M. DCC. LXXXVI. Avec Approbation et Privilège du Roi.
Par le Chevalier DE CUBIÈRES des Académies et sociétés royales de Lyon, Dijon, Marseille, Rouen, Hesse-Cassel, etc., etc.
PERSONNAGES. §
- LE PRINCE SALVATOR.
- MILADY SEMOURS.
- MILORD BRUMTON.
- MORON, écuyer du Prince.
- UN MAÎTRE D’HOTEL.
- UN COIFFEUR.
- UN TAILLEUR.
- LA PRÉSIDENTE DE TONANVILLE.
- MADEMOISELLE POUF, Marchande de Modes.
- L’HOTESSE.
- UNE SERVANTE.
- PLUSIEURS OFFICIERS DE JUSTICE.
- UN NOTAIRE.
ACTE I §
SCÈNE PREMIÈRE. Le Prince, Moron. §
LE PRINCE.
Eh bien ? Moron, que dis-tu de notre aventure ?
MORON.
Je dis, Monseigneur, que j’admire votre sang-froid, votre présence d’esprit, et surtout votre courages. Vous ne démentez point la race auguste dont vous descendez.
LE PRINCE.
Laisse là mon courage et ma race auguste, et réponds-moi : ou étals-tu quand je me défendais contre ces trois hommes ?
MORON.
Ma foi, Monseigneur, comme je n’ai point eu des Héros pour aïeux, et que mon métier n’est point celui des armes, ne pouvant pas être acteur dans le combat, je me suis caché derrière une haie, d’où j’ai été spectateur tout à mon aise.
LE PRINCE.
Me laisser seul contre trois ! Et si j’avais succombé ?...
MORON.
Oh ! Je vous connais ; je savais bien que vous vous en tireriez avec gloire. Dans tout autre cas, vous auriez vu si Moron est un brave homme.
LE PRINCE.
C’est-à-dire que tu serais venu à mon secours, si les voleurs avaient été en plus grand nombre.
MORON.
N’en doutez pas ; j’aurais fait alors des prodiges, mais vous n’aviez pas besoin de moi ; un bras comme le vôtre est bien assuré du triomphe. Convenez cependant, malgré, l’honneur qui doit vous revenir de cette victoire, convenez Monseigneur, que de pareilles rencontres sont bien désagréables.
LE PRINCE.
Mais non. Si notre postillon n’avait pas été tué, celle-ci ne m’eut point paru telle. Jamais je n’avais vu de Voleurs, et je ne suis pas absolument fâché de savoir comment sont faits ces messieurs.
MORON.
Quoique vous en disiez, Monseigneur, ce sont de vilaines connaissances à faire.
LE PRINCE.
Conviens, Moron, que nous en avons fait qui ne le font guère moins, en venant jusqu’ici par cette maudite diligence. Vit-on jamais des personnages plus extravagants, plus tristes, et surtout plus impertinents que nos compagnons de voyage ?
MORON.
Je conviens qu’ils ne font pas aimables. À peine nous ont-ils regardés, quand nous sommes montés dans la voiture : je crois même que l’un deux ne m’a pas rendu le salut.
LE PRINCE.
J’ai fait quelques questions à mon voisin, qui m’a répondu d’un air de protection tout-à-fait risible. Veulent-ils se faire passer pour de grands Seigneurs ? Où le sont-il en effet ?
MORON.
Eux de grands Seigneurs ? Ah ! Ne le croyez pas ? Il n’est pas d’usage en France que de grands Seigneurs voyagent ainsi par la diligence de Lyon. Et puis vous vous rappelez bien cet homme court et gros avec une perruque ronde, un vieux habit d’écarlate galonné, une canne à pomme d’or à la main.
LE PRINCE.
Celui qui n’a fait que parler du Comte de Celicouf son ami ?
MORON.
Justement. J’ai servi le Comte il y a plusieurs années, en qualité de valet de chambre. Je crois me souvenir que l’homme gros et court qui se dit son ami n’était que son tailleur.
LE PRINCE.
Tu veux rire, Moron.
MORON.
Non vraiment, Monseigneur. Je ne l’ai pas reconnu bien positivement ; les physionomies changent avec l’âge : il me semble bien cependant que cette figure m’a pris mesure d’un habit.
LE PRINCE.
Et les autres ?
MORON.
Ah ! Les autres, ainsi que lui, ne font guère, à ce que je crois, que des habitués d’antichambres.
LE PRINCE.
Tu perds l’esprit, Moron. Eh quoi ! Tu veux que ces Messieurs qui ne parlent que des Ducs et des Comtes qu’ils voient tous les jours...
MORON.
Ne soyez pas dupé de leur langage. Ces Messieurs fournissent souvent à crédit des marchandises aux personnes les plus distinguées ; fatigués d’attendre leur paiement, ils arrivent quelquefois chez leur débiteur, avec une sentence dans leur poche. On les laisse longtemps dans l’antichambre ; mais enfin on les introduit, et ils peuvent dire le soir : j’ai passé la matinée avec Monsieur le Duc un tel ; Monsieur le Comte un tel m’a raconté telle chose ; Monsieur le Marquis un tel est l’homme du monde le plus aimable ; il m’a comblé d’honnêtetés : les marauds n’en imposent point en parlant de la sorte : l’homme le moins poli le devient avec ses créanciers.
LE PRINCE.
La diligence était composée de quatre hommes et de deux femmes quand nous y sommes montés : tu ne me dis rien de ces dernières ; les crois-tu du même état que les hommes ?
MORON.
L’une est la Présidente de Tonnenville, femme altière et arrogante ; l’autre...
LE PRINCE.
Comment fais-tu que c’est une Présidente ?
MORON.
Mon ancien maître s’étant trouvé quelquefois assis à côté d’elle à table ; j’ai pu la contempler à mon aise.
LE PRINCE.
Et si elle va te reconnaître ?
MORON.
Oh ! Ne l’espérez pas. N’ayant jamais daigné jeter les yeux sur moi, comment voulez-vous qu’elle se rappelle mon visage ?
LE PRINCE.
Et celle qui se qualifie de Baronne, et à qui toute la voiture donne ce titre ?
MORON.
Celle-là, Monseigneur ? Elle m’a décoché des oeillades, et même des soupirs, qui prouvent qu’elle me distingue : ce goût qu’elle me témoigne, pourrait bien annoncer que c’est une grande Dame.
LE PRINCE.
Je n*en crois rien, Moron ; il est bien singulier que tous ces gens-là, n’étant que de plats bourgeois, se donnent les airs de nous protéger ! Pour moi, en voyant leurs manières, j’ai cru être avec autant de Souverains. Candide, comme tu sais, se trouva un soir à souper avec six Rois.
MORON.
Le cas où nous sommes, Monseigneur, est un peu différent. Quoiqu’Etranger en France, vous êtes Souverain dans vos États, et il y a grande apparence que votre Excellence b souper avec des roturiers.
LE PRINCE.
Ah ! Moron, distingue, je te prie, celui de nos compagnons qui n’a pas dit un mot pendant toute la route, et qui souvent a haussé les épaules aux impertinences des autres ; je juge à son silence, à son maintien, et surtout à ses habits, que cet homme est Anglais, et homme de qualité, sans doute.
MORON.
Je n’y ai pas trop pris garde : mais voici cet Anglais lui-même qui ne tardera pas à être suivi des autres. Voulez-vous que nous parvenions bientôt. À les connaître ? Retirons-nous au fond de cette salle, et observons-les pendant quelques minutes. Ces sortes de gens là se décèlent vite par des manières de parler analogues à leur profession. Écoutons-les donc attentivement, si vous voulez que je la devine.
SCÈNE II. Les Précédenrs, au fond du Théâtre, Milord Brumton, Une Servante. §
MILORD.
Hola hé ! Servante ! Du feu ! Une pipe !
LA SERVANTE.
Une pipe !
MILORD.
Oui, sans doute : est-ce qu’il n’y a point de pipe dans cette Auberge ?
LA SERVANTE.
Monsieur, pardonnez-moi ; mais c’est que...
MILORD.
Quoi ! C’est que....
LA SERVANTE.
C’est que dans ce moment il n’y en a qu’une, dont Monsieur ne pourra point faire usage.
MILORD.
Et pourquoi cela, s’il vous plaît ?
LA SERVANTE.
C’est que, Monsieur, nous, n’ayons ici maintenant que celle de Monsieur notre Charretier.
MILORD.
De Monsieur votre Charretier ! Apportez-la toujours, que m’importe ? Un Charretier n’est-il pas un homme ? Et puis en l’essuyant bien ...
SCÈNE III. §
MILORD, seul.
Que le Français est ridicule quand il voyage ! Depuis que je voyage moi-même, et il y a bien des années que j’ai ce goût, je ne crois pas avoir jamais rencontré chez aucune Nation du monde, des personnages plus impertinents que nos compagnons, excepté, les deux hommes qui nous sont venus joindre dans la diligence, et qui paraissent plus raisonnables...
MORON, au fond du Théâtre.
Il parle bien de nous, Monseigneur ; vous aviez bien, raison de dire que cet Anglais était un homme de distinction. Les gens comme nous se devinent, sans se connaître.
SCÈNE IV. Milord, La Servane devant le théâtre, le Prince, Moron, au fond du théâtre. §
LA SERVANTE.
Tenez, Monsieur, voila pipe que vous avez demandée.
MILORD.
Tenez, à votre tour.
LA SERVANTE.
Qu’est-ce que c’est que vous me donnez-là, Monsieur ?
MILORD, sans regarder.
Je n’en sais rien.
LA SERVANTE.
Je ne connais pas cette chose.
MILORD, regardant.
C’est une guinée.
LA SERVANTE.
Une guinée ! C’est comme qui dirait une médaille : je n’ai pas besoin de çà, je pense.
Cependant ce Monsieur a l’air brave, et je sens que je l’aime.
SCÈNE V. Moron, ramassant la guinée, Le Prince, toujours au fond Théâtre. §
MORON.
Jeter une guinée ! Quel sacrilège ! Il est sans façon cet Anglais, il ne ressemble pas à nos Olibrius et à nos Mijaurées ; mais les voici tous à point nommé.
SCÈNE VI. Les Précédents au fond du théâtre, Mademoiselle Pouf, Un Maître d’Hôtel, Un Tailleur, Un Coiffeur, Milord, fumant et assis à côté d’une table §
LE TAILLEUR, à la cantonade.
Oui, ma mie, sachez que vous êtes une impertinente de me donner une chambre où il n’y a point de robe de chambre. Comment voulez-vous que je fasse demain en me levant ? Faudra-t-il que violant le bel usage, je mette le matin un habit habillé, qui doit ne se mettre que l’après-diné ? Ô ma garde-robe, ou es-tu ? Que n’ai-je pu te porter avec moi ! Je ne serais pas dans l’état où je me trouve. Sachez que j’ai chez moi deux robes de chambre et deux douzaines de camisoles, trois gilets de molleton, six pantalons de coutil, trois douzaines de fracs d’Espagne ou de Castorine, ou de drap vert de Saxe ; cinquante redingotes à la Bostonienne, deux ou trois cents habits habillés, soit de drap de Louvier, soit de tricot d’Angleterre, soit de cannelé de Lyon, soit de ratine d’Holìande, soit de satin de Gênrs, soit de drap de Vigogne, et tous pleins et double broche. Je ne parle point des habits de livrée de mes gens, il serait difficile d’en savoir le nombre ; et ici, ici ! Je ne trouve pas seulement une robe-de-chambre.
MORON, au Prince, au fond du théâtre.
Quel étalage d’habillements ! C’est le Tailleur dont je vous parlais tout à l’heure.
LE COIFFEUR.
Vous avez raison de vous plaindre, Monsieur, mais je l’ai bien plus que vous mille fois. On n’a point mit de robe-de-chambre dans votre chambre ; et moi, diriez-vous que je n’ai trouvé dans la mienne, ni peignoir, ni nécessaire, ni boite à poudre, ni poudre grise, ni poudre rousse, ni poudre à la Maréchale, ni pâte d’amandes, ni essences, ni cassolettes, ni toilette enfin, ni toilette ; comme si un joli homme, un homme de distinction, pouvait se passer de toilette en quelque pays qu’il se trouve.
Aussi demain, Mesdames, je vous en demande pardon d’avance, mais je serai à faire peur, je vous en avertis. J’aurai le teint plombé, les yeux caves ; et il faudra, oui, il faudra que je me cache, pour ne pas vous faire tomber en syncope.
LE PRINCE, au fond du Théâtre.
Et celui-là, Moron ?
MORON.
Celui-là ?... Poudre à la Maréchale, poudre rousse, poudre grise... Ne voyez-vous pas à ces mots, que c’est un coiffeur de Petites Maîtresses ?
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Vous vous plaignez, Messieurs, vous, de n’avoir point de peignoir, et vous point de robe-de-chambre. Cela est fâcheux, sans doute, mais ce qui nous arrive, est bien plus fâcheux encore. Vous savez que dans, les bonnes maisons on met toujours le menu sur la table, pour instruire les convives de ce qui doit leur être servi. Diriez-vous qu’il n’y aura point de menu à notre table, et qu’avant de manger nous saurons à peine...
LE COIFFEUR.
Point de menu ! Qu’entends je ! Cela crie vengeance : point de menu !...
Je ne sais ce que c’est ; mais il faut avoir l’air de le connaître.
LE TAILLEUR.
Je suis très scandalisé qu’il n’y ait point de mena et notre table.
Je veux être pendu, si j’y comprends la moindre chose.
LA PRÉSIDENTE.
Eh quoi ! Monsieur, point de menu ! Cela est-il possible ? Feu mon mari en avait toujours un sous sa serviette, dont avant tout il me faisait la lecture.
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Rien n’est plus vrai cependant, je viens de le demander à l’hôtesse.
MADEMOISELLE POUF.
Êtes-vous bien sûr, Monsieur, qu’il n’y aura point de menu à notre souper ? D’honneur ! C’est incroyable.
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Parbleu, Mesdames, puisqu’il faut vous en convaincre, je m’en vais appeler la fille. Holà hée, la fille !
SCÈNE VII. Les Précédents, La Servante. §
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Apportez-moi le menu, je vous en prie
LA SERVANTE, avec surprise.
Le menu !
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Oui, le menu, vous dis-je.
LA SERVANTE.
Monsieur veut badiner sans doute.
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Pourquoi donc ? Est-ce que vous ne savez pas ce que c’est que le menu ?
LA SERVANTE.
Je n’en ai jamais vu de ma vie.
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Vous le voyez, Mesdames : mais n’avoir point de menu serait un petit malheur ; je viens de faire un tour à la cuisine, et croiriez-vous que nous n’aurons à souper, ni potages, ni entrées fines, ni pâtisseries. J’ignore si vous faites grand cas de la grosse viande ; pour moi, je suis un peu friand, je l’avoue : accoutumé d’ailleurs à faire chez moi la chère la plus exquise, j’aime les morceaux recherchés, les pièces délicates, des bisques, des sarcelles au suc de navet, des saucisses de blanc de perdrix, des faisans, des allebrans, des gelinottes, rale de genest, rale de bruyère, cailletaux, pluviers, longe de chevreuil, grives, bécassines, oie sauvage, poulette d’eau, cul blanc ou thiathias, héron, batteur de pavé, alouette, pâté à la Choisy, gelée de corne de cerf, blanc-manger, langue à l’écarlate de Vierzon, pied à la père douillet, panaches farcis aux truffes et pistaches, palais de boeuf, arbolade, pâté a la cardinale, pâté de soie de Strasbourg, voilà ce dont je me nourris les jours de charnage. Les jours maigres, on me sert d’abord un bon potage, les entrées et le rôti lui succèdent ; le poisson vient ensuite : c’est de la sole, du brochet, de l’esturgeon, du rouget, de la lamproie, du saumon, des truites saumonéesÌ de la brème, des lottes, du turbot, de l’aloze, du hautmare, de la langouste, du grenaut, de la dorade et plusieurs autres que l’on me sert accommodés dans le dernier goût ; et suivis presque toujours pour entremets de cervelas d’anguille, de foies de lottes, de ramequins de toute forte, et de tourtes de laitance.
