LA NUIT ET LE MOMENT
OU LES MATINES DE CYTHÈRE
DIALOGUE

M. DCC LV.

P. J. Crébillon, fils

À LONDRES.

ACTEURS §

  • CIDALISE.
  • CLITANDRE.
  • JUSTINE.
La scène est à la campagne, dans la maison de Cidalise.

DIALOGUE. §

Cidalise, Clitandre. §

CIDALISE, voyant entrer Clitandre en robe de chambre.

Ah, bon dieu ! Clitandre, quoi ! C’est vous ?

CLITANDRE.

Votre surprise, Madame, a de quoi m’étonner ; je vous croyais accoutumée à me voir vous faire ma cour, et je ne comprends pas ce que vous trouvez de si extraordinaire dans la visite que je vous fais.

CIDALISE.

C’est que je croyais avoir quelque raison de penser que si vous vouliez bien veiller aujourd’hui avec quelqu’un, ce ne serait pas avec moi, et que, dans les idées que j’avais, votre présence m’a étonnée.

CLITANDRE.

Cérémonie à part, ne produit-elle sur vous que cet effet ? Ne vous embarrassé-je pas plus encore que je ne vous surprends ? C’est qu’à la rigueur, cela serait possible au moins.

CIDALISE.

Cette idée vous est nouvelle. Me permettriez-vous de vous demander ce qui vous la fait naître ?

CLITANDRE.

Mon intention n’est point de vous en faire un mystère : mais voudrez-vous bien me dire aussi pourquoi vous avez été si étonnée de me voir chez vous ce soir, lorsque tant d’autres fois cela vous a paru si simple ?

CIDALISE.

Il me le paraissait alors que vous me donnassiez vos moments perdus ; mais je ne vous crois pas aujourd’hui aussi désoeuvré que je vous ai vu l’être quelquefois.

CLITANDRE.

J’avais sur vous la même idée ; et c’est ce qui fait précisément que je ne suis pas sans quelque sorte d’inquiétude que vous ne trouviez ma visite un peu déplacée.

CIDALISE.

Un peu déplacée ! J’admire tout à la fois le ménagement de vos termes, et passez-moi celui-ci, l’extravagance de vos idées. Voudrez-vous bien, au reste, me faire la grâce de me dire pourquoi vous croyez m’incommoder tant aujourd’hui ?

CLITANDRE.

Oui, pourvu qu’à votre tour vous vouliez bien m’apprendre pourquoi ma présence ici vous cause tant d’étonnement.

CIDALISE.

Vous serez bientôt satisfait.

Elle passe dans sa garde-robe, revient, change de chemise : on la déchausse.

CLITANDRE.

Ah dieu ! Quelle jambe !

CIDALISE.

Oh ! Finissez, monsieur, vos éloges ne me font point oublier votre témérité.

CLITANDRE.

Je ne sais pas si c’est la première fois que je la loue ; mais ce qu’il y a de sûr, c’est que ce n’est pas la première que je l’admire.

CIDALISE.

Allez-vous mettre là-bas, ou sortez.

CLITANDRE.

Vous me traitez singulièrement, madame ; mais j’obéis.

Elle se couche, dit à une de ses femmes de rester : Clitandre s’assied sur un fauteuil auprès du lit.

CIDALISE.

Quoi ! Réellement, Clitandre, vous n’avez de rendez-vous avec personne ?

CLITANDRE.

Quoi ! Dans le vrai, je ne vous empêche pas de voir Éraste ?

CIDALISE.

Éraste ! Mais en vérité, vous n’y pensez pas, mon pauvre comte.

CLITANDRE.

Et je vous jure, belle marquise, que je ne pense pas plus à aucune des femmes qui sont chez vous, que vous ne songez à lui.

CIDALISE.

Quoi ! Pas même à Araminte ?

CLITANDRE.

Araminte ! Ah, parbleu ! La plaisanterie est délicieuse ! Est-ce parce que vous avez eu la méchanceté de la prier de venir ici, que vous croyez qu’il faut que je l’y amuse ?

CIDALISE.

Certes, le tour est fin ! C’est-à-dire que vous voudriez me faire croire que vous ne savez pas pourquoi elle est ici ?

CLITANDRE.

Oh ! Pardonnez-moi : pour les espérances qu’elle y a, je les devine ; et vous le voyez bien au chagrin que j’ai de ce qu’elle y est. Je ne vous comprends pas ! Il faut assurément bien craindre de manquer de monde, pour se charger d’une pareille espèce .

CIDALISE.

En vérité, Clitandre, voilà une discrétion bien inutile, ou un persiflage bien ridicule ! Vous verrez aussi que c’est moi qui vous ai joué le mauvais tour de prier Célimène, et que c’est encore ma faute si Bélise, Luscinde et Julie se trouvent chez moi en même temps.

CLITANDRE.

Oh ! Pour celles-là, il ne se peut pas qu’ayant chez vous Cléon, Oronte et Valère, vous pensiez qu’elles y sont pour moi.

CIDALISE.

Mais je ne jurerais pas que vous fussiez dans l’honneur qu’elles me font, pour aussi peu que vous le prétendez.

CLITANDRE.

Quelle folie ! Il y a plus de huit jours que je suis ici ; ils y sont eux d’avant-hier ; elles y sont d’aujourd’hui, et il me paraît à cet arrangement que vous ne pouvez pas plus les accuser d’être venues pour moi, que vous flatter de ne les y voir que pour vous.

CIDALISE.

Vous ne me croyez pas non plus assez imbécile pour m’en flatter.

CLITANDRE.

Vous auriez tort au reste de vous plaindre de Valère, d’Éraste et de Cléon. Ils sont arrivés deux jours avant les femmes qu’ils y attendaient : ils sont dans les grandes règles ; et je parierais qu’ils n’en font pas autant pour tout le monde.

CIDALISE.

Je sens toute la politesse de leur procédé ; mais Clitandre, il est donc bien vrai que ce n’est pas vous qu’elles cherchent ici ?

CLITANDRE.

Vous savez ce qu’elles font.

CIDALISE.

En sais-je plus ce qu’elles voudraient faire ?

CLITANDRE.

Ah, madame ! Ce n’est pas, permettez moi de vous le dire, sur des femmes, qui pensent aussi-bien que celles-là, qu’on peut avoir de pareilles idées.

CIDALISE.

En vérité, Clitandre, vous devenez bien ridicule ! Je ne vous presserai pas là-dessus, puisque j’ai lieu de croire que vous ne voulez pas l’être ; mais je ne pardonnerai jamais à Éraste d’être venu me gâter un souper qui devait être si délicieux.

CLITANDRE.

Il ne me paraît pas extraordinaire que vous l’y ayez trouvé de trop : mais je vous avoue que je ne vois pas pourquoi, s’il n’y eût pas été, ce souper aurait été si agréable pour vous ?

CIDALISE.

Quoi ! Vous ne sentez pas ce que votre embarras, au milieu de quatre femmes que vous avez eues, et qui, sans doute, conservent encore des prétentions sur vous, aurait eu de réjouissant pour moi ?

CLITANDRE.

Il y aurait à moi de la sottise à vous soutenir que je n’ai eu aucune d’elles ; mais il y aurait assurément plus que de l’indiscrétion à dire que je les eues toutes. D’ailleurs, en supposant qu’elles m’aient toutes honoré de quelque bonté, qu’est-ce que cela importe aujourd’hui à elles, et à moi ? Comment voulez-vous qu’avec ce qu’on a à faire dans le monde, des gens, que le hasard, le caprice, des circonstances ont unis quelques moments, se souviennent de ce qui les a intéressés si peu ? Ce que je vous dis, au reste, est si vrai, que soupant il y a quelque temps avec une femme, je ne me la rappelais en aucune façon, et que je l’aurais quittée comme m’étant inconnue, si elle ne m’eût pas fait souvenir que nous nous étions autrefois fort tendrement aimés.

CIDALISE.

Je m’étonne que ce soit elle qui vous ait reconnu. L’on prétend que nous oublions beaucoup plus que les hommes ces sortes d’aventures.

CLITANDRE.

Je sais qu’on vous en accuse ; mais il m’a paru qu’à cet égard le manque de mémoire est égal dans les deux sexes.

CIDALISE.

Il est cependant plus singulier dans une femme que dans un homme.

CLITANDRE.

Je crois, tout préjugé à part, que cela doit beaucoup dépendre du plus ou du moins que vous avez à sacrifier. Si, par le plus grand hasard du monde, il se trouvait qu’une femme n’eût pas plus de sacrifices à faire que nous-mêmes, je ne vois pas à propos de quoi l’on voudrait qu’elle se rappelât de certaines choses plus que nous. Il n’est cependant pas aussi commun qu’on l’imagine peut-être, que deux personnes, qui ont vécu un peu amicalement l’une avec l’autre, quelque courte qu’ait été leur liaison, quelque peu de sentiment même qu’elles y aient mis, s’en souviennent si peu ; mais en même temps je ne crois pas qu’un oubli total de ces choses-là soit absolument sans exemple.

CIDALISE.

Pour moi, j’aime à penser que cela n’est pas possible. Vous vous souvenez de Célimène, n’est-ce pas ?

CLITANDRE.

Cela est fort différent. Notre affaire a été longue, et je l’ai trop tendrement aimée pour avoir pu l’oublier à ce point.

CIDALISE.

Si vous dites vrai, elle est bien heureuse !

CLITANDRE.

J’en doute, puisque je ne m’en souviens que pour la mépriser au-delà de tout ce que je pourrais dire.

CIDALISE.

Cruel ! J’ai pourtant à vous parler de sa part.

CLITANDRE.

De sa part ! À moi ! Après tout, rien ne m’étonne d’elle.

CIDALISE.

Elle prétend que vous lui faites les injustices du monde les plus criantes, et que vous vous obstinez à la condamner sans l’entendre.

CLITANDRE.

Vous savez mon histoire comme moi-même, madame, et puisque vous ne me trouvez aucun tort, vous voudrez bien que je m’inquiète peu de tous ceux dont elle me charge. Je ne pourrais même m’empêcher d’être surpris que sachant à quel point vous la connaissez, elle eût osé vous prier de me parler pour elle, si Éraste, qui a eu pour vous et devant moi, les plus condamnables procédés, ne m’avait pas prié aussi de vous parler pour lui.

CIDALISE.

Sérieusement, Clitandre, il vous en a parlé ?

CLITANDRE.

Oui, madame, et avec une vivacité dont vous auriez sans doute été contente, si vous en aviez été témoin.

CIDALISE.

Oh ! Très contente ! Cela n’est pas douteux ! Et selon toute apparence, il me charge de tous les torts de notre rupture ?

CLITANDRE.

Il est naturel qu’il vous en donne quelques-uns ; cependant, à ceux qu’il a lui-même, je le trouve assez modéré sur cet article ; et à votre humeur près, que vous masquez, dit-il, sous le nom de délicatesse pour pouvoir vous y livrer avec moins de scrupule, il dit que vous êtes assez bonne femme, et que vous ne manquez absolument pas de principes.

CIDALISE.

L’insolent ! Je ne dirai sûrement pas de lui la même chose : mais n’avez-vous pas été confondu de l’air léger dont il est venu s’établir ici ?

CLITANDRE.

Il est vrai que son apparition m’a un peu surpris. Ce n’est pourtant pas que j’aie cru qu’il vint ici sans être sûr que vous ne le trouveriez pas mauvais ; c’est le moindre des égards que l’on doit à une femme comme vous.

CIDALISE.

De mon aveu ! Pouvez-vous le croire ? Sept ou huit jours avant mon départ, je soupais avec lui chez la petite comtesse. Il y fut question du séjour que je comptais faire ici ; il eut l’audace de me dire qu’il viendrait m’y faire sa cour. Comme je sais qu’il a des projets sur cette pauvre petite femme, et que jusques à présent elle n’entre pas dans ses vues, je crus que pour la déterminer, il voulait lui donner de la jalousie, et qu’il me faisAit l’honneur de croire que j’ai de quoi l’alarmer ; mais j’avais reçu si froidement sa politesse, que je vous avoue que je me flattais qu’il n’oserait pas venir dans un lieu où il doit être vu avec moins de plaisir que personne, et que rien ne peut égaler la surprise que j’ai eue en l’y voyant arriver. Aussi l’ai-je traité comme vous avez fait Araminte, à qui il me semble que vous en voulez encore plus qu’à Célimene même.

CLITANDRE.

Ma foi ! En cas, comme je vous en soupçonne, que ce soit pour vous procurer quelques scènes agréables que vous avez voulu avoir cette femme, il faut convenir que vous avez bien réussi, et que le souper a été d’une gaieté merveilleuse.

CIDALISE.

Je ne crois pas de mes jours en avoir fait un plus embarrassant et plus triste. Vous, entre deux femmes de qui les prétentions vous gênaient, (car vous ne pouvez pas disconvenir qu’il n’y en eût au moins deux qui en avaient sur vous.) moi, en face d’Éraste, impatientée, plus que je ne puis l’exprimer, de ses prétentions, de ses regards et de ses propos ; non ! En vérité ! J’ai cru que j’en mourrais d’ennui et de fureur !

CLITANDRE.

On en meurt à moins tous les jours, et je n’étais pas, je vous jure, plus à mon aise que vous.

CIDALISE.

Pour votre sécheresse avec Célimene, je n’en ai pas été bien surprise ; mais à l’égard d’Araminte que vous avez...

CLITANDRE.

Moi ! J’ai Araminte ! Voilà bien la plus abominable calomnie ?

CIDALISE.

Mon dieu ! Ne vous fâchez pas tant contre moi ! Est-ce ma faute, si le public vous la donne ?

CLITANDRE.

Le public ! Le public, avec sa permission, ferait mieux de la garder, que de me la donner comme il fait. Il est encore plaisant le public !

CIDALISE.

Clitandre ! Vous n’êtes pas de bonne foi !

CLITANDRE, lui répond fort bas.

Il est sûr que si vous continuez à me parler de ce ton-là, il ne me sera pas aisé de vous entendre.

CIDALISE.

La belle fantaisie ! À propos de quoi donc cet air de mystère ?

CLITANDRE, toujours fort bas.

Eh ! Justine ?

CIDALISE.

Eh bien ! Que vous fait-elle ?

CLITANDRE.

Oh ! Rien ! C’est seulement que je n’ai pas déterminé de la mettre dans la confidence, et que je ne puis, tant qu’elle restera dans votre chambre, m’expliquer librement sur certains articles.

CIDALISE.

Je ne vois pas pourquoi vous voulez l’en bannir aujourd’hui : tous ces jours derniers elle ne vous y a point paru de trop.

CLITANDRE.

Cela se peut ; mais en le supposant comme vous, je n’avais pas les mêmes choses à vous dire. Vous en ferez ce que vous voudrez ; mais il me semble que si vous vouliez bien que nous fussions seuls, cela n’en serait que mieux.

CIDALISE.

Voilà une singulière idée ! Justine est une petite fille fort sûre.

CLITANDRE.

Je n’attaque point sa discrétion, et je ne doute point que vos secrets ne soient fort bien entre ses mains ; mais vous ne devez pas trouver extraordinaire que je ne veuille mettre les miens qu’entre les vôtres.

CIDALISE.

Elle dort, et sûrement elle ne vous entend pas.

CLITANDRE.

Elle peut le feindre, et m’entendre : enfin, madame, qu’elle soit ou non endormie, sa présence m’inquiète et me gêne. Ou permettez-moi de me taire sur ce que vous me demandez, ou consentez que nous soyons seuls.

CIDALISE.

Seuls !... Mais pourquoi ?... En vérité ! Cela est ridicule ! Non, toutes réflexions faites, je n’y consentirai jamais.

CLITANDRE.

Comme il vous plaira, au reste ; mais je vous avoue que j’ai peine à comprendre votre répugnance sur une chose si simple, qui me paraît tirer si peu à conséquence pour vous, et qui m’est à moi si nécessaire.

CIDALISE, d’un ton piqué.

Enfin, il faut donc faire ce qui vous plaît ; mais assurément vous me ménagez peu ! Justine, Justine ! Voyez comme elle ne dormait pas ! Justine ! Vous pouvez vous coucher.

JUSTINE.

À quelle heure, madame veut-elle qu’on entre demain ?

CIDALISE, embarrassée.

Mais voilà une singulière question ! À l’heure ordinaire, apparemment ?

JUSTINE.

On attendra que madame sonne.

Elle sort.

CIDALISE.

Eh bien ! Monsieur, vous venez de l’entendre ! Elle vient de me tenir un joli propos ! Voilà pourtant à quoi vous m’exposez !

CLITANDRE.

Mais, Madame, daignez donc vous mettre à ma place.

CIDALISE.

Mettez-vous vous-même à la mienne, monsieur. Croyez-vous de bonne foi qu’elle sorte de ma chambre sans la plus forte persuasion qu’elle nous y gênait beaucoup ; que nous sommes arrangés, et que ceci, qui n’est bien assurément qu’une chose de hasard à laquelle nous n’avons pensé ni vous ni moi, ne soit un rendez-vous très décidé ?

CLITANDRE.

Elle a donc l’esprit bien mal fait, votre Justine !

CIDALISE, d’un ton un peu brusque..

Elle l’a comme tous les gens de son espèce ; cela ne suffit-il pas ? Vous-même, que penseriez-vous si vous appreniez demain qu’un des hommes qui sont ici, a passé la plus grande partie de la nuit dans ma chambre ? Auriez-vous la bonté de croire qu’il ne l’aurait employée qu’à me raconter des histoires ?

CLITANDRE.

Il est certain que je vous croirais pour cela quelque raison particulière ; mais Justine, qui est votre confidente, et qui sait qu’il n’y a rien entre vous et moi, ne doit pas penser là-dessus comme je pourrais faire. Eh ! Plût au ciel qu’elle pût me croire l’homme du monde le plus heureux, et que je le fusse autant qu’elle me ferait l’honneur de le croire !

CIDALISE.

Son absence vous a rendu bien galant !

CLITANDRE.

Non, mais il est assez simple qu’elle m’ait rendu plus libre. Si je n’avais dû rien gagner à son départ, que m’aurait fait qu’elle fût partie ?

CIDALISE, d’un ton fort sérieux et d’un air un peu alarmé.

Au moins, monsieur...

CLITANDRE.

Eh ! Madame, vous me connaissez. D’ailleurs que gagnerais-je à vous manquer, quand vous ne m’accorderiez rien de tout ce que je pourrais vous demander, ou que je vous offenserais, si je voulais tenter quelque chose ?

CIDALISE.

Au vrai, Clitandre, vous n’aimez donc pas Araminte !

Clitandre hausse les épaules.

Mais pourtant vous l’avez eue.

CLITANDRE.

Ah ! C’est autre chose.

CIDALISE.

En effet, on dit qu’aujourd’hui cela fait une différence.

CLITANDRE.

Et je crois de plus que ce n’est pas d’aujourd’hui que cela en fait une.

CIDALISE.

Vous m’étonnez. Je croyais que c’était une obligation que l’on avait à la philosophie moderne.

CLITANDRE.

Je croirais bien aussi qu’en cela, comme en beaucoup d’autres choses, elle a rectifié nos idées ; mais qu’elle nous a plus appris à connaître les motifs de nos actions, et à ne plus croire que nous agissons au hasard, qu’elle ne les a déterminées. Avant, par exemple, que nous sussions raisonner si bien, nous faisions sûrement tout ce que nous faisons aujourd’hui ; mais nous le faisions, entraînés par le torrent, sans connaissance de cause, et avec cette timidité que donnent les préjugés. Nous n’étions pas plus estimables qu’aujourd’hui ; mais nous voulions le paraître, et il ne se pouvait pas qu’une prétention si absurde ne gênât beaucoup les plaisirs. Enfin, nous avons eu le bonheur d’arriver au vrai : eh ! Que n’en résulte-t-il pas pour nous ? Jamais les femmes n’ont mis moins de grimaces dans la société ; jamais l’on n’a moins affecté la vertu. On se plaît, on se prend. S’ennuie-t-on l’un avec l’autre ? On se quitte avec tout aussi peu de cérémonie que l’on s’est pris. Revient-on à se plaire ? On se reprend avec autant de vivacité que si c’était la première fois qu’on s’engageât ensemble. On se quitte encore, et jamais on ne se brouille. Il est vrai que l’amour n’est entré pour rien dans tout cela ; mais l’amour, qu’était-il, qu’un désir que l’on se plaisait à s’exagérer, un mouvement des sens, dont il avait plu à la vanité des hommes de faire une vertu ? On sait aujourd’hui que le goût seul existe ; et si l’on se dit encore qu’on s’aime, c’est bien moins parce qu’on le croit, que parce que c’est une façon plus polie de se demander réciproquement ce dont on sent qu’on a besoin. Comme on s’est pris sans s’aimer, on se sépare sans se haïr, et l’on retire du moins du faible goût que l’on s’est mutuellement inspiré, l’avantage d’être toujours prêts à s’obliger. L’inconstance imprévue d’un amant accable-t-elle une femme ? À peine lui laisse-t-on le temps de la sentir. Des raisons de bienséance ou d’intérêt ne lui permettent-elles pas de quitter un amant ennuyeux, ou qui a cessé de paraître aimable ? Tous ses amis se relaient pour l’étourdir sur le malheur de sa situation. Lui prend-t-il un caprice ? Dans la minute il est satisfait. Sommes-nous dans tous les cas dont je viens de faire l’énumération ? Nous trouvons les mêmes ressources dans la reconnaissance des femmes avec qui nous avons un peu intimement vécu ; et je crois, à tout prendre, qu’il y a bien de la sagesse à sacrifier à tant de plaisirs quelques vieux préjugés qui rapportent assez peu d’estime, et beaucoup d’ennui à ceux qui en font encore la règle de leur conduite.

CIDALISE.

Assurément, si vous croyez tout ce que vous venez de me dire, vous avez jusques à présent agi bien peu d’après vos maximes, vous qui n’êtes pas encore consolé de l’inconstance de Célimène, et qui l’avez si tendrement aimée.

CLITANDRE.

Je l’ai adorée, j’en conviens ! Mais peut-être aussi est-ce moins ma façon de penser que je viens de vous peindre, que celle qu’il semble que quelques personnes ont aujourd’hui.

CIDALISE.

Ah ! Quelques chagrins que la vôtre vous ait procurés, n’en changez pas. Il est possible, croyez-m’en, que vous rencontriez une femme plus digne de vos sentiments que ne l’a été Célimène ; et vous auriez trop à vous reprocher, si vous cherchiez à vous venger sur une maîtresse estimable, des affreux procédés de celle-là.

CLITANDRE.

Ce n’est pas non plus mon intention, et si vous connaissiez celle que mon coeur désire, vous ne me soupçonneriez pas d’une idée aussi injuste qu’elle serait barbare.

CIDALISE.

Vous n’aimez donc plus du tout Célimène ?

CLITANDRE.

Non, je vous le jure ; mais en revanche, je ne connais personne qui m’inspire un si souverain mépris.

CIDALISE.

Prenez-y garde, Clitandre. Vous croyez la haïr, et quand on hait encore ce qu’on a tendrement aimé, il s’en faut beaucoup que le coeur soit guéri.

CLITANDRE.

Je l’ai haïe sans doute, et avec une violence qu’il me serait difficile de vous exprimer : mais il ne me reste plus à présent pour elle que ce mépris froid et paisible dont personne ne pourrait se dispenser de l’honorer si tout le monde savait, comme moi, combien elle en mérite ; ce mépris enfin que vous, qui la connaissez si bien, avez pour elle.

CIDALISE.

Serait-ce Araminte qui l’aurait si absolument bannie de votre coeur ? J’aurais peine à le croire, et je vous avoue que j’en serais fâchée.

CLITANDRE.

Araminte ! Mais de bonne foi cela peut-il se supposer ! Pensez donc du moins une femme que l’on puisse aimer un peu.

CIDALISE.

Mais que vient-elle donc faire ici !

CLITANDRE.

Je crois que je m’en doute ; mais cela ne dit pas que je l’aime.

CIDALISE.

