SCÈNE PREMIÈRE. Lisimon, Alcipe. §
LISIMON.
J’ai peine à concevoir ce que votre bon cœur.
ALCIPE.
Croyez que j’ai longtemps gémi de votre erreur,
Tant que tous ses travers et sa philosophie
De vos yeux abusés étaient l’unique envie,
625 Que vous le regardiez comme un homme divin,
Pratiquant les vertus dont votre cœur est plein,
N’ayant pour tout système et pour désir unique
Que de vous faire prendre un ton philosophique,
Un jargon détestable, à qui le vrai bon sens
630 A droit de refuser le plus léger encens ;
Et que ce ridicule adopté par outrance,
Ne vous faisait passer que pour être en démence,
Que vos biens, et surtout un objet si charmant,
N’étaient pas le lien d’un tel aveuglement ;
635 J’ai cru que je pouvais, sans vouloir vous contraindre,
Vous laisser une erreur qui n’était plus à craindre ;
Une fois que le traître à vos yeux démasqué...
LISIMON.
Eh ! Comment reconnaître un bienfait si marqué.
ALCIPE.
N’y pensons plus, mon frère, il en coûte à mon âme,
640 Des complots les plus noirs à dévoiler la trame ;
L’ingrat qui vous outrage eut des droits sur mon cœur
Dont encor je n’ai pu devenir le vainqueur ;
Je médite un projet où nous pourrons sans crainte
Connaître la noirceur dont son âme est atteinte,
645 Ou bien de ses erreurs arrachant le bandeau,
De la vertu chez lui rallumer le flambeau.
LISIMON.
Comptez, comptez sur moi....
ALCIPE.
Comptez, comptez sur moi.... D’abord avec adresse,
Je vais, mais sans aigreur, lui prêcher la sagesse,
Narrer succinctement à quel point ses erreurs
650 Ont servi sous nos yeux à corrompre ses mœurs,
Et combien le sot air de sa philosophie,
Cache un cœur amoureux de son hypocrisie.
Je prévois à regret que sourd à mes leçons,
D’auteur philosophique il va prendre les tons,
655 Citer de ces grands mots et de ces longues phrases,
Que tous ces charlatans citent dans leurs extases ;
Parler d’humanité, de bonheur évident,
Et me prouver à moi mon peu de jugement.
Paraissez applaudir à sa vaste ignorance,
660 Et de ses partisans blâmez la tolérance,
Vous verrez qu’à ces mots, autorisé par vous,
La Satyre eut souvent ses loisirs les plus doux.
Mais je dois, avant tout, consoler Émilie,
Des maux que lui causa cette lacrymanie.
LISIMON.
665 J’y consens volontiers, et de changer son cœur,
Puissions-nous tous les deux obtenir le bonheur.
SCÈNE II. §
LISIMON.
Je n’en puis revenir ; quoi, la philosophie
Lui servait à masquer pareille hypocrisie,
Au moment qu’à ses pieds je mettais tout mon bien,
670 Et qu’Émilie allait devenir le lien,
D’un amour que mon cœur croyait sans défiance !
Le traître me traitait de vieillard en démence,
De sot, de bel esprit, et d’homme à vision,
À qui la mode tient lieu d’érudition.
675 Après tout, cependant j’ai ce que je mérite ;
Devais-je ranimer ma Muse décrépite,
Et voyant sur mon front soixante ans accomplis,
Me faufiler encor avec les beaux esprits ?
Laissons-là son système et croyons qu’à notre âge
680 Le temps est bien venu de paraître un peu sage,
De ne plus s’occuper de ses jolis talents,
Qui prouvent nos auteurs dépourvus de bon sens.
Mais laissons-là surtout ces drames romanesques,
Ces drames larmoyants, ces scènes gigantesques,
685 Où le sentiment seul tient lieu de ce plaisir,
De ce sourire heureux qu’on ne peut que sentir,
Que de quelques auteurs la naïve peinture,
Sans peine et sans efforts volait à la nature ;
Le vrai, le beau, le simple habitaient leurs écrits,
690 On voyait sur leurs pas les plaisirs et les ris.
Et ne s’armant jamais d’un ton philosophique,
L’art de parler au cœur n’était pas méthodique.
