SCÈNE V. Darius, Amestris. §
DARIUS.
1245 Je vous revois enfin, mon aimable princesse ;
À votre aspect charmant toute ma crainte cesse.
Je me plaignais de vous ; et mon coeur éperdu,
Impatient, troublé d’avoir tant attendu,
Vous accusait déjà...
AMESTRIS.
Vous accusait déjà... Si je m’en étais crue,
1250 Vous ne jouiriez pas de ma funeste vue.
Quel affreux confident vous êtes-vous choisi ?
Avec un tel secours, que cherchez-vous ici ?
À quoi destinez-vous des mains si criminelles ?
De tant d’amis, pour vous autrefois si fidèles,
1255 Ne vous reste-t-il plus que le seul Artaban,
Ce ministre odieux des fureurs d’un tyran,
De tous vos ennemis le plus cruel peut-être,
Caché sous des écueils familiers à ce traître ?
Contre de vains détours, ce grand coeur affermi,
1260 Qui sait avec tant d’art surprendre un ennemi,
Avec tant de valeur, si plein de prévoyance,
À des amis de cour se livre sans prudence ?
Je frémis chaque instant, chaque pas que je fais ;
Jusqu’au silence affreux qui règne en ce palais,
1265 Tout me remplit d’effroi ; mille tristes présages
Semblent m’offrir la mort sous d’horribles images ;
Vous ne la voyez pas, Seigneur, votre grand coeur
S’est fait un soin cruel d’en mépriser l’horreur ;
Mais moi, de vos mépris instruite par les larmes
1270 Qu’arrachent de mon coeur mes secrètes alarmes,
Je crois déjà vous voir, le couteau dans le flanc,
Expirer à mes pieds, noyé dans votre sang.
Fuyez, épargnez-moi le terrible spectacle
De vous voir dans mes bras égorger sans obstacle ;
1275 Fuyez ; ne souillez point d’un plus long attentat
Ces lieux où vous devez n’entrer qu’avec éclat.
Je vous dirai bien plus : quoique je la respecte,
Votre vertu commence à m’être ici suspecte.
Allez m’attendre ailleurs ; laissez à mon amour
1280 Le soin de vous rejoindre, et de fuir de la cour ;
Surtout, n’exposez plus une si chère vie.
DARIUS.
Ma princesse, hé comment voulez-vous que je fuie ?
De ce palais sacré j’ignore les détours ;
Et quand je les saurais, quel odieux recours !
1285 Dût le ciel irrité lancer sur moi la foudre,
À vous abandonner rien ne peut me résoudre.
C’est pour vous enlever de ces funestes lieux
Qu’à mille affreux périls je ferme ici les yeux.
Dussé-je contre moi voir s’armer ma princesse,
1290 J’attendrai qu’Artaban me tienne sa promesse ;
Après ce qu’il a fait, et ce qu’il m’a promis,
Nul soupçon de sa foi ne peut m’être permis.
AMESTRIS.
Malheureux ! À l’objet que vous voyez paraître,
Reconnaissez les soins que vous gardait le traître.
SCÈNE VI. Darius, Artaxerce, Amestris. §
ARTAXERCE.
1295 Sur des avis secrets, peu suspects à ma foi,
En vain je m’attendais à voir ce que je vois.
Au milieu de la nuit, une telle entrevue,
En des lieux si sacrés, était si peu prévue,
Que malgré le courroux dont mon coeur est saisi,
1300 J’ai peine à croire encor ce que je vois ici.
Depuis quand aux humains ces lieux inaccessibles,
Prêtent-ils aux amants des retraites paisibles ?
Ignore-t-on encor que ce lieu redouté
Est le séjour du trône et de la majesté ?
1305 C’est pousser un peu loin l’audace et l’imprudence,
Que d’oser de vos feux lui faire confidence.
Qui jamais eût pensé qu’un prince vertueux
Devenu moins soumis, et moins respectueux,
N’écoutant désormais qu’un désespoir injuste,
1310 Eût osé violer une retraite auguste,
Braver son père, avoir un odieux recours
À ceux qu’il a chargés de veiller sur ses jours ?
