SCÈNE I. Rhadamisthe, Hiéron. §
HIÉRON.
Est-ce vous que je vois ? En croirai-je mes yeux ?
Rhadamisthe vivant ! Rhadamisthe en ces lieux !
355 Se peut-il que le ciel vous redonne à nos larmes,
Et rende à mes souhaits un jour si plein de charmes ?
Est-ce bien vous, Seigneur, et par quel heureux sort
Démentez-vous ici le bruit de votre mort ?
RHADAMISTHE.
Hiéron, plût aux dieux que la main ennemie
360 Qui me ravit le sceptre eût terminé ma vie !
Mais le ciel m’a laissé, pour prix de ma fureur,
Des jours qu’il a tissus de tristesse et d’horreur.
Loin de faire éclater ton zèle ni ta joie
Pour un roi malheureux que le sort te renvoie,
365 Ne me regarde plus que comme un furieux,
Trop digne du courroux des hommes et des dieux ;
Qu’a proscrit dès longtemps la vengeance céleste,
De crimes, de remords assemblage funeste ;
Indigne de la vie et de ton amitié ;
370 Objet digne d’horreur, mais digne de pitié ;
Traître envers la nature, envers l’amour perfide,
Usurpateur, ingrat, parjure, parricide.
Sans les remords affreux qui déchirent mon coeur,
Hiéron, j’oublierais qu’il est un ciel vengeur.
HIÉRON.
375 J’aime à voir ces regrets que la vertu fait naître :
Mais le devoir, Seigneur, est-il toujours le maître ?
Mithridate lui-même, en vous manquant de foi,
Semblait de vous venger vous imposer la loi.
RHADAMISTHE.
Ah ! Loin qu’en mes forfaits ton amitié me flatte,
380 Peins-moi toute l’horreur du sort de Mithridate :
Rappelle-toi ce jour et ces serments affreux
Que je souillai du sang de tant de malheureux :
S’il te souvient encor du nombre des victimes,
Compte, si tu le peux, mes remords par mes crimes.
385 Je veux que Mithridate, en trahissant mes feux,
Fût digne même encor d’un sort plus rigoureux ;
Que je dusse son sang à ma flamme trahie :
Mais à ce même amour qu’avait fait Zénobie ?
Tu frémis, je le vois : ta main, ta propre main
390 Plongerait un poignard dans mon perfide sein,
Si tu pouvais savoir jusqu’où ma barbarie
De ma jalouse rage a porté la furie.
Apprends tous mes forfaits, ou plutôt mes malheurs :
Mais, sans les retracer, juges-en par mes pleurs.
HIÉRON.
395 Aussi touché que vous du sort qui vous accable,
Je n’examine point si vous êtes coupable.
On est peu criminel avec tant de remords ;
Et je plains seulement vos douloureux transports.
Calmez ce désespoir où votre âme se livre,
400 Et m’apprenez...
RHADAMISTHE.
Et m’apprenez... Comment oserai-je poursuivre ?
Comment de mes fureurs oser t’entretenir,
Quand tout mon sang se glace à ce seul souvenir ?
Sans que mon désespoir ici le renouvelle,
Tu sais tout ce qu’a fait cette main criminelle :
405 Tu vis comme aux autels un peuple mutiné
Me ravit le bonheur qui m’était destiné ;
Et, malgré les périls qui menaçaient ma vie,
Tu sais comme à leurs yeux j’enlevai Zénobie.
Inutiles efforts ! Je fuyais vainement.
410 Peins-toi mon désespoir dans ce fatal moment.
Je voulus m’immoler ; mais Zénobie en larmes,
Arrosant de ses pleurs mes parricides armes,
Vingt fois pour me fléchir embrassant mes genoux,
Me dit ce que l’amour inspire de plus doux.
415 Hiéron, quel objet pour mon âme éperdue !
Jamais rien de si beau ne s’offrit à ma vue.
Tant d’attraits cependant, loin d’attendrir mon coeur,
Ne firent qu’augmenter ma jalouse fureur.
Quoi ! Dis-je en frémissant, la mort que je m’apprête
420 Va donc à Tiridate assurer sa conquête !
Les pleurs de Zénobie irritant ce transport,
Pour prix de tant d’amour je lui donnai la mort ;
Et, n’écoutant plus rien que ma fureur extrême,
Dans l’Araxe aussitôt je la traînai moi-même.
425 Ce fut là que ma main lui choisit un tombeau,
Et que de notre hymen j’éteignis le flambeau.