MORON.
À cette érudition de cuisine, si cet homme avait un habit noir, ne croiriez-vous pas qu’il est prieur ou chanoine ?
LE PRINCE.
Oui vraiment.
MORON.
Il faut donc croire que c’est, ou un Maître d’Hôtel de quelque millionnaire ou quelque traiteur renforcé.
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Vous sentez, mesdames, que gâté par tant de bons morceaux, il me sera difficile de me bourrer de viandes de boucherie, apprêtée à la bourgeoise. Cependant une chose me console ; nous sommes dans le pays des truffes, et par bonheur nous aurons une dinde qui en fera farcie. Quoique ce ne soit pas un mets bien recherché qu’une dinde aux truffes, je ne mangerai que de ce plat : quant aux autres, je n’ai fait que les voir, et j’en ai jusques-là.
LE TAILLEUR.
Point de potage ! D’entrée fine ! De pâtisserie ! Point de menu surtout ! Quelle Auberge, bon Dieu ! Convient-elle à des gens de notre étoffe !
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Vous lui faites beaucoup d’honneur de l’appeler une auberge, c’est tout au plus une gargotte.
LE COIFFEUR.
Des barbiers de village s’y trouveraient mal, a plus forte raison, un homme a bonnes fortunes comme moi, qui passe sa vir à la toilette des jolies femmes.
MORON, dans le fond du théâtre.
Qu’il met en papillotes.
LE TAILLEUR.
On n’y reçoit sans doute que des garçons fripiers.
MORON, au Prince.
Comme ceux qui le servent.
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Que dirait-on de moi dans le monde, si l’on voyait ici un homme qui régale tant de grands Seigneurs ?
MORON, au Prince.
Avec l’argent de son maître.
LE COIFFEUR.
Le ministre est mon ami, et je lui en porterai ma plainte.
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Fort bien : que notre hôte apprenne de quel bois se chauffent des gens comme nous.
LE TAILLEUR.
Taillons-lui de la besogne, pour lui et toute sa race.
LE COIFFEUR.
le lui ferai laver la tête d’importance.
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Je lui ferai donner une graisse dont il se souviendra.
LE TAILLEUR.
Il saura ce qu’en vaut l’aune.
LE COIFFEUR.
C’est une véritable tête à perruque
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Une bête à manger du foin.
MADEMOISELLE POUF.
Vos plaintes peuvent être justes, Messieurs, mais j’ai toujours observé que, ce qui distinguait en route les gens comme il faut, c’était la patience avec laquelle ils souffraient mille petites incommodités passagères, et la douceur qu’ils montraient en parlant aux hôtesses. L’appartement qu’on a donné à Madame la Présidente et à moi, n’est pas mieux pourvu que les vôtres ; il n’y a point de glaces à la cheminée, point de rideaux de gaze aux fenêtres, point de noeuds pour les rattacher, point de chiffonnière, point de cabinet de toilette, point de meubles de propreté, point de boudoir surtout, point de boudoir pour des femmes de notre ordre, pour des femmes de qualité ; et cependant, voyez si nous nous plaignons. C’est nous manquer essentiellement, que de nous loger ainsi ; mais, que nous importe l’opinion d’une maîtresse d’Auberge ? Il ferait beau vraiment, qu’une pareille espèce pût se glorifier de nous avoir offensées ! Nous sommes trop au-dessus d’elle, pour nous affecter de ses négligences, n’est-ce pas, Madame la Présidente ?
LA PRÉSIDENTE.
Cela est vrai, Madame la Baronne.
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Madame la Baronne voudrait-elle faire entendre par ce discours que nous ne sommes pas des gens de qualité comme elle ? Elle compterait sans son hôte, au moins.
LE TAILLEUR.
On pourrait lui prouver qu’elle prend fort mal ses mesures.
LE COIFFEUR.
Il ne serait pas prudent qu’elle se moquât de nous à notre barbe.
MADEMOISELLE POUF.
Ah ! Messieurs, comment pouvez-vous croire que je me trompe sur ce que vous êtes ? Il n’y a qu’à vous regarder, pour voir vite de quoi il retourne ; vous avez des façons, des airs de tête, et un langage si nobles ! En disant que les gens comme nous ne se plaignaient guère en route, je n’ai pas avancé qu’il n’y eût point d’exception a cette règle : je me plains moi-même comme un autre quand l’occasion se présente. Eh ! Tenez, parbexemple, depuis que nous sommes arrivés dans cette salle, est-il concevable, que, tous tant que nous sommes, nous ayons pu supporter, sans nous trouver mal, l’odeur, dont Monsieur nous régale ?
LA PRÉSIDENTE.
Il est vrai qu’on devrait bien ne pas s’accoster d’un certain monde, quand on a des manières de Corps-de-Garde.
MADEMOISELLE POUF.
Pour moi, qui toute ma vie ai respiré le parfum des fleurs, et qui vis, pour ainsi dire, au milieu des roses, je vous avoue qu’il m’est bien dur d’être infectée ; et je ne réponds pas, si cela dure, de ne pas tomber pâmée les quatre fers en l’air.
LA PRÉSIDENTE.
Je suis dans le même cas, Madame, je n’y saurais tenir : il faudrait bien dire à cet homme de nous faire grâce de sa cassolette.
LE TAILLEUR.
Que voulez-vous, Madame, s’il avait à nous en faire grâce, ne vous aurait-il pas entendues ? Vous venez de parler assez clairement l’une et l’autre : mais il y a des personnes dont l’éducation est si négligée ! Et puis, dans les voitures publiques, on se trouve avec des gens...
Cet homme n’a point la mine très distinguée, et d’après son goût soldatesque, je crois que c’est, ou un bosseman ou un caporal d’infanterie.
LE COIFFEUR, à demi-voix.
C’est peut-être un Charretier déguisé.
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Peut-être un pilier de taverne.
MADEMOISELLE POUF.
Si vous lui disiez qui vous êtes, Messieurs, vos noms lui en imposeraient sans doute.
Vous surtout, Monsieur, qui avez l’air d’un homme de poids.
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Moi ! Lui dire qui je suis, Madame ! Ah ! Dieu m’en préserve. Si vous saviez ce qui m’est artivé il y a quelques années dans une Auberge pour m’y être fait connoìtrel Ahl Je ne m’exposerai plus à pareille aventure.
MADEMOISELLE POUF.
Pourrait-on savoir, Monsieur, ce qui vous est arrivé dans cette auberge ?
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
La curiosité est le faible des Baronnes, je le vois, Madame. Eh bien ! Écoutez ma petite histoire, elle est assez réjouissante. Mais il y a ici des gens sans façon qui ont pris leurs aises d’avance, et je ne fais pourquoi nous avons tant tardé à les imiter, puisque voilà un grand nombre de chaises...
MADEMOISELLE POUF.
Une histoire ! Je les aime à la folie. Écoutons bien, Madame la Présidente.
LA PRÉSIDENTE.
Écoutons, Madame la Baronne, j’aime aussi les histoires.
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Je voyageais avec Milord Brumton...
MILORD, cessant de fumer et retournant sa chaise.
Milord Brumton ! C’est de moi qu’on parle, écoutons.
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Vous le connaissez peut-être.
LE TAILLEUR.
N’est-ce pas un petit homme d’assez mauvaise mine ?
LE COIFFEUR.
Dont la figure n’a rien de distingué, et qui n’a pas encore pu se former à nos manières, quoiqu’il voyage sans cesse.
MILORD, à part.
Me peindre ainsi sans me connaître ! Goddam ! Voilà de plaisants originaux !
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Justement, Messieurs, je vois que vous le connaissez à merveilles. Mais la mine et les manières ne font rien à mon histoire. Vous n’ignorez pas que Milord Brumton est d’une des plus anciennes maisons d’Ecosse, et...
LE COIFFEUR.
Oui, je connais sa généalogie, et l’autre jour en parcourant mes titres, je crois m’être aperçu que nous étions alliés par les femmes.
LE TAILLEUR.
Je crois me souvenir que nous sommes cousins à la mode de Bretagne.
MILORD, à part.
Les faquins ! Voyons jusqu’où ira leur impertinence.
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Je vous disais donc que je voyageais avec Milord Brumton...
Mais voyez-vous notre homme comme il écoute ! Il aime aussi les histoires.
MADEMOISELLE POUF, à demi voix.
Comme il a quitté sa pipe au nom de Milord Brumton !
LE MAÎTRE D’HÔTEL, à demi voix en ricanant.
C’est que le nom de Milord sonne haut à de certaines oreilles. Mais plus de chuchotage, je vous prie, le faible des gens de qualité, est de vouloir qu’on les écoute ; c’est le mien, je l’avoue : ainsi donc ne m’interrompez plus. Je voyageais avec Milord Brumton et le Prince Salvator.
MORON, au Prince dans le fond du théâtre.
Le Prince Salvator !... À vous le dé, Monseigneur, vous allez bien écouter ; car vous aimez aussi les histoires.
LE PRINCE.
Tais-toi donc, si tu veux que j’écoute.
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Encore du bruit ! Encore des commentaires ? Vous ne voulez donc pas que je continue ?
LE TAILLEUR.
Voilà bien les dames : elles aiment les histoires et les coupent.
MADEMOISELLE POUF.
Est-ce que vous avez coupé Monsieur, Madame la Présidente ?
LA PRÉSIDENTE.
Non assurément, je n’ai pas dit une parole.
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Qui est-ce donc qui vient de m’interrompre !
LE TAILLEUR, montrant Brumton.
Ce n’est sûrement pas notre silencieux camarade ; car il ne parle pas plus
qu’il ne pense.
LE COIFFEUR.
C’est peut-être le vent qui vient de souffler dans les croisées.
MADEMOISELLE POUF.
Ce sont les chevaux peut-être qui se battent dans l’écurie, et dont le bruit est monté jusqu’ici. Continuez donc votre histoire; car tout le monde a la plus grande envie de l’entendre. Vous voyagiez, dites-vous, avec Milord Brumton et le Prince Salvator.
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Eh bien donc ! Je continue. Lorsque ces deux Seigneurs et moi eûmes fait une cinquantaine de lieues ensemble, nous descendîmes dans une auberge, dont la maîtresse était jeune, jolie, et d’une humeur gaie et folâtre. Charmés de Sa figure, nous la priâmes de souper avec nous : nous étions vêtus en voyageurs, à peu-près comme je le suis à présent, sans marque distinctive, sans dorure, sans épée, un habit tout simple, et un chapeau rabattu. L’hôtesse était loin de nous prendre pour ce que nous étions, de soupçonner même ce que nous pouvions être ; elle se mit donc à table avec nous. La bonne petite femme commençait à nous charmer par ses reparties vives, par ses fines plaisanteries, et surtout par fa familiarité naïve ; nous étions aux anges, tout le monde riait, tout le monde était heureux. Voilà-t-il pas qu’un de nous appelle par son nom un de ses compagnons de voyage ! À ce nom illustre, la petite femme se trouble, son front s’obscurcit, son visage s’allonge ; elle avait eu jusques à ce moment le ton de la liberté la plus aimable ; celui du respect lui succède, elle devient réservée, cérémonieuse, froide, et le souper finit aussi tristement qu’il avait gaiement commencé. Jugez après cela si...
MILORD, se levant, passant devant tout le monde sans saluer personne, et marchant sur Le pied de son voisin.
Que de mensonges ! Que de sottises ! Sortons, je n’y peux plus tenir.
LE TAILLEUR.
Ahi ! Ahi ! L’on devrait bien prendre garde où l’on marche, quand on a cette tournure.
LA PRÉSIDENTE.
Eh quoi ! Monsieur, le Prince Salvator, Milord Brumton et vous, vous ne rougîtes pas de souper avec une aubergiste ?
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Hélas ! Madame, il est bien vrai que nous nous abaissâmes un peu, en l’admettant à notre table ; mais outre qu’elle était fort appétissante, le Prince Salvator lui trouva quelque ressemblance avec Milady Semours, femme célèbre par ses charmes, et à qui dans ce temps-là j’avais l’honneur de faire ma cour.
LE PRINCE, â demi voix.
L’impertinent! Quel nom charmant il profane !
LE COIFFEUR.
Milady Semours ! C’est vraiment une jolie femme. J’ai eu aussi l’honneur de la courtiser, et si j’avais voulu pousser ma pointe auprès d’elle, je crois que...
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Eh bien ! Vous croyez que...
LE COIFFEUR.
Je crois qu’elle se serait coiffée de moi, comme beaucoup d’autres.
LE PRINCE, à demi voix en s’approchant.
L’insolent ! Il faut que je l’assomme.
MORON, le retenant.
Laissez, laissez, Monseigneur : il veut dire qu’il l’a coiffée, ne voyez vous pas que c’est une méprise.
LA PRÉSIDENTE.
Souper avec une aubergiste ! Fi donc, Monsieur ! J’aurais envoyé paître tous les Princes du monde plutôt que...
LE COIFFEUR.
Vous avez raison, Madame : il y a de certaines gens qui ne devraient jamais manger qu’avec des Rois ou des Grands d’Espagne de la première classe. J’excepte pourtant les Baronnes et les Présidentes, quand elles ont cet air de grandeur qui m’a frappé en vous, Mesdames.
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Ma foi, Monsieur, je n’aime pas à déroger plus qu’un autre ; mais il y a dans la roture des gens qui dînent a merveille, et dès qu’on a un cuisinier habile, je vous avoue que je m’humanise.
MADEMOISELLE POUF.
Puisque nous en sommes sur ce chapitre, permettez-moi, Messieurs, de vous faire une question bien naturelle, et qui se présente d’elle-même. Vous savez que dans les Auberges où s’arrête la Diligence, tous les voyageurs soupent ensemble. Dites-moi donc, je vous prie, souperons-nous ce soir avec les deux hommes qui sont montés dans la voiture à quelques lieues de ce Village, et qui maintenant font la route avec nous ?
LE PRINCE, au fond du théâtre.
C’est encore de nous qu’on parle. Écoutons.
LE TAILLEUR.
Ma foi, Madame, s’il faut vous dire ce que j’en pense, je croirais, à la coupe mesquine de leurs habits, que ce sont des aventuriers.
LE COIFFEUR.
La coupe de leurs cheveux me donne la même idée.
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
3Pour moi, Messieurs, je crois que ce sont des écornifleurs ou des piqueurs d’assiette.
MADEMOISELLE POUF.
Qu’en pense Madame la Présidente ?
LA PRÉSIDENTE.
Puisque vous m’interrogez, Madame, je ne crois pas qu’il soit sûr de voyager avec eux.
MADEMOISELLE POUF.
L’un deux cependant a l’air assez distingué.
MORON, dans lesond du théâtre,
C’est moi.
LA PRÉSIDENTE.
Cela est possible : je les ai peu regardés ; mais l’autre a bien mauvaise mine.
MORON.
Ce n’est plus moi.
MADEMOISELLE POUF.
L’un a les traits fort nobles.
MORON.
C’est moi.
LA PRÉSIDENTE.
Soit : mais l’autre a la figure patibulaire.
MORON.
Ce n’est plus moi.
MADEMOISELLE POUF.
L’un s’exprime en termes choisis et élégants.
MORON.
C’est moi.
LA PRÉSIDENTE.
L’autre n’a que des manières de parler basses et triviales.
MORON.
Ce n’est plus moi.
MADEMOISELLE POUF.
L’un parait être un gentilhomme.
MORON.
C’est moi.
LA PRÉSIDENTE.
L’autre a l’air d’un méchant valet.
MORON, avec réflexion.
Morbleu ! C’est peut-être moi.
LA PRÉSIDENTE.