Avec un tel appui que prétendez-vous faire ?
Qui vous fait en ces lieux mettre un pied téméraire ?
DARIUS.
1315 Cesse de t’informer où tendent mes projets,
Et ne pénètre point jusque dans mes secrets :
Crois-moi, loin d’abuser d’une injuste puissance,
Ingrat, ressouviens-toi des droits de ma naissance,
Qu’à moi seul appartient celui de commander.
ARTAXERCE.
1320 Je crains bien qu’en effet l’espoir d’y succéder,
Déguisant dans ton coeur la fureur qui te guide,
Ici, moins qu’un amant, n’ait conduit un perfide.
Si tu n’avais cherché qu’à revoir Amestris,
Ce n’est pas dans ces lieux que je t’aurais surpris ;
1325 L’amour ne cherche pas un si terrible asile ;
D’ailleurs, à ce mystère Artaban inutile,
N’eût pas été choisi pour servir tes amours ;
On a bien d’autres soins avec un tel secours.
D’où vient que ce palais devenu solitaire,
1330 Se trouve dépouillé de sa garde ordinaire ?
Je n’entrevois ici que projets pleins d’horreur.
DARIUS.
Ah ! c’est trop m’outrager, il faut qu’à ma fureur...
AMESTRIS.
Arrêtez, gardez-vous d’oser rien entreprendre ;
Je ne sais quelle voix vient de se faire entendre,
1335 Mais d’effroyables cris sont venus jusqu’à moi,
Tout mon sang dans mon coeur s’en est glacé d’effroi.
ARTAXERCE.
Tremble ; c’est à ce bruit qui t’annonce mon père,
Qu’il faut... Va, malheureux, évite sa colère.
Que vois-je ? Quel objet se présente à mes yeux ?
1340 Artaban, est-ce vous ?
SCÈNE VII. Artaxerce, DArius, Amestris, Artaban. §
ARTABAN.
Artaban, est-ce vous ? Ô dieux ! Injustes dieux !
ARTAXERCE.
Quel horrible transport ! Expliquez-vous, de grâce.
Dans ces augustes lieux qu’est-ce donc qui se passe ?
ARTABAN.
Grands dieux, qui connaissez les forfaits des humains,
À quoi sert désormais la foudre dans vos mains ?
1345 Souverain protecteur de ce superbe empire,
Âme de l’univers, par qui seul tout respire,
Ne dissipe jamais les ombres de la nuit,
Si tu ne veux souiller la clarté qui te suit !
Dès que de tels forfaits les mortels sont capables,
1350 Ils ne méritent plus tes regards favorables.
ARTAXERCE.
D’où naît ce désespoir ? Quel étrange malheur !...
ARTABAN.
Ah ! Seigneur, est-ce vous ? Ô, comble de douleur !
Hélas ! Mon roi n’est plus.
ARTAXERCE.
Hélas ! Mon roi n’est plus. Il n’est plus ?...
DARIUS.
Hélas ! Mon roi n’est plus. Il n’est plus ?... Ô, mon père !
AMESTRIS.
Qu’un trépas si soudain m’annonce un noir mystère !
ARTABAN.
1355 Seigneur, Xercès est mort ; une barbare main
De trois coups de poignard vient de percer son sein.
ARTAXERCE.
Ah ! Qu’est-ce que j’entends, Darius ?
DARIUS.
Ah ! Qu’est-ce que j’entends, Darius ? Artaxerce ?
ARTABAN.
Grands dieux, réserviez-vous ce forfait à la Perse ?
DARIUS.
Laissez de ces transports le vain emportement,
1360 Ou donnez-leur du moins plus d’éclaircissement.
Est-ce ainsi que chargé d’une tête si chère,
Artaban veille ici sur les jours de mon père ?
De ce dépôt sacré qu’avez-vous fait ? Parlez.
ARTABAN.
Moi, ce que j’en ai fait ? Quelle audace ! Tremblez.
DARIUS.
1365 Parlez, expliquez-vous.
ARTABAN.