HIÉRON.
Quel sort pour une reine à vos jours si sensible !
RHADAMISTHE.
Après ce coup affreux, devenu plus terrible,
Privé de tous les miens, poursuivi, sans secours,
430 À mon seul désespoir j’abandonnai mes jours.
Je me précipitai, trop indigne de vivre,
Parmi des furieux ardents à me poursuivre,
Qu’un père, plus cruel que tous mes ennemis,
Excitait à la mort de son malheureux fils.
435 Enfin, percé de coups, j’allais perdre la vie,
Lorsqu’un gros de romains, sorti de la Syrie,
Justement indigné contre ces inhumains,
M’arracha tout sanglant de leurs barbares mains.
Arrivé, mais trop tard, vers les murs d’Artaxate,
440 Dans le juste dessein de venger Mithridate,
Ce même Corbulon armé pour m’accabler
Conserva l’ennemi qu’il venait immoler.
De mon funeste sort touché sans me connaître,
Ou de quelque valeur que j’avais fait paraître,
445 Ce romain, par des soins dignes de son grand coeur,
Me sauva malgré moi de ma propre fureur.
Sensible à sa vertu, mais sans reconnaissance,
Je lui cachai longtemps mon nom et ma naissance ;
Traînant avec horreur mon destin malheureux,
450 Toujours persécuté d’un souvenir affreux,
Et, pour comble de maux, dans le fond de mon âme
Brûlant plus que jamais d’une funeste flamme
Que l’amour outragé, dans mon barbare coeur,
Pour prix de mes forfaits rallume avec fureur,
455 Ranimant, sans espoir pour d’insensibles cendres,
De la plus vive ardeur les transports les plus tendres.
Ainsi dans les regrets, les remords et l’amour,
Craignant également et la nuit et le jour,
J’ai traîné dans l’Asie une vie importune.
460 Mais au seul Corbulon attachant ma fortune,
Avide de périls, et, par un triste sort,
Trouvant toujours la gloire où j’ai cherché la mort,
L’esprit sans souvenir de ma grandeur passée,
Lorsque dix ans semblaient l’en avoir effacée,
465 J’apprends que l’Arménie, après différents choix,
Allait bientôt passer sous d’odieuses lois ;
Que mon père, en secret méditant sa conquête,
D’un nouveau diadème allait ceindre sa tête.
Je sentis à ce bruit ma gloire et mon courroux
470 Réveiller dans mon coeur des sentiments jaloux.
Enfin à Corbulon je me fis reconnaître :
Contre un père inhumain trop irrité peut-être,
À mon tour en secret jaloux de sa grandeur,
Je me fis des romains nommer l’ambassadeur.
HIÉRON.
475 Seigneur, et sous ce nom quelle est votre espérance ?
Quel projet peut ici former votre vengeance ?
Avez-vous oublié dans quel affreux danger
Vous a précipité l’ardeur de vous venger ?
Gardez-vous d’écouter un transport téméraire.
480 Chargé de tant d’horreurs, que prétendez-vous faire ?
RHADAMISTHE.
Et que sais-je, Hiéron ? Furieux, incertain,
Criminel sans penchant, vertueux sans dessein,
Jouet infortuné de ma douleur extrême,
Dans l’état où je suis, me connais-je moi-même ?
485 Mon coeur, de soins divers sans cesse combattu,
Ennemi du forfait sans aimer la vertu,
D’un amour malheureux déplorable victime,
S’abandonne aux remords sans renoncer au crime.
Je cède au repentir, mais sans en profiter ;
490 Et je ne me connais que pour me détester.
Dans ce cruel séjour sais-je ce qui m’entraîne,
Si c’est le désespoir, ou l’amour, ou la haine ?
J’ai perdu Zénobie : après ce coup affreux,
Peux-tu me demander encor ce que je veux ?
495 Désespéré, proscrit, abhorrant la lumière,
Je voudrais me venger de la nature entière.
Je ne sais quel poison se répand dans mon coeur ;
Mais, jusqu’à mes remords, tout y devient fureur.
Je viens ici chercher l’auteur de ma misère,
500 Et la nature en vain me dit que c’est mon père.
Mais c’est peut-être ici que le ciel irrité
Veut se justifier de trop d’impunité :
C’est ici que m’attend le trait inévitable
Suspendu trop longtemps sur ma tête coupable.
505 Et plût aux dieux cruels que ce trait suspendu
Ne fût pas en effet plus longtemps attendu !
HIÉRON.