Pourquoi aussi ne vous sentant point en disposition de la traiter mieux, ne l’avez-vous pas laissée à Paris ? Car, toute plaisanterie à part, c’est sans que je l’aie en aucune façon priée ; et même sans qu’elle m’ait pressentie, qu’elle est venue s’établir chez moi ; et je vous le dis naturellement, elle me ferait plaisir de s’en retourner.

CLITANDRE.

Et à moi aussi, je vous le proteste. Je vous assure de plus, que si elle ne s’en va pas, c’est que je m’en irai, moi.

CIDALISE.

Non, Clitandre, elle restera, et vous ne vous en irez pas.

CLITANDRE.

En vérité ! Madame, il est aussi trop singulier que vous croyiez que l’on puisse rester dans un lieu où l’on a le malheur de trouver une Araminte, surtout quand elle s’avise d’y être tendre.

CIDALISE.

Oh çà ! Comte, je suis votre amie, et je crois que vous ne doutez pas de ma discrétion. Puisque le hasard de la conversation nous a portés sur elle, ouvrez-moi votre coeur, et ne me cachez rien de ce qui s’est passé entre elle et vous.

Il rêve.

Ah ! Je vous en prie ; au fonds, après être convenu avec moi de l’avoir eue, doit-il tant vous en coûter pour me dire comment elle s’est engagée avec vous ?

CLITANDRE.

Vous avez raison, et je sens bien que je ne devrais pas vous refuser ce que vous me demandez ; mais ce sont des choses sur lesquelles, soit principe, soit préjugé, je ne parle pas volontiers. Ce n’est pas que je ne sache qu’elle mérite peu de ménagements, et que mille autres pourraient dire d’elle ce qu’elle m’a mis à portée d’en savoir, cependant...

CIDALISE.

Le beau scrupule ! Vous l’avez eue, je le sais ; que vous reste-t-il à m’apprendre que des détails ?

CLITANDRE.

Cela est vrai, et c’est à cause de cela précisément que je ne conçois pas votre curiosité. Ces sortes d’aventures sont si peu variées, que qui en sait une, en sait mille. Au reste, puisque vous le voulez, je ne vous cacherai rien.

CIDALISE.

Avant tout, ouvrez un peu plus ce rideau ; je ne vois pas.

CLITANDRE.

J’étais allé, au commencement de l’été, à la campagne chez Julie. Il y avait beaucoup de monde, Araminte entre autres, que personne ne désire, et qui se prie partout. Je commençais à perdre beaucoup de la douleur que l’inconstance de Célimène m’avait causée, et de jour en jour ma liberté me devenait plus à charge. Je brûlais de me rengager, et si vous me permettez de vous le dire, mon coeur, qu’à votre entrée dans le monde, vous aviez assez vivement blessé, reprenait pour vous ses premiers penchants ; mais vous aimiez encore Éraste. Je me représentai fortement l’inutilité de mes voeux. La certitude de ne pas réussir, et la crainte de vous ennuyer et de vous déplaire en vous poursuivant avec cette opiniâtreté fatigante, que nous croyons nous devoir quand une fois nous avons expliqué nos désirs, m’obligèrent à garder le silence.

CIDALISE.

Vous fîtes fort bien. J’aimais en effet Éraste avec la plus grande vivacité ; et sûrement vous n’auriez pas eu à vous louer du succès.

CLITANDRE.

J’avais aussi quelques raisons de croire que quand même vous auriez été libre, vous ne m’en auriez pas rendu plus heureux. Quoi qu’il en soit, je n’imaginai même pas de vous informer des perfidies qu’il vous faisait tous les jours. J’étais sûr que cette confidence ne ferait que vous tourmenter, et toutes réflexions faites, je crus devoir me taire, et sur mes désirs, et sur ses infidélités.

CIDALISE.

L’ingrat ! Que je l’aimais ! Croiriez-vous bien que depuis qu’il m’a forcée de rompre avec lui, il n’y a que bien peu de temps que je me sens pour lui cette indifférence profonde qu’il n’est plus possible de surmonter ?

CLITANDRE.

En ce cas, il est donc bien sot de n’avoir pas avancé son voyage ; car à ne vous rien cacher de ses idées, il n’est venu ici que pour se raccommoder avec vous, et il en a l’espérance.

CIDALISE.

Ce n’est en lui qu’un ridicule de plus ; mais j’avoue que je voudrais qu’il fût devenu sincèrement amoureux de moi.

CLITANDRE.

Ah ! Qu’il entre encore d’amour dans ce désir !

CIDALISE.

Je conviens que l’on pourrait le soupçonner ; mais je vous donne ma parole d’honneur que c’est sans aucune idée, que je doive me reprocher, que je le forme.

CLITANDRE.

À vous parler franchement, j’ai tant de peine à croire que vous l’aimiez, que je croirai bien aisément que vous ne l’aimez plus. Mais puisque nous en sommes sur ce chapitre, dites-moi, je vous prie, comment un petit homme si mauvais plaisant, si peu fait pour plaire, d’une si misérable santé...

CIDALISE.

Ah ! Clitandre, me feriez-vous l’injure de croire que j’aie pu faire quelque attention à ce dernier article ?

CLITANDRE.

Non, assurément ! Mais c’est qu’un amant malade, pour ainsi dire, de profession, est, à ce que je crois, toujours moins amusant qu’un autre. Vous conviendrez du moins que si ce n’est pas une raison de rejeter un homme, ce n’en est pas non plus une de le prendre.

CIDALISE.

Aussi ne fut-ce pas ce qui me détermina en sa faveur. Grand dieu ! Que l’amour est un sentiment bizarre ! Quand je vois aujourd’hui ce même objet qui, il n’y a encore que si peu de temps, avait sur moi tant de pouvoir ; lorsque je juge de sang-froid cet homme qui a été si dangereux pour mon coeur, j’avoue que j’ai peine à comprendre qu’il ait pu me tourner si violemment la tête, et que j’en sens contre moi-même la plus forte indignation.

CLITANDRE.

Vous êtes donc bien sûre que vous ne renouerez pas avec lui ?

CIDALISE.

Quelle idée ! Dans le temps même que je mourrais de douleur de l’avoir perdu, il a tenté vainement de me ramener à lui, et les dispositions, où je me trouve ne me permettent pas de craindre qu’il puisse à présent ce qu’alors il ne put pas.

CLITANDRE, avec inquiétude.

Est-ce que vous penseriez à en prendre un autre ?

CIDALISE.

Non, je vous le jure ; mais s’il était vrai que j’aimasse, je me flatte que je saurais triompher de mon amour, et le laisser même ignorer à celui qui en serait l’objet.

CLITANDRE.

Cruelle ! Pouvez-vous former de pareils projets !

CIDALISE.

Eh ! Que vous importe que... Mais reprenez votre histoire.

CLITANDRE.

Croyez-vous que je n’eusse rien de plus intéressant à vous dire ?

CIDALISE.

Je ne sais ; mais vous ne pouvez me dire rien qui me fasse autant de plaisir.

CLITANDRE.

Ce que vous me dites est assez peu poli ; mais vous affligez plus mon coeur, que vous ne mortifiez mon amour-propre.

CIDALISE.

Finissez donc ! Attendrai-je éternellement ? Vous êtes insupportable !

CLITANDRE.

Eh bien ! Araminte, en me voyant, me destina in petto au glorieux emploi de l’amuser. Vous savez avec quelle promptitude elle fait connaissance, vous connaissez son indécente familiarité et ses agaceries, mille fois plus indécentes encore. Nous sommes libertins : je n’avais rien dans le coeur pour me défendre d’elle. Elle ne me toucha point, mais elle me tenta. Je lui parlai sur le ton qui convenait également à son caractère et à la sorte d’impression qu’elle faisait sur moi. Loin de s’en offenser, les désirs les moins flatteurs pour elle, et les moins tendrement exprimés, lui parurent une passion violente qu’elle ne pouvait récompenser trop tôt. La façon vive, et assez peu honnête dont je lui exposai mes intentions, acheva de me concilier son estime. Je lui dis des choses très libres ; elle les prit pour des galanteries. Je ne voulais pas, comme vous le croyez bien, d’affaire en règle avec elle ; mais je la jugeais bonne pour une passade, et je résolus de m’en amuser tant qu’elle resterait chez Julie. En revenant de la promenade, le hasard nous fit passer par un petit bosquet assez obscur. Par le même hasard, nous nous étions insensiblement séparés de la compagnie. Je trouvai, et le lieu très propre à prendre avec elle les plus grandes libertés, et elle si disposée à me les souffrir, que je ne sais comment elle eut la force de ne m’en pas remercier. En me priant le plus poliment du monde de finir, elle me laissait continuer avec une patience admirable. Cependant une faiblesse lui prit, et ce que je me reprocherai toujours, j’eus l’indignité d’abuser de l’état où je l’avais réduite.

CIDALISE.

Ah ! Grand dieu ! Comment ! Vous ! ...

CLITANDRE.

Oui, madame on ne saurait pousser plus loin le manque de respect ; j’en suis encore d’une honte !

CIDALISE.

Mais, Clitandre, avec votre permission, les faits sont-ils bien tels que vous me les racontez ?

CLITANDRE.

Ils sont si simples, que je m’étonne que vous y trouviez de quoi vous faire une histoire. Vous me connaissez assez pour savoir qu’ordinairement je ne mens pas. D’ailleurs tout cela n’est qu’un coup de foudre, et ils sont, depuis quelque temps, devenus aussi communs que l’on prétend qu’ils étaient rares autrefois.

CIDALISE.

Je vous avoue que je sais qu’Araminte a eu quelques affaires, et que le public la croit peu cruelle ; mais elle est étourdie, assez méchante. Sa conduite est légère, sa langue ne l’est pas moins. J’ai cru que la calomnie lui prêtait beaucoup de choses, et qu’elle était dans le fond plus coquette que galante. Vous me confondez ! Après ?

CLITANDRE.

Je suis poli, moi ; et quoiqu’elle ne me fît pas de reproches, je crus qu’il était de la bienséance que je lui fisse des excuses. Elle les reçut comme une suite de bons procédés de ma part, et en fut si enchantée, qu’elle voulut absolument que j’allasse, quand tout le monde serait couché, les lui réitérer dans sa chambre. Cette affaire, comme vous le voyez, ne commence pas tout-à-fait sur le ton du sentiment, et il me semble qu’elle s’était mise elle-même dans le cas de ne m’en pas oser demander. Je lui rends justice ; d’abord elle n’y pensa pas plus que moi. Le souper fut fort gai : elle m’y honora de toutes les faveurs qu’une femme qui ne se contraint qu’à un certain point, peut accorder à quelqu’un en assez nombreuse compagnie. Je les reçus comme je le devais, ou plutôt comme je ne le devais pas, puisque j’y répondis. Cependant, par vanité, je la priai de vouloir bien se contenir un peu. Elle fut tout l’après-souper de la tendresse la plus vive. Enfin on alla se coucher, et je passai dans sa chambre le plutôt qu’il me fut possible.

CIDALISE.

Vous y allâtes !

CLITANDRE.

Assurément ! Que vouliez-vous donc que je fisse ? Pouvais-je manquer à ma parole ? Elle m’attendait ! Je la trouvai couchée, et j’avoue que je crus qu’après toutes les libertés qu’elle m’avait laissé prendre, celle de me mettre dans son lit n’avait rien qui dût la choquer à un certain point. En effet, la seule chose qu’elle me demanda, fut de vouloir bien éteindre les bougies, ou de fermer les rideaux. Cela ne me parut qu’un caprice : je ne les aime pas, et je lui refusai durement la grâce qu’elle me demandait. Quand elle vit que je ne me prêtais pas à ses intentions, elle eut la complaisance de plier à mes volontés. Les bougies restèrent allumées, et les rideaux ouverts. Nous commençâmes à en agir ensemble familièrement ; et j’étais sur le point de lui avoir encore les dernières obligations, lorsqu’une tendre inquiétude la saisit. Elle se rappela que je ne lui avais pas encore dit que je l’aimais, et me protesta, si je ne la rassurais pas sur mon coeur, que quelque extraordinaire que fût le goût qu’elle avait pour moi, et quelques preuves même qu’elle m’eût déjà données de sa faiblesse, elle saurait indubitablement la vaincre. Je sentais bien que si elle m’eût aimé, elle n’aurait pas eu lieu d’être contente de ce qu’elle m’inspirait ; mais la bienséance et l’état où j’étais, ne me permettaient que de la tromper, et je lui répondis que je ne concevais pas qu’avec les preuves actuelles que je lui donnais de mes sentiments, elle pût s’obstiner à en douter. Elle avait jusques-là paru ne se livrer à sa tendresse qu’avec contrainte ; mais la certitude d’être aimée bannissant ses scrupules, elle devint d’une tendresse, d’une vivacité, d’une ardeur incompréhensibles. Ah ! Si vous aviez vu, madame ! Non ! C’est que cela était d’une beauté !...

CIDALISE, sèchement.

Je le crois, Monsieur le Comte, mais n’en supprimez pas moins ces agréables détails.

CLITANDRE.

Enfin, quoique j’eusse dans le fond plus à me plaindre d’elle qu’à la remercier, je crus que la politesse me condamnait à lui faire des remerciements ; et si ce ne fut pas du fond du coeur que je lui en fis, je mis du moins dans les miens tant de galanterie, et elle en fut si contente, qu’elle n’oublia rien pour que je lui en fisse encore. Mon dieu ! Quand j’y songe, que c’est une digne femme ! Cependant, malgré tout ce que je lui devais, et la sorte d’égarement où nous mettent toujours les premières bontés d’une femme, soit que nous devions, ou ne devions pas les recevoir avec transport, il m’avait paru que j’aurais été plus heureux encore, et que j’aurais eu moins à prendre sur mon imagination, si elle eût eu autant à se louer de la nature, qu’elle semblait le croire. J’ai le malheur d’être fort curieux. Mon doute me tourmentait, je la priai donc de le faire cesser. Rien n’était si simple, ni même si galant que cette prière. Vous ne pourriez cependant que difficilement imaginer combien j’eus de peine à la lui faire agréer. Cette proposition blessait mortellement sa pudeur.

CIDALISE.

Ah ! Quel conte ! Ce scrupule était bien placé !

CLITANDRE.

Enfin ; elle ne voulait pas, mais je voulais, moi, et quelque résistance qu’elle m’opposât, je voulus si bien, qu’elles fut obligée de céder. Ah ! Madame...

CIDALISE.

Quoi donc ?

CLITANDRE.

Ah ! Quel monstre !

CIDALISE.

Elle ! Vous m’étonnez ! Je ne comprends pas ce que cette femme peut avoir de si horrible. Sa gorge n’est point parfaite, mais elle n’est pas mal non plus. Elle a le bras bien tourné, la main assez jolie, le pied assez bien, et j’ai ouï dire que tout cela devait faire penser...

CLITANDRE.

Eh ! Mon dieu ! Madame, si vous saviez combien peu il faut se fier aux règles, et combien tous les jours, soit d’une façon, soit d’une autre, nous y sommes attrapés, vous ne seriez pas si surprise de ce qu’Araminte ne tient pas tout ce qu’elle semble promettre.

CIDALISE.

Qu’avant l’aventure du bosquet, vous jugeassiez d’elle comme je faisais tout-à-l’heure, cela me paraît tout simple ; mais ce que je ne conçois pas, c’est qu’après vous ayez été la trouver dans sa chambre avec autant d’empressement que si vous l’eussiez trouvé charmante.

CLITANDRE.

Si j’avais l’honneur d’être un peu plus intimement connu de vous, vous ne me feriez pas cette question. D’ailleurs, après ce qu’elle avait bien voulu faire pour moi, comment vouliez-vous que je lui refusasse d’aller la trouver ? Il ne me restait de parti à prendre que de la satisfaire, ou de m’enfuir. Le dernier aurait sans doute été le plus sage ; mais malheureusement il ne me vint pas dans l’esprit. Au surplus, je m’étais instruit dans le bosquet moins que vous ne pensez. L’insolence n’a jamais permis l’examen, et si je n’eus pas de quoi la croire parfaite, du moins ne pus-je pas non plus la trouver aussi détestable qu’elle l’est en effet.

CIDALISE.

Ce que je ne comprends pas, c’est qu’une femme, telle que vous me dépeignez Araminte, soit aussi galante. L’amour-propre devrait au moins lui tenir lieu de principes ; car en supposant qu’elle se fût cru, en entrant dans le monde, tous les charmes imaginables, il ne serait pas possible que tous les hommes qu’elle a eu, se fussent accordés pour servir sa vanité, ou que s’ils ont eu la politesse de la ménager, ou la fausseté de l’entretenir, que le peu de temps qu’ont duré les liaisons qu’elle a voulu former, et mille autres circonstances aussi propres à nous faire ouvrir les yeux sur nous-mêmes, ne l’eussent pas désabusée.

CLITANDRE.

Nous sommes sur cet article aussi faux, ou aussi polis que vous le croyez, et nous quittons ordinairement une femme sans chercher à l’humilier, à moins cependant que notre vanité ne soit intéressée à le faire. Il est certain, au reste, que si j’eusse su combien la noble confiance qu’Araminte a en elle même est mal fondée, je ne l’aurais pas prise ; mais j’étais à cet égard dans le cas du monde le plus cruel. Il y a fort peu de gens qui ne l’aient eue ; mais il n’y a pas un homme d’un certain genre qui ait cru devoir se vanter de l’avoir possédée, et elle est peut-être la femme de France que l’on connaît le plus, et sur laquelle pourtant on trouverait le moins de renseignements. Elle est enfin de ces sortes d’espèces dont on ne dit rien, ou par égard pour soi-même, ou par méchanceté pour les autres.

CIDALISE.

Vous ne la connaissiez donc point du tout ?

CLITANDRE.

Pardonnez moi. Je la connaissais comme nous nous connaissons tous. Je l’avais trouvée deux fois à l’opéra dans la loge de Julie ; j’avais soupé avec elle autant de fois, je crois, chez la même ; je l’avais rencontrée à la Cour chez les princesses : mais dans toutes ces occasions nous nous étions parlé fort peu, et soit que mon attachement pour Célimène lui imposât, soit qu’elle-même eût à la Cour, contre sa coutume, quelque affaire suivie, elle m’avait regardé avec une indifférence que je voudrais bien qu’elle eût eu la bonté de me conserver.

CIDALISE.

Je n’ai pas à présent de peine à le croire. Mais voilà un insupportable rideau, de retomber toujours ! Arrangez-le donc de façon qu’on n’ait pas besoin de l’arranger sans cesse.

CLITANDRE.

Si vous le vouliez, je pourrais mieux faire. Vous n’êtes pas prude, je ne suis point impertinent ; je vais m’asseoir sur votre lit.

Elle lui fait place.

CIDALISE.

Vous dûtes au moins lui trouver des charmes, qui, en général, vous touchent assez ? Vous m’entendez, sans doute ?

CLITANDRE.

À elle ! Elle n’en a point.

CIDALISE.

Ah ! Pour cela, Clitandre, je ne saurais vous croire. Après ce que vous m’avez dit de ses transports, de sa vivacité...

CLITANDRE.

Vous vous trompez. Tous ces transports n’étaient pas plus causés par ce que vous pensez, que par l’amour même, qui, sûrement, n’y entrait pour rien. C’était une galanterie qu’elle me faisait gratuitement ; pure générosité de sa part, ou, pour parler plus juste, habitude et fausseté. Elle sait que les femmes, qu’il nous est impossible d’intéresser, ne nous plaisent pas, et elle ne feignait tant d’ardeur, que pour me faire croire qu’elle m’aimait, et pour m’en donner à moi-même.

CIDALISE.

Puisqu’elle avait dans le fond si peu de sensibilité, quel besoin avait-elle de vous voir si ardent ?

CLITANDRE.

Elle a l’imagination fort vive et fort déréglée, et quoique l’inutilité des épreuves qu’elle a faites en certain genre, eût dû la corriger d’en faire, elle ne veut pas se persuader qu’elle soit née plus malheureuse qu’elle croit que d’autres ne le sont, et elle se flatte toujours qu’il est réservé au dernier, qu’elle prend de la rendre aussi sensible qu’elle désire de l’être. Je ne doute même pas que cette idée ne soit la source de ses dérèglements, et de la peine qu’elle prend déjouer ce qu’elle ne sent pas. Ajoutons aussi que ces sortes de femmes sont fort vaines, et que sans avoir besoin en aucune manière qu’un homme soit si singulier, leur amour-propre désire de le voir tel, comme le nôtre quelquefois nous fait faire des efforts qui passent nos forces ou nos désirs. Je dirai plus, c’est qu’aujourd’hui il est prouvé que ce sont les femmes à qui les plaisirs de l’amour sont le moins nécessaires, qui les recherchent avec le plus de fureur, et que les trois quarts de celles qui se sont perdues, avaient reçu de la nature tout ce qu’il leur fallait pour ne l’être pas.

CIDALISE.

C’est une chose que je sais comme vous, et que j’ai encore plus de peine que vous à comprendre.

CLITANDRE.

C’est, je vous l’avoue, un fort plaisant siècle que celui-ci, et délicieux à considérer un peu philosophiquement.

CIDALISE.

Faisons dans cet instant ce que ce siècle paraît faire toujours ; ne réfléchissons point. Cette admirable Araminte vous trouva-t-elle digne de tout ce qu’elle voulait bien faire pour vous.

CLITANDRE.

Il faut que vous me croyiez bien peu vain et bien vrai pour me faire une pareille question. Qu’il y a de femmes à qui je mentirais, si elles m’en faisaient une pareille !

CIDALISE.

Cela serait assez égal avec moi.

CLITANDRE.

C’est ce que je pense, et pour vous dire la vérité, si elle eut de quoi ne pas regarder comme perdus, les moments qu’elle voulait bien me donner, elle n’eut pas lieu non plus de les regarder comme absolument bien employés, elle, ne piquant pas à un certain point ma fantaisie, moi, n’étant plus assez jeune pour que la vanité me tînt lieu du goût qu’elle ne m’inspirait pas, vous pouvez aisément juger que la conversation languissait quelquefois entre nous. Ne sachant plus que faire de cette grosse femme-là, connaissant assez ses ridicules pour ne pouvoir plus m’en amuser, ne pouvant avec décence la quitter sitôt, et craignant l’ennui, je me divertis à chercher si elle était en effet aussi singulièrement tendre qu’elle se croyait obligée de le paraître. Malgré l’art avec lequel elle jouait ce qu’elle n’était pas, je m’étais fort bien aperçu de ce qu’elle est. Mais comme sur certaines choses les femmes sont extrêmement capricieuses ; que ce qui ne paraîtrait pas à l’une, digne de la plus légère attention, est pour l’autre un objet considérable ; qu’il y en a beaucoup qui, par une tournure d’esprit particulière, préfèrent l’illusion à la réalité ; que chacune enfin a ses idées et même ses manies, je crus, puisque le sérieux l’avait intéressé si peu, qu’il fallait l’essayer par les minuties. Ce parti non-seulement était le plus raisonnable, mais encore (ce qui peut-être vous étonnera) c’est qu’il me parut le plus convenable, devineriez-vous bien, madame, ce que j’eus l’honneur de lui dire ?

CIDALISE.

Vous ne vous flattez pas peut-être que je répondrai à cette question ? Quel fut le succès de vos soins ?

CLITANDRE.

De m’ennuyer à périr, et de me lasser comme un chien. Enfin, excédé d’elle et de ma sotte curiosité, j’allai gagner mon lit, en me promettant bien de ne plus faire de pareilles épreuves, du moins avec si peu de raison de les tenter.

CIDALISE.

L’avez-vous eue longtemps ?

CLITANDRE.

Plus que je devais : cinq ou six jours, à ce que je crois, plus ou moins.

CIDALISE.

Quoi ! Cette femme que vous trouviez si horrible ? Libertin !

CLITANDRE.

