Par le Sr. DALIBRAY.
De l’Imprimerie DENYS HOUSSAYE.
M. DC. XXXVI.
AVEC PRIVILEGE DU ROY.
Le mémoire que nous présentons a pour but de faire connaître une pièce restée peu connue jusqu’à ce jour, publiée en 1636, intitulée Le Torrismon du Tasse, composée par Charles Vion D'Alibray, poète français de la première moitié du XVIIe siècle qui a souvent été qualifié de poète libertin et de poète de cabaret. Plus qu’une simple présentation, nous tenterons de faire une édition critique de cette tragédie, qui est avant tout, et nous devrons insister sur ce point , une traduction du grand poète italien auteur de la Jérusalem délivrée et de l’Aminte, le Tasse ; sa tragédie est restée quelque peu dans l’oubli, tout comme la traduction de D'Alibray, et c’est bien dommage puisque le rapport qu’elles entretiennent permet de mettre au jour les liens étroits entre le théâtre italien du XVIe siècle et le théâtre français du XVIIe, et de voir ce que le premier a apporté au second, ou plutôt ce que le second doit au premier. Ainsi, il irait en notre faveur si, après avoir lu l’édition que nous présentons, l’intérêt à la fois pour la tragédie du poète italien et pour la traduction, l’unique qu’il y ait eue, de D'Alibray était éveillé, ou il serait plus correct de dire, réveillé. Pour ce faire, avant de donner le texte la tragédie tel qu’il est reproduit dans l’édition de 1636, annoté et précédé d’un lexique, nous ferons une Introduction qui tentera de présenter l’auteur, le traducteur et la pièce, en nous attardant plus particulièrement sur les différences entre les deux textes ; puis nous tenterons d’analyser les sources de la trame, le traitement des trois unités, les personnages et enfin, la nature du tragique.
Introduction §
Voici tout d’abord les antécédents et le début de la tragédie : Torrismon, roi des Goths, fut chargé par son ami Germon, roi de Suède, de lui ramener Alvide, fille du roi de Norvège, dont celui-ci est éperdument amoureux, à Arane, la capitale du Pays des Goths, afin que Germon puisse l’épouser ; pour cela, Torrismon a été obligé de mentir à Galealte, le roi de Norvège, et de lui faire croire qu’il demandait Alvide en mariage pour son propre compte ; en effet, Galealte n’aurait jamais accordé sa fille à Germon, du fait que celui-ci n’est autre que le meurtrier de son fils, et l’ennemi de longue date du Royaume de Norvège. Or, au cours du voyage de retour à Arane, Torrismon et Alvide sont tombés amoureux l’un de l’autre, et incapable de repousser plus longtemps les avances de la future épouse de son ami, Torrismon fut contraint de céder à son désir incontrôlable. Dès lors, arrivés à Arane, ils attendent la venue de Germon, Torrismon étant rongé d’une part par son amour pour Alvide, d’autre part par le remords d’avoir trahi Germon. Se pose ainsi à lui un dilemme dont il ne voit comme issue que la mort ; le Conseiller lui propose alors d’invoquer en sa faveur la haine que Alvide ressent pour Germon, et de ce fait de proposer Rosmonde, la sœur de Torrismon, à la place d’Alvide, à son ami. Celle-ci, quant à elle, est en proie à des angoisses presque irrationnelles provoquées par la froideur soudaine de Torrismon qu’elle ne peut s’expliquer. Ainsi se termine l’acte I…
Le Torrismon du Tasse présente donc le dilemme du personnage principal et les angoisses de la femme qu’il aime, dans le décor obscur de la Scandinavie ; les volontés de Torrismon et d’Alvide d’une part, et de Germon et de Rosmonde d’autre part, s’affrontent et ne trouvent leur résolution que dans le dévoilement de la véritable identité d’Alvide, qui se révèle être la sœur de Torrismon. Apparaît alors l’histoire d’un amour passionnel mais impossible, qui prend la forme d’un inceste, et qui aboutit au suicide des deux protagonistes.