Messieurs, il me vient une idée qui vous surprendra peut être, mais qui n’est pas sans vraisemblance. Ils ont dit qu’ils venaient d’être arrêtés par des voleurs, lorsqu’ils ont pris la diligence : ils étaient à pied, ils avaient l’air tout effaré : s’ils étaient les voleurs eux-mêmes, et s’ils n’avaient gagné notre voiture que pour éviter la Maréchaussée, ou pour nous égorger cette nuit.
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Morbleu ! Madame la Présidente, vous me faites trembler ! Quelqu’accoutumé que l’on soit au feu, il est désagréable de se trouver avec ces gens qui...
LE TAILLEUR.
Ils veulent peut-être nous dépouiller.
LE COIFFEUR.
Et nous couper ensuite la jugulaire. Heureusement que je sais un peu manier le fer, et que...
MADEMOISELLE POUF.
Il se peut bien que l’un des deux soit un voleur ; mais l’autre, Messieurs, quelle apparence qu’avec cet air, ce port, et ces manières....
LA PRÉSIDENTE.
Madame, il y a quelquefois de ces coquins, qui ont très bonne mine, et celui-la est peut-être le Capitaine de la troupe....
LE PRINCE.
Ceci est trop fort pour n’en pas rire, avançons.
Vous allez un peu vite dans vos jugements, Madame la Présidente.
LA PRÉSIDENTE.
Eh quoi ! Vous avez entendu !...
La Baronne avait raison, cet homme a l’air tout-à-fait noble.
LE PRINCE.
Oui, Madame, et je viens vous remercier de la bonne opinion que vous avez de moi. Je suis donc un capitaine de voleurs à votre compte.
MORON.
Nous avons donc la figure patibulaire ?
LA PRÉSIDENTE.
Quant à vous, je ne m’en dédis pas. Oui, vous avez tout-à-fait l’air, d’un malfaiteur. Quant à votre camarade, c’est autre chose : je ne l’avais pas bien regardé, et je trouve
qu’il est fait à peindre.
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Eh parbleu ! Messieurs, il ne faut pas tant de beurre pour un quarteron. Voulez-vous nous mettre l’esprit en repos ? Vous n’avez qu’à nous dire qui vous êtes.
LE TAILLEUR.
Sans doute, quel est votre état ?
LE COIFFEUR.
De quelle profession êtes-vous ?
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Apprenez-nous quel métier vous faites.
LE PRINCE.
Amusons-nous de ces gens-ci.
Eh bien ! Il faut vous satisfaire. Vous me paraissez, Mesdames, être d’un sang illustre ; et vous, Messieurs, vous ressemblez sort à de grands Seigneurs. Pour moi, je n’ai pas cet avantage ; je suis depuis longtemps chez une Dame, en qualité d’Intendant, et Monsieur que voilà.
remplit dans la,cuisine l’office de Marmiton.
LA PRÉSIDENTE, à la Baronne.
Un Intendant et un Marmiton ! Voilà la réponse à votre quesiion, Madame la Baronne. Je pense bien que ni vous ni moi, n’aurons l’honneur de souper avec ces personnages.
Quel dommage qu’il ne soit qu’un Intendant.
Il n’y a pas apparence que ces Messieurs veuillent non plus avoir cet honneur.
LE TAILLEUR et LE COIFFEUR, ensemble.
Oh ! Non certainement, Madame la Présidente.
LE PRINCE.
Liberté entière, Mesdames, liberté entière : elle est le charme des voyages.
SCÈNE VIII. Milord, Les Précédents. §
MILORD.
Quant à moi, Mesdames, vous permettrez que j’y soupe, et tout à l’heure même, je ne viens ici que pour cela.
LE PRINCE.
Eh quoi ! Monsieur, avec un intendant !
MILORD.
Et pourquoi pas, je vous prie ? J’aime bien mieux souper avec un intendant, qu’avec certains grands Seigneurs et certaines Baronnes qui...
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Il se fâche, notre cher camarade ! La moutarde lui monte au nez.
LE COIFFEUR.
II se souvient de tantôt, il met sa perruque de travers.
LE PRINCE, à Milord.
Je suis charmé Monsieur, de l’honneur que vous me faites ; puisqu’on vient de servir, nous allons nous mettre à table.
Et comme le Marmiton est pour l’ordinaire aux ordres de l’Intendant,
Monsieur nous versera à boire.
MORON, prenant une serviette.
Rien de plus juste. Allons, Mesdames les Princesses, ne troublez pas le service.
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Ces Messieurs ne se gênent point, à ce qu’il paraît : mais il faut que nous soupions aussi. Hola hée, Madame l’Hôtesse.
SCÈNE IX. Les Prècédents, l’Hôtesse. §
L’HOTESSE.
Eh bien ! Messieurs, qu’est-ce qu’il y a ?
LE COIFFEUR.
II faut que dans l’instant, Madame, vous nous fassiez dresser une table dans une autre salle. Nous ne pouvons pas, pour beaucoup de raisons, manger avec ces Messieurs.
L’HÔTESSE.
Je fuis bien fâchée, Messieurs, de ne pouvoir pas vous satisfaire ; mais il nous est défendu d’avoir deux tables pour les personnes de la diligence, et depuis vingt ans à peu-près que nous les recevons, elles ont toujours mangé à la même.
LA PRÉSIDENTE.
Voilà, ma mie, une défense bien singulière. Savez-vous ce qu’il faut faire, Madame la Baronne ? La soirée est des plus belles : allons nous promener quelques instants, nous ne tarderons pas à revenir : Monsieur l’intendant aura soupé sans doute, et nous souperons après lui.
Quel dommage qu’il ne soit qu’un Intendant !
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
À part.Je voudrais bien ne pas souper avec eux ; mais la dinde aux truffes...
Haut au Tailleur.Vous allez suivre ces Dames à la promenade ? Pour moi, je vous ai déjà avoué qu’à table je me moquais de l’étiquette, et si Monsieur l’Intendant veut bien le permettre...
LE PRINCE.
Qui ? Moi, Monsieur ! Je permettrais qu’un illustre comme vous s’abaissât à me tenir compagnie ! Moron, ne souffrez pas que Monsieur se déshonore.
MORON, le repoussant.
Hors d’ici, Monsieur le Grand-d’Espagne, hors d’ici.
LE MAÎTRE D’HÔTEL, d’un ton menaçant.
Doucement, Monsieur le Marmiton, j’ai grand appétit, et je veux...
LE PRINCE, 4« Coesseureyau Tailleur.
Et vous, Messieurs, qui avez si bien dit tantôt que de certains hommes ne devoient manger qu’avec des Rois, de quel oeil verriez-vous avec des bourgeois comme nous, votre compagnon respectable ?
LE COIFFEUR.
Il a raison, Monsieur l’Intendant. Allons, allons, venez joindre ces Dames à la promenade, et ne vous compromettez pas davantage avec l’intendance.
SCÈNE X. Le Prince, Le Milord à table, Moron avec une serviette sur le bras et debout. §
LE PRINCE.
Enfin, nous en sommes délivrés. Il faut avouer que voilà des Français bien maussades, et l’on prendrait une bien mauvaise opinion de cette nation charmante, s’il fallait en juger sur de pareils individus. Quelle morgue ! Quelle hauteur burlesque ! Quelle envie, surtout, de se faire passer pour ce qu’on n’est pas ? Un de leurs Poètes a dit plaisamment :
Que ce mal est bien nommé ! Le mal François ! Les Anglais sont bien plus raisonnables.
MILORD, regardant le Prince avec intérêt,
À votre santé, Monsieur l’Intendant.
LE PRINCE.
Monsieur, je vous remercie.
MILORD.
Il n’est pas Français celui-là, quoiqu’il en ait toutes les grâces.
Mais vous ne mangez pas, ce me semble.
LE PRINCE.
Est-ce qu’on mange quand on est amoureux ?
MILORD, qui a toujours mangé.
Vous êtes amoureux ! Je vous en félicite : je n’ai jamais pu l’être moi, et voilà, sans doute, pourquoi je mange tant.
LE PRINCE.
Je songe même que voici l’heure de la poste, j’ai une lettre importante à écrire. Moron, va vite me quérir du papier et une écritoire, va vite...
MORON.
Et votre souper ? Vous le laisserez-donc...
LE PRINCE.
Ma lettre presse bien plus que mon souper. Va, te dis-je, et reviens le plutôt possible.
MORON.
Préférer fa Maîtresse à une dinde aux truffes ! Qu’il est bizarre !
SCÈNE XI. Le Prince, Milord, mangeant toujours. §
LE PRINCE.
Belle Milady ! Que je vais être heureux, si je vous trouve encore à Pise ! Vous ne m’attendez pas, vous serez surprise de ma visite, il faut vous en prévenir.
SCÈNE XII. Les Précédents, Moron, accourant. §
MORON.
Ah ! Monseigneur, je suis d’une joie...
LE PRINCE.
Eh bien ! Qu’est-il arrivé ?
MORON.
Une rencontre la plus imprévue, la plus...
LE PRINCE.
Parle enfin clairement, explique-toi.
MORON.
Milady Semours vient de descendre dans cette auberge.
LE PRINCE, se levant.
Milady Semours ! Celle que j’adore !
MILORD, se levant aussi, à demi voix.
Milady Semours ! Ma nièce !
ACTE II §
SCÈNE PREMIÈRE. Moron, seul entre par un côté du Théâtre ; et après qu’il a parlé, on voit entrer le Maître d’Hôtel de l’autre côté. §
MORON.
Tandis que mon Maître, Milady et son oncle, sont à se complimenter sur l’heureux hasard qui les a réunis, voyons si je ne pourrai pas me réunir moi-même avec certain compagnon garni de truffes que j’ai aperçu sur cette table. Je ressemble à Miiord, moi ; l’amour ne m’empêche point de manger.
LE MAÎTRE D’HÔTEL, entrant.
On a beau vouloir m’empêcher de souper avec cet intendant, je sens que je meurs de faim : la table doit être servie encore. Voyons si en cherchant bien il ne me tombera point sous la main quelque morceau. Ces Messieurs ne pourront point me voir, il n’y a point ici de lumière.
MORON, à part et à demi voix.
Il n’y a personne qui me puisse déceler. Avançons...
LE MAÎTRE D’HÔTEL, à part.
Qu’entends-je ? Il y a quelqu’un ici n’allons pas faire quelque imprudence : écoutons.
MORON, à part.
J’ai un bon couteau; je commencerai par lui ouvrir le ventre.
LE MAÎTRE D’HÔTEL, à part.
Ciel ! C’est la voix d’un de ces hommes que nous avons pris pour des voleurs. Je lui ouvrirai le ventre dit-il : nos soupçons n’étaient que trop justes ; c’est à quelqu’un de nous qu’il en veut...
MORON, à part.
Je lui arracherai les entrailles, je lui couperai le cou et les cuisses...
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Il lui coupera le cou et les cuisses ! C’est moi peut-être qu’il menace. Si je pouvais retrouver la porte... mais je la cherche en vain, je ne fais plus par ou je suis entré.
MORON, à part.
Il a été bien empâté, bien nourri, aussi est-il gros et gras.
LE MAÎTRE D’HÔTEL, à part.
Ah ! C’est mol qu’il désigne, je n’en saurais douter, malheureux que je suis ! Funeste voyage ! Il me sautera dessus si je crie ; taisons-nous, peut-être à la faveur du silence, je pourrai...
MORON.
Il n’est pas loin d’ici.
Qui va là ?
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Au Voleur ! À l’assassin ! À l’aide.
SCÈNE II. Les Précédents, La Présidente, L’Hôtesse, apportant des flambeaux. §
L’HÔTESSE.
Eh bien ! Qu’est-ce que c’est ?
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Ah ! Madame l’Hôtesse ! Sauvez-moi, je vous prie, délivrez-moi des mains de cet homme : il allait m’assassiner,
MORON.
Qu’est-ce que vous voulez dire, Monsieur ? Êtes-vous fou ? Ou me prenez-vous comme tantôt, pour ce que je ne suis pas ?
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Pour ce que tu n’es pas ? Eh ! Que faisais-tu ici, traître abominable, que faisais-tu ici dans l’obscurité, et à qui en voulais-tu ? Réponds, lorsque tu as dit que tu lui ouvrirais le ventre, que tu lui couperais le cou et les cuisses ?
LA PRÉSIDENTE, à part.
J’avais bien raison de les prendre pour des voleurs. N’importe, achevons le projet que je médite.
MORON.
À qui j’en voulais ? Eh ! Parbleu, à la dinde aux truffes. C’est donc vous qui êtes la dinde ?
L’HÔTESSE.
Oh ! Certainement, il l’est. Mais lui-même que venait[-il] faire ici sans lumière ? C’est la dinde aussi qui l’attirait. Le gourmand ! Je vais l’emporter, pour terminer la dispute ; et pour mettre le reste du soupé à couvert, je vais ordonner que l’on desserve.
SCÈNE III. Le Prince, Moron, Le Maître d’hôtel. §
LE PRINCE.
Qu’est ce donc ? J’ai entendu crier à l’assassin, au voleur. Quelques-uns de ceux qui nous ont attaqués dans la forêt, se seraient-ils glissés dans cette Auberge ?
MORON, montrant le Maître d’hôtel.
Le voilà, Monsieur, le voleur qui cause nos alarmes, lui qui tantôt nous a soupçonnés d’en vouloir au bien d’autrui, à peine avons-nous eu tourné les talons, qu’il est venu ici à la faveur de l’ombre, pour dérober la dinde aux truffes.
LE PIRNCE, au Maître d’Hôtel.
Eh quoi ! Monsieur ! Un larcin nocturne ! Un vol domestique ! Sortez d’ici, et gardez-vous d’y reparaître.
LE MAÎTRE D’HÔTEL, furieux.
Je sors, mais croyez que je reviendrai avec main-forte. Je vais avertir ces Messieurs et ces Dames, et nous verrons si à notre tour il ne nous sera pas permis de souper tranquilles.
SCÈNE IV. Le Prince, Moron. §
LE PRINCE.
Eh bien ! Moron, quelle rencontre ! Tu vois si j’ai eu tort de vouloir à toute force traverser cette forêt. Nous aurions pris une autre route ; nous aurions soupé dans un autre village ; des voleurs, en nous attaquant, ne nous auraient point forcés de prendre la diligence ; elle ne nous aurait point conduit dans cette auberge ; et je n’aurais pas eu le bonheur d’y voir celle que j’adore.
MORON.
Voilà bien les amoureux : ils comptent pour rien leur existence, les dangers qu’elle peut courir, leurs peines, leurs travaux, tout cela ne les touche point, quand il s’agit de l’objet de leur flamme.
LE PRINCE.
Ne trouves-tu pas aussi bien extraordinaire la rencontre que nous avons faite de Milord Brumton ? Qui m’eut dit que ce hasard, qui vient d’amener ici Milady Semours, y amènerait aussi son oncle ? Il y a dans tout cela un merveilleux dont je rends grâce au sort, mais qu’en vérité je ne saurais comprendre.
MORON.
Si la joie, et surtout l’amour, ne troublaient point vos sens, je vous dirais bien que ces rencontres sont naturelles entre gens qui voyagent : mais, non, je vois que vous aimez le merveilleux, et il faut vous y laisser croire. Ce qui me parait a moi plus merveilleux que ces rencontres, c’est que dans ce moment vous ne soyez pas avec celle que vous aimez. Cette indifférence...
LE PRINCE.
Ah ! Ne donne pas le nom odieux d’indifférence à mon respect, pour l’entrevue d’un oncle et d’une nièce qui éloignés depuis longtemps l’un de l’autre, doivent avoir à se communiquer des secrets importuns sur leurs intérêts respectifs. Tous deux causent maintenant de plusieurs affaires qui leur sont personnelles, et j’ai dû ne pas troubler leur tête-à-tête. Mais pourquoi cette Présidente vient elle interrompre le nôtre ? Elle parait vouloir m’entretenir.
SCÈNE V. Les Précédents, La Présidente. §
LA PRÉSIDENTE.