Lorsque nous revînmes à Paris, nous en usâmes comme si c’eût été aux eaux que nous nous fussions pris. Nous nous rencontrâmes plus d’une fois sans nous parler de rien, et même sans qu’elle et moi en pussions dire la raison ; nous n’avions l’un pour l’autre que la plus simple politesse. Enfin un mois après, je la trouvai à un souper que Valère nous donnait à sa petite maison. Luscinde, elle, Julie, une petite provinciale, parente de Luscinde, étaient les femmes. Les hommes étaient Valère, Oronte, Philinte et moi. Le souper fut, on ne peut pas plus fou. Lorsqu’il fut fini, chacun de nous s’écarta. Nous nous partageâmes le jardin. Aramante, qui pendant le souper s’était ressouvenue de m’avoir vu quelque part, et m’avait fait d’assez tendres agaceries, me dit, quand nous fumes seuls, qu’elle avait une grande nouvelle à m’apprendre, qu’il lui était arrivé un grand bonheur. Je devinai aisément ce qu’elle voulait me dire, et mon premier mouvement fut de l’en croire sur sa parole ; mais nous étions seuls : j’avais soupé ; je me souvins qu’il n’y avait rien sur quoi elle méritât d’être crue, et je voulus voir si elle me disait vrai. Croiriez-vous bien, madame, qu’elle m’avait menti ?

CIDALISE.

Je m’en doutais. Une si noire perfidie ne vous donna pas apparemment le désir de renouer avec elle ?

CLITANDRE.

De renouer ! Je l’aurais battue ! Cependant, depuis cette malheureuse nuit elle a jugé à propos de s’acharner sur moi, a décidé que dans toutes les règles j’étais obligé de l’aimer, m’a suivi, tourmenté, excédé partout. Qu’elle y prenne garde ! On n’a des complaisances pour elle que parce qu’on la croit sans conséquence ; je la perdrai si je parle.

CIDALISE.

Mais, Clitandre, ne me supprimez-vous pas quelques soins, quelques lettres tendres, quelques serments d’aimer toujours, mille choses enfin qu’ordinairement les hommes comptent pour rien, et que nous avons toujours le malheur de compter pour trop ? Est-il bien vrai que vous n’ayez pas trouvé dans sa possession plus de charmes, et que sa conquête ne vous ait pas coûté plus de temps que vous ne me l’avez dit ?

CLITANDRE.

Non, madame, je vous jure. Le sentiment, le goût et le plaisir ne sont entrés pour rien dans notre affaire, et ce qu’elle me fait aujourd’hui est d’une injustice affreuse. En arrivant ici, elle m’a signifié avec hauteur qu’elle venait pour me faire expliquer. Je lui ai répondu avec tout le respect que j’ai pour son sexe, et tout le mépris que peut inspirer sa personne, qu’il ne se pouvait pas que nous eussions rien à démêler ensemble. Quand elle m’a vu si bien armé contre la dignité, elle est revenue au sentiment, et m’a demandé en grâce d’aller cette nuit dans sa chambre, ou de la recevoir dans la mienne, et je l’ai bien cordialement assurée que je ne ferais ni l’un ni l’autre.

CIDALISE.

C’était en effet ce que vous pouviez faire de mieux : aussi dans le fond n’était-ce pas dans cette chambre-là que je vous croyais des affaires.

CLITANDRE.

Je n’en avais, comme vous voyez, que dans la vôtre. Mais à laquelle des femmes qui sont chez vous, votre imagination m’avait-elle donc destiné ?

CIDALISE.

À Julie, au moins.

CLITANDRE.

À Julie ! Mais est-ce que je l’ai eue donc ?

CIDALISE.

Comment ? Si vous l’avez eue ! En vérité ! La question est admirable !

CLITANDRE.

Elle ne me paraît pas, je le confesse, aussi déplacée qu’à vous. Je trouve Julie fort aimable ; mais vous m’étonnez de me croire avec elle d’aussi intimes liaisons, lorsque je ne lui ai jamais rendu de soins.

CIDALISE.

Je crois pourtant savoir ce que je dis. Mais qu’avez-vous, Clitandre ? Vous frissonnez. Est-ce que vous vous souviendriez d’Araminte ?

CLITANDRE.

Je ne ser1is pas surpris que son idée produisit sur moi cet effet ; car véritablement ce n’est jamais sans horreur que je me la rappelle.

CIDALISE.

Vous paraissez mourir de froid ?

CLITANDRE.

Cela n’est pas bien extraordinaire. La nuit devient fraîche, je n’ai pour tout vêtement que ma robe de chambre, et je commence à la trouver terriblement légère.

CIDALISE.

J’en suis fâchée. Je désirais d’apprendre votre histoire avec Julie, et ce contre-temps me choque à un point que je ne puis dire. De quoi aussi vous avisez-vous de n’avoir qu’une robe de chambre de taffetas ? La belle idée ! Mais il ne se peut pas, du moins je me plais à le penser, que dessous vous soyez tout nu.

CLITANDRE.

Le plus exactement du monde. Eh ! Pourquoi pas ? Nous ne sommes encore qu’au commencement de l’automne.

CIDALISE, fort sèchement.

Vous pouvez être dans votre appartement comme il vous plaît ; mais vous me permettrez de vous représenter que pour passer dans le mien vous vous êtes mis dans un assez singulier équipage.

CLITANDRE, embarrassé.

Vous me faites faire une réflexion qui me peine, et je ne saurais vous exprimer à quel point je suis honteux de vous faire penser un instant que j’aie pu avoir l’intention de vous manquer.

CIDALISE, avec dignité.

Je crois ne mettre dans ceci ni humeur, ni ce qu’aujourd’hui l’on appelle bégueulerie, et qui pourrait bien être ce que l’on appelait pudeur autrefois ; mais je vous avoue que je ne comprends pas comment vous aviez imaginé de paraître devant moi dans l’état où vous êtes.

CLITANDRE, en lui baisant respectueusement la main.

Ah ! Madame vous me percez le coeur. Je n’étais qu’à demi, s’il faut le dire, dans le dessein de passer chez vous. Je le voulais, je ne le voulais pas. Je craignais de prendre mal mon temps, et si vous me permettez d’être vrai jusqu’au bout, l’idée du rendez-vous que je vous supposais, me tourmentait au-delà de toute expression. Je n’ai jamais pu résister au désir de savoir si en effet vous en aviez donné un. Absorbé dans ma rêverie, je me suis machinalement laissé déshabillé ; je l’étais enfin quand je me suis déterminé à entrer chez vous. La confusion de mes idées, notre conversation qui a commencé sur le champ, une forte préoccupation ne m’ont pas permis de songer à l’état où j’étais, où j’ai le malheur d’être encore, et dont je vous demande autant de pardons que si j’eusse effectivement eu le dessein de vous offenser.

CIDALISE, avec plus de douceur.

Je suis bien aise d’avoir moins à me plaindre de vous que je ne pensais ; mais vous conviendrez, je crois, que tout autre à ma place aurait trouvé votre procédé d’une légèreté inexprimable.

CLITANDRE.

Je n’aurais pas été surpris non plus que tout autre que vous m’eut supposé quelque idée qui pouvait prouver assez peu d’estime ; mais vous, madame, vous qui me connaissez, vous qui savez à quel point je vous respecte, (quoique vous ignoriez peut-être encore combien il me serait impossible non seulement de vous manquer, mais encore d’en former le désir) comment se peut-il que vous me mettiez dans la nécessité de m’en justifier ?

CIDALISE.

Je me sens en effet si peu faite pour être méprisée, qu’il ne vous sera pas bien difficile de me faire croire que vous ne me méprisez pas. Mais laissons cela, parlons d’autre chose. Eh bien ! Julie !

CLITANDRE.

Julie sûrement ne meurt pas de froid comme moi à l’heure qu’il est, et cela ne m’inquiète guère.

CIDALISE.

Il m’est assez égal aussi que vous en mouriez, et dans quelque position que vous vous trouviez, je veux, ne fut-ce que pour vous punir, que vous me disiez ce que je vous demandais lorsque vous m’avez forcée de m’interrompre.

CLITANDRE.

Vous désirez donc cette histoire bien vivement ?

CIDALISE.

Oui, très vivement, je n’en disconviens pas.

CLITANDRE.

Eh bien ! Puisque c’est absolument que vous le voulez, je sais un moyen qui me mettra en état de vous la conter, si vous l’agréez.

CIDALISE.

Et c’est ?

CLITANDRE.

Mais c’est que vous ne voudrez peut-être pas ?

CIDALISE.

Voyons toujours.

CLITANDRE.

C’est... de me laisser coucher avec vous.

CIDALISE.

Rien de cela ?

CLITANDRE.

Pas davantage.

CIDALISE, d’un air moqueur.

Vous avez perdu l’esprit, Clitandre, de me prendre pour une Araminte.

CLITANDRE.

Je n’ai pas une si lourde méprise à me reprocher. C’est, je vous jure, en tout bien et en tout honneur que je vous propose...

CIDALISE.

Après tout, ce que je viens de vous dire, ce serait à moi une assez belle inconséquence de vous accorder ce que vous me demandez.

CLITANDRE.

Eh ! Cidalise, quand il est question de sauver la vie à quelqu’un, qu’est-ce qu’une inconséquence ?

CIDALISE.

Allez, Clitandre, vous êtes fou, mais de ceux qu’on enferme.

CLITANDRE.

Mais se peut-il que vous doutiez de mon respect pour vous ?

CIDALISE.

Non, je veux croire que vous me respectez beaucoup, et comme c’est une idée qui me flatte, je ne vous mettrai assurément pas à portée de me la faire perdre.

CLITANDRE.

Songez donc à ce que vous me dites. Nous sommes seuls. Tous vos gens sont loin de vous hors Justine, qui ne vous serait pas d’un grand secours, puisqu’il n’y a au monde personne de si difficile à réveiller. Vous êtes dans un état qui vous livrerait, presque sans défense, à mes emportements, si j’oubliais assez ce que je vous dois pour oser tenter rien qui vous déplût, et pourtant vous voyez que même vous trouvant plus aimable que quelque femme que ce soit, je ne vous ai seulement pas fait la plus légère proposition. Je ne vois pas bien pourquoi je serais moins sage dans votre lit que je ne l’ai été dessus. Accordez-moi, de grâce, ce que je vous demande, rien ne tire moins à conséquence.

CIDALISE, en colère.

Oh ! Clitandre, vous m’excédez ! Je n’y consentirai jamais.

CLITANDRE.

Eh bien ! Madame, il faut donc vous épargner la douleur d’y consentir.

Ici, il ôte sa robe-de-chambre, la jette dans la ruelle, se précipite dans le lit de Cidalise, et la prend dans ses bras.

CIDALISE, avec effroi.

Clitandre ? Monsieur ! Si vous ne quittez point mon lit ! Si vous ne me laissez pas ! Si vous ne vous en allez point, je ne vous reverrai de mes jours !

CLITANDRE, vivement.

Mais madame, y pensez-vous ? Songez-vous que l’on peut entendre vos cris ? Que voudriez-vous, si quelqu’un venait ici, que l’on imaginât de la situation dans laquelle on nous trouverait tous deux ?

CIDALISE, avec emportement.

Tout ce qu’on voudrait. Il n’y a rien que je ne m’expose à faire penser, plutôt que de me voir réellement victime de votre témérité.

CLITANDRE.

Ah ! Madame ! Lucrèce même ne pensa pas comme vous.

CIDALISE, avec fureur.

Je crois encore que vous plaisantez !

CLITANDRE.

Cela serait assez déplacé dans la colère où j’ai le malheur de vous mettre, et je vous le proteste, beaucoup plus innocemment que vous ne pensez.

CIDALISE, toujours du même ton.

Allez, monsieur, il est infâme à vous d’abuser, comme vous faites, de mon estime et de mon amitié ! Laissez moi, je vous abhorre ! Laissez-moi, vous dis-je.

CLITANDRE.

Si je vous retenais, c’était beaucoup moins pour vous faire violence, que pour vous empêcher de prendre un mauvais parti. Vous voilà libre ! Eh bien ! Que vous-fais-je ? Je suis pourtant avec vous dans le même lit ; à ma sagesse, devriez-vous le croire ?

CIDALISE.

Taisez-vous, je vous déteste ! Que voulez-vous que pensent demain mes gens quand ils verront mon lit ?

CLITANDRE.

Rien du tout, madame ; car je le referai avant que de m’en aller.

CIDALISE.

Ah ! Sans doute ce sera, je crois, un bel ouvrage.

CLITANDRE.

Vous verrez. Oh ça ! Ne m’abhorrez donc plus tant ; rapprochez-vous un peu de moi, et que la tranquillité, où vous me voyez auprès de vous, vous rassure.

CIDALISE.

Vous pouvez compter que si vous osez tenter la moindre chose, vous serez à jamais l’objet de ma plus cruelle aversion.

CLITANDRE.

Soit. Puissiez-vous en effet me haïr autant que je d2sire que vous m’aimiez, si vous avez à vous plaindre de moi !

CIDALISE.

Je ne pardonne pas même une proposition, quelque modérée qu’elle puisse être.

CLITANDRE.

Cela est dur, par exemple ! N’importe, je le veux bien. Point de proposition ; aussi bien ne serait-ce pour moi qu’une honte de plus.

CIDALISE.

Je voudrais bien que vous le crussiez.

CLITANDRE.

Je ne sais pas comment les autres pensent sur ces sortes de choses ; mais pour moi, je n’ai jamais trouvé plaisant d’être refusé. N’en étions-nous pas à Araminte ?

CIDALISE.

Non, nous l’avions passée. Mais est-ce que réellement vous comptez rester dans mon lit ?

CLITANDRE.

Eh ! Madame, il me semblait que cela était arrangé, et que nous avions fait nos conditions.

CIDALISE, riant.

Quoique je sois assurément très fâchée contre vous, il m’est impossible de ne pas rire de la singularité de ce qui m’arrive.

CLITANDRE.

Dans le fond je crois qu’il est plus sage à vous de vous en faire un objet de plaisanterie qu’un sujet de colère.

CIDALISE.

De quoi vous avisez-vous aussi de vous opiniâtrer à entrer dans un lit où l’on ne vous désire pas du tout, lorsqu’il y en a tant ici où je suis sûre que vous auriez été reçu à bras ouverts ?

CLITANDRE.

Je ne puis pas douter, par exemple, qu’Araminte ne m’eût bien voulu faire cette grâce ; mais je crois qu’elle est la seule chez vous de qui je puisse l’attendre.

CIDALISE.

Et la seule peut-être de qui vous ne la voulussiez point recevoir. Si Julie, par exemple...

CLITANDRE.

Julie actuellement ne me tente pas plus qu’Araminte, ou pour mieux dire, je ne désire pas plus l’une que l’autre ; mais il est vrai pourtant que si bien absolument Julie le voulait, je ne lui tiendrais pas rigueur comme à l’espèce de monstre dont vous me parlez. Est-ce que cela ne vous paraît pas tout simple ?

CIDALISE.

C’est-à-dire que vous avez plus trouvé dans Julie de cette espèce de sensibilité qui vous amuse tant, que l’autre ne vous en a montré.

CLITANDRE.

À mérite égal sur cet important article, n’est-il pas vrai que Julie devrait avoir la préférence ?

CIDALISE.

Cela n’est pas douteux. Mais en supposant que, pour parler comme vous, le mérite ne fût pas égal, je crois que l’on aurait beau jeu à parler contre la plus aimable des deux.

CLITANDRE.

Vous êtes donc bien convaincue que cette vertu, quand nous la rencontrons chez une femme, nous tient absolument lieu de tout ?

CIDALISE.

Non, mais je suis persuadée qu’elle vous leur fait pardonner beaucoup de choses.

CLITANDRE.

Il est réel qu’elle nous en plaisent davantage, en général s’entend ; car tous les hommes ne sont pas là-dessus du même avis.

CIDALISE.

Autant que j’ai pu le remarquer, vous n’êtes pas moins injustes à notre égard sur cet article, que vous ne l’êtes sur beaucoup d’autres. Une femme est-elle comme Araminte ? Elle vous ennuie. Joue-t-elle ce qui lui manque ? Elle vous choque ? En a-t-elle ? Quelque plaisir qui en résulte pour vous, vous la craignez. Comment faut-il donc qu’elles soient à cet égard pour vous plaire, ou pour ne pas vous causer d’inquiétude ?

CLITANDRE.

Comme vous, madame ; qu’elles aient cette sensibilité modérée que l’amant lui-même est obligé de chercher, qui n’est émue que par sa présence, déterminée que par ses caresses, et que tout autre que lui voudrait vainement éveiller.

CIDALISE.

Oserais-je bien vous demander qui vous a donné sur moi de si belles connaissances.

CLITANDRE.

Éraste, sans doute, puisque je ne vis pas avec Damis.

CIDALISE.

L’indigne ! Quoi ! Il est donc vrai que les hommes se confient ces choses-là ?

CLITANDRE.

Oui, quand, ce qui leur arrive souvent, ils n’en ont pas d’autres à se dire ?

CIDALISE.

Quelle horreur !

CLITANDRE.

Je n’aurai pas de peine à convenir que cela n’est pas bien ; mais ils n’attaquent presque tous une femme que par vanité ; et la vanité serait-elle satisfaite d’un triomphe qu’on ignorerait ?

CIDALISE.

Que nous sommes à plaindre de ne le pas savoir !

CLITANDRE.

Je ne lui aurais sûrement pas fait les mêmes confidences, moi.

CIDALISE.

Eh ! Qui le sait ?

CLITANDRE, vivement.

Quoi ! Cidalise, vous en doutez ? C’est quelqu’un, que vous honorez de votre estime, que vous pouvez croire capable d’une pareille indignité ! Quelle réparation ne m’en devriez-vous pas ? Vous ne répondez rien ?

CIDALISE.

C’est que je crois vous avoir assez peu offensé. J’aime mieux, au reste, avoir à vous demander pardon d’avoir trop mal pensé de vous, que de me mettre dans le cas d’être forcée de me reprocher d’en avoir pensé trop bien.

CLITANDRE.

C’est-à-dire, que vous ne doutez pas que vous ne fussiez victime de la confiance que vous pourriez prendre en moi ?

CIDALISE.

Je crois qu’il vous est assez égal qu’à cet égard je pense de vous mal ou bien, et moi-même, pour vous dire la vérité, je n’ai pas encore arrangé tout-à-fait mes idées sur votre compte.

CLITANDRE, d’un air piqué.

Oh ! Pour cela, vous n’aviez pas besoin de me le dire. Il y a longtemps que je ne doute pas que je ne vous sois l’homme du monde le plus indifférent.

CIDALISE.

J’aimerais assez que vous m’en fissiez une querelle ; il y aurait à cela bien de la vanité.

CLITANDRE.

Je croyais bien, que vous y en trouveriez plus que de sentiment ; mais, avec votre permission, cela ne dit pas que vous rencontrassiez juste.

CIDALISE.

Ah ! Ah ! Cela est assez nouveau ! Est-ce que vous voudriez me faire croire que vous êtes amoureux de moi ?

CLITANDRE, en s’approchant d’elle d’un air tendre et soumis.

Mais de bonne foi, vous-même ne le croyez-vous pas ?

CIDALISE.

Non, en honneur !

CLITANDRE, en s’approchant d’elle un peu plus.

En honneur ! Vous me confondez. Je ne me flattais pas de vous trouver reconnaissante ; mais je vous avoue que je vous croyais plus instruite.

CIDALISE, fort sérieusement.

D’un peu plus loin, je vous prie.

CLITANDRE.

Quel sang-froid, et qu’il est insultant !

CIDALISE, sèchement.

Je ne sais s’il vous choque ; mais il me semble qu’il ne devrait pas vous surprendre. À ce que je vois, vous avez formé de grands projets, et conçu de terribles espérances !

CLITANDRE.

Je ne croyais pas me conduire de façon à mériter de pareils reproches.

CIDALISE.

Mon dieu ! Je sais que vous n’en méritez aucun, et je crois aussi ne vous en pas faire ; mais je voudrais bien toujours que vous vous en allassiez.

CLITANDRE.

Je vous obéirais sans balancer, puisque j’ai le malheur de vous déplaire où je suis, si je ne trouvais pas de danger pour vous, à vous quitter actuellement. Araminte sûrement m’ira chercher, j’ignore quel temps elle prendra pour me faire sa visite. J’ai à craindre, en ouvrant votre porte, de la trouver à la mienne, et cette aventure serait d’autant plus affreuse, que, comme vous savez, mon appartement est en face du vôtre.

CIDALISE.

Ah ! Pourquoi vous a-t-on logé là ?

CLITANDRE.

Je n’en sais rien : mais on ne m’aurait pas sans doute donné cet appartement, si vous ne me l’aviez pas destiné.

CIDALISE.

À quelle heure comptez-vous donc me quitter ?

CLITANDRE.

Que sais-je, moi ? Demain matin. On ne se lève pas ici de bonne heure. Je m’en irai avant que l’on entre chez vous, et personne ne pourra se douter que j’ai passé la nuit dans vos bras.

CIDALISE.

Dans mes bras !...

CLITANDRE.

Hélas ! Je me trompe : c’est vous qui êtes dans les miens, et qui ne m’en rendez que plus à plaindre.

CIDALISE.

Ah ! Ne me rappelez point ce qui se passe entre nous ; j’en suis d’une honte !... Mais, car il faut tout prévoir, si nous nous endormons ? Il est vrai que c’est Justine qui entre toujours la première... Je serais cependant bien fâchée qu’elle vous trouvât ici. Il serait impossible qu’elle imaginât qu’ayant fait une chose aussi singulière que celle de vous laisser coucher avec moi, je n’eusse rien de plus à me reprocher.

CLITANDRE.

Véritablement elle ne le devrait pas, et par votre jolie conduite vous n’aurez pas dormi, vous vous seriez ennuyée, et Justine par dessus le marché, me croira l’homme du monde le plus heureux, et ne gardera peut-être pas ses conjectures pour elle toute seule.

CIDALISE.

Non, toutes réflexions faites, je ne puis me prêter à cela. Il est au moins douteux qu’Araminte aille chez vous. D’ailleurs, la nuit s’avance : si son intention est de vous aller trouver, il y a apparence qu’elle l’a déjà fait, et vous ne me persuaderez pas qu’elle attende dans le corridor que vous ayez la bonté de lui faire ouvrir. Non, encore une fois, monsieur, il faut que vous vous en alliez ; je le veux, et le veux absolument.

CLITANDRE.

Soit, madame, puisque vous en voulez bien courir les risques.

CIDALISE.

Ah ! Les risques que vous voulez me faire envisager, ne sont rien, existassent-ils, au prix de ceux qu’en effet vous me feriez courir, si vous restiez ici.

CLITANDRE.

Ah ! Que craignez-vous de moi ? Ce n’est pas avec les sentiments, que vous m’inspirez, que l’on ose le plus.

CIDALISE, d’un air moqueur.

Vos sentiments !...

CLITANDRE.

C’est-à-dire que vous ne croyez pas que je vous aime ?

CIDALISE, avec humeur.

Non assurément, je ne le crois pas : mais demain je pourrai peut-être vous dire mieux que ce soir, ce que je pense de votre coeur. Vous me ferez, je vous le répète, le plus grand plaisir du monde de sortir de mon lit, et je voudrais bien n’être plus forcée de vous le redire.

CLITANDRE, vivement.

Pardonnez si je vous oblige à me le dire encore plus d’une fois. Le bonheur de me trouver avec vous, comme j’y suis en cet instant, est si doux pour moi, malgré les bornes que vous y avez mises !... Ah ! Madame, quelle idée ! Est-il concevable que je sois couché avec la plus aimable femme du monde, et celle de toutes dont les faveurs me flatteraient le plus ! Que je la tienne dans mes bras, que je l’y serre ! Qu’il n’y ait entre elle et moi que les obstacles les plus légers, et qu’elle ne me permette pas de les franchir !

CIDALISE.

C’est en effet à moi une grande cruauté !

CLITANDRE.

Eh quoi ! Paierez-vous toujours mes soins de cette affreuse indifférence ?

CIDALISE.

