SCÈNE III. Atrée, Eurysthène. §
ATRÉE
15 Enfin ce jour heureux, ce jour tant souhaité
Ranime dans mon cour l’espoir et la fierté.
Athènes, trop longtemps l’asile de Thyeste,
Éprouvera bientôt le sort le plus funeste ;
Mon fils, prêt à servir un si juste transport,
20 Va porter dans ses murs et la flamme et la mort.
EURYSTHÈNE
Ainsi, loin d’épargner l’infortuné Thyeste,
Vous détruisez encor l’asile qui lui reste.
Ah ! Seigneur, si le sang qui vous unit tous deux
N’est plus qu’un titre vain pour ce roi malheureux,
25 Songez que rien ne peut mieux remplir votre envie
Que le barbare soin de prolonger sa vie :
Accablé des malheurs qu’il éprouve aujourd’hui,
Le laisser vivre encor, c’est se venger de lui.
ATRÉE
Que je l’épargne, moi ! Lassé de le poursuivre,
30 Pour me venger de lui, que je le laisse vivre !
Ah ! Quels que soient les maux que Thyeste ait soufferts,
Il n’aura contre moi d’asile qu’aux enfers :
Mon implacable cour l’y poursuivrait encore,
S’il pouvait s’y venger d’un traître que j’abhorre :
35 Après l’indigne affront que m’a fait son amour
Je serai sans honneur tant qu’il verra le jour.
Un ennemi qui peut pardonner une offense,
Ou manque de courage, ou manque de puissance.
Rien ne peut arrêter mes transports furieux :
40 Je voudrais me venger, fût-ce même des dieux.
Du plus puissant de tous j’ai reçu la naissance ;
Je le sens au plaisir que me fait la vengeance :
Enfin mon cour se plaît dans cette inimitié ;
Et s’il a des vertus, ce n’est pas la pitié.
45 Ne m’oppose donc plus un sang que je déteste ;
Ma raison m’abandonne au seul nom de Thyeste :
Instruit par ses fureurs à ne rien ménager,
Dans les flots de son sang je voudrais le plonger.
Qu’il n’accuse que lui du malheur qui l’accable.
50 Le sang qui nous unit me rend-il seul coupable ?
D’un criminel amour le perfide enivré
A-t-il eu quelque égard pour un noud si sacré ?
Mon cour, qui sans pitié lui déclare la guerre,
Ne cherche à le punir qu’au défaut du tonnerre.
EURYSTHÈNE
55 Depuis vingt ans entiers ce courroux affaibli
Semblait pourtant laisser Thyeste dans l’oubli.
ATRÉE
Dis plutôt qu’à punir mon âme ingénieuse
Méditait dès ce temps une vengeance affreuse :
Je n’épargnais l’ingrat que pour mieux l’accabler :
60 C’est un projet enfin à te faire trembler.
Instruit des noirs transports où mon âme est livrée,
Lis mieux dans le secret et dans le cour d’Atrée.
Je ne veux découvrir l’un et l’autre qu’à toi ;
Et je te les cachais, sans soupçonner ta foi.
65 Écoute. Il te souvient de ce triste hyménée
Qui d’Aerope à mon sort unit la destinée :
Cet hymen me mettait au comble de mes voux ;
Mais à peine aux autels j’en eus formé les nouds,
Qu’à ces mêmes autels, et par la main d’un frère,
70 Je me vis enlever une épouse si chère.
Tes yeux furent témoins des transports de mon cour :
À peine mon amour égalait ma fureur ;
Jamais amant trahi ne l’a plus signalée.
Mycènes, tu le sais, sans pitié désolée,
75 Par le fer et le feu vit déchirer son sein ;
Mon amour outragé me rendit inhumain.
Enfin par ma valeur Aerope recouvrée
Après un an revint entre les mains d’Atrée.