Monsieur l’intendant, on aurait à vous dire en particulier des choses de conséquence : puis-je me flatter que vous ordonnerez à cet homme de ne pas nous importuner plus longtemps.
MORON, derrière la Présidente, mangeant un morceau de viande qu’il a dérobé.
Ah ! Madame, on n’a que trop tôt soustrait à ma vue un objet dont les charmes font venir l’eau à la bouche, et qui...
LA PRÉSIDENTE.
Il m’en coûte, je crois : retirez-vous, insolent !
LE PRINCE.
Faites ce que dit Madame.
SCÈNE VI. La Présidente, Le Prince. §
LE PRINCE.
Il parait, Madame, que vous avez à m’entretenir de choses bien importantes, puisque vous renvoyer ce domestique.
LA PRÉSIDENTE.
Oui, mon cher : j’ai à vous dire des choses qui vous intéressent, on ne peut davantage.
LE PRINCE.
Mon cher ! Elle a bien changé de ton !
LA PRÉSIDENTE.
Tantôt vous m’avez entendue annoncer à ces Messieurs que vous et votre compagnon pourriez bien être de ces gens qui attendent les passants sur les grandes routes, et qui...
LE PRINCE.
Eh bien ! Madame , ne vous ai-je point désabusée, en vous apprenant que j’étais l’Intendant d’une dame de qualité ?
LA PRÉSIDENTE.
Cette fausse confidence aurait pu désabuser une autre personne : mais moi, qui ai l’expérience du grand monde, mais moi surtout, qui me connais en physionomie, pensez-vous m’avoir donné le change ? Croyez-vous bonnement que je vous prenne pour ce que vous prétendez être ?
LE PRINCE.
II me semble, Madame, que j’ai eu l’honneur de vous assurer...
LA PRÉSIDENTE.
Cherchez ailleurs vos dupes ; ce n’est pas moi qui suis faite pour l’être. Tenez, mon cher ami ! Voulez-vous que je vous dise, moi, ce qu’en effet vous êtes ?
LA PRÉSIDENTE.
Voici en peu de mots votre histoire qui l’emportera bien par la vérité sur celle que vous nous avez faite. Vous prétendez être l’Intendant d’une Dame, et vous donnez le titre de Marmiton à l’homme qui vous accompagne : celui-là a bien l’air d’un laveur d’écuelles, je l’avoue ; mais vous, Monsieur l’Intendant, vous n’en êtes point un, ne vous en déplaise.
LE PRINCE.
Et comment pouvez-vous savoir ?
LA PRÉSIDENTE.
Ne m’interrompez point, je vous prie ! Non, Monsieur, non, vous n’êtes point un intendant, mais un homme bien né, je vous l’assure, mais un gentilhomme peut être.
LE PRINCE.
Ô Ciel ! Qu’entends-je ! Moron m’aurait-il trahi ?
LA PRÉSIDENTE.
5La jeunesse est sujette à faire des fautes : vous en aurez fait de grandes, d’irrémissibles. Brouillé avec vos parents et avec la justice, poursuivi par cette dernière, abandonné par les autres et ne sachant plus enfin où donner de la tête ; vous vous serez engagé dans une de ces troupes qui n’ont de combats qu’avec la maréchaussée ou les malheureux voyageurs qu’elles égorgent. Votre intrépidité, votre bonne mine vous auront fait parvenir aux premiers grades ; et quoique vous en disiez, vous êtes, je vous le proteste, un Capitaine de voleurs. L’air d’égarement et d’embarras avec lequel vous êtes entré dans la diligence ; l’audace que votre compagnon a eue d’arrêter, il n’y a qu’un instant, un de nos Messieurs dans cette salle ; le sourire forcé même, qui maintenant vous échappe, et le maintien que vous vous efforcez d’avoir, tout me confirme dans cette idée, qui a été ma première ; tout me ramène au sentiment que j’ai eu d’abord, tout me dit, enfin, tout m’annonce que vous n’êtes point ce que vous prétendez être, que vous n’êtes point un intendant, mais un héros à la manière de Cartouche, mais un voleur de distinction, mais un scélérat de qualité.
LE PRINCE.
Rien de plus plaisant que cette méprise renouvelée : tâchons de la faire durer.
Me croire un capitaine de voleurs ; parce que mon compagnon et moi sommes entrés avec un air d’embarras dans la diligence, parce que j’ai souri, parce que je cherche à avoir un maintien !... Voilà, Madame, comme sur de fausses apparences on se joue de l’honneur des gens ; voilà comment on cherche à renverser les réputations les mieux établies ; voilà enfin comment agit le monde. Mais pour juger de l’honneur d’un homme, de simples apparences devraient-elles suffire, et ne faudrait-il pas qu’un aveu formel...
LA PRÉSIDENTE.
J’espère bien aussi que vous allez me faire votre confession générale : nous sommes seuls, personne ne nous écoute ; je puis d’ailleurs vous être fort utile dans les circonstances présentes, ainsi donc avouez moi...
LE PRINCE.
Résistons-lui pour exciter sa curiosité.
Je n’ai rien à vous avouer, Madame, sinon que je suis un honnête homme, et que tout ce qu’il vous plaît d’imaginer est aussi fabuleux que ridicule.
LA PRÉSIDENTE.
Tu ne veux donc point me faire la confidence de tous tes crimes !
LE PRINCE.
Non, Madame, non ; je n’ai point de confidence à vous faire.
LA PRÉSIDENTE.
Eh bien ! Perfide ! Tremble ! Je vais [t’]envoyer chez le juge, je vais t’y dénoncer moi-même, je reviens avec les officiers de justice, je te fais arrêter sur l’heure ; je te fais conduire en prison, et c’est pour la dernière fois que tu auras vu la lumière.
LE PRINCE, avec un effroi simulé.
Eh ! Madame, ne me perdez pas, ne me perdez pas, je vous en conjure. Vous demandez un aveu : eh bien ! Je suis en effet un homme bien né que des circonstances très singulières, que de certaines personnes qu’il a rencontrées, ont forcé de déguiser sa naissance, et de se faire passer pour l’intendant d’une Dame.
LA PRÉSIDENTE.
Vous ne me dites pas tout, mon cher Capitaine ; vous ne me dites pas tout ! Mais dans votre état ; tout criminel qu’il est, on a une sorte de pudeur, et je ne veux point faire violence à la vôtre. Apprenez seulement, et cet aveu va coûter bien plus cher à la mienne ; apprenez que, malgré mon rang, que malgré intervalle immense qui nous sépare, car le crime vous ravale au plus bas degré ; apprenez que, malgré l’effroi qu’on doit ressentir à l’aspect d’un homme qui vous ressemble ; apprenez... La force me manque, je me meurt.
Jamais je ne pourrai achever.
LE PRINCE.
Eh ! Mon Dieu ! Madame ! Qu’est-ce donc qui vous arrive ! La pâleur de la mort est sur votre visage. Auriez-vous mal au coeur ? Seriez-vous malade ?
LA PRESIDENTE.
Tu me demandes si j’ai mal au coeur ! L’oses-tu bien, perfide ! Mes regards, mon trouble, mes soupirs, tout n’a-t-il pas dû t’apprendre qu’il n’était plus à moi, ce coeur que je regrette ; que tu l’avais dérobé ; que tu l’avais percé de mille coups ; que tu es enfin le seul voleur qu’on ne puisse faire pendre, le seul assassin à qui l’on pardonne ; et qu’il faut t’aimer, qu’il faut t’adorer même en te méprisant, même en frémissant à ta vue.
LE PRINCE.
Oh ! Pour le coup elle perd ta tête, tâchons de la guérir.
Eh quoi ! Madame la Présidente ! Un homme d’une naissance si inférieure, à la vôtre, un homme si indigne de vous à tous égards, un intendant ! Vous vous dégradez au point de lut déclarer...
LA PRÉSIDENTE.
Eh ! Que t’importe que je me dégrade ! Que t’importe quand je veux bien descendre jusqu’à toi, que ma réputation, que mon honneur me restent ou qu’ils périssent l’un et l’autre confondus avec ta bassesse ? Rien ne t’est enlevé par cette alliance honteuse, et c’est à moi, à moi seule qu’elle fait tout perdre. Crois-tu d’ailleurs, crois-tu que, pour sentir mes torts, j’aie besoin qu’on me les reproche ? Ne vois-tu pas que l’amour seul est coupable de mon crime ? Que c’est ce Dieu seul qui me livre à toi, et crois-tu, si j’étais encore maîtresse de moi-même, que ma faiblesse t’eut jamais donné le droit de me la rappeler.
LE PRINCE.
De tels sentiments sont bien généreux, Madame ! Vous ne descendriez, point jusqu’à moi en m’épousant, vous m’élèveriez jusqu’à vous. Mais pensez-vous qu’on n’ait ni délicatesse, ni grandeur d’âme, parce qu’on est d’un état au-dessous du vôtre ? Présumez-vous qu’un intendant, qu’un simple domestique ne puisse pas quelquefois égaler ses maîtres en nobles procédés ? Détrompez-vous, je vous prie ; l’amour vous fait oublier ce que vous devez à votre gloire ; c’est à moi à m’en souvenir ; c’est à moi à veiller sur elle ; c’est à moi enfin à la conserver pure. Souffrez donc que je m’en tienne à la reconnaissance et que....
LA PRÉSIDENTE.
Ce n’est pas de la reconnaissance qu’il me faut, et tu le vois sans doute ; mais puisque l’amour ne peut rien sur toi, il faudra bien que tu cèdes à la force. Écoute-moi donc, traître, écoute-moi : c’est pour la dernière fois que je te parle. Je suis veuve, maîtresse par conséquent de ma main et de ma fortune : je mets l’une et l’autre à tes pieds, oui, à tes pieds que j’abhorre, je m’y jette moi-même, je m’y couvre volontairement d’une honte qui me ravit, d’un opprobre qui fait mes délices ; mais il faut qu’à l’instant tu me suives à Paris. Si tu hésites, tu es mort.
LE PRINCE.
Continuons de feindre, c’est te seul moyen de m’en tirer.
Qu’osez-vous me proposer, Madame ? Eh si en vous suivant à Parts, j’allais être reconnu, arrêté et puni comme tant d’autres...
LA PRÉSIDENTE.
Ta physionomie n’annonce pas que tu sois né cruel : tu n’as jamais tué peut-être, ou tu n’as tué que pour te défendre.
LE PRINCE.
Il est vrai, Madame, que j’ai toujours respecté la vie des autres, tant qu’on n’a point attaqué la mienne.
LA PRÉSIDENTE.
Eh bien ! Eh bien ! Sois tranquille : tu ne serais pas le premier à qui on aurait fait grâce, et puisque Dieu pardonne, les hommes peuvent bien pardonner. D’ailleurs, est-ce pour rien que je suis Présidente ? Je peux te perdre avec un seul mot ; mais aussi mon crédit peut te sauver. Promets-moi donc de me suivre, et sois sûr que, grâces à ma vigilance, on n’attentera ni à ta liberté ni à ta vie. J’allais à Lyon, pour y voir une parente, je la verrai une autre fois : promets-moi de te trouver ici dans une heure, il fera nuit close, tous tes voyageurs seront couchés, toute la maison dormira. Nous monterons ensemble dans une chaise de poste que je vais faire préparer : deux jours nous suffiront pour arriver à Paris, je te mène à l’autel le troisième, et le quatrième tu pourras avouer hautement pour ta femme une Présidente qui t’adore.
LE PRINCE.
il faut que je m’en débarrasses.
Eh bien ! Madame, je serai ici dans une heure.
LA PRÉSIDENTE.
Cher et charmant voleur, adieu : adieu le plus aimable, et le plus dangereux de tous les capitaines.
SCÈNE VII. §
LE PRINCE, seul.
Cinquante ans s’amouracher de la sorte ! Et de qui encore ? De l’homme qui brûle du feu le plus constant pour la femme la plus adorable, de l’amant de Milady Semours ! La pauvre Présidente ! Que je la plains ! Mais, ce n’est pas tout que de la plaindre, il faut que l’on m’en délivre, et voici Moron qui vient fort à propos pour cela.
SCÈNE VIII. Le Prince, Moron. §
MORON.
Eh bien ! Monseigneur ! Ne suis-je pas un confident bien docile ? Vous avez vu comme je me suis promptement retiré au signalement fait Madame la Présidente.
LE PRINCE.
Ma foi, mon cher Moron, et pour elle et pour moi, il aurait bien mieux valu, que tu restasses. Croirais-tu que cette femme est devenue tout à coup amoureuse de moi, à la rage, et qu’elle me demandait un entretien particulier pour me conter son tendre martyre ?
MORON.
Elle vous l’a conté sans doute ?
LE PRINCE.
En termes si pathétiques, si passionnés, qu’elle m’a touché en me faisant rire.
MORON.
Eh quoi ! Prince ! Vous avez ri ! Vous qui avez toujours été le Chevalier des Dames ! Celle-ci devrait-elle vous trouver insensible ?
LE PRINCE.
Y penses-tu, Moron ? Elle a cinquante ans, et autant de ridicules : et fût-elle Vénus même, quelle beauté pourrait balancer Milady Semours dans mon coeur ! Tu fais, depuis que je l’aime, combien je lui ai été fidèle ! Ce ne fera point Madame la Présidente qui me fera changer.
MORON.
Vous ne savez pas, Monseigneur, combien les Présidentes sont obstinées ! Celle-ci va peut-être s’attacher à vous, comme une sangsue.
LE PRINCE.
Tu la connais bien, à ce qu’il me semble. C’est peu que de m’avoir déclaré sa flamme ; figure-toi, Moron, qu’elle m’a prié.... que dis-je ! qu’elle m’a ordonné de me rendre ici dans une heure, qu’elle est aussitôt sortie pour faire préparer une chaise de poste ; qu’elle veut m’y jeter dedans, me mener à Paris tout de suite, et m’y épouser au bout de trois jours à la barbe de tout le monde.
MORON.
Juste Ciel ! Un enlèvement ! Ah ! Je ne souffrirai point qu’on vous enlève. Comment se fait-il néanmoins qu’avec sa hauteur et qa morgue, elle ait pu se résoudre à enlever un Intendant.
LE PRINCE.
Oh ! Ce n’est plus un intendant qu’elle voit en moi. Ce qu’il y a de plus plaisant dans tout ceci, c’est que revenue à sa première idée, elle me prend de nouveau pour un Capitaine de voleurs ; que malgré cela elle m’aime, qu’elle veut m’épouser malgré cela ; qu’elle se demande pardon à elle-même de cette faiblesse, qu’elle en rougit, qu’elle en pleure de rage, qu’elle souhaite et redoute ma présence, qu’elle me craint à-la-fois, me désire, me hait, me méprise et m’adore. Sa situation est tout-à-fait comique.
MORON.
Et moi, Monseigneur! Me fait-elle toujours l’honneur de me croire un coupeur de bourses, et ne voit-elle plus en moi le digne serviteur de Monsieur l’intendant ?
LE PRINCE.
Elle a en la bonté de démêler dans mes traits quelque grandeur ; pour toi, mon cher Moron, elle s’obstine à trouver ta figure patibulaire.
MORON.
Elle est bien hardie ! Il faut que je l’en punisse ; et pour cela, Monseigneur, m’accorderez-vous une grand grâce.
LE PRINCE.
Eh bien ! Qu’est-ce que c’est ?
MORON.
Vous ne vous souciez guère, je crois, d’aller à ce rendez-vous que vous a donné la Présidente. Souffrez que j’y prenne votre place ; il fera nuit, je contreferai ma voix, elle me prendra pour le Capitaine qu’elle adore ; l’homme aux traits patibulaires aura le plaisir de lui dire ses vérités en face, et nous verrons...
LE PRINCE.
Que dis-tu là, Moron ? Jouer ainsi cette pauvre Présidente ! Cela ferait cruel.
MORON.