L'auteur : le Tasse §
Le Tasse, de son vrai nom Torquato Tasso, est né le 11 mars 1544 à Sorrente, ville au sud de Naples, fils de Bernardo Tasso, poète courtisan d’origine bergamasque. Il vécut d’abord à Salerne, puisque son père travaillait au service du prince Ferrante Sanseverino ; puis il alla à l’école des Jésuites de Naples avant de rejoindre Rome en 1554 ; en 1556 meurt sa mère Porzia de' Rossi ; Torquato rejoint alors la famille de son père à Bergame avant de retourner auprès de celui-ci à Urbino où Bernardo travaillait à la Cour de Guidobaldo della Rovere, où il put poursuivre ainsi son éducation courtisane et mûrir sa vocation littéraire comme condisciple du prince Francesco Maria. Installé à Venise en 1559, il entreprit une première esquisse de poème épique sur la première croisade dédiée à Guidobaldo. Puis il composa un poème chevaleresque, Renaud, dédié au cardinal Luigi d’Este en 1562, alors qu’il était toujours à Venise. Ces années furent aussi celles d’études universitaires, d’abord à Padoue, puis à Bologne, d’où il fut éloigné parce qu’il avait écrit une satire contre des étudiants et des professeurs. C'est certainement à cette date, autour de 1562, que remontent les Discours sur l’art poétique, qui ne furent cependant édités qu’en 1587 ; il se consacre aussi à des poèmes lyriques surtout amoureux qu’il dédie à Lucrezia Bendido et à Laura Peperara. En 1564, il retourne à Padoue, mais l’année d’après il s’installe à Ferrare au service du cardinal Luigi d’Este ; commence alors la période la plus sereine de son existence même si elle fut troublée par la mort de son père en 1569 ; il compose alors surtout des proses d’occasion et des proses critiques. Au début des années 1570, il suit le cardinal dans le voyage que celui-ci entreprend en France puis il est nommé par le duc Alfonso lecteur à l’étude de Ferrare. C'est en 1573 qu’il écrit et fait représenter sur la petite île du Belvédère l’Aminta, qui est certainement suivie de peu par l’ébauche du Torrismondo, alors intitulée Il re Galealto, ébauche qui sera imprimée en 1581 en tant que Tragedia non finita. En 1575, le Tasse porte à terme le projet du poème héroïque intitulé Goffredo, soit La Jérusalem délivrée. La même année il est nommé historiographe de Cour et se dirige vers Rome où il demande à des Lettrés de juger son poème héroïque. C'est là que commence toute une série de polémiques autour de l’œuvre. Le Tasse ne trouve plus alors son œuvre conforme à ses scrupules moraux ainsi qu’à ceux de la Contre Réforme. Les troubles du Tasse commencent à peu près à la même époque, et se ressentent surtout dans ses rapports avec le duc Alfonso ; dans les années qui suivent on voit se multiplier ses pérégrinations et les épisodes symptomatiques qui montrent une âme perturbée par l’insatisfaction, une manie de persécution et des scrupules religieux qui iront jusqu’à le faire examiner par l’Inquisiteur de Ferrare. En 1577 se croyant espionné, il attaque avec un couteau un serviteur et est alors enfermé au couvent de San Francesco par le duc. Il arrive à s’enfuir et part pour Sorrente auprès de sa sœur Cornelia à qui il se présente déguisé et lui annonce sa propre mort pour voir sa réaction. Au printemps 1578, il rentre à Ferrare, mais reprend aussitôt ses vagabondages, à Mantoue, Padoue, Venise puis Urbino (qui lui inspirèrent ses vers intitulés Al Metauro), et enfin Turin. En février 1579 il est de retour à Ferrare où se jugeant maltraité il s’abandonne à des invectives contre le duc qui le fait enfermer comme fou à l’Hôpital de Sant’Anna, où il reste plus de sept ans jusqu’en juillet 1586. Durant son séjour à Sant’Anna, en dépit des souffrances physiques et psychologiques, l’activité du poète s’intensifie : la plupart de ses Dialogues ont été composés à cette période ainsi que de nombreuses rimes et de nombreuses lettres. À partir des années 1580 plusieurs Rimes et pièces en prose sont publiées, mais de sa prison le Tasse peut difficilement les contrôler ; la polémique autour de la Jérusalem délivrée, elle aussi republiée, recommence. Libéré au cours de l’été 1586 grâce à l’intervention du duc de Mantoue, Vincenzo Gonzaga, il s’installe à sa Cour et dans l’année porte à terme Il re Torrismondo, qu’il fit imprimer au cours de l’été 1587, corrige des rimes et des dialogues, prépare la réimpression du Floridante de son père et retouche ses discours qui seront imprimés au printemps de la même année, le laissant cependant insatisfait. Puis il reprend ses pérégrinations, d’abord à Rome où il écrit Il Rogo amoroso ; en 1590 il fait une visite à Florence, en 1591 il retourne à Mantoue, ce qui coïncide avec le début de la rédaction du poème de la Généalogie de la Maison des Gonzague et avec l’impression définitive des deux premières parties des Rimes. En 1592, il est encore à Naples, où il commence à écrire Il Mondo creato qu’il continue à rédiger durant les deux années qui suivent. De retour à Rome, il publie en 1592 la Jérusalem conquise et écrit les Larmes de la Vierge et de Jésus Christ. En 1594, encore à Naples il donne à imprimer les Discours qui ont été refaits, parmi lesquels les Discours du poème héroïque ; rappelé à Rome avec la promesse d’un couronnement poétique, il y meurt avant de l’avoir obtenu le 25 avril 15951.
On voit donc qu’il n’a composé qu’une seule tragédie, Il re Torrismondo, et que celle-ci s’est faite en deux temps, d’abord une ébauche à l’époque de la si célèbre pastorale l’Aminta et peu avant la composition de la Jérusalem délivrée, ce qui sous-entend que notre tragédie entretient des rapports assez étroits avec ces deux œuvres majeures ; mais cette ébauche fut abandonnée pendant plus de dix ans et après toutes les années d’enfermement, le Tasse n’a cessé de la retoucher. Il y eut plusieurs éditions du Torrismondo, et il semble presque impossible de savoir laquelle D'Alibray a eu entre les mains. Peut-être d’ailleurs en a-t-il eu plusieurs. Quoiqu’il en soit, on peut éliminer tout de suite certaines éditions où ne figure pas, à la scène 3 de l’acte II, premier monologue de Rosmonde, la variante qui présente l’amour de celle-ci pour Torrismon. Selon Claudio Scarpati2 cet amour ne figurait pas dans les premières éditions de la tragédie, et n’est apparu que tardivement dans les éditions de Cagnacini (Ferrare), Ossana (Mantoue) et Zoppini ; C.Scarpati cite alors le passage tiré de l’édition de 1588 des frères Fabio et Agostin Zoppini, à Venise où se trouve cette variante. Il faut donc croire que D'Alibray eut une des trois éditions que nous venons de citer, et non pas une des toutes premières de l’année 1587.