Quoique déjà l’hymen, ou plutôt le dépit,
80 Eussent depuis ce temps mis une autre en mon lit,
Malgré tous les appas d’une épouse nouvelle,
Aerope à mes regards n’en parut que plus belle.
Mais en vain mon amour brûlait de nouveaux feux.
Elle avait à Thyeste engagé tous ses voux ;
85 Et liée à l’ingrat d’une secrète chaîne,
Aerope, le dirai-je ? En eut pour fruit Plisthène.
EURYSTHÈNE
Dieux ! Qu’est-ce que j’entends ? Quoi ! Phisthène, Seigneur,
Reconnu dans Argos pour votre successeur,
Pour votre fils enfin ?
ATRÉE
Pour votre fils enfin ? C’est lui-même, Eurysthène ;
90 C’est ce même guerrier, c’est ce même Plisthène,
Que ma cour aujourd’hui croit encor sous ce nom
Frère de Ménélas, frère d’Agamemnon.
Tu sais, pour me venger de sa perfide mère,
À quel excès fatal me porta ma colère.
95 Heureux si le poison qui servit ma fureur
De mon indigne amour eût étouffé l’ardeur !
Celui de l’infidèle éclatait pour Thyeste
Au milieu des horreurs du sort le plus funeste.
Je ne puis, sans frémir, y penser aujourd’hui ;
100 Aerope, en expirant, brûlait encor pour lui.
Voilà ce qu’en un mot surprit ma vigilance
À ceux qui de l’ingrate avaient la confidence.
Il lui montre en ce moment une lettre d’Aerope.
Lettre d’Aerope.
« D’Atrée en ce moment j’éprouve le courroux,
105 Cher Thyeste, et je meurs sans regretter la vie :
Puisque je ne l’aimais que pour vivre avec vous,
Je ne murmure point qu’elle me soit ravie.
Plisthène fut le fruit de nos tristes amours :
S’il passe jusqu’à vous, prenez soin de ses jours ;
110 Qu’il fasse quelquefois ressouvenir son père
Du malheureux amour qu’avait pour lui sa mère. »
Juge de quel succès ses soins furent suivis ;
Je retins à la fois son billet et son fils.
Je voulus étouffer ce monstre en sa naissance :
115 Mais mon cour plus prudent l’adopta par vengeance ;
Et, méditant dès lors le plus affreux projet,
Je le fis au palais apporter en secret.
Un fils venait de naître à la nouvelle reine ;
Pour remplir mes projets, je le nommai Plisthène,
120 Et mis le fils d’Aerope au berceau de ce fils,
Dont depuis m’ont privé les destins ennemis.
C’est sous un nom si cher qu’Argos l’a vu paraître :
Je fis périr tous ceux qui pouvaient le connaître ;
Et, laissant ce secret entre les dieux et moi,
125 Je ne l’ai jusqu’ici confié qu’à ta foi.
Après ce que tu sais, sans que je te l’apprenne,
Tu vois à quel dessein j’ai conservé Plisthène ;
Et, puisque la pitié n’a point sauvé ses jours,
À quel usage enfin j’en destine le cours.
EURYSTHÈNE
130 Quoi ! Seigneur, sans frémir du transport qui vous guide,
Vous pourriez réserver Plisthène au parricide !
ATRÉE
Oui, je veux que ce fruit d’un amour odieux
Signale quelque jour ma fureur en ces lieux ;
Sous le nom de mon fils, utile à ma colère,
135 Qu’il porte le poignard dans le sein de son père ;
Que Thyeste, en mourant, de son malheur instruit,
De ses lâches amours reconnaisse le fruit.
Oui, je veux que, baigné dans le sang de ce traître,
Plisthène verse un jour le sang qui l’a fait naître ;
140 Et que le sien après, par mes mains répandu,
Dans sa source à l’instant se trouve confondu.