Je n’ai jamais dû croire que vous m’en rendissiez de bien sérieux. Je sais, à la vérité, que quelquefois je vous inspire des désirs ; mais, Clitandre, des désirs ne sont pas de l’amour, et quoique vous les exprimiez, à peu de chose près, comme la passion même, j’ai trop d’usage du monde pour m’y méprendre. Non, vous dis-je, vous ne m’aimez pas, et mille femmes feraient sur vous la même impression que moi.

CLITANDRE.

Que vous vous plaisez à le croire ! Cruelle ! ...

CIDALISE.

Clitandre, nous sommes amis depuis trop longtemps pour que j’use avec vous de tous les petits détours que nous croyons ordinairement devoir à la décence de notre sexe, et que dans le fond nous ne mettons en oeuvre que pour satisfaire notre coquetterie. De votre côté, faites-moi grâce de ce jargon frivole, et de cette fausseté avec lesquels vous faites tous les jours tant de dupes. Il serait infâme à vous de me parler d’amour, sans en ressentir, et je crois pouvoir vous dire que notre amitié, même à part, vous me devez d’autres procédés. Ou vous ne m’aimez pas aujourd’hui, ou (ce que j’ai des fortes raisons pour ne pas croire) vous m’aimez depuis bien longtemps.

CLITANDRE.

Oui, madame, je vous aime depuis l’instant que mon bonheur vous a offerte à mes yeux.

CIDALISE.

Vous conviendrez donc, en ce cas, que vous vous êtes plu à vous chercher des distractions. Car enfin, sans compter toutes les femmes de l’espèce d’Araminte avec lesquelles vous vous êtes amusé, vous avez eu, depuis que nous nous connaissons, Aspasie et Célimène. Vous les avez toutes deux très tendrement aimées. La mort de la première a pu seule rompre les noeuds qui vous attachaient à elle ; et si l’autre ne vous avait pas fait la plus noire des perfidies, vous y tiendriez encore. Il est, permettez-moi de vous le dire, bien singulier que m’aimant autant que vous me le dites, vous ayez pu vous attacher si fortement à d’autres, et que vous ne m’ayez même jamais parlé de vos sentiments.

CLITANDRE.

Eh ! Comment vouliez-vous que je fisse ? Lorsque nous nous connûmes, vous aimiez éperdument Damis. Il vous quitta, j’étais en Italie. Quand j’en revins, Éraste s’était attaché à vous. Si vous ne l’aviez pas encore, il vous plaisait déjà. Quel temps donc pouvais-je prendre pour vous parler de ma tendresse ?

CIDALISE.

Vous faisiez bien de vous taire, puisque vous me croyiez prise ; mais vous auriez peut-être mieux fait de ne le pas croire si légèrement. Il est encore naturel que je pense que si vous m’aviez aimée, vous auriez tâché de faire diversion. C’était du moins ce qu’un autre aurait fait ; mais chacun a ses maximes.

CLITANDRE.

J’ai là-dessus celles de tout le monde, et vous m’auriez trouvé pour le moins aussi empressé qu’Éraste, si vous eussiez répondu avec moins de froideur à la lettre que je vous avais écrite de Turin sur l’inconstance de Damis, et que vous eussiez paru faire un peu d’attention à l’offre que je vous y faisais de mon coeur.

CIDALISE.

En effet ! Il est très singulier que dans le temps que je mourais de douleur des infâmes procédés d’un homme à qui j’étais attachée depuis mon entrée dans le monde, je n’aie pas répondu favorablement à des propositions assez tendres, il est vrai ; mais que je devais beaucoup plus attribuer à la politesse qu’à l’amour.

CLITANDRE.

Vous les auriez attribuées à leur véritable cause, si elles eussent eu de quoi vous plaire. Non, madame, mon amour vous aurait importunée, et sans doute il vous importunerait encore.

CIDALISE.

Cela se pourrait ; ma tranquillité me plaît. Les deux épreuves que j’ai faites n’ont pas dû me disposer à un nouvel engagement, et d’ailleurs je pense de façon à ne pas vouloir passer perpétuellement des bras d’un homme dans ceux d’un autre. Fort jeune encore, j’ai eu le malheur d’avoir deux affaires ; je m’en méprise. Le public a été indigné de l’inconstance de Damis, que je ne méritais assurément pas ; mais il m’a blâmée d’avoir pris Éraste, et avec un coeur tendre et vrai, n’ayant été que faible, peut-être on me croit galante, ou du moins née avec de grandes dispositions à le devenir. Je dois, et je veux me laisser oublier.

CLITANDRE.

Eh ! Madame, quand vous avez pris Éraste, est-ce d’avoir une nouvelle passion que le public vous a blâmée ? Et pensez-vous que le choix de l’objet n’y soit entré pour rien ? C’est une tyrannie de sa part peut-être ; mais enfin il veut que ce qui nous paraît aimable, lui plaise, et ne nous pardonne pas d’attacher un certain prix à ce qu’il ne juge point à propos d’estimer, et vous ne pouvez pas ignorer qu’Éraste ne s’est pas acquis son estime. J’oserai même vous dire que si vous m’aviez choisi, l’on n’en aurait point parlé de même. Éraste peut l’emporter sur moi par les agréments ; mais j’ose dire que l’on fait de ma façon de penser un autre cas que de la sienne ; et je n’en veux pour preuve que ce qui en arrive à Célimène, plus perdue peut-être pour m’avoir quitté, qu’Araminte ne l’est pour se donner à tout le monde. Les dispositions où vous êtes, ne dureront pas toujours. Vous êtes née tendre, et si les malheurs, que vous avez éprouvés, vous ont fait craindre l’amour, ils n’ont point détruit en vous le besoin d’aimer. Je crois vous devoir l’égard de ne vous pas importuner de mes sentiments ; mais si jamais vous voulez vous rengager, n’oubliez pas, je vous en conjure, que je vous ai demandé la préférence.

CIDALISE.

Nous verrons alors. Tout ce qu’à présent je puis, et crois même devoir vous dire, c’est que vous êtes de tous les hommes du monde celui que j’estime le plus, et que je veux bien même ne pas douter que je n’eusse été aussi heureuse avec vous que je l’ai été peu avec les deux indignes mortels à qui je me suis donnée.

CLITANDRE, en lui baisant tendrement la main.

Ah ! Madame, vous comblez mes voeux ! Je puis donc enfin vous parler de mon amour.

CIDALISE.

On ne peut pas moins, à ce qu’il me semble. Vous venez de vous engager tout-à-l’heure à ne m’en parler jamais, et c’est une parole que je vous avertis que je ne vous rends pas.

CLITANDRE.

Ah ! Pouvez-vous penser que je vous l’aie donnée sérieusement, et que je puisse garder le silence sur une passion renfermée si longtemps, lorsque je puis me flatter qu’en le rompant, je ne vous déplairai pas ?

CIDALISE.

Je ne crois pas que ce soit cela que je vous ai dit ; mais laissons, de grâce, cette discussion. Vous ne mourez plus de froid à présent, et vous m’obligeriez de vous souvenir que vous me devez l’histoire de Julie.

CLITANDRE.

En vérité ! Madame, il est affreux pour moi que vous vous souveniez encore qu’elle est au monde. D’ailleurs, je n’ai rien à dire de Julie, moi.

CIDALISE.

Ah ! Des réserves ! J’en suis bien-aise ! Vous m’en verrez à votre tour.

CLITANDRE.

Encore une fois, madame, je n’ai rien à vous dire de Julie. Si vous saviez de plus à quel point je raconte mal dans un lit, vous ne voudriez sûrement pas m’y transformer en historien.

CIDALISE.

Toutes ces excuses sont inutiles. Ou nous parlerons de Julie, ou nous ne parlerons plus de rien. Combien y a-t-il que vous l’avez eue ?

CLITANDRE.

Vous êtes, permettez-moi de vous le dire, singulièrement opiniâtre ! Mais en supposant que j’eusse eu Julie, et qu’il y eût dans notre affaire quelque chose de fort plaisant, et qui la distinguât de toutes les autres de ce genre, ce serait actuellement l’histoire la plus déplacée qu’il y eût au monde.

CIDALISE.

Pour vous, peut-être !

CLITANDRE.

Et si déplacée, que si l’on écrivAit notre aventure de cette nuit, et que dans la position où nous sommes ensemble, on vît arriver cette histoire-là, il n’y aurait personne qui ne la passât sans hésiter, quelque plaisir que l’on pût s’en promettre.

CIDALISE.

Ce serait selon le goût et les idées du lecteur.

CLITANDRE.

Il n’y en a point, je crois, qui aimât que pour un long narré l’on vînt lui couper le fil d’une situation qui pourrait l’intéresser.

CIDALISE.

Je ne vois pas pour moi, ce qu’il y a de si intéressant dans celle où nous nous trouvons. J’avoue qu’elle peut être extraordinaire, et qu’il n’est pas bien commun qu’un homme vienne se mettre d’autorité dans le lit d’une femme qui n’est faite, d’aucune façon, pour qu’on prenne avec elle une pareille liberté. On ne trouverait pas cela vraisemblable, et l’on ferait bien. Il devrait le paraître moins encore qu’elle l’eût souffert ; mais pour de l’intérêt, et une situation, je ne vois pas...

CLITANDRE.

Eh bien ! Madame, quand tout ce que vous dites serait vrai, je n’en voudrais pas plus avoir devant moi-même le ridicule de vous faire des histoires, lorsque je ne dois vous parler que de ma tendresse, et tâcher de vous déterminer à y être sensible.

CIDALISE.

C’est donc fort sérieusement que vous en avez formé le projet ?

CLITANDRE.

Oui, madame, et ce n’est en vérité pas de cette nuit.

CIDALISE.

Je croyais avoir quelques raisons de penser le contraire, et si la nuit était moins avancée, je pourrais vous les dire ; mais je sens le sommeil qui m’accable, et je voudrais bien que vous me laissassiez tranquille.

CLITANDRE.

Voyez, je vous prie, combien vous êtes inconséquente !

CIDALISE.

C’est encore une discussion dans laquelle je ne me soucie pas d’entrer. Inconséquente, injuste même, pis encore si vous le voulez, je conviendrai de tout, pourvu qu’il vous plaise de quitter mon lit.

CLITANDRE.

Si vous saviez combien j’aurais d’envie de n’en rien faire ?

CIDALISE.

À la rigueur, cela se pourrait, mais je ne crois pas que dans cette occasion ce soit ni vos désirs, ni vos répugnances que je doive consulter.

CLITANDRE.

Oh ça ! Parlons sérieusement. Que voulez-vous me donner pour que je ne dise pas que j’ai couché avec vous ?

CIDALISE.

Voilà une très-mauvaise bouffonnerie, monsieur. Ne badinons pas, je vous prie, sur cet article. Quand je songe à ma sotte complaisance ! ...

CLITANDRE.

Et moi à mon imbécillité !... Ah ! Ce qui m’en console, c’est que, comme effectivement elle est incroyable, personne ne la croira ; et dans une sottise aussi grande que celle que je fais, c’est toujours beaucoup que de pouvoir mettre son honneur à couvert.

CIDALISE.

Je vous entends ! C’est-à-dire, que vous ne vous tairez pas sur cette aventure et que vous ne manquerez pas de vous vanter de l’avoir poussée aussi loin qu’il est possible, et de ne m’avoir ménagée en aucune façon.

CLITANDRE.

Je ne croyais pas, par exemple, que ce que je viens de dire, pût s’interpréter comme vous faites. Mais, à propos de cela pourtant, s’il vous plaisait de m’accorder quelques faveurs ?

CIDALISE.

Quelques faveurs ! Ah ! Je n’en accorde pas, ou je les accorde toutes.

CLITANDRE.

Toutes ! Eh bien, soit.

Ici il perd assez indécemment le respect.

Elle se défend avec fureur, et lui échappe.

CIDALISE, avec une colère froide.

Je vois, monsieur, que quoique vous viviez avec moi depuis longtemps, vous ne m’en connaissez pas davantage. Je n’emploierai point contre vous des cris, qui ne feraient que rendre ma sottise publique ; mais comme je ne suis ni prude, ni galante, que les coups de tempérament et les éclats de vertu ne sont pas à mon usage, je ne ferai pas de bruit ; mais vous ne m’aurez point, et s’il est vrai que vous pensiez à moi, vous aurez le chagrin de me voir rompre avec vous pour jamais. C’est à vous à voir actuellement le parti que vous avez à prendre.

CLITANDRE.

Ah ! Madame, que je suis loin encore du bonheur que vous aviez semblé me promettre ! Et que, si vous pensiez sur mon compte comme vous me l’avez dit, vous vous offenseriez peu de tout ce que mon amour pourrait tenter ! Eh ! Ne vous ai-je pas donné de mon respect les preuves les plus fortes que vous puissiez jamais en exiger ? Je vous adore ! Quand ma passion pour vous serait moins vive, vous êtes belle, je suis jeune ! La situation où je me trouve avec vous, est peut-être la plus pénible situation dans laquelle on puisse jamais se trouver. Je meurs de désirs, et vous n’en doutez pas ! Cependant n’ai-je pas été aussi sage que vous m’avez prescrit de l’être ! Mes mains se sont-elles égarées ? Ai-je abusé des vôtres ? Et maître de disposer, du moins à bien des égards, de la plus aimable femme du monde, ne m’avez-vous pas trouvé aussi retenu qu’aujourd’hui je le serais avec cette exécrable Araminte qui m’inspire de si violents dégoûts ? Je veux ne point mériter de récompense, et que vous ne croyiez pas devoir des faveurs par cette seule raison que je n’ai pas tenté de vous en arracher ; mais qu’au moins l’effort que je me suis fait, trop cruel pour n’être pas l’ouvrage de la passion la plus vive qui fut jamais, vous prouve la vérité de mes sentiments !

CIDALISE.

J’admire les hommes, et je considère avec effroi tout ce que le moment peut sur eux ! Vous n’étiez pas venu ici dans l’intention de me marquer tant de tendresse, et quoiqu’il se puisse que vous ayez toujours eu pour moi une sorte de goût, et que même je doive croire que depuis que vous me voyez libre, il s’est accru, j’ai plus d’une raison de penser que je ne vous inspire pas d’amour. Mais vous êtes désoeuvré, seul avec moi la nuit ; et par une imprudence que je ne me pardonnerai jamais, qui n’est presque pas croyable, et dont moi-même je doute encore, j’ai souffert que vous vous missiez dans mon lit ! Quand je serais moins bien à vos yeux, je vous inspirerais des désirs, et surtout celui de triompher de moi dans ce moment même, pour avoir une aventure singulière à raconter. Convenez que si je vous prête quelques motifs, je dois du moins beaucoup au moment, de cette violente passion que vous voudriez que je vous crusse.

CLITANDRE.

Ce n’est pas aujourd’hui, Madame, que je sais que l’on est aussi ingénieux à trouver des raisons contre ce qui déplaît, qu’habile à s’affaiblir celles qui s’opposent à un goût qui nous est cher. Vous n’ignorez pas, quand vous voulez paraître penser de moi si désavantageusement, que je n’ai jamais eu le ridicule d’être homme à bonnes fortunes, ni d’attaquer, pour la seule gloire de vaincre, des femmes pour qui je ne sentais rien. Vous m’avez autrefois rendu volontairement cette justice ; mais les temps sont changés, et ce serait en vain qu’aujourd’hui je l’attendrais de vous. Il faudrait pour l’obtenir, que je vous aimasse aussi peu que vous le désiriez.

En cet endroit il lui baise la main avec tendresse et respect, et continue jusqu’à ce qu’elle lui répond. De son côté elle l’écoute avec une extrême attention, et un air fort embarrassé.

Eh ! Madame, pourquoi me chercher des crimes ? Pourquoi avoir la cruauté d’ajouter au mépris dont vous payez ma tendresse ? Vous ne m’aimez point ? Est-il possible que vous ne croyiez pas me rendre assez malheureux ! Vous me reprochez mon silence ! Quoi ! C’est parce que je n’ai jamais osé vous dire que je vous aime que vous doutez de mes sentiments ? Hélas, et dans quel temps ai-je pu me flatter que cet aveu ne vous déplairait point ? Ai-je jamais pu, sans vous offenser, vous dire que je vous adorais ? Ignorais-je vos engagements, et devais-je imaginer que vous me pardonneriez de vous croire légère ou perfide ? Je vous vois libre enfin, et assez heureux pour l’être moi-même, je pouvais, il est vrai, vous parler de ma tendresse ; mais trop vivement épris pour ne pas toujours craindre, mes yeux seuls ont osé vous en instruire. J’ai cru qu’avant que de vous la découvrir, je devais travailler à y disposer votre coeur. Vous m’avez vu constamment attaché sur vos pas, vous préférer à tout, ne chercher que les lieux où je me flattais de vous rencontrer, et ne connaître de plaisir que celui de passer ma vie auprès de vous. Eh bien ! Madame, continuez donc de me haïr : vous me verrez toujours constant et soumis, préférer toutes les rigueurs dont vous m’accablerez, aux faveurs que je pourrais attendre d’une autre. Mon amour vous déplaît, je consens à ne vous en jamais parler, pourvu que vous me permettiez de vous le témoigner sans cesse.

CIDALISE, avec émotion.

Ah ! Traître ! Serais-je en effet assez malheureuse pour désirer que vous me disiez vrai ?

Ici Clitandre la serre dans ses bras, et elle ne se défend que mollement.

CLITANDRE.

Cidalise ! Charmante Cidalise ! Que si vous le vouliez, vous me rendriez heureux !

CIDALISE.

Eh ! Croiriez-vous longtemps l’être ? Vous donner mon coeur, et tout ce que je sais qu’enfin je vous donnerais avec lui, ne serait-ce pas me remettre volontairement dans l’horrible situation dont je ne fais que de sortir ? Glacée encore par le souvenir de mes peines, je vous avoue que je ne regarde l’amour qu’avec horreur, et que je voudrais vous haïr de ce que vous cherchez à me plaire, et de ce que peut-être ce n’est pas inutilement que vous le cherchez.

CLITANDRE, en se rapprochant d’elle.

Daignez, de grâce, ne vous pas faire de si tristes idées. Que ce que j’ai été jusques ici vous rassure sur l’avenir. Tournez les yeux vers moi, et que, s’il se peut, ils ne s’y arrêtent plus avec peine !

Elle soupire.

Ces craintes cruelles ne se dissiperont-elles point, et paraîtrez-vous toujours désespérée de vous voir dans mes bras ?

Elle soupire encore, le regarde tendrement, s’approche de lui, et ne le trouve pas à beaucoup près aussi respectueux qu’il lui promettait de l’être.

CIDALISE, en se défendant.

Ah !... Clitandre !... Que faites-vous ?... Si vous m’aimez !... Clitandre !... Laissez-moi !... Je vous l’ordonne.

Il obéit enfin ; elle pleure, et s’éloigne de lui avec indignation.

CLITANDRE, d’un ton piqué.

Je m’aperçois trop tard, madame, qu’emporté par mon ardeur, me flattant à tort que vous ne la désapprouviez pas, je me suis exposé à vous déplaire. La douleur que vous cause mon audace, m’apprend que je suis le dernier des hommes à qui vous voudriez accorder les faveurs que je viens de vous ravir, et je ne comprends pas en effet comment j’ai pu m’aveugler sur cela si longtemps.

Elle ne lui répond rien ; il se tait aussi, en soupirant : enfin voyant qu’il ne lui parle plus.

CIDALISE, sans le regarder, et d’un ton fort sec.

Je crois, monsieur, qu’il serait temps que vous me laissassiez tranquille.

CLITANDRE.

Oui, madame, je le pense comme vous. Je ferai même plus que vous ne semblez exiger, et je vais vous quitter pour jamais.

CIDALISE.

Allez, monsieur. Puissiez-vous oublier mon imprudence, et ne m’en faire un crime ni devant vous, ni devant personne !

CLITANDRE.

Eh ! Madame, je puis n’être pas digne de votre tendresse ; mais je le serai toujours de votre estime, et vos procédés, tout durs qu’ils sont, n’altéreront jamais dans mon coeur le profond respect que j’ai pour vous.

CIDALISE, ironiquement.

J’aime à vous l’entendre vanter, après la façon dont vous m’avez traitée !

CLITANDRE.

Je ne chercherai point à excuser une chose qui vous a déplu, quoiqu’il ne me fût peut-être pas bien difficile de la justifier ; mais vous me voulez coupable, et je croirais l’être en effet, si j’entreprenais de vous faire remarquer votre injustice. C’est au temps que je laisse à vous la faire sentir, et plaise au ciel qu’il ne m’en venge pas ! Adieu, madame, je vais...

Il paraît chercher quelque chose.

CIDALISE, toujours sans le regarder.

Que cherchez-vous donc, Monsieur ?

CLITANDRE.

Madame, c’est ma robe-de-chambre. Dans la situation, ou nous sommes ensemble, je ne crois pas qu’il fût bien décent que je parusse déshabillé à vos yeux.

CIDALISE, toujours froidement.

Vous vous avisez tard d’observer les bienséances avec moi. Attendez, monsieur, vous l’avez jetée de mon côté, et je vais vous la donner.

CLITANDRE, se rapprochant d’elle avec transport.

Cruelle ! Est-il bien vrai que vous me perdiez avec si peu de regret, et que ce soit l’homme du monde, qui vous aime le plus tendrement, que vous accabliez de votre haine ?

CIDALISE.

Hélas ! Monsieur, vous ne savez que trop que je ne vous hais pas.

CLITANDRE.

Eh bien ! S’il est possible que je me sois trompé, que ces yeux charmants, où je viens de lire une si vive indignation, daignent me parler un plus doux langage !

Elle lui sourit tendrement.

Oui, Cidalise, j’y retrouve quelques traces de cette bonté dont vous aviez bien voulu me flatter, mais qu’ils sont loin encore de ce sentiment que les miens vous expriment, et que je ne puis parvenir à faire passer dans votre coeur !

CIDALISE, après quelques instants de silence.

Vous voulez donc absolument que j’aime ? Eh bien ! Cruel ! Jouissez de votre victoire, je vous adore.

CLITANDRE.

Ah ! Madame !... Ma joie me suffoque ; je ne puis parler.

Il tombe, en soupirant, sur la gorge de Cidalise, et y reste comme anéanti.

CIDALISE.

Les voilà donc encore revenus dans mon coeur ces cruels sentiments qui ont fait jusqu’ici tout le malheur de ma vie ! Ah ! Pourquoi avez-vous cherché à me les rendre ? Hélas ! J’ignorais, ou plutôt je cherchais à ignorer la force et la nature du goût qui m’entraînait vers vous, et peut-être en aurais-je triomphé, si vous n’eussiez pas cherché à me séduire.

CLITANDRE, avec ardeur.

C’en est trop ! Je ne puis plus tenir à tant de charmes ! Venez, que j’expire, s’il se peut, dans vos bras !

CIDALISE.

Un moment de grâce, Clitandre. Vous me connaissez, et puisqu’enfin je consens à vous livrer mon coeur, vous ne devez pas douter que vous ne soyez un jour maître de ma personne ; mais laissez-moi m’accoutumer à ma faiblesse, et donnez-moi la consolation de ne pas succomber comme la malheureuse de qui vous venez de me raconter les horreurs.

CLITANDRE.

Quoi ! Vous pouvez craindre que je vous confonde avec elle ?

CIDALISE.

Si j’étAis assez heureuse pour que vous fussiez mon premier engagement, et que vous connussiez mieux ma façon de penser, vous ne me verriez ni les mêmes scrupules, ni les mêmes craintes ; mais je ne vous apporte pas un coeur neuf, et de quelque prix que le mien puisse vous paraître aujourd’hui, je tremble que vous ne l’estimiez pas toujours autant que vous paraissez le faire, et que le peu qu’il vous a coûté, ne vous le rende un jour bien méprisable.

CLITANDRE.

Pourriez-vous me soupçonner de penser mal de vous, et doutez-vous de mon estime ? Mais oui, car vous m’avez dit que je vous prenais pour une Araminte. Il était assurément flatteur pour moi, ce propos-là.

CIDALISE.

Je n’ai peut-être rencontré que trop bien, et la façon dont je me rends...

CLITANDRE.

