SCÈNE IV. Pyrrhus, Éricie. §
ÉRICIE.
1225 Je sors en ce moment d’avec le roi d’Épire :
En croirai-je, Seigneur, ce qu’il vient de me dire ?
Est-ce bien Hélénus qui nous donne une paix
Qu’on croit même devoir à mes faibles attraits ?
Mais, loin de rappeler le souvenir funeste
1230 D’un sacrifice affreux que ma vertu déteste,
Je ne veux m’occuper que du soin généreux
De pleurer avec vous un prince malheureux.
Que n’ai-je point tenté près de Néoptolème !
J’ai regarde Pyrrhus comme un autre vous-même ;
1235 Non, l’horreur de son sort n’égalera jamais
Mes regrets de l’avoir défendu sans succès.
Je sais trop à quel point Pyrrhus vous intéresse,
Pour ne point partager la douleur qui vous presse :
Jugez combien mon coeur s’est senti pénétrer
1240 De vous voir désormais réduit à le livrer.
Et plût aux dieux, Seigneur, pour comble d’injustice,
Qu’on ne m’imputât point ce cruel sacrifice,
Et qu’au bien de la paix l’amour trop indulgent
N’eût point pris sur lui-même un si triste présent !
1245 Hélénus eût moins fait pour désarmer ma haine,
S’il savait qu’un remords en triomphe sans peine.
Mais quoi ! Vous rougissez et ne répondez rien !
Pourquoi me demander un secret entretien ?
PYRRHUS.
Je rougis, il est vrai, d’un discours qui m’offense,
1250 Et jamais mon courroux n’eut plus de violence.
Puis-je voir sans frémir qu’avec un si beau feu
Ce coeur où j’aspirais m’ait estimé si peu ?
Puis-je voir, sans rougir de honte et de colère,
Qu’Éricie ait de moi pensé comme son père,
1255 Et qu’elle ose imputer aux transports d’Hélénus
Le funeste présent qu’il vous fait de Pyrrhus ?
Je ne sais si l’amour peut nous rendre excusables ;
Mais il ne doit jamais nous rendre méprisables.
Le crime est toujours crime, et jamais la beauté
1260 N’a pu servir de voile à sa difformité.
Peut-être que mon coeur, dans l’ardeur qui l’enflamme,
Tout vertueux qu’il est, n’est point exempt de blâme ;
Mais ce qu’à mon devoir je vais sacrifier
Aux yeux de l’univers va me justifier,
1265 Éterniser mon nom, expier ma tendresse,
Et venger ma vertu d’un soupçon qui la blesse.
ÉRICIE.
Seigneur, daignez calmer un si noble courroux ;
Je sais ce que je dois attendre ici de vous.
PYRRHUS.
Dans un moment du moins vous pourrez le connaître,
1270 Et, loin de me haïr, vous me plaindrez peut-être.
Connaissez mieux, madame, un coeur où vous régnez,
Et ne l’outragez point si vous le dédaignez.
Belle Éricie, enfin croyez que je vous aime ;
Mais ne le croyez point comme Néoptolème.
1275 Mon amour n’a jamais soumis à vos beaux yeux
Qu’un coeur digne de vous, et peut-être des dieux,
Qui ne sait point offrir pour sacrifice un crime
Qui déshonorerait l’autel et la victime.
Je vais à son destin livrer un malheureux,
1280 Mais ce ne sera point par un traité honteux :
Ma vertu n’admet point de si lâche injustice,
Et mon coeur vous devait un autre sacrifice.
Trop heureux si ce coeur, facile à s’enflammer,
Au gré de mon devoir l’avait pu consommer !
1285 Mais, dans l’état cruel où mon malheur me laisse,
On peut me pardonner un instant de faiblesse ;
Et vous m’avez offert des soins si généreux,
Qu’ils m’ont fait oublier qui nous étions tous deux.
Votre père m’attend. Adieu, belle Éricie.
1290 J’ai voulu vous revoir ; mais mon âme attendrie
Ne pourrait soutenir vos pleurs prêts à couler,
Et qu’un fatal instant va bientôt redoubler.
ÉRICIE.
Ah ! Seigneur, arrêtez ; et, si je vous suis chère,
Daignez de vos adieux m’expliquer le mystère.
1295 Je sens un froid mortel qui me glace le coeur,
Et la mort n’a jamais causé plus de frayeur.