Contre Thyeste enfin tout paraît légitime ;
Je n’arme contre lui que le fruit de son crime :
Son forfait mit au jour ce prince malheureux ;
145 Il faut par un forfait les en priver tous deux.
Thyeste est sans soupçons ; et son âme abusée
Ne me croit occupé que de l’île d’Eubée :
Je ne suis en effet descendu dans ces lieux
Que pour mieux dérober mon secret à ses yeux.
150 Athènes, disposée à servir ma vengeance,
Avec moi dès longtemps agit d’intelligence ;
Et son roi, craignant tout de ma juste fureur,
De son nom seulement cherche à couvrir l’honneur.
Du jour que mes vaisseaux menaceront Athènes,
155 De ce jour, tu verras Thyeste dans mes chaînes.
Ma flotte me répond de ce qu’on m’a promis,
Je répondrai bientôt et du père et du fils.
EURYSTHÈNE
Eh bien ! Sur votre frère épuisez votre haine ;
Mais du moins épargnez les vertus de Plisthène.
ATRÉE
160 Plisthène, né d’un sang au crime accoutumé,
Ne démentira point le sang qui l’a formé ;
Et, comme il a déjà tous les traits de sa mère,
Il aurait quelque jour les vices de son père.
Quel peut être le fruit d’un couple incestueux ?
165 Moi-même j’avais cru Thyeste vertueux ;
Il m’a trompé ; son fils me tromperait de même.
D’ailleurs, il lui faudrait laisser mon diadème ;
Le titre de mon fils l’assure de ce rang :
En faudra-t-il pour lui priver mon propre sang ;
170 Que dis-je ? Pour venger l’affront le plus funeste,
En dépouiller mes fils pour le fils de Thyeste ?
C’est ma seule fureur qui prolonge ses jours ;
Il est temps désormais qu’elle en tranche le cours.
Je veux, par les forfaits où ma haine me livre,
175 Me payer des moments que je l’ai laissé vivre.
Que l’on approuve ou non un dessein si fatal,
Il m’est doux de verser tout le sang d’un rival.
SCÈNE IV. Atrée, Plisthène, Eurysthène, Thessandre, gardes. §
ATRÉE, bas, à Eurysthène .
Mais Plisthène paraît. Songe que ma vengeance
Renferme des secrets consacrés au silence.
À Plisthène.
180 Prince, cet heureux jour, mais si lent à mon gré,
Presse enfin un départ trop longtemps différé.
Tout semble en ce moment proscrire un infidèle ;
La mer mugit au loin, et le vent vous appelle :
Le soldat, dont ce bruit a réveillé l’ardeur,
185 Au seul nom de son chef, se croit déjà vainqueur.
Il n’en attend pas moins de sa valeur suprême
Que ce qu’en vit élis, Rhodes, cette île même ;
Et moi, que ce héros ne sert point à demi,
J’en attends encor plus que n’en craint l’ennemi.
190 Je connais de ce chef la valeur et le zèle ;
Je sais que je n’ai point de sujet plus fidèle.
Aujourd’hui cependant souffrez, sans murmurer,
Que votre père encor cherche à s’en assurer.
L’affront est grand, l’ardeur de s’en venger extrême ;
195 Jurez-moi donc, mon fils, par les dieux, par moi-même,
Si le destin pour nous se déclare jamais,
Que vous me vengerez au gré de mes souhaits.
Oui, je puis m’en flatter, je connais trop Plisthène ;
Plus ardent que moi-même, il servira ma haine :
200 À peine mon courroux égale son grand cour :
Il vengera son père.
PLISTHÈNE
Il vengera son père. En doutez-vous, seigneur ?
Eh ! Depuis quand ma foi vous est-elle suspecte ?
Avez-vous des desseins que mon cour ne respecte ?
Ah ! Si vous en doutiez, de mon sang le plus pur...
ATRÉE
205 Mon fils, sans en douter, je veux en être sûr.
Jurez-moi qu’à mes lois votre main asservie
Vengera mes affronts au gré de mon envie.