Eh ! Comment vouliez-vous ne vous pas rendre ? Vous m’aimez. Quoique vous ne me l’ayez dit que d’aujourd’hui, ce n’est cependant pas de ce moment-ci que je le sais. Votre confiance en moi ; les sacrifices que vous m’avez faits, sans que je vous les eusse demandés, ni que vous-même peut-être crussiez m’en faire ; la sorte d’aigreur que, toute douce que vous êtes, vous preniez contre les femmes que je voyais un peu trop souvent, ou que je louais devant vous ; la crainte que vous aviez que je ne vinsse pas ici ; l’empressement avec lequel vous m’y avez toujours cherché ; la gaieté que je vous y ai vue ; l’humeur qui vous a saisie à l’arrivée de toutes ces femmes ; les regards inquiets et troublés qu’en les voyant, vous avez jetés sur moi ; tout enfin ne m’a-t-il pas instruit de votre tendresse ? Pouvez-vous croire qu’avec de pareilles dispositions, accoutumée à moi par l’ancienneté de notre liaison, moins en garde par conséquent contre les libertés que je prenais, sûre d’être aimée, pressée également par votre amour et par le mien, vous eussiez pu résister à mon ardeur ? Et devez-vous comparer ce qui se passe entre nous, à ce qui s’est passé entre Araminte et moi ?

Il n’est peut-être pas hors de propos d’avertir ici le lecteur que pendant que Clitandre parle, il accable Cidalise de caresses fort tendres, qu’elle ne lui rend point tout-à-fait ; mais auxquelles elle ne s’oppose pas non plus à un certain point.

CIDALISE, répondant plus à ce qu’il dit qu’à ce qu’il fait.

À vous parler franchement, on ne peut pas en avoir moins d’envie, et la seule chose que je puisse actuellement avoir quelque plaisir à croire, c’est que je ne pouvais faire que ce que j’ai fait. Il faut pourtant que je me trompe, car vous ne sauriez concevoir combien j’ai de peine à me le persuader.

CLITANDRE.

Vous ne m’en êtes que plus chère ; mais à quelque point que j’approuve votre délicatesse, je serais fâché que vous ne l’employassiez qu’à vous tourmenter.

CIDALISE.

Hélas ! Puis-je être aussi tranquille que vous voudriez que je le fusse, quand je songe qu’un jour peut-être vous trouverez plus de raisons pour blâmer ma conduite, que vous ne venez de m’en dire pour que je puisse me l’excuser ?

Il ne lui répond qu’en entreprenant : elle se tait aussi, mais elle résiste.

CLITANDRE.

En vérité ! Cidalise, ce que vous faites est de la dernière déraison. Vous ne m’aimez donc point ?

Elle le serre tendrement dans ses bras.

Mais comment voulez-vous que je vous croie lorsque je vous vois écouter plus vos craintes que votre tendresse, et démentir par votre conduite tout ce que votre bouche veut bien me jurer ? Accordez du moins quelque chose à mes désirs.

CIDALISE.

Vous ne saurez sûrement pas les contenir, et je n’aurai peut-être pas la force de les arrêter.

Ici il lui demande quelque chose, mais presque rien.

Grand dieu !... Me tiendrez-vous parole, et respecterez-vous mes craintes ?

CLITANDRE.

Oui, puisqu’enfin je ne puis les bannir de votre esprit.

Ici elle consent à ce qu’il lui a demandé ; et comme elle l’a prévu, et espéré peut-être, il lui manque parole. Le lecteur croira facilement qu’elle s’en fâche.

CIDALISE, avec assez de majesté pour l’instant.

Ah ! Monsieur, vous savez nos conventions ?

CLITANDRE.

Hors celle de nous aimer toujours, je ne crois pas que nous en ayions fait aucune ensemble ; mais quittez, de grâce, cet air et ce ton qui ne sont pas faits pour nous. La cérémonie, que vous conservez encore avec moi, me fait presque douter que vous m’avez dit que vous m’aimez, et je ne saurais vous exprimer à quel point j’en suis blessé.

CIDALISE, avec transport.

Ah ! Vous ne devriez pas pouvoir un moment douter de ma tendresse ; et je serais trop heureuse, si je vous en voyais toujours aussi satisfait, que vous aurez toujours lieu d’en être persuadé.

CLITANDRE.

Vous me baisez pourtant sans plaisir, et pendant que mon coeur vole sur vos lèvres et s’y pénètre de la plus douce des voluptés, je vous vois vous refuser au même bonheur, ou être incapable de le sentir.

CIDALISE.

Pourquoi vous plaisez-vous à faire de mes mouvements une peinture si infidèle ?... Convenez donc que vous êtes bien injuste !

Les transports de Cidalise autorisant en quelque façon les témérités de Clitandre, il lui demande les complaisances. Comme, sans être les plus fortes que l’on puisse exiger d’une femme, elles ne laissent pas que d’être singulières, elle les lui refuse. Il les demande encore ; nouveau refus : il en est piqué, et use d’autorité avec une insolence que l’on peut dire sans exemple, ou qui du moins n’est pas bien commune, et doit apprendre aux femmes à ne pas laisser mettre quelqu’un dans leur lit si légèrement.
Cidalise désespérée.

Non !... Je ne veux pas... Vous m’offensez mortellement ! Eh bien ! Monsieur, vous voilà !... Voilà pourtant comme je puis compter sur vous.

Loin que de si violents reproches le contiennent, et que la résistance de Cidalise, qu’il doit croire très-réelle, lui donne d’autres idées, il continue d’employer la violence. Elle lui réussit ; car que fera-t-elle, et quelles sont ses ressources ? Ce n’est pas qu’elle ne lui dise qu’il est un impertinent ; mais quand une fois on a pris sur soi d’en être un, il y aurait assez peu de mérite, et moins encore de sûreté peut-être à cesser d’offenser. Il continue donc d’abuser de la supériorité de ses forces, tout indigne que cela est. Ensuite il la regarde en souriant, et d’un air aussi content que s’il eût fait les plus belles choses du monde, et veut même lui baiser la main. On n’aura pas de peine à croire qu’après ce qu’on a à lui reprocher, cette marque de reconnaissance, toute respectueuse qu’elle est, est assez froidement reçue.

CIDALISE, outrée, et d’un ton terrible.

Laissez-moi, je vous prie, monsieur : je suis indignée contre vous ; vos procédés sont odieux.

CLITANDRE.

Mais voyez donc quelle est votre injustice ! Avez-vous pu penser, je laisse même l’amour à part, que comblé des caresses d’une femme telle que vous, la modération, que vous me prescriviez, fût en mon pouvoir ? D’ailleurs, de quoi vous plaignez-vous ? Ne serait-ce pas à moi à m’offenser de vous voir me refuser les complaisances les plus ordinaires ? Vous êtes trop singulière aussi.

CIDALISE.

Cela n’est pas douteux ! Je vois bien que j’aurai toujours tort. Ce n’est pas là pourtant ce que vous m’aviez promis.

CLITANDRE.

Cessez donc, je vous en conjure, de croire qu’à cet égard j’aie été d’assez mauvaise foi pour vous promettre quelque chose. Songez que dans les termes, où nous en sommes ensemble, il n’est plus possible que je vous fasse des impertinences, et lorsque c’est vous qui offensez l’amour, n’allez pas croire que je blesse votre dignité.

CIDALISE, bien plus doucement.

Mais, mon dieu ! Pensez-vous que je m’aveugle au point de croire que je ne ferai pas un jour pour vous, plus que vous ne venez d’exiger de moi ? Vous avez raison ! Si ma résistance n’était fondée sur rien, elle serait du dernier ridicule ; mais enfin que les motifs en soient pitoyables ou sensés, vous m’avez, quoi que vous en disiez, promis de les respecter, et je me crois du moins en droit de me plaindre de ce que vous me manquez de parole.

CLITANDRE.

Vous êtes donc bien fâchée ? Ah ! Revenez dans mes bras ; je meurs d’envie de vous pardonner vos injustices ! Venez ! Ne vous dérobez pas à ma clémence !

CIDALISE, en riant.

En vérité ! Vous êtes singulièrement ridicule ! Ah ! Clitandre ! Je vous sens bien !

Apparemment elle a ici quelques raisons pour lui parler comme elle fait.

CLITANDRE.

N’allez-vous pas vous fâcher encore ?

CIDALISE.

Dans le fond j’aurais de quoi ; mais je vois bien, au train que vous prenez, qu’il faudrait que je ne fisse que cela, et ne fût-ce que pour vous attraper j’ai quelque envie d’être un peu moins cruelle.

CLITANDRE.

Pour m’attraper ! Où avez-vous donc pris cela, s’il vous plaît ?

CIDALISE.

Est-il donc vrai que je sois si injuste ?

Le lecteur aura ici la bonté de prendre que c’est à lui qu’on fait cette question. Si par hasard, et ce qu’on a peine à croire, quelque femme lit cet endroit, elle en doit apprendre à ne jamais insulter personne qu’à bonnes enseignes, c’est-à-dire, qu’il faut qu’elle se garde bien de parler, dans de certaines occasions, d’après de simples probabilités auxquelles il serait possible qu’elle fût attrapée, et qu’elle ne saurait, pour montrer des doutes offensants, être trop sûre physiquement que cela ne peut pas tirer à conséquence.
Clitandre prouve donc à Cidalise, qui d’abord lui demande pardon, et qui ensuite se fâche très vivement, qu’elle aurait beaucoup mieux fait de ne lui avoir pas montré de doutes. C’est en vain qu’elle lui dit qu’une plaisanterie si simple ne devrait pas avoir des suites si sérieuses. Soit qu’il en soit réellement piqué, ou qu’il la prenne pour prétexte, il est certain qu’il s’en venge. Toutes réflexions faites pourtant, il fallait bien que de façon ou d’autre cela finît, et qu’elle eût à se plaindre de lui autant que vraisemblablement elle s’en flattait.
En cet endroit Clitandre doit à Cidalise les plus tendres remerciements, et les lui fait. Comme on ne peut supposer qu’il y ait parmi nos lecteurs quelqu’un qui ne se soit, ou n’ait été dans le cas d’en faire, ou d’en recevoir, ou de dire et d’entendre ces choses flatteuses et passionnées que suggère l’amour reconnaissant, ou que dicte quelquefois la nécessité d’être poli, l’on supprimera ce que les deux amants se disent ici, et l’on ose croire que le lecteur a d’autant moins à s’en plaindre, que l’on ne le prive que de quelques propos interrompus, qu’il aura plus de plaisir à composer lui-même d’après ses sentiments qu’il n’en trouverait à les lire.
Il est bien vrai qu’il peut y en avoir quelques-uns qui, ne sachant pas encore ni comment on remercie, ni comment on est remercié, ne seraient pas fâché de pouvoir ici s’en instruire ; mais on ne veut pas rendre dans l’un la nature artificieuse, et avoir la barbarie d’ôter à l’autre le plaisir de la surprise.

CLITANDRE, se remettant auprès de Cidalise, qui n’ose pas le regarder, ou ne le regarde qu’avec confusion.

Eh quoi ! Charmante Cidalise, voudrez-vous toujours vous reprocher d’avoir fait mon bonheur, ou plutôt me punir d’avoir osé me rendre heureux ? Je suis coupable sans doute ; mais si vous vouliez vous rendre justice, vous trouveriez non seulement bien des raisons pour me pardonner mon crime, mais même de quoi vous étonner de ce que je ne l’ai pas commis plutôt.

Elle se tait, soupire et s’obstine à ne le pas regarder. Il continue.

Levez donc sur moi vos yeux ; qu’ils me disent si votre bouche ne veut pas le prononcer, que vous ne me haïssez pas, je ne puis vivre un instant avec la crainte de vous avoir déplu. Voulez-vous donc me faire mourir de douleur ?

Il lui baise tendrement les mains.

CIDALISE, toujours fâchée.

Ah ! Traître !

CLITANDRE.

Eh bien ! Accablez-moi de tous les reproches imaginables : il n’y en a point sans doute que je ne mérite ; mais encore une fois regardez-moi ! Dites-moi donc, de grâce, quelle est l’inquiétude qui vous agite ?

CIDALISE.

Hélas ! Puis-je n’être pas tourmentée de la crainte de vous perdre.

CLITANDRE, vivement.

Ah ! Ne vous livrez pas à de si injustes terreurs ! Je vous adore ; rien ne m’a jamais été aussi cher que vous ; rien ne me le sera jamais autant.

CIDALISE, en le regardant avec une extrême tendresse.

Est-il bien vrai que vous m’aimiez encore ?

Clitandre ne cherche à bannir les craintes de Cidalise qu’en l’accablant des plus ardentes caresses. Mais comme tout le monde peut n’avoir pas sa façon de lever les doutes, ceux de nos lecteurs à qui elle pourrait ne point paraître commode, en prendront une autre, comme de faire dire à Clitandre les plus belles choses du monde, et ce qu’ils croiront de plus fait pour rassurer une femme en pareil cas.

CLITANDRE.

Eh ! Ingrate ! Êtes-vous rassurée ?

CIDALISE.

Ah ! Clitandre, quel dommage que je ne sache si bien que le désir n’est pas de l’amour !

CLITANDRE.

C’est-à-dire que vous doutez encore du mien.

CIDALISE, en soupirant.

Ce doute serait moins déplacé que vous ne semblez le croire ; mais vous répondez aux miens de façon à me forcer de les renfermer : pourtant vous ne les détruisez pas.

CLITANDRE.

En croiriez-vous plus à mes serments ?

CIDALISE.

Cette façon de me parler de votre tendresse n’amuserait pas tant vos sens, et flatterait moins votre vanité ; mais j’avoue que toute trompeuse qu’elle pourrait être encore, elle calmerait plus mon coeur que les transports que vous mettez à sa place.

CLITANDRE, tendrement.

Ah ! Comment pouvez-vous un instant penser que je ne goûte pas un plaisir extrême à vous parler d’un sentiment qui pénètre mon âme, et qu’à la vivacité dont vous me le rendez, je crois éprouver pour la première fois de ma vie ?

CIDALISE.

Non, je vous ai coûté trop peu pour que je sois aussi heureuse que vous me le dites.

CLITANDRE.

En vérité ! Vous êtes bien peu raisonnable !

CIDALISE, en lui baisant la main avec transport.

Vous ne savez combien je vous aime, combien je m’abhorre d’avoir été à d’autres qu’à vous, combien même je vous hais de m’avoir aimée si tard ; et quand je songe en effet que si vous aviez voulu je n’aurais pas eu le malheur d’avoir Éraste, puis-je ne pas vous détester de me l’avoir laissé prendre ?

CLITANDRE.

Éraste ! Ne commençait-il pas à vous plaire quand je revins ?

CIDALISE.

Non, il le cherchait encore, et si vous m’aviez, à votre retour, confirmé ce que vous m’aviez écrit, il l’aurait cherché vainement.

CLITANDRE.

Ah ! Si je l’avais cru ! Mais comment pouvais-je vous supposer pour mon amour dans de si favorables dispositions, lorsque je vous voyais plus froide et plus réservée avec moi qu’avec qui que ce fût, et qu’à peine même vous me marquiez de l’amitié ?

CIDALISE.

Le désir de fuir tout engagement, et la crainte que vous ne nuisissiez plus que personne à mes résolutions, furent les premières causes de la froideur que je vous marquai à votre retour ; et la douleur de vous voir reprendre Célimène, lorsque malgré moi-même je me flattais que vous n’aimeriez que moi, m’inspira pour vous une haine si violente, que je ne sais encore comment elle a pu s’effacer.

CLITANDRE.

Je vous avoue que vos sentiments ne m’ont pas tout-à-fait échappé, et qu’un jour même sur un mot que vous dites à l’opéra, et qui depuis m’a donné bien à rêver...

CIDALISE, en le baisant avec fureur.

Tu l’entendis, ingrat ! Et tu n’y répondis pas !

CLITANDRE.

Que voulez-vous ? Éraste, de qui vous connaissez les ruses, s’apercevant sans doute de l’impression que vous faisiez sur moi, et craignant qu’enfin je ne vous en parlasse, vint le lendemain, avec le plus grand mystère du monde, m’apprendre, plus d’un mois avant que vous le prissiez, qu’il avait tout réglé avec vous, et ce fut cette fausse confidence qui m’empêcha de vous entendre et de vous répondre, et qui me fit me rengager avec Célimène.

CIDALISE.

Ne parlons plus de lui, je vous en conjure. Vous ne sauriez concevoir à quel point ce souvenir m’afflige, ni combien je me méprise d’avoir eu la faiblesse de me livrer au plus perfide de tous les hommes, et à celui de tous peut-être que j’étais le moins faite pour aimer.

CLITANDRE.

C’est comme moi qui ne saurais comprendre comment j’ai pris une Araminte, et dix vilaines bêtes de la même espèce.

CIDALISE.

Belise, par exemple.

CLITANDRE.

Du moins elle est jolie.

CIDALISE.

J’en conviens ; mais elle est à tout le monde.

CLITANDRE.

Oui, un peu cela est vrai. C’est qu’elle a malheureusement pour elle une sorte de nonchalance dans le caractère qui l’expose à l’inconvénient de ne savoir pas résister ; car elle serait sans cela absolument, ou à peu près comme une autre.

CIDALISE.

Comment vous engageâtes-vous avec elle ?

CLITANDRE.

M’engager ! Moi ! Je la pris, à la vérité, mais ce fut sans avoir un moment l’intention de la garder. C’était tout à la fois la femme de France que je méprisais le plus, et qui me coûtait le moins.

CIDALISE.

Vous la prîtes pourtant.

CLITANDRE.

Mais, oui, il le fallait bien. J’allais lui faire une visite que je lui devais depuis assez longtemps. Je ne sais comment elle était disposée ; mais elle me fit des agaceries, et de si vives, que tout le mépris qu’en ce moment même elle m’inspirait, ne m’empêcha pas d’y répondre. Savez-vous bien que dans le fond cela est horrible ?

CIDALISE.

Vous croyez rire, mais je vous assure qu’il n’y a rien de plus infâme que de se livrer, comme vous faites presque tous, à toutes les occasions qui se présentent.

CLITANDRE.

Vous ne sauriez imaginer aussi combien nous nous faisons de reproches de ces honteuses fragilités, lorsque nous nous trouvons, comme j’avoue que j’étais alors, avec la plus violente passion du monde dans le coeur, et pour une femme charmante assurément, puisque c’était pour Aspasie.

CIDALISE.

Je suis bien sûre, malgré cela, que Belise ne vous en crut que pour elle.

CLITANDRE.

Elle est vaine, je suis ardent ; il était naturel que dans ce moment-là nous nous trompassions tous deux.

CIDALISE.

Cependant vous adoriez Aspasie ?

CLITANDRE.

Si je l’aimais ! À la fureur !

CIDALISE.

Mais comment accordiez-vous votre tendresse pour aller avec les complaisances que vous aviez pour Belise ?

CLITANDRE.

Oh ! Je n’avais vis-à-vis de moi-même ni la mauvaise foi de prétendre les accorder, ni le malheur de m’y méprendre. Comblé des faveurs de Belise, et dans l’instant même où elles prenaient le plus vivement sur moi, vous ne sauriez imaginer combien elle était loin de mon coeur, et à quel point j’y sentais l’empire d’Aspasie.

CIDALISE.

Je le crois. Vous revîtes pourtant Belise ?

CLITANDRE.

Oui. Elle n’avait jamais, à ce qu’elle disait, soupé en petite maison, et elle me demanda en grâce de lui donner une fête dans la mienne. Il ne me parut pas possible, dans les termes où nous en étions ensemble, de ne la pas satisfaire sur cette fantaisie. Je ne vous cacherai même pas qu’elle m’amusa quelque temps, et que tous les reproches, que je m’en faisais, ne m’empêchèrent pas de la garder un mois. Il est vrai qu’Aspasie en passa plus de la moitié hors de Paris, et qu’alors j’avais réellement besoin qu’une femme, que j’aimais, ne fût pas si longtemps absente.

CIDALISE.

Infidèle !... Ah ! Laissez-moi donc.

Pour bien entendre cette exclamation, qui paraît venir à propos de rien, il est nécessaire de savoir que Clitandre tourmente toujours Cidalise de façon ou d’autre. Nouvelles propositions, nouveaux refus. Plaintes de Clitandre ; complaisance de Cidalise. Il faut au reste qu’elle se plaigne de se trouver trop sensible, et de paraître craindre que ce ne soit pour Clitandre une raison de se défier de sa constance. Car sans cela, que voudraient dire les propos qu’on va trouver ci-dessous.

CLITANDRE.

Vous avez de singulières idées d’imaginer que je vous reprocherai d’être sensible, moi qui avais toutes les peines du monde à pardonner à Célimene de ne l’être pas.

CIDALISE.

Cela est plaisant ! À la voir, j’en aurais tout différemment jugé.

CLITANDRE.

Il y a cependant peu de femmes plus froides qu’elle, et vous ne sauriez imaginer combien sur cet article il faut peu croire aux physionomies.

CIDALISE.

Ai-je l’air d’être sensible, moi ?

CLITANDRE, en la regardant avec attention.

Mais oui ; vous avez dans les yeux une langueur tendre qui promet passablement.

CIDALISE.

Ah ! Vous me désespérez. La chose du monde, que je crains le plus, c’est de passer pour être si tendre. Vous ne savez ce que vous dites. Cette langueur, que vous me trouvez dans les yeux, peut bien annoncer un coeur sensible ; mais il me semble que ce n’est que les femmes, qui ont une extrême vivacité, que vous accusez d’être...

CLITANDRE.

Non pas les connaissances, et nous laissons aux jeunes gens, qui entrent dans le monde, à croire que toutes les femmes ont beaucoup de cette sorte de sensibilité, et que surtout c’est chez celles qui ont du feu dans les yeux, une grande vivacité dans leurs actions, et de l’inconsidération dans leur conduite, que l’on en trouve le plus. Pour nous, de la langueur, de l’indolence, de la modestie, voilà nos affiches.

CIDALISE.

Vous deviez bien importuner Célimene ?

CLITANDRE.

Beaucoup moins que vous ne pensez. Soit caprice, soit vanité, la chose du monde, qui lui plaît le plus, est d’inspirer des désirs ; elle jouit du moins des transports de son amant. D’ailleurs, la froideur de ses sens n’empêche pas sa tête de s’animer, et si la nature lui a refusé ce que l’on appelle le plaisir, elle lui a en échange donné une sorte de volupté qui n’existe, à la vérité, que dans ses idées ; mais qui lui fait peut-être éprouver quelque chose de plus délicat que ce qui ne part que des sens. Pour vous, plus heureuse qu’elle, vous avez, si je ne me trompe, rassemblé les deux.

CIDALISE.

Je ne sais pourquoi ; mais il me semble que j’aimerais mieux le partage de Célimene que le mien.

CLITANDRE.

C’est-à-dire, que vous voudriez être moins heureuse de la moitié que vous ne l’êtes. Soyez contente. À quelque point que les idées de Célimène s’enflammassent, et dans quelque volupté qu’elles sussent la plonger, ce désordre ne lui suffisait pas toujours. Quoiqu’elle eût le malheur d’être convaincue que les bornes que la nature lui avait imposées, ne pouvaient se franchir, elle n’en désirait pas moins cette jouissance entière que rien ne pouvait lui procurer. Son imagination s’embrasait ; elle se révoltait contre la froideur de ses sens, et mettait tout en usage pour la vaincre. Cette ardeur dont elle se sentait brûler, et qui se répandait dans toutes ses veines, devenait enfin un supplice pour elle, et je l’ai vue plus d’une fois pleurer d’être livrée à des désirs si violents, et de ne pouvoir ni les éteindre, ni les satisfaire.

CIDALISE.

Si elle n’a pu parvenir avec vous au bonheur qu’elle cherchait, je ne lui conseille pas de le chercher avec un autre.

CLITANDRE.

Je doute en effet qu’elle l’ait trouvé dans le nouveau choix qu’elle a fait, puisque c’est une sorte d’Éraste qui m’a banni de son coeur ; aussi ne suis-je pas plus flatté que surpris de la voir se ressouvenir de moi un peu tendrement.