Le traducteur : D'Alibray §
Son travail de traducteur ; son rapport avec l’italien et le Tasse §
Comme le titre de la partie l’indique, l’intérêt sera porté ici sur le travail de traducteur de D'Alibray. Il nous en parle dans l’avis Au Lecteur : « où je ne trouve rien de plus utile que cét Art qui n’a rien d’utile, ny rien de plus agreable que de traduire, qui est le labeur le plus ingrat de tous » (f.15r. et v.). Le travail de traducteur est donc ingrat et difficile selon D'Alibray, et s’il le fait comme il le dit un peu plus haut, ce n’est certes pas pour l’honneur : « Quant à moy si je travaillois pour l’honneur, je t’asseure bien que ce ne seroit pas à des Versions, où toute la loüange qu’on puisse acquerir, c’est de bien entendre une langue estrangere et la sienne » (f. 14r.). Voilà le travail de traducteur réduit au strict minimum : il suffit de bien connaître deux langues. Cependant, D'Alibray nous avoue la difficulté qu’il a eue à traduire la tragédie du Tasse, puisqu’elle a été traduite en vers : « et moins m’amuserois-je à traduire en Vers, particulierement en ce temps où l’on a le goust si delicat pour la Poësie, & où il est si difficile de faire entrer dans une version toutes les douceurs qu’on y desire » (f.14r.). Ses vers, selon lui, sont « durs et rudes » (f.16r.) et sont tels qu’on ne peut y retrouver la beauté de ceux du Tasse : « tu n’y verras pas la couleur, le teint, ny l’embonpoint du Tasse, mais tu y verras tous les muscles et les nerfs, tu ne le trouveras pas si estendu, mais tu n’en recognoistras que mieux la force, tu n’y rencontreras pas le nombre, mais le poids de ses paroles, tu n’y remarqueras point tous les pas, mais tout le chemin qu’il a faict » (f.16v.). D'Alibray s’attache donc au sens des vers du Tasse, tout en tentant de retranscrire leur beauté bien que jamais il ne se compare au poète italien, et que jamais il ne prétende rivaliser avec lui. Cependant, nous verrons dans le commentaire de traduction que D'Alibray s’affirme aussi en tant qu’auteur et prend une certaine distance face au Tasse, ou plutôt prend certaines libertés qu’il justifie presque toujours. Daniela Mauri dans son article sur la traduction que D'Alibray a faite de L'Aminta du Tasse, en 1632, s’est arrêtée sur la spécificité de D'Alibray en tant que traducteur :
Le caractère particulier de ce traducteur réside donc dans son attitude que nous appellerons de « fidélité critique » ou de « fidèle indépendance », qui le pousse à réfléchir à la fois sur son modèle, sur l’importance de son propre rôle dans la transmission de la culture et sur les modalités de cette même transmission au public français de son époque3.
Que considère-t-il comme son but alors en tant que traducteur ? Tout d’abord, il nous dit qu’il choisit les meilleures pièces pour les traduire afin de contenter la curiosité du lecteur (cf. f.13v.). Enfin, il reconnaît au poète une fonction dans la société et ainsi selon lui, il faut donner au public des ouvrages certes qui le divertissent, mais aussi des ouvrages qui le mettent dans le droit chemin et qui l’incitent à faire le bien :
que le Poëte debvant avoir esgard à ce qui peut servir, non pas en tant que Poëte, mais en tant qu’il entre dans la societé civile, & qu’il fait un des membres de la Republique, il faut que le but des pieces de theatre soit de nous pousser aux bonnes actions, & de nous destourner des mauvaises, & de laisser les spectateurs satisfaits en leur faisant voir les justes evenements des unes et des autres (f.17r.).
Voilà une phrase qui montre l’engagement de D'Alibray dans le débat contemporain sur la question de savoir si le but du théâtre est de plaire ou d’instruire.
Mais pourquoi cette tragédie en particulier ? D'Alibray répond lui-même dans son avis Au Lecteur : il suffit de te dire qu’il est tiré du Tasse, Poëte si excellent que mesme un des plus grands hommes de son pays a monstré l’adbvantage que sa Hierusalem avoit sur l’Aeneide, & qu’un des nostres a chanté de luy qu’il estoit « Le premier en honneur, & le dernier en aage ». Et il continue ainsi en comparant le Tasse à Virgile : « Que Virgile est cause que le Tasse n’est pas le premier, & le Tasse, que Virgile n’est pas le seul. Et il affirme même la supériorité du Tasse sur le poète latin : Du moins on ne sçauroit nier qu’il n’est cecy par dessus l’autre, que c’est un Autheur universel, & qui sans parler de tant de discours et de dialogues qu’il nous a laissez en prose, a travaillé & reüssi parfaictement en toutes sortes de Poësie, mais particulierement en la Dramatique & aux pieces de Theatre » (tous les passages cités sont tirés du folio 1 recto), montrant la supériorité d’un moderne sur un ancien, point sur lequel a insisté Daniela Dalla Valle dans son article consacré à la traduction de D'Alibray du Torrismondo, unique article d’ailleurs jamais écrit à ce sujet4. Cette affirmation marque une fois de plus une prise de position de la part de notre traducteur, prise de position sur laquelle nous allons nous arrêter quelque temps. En effet, que loue-t-il dans la tragédie du Tasse ?