C’est le seul moyen de la corriger de son fol amour et de sa hauteur, plus folle encore ; et la corriger, n’est-ce pas lui rendre service ?
LE PRINCE.
Ce motif me détermine. Va donc, vole dans les bras de notre auguste Présidente ; mais, ne lui dis point d’injures ; fais mieux, si tu veux m’en croire. Cette femme est riche, elle à du crédit, une espèce de rang dans la robe ; laisse-toi enlever à ma place, laisse-toi épouser même si elle te désire, et si ce mariage peut faire son bonheur. Il lui importe fort peu, je pense, que ce soit un Prince ou un Marmiton qu’elle épouse : cherche à lui plaire, à la consoler, à la dédommager de ma perte ; tâche d’obtenir ses bonnes grâces, elle t’achètera une charge, te produira dans le monde, et tu seras un jour, peut-être, Monsieur le Président.
MORON.
Monseigneur plaisante, et avec grâce même : il s’imagine qu’il n’y a que lui au monde qui puisse faire des conquêtes, et qu’à moins d’avoir sa taille et sa figure, on ne saurait réussir auprès des Dames. Que Monseigneur se détrompe ; sans lui ressembler tout-à-fait, on peut avoir une certaine tournure qui séduise les Présidentes, et je ne serais pas le premier valet qu’elles auraient bien traité.
D’ailleurs, je m’y prendrai si adroitement ; qu’il faudra bien qu’elle m’épouse.
LE PRINCE.
Tais-toi : vole ! Milady Semours et son oncle : je brûlais de les revoir l’un et l’autre.
SCÈNE IX. Les Précédents, Milady Semours. §
MILORD, à Milady.
Je suis enchanté, ma nièce ; de tout ce que je viens d’apprendre, et je pense que le Prince en fera aussi charmé que moi. Ne tardez pas davantage à lui en faire part ; et comme vous n’avez point soupé, et que je n’ai soupé qu’à moitié, je vais donner des ordres pour qu’on nous serve.
SCÈNE X. Milady, Le Prince, Moron. §
LE PRINCE.
Est-il possible, belle Milady, que je vous trouve dans ce village au moment oh j’allais vous joindre à Pise ; au moment ou l’amour semblait me donner des ailes pour arriver plutôt ?
MILADY.
Mais, vous-même, Prince, comment se fait-il que je vous trouve ici, et que le hasard nous ait fait descendre le même soir dans la même auberge.
LE PRINCE.
On dit que l’amour est, aveugle , Madame , il a prouvé qu’il avait des yeux.
MILADY.
Laissons ce Dieu, Prince : vous savez que les femmes sont un peu curieuses. Apprenez-moi donc ce qui vous est arrivé, car sûrement il vous est arrivé quelque chose. Mon oncle, qui depuis longtemps voyage, et qui va par toutes sortes de voitures, m’a assuré que vous aviez pris la diligence à quelques lieues de ce village, que Moron avait l’air effrayé...
MORON.
6Effrayé ! Eh ! Qui ne saurait pas été, Madame, après l’algarade la plus imprévue, la plus...
MILADY.
Me voilà effrayée moi-même : me voilà très-affligée ; si vous ne me dites point la cause de ces alarmes.
LE PRINCE.
C’est un rien, Madame, une misère, qui ne mérite pas que vous y preniez garde. Il y a, a quelques lieues de ce village, une forêt que j’ai voulu traverser la nuit, pour arriver plutôt dans l’asile que devait embellir votre présence. Cette forêt n’était pas sûre, on n’avait pas marqué de me le dire : Moron lui-même était d’avis que je prisse une autre route. Nulle considération, nul conseil, n’a tenu contre mon impatience. J’ai choisi le chemin de la forêt, comme le plus court, et j’ai vu bientôt qu’il était le plus dangereux : plusieurs raisons que je vous dirai, m’obligeaient de voyager sans cortège, je n’avais qu’un postillon, et Moron qui courait à cheval devant ma chaise. Tout-à-coup, on tire un coup de pistolet, les chevaux, s’arrêtent, le postillon tombe ; et moi, pour venger sa mort, autant que pour défendre ma vie, je saute soudain sur mes armes, et je suis assez heureux pour vaincre trois hommes qui nous avaient attaqué tous les trois.
MILADY.
Eh quoi, Prince ? Vous, appelez une misère, un accident qui a si fort exposé vos jours !
LE PRINCE.
Je devrais sans doute lui donner un autre nom, puisqu’il m’a procuré le bonheur de vous rencontrer, et l’appeler le plus heureux de ma vie. Mais, Madame, j’ai satisfait votre curiosité autant qu’il m’a été possible ; ne pourrais-je savoir à mon tour, quel événement singulier vous a fait si tôt revenir d’Italie ?
MILADY.
Hélas ! Prince ! Que me demandez-vous ? Le récit que vous venez de faire, m’a saisie au point que je n’ai plus la force de rien dire. Je crois vous voir au milieu de ces bandits : je les vois lever sur vous une main meurtrière : je vois ruisseler le sang de ce malheureux postillon.
MORON.
Vous ne voyez-pas tout, Madame, le Prince ne vous a dit que la moitié des choses. Ah ! Si vous saviez pu, comme moi, le contempler au moment de la bataille... Quels coups il a portés ! Quelle valeur ! Quel courage ! Comme son front était calme, et cependant terrible ! Comme il sortait de ses yeux des éclairs et des flammes, et comme sa main paraissait brandir le tonnerre !
LE PRINCE.
Tais-toi, et ne t’avise plus d’interrompre Madame ?
Je suis touché et reconnaissant de l’intérêt que je vous inspire ; mais, Madame, le danger est passé. Calmez vos sens, et permettez que je vous renouvelle ma demande. Comment, et pour quelles raisons ai-je eu le bonheur de vous rencontrer ici ? Vos affaires ont elles pris une face nouvelle ? Milord Bruman, votre père....
MILADY.
Félicitez-moi, Prince. Il avait été disgracié quoiqu’il eût pour lui les deux tiers des membres de la Chambre-Basse : il s’était démis de sa charge entre les mains du Roi ; et depuis trois semaines rétabli dans tous ses honneurs , il a été nommé Vice-roi d’Irlande. L’innocence a triomphé de l’imposture et de l’envie : il m’a écrit à Pise, où des raisons de santé m’avaient conduite ; je vais à Londres, me jeter dans ses bras, et répandre dans son sein les larmes de joie que je retiens à peine.
LE PRINCE.
Ah ! Madame ! Voyez les miennes : voyez l’enchantement où me jette votre félicité. Vous savez combien j’honore votre digne père ; combien je vous révère tous deux ; mais, Madame, vous devez un prix à des sentiments plus tendres : que dis-je ! À l’ardeur la plus vive, à une passion que vous seule avez fait naître.
MILADY.
Ces sentiments me sont connus, ils me sont chers ; mon père même les a approuvés ; mais si depuis son changement de fortune, il avait été forcé de prendre d’autres arrangements... Les faveurs de l’aveugle Déesse ne s’obtiennent quelquefois qu’à des conditions bien cruelles. Ce père est si bon, si généreux, si tendre ! Quoique veuve, et pouvant disposer de moi, il me serait affreux de lui déplaire.
LE PRINCE.
Quelle raison pouvait-il avoir de vous arracher à mes plus doux voeux ! Ni lui, ni vous, n’avez rejeté mes hommages dans le temps que je vous les ai offerts. Sans la disgrâce même où il est tombé, déjà je serais votre époux, et le plus fortuné des mortels. Vous m’avez condamné à ne point le devenir, lorsqu’il était dans la douleur.
MILADY.
Cela est vrai : mais enfin, si les circonstances forçaient mon père à retirer sa parole, quel parti prendriez-vous alors ?
LE PRINCE.
Ah ! Madame ! Quelle question vous me faites ?
MILADY.
Répondez-y, je vous prie.
LE PRINCE.
Vous l’ordonnez ? Eh bien ! Madame, je chercherais partout les brigands que je viens de mettre en fuite ; et si j’avais le bonheur de les découvrir, je leur dirais : il faut que je renonce à Milady Semours : tuez-moi, mes amis, tuez-moi : je n’ai plus besoin de la vie : et s’ils n’avaient point pitié de mon malheur, je saurais prévenir leurs coups, je saurais...
MILADY.
C’en est trop. Cette lettre est de mon père. Lisez, Prince, lisez.
LE PRINCE.
C’est mon arrêt, peut-être ; mais n’importe, lisons. « Apprenez, ma fille, qu’enfin la vérité s’est fait entendre, et que je suis rentré dans tous mes droits ; mais mon bonheur serait imparfait sans le vôtre. Vous aimez le Prince Salvator, il vous a offert sa main, je vous invite à l’accepter, nous célébrerons ce mariage à votre retour à Londres ; croyez, ma chère fille, que ma joie sera égale à la vôtre ».
Ô bonheur ! Eh quoi ! Madame ! Vous avez donc voulu m’éprouver ?
MILADY.
Oui, Prince, pardonnez-moi ce stratagème : en me faisant lire dans votre âme, il tourne à votre avantage et au profit de notre amour. Allons trouver mon oncle, il ne savait pas mon projet, il faut l’en instruire. Prions le de nous conduire à Londres, et jetons-nous, sous ses auspices, dans les bras d’un père qui nous attend.
LE PRINCE.
Allons, Madame, je brûle de m’y rendre avec vous, et de m’allier avec un homme si estimable.
MILADY, à Moron.
Moron, nous reviendrons ici pour souper, car il faut souper en voyage, et je me sens de l’appétit.
SCÈNE XI. §
MORON, seul.
Dieu soit loué ! Voilà Milady qui consent à épouser mon maître ; il ne me reste plus qu’à me faire épouser aussi par ma Présidente. J’entends du bruit, c’est elle peut-être, éteignons les lumières.
SCÈNE XII. La Présidente, Moron. §
LA PRÉSIDENTE, au fond du théâtre.
Il faut que je sois bien malheureuse pour être de venue tout-à-coup éprise d’un homme si méprisable. Moi, Présidente ; moi, dont les aïeux ont exercé les premières charges de la Magistrature ! Moi... Je frémis d’y songer. Mais, qui ne connaît le pouvoir du Dieu qui me maîtrise ! AMOUR ! CE SONT LÀ DE TES COUPS ! Il y a quelqu’un ici : j’entends marcher et remuer : c’est sûrement mon cher Capitaine. Mon cher Capitaine, est-ce vous ?
MORON, contrefaisant sa voix.
Oui, ma chère Présidente, c’est moi-même.
LA PRÉSIDENTE.
7Tout est prêt, mon cher Capitaine, les chevaux sont mis, et la chaise et le postillon sont là-bas qui nous attendent : il n’est plus rien qui nous arrête, partons, mon cher Cap1itaine.
MORON.
Partons, ma chère Présidente ; avant que de partir néanmoins, permettez que je vous demande...
LA PRÉSIDENTE.
Déjà des demandes ? Mon cher Capitaine ! Ah ! Modérez-vous, je vous prie : cet empressement a droit de me plaire ; mais pensez-vous que je m’oublie au point de vous accorder la moindre chose avant le mariage ?
MORON.
Juste Ciel ! Ma chère Présidente ! Quelle idée est donc la vôtre ? Pensez-vous que moi-même j’aie assez peu de retenue pour vouloir abuser de votre tendresse ? Détrompez-vous, je vous prie. Eh ! Qui pourrait ne pas respecter autant que ses aïeux, les charmes de ma chère Présidente ?
Ils sont aussi anciens les uns que les autres.
LA PRÉSIDENTE.
Finissez, petit badin, sinisiez, je vous en conjure : tout en me parlant de votre retenue, vous me serrez la main d’une force...
MORON.
Je ne l’ai pas touchée, ma chère Présidente, mais vous m’y faites songer, je vous en remercie ; cette main doit être à moi, n’est-ce pas ? Vous me la destinez, vous devez me la céder dans trois jours : donner-la moi, il est juste que je m’empare de mon domaine ?
LA PRÉSIDENTE.
8Vous n’avez-pas encore te droit de posséder, mon cher Capitaine ; attendez que le Notaire vous ait donné cette puissance ; et alors, meubles et immeubles, acquêts et conquêtes, tout vous appartiendra, mon cher Capitaine.
MORON.
Un baiser est bien peu de chose : ne pourriez-vous me l’accorder comme droit d’hypothèque ?
LA PRÉSIDENTE.
La loi ne s’est point expliquée là-dessus, mon cher Capitaine : prenez donc un baiser, puisque c’est votre envie ; mais songez, si vous alliez plus loin, que vous seriez condamné à des dommages et intérêts considérables. Prenez donc un baiser, mais un seul, mon cher Capitaine.
MORON.
Je prends, ma chère Présidente, je prends.
Mais au diable si je restitue.
LA PRÉSIDENTE.
Que dites-vous, mon cher Capitaine ?
MORON.
Que je sens un feu qui me tue, ma chère Présidentes.
Ou plutôt un dégoût qui me tue.
LA PRÉSIDENTE.
Je le crois, mon cher Capitaine, je sens le même feu ; je vous jure ; mais faisons-nous violence, et l’hymen, d’accord avec l’amour, récompensera nos peines.
MORON.
Oui, ma chère Présidente , faisons-nous violence.
C’est mon rôle depuis un quart d’heure.
Mais puisque vous avez satisfait à ma première demande, ma chère Présidente, permettez-moi de vous en faire une seconde.
LA PRÉSIDENTE.
Encore une, mon cher Capitaine ! Ah ! Ne m’en faites plus, je vous prie. Savez-vous que l’on va loin de demande en demande ?
MORON, à part.
Elle prend toujours le change : quelle femme !
Vous ne m’entendez-pas, ma chère Présidente. La demande que j’ai à vous faire, n’a rien dont vous puissiez vous effaroucher. Écoutez-moi donc sans colère. Vous m’adorez, ma chère Présidente ?
LA PRÉSIDENTE.
Belle question, mon cher Capitaine ! Ce que je fais n’en est-il pas la preuve ?
MORON.
Vous m’adorez, et vous avez la plus grande envie de m’épouser, ma chère Présidente ?
LA PRÉSIDENTE.
Sachez, mon cher Capitaine que dans la Robe en n’a jamais aimé les gens qu’avec des vues honnêtes : dans l’épée on peut en avoir d’autres.
MORON.
Eh bien ! Ma chère Présidente, pourquoi ne pas m’épouser tout de fuite ? Pourquoi retarder mon bonheur ? Quelque modéré que je sois, quelque violence que je me fasse, si vous me conduisez à Paris, sans que l’hymen nous ait joint ; savez-vous bien que vous courez des risques pendant le voyage ?
LA PRÉSIDENTE.
Des risques, mon cher Capitaine !
MORON.
Oui, ma chère Présidente, des risques. Je serais au désespoir de vous manquer de respect : mais l’amour, ma chère Présidente, l’amour ne s’accorde guère avec la retenue. Vous venez de me dire qu’un notaire seul pouvait me donner le droit de vous posséder. J’en ai fait avertir un qui ne tardera pas à paraître ; épousons nous donc tout de fuite, c’est le seul moyen de vous mettre à couvert des dangers qui vous menacent.
LA PRÉSIDENTE.
Attendons encore, mon cher Capitaine : trois jours ne font pas bien longs.
MORON.
Pas bien longs ! Ce font trois siècles pour moi, ma chère Présidente ; et jugez un peu quel malheur ce serait pour vous, si le mariage se consommait avant que le notaire... Je frémis, quand j’y pense, et mes cheveux se dressent dur ma tête.
LA PRÉSIDENTE.
Mais comment voulez-vous que cette affaire se termine en un jour ? Le contrat...
MORON.
N’en soyez pas en peine, ma chère Présidente ; meubles et immeubles, acquêts et conquêts, vous me donnez tout, n’est-ce pas ? Vous me l’aviez déjà dit. J’ai instruit le notaire de vos intentions, il s’est mis tout de fuite à dresser le contrat, et nous n’avons qu’à le signer. Mais j’entends du bruit, c’est lui même, sans doute.