CIDALISE.

La reprendrez-vous, Clitandre ?

CLITANDRE.

Comme vous reprendrez Éraste ; de qui je doute qu’à quelque égard que ce puisse être, vous ayez été contente.

CIDALISE, d’un air assez mécontent.

Ce qui me paraît assez singulier, c’est que vous semblez croire que ce que vous imaginez qu’il est, me le rendait insupportable : c’est pourtant lui qui m’a quittée.

CLITANDRE.

Je n’en suis pas étonné. Ces sortes d’amants, qui, au reste, ne le sont jamais que par air, après avoir ennuyé beaucoup une femme, finissent toujours par la quitter, et même avec aussi peu d’égards que s’ils n’avaient pas besoin de sa discrétion.

CIDALISE.

Il faut, aux propos que vous tenez, que vous ayez vécu avec des femmes bien extraordinaires !

CLITANDRE.

N’allez pas croire cela ! Je vous jure que hors Aspasie et vous, il n’y a jamais rien eu de si ordinaire que les femmes qui m’ont honoré de leurs bontés.

CIDALISE.

Mais, à ce que je vois, vous en avez eu quelques-unes ?

CLITANDRE.

Mais, oui. Comment voulez-vous qu’on fasse ? On est dans le monde, on s’y ennuie, on voit des femmes qui, de leur côté, ne s’y amusent guère : on est jeune ; la vanité se joint au désoeuvrement. Si avoir une femme n’est pas toujours un plaisir, du moins c’est toujours une sorte d’occupation. L’amour, ou ce qu’on appelle ainsi, étant malheureusement pour les femmes ce qui leur plaît le plus, nous ne les trouvons pas toujours insensibles à nos soins. D’ailleurs, les transports d’un amant sont la preuve la plus réelle qu’elles aient de ce qu’elles valent. J’ai quelquefois été désoeuvré ; j’ai trouvé des femmes qui n’étaient peut-être pas encore bien sûres du pouvoir de leurs charmes, et voilà ce qui fait que, comme vous dites, j’en ai eu quelques-unes.

CIDALISE.

1

Quelle pitié ! Il me semble pourtant que vous m’avez dit plus d’une fois, et cette nuit même encore, que vous n’avez jamais été homme à bonnes fortunes.

CLITANDRE.

Je ne l’ai pas du moins été longtemps, et je puis vous jurer que j’ai aujourd’hui peine à comprendre comment et pourquoi j’ai fait un si pénible et si méprisable métier. Ce fut d’abord malgré moi, et par la fantaisie de quelques femmes qui alors donnaient le ton, que je devins à la mode. La réputation que mes premières affaires me firent, m’en attira nécessairement d’autres, et sans avoir formé le projet d’avoir toutes les femmes, bientôt il n’y eut point dans Paris de celles, que leurs vices, encore plus que leurs agréments, mettent sur le trottoir, qui ne se crussent obligées de m’avoir, et qu’à mon tour je ne me crusse obligé de prendre. Enfin, que voulez-vous que je vous dise ? La tête me tourna, et si bien, que sans Aspasie, que j’attaquai comme alors j’attaquais toutes les femmes, mais de qui je fus forcé de respecter les vertus, et à qui je ne parvins à plaire qu’en tâchant de les imiter, j’aurais peut-être encore tous les travers qui me rendaient en ce temps-là si brillant et si ridicule.

CIDALISE.

Vous vous en croyez donc bien corrigé ?

CLITANDRE.

Je le crois peut-être à trop bon marché ; mais en cas qu’Aspasie eût laissé quelque chose à faire, je suis entre vos mains, et je ne connais de plus digne de finir son ouvrage, que la seule personne qui, à sa place, aurait pu le commencer.

CIDALISE, en le baisant.

Ah ! Clitandre !

Il la tourmente.

Finissez donc ! On ne saurait impunément vous remercier de rien.

CLITANDRE.

Je suis donc bien insupportable !

Nouveaux transports de Clitandre ; Cidalise s’en fâche d’abord, et finit par les partager.

CIDALISE, en le voyant sourire.

Ah ! Clitandre, quand je meurs d’amour entre vos bras, ma faiblesse n’est-elle pour vous qu’un spectacle risible ?

CLITANDRE.

Je n’aurais jamais cru, je vous l’avoue, que vous eussiez trouvé dans mes regards de quoi me faire ce reproche ? Tout ce que je sais, c’est que si je trouvais la même expression dans les vôtres, je croirais avoir plus à vous en rendre grâces qu’à m’en plaindre.

CIDALISE.

Clitandre, ne me trompez pas, je vous en conjure ! Je ne chercherai point à vous faire l’éloge de mon coeur ; mais si vous saviez combien je suis vrai, et avec quelle vivacité je vous aime, vous rougiriez de ne m’aimer que médiocrement.

CLITANDRE.

Non, vous ne m’aimez pas, puisque vous pouvez vous faire sur moi de pareilles inquiétudes.

CIDALISE, en le baisant avec transport.

Je ne t’aime pas ! Ah dieu !

CLITANDRE, en la pressant dans ses bras.

Calmez-vous donc, je vous en conjure à mon tour ; songez que vos craintes me désespèrent. Jouissons tranquillement du bonheur de nous aimer, et que ce soit la seule chose qui nous occupe ! Oui ! Vos sentiments seuls peuvent égaler les miens, s’il est vrai cependant que je puisse jamais vous inspirer autant d’amour que vous m’en faites sentir.

CIDALISE.

Ah ! Ne doutez pas d’un coeur tout à vous, d’une femme qui se pardonne ses erreurs bien moins facilement que vous-même ne les lui pardonnez, et qui peut-être même n’est pas contente de vous voir si tranquille sur l’usage, qu’avant que d’être à vous, elle a fait de son coeur.

CLITANDRE.

Quoi ! Vous voudriez que j’eusse l’injustice ?...

CIDALISE.

Oui ! Je voudrais que l’on ne pût prononcer devant vous le nom d’Éraste et de Damis, sans vous faire changer de couleur ; que si j’avais le malheur de les rencontrer, vous ne m’en fissiez pas un moindre crime que si j’eusse cherché à les revoir. Si vous saviez combien les femmes que vous avez aimées, ou avec qui seulement vous avez vécu, me sont odieuses, vous vous reprocheriez sans doute de ne les pas regarder tous deux comme vos plus mortels ennemis.

CLITANDRE.

Il serait peut-être encore moins déraisonnable que dangereux que je leur voulusse tant de mal d’un bonheur qu’ils ne possèdent plus. Je vous adore ! Ne me souhaitez pas jaloux ! Si vous saviez jusques à quel excès cette passion m’emporterAit, vous ne voudriez pas sans doute m’en trouver si susceptible.

CIDALISE.

Ah ! Qu’importe ? Soyez injuste, soupçonneux, emporté. Comblé sans cesse des preuves de mon amour, ne vous croyez jamais assez aimé. À quelque point que vous portiez la jalousie, vous ne me verrez jamais m’en plaindre.

Clitandre toujours plus honnête que Cidalise ne voudrait, croit devoir encore la remercier des preuves de passion qu’elle lui donne ; mais elle s’oppose si sérieusement à cette politesse, qu’il est forcé de renoncer à ses projets. Il la boude ; elle le baise, le raille sur sa prétention, et ose même lui soutenir qu’il n’est pas malheureux, pour sa vanité, qu’elle ne s’y prête pas. Ces propos le choque, il lui soutient que la vanité n’a pas autant de part, qu’elle le pense, au désir qu’il aurait de lui rendre grâces des choses obligeantes qu’elle vient de lui dire ; et comme elle s’obstine à ne le pas croire, il croit devoir lui prouver qu’il n’a pas de mensonge à se reprocher. Enfin elle lui rend justice ; mais loin d’en être plus disposée à le laisser lui marquer sa reconnaissance comme il le désirerait, elle l’assure que tout ce qu’elle peut est de le plaindre. Cette plaisanterie ne lui plaît pas, et il se plaint de la trouver si peu complaisante.

CLITANDRE.

Je ne croyais pas, je l’avoue, que l’on pût badiner sur un malheur tel que le mien. Cela est, si vous me permettez de vous le dire, d’une barbarie sans exemple.

CIDALISE.

Mauvais plaisant ! J’aurais presque envie, pour consoler Araminte du peu de cas que vous aviez fait de ses charmes, et des rigueurs dont vous l’accablez ici, de lui conter comme quoi vous avez été cette nuit un des plus galants chevaliers à qui l’on ait oncques octroyé le gentil don d’amoureuse merci. Elle serait, à ce que je crois, bien étonnée ?

CLITANDRE.

Non, elle ne vous croirait pas, et sa vanité en effet, devrait la rendre très incrédule sur cet article.

CIDALISE.

Eh ! Julie ; dites-moi, n’a-t-elle pas eu plus à se louer de vous qu’Araminte.

CLITANDRE.

Ah ! Nous revoici à Julie à présent ? C’est-à-dire, que vous voulez absolument que je l’aie eue ? Je ne crois pourtant pas...

CIDALISE.

L’avoir eue, sans doute.

CLITANDRE.

Mais quand j’aurais quelque doute là-dessus, il serait mieux placé que vous ne croyez ; après tout, je ne l’ai jamais eue qu’une après-dînée. Est-ce là dans le fond ce que l’on peut appeler avoir une femme ?

CIDALISE.

Comment peut-on n’avoir qu’une après-dînée une femme d’une certaine façon ? Julie ! En vérité ! Je ne l’aurais jamais cru.

CLITANDRE.

Ne la blâmez pas, rien ne serait plus injuste. Il eût été infâme à elle de me garder plus longtemps, et vous-même en conviendrez quand vous saurez de quelle façon les choses se sont passées. Vous vous souvenez que l’été de l’année dernière fut d’une chaleur extrême. Un de ces jours, où l’on étouffait, j’allai la voir. Je la trouvai seule dans un cabinet dont toutes les jalousies étaient fermées, de grands rideaux, tirés par-dessus, y affaiblissaient encore la lumière. Elle était sur un sofa, fort négligemment étendue, vêtue plus négligemment encore. Un simple corset, dont les rubans étaient à demi dénoués, un jupon fort court étaient ses seuls ajustements. Sa tête était nue, et ses cheveux, ainsi que le reste de sa personne, étaient dans cette sorte de dérangement, mille fois plus piquant pour nous que quelque parure que ce soit, quand, comme chez elle, il est soutenu par tout ce que la propreté la plus recherchée, la jeunesse et les grâces peuvent avoir de plus enchanteur. Vous savez combien elle est jolie. Elle m’avait souvent tenté, et je le lui avais quelquefois dit en passant. Il me prit ce jour-là plus d’envie que jamais de lui dire encore. L’attitude, dans laquelle je la surprenais, était charmante, et je conseillerai à toute femme bien faite d’en prendre une pareille quand elle voudra faire la plus vive des impressions. Son jupon, surtout, lui couvrait assez peu les jambes. Elle ne l’ignorait pas sans doute ; mais comme, après les vôtres, je n’en connais pas au monde de plus parfaites, mon arrivée ne lui fit rien changer à la position où elle était. Dans l’instant que j’allais lui dire à quel point j’étais frappé de ses charmes, elle mit la conversation sur l’horrible chaud dont nous étions accablés depuis quelques jours. Vous savez qu’elle a fait des cours chez Pagny, et qu’elle donne quelquefois à dîner à quelques illustres de l’Académie des Sciences, et il ne vous paraîtra pas sans doute bien extraordinaire que moyennant tout cela, elle croie savoir parfaitement la physique. Je l’avais si souvent plaisantée sur la fantaisie qu’elle avait d’être savante, qu’elle crut devoir saisir une si belle occasion de me prouver qu’elle l’était devenue. Elle entama donc une dissertation sur les effets de la chaleur, et sur la sorte d’anéantissement où elle nous plonge lorsqu’elle est extrême ; ce qu’autant que je puis m’en souvenir, elle prétendait être causée par la trop grande dissipation des esprits, et par le relâchement des fibres. Je la contredis ; elle s’anima, et si bien, qu’elle vint enfin jusques à me soutenir que ce jour-là notamment, il n’y avait point d’homme qui, dans les bras de la femme non-seulement la plus aimable, mais encore la plus aimée, ne se trouvât absolument éteint. Je donnais dans le moment même le plus furieux démenti du monde à son opinion ; cependant, quelque avantage que j’eusse sur elle, je me contentai de lui dire modestement que je craignais qu’elle ne se trompât. Ma modestie et la douceur de mon ton la persuadèrent apparemment que je n’avais, pour n’être pas de son avis, aucune bonne raison, et que je contredisais simplement pour contredire. Cette idée l’armant contre moi d’un nouveau courage, elle me dit fièrement qu’elle était sûre de ce qu’elle avançait, et que les premiers physiciens du monde pensaient comme elle là-dessus. Je lui répondis, toujours avec la même douceur, qu’il n’était pas impossible que l’on fût excellent physicien, et que l’on se trompât pourtant sur cette matière ; qu’il se pouvait que ces grands hommes, sur l’autorité de qui elle se fondait, n’eussent décidé que d’après eux-mêmes, et que c’était à moi que j’osais appeler de leur jugement.

CLITANDRE.

Assurément ! Vous ne pouviez guère jouer à la physique de tour plus noir.

CLITANDRE.

Je devrais bien, par exemple, vous remercier de cela ; mais vous ne voudriez peut-être pas ?

CIDALISE.

Cela est à parier : continuez votre histoire.

CLITANDRE.

Eh bien ; Julie, tenant de plus en plus à son idée, et peut-être ayant fait là-dessus quelque expérience secrète dont elle n’osait pas s’appuyer devant moi, mais qui pouvait n’en être pas moins la cause de son opiniâtreté, me dit enfin, d’un air de vanité, qui me choqua, je l’avoue, que s’il y avait au monde un homme sur qui le chaud ne prît pas autant qu’elle le soutenait, cet homme-là était un phénomène. Jugez combien moi, qui avais depuis plus d’un quart-d’heure, l’honneur d’être ce phénomène, et qui ne m’en croyais guère plus rare, je fus étonné qu’elle prisât tant une chose dont je faisais si peu de cas. Loin toutefois d’en vouloir abuser contre elle, je lui répondis toujours avec la même humilité, que je ne croyais pas qu’un homme qui aurait en lui-même de quoi n’être pas de son avis, dût s’en estimer beaucoup davantage. Là-dessus elle me dit, mais d’un air qui me faisait aisément juger à quel point elle me croyait éloigné d’avoir de si fortes preuves contre son système, que j’étais comme tous les ignorants, de qui la fantaisie est de disputer contre l’évidence même, et souvent même contre leur sentiment intérieur. Je lui représentai sur cela qu’il pouvait y avoir des miracles ; mais je la vis si décidée à n’en pas admettre dans ce genre, qu’enfin je fus obligé de la convaincre que les physiciens pouvaient n’avoir pas toujours raison. Elle fut stupéfaite ; jamais je n’ai vu de philosophe plus humilié. Cependant, soit amour-propre, soit préjugé, les reproches succédèrent bientôt à sa confusion. Sans m’en alarmer, je pris la liberté de lui représenter qu’elle m’avait forcé en n’admettant aucune de mes raisons à recourir à une démonstration qui pût la réduire au silence, et lui prouver que quelque générale que puisse être une règle, on doit toujours y supposer des exceptions. J’ajoutai que pour l’honneur de la physique, ou pour achever de se convaincre qu’elle avait eu tort, elle ne pouvait se dispenser de pousser l’expérience jusqu’au bout ; que, jusques-là, je ne prouvais qu’à demi contre son système, et qu’il lui serait honteux de se tenir pour subjuguée, lorsqu’il n’y avait encore contre elle que des apparences qui pouvaient ne pas soutenir une épreuve d’une certaine façon. La crainte de s’être en effet cru trop tôt vaincue ; le désir de m’humilier à mon tour ; la singularité de la chose ; le moment, la preuve déjà offerte, et que les contradictions n’affaiblissaient pas ; plus que tout cela, sans doute, l’envie de s’éclairer, l’emportement sur les scrupules vains qui la retenaient encore. Un soupir assez tendre ; cette rougeur que le désir et l’attente du plaisir font naître, si différente de celle que l’on ne doit qu’à la seule pudeur ; des yeux où brillait l’ardeur la plus vive, et qui trahissaient l’air sévère qu’elle avait pris ; tout enfin m’annonça qu’elle ne demandait pas mieux que de s’instruire, et je ne sais quel air ironique, qu’au milieu de tout cela je lui remarquais, m’apprit en même temps que je ne viendrais pas aisément à bout de son opiniâtreté. Pour n’être pas troublé dans l’importante leçon que j’avais à lui donner, j’allai fermer la porte, et revins avec ardeur lui prouver la fausseté de son opinion.

CIDALISE.

Et vous l’en convainquîtes sans doute ?

CLITANDRE.

Oui, mais ce ne fut pas sans peine. Quelque entêtée qu’elle fût, à la fin elle se rendit. Il est vrai que je la tourmentai cruellement, mais aussi je la désabusai bien.

CIDALISE.

Oh ! Je m’en rapporte à vous.

CLITANDRE.

Cela est encore bien obligeant, par exemple !

CIDALISE.

Et sans prétention ; c’est peut-être ce que vous ne croirez point.

CLITANDRE.

C’est du moins ce que j’aurais le plus grand désir du monde qui ne fût pas. Si par hasard vous vous trompiez ?

CIDALISE.

Que Julie se trompât en décidant affirmativement ce que les circonstances peuvent rendre les autres ; cela était tout simple ; mais que je m’abuse en sentant ce que je suis, c’est ce qui ne peut pas être. Au reste, et quoi qu’il en soit, je veux que vous acheviez votre histoire. Je l’ai, je crois, assez bien payée, pour que vous ne puissiez sans injustice m’en refuser la fin.

CLITANDRE.

Comme, si Julie n’est pas bonne physicienne, cela ne l’empêche pas d’être une des plus aimables femmes qu’il y ait au monde ; j’aurais extrêmement désiré que le cours que je lui faisais commencer, ne se fût pas borné à ce jour-là, et je la pressai très vivement de s’engager avec moi. Plus reconnaissante du soin que j’avais pris de l’éclairer, qu’elle n’était fâchée de ce que j’avais eu raison contre elle, je l’y aurais sans doute déterminée, si l’amour extrême dont alors elle brûlait pour Cléon, et la crainte que le commerce savant, que je voulais lier avec elle, ne lui fût suspect, ne l’eussent obligée de me refuser. Persuadée cependant qu’après ce qui venait de se passer, je retrouverais sans peine auprès d’elle quelque moment favorable, je n’insistai pas jusques à me rendre importun, et nous nous quittâmes les meilleurs amis du monde. J’ai cependant en vain cherché depuis ces occasions que je croyais devoir trouver si facilement. Sans avoir avec moi de procédés dont je pusse me plaindre, elle a seulement évité que je ne la trouvasse seule, tant qu’elle m’a vu pour elle une sorte d’empressement. L’hiver dernier, pourtant, malgré toutes ses précautions, je la rencontrai seule chez Lucile, qui n’était pas encore rentrée. La solitude où nous nous trouvions, ranima mes désirs, et l’air contraint qu’elle avait avec moi, et que j’interprétais mal, les encouragea. Je lui demandai, en souriant, si par hasard elle n’aurait point de doutes sur la façon dont le froid opère sur nous. Elle rougit ; je me jetai à ses genoux, et lui dis tout ce que l’on peut imaginer de tendre et de pressant : elle en fut plus embarrassée qu’émue. Les droits qu’elle m’avait donnés, et dont, par les libertés que j’osais prendre en lui parlant, je ne paraissais que trop me souvenir, loin, comme je m’en flattais, de séduire ses sens, ne faisaient que l’affliger. N’osant, après ce qui s’était passé entre nous, s’armer d’une sévérité qui aurait pu me paraître ridicule, et désespéré de la légèreté dont je la traitais, elle se mit à pleurer amèrement. La chose du monde que j’ai toujours le plus détesté, et qui est en effet la plus indigne d’un honnête homme, est de remporter sur les femmes de ces triomphes qui les humilient. Sûr de la vaincre, mais n’en doutant pas davantage qu’en abusant contre elle des raisons qu’elle avait pour ne me pas résister, je ne lui causasse la plus vive douleur, je lui demandai pardon de ce que j’avais fait, et renonçai à ce que je voulais faire. Elle fut si touchée d’une générosité que mes entreprises ne lui laissaient pas espérer, que je crois qu’elle m’aurait accordé par reconnaissance plus encore que je n’avais tenté de lui ravir, si dans le moment même Lucile ne fût pas rentrée. Les bonnes actions, au reste, ne demeurent jamais sans récompense, et je fus le soir même dédommagé par Luscinde du sacrifice que j’avais fait à Julie.

CIDALISE, avec empressement.

Ah ! Clitandre, je vous en conjure, racontez-moi l’histoire de Luscinde. C’est de toutes les femmes du monde celle que je hais le plus, et je ne puis vous exprimer la joie que je ressens quand j’imagine qu’il lui est arrivé quelque chose de peu digne de la majesté de sentiments dont elle se pique.

CLITANDRE.

Je veux bien vous faire ce plaisir ; mais je ne vous conseille pas de croire que je vous donne pour rien une de mes plus belles histoires, surtout lorsqu’elle excite si vivement votre curiosité.

CIDALISE, tendrement.

Vous êtes un cruel homme !

CLITANDRE.

Je conviens que j’abuse un peu du désir que vous me marquez d’entendre cette histoire, et que dans le fond cela n’est pas généreux ; mais je me suis arrangé. Vous ne l’aurez pas à moins que celle de Julie, et vous êtes bien heureuse que je ne puisse pas vous la mettre à plus haut prix.

CIDALISE.

Eh bien ! Si demain vous voulez venir passer la nuit avec moi, nous verrons.

CLITANDRE.

Si je le voudrai ! Quoi ! Vous en doutez ? Oui ! JeVcoucherai sûrement demain avec vous, puisque vous voudrez bien me recevoir dans vos bras ; mais vous savez quelle gêne cruelle va succéder à mes transports ! Mes yeux même n’oseront vous rien dire de ce que je sens, ou du moins ils ne le devraient point. Puis-je vous répondre cependant que mes désirs, plus irrités que satisfaits, ne me trahiront pas ? Je me sens, et ne vous réponds pas de moi, si je vous quitte dans la fureur où je suis. Songez que nous avons à tromper sur nos sentiments des personnes fort méchantes et fort éclairées. Eh ! Comment voulez-vous que je puisse dissimuler les miens, quand je ne pourrai vous regarder sans la plus vive émotion ; que vos yeux ne se tourneront pas vers moi, sans pénétrer jusques à mon âme ; que je ne vous verrai pas ouvrir la bouche, sans désirer de vous la fermer avec mes lèvres ; qu’enfin tout, en vous voyant, me rappellera sans cesse les plaisirs dont vous m’avez comblé, et me jettera dans l’impatience d’une jouissance nouvelle ? Laissez régner dans mon coeur une volupté plus tranquille, vous ne m’en verrez pas moins amoureux. Quoi que vous puissiez accorder à mes désirs, il ne m’en restera que trop encore pour mon supplice !

CIDALISE.

Eh bien ! Sois content !... Jouis de toute ma tendresse et des transports que tu m’inspires ! Tu m’apprends, qu’avant toi, je n’ai pas été aimée, et je sens avec plus de plaisir encore que jamais je n’ai rien aimé comme toi. Tu troubles... Tu pénètres... Tu accables mon âme !... Mais, sens-tu comme je t’aime ?... Je ne me connais plus, je meurs de ton amour et du mien.

L’on ne met pas ici la réponse de Clitandre, quelque vive qu’elle puisse être. On n’ignore point que tout ce que se disent les amants, n’est pas fait pour intéresser, et que souvent les discours, qui amusent le plus, sont ceux qu’il serait le plus difficile de rendre, et qui valent le moins la peine d’être rendus. On supprime donc ici, comme en quelques autres endroits, les propos interrompus qu’ils se tiennent, et l’on n’y rend les deux interlocuteurs que lorsque le lecteur peut, sans se donner la torture, entendre quelque chose à ce qu’ils se disent.
Cidalise, voyant que Clitandre la regarde encore avec les yeux menaçants.