D'une part, il loue l’originalité de la pièce, sa modernité pourrait-on dire puisqu’elle possède un sujet, une fable pour reprendre les termes de D'Alibray inventée par le poète italien ; en cela, il s’oppose aux principes mêmes de la tragédie qui veulent que la fable soit empruntée à l’Histoire parce que, comme les personnages qu’on y trouve sont connus, sont des nobles, des rois et des reines, il est nécessaire que la fable respecte sa source et donc respecte l’Histoire. D'Alibray ne s’oppose pas véritablement à ce principe qu’il trouve juste puisqu’il permet que la fable de la tragédie soit vraisemblable et donc que le spectateur adhère à ce à quoi il assiste, mais il montre qu’un poète peut tout à fait aboutir au même résultat en inventant la fable, à condition que celle-ci se déroule dans une époque lointaine et dans un pays lointain, comme c’est bien évidemment le cas dans le Torrismon (voir f.3v). Nous citons le jugement qu’émet D'Alibray sur l’invention de la tragédie du Tasse :
Mais laissant ces menuës recherches à part, Je reviens, & dis qu’asseurément tu vas trouver cette Tragedie incomparable, tant pour l’invention dont tu découvriras qu’elle est toute remplie, & qui pour peu qu’on la voulut estendre fourniroit un juste Roman (f.5v.).
Ce que semble apprécier D'Alibray est donc cette originalité, cette modernité dans le sujet, bien que la tragédie du Tasse soit fortement inspirée par la célèbre tragédie de Sophocle, Œdipe Roi5. Il accorde cependant un inconvénient à cette liberté d’invention : le sujet, n’étant pas connu du public, peut souvent paraître obscur et il est donc parfois plus difficile de comprendre tout dès la première lecture ou dès la première représentation. C'est pourquoi D'Alibray a décidé de rajouter dans son édition, d’une part l’Argument à l’ouverture de la tragédie, d’autre part, les notes au texte dans la marge pour éclaircir certains points difficiles, bien que quelques années auparavant, pour la parution de sa traduction de l’Aminta en 1632, il eût critiqué ce procédé comme dévoilant toute l’intrigue et gâchant de ce fait le plaisir du lecteur6. Mais ici, il devait lui sembler indispensable de procéder ainsi. Puis, D'Alibray continue sur les raisons pour lesquelles le Torrismon est une pièce incomparable : « qu’à cause de la varieté des passions qui y sont si naïvement représentées » (f.5v.).Tous les personnages sont traversées par des passions, par des sentiments qui selon lui, doivent éveiller notre compassion et doivent nous toucher, en particulier le personnage d’Alvide7. Les personnages sont alors à même de provoquer chez le lecteur et le spectateur la crainte, mais surtout la pitié, but de la tragédie. Enfin, mais nous en avons déjà parlé, il loue la beauté des vers du Tasse, en particulier dans les récits et les descriptions, ces « belles peintures » comme dit D'Alibray (f.4r.) sur lesquelles le poète italien aurait plus volontiers porté son attention.
Ainsi, D'Alibray se présente comme un fervent admirateur du Tasse, qu’il tente de faire connaître un peu mieux au public français, même si le Tasse était très en vogue à l’époque, comme en témoignent les diverses traductions de sa pastorale8. Le Tasse pour notre traducteur est « un grand Genie » qu’il compare à « un torrent » qui ne pourrait « s’arrester ny souffrir de digue ou de rivage » (f.4v.), et sa tragédie est, ce qui justifie en tout son choix, « encore aujourd’huy estimée la merveille des Tragedies Italiennes » (f.1v.).
Note biographique sur D'Alibray §
Charles de Vion, Sieur de Dalibray, ou D'Alibray – on trouve les deux orthographes – est né certainement aux alentours de 1600 – on ne saurait dire où, aucune trace n’a été conservée à ce sujet – et appartient à une des plus anciennes familles du Vexin, famille qui possédait de nombreux domaines en Ile de France, entre autres celui de Dalibray, petit fief dans l’actuel département du Val d’Oise. Il était fils de Pierre de Vion, seigneur d’Oinville et de Gaillonnet, auditeur à la chambre des comptes, et de Marguerite Le Mazurier ; sa famille remplissait plusieurs charges importantes, entre autres celle de lieutenant général au bailliage de Meulan qu’ils se transmettaient depuis le XVe siècle. Ce qui fait cependant la particularité de notre traducteur est qu’il descendait d’une branche bâtarde de la famille de Vion ; son arrière-grand-père, curé et seigneur d’Oinville, avait eu quatre enfants qui furent légitimés par le roi Henri II en 1552. D'Alibray avait deux frères et une sœur, à laquelle il était très attaché, et qui épousa plus tard Pierre de Saintôt, trésorier de France à Tours, avant de devenir une des maîtresses du poète galant Vincent Voiture. On ne sait rien de son enfance ni de sa jeunesse, et ses poèmes, dans lesquels il se dépeint avec fidélité comme le dit Adam Van Bever9, nous apprennent qu’après quelques déceptions amoureuses, il prit le parti de s’engager dans le métier des armes, emploi qu’il abandonna assez vite. On sait qu’en 1632, il laissa la charge de lieutenant général au bailliage de Meulan, charge qui quittera donc la famille de Vion et sera acquise au cours du mois de juillet de cette même année par M. de Blois. C'est alors – sa traduction de l’Aminte du Tasse date justement de 1632 – qu’il se consacra pleinement à une toute autre carrière à laquelle certainement sa famille ne l’avait pas destiné, celle de poète, poète de cabaret comme le qualifie encore une fois A.Van Bever.