Hélas ! Au trouble affreux dont mon âme est saisie,
Puis-je encor souhaiter de me voir éclaircie ?
Vous allez, dites-vous, livrer un malheureux,
1300 Sans cesser d’être grand ni d’être généreux.
Ah ! Je vous reconnais à cet effort suprême.
Justes dieux ! C’est Pyrrhus qui se livre lui-même.
PYRRHUS.
Oui, Madame, c’est lui ; c’est ainsi qu’Hélénus
Pouvait du moins livrer l’infortuné Pyrrhus,
1305 Qui sous ce triste nom ne craint plus de paraître,
Dès qu’à de nobles traits on veut le reconnaître.
ÉRICIE.
Dites plutôt, Seigneur, qu’à ce coeur sans pitié,
Dont je n’ai jamais pu fléchir l’inimitié,
J’aurais dû reconnaître une race ennemie
1310 Qui ne s’immole ici que pour m’ôter la vie.
Inhumain ! Consommez vos généreux projets :
De votre haine, enfin, voilà les derniers traits.
Quel ennemi, grands dieux , offrez-vous à la mienne ?
Quel dessein venez-vous d’inspirer à la sienne ?
1315 Ah ! Si c’est à ce prix que vous donnez la paix,
Barbare, faites-nous la guerre pour jamais.
Vous ne démentez point le sang qui vous fit naître;
Ingrat, vous ne pouviez mieux vous faire connaître
Que par un noir projet qui n’est fait que pour vous ;
1320 Je reconnais Pyrrhus à ces funestes coups.
Quand par des soins trompeurs il a séduit mon âme,
Des plus cruels refus je vois payer ma flamme ;
Et quand je crois jouir d’un destin plus heureux,
Je retrouve Pyrrhus dans l’objet de mes voeux.
1325 Qui vous a dévoilé, Seigneur, votre naissance?
Glaucias n’a-t-il plus ni vertu, ni prudence ?
Devait-il un moment douter de vos desseins,
Et méconnaître en vous le plus grand des humains ?
Il faut, pour mon malheur, que le roi d’Illyrie
1330 Vous ait moins estimé que ne fait Éricie.
Cruel, songez du moins, en courant à la mort,
Qu’un amour malheureux me garde un même sort.
Ne croyez point en moi trouver Néoptolème :
Vous ne voyez que trop à quel point je vous aime.
PYRRHUS.
1335 Ah ! Voilà les transports que j’aurais dû prévoir,
Si l’amour m’eût laissé maître de mon devoir.
J’ai voulu consacrer à l’objet que j’adore
Quelques tristes moments qui me restaient encore :
Je bravais le trépas ; mais je sens, à vos pleurs,
1340 Qu’il a pour les amants son trouble et ses horreurs.
Ne m’offrez-vous les soins d’une ardeur mutuelle,
Que pour me rendre encor ma perte plus cruelle ?
Quel bien à notre amour peut s’offrir désormais ?
Un parricide affreux nous sépare à jamais.
1345 Songez, si je ne meurs, qu’il faut que je punisse ;
Qu’un coupable avec moi n’est pas loin du supplice :
Songez enfin, Madame, à ce que je me dois,
À ce que mon honneur m’impose envers un roi
À qui je dois un fils son unique espérance,
1350 Et le plus digne effort de ma reconnaissance.
ÉRICIE.
Glaucias vous doit-il être plus cher que moi,
Seigneur ? Ne pouvez-vous récompenser sa foi
Qu’aux dépens de vos jours et de ma propre vie,
Que vous sacrifiez au prince d’Illyrie ?
1355 Ah ! Laissez-moi le soin de vous le conserver,
Et, par pitié pour moi, songez à vous sauver.
C’est Éricie en pleurs qui vous demande grâce :
Verrez-vous sans pitié le sort qui la menace ?
Est-ce par vous, cruel, qu’elle doit expirer ?
1360 Ah ! Du moins attendez qu’on ose vous livrer.
PYRRHUS.
Non, non, au sang d’Achille épargnez cet outrage :
Je dois d’un si beau sang faire un plus noble usage.
La mort, pour mes pareils, n’est qu’un léger instant
Dont la crainte aux humains a fait seule un tourment.
1365 Je Vous perds pour jamais, adorable Éricie ;
C’est là pour un amant perdre plus que la vie ;
Mais ne présumez pas qu’en lâche criminel
Je souffre que Pyrrhus soit conduit à l’autel.