PLISTHÈNE
Seigneur, je n’ai point cru que, pour servir mon roi,
Il fallût exciter ni ma main, ni ma foi.
210 Faut-il par des serments que mon cour vous rassure ?
Le soupçonner, seigneur, c’est lui faire une injure.
Vous me verrez toujours contre vos ennemis
Remplir tous les devoirs de sujet et de fils.
Oui, j’atteste des dieux la majesté sacrée
215 Que je serai soumis aux volontés d’Atrée ;
Que par moi seul enfin son courroux assouvi
Fera voir à quel point je lui suis asservi.
ATRÉE
Ainsi, prêt à punir l’ennemi qui m’offense,
Je puis tout espérer de votre obéissance ;
220 Et le lâche, à mes yeux par vos mains égorgé,
Ne triomphera plus de m’avoir outragé.
Allez ; que votre bras, à l’Attique funeste,
S’apprête à m’immoler le perfide Thyeste.
PLISTHÈNE
Moi, seigneur ?
ATRÉE
Moi, seigneur ? Oui, mon fils. D’où naît ce changement ?
225 Quel repentir succède à votre empressement ?
Quelle était donc l’ardeur que vous faisiez paraître ?
Tremblez-vous, lorsqu’il faut me délivrer d’un traître ?
PLISTHÈNE
Non ; mais daignez m’armer pour un emploi plus beau :
Je serai son vainqueur, et non pas son bourreau.
230 Songez-vous bien quel noud vous unit l’un et l’autre ?
En répandant son sang, je répandrais le vôtre.
Ah ! Seigneur, est-ce ainsi que l’on surprend ma foi ?
ATRÉE
Les dieux m’en sont garants ; c’en est assez pour moi.
ATRÉE
Juste ciel ! J’entrevois dans votre âme interdite
235 De secrets sentiments dont la mienne s’irrite.
Étouffez des regrets désormais superflus :
Partez, obéissez, et ne répliquez plus.
Des bords athéniens j’attends quelque nouvelle.
Vous, cependant, volez où l’honneur vous appelle.
240 Que ma flotte avec vous se dispose à partir ;
Et, quand tout sera prêt, venez m’en avertir :
Je veux de ce départ être témoin moi-même.
SCÈNE V. Plisthène, Thessandre. §
PLISTHÈNE
Qu’ai-je fait, malheureux ? Quelle imprudence extrême !
Je ne sais quel effroi s’empare de mon cour ;
245 Mais tout mon sang se glace, et je frémis d’horreur.
Dieux, que dans mes serments malgré moi j’intéresse,
Perdez le souvenir d’une indigne promesse ;
Ou recevez ici le serment que je fais,
En dussé-je périr, de n’obéir jamais.
250 Mais pourquoi m’alarmer d’un serment si funeste ?
Que peut craindre un grand cour quand sa vertu lui reste ?
Athènes me répond d’un trépas glorieux,
Et j’y cours m’affranchir d’un serment odieux.
Survivre aux maux cruels dont le destin m’accable,
255 Ce serait, plus que lui, m’en rendre un jour coupable.
Haï, persécuté, chargé d’un crime affreux,
Dévoré sans espoir d’un amour malheureux,
Malgré tant de mépris, que je chéris encore,
La mort est désormais le seul dieu que j’implore ;
260 Trop heureux de pouvoir arracher en un jour
Ma gloire à mes serments, mon cour à son amour !
THESSANDRE
Que dites-vous, seigneur ? Quoi ! Pour une inconnue...
PLISTHÈNE
Peux-tu me condamner, Thessandre ? Tu l’as vue :
Non, jamais plus de grâce et plus de majesté
265 N’ont distingué les traits de la divinité.
Sa beauté, tout enfin, jusqu’à son malheur même,
N’offre en elle qu’un front digne du diadème :
De superbes débris, une noble fierté,
Tout en elle du sang marque la dignité.