Il fréquenta deux cabarets de Paris où il élut domicile : tout d’abord « Au Riche Laboureur », non loin de la foire Saint Germain, sur l’actuel Carrefour de l’Odéon, auberge que fréquentait aussi, semble-t-il, Scarron, assez agitée d’après ce qu’en écrit D'Alibray lui-même dans ses Vers Bachiques. Trop agitée certainement puisqu’il la quitta pour aller s’installer non loin de là – il suffit de remonter l’actuelle rue Monsieur le Prince – au cabaret « Le Bel Air », qui donne sur la rue de Vaugirard, cabaret tenu par le sieur Bon Puys ou Le Puys. Le public de ce cabaret semble avoitr été différent, plus raffiné, plus galant, plus spirituel que celui du « Riche Laboureur ». Sa sœur, Mme de Saintôt, accompagnée de ses deux filles y vient ainsi que Benserade, le mathématicien et poète – un des meilleurs amis de D'Alibray – Le Pailleur, Faret, un des tous premiers académiciens, Saint-Amant ; on y chante des vers de D'Alibray, mis en musique par le musicien Lambert10, dont la fille épousera Lulli. D'Alibray fréquentait donc les milieux intellectuels et artistiques de la première moitié du XVIIe siècle, à la fois les poètes comme on vient de le voir, Saint-Amant en particulier, Voiture, mais aussi les dramaturges ou les théoriciens du théâtre tels que l’Abbé d’Aubignac puisque Le Pailleur lui adressa une épître11, Benserade – qui était aussi poète – ou Corneille12, ainsi que les milieux scientifiques puisqu’il s’intéressa de près aux nouvelles sciences ; c’est dans ce milieu certainement qu’il rencontra Pascal, dont il devint ami ; nous reviendrons plus tard sur cet aspect.
En 1634, il donne la traduction d’une pastorale peu connue au titre étrange pour le genre, d’un auteur et savant italien de la fin du XVIe siècle, Cesare Cremonini, intitulée La Pompe Funebre ou Damon et Cloris. En 1636, ou peu après, D'Alibray écrivit 73 épigrammes contre Pierre de Montmaur, professeur royal en langue grecque, arrivé depuis peu dans la capitale, personnage à la réputation de goinfrerie, contre lequel se sont essayés tous les poètes satiriques de l’époque, tels que Scarron, Furetière, Sarrazin, Guez de Balzac pour ne citer qu’eux13. D'Alibray le surnomme alors "Gomor" et écrit l’Antigomor, suivi de la Metamorphose de Gomor en Marmite. À la même date paraît sa traduction du Torrismon du Tasse, et l’année d’après sa tragi-comédie, traduction de la tragédie du Comte Bonarelli, le Soliman14. En 1647, il publie son recueil de poésies intitulé La Musette.
C'est à cette même époque que nous retrouvons des traces de lui dans l’entourage de Pascal15 et plusieurs poèmes nous montrent bien leur rapport puisqu’ils sont adressés au futur auteur des Pensées16. La machine arithmétique de Pascal fut présentée au grand Condé en 1644 et le traité de Pascal date de l’année suivante ; quant à l’expérience sur le vide réalisée au Puy de Dôme, elle date de 1648. Abel Lefranc, dans l’article cité en note, nous indique que D'Alibray aurait assisté à l’entretien entre Pascal et Descartes du lundi 23 septembre 1647, entretien au cours duquel Descartes aurait convaincu Pascal de réaliser son expérience, qui ne se fera comme on l’a dit qu’un an après. La présence de notre poète nous est indiquée par une lettre de la sœur de Pascal, Jacqueline à son autre sœur, Madame Perrier, datée du 25 septembre 164717. Le fait que D'Alibray connaissait Pascal tend à montrer que son admiration pour le savant, admiration qui transparaît dans les poèmes qu’il lui adresse, est sincère et raisonnée, comme l’écrit A. Lefranc, basée sur des souvenirs précis, et non un simple exercice de style ou purement académique. La dernière trace que l’on ait de D'Alibray est sans aucun doute la parution de ses Œuvres Poetiques en 1653, réunies en six sections organisées ainsi – nous en avons déjà cité une partie : Vers bachiques, satyriques, héroïques, amoureux, moraux et chrétiens, les deux dernières sections nous signalant peut-être un changement d’orientation de notre poète à la fin de sa vie. Il est certainement mort cette même année, mais les sources manquent à ce sujet. Seule une épigramme de Le Pelletier, insérée dans le nouveau recueil de poésies de la veuve G.Loyson, achevé d’imprimer le 10 décembre 1653, nous indique qu’apparemment D'Alibray n’était alors plus vivant18.
Note bibliographique §
On l’a vu poète et traducteur de l’italien, mais nous avons oublié d’indiquer qu’il avait aussi traduit de l’espagnol. Afin de rendre compte de la totalité de ses œuvres qui nous sont parvenues, nous donnerons la note bibliographique qui suit, tirée de celle que donne A.Van Bever dans son édition des Œuvres Poétiques de Dalidray de 1906 :
=> traductions de l’italien :
- L'Aminte du Tasse, pastorale, traduite de l’italien en (vers) françois. Paris, sans indication d’édition, 1632.
- La Pompe funebre, ou Damon et Cloris, pastorale. Paris, Pierre Rocolet, 1634.Traduction en vers. La source italienne, que nous avons déjà donnée est Cesare Cremonini ; la pièce de D'Alibray est précédée d’un épître à Mme la Baronne de Chandolan signée Dalibray, et suivi de la Reforme du royaume d’Amour, intermedes representés avec la Pastorale.