Mais que penser enfin du ridicule affreux,
Dont m’a rendu victime un mortel odieux,
695 Qui sous le masque heureux de la philosophie
Se sentait dévoré des serpents de l’envie,
Et qui foulant aux pieds l’honneur et la vertu,
Du plus léger remords n’était pas combattu ;
Achevons cependant de démasquer ce traître,
700 Tromper qui veut tromper... Je vois quelqu’un paraître ;
Des déplaisirs secrets où je suis abîmé,
Chacun pour les grossir me paraît informé ;
Il semble qu’on me guette, et que chacun conspire
À croître sans pitié l’ennui qui me déchire.
Il s’en fuit.
SCÈNE IV. Pasquin, L’Etherée. §
PASQUIN.
Monsieur, je viens ici du message au Mercure,
Vous rendre mot pour mot.....
L’ETHERÉE.
Vous rendre mot pour mot..... D’abord je conjecture
725 Que tu fus bien reçu des commis du bureau.
PASQUIN.
Assez bien (sans pourtant leur ôter mon chapeau) ;
(Connu dans un endroit, on peut avec hardiesse
Négliger ces devoirs d’austère politesse.)
Mais l’auteur du Mercure et tous ses assistants,
730 Sont, j’ose me flatter, de bien aimables gens.
D’abord en s’inclinant, l’un d’entre eux me demande
Le but de mon message, et moi sans qu’on m’entende,
Sans presque ouvrir la bouche ou desserrer les dents :
« Je viens ici, Messieurs, stipuler votre encens,
735 Pour un auteur connu de vous et du Parnasse :
C’est Monsieur l’Etherée ; ah ! Cet auteur de race,
14
Un mauvais Prosomane ; auriez-vous de ses vers ? »
L’ETHERÉE.
15
Les faquins !
PASQUIN.
Les faquins ! Dites-lui qu’un esprit de travers,
Est un sombre écrivain qui nuit et jour compose
740 Ou de tristes romans, ou des drames en prose.
L’ETHERÉE.
Ce sont de sottes gens que ces gens de bureau.
PASQUIN.
Mais écoutez, Monsieur, un trait bien plus nouveau ;
On met votre roman au rang de ces ouvrages
Qui doivent au Mercure occuper quelques pages,
745 Pour en tirer l’essence et critiquer sans goût
Ce qui dans cet écrit vous a coûté beaucoup ;
Je veux dire le style, et non pas les pensées ;
Mais du maître-écrivain les grâces empesées,
En déchiffrant le titre et tournant deux feuillets,
750 Un auteur si petit ne se taira jamais.
Il faut le rhabiller ; et d’un ton emphatique,
Il renvoie l’ouvrage au commis satyrique ;
Il dit ; et celui-ci, dont l’amour du prochain,
Plus d’une fois par mois réveilla le venin,
755 Jaloux de critiquer un aussi bon ouvrage,
Se prépare aussitôt à le mettre au pillage.
C’est ainsi qu’ils font voir par un contraste heureux,
Que tel fut critiqué, qui fut bien moins sot qu’eux.
L’ETHERÉE.
Travaillez pour la gloire.
PASQUIN.
Travaillez pour la gloire. Aussi c’est votre faute.
760 Mais la gloire, après tout, est-ce faveur si haute ?
L’ETHERÉE.
Les sots, les sots, Pasquin, en ignorent le prix.
PASQUIN.
Il est donc bien des sots, mon cher maître, à Paris.
Je connais bien des gens, et des gens d’importance,
Gens de robe, d’épée, et même de finance,
765 Qui pour en acquérir, fallut-il faire un pas...
L’ETHERÉE.
Aussi leurs noms, Pasquin, ne leur survivront pas.
PASQUIN.
Le vôtre survivra, malgré ces ridicules
Dont veulent vous charger quelques esprits crédules.