Il arrive trop vite, cela ne m’arrange pas ; d’ailleurs, il me faut des témoins.
SCÈNE XIII. Les Précédents, Le Notaire. §
LE NOTAIRE.
**** clémisette ***Qu’est ce donc ? On m’a demandé un contrat que j’apporte ici tout dressé avec les noms en blanc : il n’y a plus qu’à les écrire, et l’on éteint la lumière ! On ne peut signer sans voir, cependant... Hem !... Personne ne dit mot !... Serait-ce pour jouer à la clémisette que l’on m’a sait venir ici ?... Ce n’est pas d’un homme comme moi que l’on se moque : apprenez que je fuis notaire et avocat de ce village.
MORON.
Eh bien ! Ne vous fâchez point, Monsieur le Notaire-Avocat, ne vous fâchez point, je vous prie : on n a eu aucun dessein de vous offenser en vous privant de la lumière. Sachez seulement que ma prétendue est si belle, si belle, que j’en suis jaloux en diable, et que je ne puis souffrir qu’un autre que moi la regarde.
LAPRÉSIDENTE, à part.
Comme il est galant, ce cher Capitaine !
MORON.
Tous nos accords d’ailleurs n’étant pas encore fait entre nous, votre présence pourrait nous devenir incommode. Retirez-vous donc pour quelques instants, Monsieur le Notaire, et ne manquez pas de revenir dans une demi-heure, vous nous trouverez très disposés à vous bien recevoir.
LE NOTAIRE.
Soit. Je m’en vais à l’instant même.
Mais au diable si je reviens : ceci m’a l’air d’une comédie, et je ne veux pas leur servir de jouet.
SCÈNE XIV. La Présidente, Moron. §
LA PRÉSIDENTE.
Que votre jalousie me charme, mon cher Capitaine ! Pourquoi néanmoins avoir éteint le flambeau dans les mains du Notaire ? Il a eu quelques raisons de se plaindre.
MORON.
Eh ! Vouliez-vous, ma chère Présidente, que devant cet homme je vous confiasse deux secrets de la dernière importance.
LA PRÉSIDENTE.
Deux secrets ! Mon cher Capitaine ; ah ! Répandez sans crainte dans mon sein tous ceux qui vous restent encore.
MORON.
Eh bien ! Ma chère Présidente, m’épouseriez-vous, si du rang de Capitaine, l’aveugle fortune me faisait descendre à celui de soldat, par exemple...
LA PRÉSIDENTE.
De soldat, mon cher Capitaine ? Ah ! Que n’êtes-vous un soldat comme on l’est d’ordinaire, plutôt que d’être un Capitaine comme on ne l’est pas ? Vous m’entendez, mon cher Capitaine.
MORON.
Je vous entends ; mais vous ne m’entendez-pas, ma chère Présidente, vous ne m’entendez pas. Il arrive bien des événements dans la vie, bien des accidents imprévus ! Aujourd’hui on est riche, demain on est pauvre : on est beau le matin, et le soir on devient horrible ; tantôt haut, tantôt bas, vous le savez, ainsi va la roue de fortune, et c’est sur elle que tourne le monde ; il pourrait se faire enfin que je fusse d’une condition si peu relevée...
LA PRÉSIDENTE.
Que dites-vous, mon cher Capitaine ? Vous êtes un homme bien né : vous me l’avez assuré vous-même, et pourquoi revenir là-dessus ? J’ai démêlé votre naissance à votre bonne mine, à votre air majestueux et noble ? Cessez donc de vouloir feindre : allez, ce n’est pas moi à qui l’on en fait accroire, ce n’est pas moi que l’on attrape : fussiez-vous d’ailleurs de la condition la plus abjecte, pensez vous qu’une femme sensible compte pour beaucoup l’avantage de la naissance ; et ne savez-vous pas que l’amour se plaît à rapprocher les distances, à confondre les rangs, et qu’il fallait ce Dieu pour me faire oublier ce que je me dois.
MORON.
Me voilà rassuré sur un point, passons à l’autre.
Vous croyez, en m’épousant, avoir pour mari un homme dont les traits nobles vous ont ravie, un homme qui vous a paru charmant. La nuit maintenant vous empêche de voir ma figure ; mais je suis sujet à des convulsions qui la démontent quelquefois ; et si depuis tantôt j’étais enlaidi au point qu’en me revoyant, vous trouvassiez ma beauté moins frappante et mes traits moins intéressants...
LA PRÉSIDENTE.
Ah ! Mon cher Capitaine, que vous me connaissez mal ! Est-ce par la figure qu’on se laisse prendre, quand on a de la délicatesse ? Et croyez-vous, si je n’avais pas découvert en vous un autre mérite...
MORON.
Le mérite d’un Capitaine de voleurs ! Quelle délicatesse !
Il vous serait donc égal que je fusse l’écuyer d’un Prince, ou le Prince lui-même ; que mes traits fussent beaux ou laids....
LA PRÉSIDENTE.
Est-il jamais laid, celui qu’on aime ? Et celui qui plaît n’est-il pas l’égal des Monarques.
MORON.
Le besoin d’épouser vous fera donc passer par-dessus ma naissance et ma figure ?
LA PRÉSIDENTE.
Dis : la besoin d’aimer, mon cher Capitaine : oui, viens sur l’heure, viens aux lieux où l’hymen doit nous unir, et n’attendons pas davantage le notaire.
SCÈNE XV. Les Précédents, Le Prince, Milady. §
LE PRINCE.
Nous n’avons, Madame, qu’à attendre votre oncle dans cette salle : il ne tardera sûrement pas à revenir. Mais pourquoi n’y a-t-il point ici de lumière ? Holà, hée ! Des flambeaux.
MORON.
Ô ciel ! Je suis perdu, tout va se découvrir.
LA PRÉSIDENTE.
Qu’entens-je ?... Qu’ai-je vu !... Le Capitaine !... Ô Ciel ! Je suis trompée... Le Capitaine m’échappe, et c’est un vil esclave, un marmiton que j’allais épouser, mais je ne serai pas leur dupe. Je vais trouver le juge, et je veux les faire pendre tous : tremblez l’un et l’autre !
Et toi, surtout, qui venais de m’engager ta foi, et qui devais recevoir la mienne, tremble ! Le gibet ne serait point assez pour punir ton crime : il est des échafauds et des roues pour les scélérats qui abusent des Présidentes. Tu verras à mon retour si l’on se joue impunément de moi.
MILADY.
Prince, qu’ai je entendu ?... Serais-je trahie ? Auriez-vous en effet donné votre foi à cette femme ? Auriez-vous reçu la sienne ?
LA PRÉSIDENTE.
Eh ! Quoi ! Madame, vous pourriez croire...
MILADY.
Eh ! Qui ne croyait pas que vous m’avez trompée, après les reproches que vous a faits cette Présidente ?... Prince, laissez-moi fuir, laissez-moi aller trouver mon oncle ; et surtout ne me suivez pas, votre présence m’est devenue insupportable.
LE PRINCE.
Moi ! Ne pas vous suivre ! Ah ! Ne l’espérez pas. Je mourrais plutôt, que de vous laisser dans une erreur qui peut m’être si funeste.
SCÈNE XVI. §
MORON.
Milady est jalouse, et vraiment il y a bien de quoi. Les apparences ne sont pas en faveur de mon maître : il peut résulter de tout ceci une assez forte brouillerie. Tâchons de la prévenir, et surtout rattrapons, s’il est possible, ma chère Présidente.
ACTE III §
SCÈNE PREMIÈRE. La Prince, Milady, Milod, Moron. §
MILORD.
Prince, vous avez beau dire, il faut que cette femme soit folle, ou que vous soyez un trompeur.
LE PRINCE.
Vous saurez tout Milord, soyez tranquille. Milady n’a point mangé encore, voilà maintenant ce qui m’occupe : vous avez ordonné le souper.
Moron, va dire qu’on l’apporte.
SCÈNE II. Milord, Le Prince, Milady. §
MILORD.
En attendant qu’il arrive, je vais fumer. Vous permettez, Prince ? Quant à ma nièce, elle est Anglaise, et nos usages n’ont rien qui l’incommode.
Voilà ce que c’est que d’être beau garçon et Prince, on fait des conquêtes jusques sur les grandes routes.
LE PRINCE, à Milady.
Vous allez vous mettre à table, Madame : vous m’avez dit tantôt que vous aviez de l’appétit.
MILADY.
Tantôt cela pouvait être, maïs à présent j’ai le coeur trop serré pour pouvoir manger la moindre chose ; et d’ailleurs, s’il faut tout vous dire, je n’aime point à souper avec un infidèle.
LE PRINCE.
Ce reproche a droit de me surprendre, Madame.
MILADY.
Et que signifient les reproches de la Présidente ? Ils doivent me surprendre bien davantage.
LE PRINCE.
Que les discours de cette folle ne suspendent point votre souper plus longtemps : je vous expliquerai tout dans quelques minutes.
MILADY.
Expliquez-le moi sur l’heure : je mourrais de faim, plutôt que de l’ignorer.
LE PRINCE.
Eh bien ! Apprenez... Mais les confidences ne doivent pas être faites devant des importuns, et en voici un qui nous arrive.
SCÈNE III. Les Précédents, Le Coiffeur. §
LE COIFFEUR, au fond du Théâtre.
Un Valet d’écurie m’a dit qu’il venait d’arriver ici une fort jolie femme. Tâchons d’en faire, ou ma conquête ou ma pratique.
LE PRINCE.
Cet homme vous regarde avec bien de l’attention, Madame.
C’est un de nos originaux : qu’est-ce qu’il peut lui vouloir ?
LE COIFFEUR, à Milady.
Est-il bien possible, Madame, qu’une personne aussi belle que vous, se trouve dans un lieu si sauvage ? Je crois voir la lune parmi les étoiles, une rose environné de coquelicots, un vase de porphyre au milieu de bouteilles noires, le flambeau du jour ; enfin, le soleil lui-même ne brillerait pas davantage au sein de la plus sombre nuit.
LE PRINCE.
Il lui parle d’un ton bien familier ! La connaîtrait-il on effet ?
MILADY.
Voilà,Monsieur, un compliment fort bien tourné sans doute, mais je suis bien fâchée pour vous que tout cet étalage soit en pure perte ; car je n’ai pas l’honneur de vous connaître.
LE COIFFEUR.
L’effronterie réussit toujours auprès des Dames : feignons de l’avoir déjà rencontrée.
Vous ne me connaissez point, Mignonne ? Eh ! Quoi ! Vous avez déjà oublié que nous avons passé une année ensemble dans ce Château si magnifique, situé sur le bord de la Seine ?
MILADY.
J’ai sort bonne mémoire, je vous jure, et je ne me souviens pas de vous avoir rencontré de ma vie.
LE COIFFEUR.
Parbleu ! La Belle, il me semble pourtant...
LE PRINCE.
Il me semble, Monsieur, que vous êtes un impertinent. Sortez tout-à-1’heure, ou craignez de m’échauffer la bile.
LE COIFFEUR.
Doucement, Monsieur l’intendant ! Ce n’est point à un homme, de votre état à parler de la sorte à un homme de mon ordre.
LE PRINCE.
Je me moque d’un homme de votre ordre. Vous n’êtes qu’un fat en trois lettres, et en voici la preuve.
LE COIFFEUR.
Ô ciel ! Où suis-je ?... Un soufflet ! Et de la main d’un intendant ! Tremblez ! Je saurai quel est votre maître : il écoutera la plainte d’un Gentilhomme, et je vous ferai casser aux gages.
SCÈNE IV. Le Prince, Milady, Milord toujours fumant. §
MILADY.
Eh bien ! Prince, nous voilà seuls. M’expliquerez, vous ce que c’est que cette foi donnée par une Présidente ...
LE PRINCE.
Oui, Madame : quand vous m’aurez appris, depuis quel temps vous connaissez ce Gentilhomme.
J’ai eu l’air infidèle à ses yeux, feignons de la croire telle.
MILADY.
Je vous jure, Prince, que je le vois ici pour la première fois de ma vie : mais il paraît que cette Présidente...
LE PRINCE.
Vous n’êtes pas à ne pas sentir que c’est une connaissance de voyage : au lieu que ce Gentilhomme...
MILADY.
Je n’ai pas besoin de vous persuader que je n’ai jamais eu la moindre liaison avec lui : mais vous ne me persuaderez pas que cette Présidente...
LE PRINCE.
Cette Présidente ne m’a jamais rien été, vous en êtes bien sûre : mais un homme qui prétend avoir passé un an avec vous dans un Château, et qui vous appelle Mignonne, ne vous est sûrement pas étranger ; et ce Gentilhomme...
MILADY.
Ce Gentilhomme a fait comme la plupart des voyageurs, qui se donnent des libertés qu’on n’excuserait peint dans le séjour des villes. D’ailleurs, il est pris de vin, peut-être, et...
LE PRINCE.
Oh ! Pour cela non, Madame : car lui et ses autres camarades, n’ont ni bu, ni mangé depuis la dînée : j’en suis sûr, Madame : ainsi donc, sa tête n’était point troublée quand il a prétendu vous connaître.
MILADY.
Une preuve qu’elle l’était, Prince, c’est qu’il vous a appellé Monsieur l’intendant ; qu’il vous a menacé d’aller se plaindre à votre maître du soufflet que vous lui avez donné : et à moins qu’on n’ait perdu l’esprit, comment peut-on prendre un Prince pour un intendant ?
LE PRINCE.
II a en des raisons de m’appeler Monsieur l’intendant : mais peut-il en avoir de vous appeler Mignonne, si ce n’est celles que peut-être ?...
MILADY.
Moi ! J’aurais fourni à cet homme quelques raisons de m’appeler Mignonne ? Assurément, Prince, voilà un reproche auquel je ne me serais guère attendue. Je ne lui ai point donné ma foi du moins : vous brûlez de rompre avec moi pour aller joindre cette Présidente, qui déjà est en possession de la vôtre : et n’ayant point de prétexte honnête pour me quitter, vous vous en faites un des discours d’un insensé, qu’enhardit la liberté des voyages. Mais je ne suis point votre dupe : un piège si grossier n’est point fait pour que j’y tombe. Allez, allez trouver votre Présidente ; et moi, je vais prier mon oncle de me conduire en Angleterre.
LE PRINCE.
Fâchons-nous plus qu’elle, afin de l’apaiser...
Allez en Angleterre, Madame ; et moi, cependant, je vais chercher votre gentilhomme dans cette auberge ; et si je le rencontre, nous nous verrons de près.
SCÈNE V. Les Précédents, Moron. §
MORON.
Le souper est prêt, Monseigneur : on va le servir de nouveau. Ainsi vous pouvez vous remettre à table.
LE PRINCE.
Va te promener avec ton souper.
MORON.
Oh, oh ! Voilà la seconde fois qu’il refuse de manger. L’amoureuse sera plus raisonnable, peut-être.
Vous devez avoir faim, Madame : on vous apporte une admirable dinde aux truffes : vous plairait-il de...
MILADY.
Laisse-moi tranquille avec ta dinde.
MORON.
Voilà qui est singulier ! Tous deux ont là même manie. Quand j’ai lu dans certains livres que les amants ne mangeaient point, j’ai cru que c’était une fable. Je vois pour le coup que c’est une vérité. Comme ils soupirent !... C’est, ce qui les nourrit, peut-être... C’est pourtant une viande creuse, que des soupirs, Milord ne paraît point en faire cas, voyons s’il voudra m’entendre.
Vous avez dit tantôt, Milord, que l’amour ne vous empêchait point de manger. Voudriez-vous bien en ce moment, donner un exemple très-nécessaire à Milady et à mon maître ?
Voilà, Milord, une réponse fort obscure. Ne pourriez vous pas m’en faire une où il y ait un peu plus de clarté ?