Fuyez, Seigneur, fuyez de ce séjour funeste,
Loin d’attirer sur vous la colère céleste.
Que la nature au moins calme votre courroux :
510 Songez que dans ces lieux tout est sacré pour vous ;
Que s’il faut vous venger, c’est loin de l’Ibérie.
Reprenez avec moi le chemin d’Arménie.
RHADAMISTHE.
Non, non, il n’est plus temps ; il faut remplir mon sort,
Me venger, servir Rome, ou courir à la mort.
515 Dans ses desseins toujours à mon père contraire,
Rome de tous ses droits m’a fait dépositaire ;
Sûre, pour rétablir son pouvoir et le mien,
Contre un roi qu’elle craint, que je n’oublierai rien,
Rome veut éviter une guerre douteuse,
520 Pour elle contre lui plus d’une fois honteuse ;
Conserver l’Arménie, ou, par des soins jaloux,
En faire un vrai flambeau de discorde entre nous.
Par un don de César je suis roi d’Arménie,
Parce qu’il croit par moi détruire l’Ibérie.
525 Les fureurs de mon père ont assez éclaté
Pour que Rome entre nous ne craigne aucun traité.
Tels sont les hauts projets dont sa grandeur se pique.
Des romains si vantés telle est la politique :
C’est ainsi qu’en perdant le père par le fils
530 Rome devient fatale à tous ses ennemis.
Ainsi, pour affermir une injuste puissance,
Elle ose confier ses droits à ma vengeance,
Et, sous un nom sacré, m’envoyer en ces lieux,
Moins comme ambassadeur, que comme un furieux
535 Qui, sacrifiant tout au transport qui le guide,
Peut porter sa fureur jusques au parricide.
J’entrevois ses desseins ; mais mon coeur irrité
Se livre au désespoir dont il est agité.
C’est ainsi qu’ennemi de Rome et des ibères,
540 Je revois aujourd’hui le palais de mes pères.
HIÉRON.
Député comme vous, mais par un autre choix,
L’Arménie à mes soins a confié ses droits :
Je venais de sa part offrir à votre frère
Un trône où malgré nous veut monter votre père ;
545 Et je viens annoncer à ce superbe roi
Qu’en vain à l’Arménie il veut donner la loi.
Mais ne craignez-vous pas que malgré votre absence...
RHADAMISTHE.
Le roi ne m’a point vu dès ma plus tendre enfance ;
Et la nature en lui ne parle point assez
550 Pour rappeler des traits dès longtemps effacés.
Je n’ai craint que tes yeux ; et sans mes soins peut-être,
Malgré ton amitié, tu m’allais méconnaître.
Le roi vient. Que mon coeur à ce fatal abord,
A de peine à dompter un funeste transport !
555 Surmontons cependant toute sa violence,
Et d’un ambassadeur employons la prudence.
SCÈNE II. Pharasmane, Rhadamisthe, Hiéron, Mitrane, Hydaspe, Gardes. §
RHADAMISTHE.
Un peuple triomphant, maître de tant de rois,
Qui vers vous en ces lieux daigne emprunter ma voix,
De vos desseins secrets instruit comme vous-même,
560 Vous annonce aujourd’hui sa volonté suprême.
Ce n’est pas que Néron, de sa grandeur jaloux,
Ne sache ce qu’il doit à des rois tels que vous :
Rome n’ignore pas à quel point la victoire
Parmi les noms fameux élève votre gloire :
565 Ce peuple enfin si fier, et tant de fois vainqueur,
N’en admire pas moins votre haute valeur.
Mais vous savez aussi jusqu’où va sa puissance :
Ainsi gardez-vous bien d’exciter sa vengeance.
Alliée, ou plutôt sujette des romains,
570 De leur choix l’Arménie attend ses souverains.
Vous le savez, Seigneur ; et du pied du Caucase
Vos soldats cependant s’avancent vers le Phase ;
Le Cyrus, sur ses bords chargés de combattants
Fait voir de toutes parts vos étendards flottants.
575 Rome, de tant d’apprêts qui s’indigne et se lasse,
N’a point accoutumé les rois à tant d’audace.
Quoique Rome, peut-être au mépris de ses droits,
N’ait point interrompu le cours de vos exploits,
Qu’elle ait abandonné Tigrane et la Médie,
580 Elle ne prétend point vous céder l’Arménie.
Je vous déclare donc que César ne veut pas
Que vers l’Araxe enfin vous adressiez vos pas.
PHARASMANE.