L’ETHERÉE.
Et quoi, ce genre sombre !..
PASQUIN.
Et quoi, ce genre sombre !.. On dit que vos romans,
770 S’ils prouvent sans effort jusqu’où vont vos talents,
N’ont pour autre défaut que cet air de tristesse
Et de mélancolie, aimé de la vieillesse,
Mais peu fait pour le siècle où vous les composez.
L’ETHERÉE.
Les sages les liront.
PASQUIN.
Les sages les liront. Les fous, les insensés,
775 Monsieur, sont en grand nombre, et leur foule grossie...
L’ETHERÉE.
Je ne changerai pas...
PASQUIN.
Je ne changerai pas... De la philosophie,
Arborerez-vous seul le superbe étendard ?
L’ETHERÉE.
Je veux de l’univers attirer le regard.
PASQUIN.
Mais quoi ! Toujours pleurer.
L’ETHERÉE.
Mais quoi ! Toujours pleurer. Oui, Pasquin.
PASQUIN.
Mais quoi ! Toujours pleurer. Oui, Pasquin. Cette étude
780 Serait-elle chez vous passée en habitude ?
Cependant autrefois folâtre en vos beaux jours,
Vous chantiez les plaisirs, les jeux et les amours.
L’ETHERÉE.
Je vais donc me venger, et que cette aventure
Va surprendre de gens dans le nouveau Mercure !
785 Moi, faiseur de libelle, et devenu méchant,
J’enrage... ah ! Malgré moi, ce trait est fort plaisant.
PASQUIN, à part.
Quoi ! Même sous mes yeux vanter ses ridicules !
Peut-on jouer ainsi les humains trop crédules ?
L’ETHERÉE, avec bonté.
Mais tu parais rêveur ; as tu quelques soucis ?
790 Contes-les moi, Pasquin, je suis de tes amis.
PASQUIN, à part.
Toi, scélérat, plutôt...
L’ETHERÉE.
Toi, scélérat, plutôt... Avec moi veux-tu feindre ?
PASQUIN, à part.
Je veux te démasquer.
L’ETHERÉE.
Je veux te démasquer. Tu parais te contraindre ;
Et d’où vient aujourd’hui te défier de moi ?
PASQUIN, faisant l’intimidé.
Je crains que sur mon dos...
L’ETHERÉE.
Je crains que sur mon dos... Je te donne ma foi,
795 De t’excuser surtout, si la vérité pure...
PASQUIN, en hésitant.
Il faut donc confesser que l’auteur du Mercure
N’a pas entre ses mains ce superbe sonnet,
Que sur un bel esprit hier vous avez fait.
L’ETHERÉE.
Et qu’est-il devenu ?
PASQUIN.
Et qu’est-il devenu ? Je ne sais.
L’ETHERÉE.
Et qu’est-il devenu ? Je ne sais. Téméraire !
800 Oses-tu bien...
SCÈNE V. Alcipe, L’Ethérée, Pasquin. §
ALCIPE.
Oses-tu bien... Damis, vous êtes en colère.
Et comment accorder cet excès de rigueur
Avec tout le sang froid qu’il faut pour être auteur ?
Mais quelque chose ici d’assez grande importance,
Entre votre oncle et vous remet l’intelligence ;
805 Si même après avoir combattu mes raisons,
Vous convenez des torts que nous vous connaissons.
Depuis l’instant fâcheux qu’en cette capitale
Vous avez achevé votre cours de morale,
Vous avez négligé de suivre exactement
810 Tout ce que votre père, avant son testament
Vous avait fait promettre, espérant qu’avec l’âge,
Le temps et la raison, vous deviendriez sage ;
Qu’on vous verrait haïr ce ridicule affreux,
De manquer son bonheur, de vouloir à mes yeux,
815 Croyant par Apollon votre Muse animée,
Négliger vos devoirs par un peu de fumée ;
Le déplaisir secret d’un dessein si nouveau
Contribua sans doute à creuser son tombeau ;
Mais craignant une erreur trop chère à la jeunesse,
820 Il m’a sur votre sort découvert sa tendresse ;
De ses autres enfants, vous qu’il aimait le plus,
Vous fûtes à mon cœur, par ses vœux ingénus,
Réclamé comme fils, comme un autre moi-même.