D’ailleurs, pour Glaucias j’eus toujours trop d’estime
1370 Pour lui laisser jamais la honte d’un tel crime.
ÉRICIE.
C’est-à-dire, Seigneur, qu’il vous paraît plus doux
D’en rejeter ainsi l’indignité sur nous ;
Et que vous auriez mieux déshonorer mon père,
Pour m’en laisser à moi la douleur tout entière,
1375 Et me faire haïr qui m’a donné le jour.
Voilà ce que Pyrrhus gardait à tant d’amour !
Hé bien ! Cruel, allez trouver Néoptolème;
Puisque vous le voulez, je vous rends à vous-même :
Mais, dans tous vos transports de générosité,
1380 Je vois moins de vertu que de férocité.
PYRRHUS.
Ne me reprochez point une vertu farouche ;
L’honneur ainsi le veut, et l’honneur seul me touche.
S’il se pouvait trouver d’accord avec mes jours,
Vous ne m’en verriez point précipiter le cours.
1385 Comme mortel, je sens tout le prix de la vie ;
Comme amant, tout le prix d’être aimé d’Éricie :
Mais Pyrrhus, en héros épris de vos appas,
Se met, en immortel, au-dessus du trépas.
ÉRICIE.
Vous prétendez en vain qu’au gré de votre envie
1390 Je vous laisse, Seigneur, maître de votre vie.
Si vous ne rejetez vos projets inhumains,
Je cours à Glaucias découvrir vos desseins.
PYRRHUS.
Si vous m’aimez encor, gardez de l’entreprendre.
Belle Éricie, au nom de l’amour le plus tendre,
1395 N’abusez point ici des secrets d’un amant
Qui pourrait de dessein changer m un moment.
Considérez sur qui tomberait ma colère :
Vous pleurez un amant, vous pleureriez un père.
En faveur de Pyrrhus tâchez de le fléchir,
1400 J’y consens ; mais daignez ne le point découvrir,
Et ne lui faites point mériter votre haine.
Qu’espérez-vous enfin d’une pitié si vaine?
Songez que, dans l’état où m’a réduit le sort,
Il ne me reste plus que l’honneur de ma mort.
1405 Ne me l’enviez point, et respectez ma gloire ;
Vivez pour en garder une tendre mémoire,
Et cessez de vouloir partager mes malheurs ;
Laissez mourir Pyrrhus digne enfin de vos pleurs.
Adieu, madame ; allez trouver Néoplolème :
1410 J’irai dans un moment le rejoindre moi-même.
M’exposer plus longtemps a tout ce que je vois,
C’est moins braver la mort que mourir mille fois.
Il sort.
ÉRICIE, seule.
Quoi ! Seigneur, vous iriez vous livrer à mon père !
Ah ! puisqu’on vos fureurs votre coeur persévère,
1415 L’inflexible Pyrrhus, qui déchire le mien,
Va le voir surpasser la fermeté du sien.
SCÈNE V. Glaucias, Éricie. §
ÉRICIE, à part.
Mais Glaucias paraît. Quel soin ici l’appelle ?
Éclatez, vains transports de ma douleur mortelle.
Et laissez dans mes pleurs lire un triste secret.
GLAUCIAS.
1420 Princesse, un ennemi qui ne l’est qu’à regret,
Et qui touche peut-être à son heure dernière,
Osera-t-il ici vous faire une prière ?
S’il fut longtemps l’objet de votre inimitié,
Il ne doit plus, hélas ! L’être que de pitié.
1425 Les dieux viennent sur moi d’épuiser leur colère.
Je n’ai rien oublié pour fléchir votre père ;
Mais le cruel qu’il est me redemande un bien
Que ma pitié protège, et qui n’est pas le mien.
Il veut Pyrrhus ; il veut que je lui sacrifie
1430 Le malheureux dépôt que le ciel me confie ;
Il veut, à mon honneur portant le coup mortel,
Couvrir mes cheveux blancs d’un affront éternel,
Et plonger dans l’horreur le reste de ma vie.
Plaignez mon triste sort, généreuse Éricie :
1435 Vous êtes désormais mon unique recours ;
À des infortunés prêtez votre secours.