Quels Diables de gens ! Milord m’enfume sans me rien dire ! Milady et le Prince, qui tantôt étaient si charmés de se revoir, maintenant se tournent le dos et gardent un profond silence. Cette bouderie peut les amuser, mais je n’y trouve pas mon compte. N’ayant pu me marier avec la Présidente, il faut du moins que je marie Milady et le Prince. Dans le premier cas, c’est moi qui aurais fait les présents de noces. Dans le second, c’est moi qui les recevrai, je ne puis que gagner à cette échange. Ainsi, tâchons de les raccommoder.
Puisque vous ne voulez pas manger, Prince, me ferez vous au moins la grâce de me dire d’où peut naître votre colère ?
LE PRINCE.
Tu te souviens, Moron, de cet homme qui a dit tantôt qu’il avait fait longtemps sa cour à Miladi, et que, s’il avait voulu pousser sa pointe auprès d’elle...
MORON.
Si je m’en souviens, Monseigneur ? Je crois vous avoir dit que c’était un coiffeur de petites maîtresses.
LE PRINCE.
Tu l’as cru, Moron, mais cela n’est pas possible. Figure-toi que cet homme vient de parler à Milady du ton le plus familier, qu’il l’a appelée Mignonne, et qu’il prétend avoir passé un an avec elle dans un château magnifique...
MORON.
N’avez-vous point contre Milady d’autres chefs d’accusation ?
LE PRINCE.
Il me semble que celui-là est assez fort pour mériter qu’on s’en lave.
MORON.
On s’en lavera, Prince, soyez tranquille, et laissez-moi maintenant interroger votre partie adverse.
Puisque vous m’avez caché, Madame, les raisons qui vous ont empêchée de vous mettre à table, me sera-t-il permis de savoir celles qui vous ont si fort irritée contre le Prince ?
MILADY.
Tu le sais bien, Moron ; tu étais ici lorsque cette Présidente...
MORON.
Je me souviens en effet, que tantôt j’étais ici avec la Présidente.
MILADY.
Eh bien ! Quelles paroles a t-elle adressées au Prince ? Et toi, a-t-elle dit, qui venait de m’engager ta foi, et qui devais recevoir la mienne. Après cela, Moron, puis-je encore aimer le Prince ?
MORON.
Vous n’avez point d’autre grief contre lui ?
MILADY.
En voilà bien assez, je pense.
MORON.
Approchez-vous donc tous les deux, et puisque vous m’avez choisi pour juge, écoutez bien : voici mes conclusions. Vous vous plaignez, Madame, qu’une Présidente a rappelle au Prince la foi qu’il lui avait donnée. Sachez, que cette Présidente, est une vieille folle qui a cinquante ans passés : qu’elle s’est amourachée de mon maître, qui me l’a généreusement cédée ; et que je venais, moi, de lui déclarer ma tendre flamme, quand vous m’avez trouvé ici tête à tête avec elle.
MILADY.
Si elle a cinquante ans et qu’elle soit bien laide, il est difficile que j’en veuille davantage au Prince... Et s’il m’avait prévenue de ces deux choses, un mot nous eût épargné bien des chagrins.
MORON.
Eh ! Madame, vous l’avez vue cette Présidente, et ces deux choses ne sont elles pas gravées sur son front en caractères ineffaçables ?
MILADY.
Laide et cinquante ans ! La pauvre femme ! Je sens qu’elle m’intéresse... Et après cet éclaircissement, il n’est guère possible que...
MORON.
Que vous ne pardonniez point au Prince, n’est ce pas ? À merveille, Madame, mais cela ne suffit pas. Il est fâché aussi, le Prince, et il faut aussi que je l’apaise. Prince, regardez-moi en face, je vous prie.
Tournez un peu la tête, Madame, le Prince n’est pas en état encore de soutenir vos regards : le soleil se montrera mieux quand j’aurai dissipe les nuages.
Regardez-moi en face, Monseigneur : là là, je vous prie, et dites-moi : ai-je l’air d’un imbécile ?
Il n’est pas question de hausser les épaules, mais de répondre. Écoutez-moi donc : si j’étais un imbécile, je ne connaîtrais point les hommes, je ne les observerais point. Ai-je l’air de ne les avoir point observés et de ne les pas connaître ?
LE PRINCE.
Où veux-tu en venir avec ce préambule ?
MORON.
Quand je vous ai dit que l’homme de tantôt, que l’homme qui vous donne de la jalousie, était un coiffeur de petites maîtresses, auriez-vous dû ne pas me croire. Tenez, lisez l’adresse de cette lettre qui est tombée de sa poche, et que je viens de ramasser.
LE PRINCE, lisant.
À Monsieur Paul Isidore de la Fariniere, Maître Coiffeur, rue des Vieilles-Étuves, à Paris.
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah!
MORON.
Vous riez, Prince ! C’est bien le parti le plus sage, et celui que d’abord vous auriez dû prendre. Cet homme étant un coiffeur, quelle vraisemblance y a-t-il qu’il ait fait sa cour à Madame, qu’il ait passé un an avec elle dans un Château magnifique.
MILADY.
Et comment se fait-il que le Prince ait pu croire...
LE PRINCE.
Et pensez vous que j’aie rien cru , Milady ? Pensez-vous qu’un objet si méprisable, ait pu m’inspirer de la jalousie ? Je serais bien méprisable moi-même, et bien indigne de vous. Je n’aurais pu être vraiment jaloux, que d’un homme qui aurait su vous plaire.
MILADY.
Vous venez de le paraître, cependant...
LE PRINCE.
Pardonnez, belle Milady , pardonnez une ruse innocente, que votre exemple a autorisée. Tantôt pour m’éprouver vous en avez employé une, et j’ai cru ne pouvoir mieux faire que de vous imiter.
MILADY.
Il est vrai que tantôt j’ai voulu éprouver votre amour.
LE PRINCE.
Et moi, votre caractère, Je vous ai vue jalouse et fâchée, et j’ai feint d’être jaloux et fâché, pour m’assurer de l’impression que feraient sur vous mes reproches. Avant que de s’épouser, il est permis de chercher à se connaître : au lieu de vous plaindre, Milady, remerciez-moi ; vous n’avez fait que gagner au piège que je vous ai tendu.
MILADY.
Pourquoi ne pas me dire que vous étiez innocent ? Vous vous seriez épargné la peine de m’éprouver ; et ni l’un, ni l’autre n’aurions témoigné de la jalousie.
LE PRINCE.
Je vous l’aurais dit vainement, vous ne m’auriez pas crû : fausse ou vraie d’ailleurs, la jalousie n’est point un sentiment qui puisse offenser la beauté. L’on prouve qu’on aime beaucoup, quand on craint de n’être plus aimé.
MILADY.
Il est vrai, Prince, que ce crime, si c’en est un, porte son excuse avec lui, et ne croyez pas que je sois offensée : je vous pardonne, étant aussi coupable que vous-même, et ayant le même besoin que vous d’être pardonnée. Laissons donc le prétendu Gentilhomme ; ne parlons plus de la Présidente, mais de vous, Prince, expliquez-moi...
MORON.
Un moment, s’il vous plaît, Madame, ne passons point si légèrement sur les formes. Lorsqu’un juge par sa sagesse,a mis d’accord deux ennemis, il les engage à s’embrasser.
MILADY.
Je viens de dire que je ne me croyais point offensée ; ainsi cette formalité est inutile.
LE PRINCE.
Eh bien ! Milady , donnez-moi un gage que vous ne l’êtes point, et permettez-moi de le prendre sur votre main charmante.
MILADY.
J’y consens. Ne croyez pas néanmoins que l’explication soit finie. Pourquoi donc le prétendu Gentilhomme vous a-t-il appelle Monsieur l’Intendant ? Pourquoi vous a-t-il menacé d’aller se plaindre à votre Maître ? Ces propos m’ont plus étonnée encore, que tous ceux qu’il m’a tenus ; et je vous serai obligée de me donner le mot de cette énigme.
LE PRINCE.
Très-volontiers, Madame. Quoique vraiment risible, notre double méprise l’est moins que celle du prétendu Gentilhomme, et vous allez en juger. Je vous ai déjà raconté comment Moron et moi, après avoir été arrêtés, par des voleurs, avons pris la diligence : à peine étions nous dans cette auberge où cette voiture nous a conduits, que voulant connaître nos compagnons de voyage, nous nous sommes mis en embuscade pour les épier. Il est impostìble de vous donner une idée, même imparfaite, de leur extravagance et de leur ridicule.
MILADY.
Combien étaient ils dans cette voiture ?
LE PRINCE.
Deux femmes et trois hommes, car nous exceptons Milord de cette cohue : le silence qu’il garde, soit par habitude, soit par prudence...
MILORD, toujours assis et fumant.
Par habitude et par prudence.
LE PRINCE.
Son silence, marque ordinaire d’un esprit sage, nous a prouvé qu’il fallait le distinguer des autres. Vous saurez donc, Milady, que ces messieurs et ces dames nous ont pris d’abord, moi pour un Capitaine de voleurs, et Moron pour un soldat de ma compagnie. Ce n’est pas tout ; les entendant vanter leur naissance, faire parade de leur richesse, et s’attribuer des prérogatives, qui, en France, n’appartiennent qu’à la noblesse et aux gens de qualité ; pour me venger de leurs impertinences, j’ai cru devoir me mettre autant au-dessous d’eux, qu’ils se mettaient au-dessus de moi ; en conséquence, lorsqu’ils m’ont interrogé, je leur ai dit que je servais chez une Dame en qualité d’intendant, et que Moron remplissait chez la même Dame l’office de Marmiton.
MILADY.
Voilà une plaisante idée ! D’après cela, ils n’auront pas voulu souper avec vous, je gage ?
LE PRINCE.
Vous devinez, Milady ; on servait en ce moment ; ils avaient presque tous une faim de voyageurs, c’est tout dire ; et pour ne point souper avec un intendant, ils ne se sont point mis à table.
MILADY.
Voilà, il faut en convenir, des gens de qualité un peu difficiles.
LE PRINCE.
Des gens de qualité ! Ah ! Vous leur faites beaucoup d’honneur, Madame ; leur conversation nous a bientôt décelé leur origine, l’un est coiffeur de son métier ; et celui là, vous venez de le voir à l’instant, c’est l’insolent qui vient de vous appeler mignonne, il ne s’est servi que de termes pris de fa profession. L’autre qui n’a parlé que de mangeaille, est un Maître-d’Hôtel ou un traiteur ; et tenez, voilà Moron, qui vous dira que le troisième lui a pris mesure d’un habit.
MORON.
Ah ! Mon Dieu ! Milady, rien n’est plus vrai. Je servais alors chez le Comte de Célicour, et même cet habit était si étroit, le drôle avait tellement épargné l’étoffe, qu’il fut soupçonné , avec raison, d’en avoir ardé la moitié. Mais, Monseigneur, vous oubliez notre baronne, qui ne vit qu’au milieu des roses.
MILADY.
Eh bien ! Cette Baronne ?
MORON.
Malgré les agaceries qu’elle m’a faites, cette Baronne, à ce que je crois, n’est qu’une Marchande de Modes.
MILADY.
Est-ce que parmi tout ce monde il n’y a pas une personne comme il faut ?
LE PRINCE.
Cette folle de Présidente en est vraiment une : elle a toute la morgue de la Magistrature, et sûrement elle sera plus punie que moi, quand elle saura...
MILADY.
Il faudrait les avertir de ce que vous êtes, pour qu’on vous rendit enfin ce qui vous est dû. Ne ferais-je pas bien de vous nommer devant tout ce monde ?
LE PRINCE.
Gardez-vous-en bien, Madame, je ne désire point d’en être connu.
MILADY.
Soit. D’ailleurs, il me parait juste de les punir, en ne leur disant pas qui nous sommes.
LE PRINCE.
Les voici tous : il est temps de nous mettre à table : Milord ne demande pas mieux, à ce qu’il me semble : recevons-les donc en-mangeant, et ne craignez pas qu’ils daignent nous faire l’honneur de souper avec nous.
SCÈNE VII. Mademoiselle Pouf, Le Maître d’Hôtel, Le Tailleur, Le Coiffeur, Le Prince, Milady, Milord, L’Hôtesse. §
LE MAITRE-D’HOTEL.
Eh bìen ! Monsieur l’intendant ! Est-ce que vous n’avez pas encore soupé ?
LEPRINCE, mangeant.
Non, assurément ; je commence à peine de manger, et il n’y a pas apparence que j’aie fini si tôt.
LE TAILLEUR.
Il est temps néanmoins que vous finissiez : la promenade que nous venoNS de faire a redoublé notre appétit, et nous ne pouvons plus attendre.
LE MAÎTRE D’HÔTEL
Morbleu ! Je mangerais des pierres.
LE COIFFEUR.
Je sens que je vais dévorer.
MADEMOISELLE POUF.
Je meurs de besoin.
LE PRINCE.
Je suis bien fâché, Messieurs et Madame, de voir que la faim vous presse au point que vous le dites ; mais il est certain qu’elle va vous presser bien davantage, car mon habitude, quand je suis en route, est de passer la nuit à table.
LE MAÎTRE D’HÔTEL
Miséricorde ! La nuit à table ! Ma chère dinde aux truffes ! C’est donc en vain que j’avais jeté sur toi un dévolu ?
LE TAILLEUR.
La nuit à table ! Et il faudra que durant cet intervalle, nous regardions souper Monsieur l’Intendant.
LE COIFFEUR.
Monsieur l’Intendant se donne des airs de Prince ; il a un grand couvert comme eux.
MORON.
Qu’y a-t-il donc là de si nouveau ? Monsieur l’Intendant se donne des airs ...
de ce qu’il est.
LE MAÎTRE D’HÔTEL
Il n’est pas jusqu’à Monsieur le Marmiton, qui veuille aussi se donner des airs. Il est temps de rabattre ce caquet ; où est l’hôtesse ?
L’HÔTESSE.
Me voilà, Monsieur : qu’est-ce qu’il y a pour votre service ?
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Il est indécent, Madame l’hôtesse, qu’un homme comme Monsieur, reste si longtemps à table ; et surtout, qu’il fasse attendre des gens comme nous. Voilà, près d’une heure qu’il mange, ou plutôt, c’est pour la deuxième fois qu’il soupe, et nous n’ayons rien pris depuis dîner.
LE TAILLEUR.
J’ai fait la folie de ne pas dîner, pour souper davantage, et j’en mourrai si je ne mange pas à l’heure même.
L’HÔTESSE.
Je veux tien croire, Monsieur et Madame, que vous êtes des gens de la plus grande distinction, et que votre rang ne vous permet pas de manger avec Monsieur ; mais, ma foi, en route, tout le monde est égal, et...
LE COIFFEUR.
Comment ! Tout le monde est égal ! Vous pensez qu’une Baronne comme Madame, que des gens de qualité comme ces Messieurs, et qu’un gentilhomme comme moi, ne sont pat à cent piques au-dessus d’un criquet d’Intendant.
LE PRINCE, à Moron.
À boire !
À votre santé, Madame la Baronne ! À votre santé, hauts et puissants Seigneurs ! Mes Seigneurs, mes Compagnons de voyage.
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Grand bien vous fasse, Monsieur l’Intendant.
Je voudrais que ce fût là son dernier verre.
L’HÔTESSE, au coiffeur.
Vous faites sonner bien haut ce nom de Baronne ! Parce que Madame est Baronne, vous croyez...
MADEMOISELLE POUF.
Parlezvplus doucement, ma mie ; les Baronnes ont le droit de faire mettre en prison les Aubergistes insolentes, et prenez garde de ne point aller y passer la nuit.
L’HÔTESSE.