Je vous nourris longtemps comme un enfant qu’on aime,
825 Qui n’a que des travers, que la fougue des ans,
Et l’amour de la gloire ont troublé pour un temps.
J’ai pensé que l’étude avec votre génie,
Vous ferait abhorrer cette métromanie ;
Que lassé des erreurs où je vous vis tomber,
830 Ce vous serait avis pour n’y plus succomber ;
Mais vous avez trahi ma plus douce espérance,
Pour vous donner un nom d’un peu plus d’importance.
Ingrat envers moi seul, n’étant plus ce Damis
Élevé dans mon sein comme mon propre fils ;
835 Et singe maladroit du sieur de l’Empirée,
Vous vous faites nommer Monsieur de l’Etherée.
Vous voyez ma douceur ; je vous aime, et ce jour
Pourra vous faire voir jusqu’où va mon amour.
Sur un point seulement il suffit de répondre :
840 Quittez ce bel esprit qui sert à vous confondre,
À dépeindre vos mœurs aux yeux des vrais savants,
Comme charlatanisme ou défaut de bon sens.
Prenez, sans plus tarder, un autre train de vie,
Et renoncez enfin à la Philosophie.
L’ETHERÉE.
845 Vous vous faites mes torts bien plus grands qu’ils ne sont.
ALCIPE.
Mais enfin, que fais-tu ?
L’ETHERÉE.
Mais enfin, que fais-tu ? Ce que mille autres font.
16
Ce qu’ont fait les Corneille avant que leur génie
Puisse guider leur plume et leur philosophie.
ALCIPE.
À part.
Contraignons-nous encor.
Haut.
Contraignons-nous encor. Tu peux de tes travers
850 Oh ! Tant qu’il te plaira récréer l’Univers.
Je rirai le premier de ta Muse funèbre,
Et des soins que tu prends à la rendre célèbre.
Mais je dois en ami tâcher avec douceur
D’arracher de tes yeux le bandeau de l’erreur.
855 Je ne suis pas de ceux qui jugeant par eux-mêmes,
Accusent leur prochain d’aveuglement extrême,
Et qui croyant qu’eux seuls ont le jugement sain,
Sur les erreurs d’autrui, n’ont rien de bien certain ;
En garde contre moi, connaissant ma faiblesse,
860 Contre les préjugés j’ai combattu sans cesse,
Et c’est-là l’heureux fruit de vingt ans de travaux,
De pouvoir aujourd’hui priser ce que tu vaux.
Cet air mélancolique et de philosophie,
Damis, ne me plaît pas ; souvent l’hypocrisie,
865 D’un sage et d’un savant empruntant le manteau,
En impose au public sous un dehors nouveau.
Quand l’âge et la raison, en mûrissant notre être,
Par de longues vertus nous ont bien fait connaître,
En changeant son maintien, on peut adroitement
870 D’un vieillard estimé prendre l’ajustement.
De même il est un âge où la gaîté préside,
Où sans rougir on peut prendre l’amour pour guide ;
Et n’ayant dans son cœur que d’honnêtes désirs,
Brûler ouvertement pour d’honnêtes plaisirs.
875 D’où te vient, répond-moi, cette sombre manie
Dé mettre à l’unisson tes mœurs et ton génie ;
De vouloir qu’un air grave, ou distrait, ou rêveur,
Fasse lire en tes yeux, je suis ce sombre auteur,
Qui mettant un poignard dans la main de Thalie,
880 N’admet que des bourgeois dans une tragédie,
Pourvu qu’au sentiment adonnés nuit et jour,
On les puisse nommer des victimes d’amour ?