Parlez, expliquez-vous. Non, la même innocence
N’aurait pas un maintien plus rempli d’assurance.
Il faut avoir un coeur au crime bien formé,
Pour m’entendre sans trouble, et sans être alarmé.
DARIUS.
Je ne puis plus souffrir cette insolence extrême.
1370 À qui s’adresse donc ce discours ?
ARTABAN.
À qui s’adresse donc ce discours ? À vous-même.
DARIUS.
À moi, perfide ? À moi ?
ARTABAN.
À moi, perfide ? À moi ? Barbare, à qui de nous,
Puisque ce coup affreux n’est parti que de vous ?
DARIUS.
Ah, monstre, imposteur !
ARTABAN.
Ah, monstre, imposteur ! Frappe, immole encor ton frère ;
Joins notre sang au sang de ton malheureux père.
DARIUS.
1375 Quoi, prince, vous souffrez qu’il ose m’accuser ?
ARTAXERCE.
Darius, c’est à toi de m’en désabuser.
DARIUS.
Quoi ! D’un esclave indigne appuyant l’imposture,
Vous-même à votre sang vous feriez cette injure ?
J’avais cru que ce coeur qu’Artaxerce connaît...
ARTABAN.
1380 Traître, on n’est pas toujours tout ce que l’on paraît.
Mais d’un crime si noir il est plus d’un complice,
Le cruel n’a pas seul mérité le supplice.
Seigneur, apprenez tout : c’est moi qui cette nuit
L’ai, dans ces lieux sacrés, en secret introduit ;
1385 Comme il ne demandait qu’à revoir la princesse,
Touché de ses malheurs, j’ai cru qu’à sa tendresse
Je pouvais accorder ce généreux secours ;
Mais tandis qu’à servir ses funestes amours,
Loin de ces tristes lieux m’occupait le perfide,
1390 Sa main les a souillés du plus noir parricide.
De mes soins pour l’ingrat j’allais voir le succès,
Quand passant près des lieux retraite de Xercès,
Dont une lueur faible éclairait les ténèbres,
Votre nom, prononcé parmi des cris funèbres,
1395 M’a rempli tout à coup, et d’horreur, et d’effroi.
J’entre ; jugez, Seigneur, quel spectacle pour moi,
Quand ce prince, autrefois si grand, si redoutable,
Des pères malheureux exemple déplorable,
S’est offert à mes yeux sur son lit étendu,
1400 Tout baigné dans son sang lâchement répandu ;
Qui de ce même sang, mais d’une main tremblante
Nous traçait de sa mort une histoire sanglante,
Puisant dans les ruisseaux qui coulaient de son flanc,
Le sang accusateur des crimes de son sang ?
1405 Monument effroyable à la race future !
Caractères affreux dont frémit la nature !
Ce prince, à mon aspect, rappelant ses esprits,
S’est fait voir dans l’état où ce traître l’a mis.
Tu frémis, m’a-t-il dit, à cet objet funeste ;
1410 Tu frémiras bien plus quand tu sauras le reste,
Quelle barbare main a commis tant d’horreurs.
Cher Artaban, approche, et lis par qui je meurs :
Le fils cruel que j’ai dépouillé de l’empire,
Dans le sein paternel... À ces mots il expire !
1415 Traître, d’aucun remords si ton coeur n’est pressé,
Viens voir ces traits de sang où ton crime est tracé.
DARIUS.
Où tend de ce trépas la funeste peinture ?
Crois-tu par ce récit prouver ton imposture ?
Ne crois pas ébranler un coeur comme le mien,
1420 Je confondrai bientôt l’artifice du tien.
Dis-moi, traître, dis-moi, puisque mon innocence
Est contre un tel témoin, réduite à la défense,
Qui peut m’avoir conduit jusqu’à ce lit sacré,
Du reste des mortels, hors toi seul, ignoré,
1425 Dont n’aurait pu m’instruire une faible lumière ?
ARTABAN.
Que sais-je ? Le destin ennemi de ton père.
AMESTRIS.