Ah ! Clitandre, n’êtes-vous pas honteux de vous faire craindre encore ? Ne me regardez pas comme vous faites, je vous en conjure, et s’il se peut, laissez-moi jouir paisiblement de vos sentiments et des miens.

CLITANDRE.

Quel sujet d’inquiétude vous donne-je donc ?

CIDALISE.

Ne pourrais-je pas en trouver dans l’idée où je vous vois que vous me prouvez beaucoup d’amour, et que vous me plaisez singulièrement, lorsque vous ne faites peut-être que m’effrayer.

CLITANDRE.

Vous êtes injuste de me prêter cette réflexion : je vous proteste que je ne la faisais pas. Je me rends simplement à l’impression que font sur moi vos charmes, et ne pense point du tout que la façon, dont je vous l’exprime, soit de toutes celles que je pourrais prendre, celle dont vous me devez savoir le plus de gré. Je ne crois pourtant pas non plus, à vous dire vrai, que ce doive être pour vous une raison de douter de ma tendresse.

CIDALISE.

Vous avez de nous dans le fond une opinion bien singulière, et je vous avoue que je ne suis pas sans crainte d’en être un jour la victime.

CLITANDRE.

Il est si peu vrai que je pense de toutes les femmes de la même façon, que je n’ai point été surpris de ne pas recevoir de vous des compliments sur un mérite qui a paru à la respectable Araminte digne des plus grands éloges.

CIDALISE.

Je serais étonnée en effet que nous louassions les mêmes choses.

CLITANDRE.

Il est juste aussi de dire que sans compter la différence qu’il y a entre votre façon de penser et la sienne, vous n’avez pas les mêmes besoins.

CIDALISE.

Que je serais humiliée s’il vous était possible de faire entre nous, sans la plus grande injustice, la plus légère compassion !

CLITANDRE.

Je ne crois point, par exemple, quelque aisément que vous conceviez des terreurs, avoir jamais à vous guérir de celle-là.

CIDALISE.

En vérité ! C’est une odieuse femme, et j’aime à croire, pour l’honneur de mon sexe, qu’il y en a peu qui lui ressemblent.

CLITANDRE.

Il y en a de son genre, je crois, plus que vous ne pensez, et moins que nous le disons.

CIDALISE.

Mais à propos, vous me devez l’histoire de Luscinde.

CLITANDRE.

Non, toutes réflexions faites, elle vous plairait peu, et je vous ai trompée, quand je vous ai dit qu’elle vous amuserait. C’est une chose si simple, si ordinaire, que je doute qu’elle vaille la peine d’être contée. Figurez-vous que c’est une aventure de carrosse, de ces choses que l’on voit tous les jours, une misère enfin.

CIDALISE.

N’importe, je veux la savoir.

CLITANDRE.

Convenez que vous cherchez encore plus à me distraire qu’à vous amuser.

CIDALISE.

Soit ; mais parlez toujours.

CLITANDRE.

Oronte, qui le soir même que j’avais rencontré Julie chez Lucile, s’était en soupant brouillé, je ne sais pourquoi, avec Luscinde, s’en alla sans l’en avertir. Comme elle comptait qu’il la remmènerait, et qu’en conséquence elle n’avait pas fait revenir son carrosse, elle fut aussi piquée de ce procédé qu’elle devait l’être, et me proposa de la remettre chez elle. Nous nous connaissions depuis longtemps, et même dans une espèce d’intervalle elle avait paru avoir sur moi quelques vues. Aussitôt que nous fûmes seules, nous invectivâmes tous deux contre Oronte. Elle me parut si humiliée de ce qui venait de se passer, que je crus qu’étant aussi sincèrement son ami que je l’étais, je ne pouvais me dispenser ni de l’exhorter à la vengeance, ni même de m’offrir en cas qu’elle prît ce parti-là, qu’au reste je tâchai de lui faire envisager comme le seul qu’elle pût prendre en honneur, après le sanglant affront qu’on lui faisait. Je n’eus pas de peine à lui prouver qu’il était nécessaire qu’elle se vengeât : mais à quelque point que la colère l’animât, je ne la persuadai pas d’abord aussi facilement que je m’en étais flatté, qu’il fallait qu’elle se vengeât dans le moment même. Les propos tendres, dont j’entremêlais mes conseils, me parurent aussi lui faire assez peu d’impression ; cependant le temps pressait. Je sentais que si je lui laissais le temps de la réflexion, je la perdrais, ou en supposant qu’elle ne pardonnât pas à Oronte une brusquerie qui n’avait, selon toute apparence, que quelque jalousie, ou moins encore peut-être, pour sujet ; qu’il faudrait, pour la déterminer en ma faveur, des soins que je ne me souciais pas de lui rendre. Je me souvins qu’un jour qu’il était question de ce qu’on appelle des impertinences , elle ne s’était pas déclarée contre à un certain point, et qu’elle avait même dit, en plaisantant, qu’elle les trouvait moins offensantes que l’indifférence. Mais quelque espérance que j’eusse qu’une impertinence de ma part pourrait la blesser moins que de la part d’un autre, ce moyen me paraissait un peu violent, et tout pressé que j’étais qu’elle se déterminât, je crus encore devoir lui remontrer le tort qu’elle se faisait en ne se vengeant pas. Soit que le désir me donnât plus d’éloquence que de coutume, soit, comme il n’arrive que trop souvent aux femmes, dans un mouvement de dépit, que ses réflexions ne fissent qu’ajouter à sa colère, et que par cette raison il me fallût moins pour la persuader, je la trouvai beaucoup plus disposée à me croire qu’elle ne l’était dans le premier moment. D’abord que je la sentis ébranlée, je cherchai à la décider pour moi par des discours plus animés que ceux que je lui avais déjà tenus, et la pressai de ne point permettre que je ne réparasse que le plus léger des torts qu’Oronte avait avec elle. Comme elle ne me répondit point, je crus devoir interpréter son silence en ma faveur, et j’agis en conséquence. Je lui montrais peu de sentiments, mais beaucoup d’ardeur, et il n’est que trop ordinaire que l’un remplace l’autre, et mène même beaucoup plus loin. Elle me dit d’abord que j’étais un insolent, je le savais bien qu’elle crierait, mais elle ne criait pas ; et quand elle aurait eu recours à quelque chose de si indécent, mon cocher, à moins que je n’eusse crié moi-même, n’aurait pas arrêté. Comme il fallait cependant dire quelque chose à Luscinde, je convins avec elle qu’à la vérité elle pouvait me trouver un peu trop libre, mais que l’amour, le désir, (excuses éternelles de toutes les impertinences qui se sont faites, se font, et se feront) devaient me justifier à ses yeux ; qu’au reste, puisque l’un et l’autre m’avaient emporté si loin, et que plus je devenais coupable, plus je trouvais de raisons de m’applaudir de mon crime, je me rendrais criminel jusques au bout. Je ne sais si c’est qu’un ton ferme vous impose presque toujours, ou qu’en même-temps que je trouvais, comme je lui disais, des raisons pour m’applaudir de mon crime, elle en trouvait pour m’excuser ; mais elle s’adoucit au point de me dire simplement que cela était ridicule. Quand je n’aurais pas senti, par la faiblesse de cette expression, combien la colère, qu’elle avait contre moi, s’affaiblissait, mon parti était pris et je n’en aurais pas plus cessé d’être coupable. Elle n’en douta pas apparemment ; mais quelles que fussent là-dessus ses idées, ce qu’il y a de sûr, c’est qu’avant que d’arriver chez elle, elle était vengée.

CIDALISE.

Mais il n’y a qu’une rue de chez Julie chez elle ?

CLITANDRE.

Cela est vrai, mais elle est longue, et j’ai un cocher qui a un si prodigieux usage du monde, que je ne ramène jamais de femme la nuit, qu’il ne suppose que j’ai des choses fort intéressantes à lui dire, et qu’il ne prenne en conséquence l’allure qu’il croit que je lui commanderais, si je le mettais au fait de mes intentions. Le chemin, par cette attention de sa part, devenait donc beaucoup moins court. D’ailleurs, elle était d’une colère, et moi d’un emportement qui devaient nécessairement la déterminer, la rue eût-elle même été beaucoup plus courte. Soit cependant qu’elle eût fait quelques réflexions sur la promptitude singulière avec laquelle elle s’était vengée, soit qu’elle craignît qu’Oronte naturellement ombrageux, n’apprît qu’après l’avoir ramenée, j’étais entré chez elle, nous ne fûmes pas plutôt à sa porte, qu’elle reprit le ton majestueux, et me dit que cela était infâme, que de ses jours elle n’irait en carrosse avec moi, qu’elle ne m’aurait jamais cru capable d’une insolence pareille avec une femme de sa sorte. Je convins aisément que j’avais été trop vite ; que je ne concevais pas moi-même comment j’avais osé lui manquer à ce point-là ; que j’en étais d’une honte horrible, d’autant plus que de pareilles façons n’étaient guère plus à mon usage qu’au sien, et que j’osais lui jurer qu’elle était la première avec qui je me fusse oublié à ce point-là. Je me doutais qu’une justification, aussi obligeamment tournée, ne lui plairait pas, et je fus peu surpris de la voir me remercier, avec beaucoup d’aigreur, de la préférence que je lui avais donnée. L’amour, le tendre amour fut encore mon excuse. Pendant qu’elle me querellait, et qu’entre autres duretés elle me disait que je la prenais apparemment pour une fille d’opéra, mon carrosse était entré dans sa cour ; et je me préparais à la conduire respectueusement chez elle, lorsqu’elle me dit avec emportement qu’elle ne voulait pas que je descendisse. Je lui représentai d’abord avec douceur qu’il serait du dernier ridicule que je ne lui donnasse pas la main ; que ses gens et les miens ne sauraient qu’en penser ; qu’elle ne pouvait même me montrer de la colère, sans s’exposer à les instruire de ce qui était arrivé ; qu’elle se perdrait par cette indiscrétion ; que je lui étais trop sincèrement attaché pour la laisser se livrer à des mouvements qui pouvaient avoir de si fâcheuses suites ; que d’ailleurs il m’était impossible de la quitter, sans lui avoir mille fois demandé pardon à ses genoux, et sans avoir, par mon respect, tâché d’obtenir ma grâce. Elle ne me répondit à tout cela qu’en voulant sortir impétueusement du carrosse. Je la retins, et paraissant en fureur à mon tour, je lui dis que je ne souffrirais pas qu’elle se perdît. Soit qu’elle jouât tous ces mouvements pour se réhabiliter un peu dans mon esprit, ou, ce que j’ai plus de peine à croire, qu’elle fût véritablement fâchée, je fus encore fort longtemps sans pouvoir parvenir à la calmer. Enfin, quand elle fut lasse de feindre de la colère, ou d’en avoir, elle me dit qu’elle voyait bien quel était mon projet ; que le désir de l’outrager encore avait beaucoup plus de part à l’envie que j’avais de descendre avec elle, que le désir de ménager sa réputation ; mais qu’elle saurait se dérober à mes insolentes entreprises, et qu’elle ne me parlerait qu’en présence de ses femmes. Eh bien ! Madame, lui répondis-je d’un ton ferme, j’aurai donc le plaisir de les avoir pour témoins de tous les transports que vous m’inspirez. Quoique cette courte réponse et la fermeté de mon ton lui imposassent, elle chercha, mais vainement, à me dérober la peur que je lui faisais, et elle me répondit courageusement : nous verrons ! Eh bien ! Madame, répliquai-je avec un feint emportement, vous verrez. Là-dessus nous descendîmes de carrosse, moi l’appelant Marquise la plus familièrement du monde, et pour ne lui laisser aucun doute sur mes intentions, lui serrant de toutes mes forces la main que je lui tenais. Oh ! Tant qu’il vous plaira, Monsieur le Comte, me dit-elle, tout bas ; mais vous n’en partirez pas moins, je vous assure. En honneur ! Lui répondis-je, je ne vous conseille point de me le proposer, si vous ne voulez pas vous exposer à une scène qui pourrait ne vous être pas agréable. Dans le fond, comme je vous l’ai dit, je l’effrayais, et la peur qu’elle eut qu’en effet je ne fisse un éclat, la détermina, mais avec toute l’humeur imaginable, à passer avec moi dans ce petit cabinet que vous connaissez, et qui donne sur le jardin. Elle se mit d’abord à s’y promener avec une sorte de fureur. Sûr que cette promenade l’ennuierait bientôt, je ne m’y opposai pas, et debout, les yeux baissés, dans un morne silence, j’attendis qu’elle jugeât à propos de s’asseoir. Enfin elle tomba dans un grand fauteuil, la tête appuyée sur une de ses mains, et tout-à-fait dans l’attitude de quelqu’un qui rêve douloureusement. Je ne l’y vis pas plutôt, que je courus me jeter à ses genoux. Elle me repoussa d’abord avec assez de violence ; mais enfin je saisis la main cruelle qui me repoussait, l’accablai des baisers les plus ardents. Elle fit, pour la retirer, quelques efforts, dont, tout exagérés qu’ils étaient, je sentis aisément la mollesse. J’osai alors la serrer dans mes bras, mais plus avec l’affectueuse tendresse de l’amour qu’avec la brusque pétulance du désir. Quoique je ne crusse pas avoir à la ramener de bien loin, et que sa colère m’eût peu alarmé, je ne pouvais, après le manque de respect dont elle se plaignait, et qui, à dire la vérité, avait été un peu violent, ne pas paraître la croire aussi fâchée qu’elle affectait de l’être, sans lui donner peut-être contre moi plus de fureur encore qu’elle ne voulait en montrer. Je ne l’aimais pas, mais elle me plaisait, et quoiqu’elle ne se fût point opposée à l’insolence que je lui avais faite, de façon à me faire penser qu’elle la regardât comme une violence, elle n’y avait pas mis non plus l’aménité et les grâces inséparables du consentement. Enfin, je l’ignorais encore à certains égards, et je ne voulais pas que rien manquât à ma victoire. Un autre peut-être n’aurait cherché à excuser son crime qu’en rejetant sur elle la moitié ; mais quoique je ne susse parfaitement qu’il n’avait tenu qu’à elle que je ne fusse beaucoup moins coupable, je mis tout généreusement sur le compte de mon insolence. Tout en lui faisant des protestations de respect, j’écartais mais d’une main qui paraissait timide, un mantelet, qui, à ne pas mentir, me dérobait d’assez belles choses. Je ne sais si la façon honnête dont je m’y prenais, et qui en effet annonçait beaucoup d’égards, l’empêchait de s’opposer à mes entreprises, ou si, toute à sa colère, elle ne pensait pas à ce que je faisais ; mais enfin ce mantelet jaloux ne me nuisit plus. J’avais assurément de quoi louer ce qui s’offrait à mes yeux, mais je crus que des transports lui diraient mieux que des éloges, l’impression que j’en recevais, et je l’en accablai. Je crois bien qu’elle avait peine à concilier le profond respect, dont je me vantais pour elle, avec mes emportements, et qu’elle voyait aisément à quel point j’étais en contradiction avec moi-même ; mais elle crut apparemment que je le sentais aussi bien qu’elle, et qu’il serait inutile de me le dire, ou mes transports, auxquels je joignais de temps en temps toute la galanterie imaginable, satisfaisant son amour-propre, et peut-être troublant ses sens, elle n’eut la force ni de les arrêter, ni de me faire honte de mon inconséquence. En paraissant toujours me résister, elle commençait à s’abandonner dans mes bras. Toutes mes prières cependant n’avaient pu encore en obtenir un regard, et quoique je n’eusse pas besoin de lire dans ses yeux pour m’instruire de ses dispositions et pour m’encourager à en profiter ; je voudrais, comme je vous l’ai dit, que rien ne manquât à mon triomphe, et je la pressai tendrement de daigner honorer d’un de ses regards un infortuné qui l’adorait. Enfin j’obtins cette faveur, et comme je m’en étais douté, je trouvai dans ses yeux plus de trouble que de colère. Ce moment de bonté de sa part ne fut pas plus durable que l’éclair. Je la pressai donc encore de me le rendre, et ne l’en pressai pas vainement. Ah ! Laissez-moi, monsieur, me disait-elle assez tendrement, et s’il se peut, ne vous faites pas haïr davantage. Avec quelque douceur que ces paroles fussent prononcées, je ne pus tranquillement m’entendre dire que j’étais haï, et je pris la liberté de lui demander si c’était ainsi qu’elle pardonnait. Un sourire plus tendre peut-être qu’elle ne le croyait elle même, fut toute sa réponse, et vous n’aurez pas de peine à deviner comment je remerciai sa bouche de ce souris. Elle s’attendait si peu à une familiarité de ce genre, qu’elle n’eut pas le temps de s’arranger de façon que je n’obtinsse que les apparences de la faveur que je lui ravissais, et que j’en jouis aussi délicieusement que si elle me l’eût accordée le plus volontairement du monde. Ce nouveau bonheur que je me procurais, (car vous pensez bien que dans le carrosse mille choses avaient été négligées) n’était pourtant pas sans contradiction. Si de temps en temps j’avais lieu de me louer de l’indulgence de Luscinde, plus souvent même elle savait me prouver que je ne lui faisais que violence ; et quoique je sentisse que le désir était en elle plus vrai que la colère, cette alternative me blessait. Cependant comment le lui dire, sans lui rendre une liberté dont elle aurait pu abuser contre moi ? Il aurait fallu essuyer de nouveaux reproches, me jeter dans de nouvelles justifications, et perdre dans ces misères un temps que je pouvais mieux employer. Je crus, toutes réflexions faites, que le meilleur moyen, que j’eusse pour triompher de son entêtement, était de m’entêter à mon tour ; et bientôt il ne me fut pas possible de douter que je n’eusse pris le meilleur parti. Aussitôt que je la sentis aussi raisonnable que je le désirais, j’achevai de me dépouiller des apparences de respect que je conservais encore à certains égards, et je voulus voir jusques où elle porterait la clémence. Je ne la trouvai pas d’abord aussi étendue que j’avais cru devoir m’en flatter, et j’eus encore quelques irrésolutions à combattre. Sa résistance me donnant enfin plus d’impatience que de plaisir, et convaincu que j’avais porté les égards bien au-delà de ce que la situation l’exigeait, je me déterminai, en soupirant, au seul coup d’autorité qui pût terminer cette discussion, et m’en trouvai parfaitement bien. Il est vrai que Luscinde me fit sentir d’abord qu’elle se croyait encore offensée ; mais je la vis enfin, plus à ce qu’elle était qu’à ce qu’elle voulait paraître, oublier tout à la fois qu’elle aimait Oronte, et qu’elle ne m’aimait pas, et trouver dans la vengeance tous les charmes qu’on dit qu’elle a.

CIDALISE.

Comment, traître ! Vous m’aviez dit que cette histoire ne m’amuserait pas ? Et je la trouve délicieuse !

CLITANDRE.

Dans le fond elle n’est pas absolument mauvaise. Je pense pourtant que Luscinde la trouverait détestable, et voilà comme on ne plaît pas à tout le monde ; mais prouvez-moi du moins que vous m’en avez quelque obligation.

CIDALISE.

Non.

CLITANDRE.

Comment non.

CIDALISE.

D’ailleurs, elle n’est pas finie cette histoire, et je n’ai pas oublié que je vous l’ai payée d’avance ; encore pourrais-je voir si vous ne m’en deviez plus rien.

CLITANDRE.

Mais si je ne veux pas la finir, moi ?

CIDALISE.

Je doute que j’y perdisse beaucoup, et que vous ne m’ayez pas raconté ce qu’elle a de plus intéressant.

CLITANDRE.

Eh bien ! Par exemple, vous vous trompez. Mais, quoi qu’il en soit, il n’en est pas moins certain que vous n’aurez ce qui en reste qu’au prix dont vous en avez payé le commencement.

CIDALISE.

Ne me parlez pas comme cela, car sérieusement vous me faites peur.

Il veut la tourmenter.

Oh ! Pour cela non, vous ne m’attraperez plus.

Elle prend contre lui toutes les précautions imaginables.

CLITANDRE.

Ah ! Cela est beau ! Voilà d’agréables procédés !

CIDALISE.

Je suis fâchée qu’ils vous déplaisent ; mais vous pouvez compter que de la nuit je n’en aurai pas d’autres. Au lieu de me tourmenter comme vous faites, et d’avoir les prétentions du monde les plus ridicules, que ne me finissez vous cette histoire ?

CLITANDRE.

Allons, je le veux bien, puisqu’enfin il en faut passer par-là. Vous croyez peut-être que je ne suis si doux que parce que cela m’est plus commode que de m’obstiner contre vous ? Il est pourtant réel...

CIDALISE.

Oh ! Mon dieu ! Je vous rends là-dessus toute la justice possible.

CLITANDRE.

C’est que je ne voudrais pas que vous crussiez...

CIDALISE.

Eh non ! Je ne crois rien à votre désavantage, soyez tranquille... Eh bien ! Je suis convaincue, aurai-je enfin le reste de l’histoire ?

CLITANDRE.