Je sais, dans les faveurs dont le ciel vous partage,
Que la beauté n’est pas votre seul avantage,
Et que les dieux, sur vous épuisant leurs bienfaits,
1440 Ont de mille vertus enrichi vos attraits.
Mon coeur, près de vous voir unie a ma famille,
Vous prodiguait déjà le tendre nom de fille :
Mais, puisque le destin me ravit la douceur
D’un bien qui m’eût comblé de joie et de bonheur,
1445 Je veux traiter pour vous un plus noble hyménée,
De vous et de Pyrrhus unir la destinée.
Je sais que je ne puis former ces tristes noeuds
Sans outrager les lois, la nature et les dieux ;
Mais la paix ne veut pas un moindre sacrifice.
1450 Rendez à cet hymen votre père propice.
S’il soupçonne ma foi, qu’il emmène Illyrus,
Et confie à mes soins Éricie et Pyrrhus :
Vous vous serez tous trois un mutuel otage.
Néoptolème aura l’Épire pour partage :
1455 Et je l’en laisserai paisible possesseur,
Pourvu que votre époux en soit le successeur.
ÉRICIE.
Ah ! Seigneur, plût aux dieux, et pour l’un et pour l’autre,
Que tous les coeurs ici fussent tels que le vôtre.
Et sussent, comme vous, régler sur l’équité
1460 La vengeance des rois et leur avidité !
Qui ne serait touché de l’état déplorable
Où vous réduit le soin du sort d’un misérable ?
Les dieux, tout grands qu’ils sont, en ont-ils autant fait
Qu’un père tel que vous est digne de regret !
1465 Jugez, à ma douleur, si le coeur d’Éricie
A pu garder pour vous une haine endurcie.
Seigneur, tant de vertu trouve peu d’ennemis.
Hélas ! Pour conserver Pyrrhus et votre fils,
Vous n’aviez pas besoin d’employer la prière.
1470 Que n’ai-je point déjà tenté près de mon père?
Rien ne peut désarmer sa haine et sa rigueur.
Je ne vous dirai point quelle en est ma douleur ;
Mais Pyrrhus aujourd’hui m’a coûté plus de larmes
Que le soin de ses jours ne vous causa d’alarmes.
1475 Plût au ciel que celui de nous unir tous deux
Put rendre à vos souhaits ce prince malheureux,
Et que de notre hymen les funestes auspices
Ne fussent point suivis des plus noirs sacrifices !
Adieu. Puisse le ciel, attendri par mes pleurs,
1480 Les faire avec succès parler dans tous les coeurs !
Vous ne connaissez pas le plus inexorable :
Mais si je n’obtiens point un aveu favorable,
Seigneur, au même instant fuyez avec Pyrrhus,
Et me laissez le soin du destin d’Illyrus.
1485 Emparez-vous surtout d’un guerrier invincible
Dont rien ne peut dompter le courage inflexible...
Que dis-je ? Où mon amour se va-t-il égarer ?
GLAUCIAS.
Ô ciel ! À quels malheurs faut-il me préparer ?
Dans l’état où m’a mis la fortune cruelle,
1490 En ai-je à redouter quelque atteinte nouvelle ?
Ah ! Madame, daignez ne me le point cacher,
Si d’un infortuné le sort peut vous toucher.
Vous avez vu mon fils ; je sais qu’il vous adore,
Et j’ai cru près de vous le retrouver encore.
1495 Je venais m’emparer d’un ingrat qui me fuit,
Et que partout en vain ma tendresse poursuit.
Ma vie à ce cruel devait être assez chère
Pour ne point l’arracher à son malheureux père ;
Mais je vois qu’Hélénus ne s’éloigne de moi
1500 Que pour mieux me manquer de parole et de foi.
Il a par ses serments surpris ma vigilance,
Dissipé mes soupçons, et trompé la prudence
D’un père en sa faveur toujours trop prévenu.
Apprenez-moi du moins ce qu’il est devenu.
1505 Veut-il nous perdre tous, ou se perdre lui-même?
Grands dieux ! Faudra-t-il voir périr tout ce que j’aime ?
Madame, ayez pitié de l’état où je suis.
ÉRICIE.
Ah ! Que demandez-vous ? Et qu’est-ce que je puis ?
N’ajoutez rien vous-même au trouble qui m’agite.
1510 Les moments nous sont chers, souffrez que je vous quitte
Seigneur, il n’est pas temps d’interroger mes pleurs,
Lorsqu’il faut prévenir le plus grand des malheurs.