Ainsi du larmoyant, chevalier téméraire,
Tu veux te distinguer du reste du vulgaire,
885 Et prenant un lugubre et cynique maintien,
Te distinguer auteur, de brave citoyen ;
Malgré ces beaux dehors un sévère critique
Entreprend quelquefois la vindicte publique ;
Et du sombre écrivain démêlant les replis,
890 Nous prouve que son cœur dément tous ses écrits.
Voilà ce que je crains ; on dit que la satyre
Sur toi de tous les temps conserva quelque empire,
Et qu’épris d’un beau feu...
L’ETHERÉE.
Et qu’épris d’un beau feu... Je vois où vous tendez,
Et ne me crois pas fait pour de tels procédés.
895 J’ai bien quelques travers ; mais je suis honnête homme.
PASQUIN, à part.
S’il dit la vérité je consens qu’on m’assomme.
L’ETHERÉE.
Et toujours dans mon cœur consultant la raison,
J’ai su de la satyre éviter le poison.
ALCIPE, ironiquement.
Que cet aveu me plaît ; et dans cet instant même,
900 Je ne puis t’exprimer à quel point mon cœur t’aime ;
Ta bouche et tes écrits sont donc d’accord entre eux ?
L’ETHERÉE.
Et c’est-là ce qui doit m’excuser à vos yeux.
Si trompant vos projets, et courant à la gloire,
Je me vois, malgré vous au Temple de Mémoire,
905 Jamais aucun libelle, aucun sale tableau,
Même dans mon printemps n’a souillé mon pinceau.
Ennemi des auteurs qui consacrent leurs plumes
À pouvoir sur des riens composer des volumes ;
D’une vertu sévère occupant mon loisir,
910 D’écrire honnêtement je formai le désir ;
Je voulus qu’en tout temps, appui de l’innocence,
On vît en mes écrits respirer la décence.
Voyez si j’ai trahi les projets de mon cœur,
Et si je suis enfin un impudique auteur,
915 Dont les talents vantés et protégés des belles,
Ne peuvent enfanter que d’honnêtes libelles ?
ALCIPE.
Qui ne croirait, grands Dieux ! Qu’il dit la vérité ;
Et j’ai pourtant en main ce sonnet si vanté,
Qui de son bienfaiteur, esprit simple et docile,
920 Nous fera voir le nom chansonné par la ville.
Mais cependant, crois-moi, va, quitte ce métier,
Si ton front est couvert du plus noble laurier,
Crains que la jalousie...
L’ETHERÉE.
Crains que la jalousie... Ah ! J’ai pour leur répondre
Su trouver un moyen qui doit tous les confondre.
ALCIPE.
925 Dans leur chute ils pourront t’entraîner avec eux,
Et qui te soutiendra ?
L’ETHERÉE.
Et qui te soutiendra ? Les hommes vertueux.
SCÈNE DERNIÈRE. Lisimon, Alcipe, L’Etherée, Pasquin. §
LISIMON, d’intelligence avec Alcipe.
Ah ! Vraiment croyez-vous que ce soit peu de chose,
Que cet aveu qu’ici l’amitié lui propose.
ALCIPE.
Pouvez-vous à ce point encenser ses travers ?
LISIMON.
930 Ainsi que nos plaisirs tous nos goûts sont divers.
Souffrez que jusques-là de sa philosophie
Je puisse ouvertement éclairer mon génie.
ALCIPE.
Lui, ce cœur faux...
L’ETHERÉE.
Lui, ce cœur faux... Qu’entends-je ? Ignorez-vous, Monsieur,
Que le moindre soupçon blesse trop mon honneur,
935 Pour laisser dans l’oubli... ?
ALCIPE.
Pour laisser dans l’oubli... ? Démens donc ce libelle,
Qu’au Bureau du Mercure un messager fidèle,
Et gagé par tes soins...
L’ETHERÉE.
Et gagé par tes soins... Je vois qu’on m’a trahi ;
Mais je veux qu’à l’instant vous soyez éclairci.
Ennuyé du fatras de sonnets, d’épigrammes,
940 Que vomissaient sur moi les ennemis des drames,
J’ai cru que je pouvais, les mettant sous mon nom,
Voir tous ces sots auteurs remis à la raison.