Les torts se trouvant assez également partagés entre Luscinde et moi pour qu’elle ne pût, avec quelque apparence de justice, me dire encore que j’étais un impertinent, elle ne fut pas plutôt revenue de l’erreur où je venais de la plonger, qu’elle baissa les yeux avec les marques de la plus grande confusion. Je sentis que dans le premier moment ce ne serait point par des transports que je la tirerais d’un état si désagréable, et je crus ne pouvoir mieux lui adoucir les reproches que je voyais qu’elle se faisait, qu’en lui remettant devant les yeux les torts d’Oronte, et en lui représentant vivement à quel point il lui avait manqué. J’ajoutai que l’on pouvait pardonner à un homme des scènes particulières ; mais que quand il s’oubliait assez pour en faire de publiques et pour ne rien respecter, il était impossible de lui passer des éclats si scandaleux, et que j’osais assurer que, depuis que j’étais dans le monde, je n’avais rien vu d’aussi déplacé que la scène de ce soir-là, et qu’elle était la seule qui eût pu si longtemps garder un amant qui ne savait exprimer son amour que par les jalousies les plus injurieuses et les plus violents procédés. Ce discours produisit sur elle l’effet que j’en avais espéré. Elle reprit feu, convint que j’avais raison, s’emporta contre lui avec toute la vivacité que vous lui connaissez, et ne fut plus surprise que d’avoir attendu si tard à se venger d’un amant si incommode et si peu respectueux. À mesure qu’elle cessait de se trouver si coupable, je devenais, comme de raison, fort innocent à ses yeux. Le zèle ardent qu’elle me voyait pour ses intérêts ; je ne sais quelles comparaisons elle s’avisa de faire entre Oronte et moi, et qu’en ce moment elle tournait à mon avantage ; une sorte de goût que peut-être elle prit subitement pour moi, la forcèrent enfin à prendre ce ton tendre et familier que je lui avais jusques-là vainement désiré. J’y répondis de la façon qui pouvait l’encourager le plus, et quoiqu’à dire la vérité, ce ne fût point par le sentiment que dans cette conversation je brillasse le plus, elle trouva que j’étais l’homme de mon siècle qui avait le plus de délicatesse, et même s’étonna fort de ne s’en être pas aperçue plutôt. Ce qui lui avait paru avec quelque sorte de raison, la plus énorme des insolences, ne fut bientôt plus qu’une de ces témérités dont l’amant le plus respectueux ne peut pas toujours se défendre ; un de ces moments malheureux où l’on est emporté malgré soi-même, et qu’il est impossible qu’une femme ne pardonne pas lorsque c’est par l’amour, et non par le désir qu’on est entraîné. Quoique tous ces propos m’assurassent suffisamment de ma grâce, je voulus qu’elle m’accordât tout ce dont l’impétuosité de ma passion m’avait forcé de me priver, et que, pour effacer jusques aux plus légères traces de mon impertinence, nous suivissions toutes les progressions que notre affaire aurait eues, si nous eussions eu le temps de la filer. Je lui dis donc le plus vivement du monde que je l’adorais. Bientôt l’aveu le plus tendre me paya de celui que je venais de faire, et fut suivi de toutes les petites faveurs qui pouvaient le confirmer. Celles-là en amenèrent d’autres ; elle ne m’opposa de résistance que ce qu’il en faut pour ajouter aux plaisirs. L’amour entrait, à la vérité, dans tout cela pour assez peu de chose ; mais nous fûmes longtemps sans nous apercevoir qu’il nous manquât. Quoiqu’elle ait mille choses charmantes, que peu de femmes en ressemblent tant, qu’elle soit vive, sensible, et qu’elle ait pour un amant, ou l’à-peu-près de cela, mille grâces, toutes plus piquantes les unes que les autres, je ne sais par quel caprice de goût elle me paraissait plus faite pour amuser un homme quelque temps que pour le fixer. Nous ne nous en apercevons peut-être pas ; mais à quelque point que ce qu’on appelle moeurs et principes, soit décrédité, nous en voulons encore. Je n’avais donc nulle envie de la garder, à moins que (comme j’ai, lorsque je n’aime point, on ne peut pas moins d’orgueil) elle ne se fût arrangée de façon qu’Oronte, ou même quelque autre ne m’eût sauvé auprès d’elle l’embarras de la représentation, et ne m’eût permis de rester dans la foule. Quoique je ne désespérasse pas de l’amener sur cet article à un accommodement, elle me disait des choses si tendres, et prenait si sérieusement pour l’avenir de si grandes mesures, que je ne savais comment lui exposer un projet qui prouvait si peu de sentiment et même d’estime. Ce n’était pas qu’il ne me fût aisé de lui promettre plus encore qu’elle n’exigeait ; mais je ne voulais pas avoir avec elle le mauvais procédé de la faire rompre avec un homme qui était du moins fort nécessaire à sa vanité, lorsque je ne voulais pas le remplacer. Je ne me pressai cependant point de la tirer d’une erreur où dans cet instant j’avais besoin qu’elle restât, et qui, en excusant son ardeur, la faisait se livrer à la mienne sans crainte, et même sans scrupule. Quelque vive que fût entre nous la conversation, j’étais assuré qu’elle ne se soutiendrait pas toujours sur le ton où nous l’avions commencée, et je crus, pour lui exposer mes intentions, devoir attendre qu’elle vînt à languir. Aussitôt que ce moment que, malgré les plaisirs que je goûtais, j’attendais avec impatience, fut arrivé, je me mis à lui parler du désespoir où serait Oronte de perdre, et par sa seule faute, la seule femme qui pût rendre un homme parfaitement heureux. Elle me demanda si je croyais qu’il y fût si sensible, et je lui répondis affirmativement que je ne doutais pas qu’il n’en mourût de douleur. Ce sera donc par vanité, reprit-elle ; car à sa façon de se conduire, il ne se peut pas que je lui suppose un autre sentiment. Oh ! Pour fort amoureux, répliquai-je, il est impossible que vous ne conveniez pas qu’il l’est. Là-dessus je lui exprimai finement, mais avec autant de feu que d’étendue, tout ce qu’Oronte avait fait pour lui prouver qu’il avait pour elle tout l’amour qu’il est possible de sentir, et en avouant qu’il avait des torts avec elle, je lui fis remarquer qu’il n’en avait aucun qu’elle pût imputer à l’indifférence ; que depuis quatre ans qu’il l’adorait, elle n’avait à lui reprocher que des jalousies, à la vérité fort dures, fort offensantes, et qu’elle avait raison de vouloir punir, mais qui n’étaient en lui un crime singulier que par leur emportement et leur continuité, puisque tout amant en est coupable plus ou moins. Dans l’instant où j’avais commencé à lui parler d’Oronte, j’avais vu ses sourcils se froncer, et son visage devenir sévère, comme si elle eût voulu par-là me dire de ne lui point parler d’un objet qui lui déplaisait ; mais lorsque j’eus commencé à m’étendre sur l’amour qu’il avait pour elle, et sur tout ce qu’il avait fait pour lui prouver à quel point elle lui était chère, elle prit insensiblement, malgré elle, l’air de l’intérêt, se mit à rêver profondément, à soupirer de même, et enfin il lui fut impossible de retenir ses larmes au portrait, qu’en la suppliant de l’oublier, je lui fis de sa tendresse et de ses agréments, et de pouvoir comprendre comment elle avait pu lui faire un moment l’injustice de ne s’en pas croire adorée.

CIDALISE.

En vérité ! Vous êtes singulièrement méchant !

CLITANDRE.

Que vouliez vous donc que je fisse ? Que je la gardasse ?

CIDALISE.

Non, mais que vous ne la prissiez pas.

CLITANDRE.

J’aurais mieux fait sans doute ; mais sans compter qu’elle est assez bien pour qu’on puisse être tenté de l’avoir, j’avais à me venger d’Oronte, qui, pendant que j’étais aimé d’Aspasie, avait indécemment fait tout son possible pour me supplanter. Je m’étais bien promis de ne pas manquer la première occasion qui se présenterait de lui en marquer ma reconnaissance, et je crus ne le pouvoir mieux qu’en lui rendant sa maîtresse, après ce que j’en avais fait.

CIDALISE.

Rien n’était assurément ni plus judicieux, ni plus équitable.

CLITANDRE.

Mais oui : c’était, je crois, le seul parti qu’il y eût à prendre. Mes discours cependant embarrassaient Luscinde, d’autant plus qu’en lui exagérant les charmes et la tendresse d’Oronte, je lui parlais avec feu de mes sentiments. Je vis avec un secret plaisir qu’il s’en fallait peu qu’elle ne crût et l’aimer à la folie, et me haïr raisonnablement. Je ne me fus pas plutôt aperçu de l’un et de l’autre, que je me mis en devoir de reprendre avec elle des libertés, qui, par notre dernier arrangement, devenaient entre nous tout-à-fait simples ; mais dont, par la nouvelle révolution que son coeur venait d’éprouver, il était impossible qu’elle ne me fît pas un crime. Avec quelque adresse qu’elle cherchât à me dérober son trouble, ses remords, ses nouveaux voeux, et la répugnance avec laquelle elle se livrait encore à des transports, qui, quelques instants auparavant, prenaient tant sur son âme, elle m’inspirait trop peu d’amour, et j’ai trop d’usage de ces sortes de choses pour qu’elle pût me tromper sur ses mouvements. Elle ne répondait plus, soit à mes caresses, soit à mes protestations, que par ce sourire faux et cette complaisance froide et forcée que l’on a pour un amant qui ne plaît plus, et à qui l’on n’ose le dire. Muette, les yeux baissés, se refusant même, lorsqu’elle semblait se prêter toute entière à ce même objet qu’elle venait d’oublier si parfaitement ; non, jamais je n’ai vu l’humeur et le dégoût se peindre avec si peu de ménagement et tant de naïveté. Un moment d’orgueil me fit regretter d’avoir voulu m’en donner le plaisir, et je fus sur le point d’être assez injuste pour la gronder le plus vivement du monde, de me faire essuyer des humiliations que je m’étais moi-même cherchées. Heureusement pour elle et pour moi, ce mouvement de fatuité ne fut pas long, et loin de m’aveugler sur la sorte de chaleur qu’il rendait à mes sens, et de le prendre pour de l’amour, je sus m’en rendre le maître, et me voir tel que j’étais. Ne pouvant sortir, que par des reproches, de l’embarras où je m’étais mis, je les fis du moins décents et modérés, et j’eus tout le soin possible que rien de trop humiliant pour elle ne les empoisonnât. J’avais raison, car j’avais assurément plus de tort qu’elle, qui aurait borné tout son ressentiment contre Oronte à se plaindre de lui avec moi, et tout au plus à de simples projets de vengeance, si je n’eusse pas abusé contre elle de l’état violent où elle se trouvait, et que je ne lui eusse pas arraché des faveurs qu’elle n’eût peut-être jamais songé d’elle-même à m’accorder. Ce fut donc sans fiel et sans amertume que je me plaignis qu’elle s’était trompée sur son coeur, lorsqu’elle avait cru que je lui faisais oublier Oronte. Un regard et un soupir, qui m’apprirent combien en effet elle se reprochait de l’avoir cru, furent toute sa réponse. Je lui dis alors tout ce que l’on peut dire d’honnête et de flatteur à une femme par qui l’on est quitté, et l’assurai que j’étais d’autant moins surpris du malheur qui m’arrivait avec elle, qu’au milieu même de tout ce qu’elle avait fait pour moi, elle m’avait fait sentir combien elle tenait encore à l’homme qu’elle semblait me sacrifier. J’ajoutai qu’il me serait, s’il se pouvait pourtant, plus cruel encore de la posséder malgré elle-même, qu’il ne m’aurait été doux de la tenir de son coeur ; que quelque chose que j’en pusse souffrir, je devais cesser de me croire des droits de l’instant où elle ne les avouait plus, et que j’aimais mieux n’avoir auprès d’elle que le stérile nom d’ami, que de conserver malgré elle le titre d’amant, lorsqu’il ne pourrait servir qu’à faire le malheur de sa vie. Que quelques femmes sont singulières. Il est certain qu’après ce qui venait de se passer entre nous deux, et dans la situation où elle se trouvait, il ne pouvait lui arriver rien de plus heureux que la douceur avec laquelle je lui permettais de cesser de m’aimer. J’aurais naturellement dû en attendre des remerciements ; mais elle sentit plus le tort que, par cette facilité à me dégager, je semblais faire à ses charmes, que le sacrifice que je faisais à ses sentiments, et si elle eût la force de ne pas s’en plaindre, elle n’eut pas celle de me dissimuler le mécontentement de son amour-propre. Je ne sus, pendant quelque temps, si je paraîtrais l’avoir remarqué, ou si je continuerais à suivre mon objet ; mais la réflexion que je fis que tout ce que je lui dirais sur cela ne ferait qu’allonger cette scène, et que cru amoureux ou indifférent, elle n’en retournerait pas moins à son premier goût, me détermina pour le second parti. Après quelques tergiversations, de vengeur je devins confident. Ce second rôle ne flattait pas autant ma vanité que le premier, mais comme il me convenait davantage, ce fut sans aucun chagrin que je vis Luscinde passer vis-à-vis de moi, de toutes les fureurs de l’amour à la plus cruel froideur. Quelle révolution ! Mais, ô cruel amour ! Ce sont-là de tes coups ! Luscinde enfin poussa l’indifférence si loin, et prit en même temps une si grande confiance en mon amitié, qu’elle ne craignit pas de me consulter sur ce qu’elle avait à faire. Je lui répondis avec le même sang froid que d’abord que je voulais bien me sacrifier, rien n’était moins embarrassant que son affaire ; que je me flattais qu’elle me rendait assez de justice pour ne pas douter de ma discrétion ; mais que comme il se pouvait qu’Oronte, qui véritablement est d’une jalousie à désespérer, apprît que j’avais passé la nuit chez elle, et qu’il ne s’en tourmentât si l’on paraissait vouloir le lui cacher, j’irais ce matin-là même le gronder sur ses caprices, et lui dire que j’avais vainement employé la plus grande partie de la nuit à la prier de les lui pardonner. Elle approuva l’arrangement que je lui proposais, et me promit une amitié éternelle.

CIDALISE.

Cela est assurément bien beau de part et d’autre, et cette affaire ne pouvait pas plus noblement se terminer.

CLITANDRE.

Se terminer ! Oh ! Elle ne l’est pas encore.

CIDALISE.

Quoi ! Lui arriva-t-il encore de changer d’avis ? En vérité ! Je le voudrais.

CLITANDRE.

Oh ! Que non ! Ce que j’ai encore à vous dire, est d’une bien plus grande beauté ; mais tout admirable que cela est, je ne veux pourtant pas trop vous le faire attendre. Dans l’instant que j’allais quitter Luscinde, et que nous ne nous faisions plus que de très faibles protestations d’amitié, il me parut plaisant d’en obtenir encore des faveurs, malgré l’amour ardent dont alors elle brûlait pour Oronte. Cette idée me parut à moi-même si singulière, et si peu faite pour réussir, moi ne voulant employer ni menaces ni violence, que je crus ne pouvoir trop finement la mettre en oeuvre. Je feignis donc de la regarder avec plus d’ardeur que jamais. Je poussai de profonds soupirs, levai au ciel des yeux d’une tristesse à faire pleurer. Comme emporté par la force des mouvements qui m’agitaient, je me précipitai à ses genoux, et n’épargnai rien enfin de tout ce qui pouvait lui prouver que j’étais accablé du sacrifice qu’elle me forçait de lui faire, et ne craignis même pas d’ajouter qu’il était assez vraisemblable que je n’y survivrais pas. Quand il aurait été possible que de si grandes plaintes ne l’eussent pas émue, son amour-propre avait été trop piqué de la facilité avec laquelle je m’étais détaché d’elle, pour qu’il ne fût pas infiniment sensible à mon retour. Elle me pria donc bien sérieusement de continuer de vivre. Je la conjurai à mon tour, s’il était vrai qu’elle s’intéressât à ma vie, de me recevoir encore une fois dans ses bras. Cette proposition parut l’étonner ; mais à ses regards je jugeai qu’elle ne la trouvait pas si absurde, et même qu’elle ne m’en savait pas absolument mauvais gré. Il se pouvait aussi que la nécessité de me ménager, et la crainte que je ne me vengeasse de ses refus par quelque malhonnête indiscrétion, entrassent pour beaucoup dans la douceur avec laquelle elle la recevait. Quoi qu’il en soit, elle me répondit seulement, avec toute la bonté que je pouvais attendre d’une amie sincère, que mes regrets n’en seraient que plus cruels, et que si j’étais sage, je devrais bien plus songer à éteindre mon amour qu’à chercher à le rallumer. Je convins qu’elle avait raison ; mais je n’en insistai pas moins, et le caprice, la crainte et la vanité lui tenant lieu de tendresse, et même de compassion : au moins, Clitandre, me dit-elle en se préparant à me secourir, souvenez-vous que c’est vous qui le voulez ; et si ma complaisance pour vous produit l’effet que j’en crains, ne soyez pas assez injuste pour m’en rendre responsable. Croyant alors m’avoir suffisamment averti, elle se livra d’assez bonne grâce à mes empressements. Je vous avouerais bien une noirceur que je lui fis ; mais c’est que je crains qu’elle ne vous paraisse trop forte. Dans le fond ce n’est pourtant qu’une expérience, et il n’est pas défendu d’en faire.

CIDALISE.

Au contraire, elles ne peuvent qu’être utiles, et d’ailleurs c’est le goût d’aujourd’hui.

CLITANDRE.

C’était ainsi que vous avez pu le juger par mon récit, non seulement sans amour, mais même avec d’assez faibles désirs que je l’avais priée de m’accorder une dernière preuve de son amitié. Il était par conséquent tout simple que je ne fusse pas ému à un certain point. Son coeur n’était pas non plus dans une disposition plus favorable que le mien, et nous commençâmes tous deux cet entretien, sans apporter à ce que nous disions une attention assez marquée pour que nous ne puissions pas voltiger sur d’autres objets. Nous restâmes assez longtemps tous deux dans cette sorte d’indifférence. Enfin il me parut qu’elle commençait à ne plus voir les choses avec tant de désintéressement. Ce n’était pas qu’elle m’aimât plus qu’elle ne me l’avait promis ; mais apparemment elle s’amusait davantage. Il me prit envie de voir s’il est vrai que la machine l’emporte sur le sentiment, autant que bien des gens le prétendent ; et pour m’éclairer sur cela, dans l’instant que Luscinde semblait avoir oublié toute la nature, ou ne plus exister que pour moi. Ah ! Madame, m’écriai-je, pourquoi faut-il que dans des moments si doux je ne puisse perdre le souvenir de mon rival ? Ou pourquoi du moins ne puis-je vous le faire oublier ? Car enfin je ne le vois que trop, l’heureux Oronte peut seul vous occuper. Désespérée de vous voir dans mes bras, vous n’aspirez qu’au bonheur de vous retrouver dans les siens, et ce serait en vain que je me flatterais de le bannir un seul instant de votre coeur. Non, Clitandre, me répondit-elle courageusement, vous ne vous abusez pas, je l’adore. Et ce qu’il y a de remarquable, c’est qu’en faisant à Oronte une si tendre déclaration, elle m’accablait des plus ardentes caresses, et me donna même les plus fortes preuves de sensibilité qu’en ce moment là je pusse attendre d’elle.

CIDALISE.

Et vous avez conclu de cette épreuve si honnête...

CLITANDRE.

Que les femmes disent plus vrai que nous ne croyons, quand elles affirment que les plaisirs les plus vifs ne font point oublier à une femme, qui pense avec une certaine délicatesse, l’objet dont elle a le coeur rempli, et que quand ce n’est pas lui qui les lui procure, il n’en est pas moins celui à qui elle voudrait toujours les devoir ; ah ! C’est une chose bien vraie que celle-là ! Mais, pour en être convaincu, j’avais réellement besoin d’une expérience comme celle que j’ai faite.

CIDALISE.

Ah ! Scélérat !

CLITANDRE.

Pourquoi donc ? Que peut-on faire de mieux que de chercher à se guérir de ses préjugés, et surtout de ceux auxquels les autres peuvent perdre ? Au reste pour cesser de vous parler de Luscinde, je lui tins parole dans tous les points. Vous êtes la seule à qui j’aie raconté cette histoire. Je forçai Oronte à s’avouer coupable, et l’envoyai aux pieds de Luscinde lui demander pardon de ses injustices. J’intercédai même pour lui, et j’eus la gloire de voir mettre dans le traité qu’ils conclurent entre eux, que c’était à ma seule considération qu’on lui accordait la paix. Cette aventure enfin m’a donné un vrai plaisir, et je n’y ai depuis jamais songé sans rire.

CIDALISE.

Et moi, je ne vous entends pas sans trembler. Vous me paraissez avec les femmes d’un libertinage et d’une mauvaise foi qui me donnent les plus vives terreurs, et qui me font cruellement repentir de ma faiblesse pour vous.

CLITANDRE.

Je ne vous conterai plus d’histoires, puisque le seul usage que vous sachiez en faire, est de vous tourmenter ; et pour vous faire mettre des bornes à vos craintes, j’en mettrai désormais à ma confiance. Ce que je puis pourtant vous jurer, et avec la vérité la plus exacte, c’est que je suis naturellement fidèle, et que vous serez, j’ose vous le dire, étonnée de ma régularité.

CIDALISE.

Hélas ! Dieu le veuille !

Elle fait sonner sa pendule.

Déjà sept heures !

CLITANDRE.

Pour moi, je ne me lève ordinairement qu’à dix, et je doute que ce soit avec vous que j’apprenne à devenir plus matineux. Vous sentez bien d’ailleurs qu’il ne se peut pas que je vous quitte sans vous avoir bien rassurée.

CIDALISE, sortant de son lit.

Et moi, je vous proteste que je sonnerai plutôt Justine que de souffrir que vous me tourmentiez davantage.

CLITANDRE.

Ah ! Sans doute ! Cela serait beau ! Croyez-moi, venez vous recoucher.

CIDALISE.

Et mon lit ? Vous m’avez promis de le refaire.

CLITANDRE.

Volontiers. Je puis dire, sans trop me vanter, que Justine, toute fameuse qu’elle est, ne fait pas un lit mieux que moi.

Ils refont le lit.

CIDALISE.

Hélas ! Tant mieux ! Je n’eus jamais plus besoin d’être bien couchée.

CLITANDRE.

C’est-à-dire, qu’on ne pourra vous faire sa cour qu’un peu tard ?

CIDALISE.

Oh ! Très tard, en effet. Et je vous défends de plus de parler à aucune des femmes qui sont ici, à Luscinde surtout, que je ne sois levée.

CLITANDRE.

Je ne vois pas pourquoi elle vous paraît plus à craindre qu’une autre ; mais ce dont je suis convaincu, c’est que je serais pour elle moins dangereux que personne, et que depuis notre aventure elle a pensé sur moi absolument comme Julie, quoique j’aie plus d’une fois tenté de la faire vivre avec moi sur le ton de liberté qui aurait à la fois convenu aux désirs qu’elle m’inspirait, et au peu d’amour que j’avais pour elle.

CIDALISE.

Il est en effet assez singulier qu’elle ne se soit pas prêtée à des vues si raisonnables.

CLITANDRE.

Mais oui : cela est peut-être plus extraordinaire que vous ne pensez. Eh bien que dites-vous de votre lit ?

CIDALISE.

Que jamais il ne m’a paru mieux fait. Je suis bien surprise de vous trouver ce talent !

CLITANDRE.

Il ne vous parAaît peut-être rien ; mais je vous jure que jusques à un certain âge, il y en a peu qui soient aussi nécessaires que celui-là.

CIDALISE.

Vous avez beau le vanter ! Je vous jure que je ne vous en estime pas davantage.

CLITANDRE.

Je trouve, à ce que vous me dites-là, assez peu de reconnaissance, et je ne sais si, pour vous punir de votre ingratitude, il ne me serait pas permis de gâter un ouvrage dont on me sait si peu de gré.

CIDALISE.

Ah ! Cela serait horrible lorsque, si vous l’aviez voulu, j’aurais été sans vous avoir la plus légère obligation, on ne peut pas mieux couchée.

CLITANDRE.

Vous m’avez insulté !

CIDALISE.

Eh bien ! Je veux pousser l’injure jusqu’au bout ; je ne vous crains pas.

CLITANDRE.

Je trouve à cela, si vous me permettez de vous le dire, plus de courage que de prudence ; mais ne serait-ce pas pour avoir le plaisir d’être vaincue, que vous me désiriez.

CIDALISE.

Non pas absolument ; mais serait-il bien vrai que ma sécurité fût si déplacée ?

CLITANDRE.

Je me flattais de vous avoir corrigée de ces doutes-là, par exemple.

CIDALISE.

En vérité ! S’il faut vous parler sérieusement, je n’en ai pas.

CLITANDRE.

Cela ne serait-il point un peu obscur ? Me rendez-vous justice, me faites-vous injure ? Ah ! Ce doute me tourmente trop pour me le laisser.

Il se venge.

CIDALISE.

Ah ! Clitandre, je vous demande pardon.

CLITANDRE.

Il est bien temps !

CIDALISE.

En vérité ! Vous êtes bien vain !... Un lit, qui était le mieux fait du monde... Vous êtes réellement insupportable !

CLITANDRE.

Trouvez-vous ?... Le lecteur ne doit pas conclure de ce que lui dit Cidalise, que c’est sérieusement qu’elle le gronde. Il est vrai qu’elle a peut-être un peu d’humeur. (Eh ! Qui n’en aurait pas à sa place ? ) Mais il est pour le moins tout aussi vrai qu’elle finit par ne lui en plus montrer.

CIDALISE.

Vous en irez-vous, à présent ?

CLITANDRE.

Si vous le voulez absolument, il le faut bien ; mais je ne saurais m’empêcher de vous dire qu’en pareil cas on ne m’a jamais renvoyé de si bonne heure.

CIDALISE.

Cela se peut ; mais de grâce, allez-vous en.

Il ouvre la porte.

Ah ! Clitandre, bien doucement, je vous prie.

CLITANDRE.

Un autre talent que j’ai, c’est d’ouvrir une porte plus doucement que personne, et de marcher avec une légèreté incompréhensible.

CIDALISE.

Hélas ! Vous n’avez que trop de talents, et si cela dépendait de moi, je donnerais volontiers ceux des vôtres, dont vous faites peut-être le plus de cas, pour la certitude que vous me serez fidèle.

CLITANDRE.

Oh ! Sans doute, vous feriez-là un beau marché ! Allez, mon ange, je vous la donnerai à moins de frais.

Il lui baise tendrement la main.

Adieu, puissiez-vous, s’il se peut, m’aimer autant que vous êtes aimée vous-même !

Elle ne lui répond qu’en lui prouvant qu’elle l’aime. Ils se séparent.