants,
Relisons souvent ses ouvrages.

BOILEAU.

Et comment les dépositaires des chef-d’oeuvres de ce grand homme restent- ils dans l’inaction ?

ARLEQUIN.

Ah ! Ah !.... Ils ne logent plus ensemble ; ils sont dispersés.

MOLIÈRE.

Dispersés ! Je ne demande pas quels sont les motifs qui les séparent ; mais au nom de Racine.

Air : Eveillez-vous, belle endormie.
Dans cette circonstance auguste,
Faite pour les intéresser,
310 Ils devaient autour de son buste
Se réunir et s’embrasser.

PETIT-JEAN.

Sûrement qu’ils le devaient.

ARLEQUIN.

Oh ! Je connais leur bonne volonté ; certainement cela viendra : mais en attendant, comme nous sommes tous enfants d’Apollon.....

BOILEAU.

Je vous entends, mon petit bon-homme. Air : V de l’Ile des femmes.
Vous prétendez, apparemment,
Que tous les artistes sont frères.

ARLEQUIN.

Le V est un enfant
315 Qui pourrait croire à ces chimères ;
Mais quoiqu’il n’ait pas en talents
L’éclat dont le grand genre brille,
Si l’amitié fait les parents,
Il doit être de la famille.

BOILEAU.

Très-petit cousin.... de bien loin.

MOLIÈRE.

Boileau, je t’en prie, ménage-le ; son zèle me plaît. Mon ami, vous allez me suivre. Je vous présenterai à Piron, Favart, Santeuil, Dufresny, Scarron, Rousseau et autres, qui, tour-à-tour, iront seconder vos efforts. Ce soir vous emmènerez...

On cite le nom de la pièce qu’on joue après, ou Santeuil, ou Scarron, ou Piron, etc.
17

PETIT-JEAN à Arlequin.

Vous êtes venu à bout de votre projet : j’en suis bien aise.

LAFOREST et ANTOINE.

Moi de même.

BOILEAU.

Fort bien ; mais ces hommes célèbres, où les logerez-vous ? Dans votre rue de Chartres ?

ARLEQUIN.

Pourquoi pas ?

BOILEAU.

18

Monsieur, quand il s’agit des grands hommes qui ont illustré l’art dramatique, ils ne peuvent être honorés que dans le temple de Thalie ou de Melpomène.

ARLEQUIN.

Air : Mais quel art.
320 Je vous ai dit que leurs prêtres,
Divisés par le hasard,
Laissaient de tous nos grands maîtres
L’anniversaire en retard.
Il faut donc faire mémoire
325 Des talents qui ne sont plus,
Dans le petit oratoire
Des desservants de Momus.
Antoine, Petit-Jean, Laforest, répètent les quatre derniers vers.

ANTOINE.

Même air.
C’est là que le V,
En petit enfant de choeur,
330 Sur un ton simple et facile,
Suit les élans de son coeur ;
Et qu’avec sa voix rustique
Qu’accompagne un flageolet,
Aux dieux de l’art dramatique
Il chante un petit motet.

LE CHOEUR.

335 Et qu’avec sa voix rustique, etc.

MOLIÈRE.

Même air.
Avec sa taille enfantine
Il n’est pas en son pouvoir
D’élever jusqu’à Racine
Un riche et noble encensoir ;
340 Mais pour lui rendre un hommage
19
Avoué par les neuf soeurs,
Au devant de son image
Qu’il jette, en riant, des fleurs.

LE CHOEUR.

Mais pour lui rendre un hommage, etc.

LAFOREST.

345 Prenez pour votre devise
Malice et gaîté sans fiel,
Raison, décence et franchise,
Surtout soyez naturel.

MOLIÈRE.

Elle s’y entend, Laforest.

ARLEQUIN.

350 Quand de la trouver savante
Mon maître lui fait l’honneur,
Jugez si de sa servante
Je suis l’humble serviteur.

BOILEAU à Arlequin.

Des auteurs qu’il vous faut prendre
355 Hâtez-vous de profiter ;
Chaque soir songez à rendre
Ceux qu’on pourra vous prêter.

PETIT-JEAN.

Moi j’exigerais un gage
Avant de les lui prêter !
360 Il a, d’après son langage,
Trop besoin de les garder.

ARLEQUIN, au Public.

Si l’on trouve que nous sommes
Bien imprudents, bien hardis ;
Si l’on dit que les grands hommes
365 Chez nous deviennent petits,
Je dirai, pour nous défendre,
Chez les Ombres je les prends ;
Vous ne devez vous attendre
Qu’à des ombres de talents.