- Le Torrismon du Tasse, tragédie par le Sieur Dalibray. Paris, La Houssaye, 1636. Traduction en vers. Autre tirage en 1640, à Paris, chez Pierre Rocolet, dans le recueil collectif dont nous parlons dans l’Établissement du texte.
- Le Soliman, tragi-comédie. Paris, Toussainct Quinet, 1637. Traduction en vers. La source italienne est le Comte Prospero Bonarelli.
- Tarquin le Superbe, avec des considerations politiques et morales sur les principaux evenements de sa vie. Traduit de l’italien du Marquis de Malvezzi. Paris, Jean le Bouc, 1643. Réimprimé en 1644 et en 1650. L'ouvrage ne porte pas le nom de Dalibray mais son attribution ne fait aucun doute d’après A. Van Bever. Alexandre Cioranescu dans sa Bibliographie de la Littérature française du XVIIe siècle (Tome 3, p.1986-1987, CNRS, 1965) nous indique un autre titre, Le Romulus du Marquis de Malvezzi, avec des considérations politiques et morales sur sa vie, et une autre date, 1645. Serait-ce la réimpression de 1644 qu’indique A. Van Bever ?
- L'Amour divisé, discours academique, ou il est prouvé qu’on peut aimer plusieurs personnes en mesme temps egalement et parfaitement. Paris, Antoine de Sommaville, 1653. Y figure aussi une Lettre à trois Dames, signée Dalibray. C'est une traduction libre d’un ouvrage de Guidobaldo Bonarelli, qui justifiait par là l’amour divisé du personnage de sa célèbre pastorale, La Phillis de Scyre, Celia. Réimprimé en 1661.
=> traductions de l’espagnol :
- Histoire des Advantures de Fortunatus, nouvellement traduit de l’Espagnol en François. Rouen, Jacques Cailloüé, 1626. Plusieurs fois réimprimé, en 1670 entre autres à Rouen, et une version plus complète de 1655 à Lyon intitulée Histoire comique ou les aventures de Fortunatus, trad. nouvelle reveuë et augmentée en cette dernière édition d’une lettre burlesque de M.d’Alibray. Ce texte est la Lettre à Polyante dont nous parlerons plus bas.
- Les lettres d’Antonio Perez, autres-fois secretaire d’Estat du Roy Catholique Philippe II, Escrites à diverses personnes depuis sa sortie d’Espagne. Paris, Toussainct Quinet, 1639. Alexandre Cioranescu (op. cit.) nous indique un autre titre Les œuvres morales, politiques et amoureuses d’Antonio Perez, et une autre date d’impression, 1642.
- L'Examen des Esprits pour les sciences, ou se monstrent les differences d’Esprit qui se trouvent parmy les hommes, et à quel genre de science chacun est propre en particulier. Composé par Jean Huarte, Médecin Espagnol, Nouvellement traduit suivant l’ancien Original, et augmenté de la derniere impression d’Espagne. Paris, Jean Guignard, 1650. En ouverture on trouve une épître au Roy signée Dalibray, puis un avis Au Lecteur ; une pièce adressée à sa majesté Catholique (Philippe II) ; une préface de l’auteur et une Table. À la fin figurent des notes et un erratum. L'ouvrage a été réimprimé en 1661, à Paris chez un autre éditeur, Charles de Sercy.
=> ses œuvres en vers :
- L'Arbre triste, métamorphose. Paris, Toussainct Quinet, 1640. Le texte de cette pièce se retrouve dans les Œuvres poétiques de 1653, section Vers héroïques.
- Métamorphose de Gomor en Marmite, sans indication d’édition, vers 1643. L'ouvrage a été réimprimé dans les Œuvres poétiques de 1653 et dans l’ouvrage de Sallengre, Histoire de Pierre de Montmaur, La Haye, Van Lom, Gosse et Alberts, 1715.
- Lettre à Polyante. Sans indication d’édition, vers 1643. Cette pièce est ensuite parue, nous l’avons dit, dans la traduction que D'Alibray a faite de l’Histoire comique ou les Aventures de Fortunatus, édition de Lyon de 1655.
- La Musette D.S.D (du sieur Dalibray). Paris, Toussainct Quinet, 1647. Seules onze pièces de ce recueil ont pris place dans les œuvres postérieures de 1653. Elles n’ont pas été republiées jusqu’à l’édition de Adam Van Bever de 1906.
- Les Œuvres poétiques du Sr. Dalibray, divisées en vers bachiques, satyriques, héroïques, amoureux, moraux et chrétiens. Paris, Antoine de Sommaville ou Jean Guignard, 1653. A. Van Bever note que le poète attendit sept ans avant de faire publier son ouvrage puisque le permis d’imprimer date du 18 mai 1646. Peut-être cette édition n’est qu’un recueil posthume. Notons enfin la dernière édition qui en a été faite, c’est-à-dire celle de Adam Van Bever, Œuvres Poétiques du Sieur Dalibray, publiées sur les éditions originales de La Musette de 1647 et des Oeuvres poétiques de 1653 ; avec une notice sur un poète de cabaret au XVIIe siècle, des notes historiques et des pièces justificatives, Paris, Bibliothèque internationale d’édition, E.Sansot & Cie, Editeurs, 1906.
- on notera dans cette dernière partie que les poèmes de D'Alibray ont aussi paru dans des recueil collectifs, dont Frédéric Lachèvre nous signale le détail dans son ouvrage déjà cité19.