Quoique d’un vain discours je brave la menace,
Je l’avouerai, je suis surpris de votre audace.
585 De quel front osez-vous, soldat de Corbulon,
M’apporter dans ma cour les ordres de Néron ?
Et depuis quand croit-il qu’au mépris de ma gloire,
À ne plus craindre Rome instruit par la victoire,
Oubliant désormais la suprême grandeur,
590 J’aurai plus de respect pour son ambassadeur ;
Moi qui, formant au joug des peuples invincibles,
Ai tant de fois bravé ces romains si terribles ;
Qui fais trembler encor ces fameux souverains,
Ces parthes aujourd’hui la terreur des romains ?
595 Ce peuple triomphant n’a point vu mes images
À la suite d’un char en butte à ses outrages.
La honte que sur lui répandent mes exploits
D’un airain orgueilleux a bien vengé les rois.
Mais quel soin vous conduit en ce pays barbare ?
600 Est-ce la guerre enfin que Néron me déclare ?
Qu’il ne s’y trompe pas : la pompe de ces lieux,
Vous le voyez assez, n’éblouit point les yeux :
Jusques aux courtisans qui me rendent hommage,
Mon palais, tout ici n’a qu’un faste sauvage :
605 La nature, marâtre en ces affreux climats,
Ne produit, au lieu d’or, que du fer, des soldats :
Son sein tout hérissé n’offre aux désirs de l’homme
Rien qui puisse tenter l’avarice de Rome.
Mais pour trancher ici d’inutiles discours,
610 Rome de mes projets veut traverser le cours :
Et pourquoi, s’il est vrai qu’elle en soit informée,
N’a-t-elle pas encore assemblé son armée ?
Que font vos légions ? Ces superbes vainqueurs
Ne combattent-ils plus que par ambassadeurs ?
615 C’est la flamme à la main qu’il faut dans l’Ibérie
Me distraire du soin d’entrer dans l’Arménie,
Non par de vains discours indignes des romains,
Quand je vais par le fer m’en ouvrir les chemins,
Et peut-être bien plus, dédaignant Artaxate,
620 Défier Corbulon jusqu’aux bords de l’Euphrate.
HIÉRON.
Quand même les romains, attentifs à nos lois,
S’en remettraient à nous pour le choix de nos rois,
Seigneur, n’espérez pas, au gré de votre envie,
Faire en votre faveur expliquer l’Arménie.
625 Les parthes envieux, et les romains jaloux,
De toutes parts bientôt armeraient contre nous,
L’Arménie occupée à pleurer sa misère,
Ne demande qu’un roi qui lui serve de père :
Nos peuples désolés n’ont besoin que de paix ;
630 Et sous vos loi, Seigneur, nous ne l’aurions jamais.
Vous avez des vertus qu’Artaxate respecte :
Mais votre ambition n’en est pas moins suspecte ;
Et nous ne soupirons qu’après des souverains
Indifférents au parthe, et soumis aux romains.
635 Sous votre empire enfin prétendre nous réduire,
C’est moins nous conquérir que vouloir nous détruire.
PHARASMANE.
Dans ce discours rempli de prétextes si vains,
Dicté par la raison moins que par les romains,
Je n’entrevois que trop l’intérêt qui vous guide.
640 Eh bien ! Puisqu’on le veut, que la guerre en décide.
Vous apprendrez bientôt qui de Rome ou de moi
Dut prétendre, Seigneur, à vous donner la loi,
Et, malgré vos frayeurs et vos fausses maximes,
Si quelque autre eut sur vous des droits plus légitimes.
645 Et qui doit succéder à mon frère, à mon fils ?
À qui des droits plus saints ont-ils été transmis ?
RHADAMISTHE.
Qui ? Vous, Seigneur, qui seul causâtes leur ruine !
Ah ! Doit-on hériter de ceux qu’on assassine ?
PHARASMANE.
Qu’entends-je ? Dans ma cour on ose m’insulter !
650 Holà, gardes...
HIÉRON, à Pharasmane.
Holà, gardes... Seigneur, qu’osez-vous attenter ?
PHARASMANE, à Rhadamisthe.
Rendez grâces au nom dont Néron vous honore :
Sans ce nom si sacré, que je respecte encore,
En dussé-je périr, l’affront le plus sanglant
Me vengerait bientôt d’un ministre insolent.
655 Malgré la dignité de votre caractère,
Croyez-moi cependant, évitez ma colère.
Retournez dès ce jour apprendre à Corbulon
Comme on reçoit ici les ordres de Néron.