270 Je te dirai bien plus : cette même inconnue
Voit mon âme à regret dans ses fers retenue ;
Et qui peut dédaigner mon amour et mon rang
Ne peut être formé que d’un illustre sang.
Quoi qu’il en soit, mon cour, charmé de ce qu’il aime,
275 N’examine plus rien dans son amour extrême.
Quel cour n’eût-elle pas attendri, justes dieux !
Dans l’état où le sort vint l’offrir à mes yeux,
Déplorable jouet des vents et de l’orage,
Qui, même en l’y poussant, l’enviaient au rivage ;
280 Roulant parmi les flots, les morts, et les débris,
Des horreurs du trépas les traits déjà flétris,
Mourante entre les bras de son malheureux père,
Tout prêt lui-même à suivre une fille si chère ! ...
J’entends du bruit. On vient : peut-être c’est le roi...
SCÈNE VI. Théodamie, Léonide, Plisthène, Thessandre. §
PLISTHÈNE, à Thessandre .
285 Mais non ; c’est l’étrangère. Ah ! Qu’est-ce que je vois,
Thessandre ? Un soin pressant semble occuper son âme.
À Théodamie.
Où portez-vous vos pas ? Me cherchez-vous, madame ?
Du trouble où je vous vois ne puis-je être éclairci ?
THÉODAMIE
C’est vous-même, seigneur, que je cherchais ici.
290 D’Athènes dès longtemps embrassant la conquête,
On dit qu’à s’éloigner votre flotte s’apprête ;
Que, chaque instant d’Atrée excitant le courroux,
Pour sortir de Chalcys elle n’attend que vous.
Si ce n’est pas vous faire une injuste prière,
295 Je viens vous demander un vaisseau pour mon père.
Le sien, vous le savez, périt presque à vos yeux,
Et nous n’avons d’appui que de vous en ces lieux.
Vous sauvâtes des flots et le père et la fille,
Achevez de sauver une triste famille.
PLISTHÈNE
300 Voyez ce que je puis, voyez ce que je dois.
D’Atrée en ce climat tout respecte les lois :
Il n’est que trop jaloux de son pouvoir suprême ;
Je ne puis rien ici, si ce n’est par lui-même.
Il reverra bientôt ses vaisseaux avec soin,
305 Et du départ lui-même il doit être témoin :
Voyez-le. Il vous souvient comme il vous a reçue,
Le jour que ce palais vous offrit à sa vue ;
Il plaignit vos malheurs, vous offrit son appui :
Son cour ne sera pas moins sensible aujourd’hui ;
310 Vous n’en éprouverez qu’une bonté facile.
Mais qui peut vous forcer à quitter cet asile ?
Quel déplaisir secret vous chasse de ces lieux ?
Mon amour vous rend-il ce séjour odieux ?
Ces bords sont-ils pour vous une terre étrangère ?
315 N’y reverra-t-on plus ni vous, ni votre père ?
Quel est son nom, le vôtre ? Où portez-vous vos pas ?
Ne connaîtrai-je enfin de vous que vos appas ?
THÉODAMIE
Seigneur, trop de bonté pour nous vous intéresse.
Mon nom est peu connu, ma patrie est la Grèce ;
320 Et j’ignore en quel lieu, sortant de ces climats,
Mon père infortuné doit adresser ses pas.
PLISTHÈNE
Je ne vous presse point d’éclaircir ce mystère ;
Je souscris au secret que vous voulez m’en faire.
Abandonnez ces lieux, ôtez-moi pour jamais
325 Le dangereux espoir de revoir vos attraits.
Fuyez un malheureux ; punissez-le, madame,
D’oser brûler pour vous de la plus vive flamme :
Et moi, prêt d’adorer jusqu’à votre rigueur,
J’attendrai que la mort vous chasse de mon cour :
330 C’est, dans mon sort cruel, mon unique espérance.
Mon amour, cependant, n’a rien qui vous offense ;
Le ciel m’en est témoin : et jamais vos beaux yeux
N’ont peut-être allumé de moins coupables feux.