Ainsi, les œuvres de D'Alibray occupent près de trente années de l’histoire littéraire française, de 1626 avec sa première traduction de l’espagnol à 1653 avec la parution de ses Œuvres poétiques. Ce n’est pas rien ; et en ce qui concerne notre sujet, ce n’est pas rien parce que D'Alibray s’est présenté comme un divulgateur des littératures étrangères, et de la littérature italienne en particulier. Il fut donc bien plus qu’un poète de cabaret puisqu’au travers des préfaces qu’il donne à ses traductions il s’inscrit dans les débats littéraires de son temps ; bien plus que cela aussi comme le montrent ses poèmes qui couvrent un registre assez vaste, passant de la poésie précieuse par laquelle il a forcément été influencé dans ses Vers amoureux, à la poésie satirique et bachique – c’est en ce sens qu’il est un véritable poète de cabaret –, sans oublier d’une part ses liens avec les savants de son époque dont on retrouve la trace dans ses Vers héroïques, et sa dernière conversion qui transparaît dans ses Vers moraux et chrétiens. D'Alibray est un écrivain aux multiples facettes en somme.
La pièce §
Nous ne rendrons pas ici l’argument de la pièce et préférons renvoyer à celui qu’a écrit D'Alibray et qu’il a placé en ouverture de la tragédie (du f.18v. au f.21r.), et qui est présenté ici avec le texte de la tragédie. En revanche seront étudiées dans ce qui suit la composition, la représentation et brièvement l’édition de la pièce.
Sa composition §
La tragédie fut composée, ou plutôt traduite comme nous le verrons dans les parties qui suivent, lors de l’année 1635, à quelle période précisément, nous ne saurions le dire. D'Alibray nous dit qu’en général pour s’exercer à la traduction il se retire à la campagne (f.15r. de son avis Au Lecteur), certainement dans le Val d’Oise d’après ses origines, en tout cas dans une campagne proche de Paris ; peut-être a-t-elle été écrite lors de l’année 1634, année au cours de laquelle D'Alibray faisait paraître une autre traduction de l’italien. Il semble encore impossible de le savoir avec exactitude, et finalement cela a peu d’intérêt.
Sa représentation §
Qu'elle ait été représentée, cela ne fait aucun doute. Il suffit pour cela de lire l’avis Au Lecteur que D'Alibray nous a laissé en ouverture de sa traduction :
Mais quoy, si tu l’as veu representer à nostre Roscius François (car il est bien aussi honneste homme, & hante bien d’aussi honnestes gens que l’autre), cét homme qui parle de tout le corps, & qui fait trouver une narration de deux cents vers trop courte… (f.7v.).
Lancaster20 nous éclaire sur ce point et nous dit que la pièce fut représentée en 1635 très certainement, au Théâtre du Marais, avec dans le rôle principal de Torrismon, l’acteur Montdory – nostre Roscius François – qui se révéla d’après ce qu’en dit D'Alibray un acteur à la hauteur du personnage. Nous n’avons que très peu d’indications sur la représentation, si ce n’est la suppression de certaines scènes jugées trop longues à la seconde représentation. Quelles sont ces scènes ? Surtout des monologues en fait : le monologue de la Nourrice à la scène 2 de l’acte I ; celui de Rosmonde à la scène 3 de l’acte II et un autre de ses monologues à la scène 3 de l’acte V ; celui du Conseiller qui ouvre l’acte III. D'Alibray propose ensuite de raccourcir certains passages comme la discussion sur le mariage entre Rusille et Rosmonde à la scène 4 de l’acte II, ainsi que le monologue que fait Rusille à la scène suivante duquel il ne faudrait conserver que les quatre premiers vers ; enfin, il faudrait terminer la tragédie par les lamentations de Germon et non pas de tous les personnages, et ainsi finir la pièce à la scène 7 de l’acte V. Mais D'Alibray tient cependant à conserver les deux derniers vers de la tragédie, qui se veulent alors résumé de tout l’esprit tragique de la pièce (cf. f.22r. en ouverture de la pièce et qui suit l’Argument que donne D'Alibray). On peut donc constater que plusieurs monologues ont été retranchés, au total quatre et demi, et que les passages trop narratifs ou jugés inutiles dans l’économie de la pièce – bien que D'Alibray légitime leur existence dans l’avis Au Lecteur – tels que la dernière scène qui n’est qu’une scène de deuil et de recueillement, se voient eux aussi supprimés. Il est intéressant de noter à cet égard le fait que le traducteur tente de s’adapter à son public et aux contraintes de la représentation, devenant en cela un véritable praticien du théâtre, même si son expérience fut assez brève, comme il a été vu dans la note biographique qui lui est consacrée.
Son édition §
Nous ne connaissons qu’une seule édition du Torrismon du Tasse mais en revanche deux tirages, nous reviendrons dessus plus tard. L'édition date de 1636, c’est-à-dire l’année qui a suivi la représentation de la pièce comme c’est en général le cas au XVIIe siècle ; elle a été faite chez l’imprimeur Denys Houssaye, à Paris, avec Privilège du Roy qui date du 12 Mars 1636 (cf. f.22v) L'édition que nous donne D'Alibray est intéressante du fait qu’il se livre dans l’avis Au Lecteur à des considérations sur son travail de traducteur ainsi que sur celui de poète, puisque sa traduction est en vers, sur son admiration pour l’auteur italien duquel provient la pièce, le Tasse, et d’une manière générale pour ses commentaires sur la dramaturgie de son temps , c’est-à-dire de la décennie 1630 qui comme on le sait au niveau du théâtre fut très agitée et très riche en innovations.