Ce sonnet, l’autre jour, remis à mon adresse,
Devait renouveler l’incendie au Permesse ;
945 Et là, sans être vu, je rejetais sur eux,
La honte et le surnom de coquin ténébreux.
ALCIPE.
Quoi ! Tu n’es pas l’auteur de cette impertinence ?
L’ETHERÉE.
Je voulais qu’il servît à ma propre vengeance,
Pasquin, imprudemment se l’est laissé voler ;
950 Jugez de ce malheur s’il faut se consoler ?
PASQUIN.
Monsieur, écoutez moi, je suis le seul coupable ;
C’est moi qui vous croyant un homme abominable,
Aimant à critiquer jusqu’à son bienfaiteur,
Crut par cet écrit seul démasquer votre cœur ;
955 Voyez ce que mérite une telle impudence...
L’ETHERÉE.
Ta honte et tes remords feront seuls ma vengeance ;
Ne crains plus mon courroux, Pasquin, il me suffit,
De pouvoir à leurs yeux passer pour bon esprit.
LISIMON.
Allez plus loin, Monsieur, pour un homme estimable ;
960 En vous nommant ainsi je ne suis qu’équitable.
L’ETHERÉE.
Eh bien, mon oncle, eh bien, des vrais honnêtes gens,
Voilà comme mon cœur veut mériter l’encens.
Rien ne peut m’alarmer, les poisons de l’envie,
Attaquent vainement le bonheur de ma vie.
ALCIPE, l’embrassant.
965 Viens réparer mes torts ; je doutai de ton cœur,
Et je veux à jamais assurer ton bonheur.
Damis, sois généreux ; tu sais que l’hyménée
Ne rend de nos beaux jours la trame fortunée,
Que lorsqu’un tendre amour en a formé les nœuds ;
970 Clitandre aime Émilie et possède ses vœux,
Consens à leurs plaisirs.
L’ETHERÉE, à Lisimon.
Consens à leurs plaisirs. Voici votre promesse,
Puisque enfin je n’ai pu mériter sa tendresse.
ALCIPE, ramenant Clitandre et Émilie qui écoutaient.
Mon frère, approuvez-vous ses feux et son amour ?
LISIMON.
Mes enfants, oui, soyons tous heureux en ce jour ;
975 Mes yeux sont dessillés ; je vois que la nature
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Chez nous plaça du ris la source la plus pure.
À l’Ethérée.
Je renonce, excusez, au genre larmoyant ;
Vous ne concevez pas d’où vient ce changement.
En deux mots le voici : je suis sexagénaire,
980 Et cours me délasser et rire avec Molière.
L’ETHERÉE.
Vous pouvez tout, Monsieur, et je suis trop heureux,
Si vous êtes enfin au comble de vos vœux.
Je n’ai pas prétendu.
ALCIPE.
Je n’ai pas prétendu. Je fais quelle est ton âme,
Et combien la vertu te séduit et t’enflamme ;
985 Ne pourras-tu, Damis, ouvrir enfin les yeux,
Et laisser pour jamais les drames ténébreux ?
Crains au moins la satyre, et que de ton génie...
L’ETHERÉE.
Je me justifierai par mon genre de vie.
Sombrement.
Mais si quelques auteurs, pour se rendre immortels,
990 Outragent nos écrits et brisent nos autels,
Je leur prépare un drame et si triste et si sombre,
Qu’ils en auront longtemps même peur de mon ombre.
Il sort.
ALCIPE.
Se peut-il qu’autrefois, accourant à grands flots,
Paris ait applaudi des préjugés si sots :
995 Et que même aujourd’hui des sottises pareilles
18
Portent pour leur devise : à l’aîné des Corneilles.
PASQUIN.
C’est penser sagement ; on devrait pour longtemps
Cesser de nous donner des drames larmoyants.
Mais quant à ce Roman, Messieurs, je conjecture
1000 Qu’on en fait un précis dans le prochain Mercure.