Ma foi, Madame la Baronne, puisque Baronne y a, dussé-je y passer ma vie, cela ne m’empêchera pas de dire qu’on voit dans le monde des gens bien ridicules ? Madame que voilà est une Lady, j’en suis sûre, et je l’aurais deviné à l’air de son visage, quand même ses domestiques ne me l’auraient pas dit ; une Lady vaut bien une Baronne, je pense ; et cependant, voyez si elle a fait tant de façons que vous autres pour se mettre à table ? Tenez, Messieurs, qui faites tant les fiers ; et vous, Madame, qui êtes si haut montée, faut-il vous parler avec franchise ? Les Nobles véritables ne sont jamais orgueilleux. II n’y a que les parvenus ou les roturiers, qui soient.... Dieu me pardonne ! J’allais dire une sottise, et il vaut bien mieux que je m’en aille.
LE COIFFEUR, bas au Maître d’Hôtel.
Cette Belle, une Lady ! La pauvre Hôtesse ! Comme elle est dupe !
LE MAÎTRE D’HÔTEL, bas au coiffeur.
C’est une Lady comme je danse.
SCÈNE VII. Les Précédents, La Présidente, suivie de plusieurs officiers de justice. §
LA PRÉSIDENTE, aux Officiers de Justice,
Avant de les arrêter, faites-leur décliner leurs noms et qualités sur l’heure, et commencez par le plus coupable.
LA BARONNE.
Eh quoi ! Madame la Présidente ! Que signifie ce ton de menace ? En quoi avons-nous mérité ?...
LA PRÉSIDENTE.
Ce n’est point à vous, que j’en jeux, Madame la Baronne, ni à ces Messieurs, que je considère : c’est au scélérat que voici ;
Il faut que je le fasse pendre, rouer, écarteler, brûler vif, et que je purge la société d’un monstre...
LE PRINCE.
Doucement, Madame la Présidente ! Ne vous êtes-vous point déjà assez trompée sur mon compte ? Voulez-vous encore...
LA PRÉSIDENTE.
Je veux te punir, perfide ! Je veux te faire traiter comme tu le mérites. Quand tu nous a dit tantôt que tu étais l’Intendant d’une Dame, penses-tu que j’aie été ta dupe ; et lorsque d’abord j’ai dit qui tu étais en effet, est-ce alors que je me fuis trompée ? S’il est vrai que tu sois un Intendant de Maison, eh bien ! Dis-nous d’abord le nom de ta maîtresse, le nom de son mari, son nom de famille, sa demeure, son âge, ses qualités ? Voyez-vous comme il se trouble à cette demande ! Écrivez, Monsieur le Greffier.
Écrivez qu’il s’est troublé quand on a voulu savoir de lui le nom de sa maîtresse. Eh bien ! Tu ne peux donc pas le dire, ce nom qu’on attend de toi ?
LE PRINCE, se levant de table.
Le nom de ma maîtresse ? De celle, qui, régnant sur mon coeur, a le droit de me tout commander, et d’espérer tout de mon obéissance ? De celle enfin, dont je suis le serviteur le plus soumis et le plus fidèle ?
LA PRÉSIDENTE.
Voilà bien de grands mots pour peu de chose. De celle que tu sers en qualité d’Intendant, et dont tu es le domestique.
LE PRINCE, montrant Milady.
Eh bien ! La voilà, Madame, la voilà cette maîtresse que je sers : cette souveraine dont je suis fier d’être l’esclave. Regardez-la, et jugez si je pouvais m’attacher quelqu’autre ?
LA PRÉSIDENTE.
Et tu la nommes cette Dame ? Cette souveraine ?
LE PRINCE.
Milady Semours, Madame.
LA PRÉSIDENTE.
Oh ! Pour le coup voilà encore un bon mensonge ! Écrivez ce qu’il vient de dire : que Milady Semours était fa maîtresse, et que la Belle ici présente, est Milady Semours.
À toi maintenant ! Auras-tu bien la complaisance, ou plutôt l’impudence, de nous dire comment tu te nommes.
LE PRINCE.
Je n’aurai ni l’une ni l’autre, Madame, je ne fais rien par complaisance, et l’impudence n’est pas mon défaut. Je ne vous dirai point comment je me nomme.
LA PRÉSIDENTE, à Mademoiselle Pouf.
Oh ! Je le crois : quand on est, peut-être, le parent de Cartouche...
LE PRINCE.
Et puis, que vous importe de savoir comment un pauvre intendant se nomme ?
LA PRÉSIDENTE.
Voyez-vous comme il revient toujours à cette qualité supposée d’Intendant ? Vous seriez trop heureux, Monsieur le Capitaine, d’être un intendant honnête ; mais c’est en vain que vous voulez nous le faire croire. Excellente tantôt, cette plaisanterie est maintenant très déplacée : c’est au nom de la Justice qu’on vous interroge. Répondez donc avec vérité, fans quoi...
MILADY.
Nommez-vous, Prince, que sert de vous exposer plus longtemps aux nobles sarcasmes de Madame la Présidente.
LA PRÉSIDENTE, à Mademoiselle Pouf.
Prince ! lui dit-elle : ces gens-là s’entendent comme larron en foire.
MILADY.
Les choses d’ailleurs en sont venues au point qu’il faut vous faire connaître.
LA PRÉSIDENTE.
Sans doute : mais cependant, ne croyez pas qu’il dise son nom véritable.
LE PRINCE.
Vous vous trompez, Madame ; je le dirai, puisque Milady l’ordonne. Écrivez : le Prince Salvator.
TOUS LES ACTEURS, excepté Milady, Milord et Moron.
Le Prince Salvator !
LA PRÉSIDENTE.
Excellent ! Monsieur le Greffier, excellent ! Écrivez qu’il prend le nom d’un autre : il ne dit pas un mot qui ne fournisse des preuves contre lui. Ô le bon interrogatoire ! Le bon interrogatoire !
LE PRINCE, sans affiliation.
Oui, Monsieur, écrivez que je me nomme le Prince Salvator, et ajoutez que je vous en ai montré la preuve.
LA PRÉSIDENTE.
Ajoutez qu’il vous en a montré la preuve.
MORON.
En gros caractères, le Prince Salvator ; et plus bas, en lettres majuscules, César-Alexandre Moron, son écuyer.
LA PRÉSIDENTE, vivement.
Et son complice. Mais il doit en avoir d’autres ; et Monsieur...
Sans doute est du nombre, puisqu’il n’a pas craint de manger avec lui. Madame,
Croit-elle aussi qu’il ne craindra point de faire coucher son nom sur ce registre ?
MILADY.
Et pourquoi mon oncle refuserait-il de dire son nom ? N’est-il pas assez connu et assez noble ?
MILORD.
C’est Broumton que je me nomme.’
LA PRÉSIDENTE.
Eh quoi ! Broumton tout court ! Monsieur n’est il pas aussi souverain de quelque contrée ?
MILORD.
Je le suis de moi-même, et voilà le plus bel Empire. Faites ajouter, si vous voulez, Lord, Duc, et Chevalier de l’Ordre de la Jarretière, dont voici la marque.
LA PRÉSIDENTE.
Milord ! Duc ! Milady ! Prince ! Eh bien !
En est-ce assez pour arrêter ces drôles ? Vous ne doutez pas, je pense, que ces cordons et ces jarretières, ne soient des vols qu’ils aient faits ; et que les titres de Milord et de Prince, ne soient de faux titres qu’ils se donnent ? Eh quoi ! Vous ne bougez pas ! Vous ne leur mettez pas tout de suite les fers aux pieds et eaux mains ? Et lorsqu’une Présidente vous commande...
UN OFFICIER DE JUSTICE.
9Modérez-vous, Madame la Présidente, modérez-vous. La Justice, vous ne l’ignorez-pas, doit peser mûrement les choses, avant que d’en venir à des voies de fait. Pour prouver que ces Messieurs sont des malfaiteurs, il n’y a que votre délation, et elle n’est pas suffisante ; vous savez la Loi, Madame ; testis unus, testis nullus.
LA PRÉSIDENTE.
Fort bien, Monsieur, à merveille ! Vous avez raison dans tous les points : mais, interrogez ces Messieurs et Madame la Baronne, et vous verrez si je suis la feule ici qui témoigne contre cette troupe.
MADEMOISELLE POUF.
Moi ! Madame ; quand vous avez pris le Prince pour un Capitaine de voleurs, ne vous ai-je pas dit qu’il avait un air noble et distingué qui annonçait sa haute naissance ?
LA PRÉSIDENTE.
Oui : mais malgré cet air noble et distingué, vous et ces Messieurs, vous avez refusé de vous mettre avec lui à table.
LE TAILLEUR, d’un air humble et timide.
Mon appétit n’était pas encore ouvert, quand j’ai refusé de souper avec le Prince.
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Vous devez vous souvenir. Messieurs, que je brûlais de lui tenir compagnie, et que vous seuls vous y êtes opposés.
LE COIFFEUR.
Ce n’est pas la figure du Prince qui m’a empêché de souper avec lui : c’est, je vous l’avoue, celle de Monsieur Alexandre Moron, son écuyer.
MORON.
Le fat ! Il faut le laisser dire, il fera bientôt puni.
MADEMOISELLE POUF.
Pour moi, je me serais estimée fort heureuse de souper avec le Prince, mais lorsqu’il nous a dit qu’il était un Intendant...
L’OFFICIER DE JUSTICE.
Vous voyez, Madame la Présidente, que personne ne vous seconde. Vous prétendez que ces Messieurs ont usurpé ces marques d’une naissance auguste, qu’ils viennent de nous montrer : ces Messieurs, quoique vous en disiez, ne portent point sur leur physionomie les caractères de bassesse et de fausseté qui décèlent les criminels : et le fussent ils en effet, n’étant point sûrs que ces marques respectables ne sont point leur bien propre, nous ne pourrions point les arrêter sans un ordre du Roi lui-même. Rassurez-vous donc, noble Milady, rassurez-vous, Prince, et vous aussi, Milord, si notre présence a pu vous causer quelqu’alarme : et puisque vous avez soupé, couchez-vous et dormez tranquilles. D’après les plaintes que Madame la Présidente a portées, le juge m’a ordonné de savoir les noms de toutes les personnes de la Diligence, et il ne me reste donc plus qu’à suivre l’ordre du Juge, et qu’à faire coucher sur ce registre, le nom de Madame et de ces Messieurs, comme on y a couché les vôtres.
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Fâcheuse cérémonie !
Ne pourriez-vous point repasser pour avoir nos signatures ?
L’OFFICIER DE JUSTICE.
Non, Monsieur : comme voici l’heure où l’on se couche dans ce village...
LE MAÎTRE D’HÔTEL, furieux.
Eh quoi ! Monsieur, est-ce que dans ce village on se couche sans souper?
L’OFFICIER DE JUSTICE.
Ce n’est pas ma faute, si ce malheur vous arrive. Vous n’avez pas voulu souper avec un Prince et une Milady. À vous d’abord, Madame la Baronne.
MADEMOISELLE POUF.
Je sens que j’ai trop fait la bégueule, je vais m’exécuter tout de fuite.
Je ne suis point une Baronne. Je me nomme Mademoiselle Pouf, tout court : je suis Marchande de Modes, à vous servir ; et ma demeure est à Paris, rue Saint-Honoré, à l’enseigne du Trait-Galant.
LA PRÉSIDENTE.
Ô Ciel ! Et voilà la créature que je prenais pour une Baronne ! Je vois qu’on m’a bafouée, vilipendée, jouée. Je voulais faire pendre ce traître ; j’ai eu le malheur de manquer mon coup ; je vais me pendre moi-même.
SCENE VIII. Le Prince, Milady, Milord, Moron, Mademoiselle Pouf, Le Maître d’Hôtel, Le Tailleur, Le Coiffeur, Les Officiers de Justice. §
MORON.
Écrivez ! Mademoiselle Pouf. Ce nom est un peu court pour une Baronne.
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Allons-nous-en, Messieurs, je crois qu’il ne fait pas bon ici pour nous.
LE PRINCE, les arrêtant.
Ou allez-vous, Messieurs ? Ne voyez-vous pas que les portes sont gardées ! Arrêtez, s’il vous plaît, arrêtez.
Il faut qu’à mon tour je les interroge.
Avant de vous en aller, faites-moi le plaisir de me dire, vous d’abord, en quel temps nous nous sommes trouvés à voyager ensemble, en quel lieu vous avez soupé avec Milord et moi ?
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Ne me questionnez pas davantage, Monseigneur ! Je sens combien je vous ai manqué : je mériterais que vous me donnassiez cent coups de pied dans le ventre. J’ai voulu me faire passer pour un homme d’importance, et je me nomme Jacques de la Rémoulade, et ne suis que le Maître-d’Hòtel d’un Fermier-Général.
MORON.
Écrivez : Jacques de la Rémoulade.
LE PRINCE.
Qui ne vit que de faisanss et de gelinotes.
Et vous, qui vous êtes dit le cousin de Milord à la mode de Bretagne, peut-on savoir votre original et le nom illustre que vous portez ? Il est aussi noble, je gage, et aussi harmonieux que le sien.
LE TAILLEUR.
Hélas ! Monseigneur, vous avez deviné. Je me nomme Nicolas Frippart, et ne fuis qu’un honnête tailleur.
LE PRINCE.
Honnête ! C’est beaucoup dire. Vous faites les habits bien courts, Monsieur Frippart.
Écrivez Nicolas Frippart.
MORON.
Nicolas Frippart, Tailleur : qu’il sache à son tour ci qu’en vaut l’aune.
LE PRINCE, au Coiffeur.
Et vous, Monsieur, qui vous cachez maintenant, et qui faites si bien, après vos impertinences ; me direz vous qui vous a présenté à Milady, en quels lieux vous l’avez connue, et dans quels temps surtout elle vous a témoigné les bontés infinies dont vous avez eu l’insolence de vous prévaloir ?
LE COIFFEUR.
Regardez ma joue, Monseigneur : elle a porté la peine de mon crime. Ne poussez pas plus loin votre vengeance, et prenez pitié du Coiffeur Paul-Isidore de la Farinière.
L’OFFICIER DE JUSTICE.
Écrivez : Pau-Isidore de la Farinlère... Voilà donc les gens qui ont osé vous manquer de respect ! Prince, ordonnez de leur fort : si vous dites un mot, nous allons les conduire en prison tout de suite.
LE MAÎTRE D’HÔTEL, LE TAILLEUR, LE COIFFEUR, aux genoux du Prince.
Pardonnez-nous, Monseigneur : nous n’avions pas l’honneur de vous connaître.
LE PRINCE.
Levez-vous tous, et ne craignez rien de ma colère : vous n’êtes dignes que de pitié.
L’OFFICIER DE JUSTICE.
Rendez grâce à la bonté du Prince, et allez vous coucher sans bruit : nous, retournons faire notre rapport au Juge.
SCÈNE IX. Le Prince, Milady, Milord, Mademoiselle Pouf, Le Maître d’hôtel, Le Coiffeur, Le Tailleur. §
LE PRINCE.
Encore un mot, Messieurs : il est juste que je vous donne mes ordres, après avoir essuyé vos dédains. Je dois me marier incessamment, et c’est Milady que j’épouse. Vous, Mademoiselle Pouf, vous fournirez les ajustements et modes nouvelles.
MADEMOISELLE POUF.
Je serai très honorée de servir Milady.
LE PRINCE.
Vous, Monsieur Frippart ; vous ferez les habits de mes gens, à condition qu’ils ne seront pas trop étroits.
LE TAILLEUR.
Soyez sûr de ma probité.
LE PRINCE.
Quant à vous, Monsieur de la Rémoulade, vous ferez le repas de noces, et n’oubliez pas surtout la dinde aux truffes.
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Ne doutez point de mon zèle.
LE COIFFEUR.
Et moi, Monseigneur, ne me donnez-vous aucun emploi ?
LE PRINCE.
Vous viendrez demain faire la barbe à Moron.
MORON.
Qui saura bien le lui rendre.
LE PRINCE.
Les chevaux doivent être prêts, rien ne nous retient plus : partons, Milord partons, Milady, et hâtons nous d’aller remercier votre père. Adieu, Madame la Baronne.
MILORD.
Adieu, mes chers cousins.