Ce cour, à qui le vôtre est toujours si sévère,
335 N’offrit jamais aux dieux d’hommage plus sincère.
Inutiles respects ! Reproches superflus !
Tout va nous séparer ; je ne vous verrai plus.
Adieu, madame, adieu ; prompt à vous satisfaire,
Je reviendrai pour vous m’employer près d’un père :
340 Quel qu’en soit le succès, je vous réponds du moins,
Malgré votre rigueur, de mes plus tendres soins.
SCÈNE VII. Théodamie, Léonide. §
THÉODAMIE
Où sommes-nous, hélas ! Ma chère Léonide ?
Quel astre injurieux en ces climats nous guide ?
Ô vous, qui nous jetez sur ces bords odieux,
345 Cachez-nous au tyran qui règne dans ces lieux,
Dieux puissants ! Sauvez-nous d’une main ennemie !
Quel séjour pour Thyeste et pour Théodamie !
Du sort qui nous poursuit vois quelle est la rigueur.
Atrée, après vingt ans, rallumant sa fureur,
350 Sous d’autres intérêts déguisant ce mystère,
Arme pour désoler l’asile de son frère.
L’infortuné Thyeste, instruit de ce danger,
À son tour, en secret, arme pour se venger,
Flatté du vain espoir de rentrer dans Mycènes,
355 Tandis que l’ennemi voguerait vers Athènes,
Ou pendant que Chalcys, par de puissants efforts,
Retiendrait le tyran sur ces funestes bords.
Inutiles projets ! Inutile espérance !
L’Euripe a tout détruit ; plus d’espoir de vengeance :
360 Et c’est ce même amant, ce prince généreux,
Sans qui nous périssions sur ce rivage affreux,
Ce prince, à qui je dois le salut de mon père,
Qui, la foudre à la main, va combler sa misère.
Athènes va tomber, si, pour comble de maux,
365 Thyeste dans ces murs n’accable ce héros.
Trop heureux cependant, si de l’île d’Eubée
Il pouvait s’éloigner sans le secours d’Atrée !
Sauvez l’en, s’il se peut, grands dieux ! Votre courroux
Poursuit-il des mortels si semblables à vous ?
370 Ciel, puisqu’il faut punir, venge-toi sur son frère :
Atrée est un objet digne de ta colère.
Je tremble à chaque pas que je fais en ces lieux :
Hélas ! Thyeste en vain s’y cache à tous les yeux ;
Quoique absent dès longtemps, on peut le reconnaître :
375 Heureux que sa langueur l’empêche d’y paraître !
LÉONIDE
Espérez du destin un traitement plus doux ;
Que craindre d’un tyran, quand son fils est pour vous ?
Attendez tout d’un cour et généreux et tendre :
La main qui nous sauva peut encor vous défendre.
380 Tout n’est pas contre vous dans ce fatal séjour,
Puisque déjà vos yeux y donnent de l’amour.
THÉODAMIE
Ne comptes-tu pour rien un amour si funeste ?
Le fils d’Atrée aimer la fille de Thyeste !
Hélas ! Si cet amour est un crime pour lui,
385 Comment nommer le feu dont je brûle aujourd’hui ?
Car enfin ne crois pas que j’y sois moins livrée ;
La fille de Thyeste aime le fils d’Atrée.
Contre tant de vertus mon cour mal affermi
Craint plus en lui l’amant qu’il ne craint l’ennemi.
390 Mais mon père m’attend : allons lui faire entendre,
Pour un départ si prompt, le parti qu’il faut prendre :
Heureuse cependant si ce funeste jour
Ne voit d’autres malheurs que ceux de notre amour.