Ah ! Seigneur, c’en est trop ; et mon coeur irrité
Ne peut, sans murmurer de cette indignité,
Voir le vôtre souffrir qu’avec tant d’insolence
1430 Un traître ose, à mes yeux, opprimer l’innocence ;
Que la main teinte encor du sang qu’il fit couler,
De sa fausse douleur prêt à vous aveugler,
Il ose de son crime accabler votre frère,
Sans exciter en vous une juste colère.
1435 Il ne vous reste plus, crédule et soupçonneux,
Que de nous partager un crime si honteux.
DARIUS.
Ah ! Madame, souffrez que ma seule innocence
Se charge contre lui du soin de ma défense.
Pour convaincre de crime un prince tel que moi,
1440 Malheureux, il faut bien d’autres témoins que toi ;
Tu n’es que trop connu.
ARTABAN.
Tu n’es que trop connu. J’ai voulu voir, barbare,
Jusqu’où pourrait aller une audace si rare ;
Mais sous tes propres coups il te faut accabler.
Regarde, si tu peux, ce témoin sans trembler.
Il lui montre son poignard.
DARIUS.
1445 Grands dieux !
ARTABAN.
Grands dieux ! Voyez, Seigneur, voyez ce fer perfide,
Que du sang de son père a teint le parricide,
Encor tout dégouttant de ce sang précieux,
Dont l’aspect fait frémir la nature et les dieux.
Roi des rois, c’est à toi que ma douleur l’adresse,
1450 Armes-en désormais une main vengeresse ;
Efface, en le plongeant dans son perfide sein,
Ce qui reste dessus du crime de sa main.
DARIUS.
Je demeure interdit. Dieux puissants ! Quoi ! La foudre
Ne sort pas de vos mains pour le réduire en poudre ?
1455 Ah ! Traître, oses-tu bien employer contre moi
Ce fer que l’amour seul a commis à ta foi ?
Barbare, c’était donc à ce funeste usage
Que ta main réservait un si précieux gage ?
Prince, je n’ai besoin, pour me justifier,
1460 Que de ce même fer qu’il s’est fait confier.
Il a feint qu’Amestris...
ARTAXERCE.
Il a feint qu’Amestris... Ah ! misérable frère,
Malheureux assassin de ton malheureux père,
Que peux-tu m’opposer qui puisse dans mon coeur
Balancer ce témoin de ta noire fureur ?
1465 Juste ciel ! Se peut-il que de tels sacrifices
De mon règne naissant consacrent les prémices ?
DARIUS.
C’en est fait, je succombe, et mon coeur abattu,
Contre tant de malheurs, se trouve sans vertu.
AMESTRIS.
Défends-toi, Darius, que ton coeur se rassure :
1470 L’innocence a toujours confondu l’imposture ;
C’est un droit qu’en naissant elle a reçu des dieux
Qui partagent l’affront qu’on te fait en ces lieux.
DARIUS.
Je n’en ai que trop dit, et la fière innocence
Souffre malaisément une longue défense.
1475 Quoi ! Vous voulez, Madame, encor m’humilier
Au point de me forcer à me justifier ?
De quel droit mon sujet, paré d’un plus haut titre,
Du destin de son roi deviendra-t-il l’arbitre ?
Né le premier d’un sang souverain en ces lieux,
1480 Je ne connais ici de juges que les dieux.
ARTAXERCE.
Ne crains point qu’abusant du pouvoir arbitraire,
Ton frère de ton sort décide en téméraire ;
Du sang de tes pareils on ne doit disposer,
Qu’au poids de la justice on ne l’ait su peser.
1485 Tout parle contre toi, mais telle est la victime,
Qu’il faut, aux yeux de tous, la convaincre de crime ;
Pour en décider seul, mon coeur est trop troublé.
Allez ; que par vos soins le Conseil rassemblé,
Se joigne en ce moment aux Mages de la Perse ;
1490 C’est sur leur voixf que doit prononcer Artaxerce ;
Consultons sur ce point les hommes et les dieux ;
Vous, observez le prince, et gardez-le en ces lieux.
Adieu. Puisse le ciel s’armer pour l’innocence,
Ou de ton crime affreux m’épargner la vengeance !