La source : Il re Torrismondo du Tasse, 1587. Commentaire de comparaison §
Il semble indispensable de rendre compte des transformations opérées par D'Alibray sur le texte du Tasse, et de ce fait de réaliser un commentaire de comparaison21. Nous nous arrêterons tout d’abord sur les différences d’ordre mineur, qui concernent par exemple le titre de la pièce ou les noms des personnages ; puis, nous étudierons les différences d’ordre structural, en rendant compte des différences au niveau de l’organisation de la pièce, de la disparition de certains personnages ou encore de la suppression de certains passages.
Différences d’ordre mineur §
Seront traitées ici les différences qui concernent plus des détails que de véritables changements, détails purement formels la plupart du temps et qui relèvent souvent du premier problème de la traduction, soit le passage d’une langue à une autre.
Noms des personnages §
Il va de soi que les noms ont été francisés et que de ce fait Torrismondo devient Torrismon, Alvida devient Alvide, Rosmonda s’appelle Rosmonde et Germondo Germon. Mais plus intéressante est la remarque qui concerne le changement des noms effectué par notre traducteur. Ainsi, « la Regina Madre » (la Reine Mère) est appelée par son prénom soit Rusille, qui existait déjà dans le texte du Tasse, ce qui la définit plus en tant que personne qu’en tant que fonction (reine). De même le roi de Norvège, père (adoptif) d’Alvide est appelé Galealte et non Araldo ; comme l’explique D'Alibray, c’est pour éviter toute confusion avec le pirate qui enleva Alvide et qui dans le texte italien porte le même nom (cf. scène 7 de l’acte IV). Le nom de Galealte ne provient pas de n’importe où puisque la tragédie inachevée du Tasse parue en 1582 à Venise, la tragedia non finita et qui s’arrête à la seconde scène de l’acte II est intitulée Galealto re di Norvegia, dans laquelle le héros n’est pas roi des Goths mais roi de Norvège. D'Alibray connaissait l’existence de cette ébauche, comme il le dit dans l’avis Au Lecteur (f.2r.). Mais continuons notre inventaire : Frontone devient Fauston, mais aucune explication ne nous est fournie à ce sujet et il semble difficile de comprendre pourquoi D'Alibray a changé ainsi le nom du serviteur du feu roi des Goths, alors qu’il suffisait de franciser Frontone en Fronton. Enfin, le nom de l’un des deux pirates norvégiens qui ne figure pas dans la liste des acteurs puisqu’il n’apparaît pas sur scène en italien est Aldano ; il devient Clitorompe en français et on ne saurait expliquer le changement que par la rime (IV, 6) avec le vers suivant en… trompe (v.1448-1449).
Titre de la pièce §
D'Alibray marque bien que sa pièce est une traduction et non une ré-écriture. De ce fait, il la rattache dans son titre à son véritable auteur, le Tasse. Mais contrairement au Tasse il ne l’intitule pas « le roi Torrismon » (titre italien : Il re Torrismondo) et semble ainsi refuser le rapprochement que le Tasse fait avec la pièce de Sophocle dont elle s’inspire et avec laquelle elle essaie de rivaliser, Œdipe Roi. Peut-être peut-on y voir une volonté de D'Alibray de s’éloigner des modèles de la tragédie grecque, volonté en fait de s’éloigner des principes des Anciens – comme il le sous-entend à plusieurs reprises dans son avis Au Lecteur – et par là de donner à la pièce une certaine indépendance, une certaine forme de liberté et de s’affirmer ainsi comme poète moderne.
Différences d’ordre structural §
Comme de nombreuses pièces du XVIIe siècle, le Torrismon du Tasse a d’abord été représentée avant d’être publiée22. De ce fait, la traduction de D'Alibray, si elle s’éloigne du texte original, le fait pour des raisons pratiques, liées au problème de la représentation. La tragédie du Tasse fut pourtant représentée à deux reprises : tout d’abord au Théâtre Olympique de Vicence en 1618, puis au début du XVIIIe siècle au Théâtre San Luca de Venise. Le Tasse la destinait à être représentée, mais certainement savait-il qu’avant tout elle serait lue en petit comité comme celui de la Cour des Gonzague à Mantoue23. Ainsi, les différences au niveau structural entre la pièce originale et la traduction s’expliquent avant tout pour une raison d’ordre pratique liée aux contraintes de la représentation. C'est d’ailleurs ce que D'Alibray explique lui-même dans l’avis Au Lecteur qui la précède.
Organisation de la pièce §
Dans l’ensemble, les changements opérés par D'Alibray vont vers une certaine clarification de l’action, ou plutôt vers une certaine réorganisation qui s’affirme de plus en plus au XVIIe siècle en France, et bien sûr déjà en 1635. Trois niveaux peuvent alors nous intéresser : la disparition du chœur tout d’abord ; puis, la séparation en scènes, ce qui reste très formel, et découlant de cela, la liaison des scènes entre elles qui est loin d’être évidente dans la pièce du Tasse, alors qu’elle tend à s’imposer dans la traduction de D'Alibray, motivé certainement par un souci de cohérence. Enfin, la disparition de personnages secondaires.
La disparition du chœur §
Le chœur de la tragédie du Tasse apparaît dix fois au cours de la pièce. Mais qui le composent ? Quelles sont ses fonctions ? Enfin, quelles ont pu être les raisons qui ont poussé D'Alibray à le supprimer ?
La composition du chœur §
Elle est vraiment très floue, car dans la liste des personnages en ouverture de la pièce, le Tasse n’indique pas s’il s’agit d’un chœur de femmes ou d’hommes, ou s’il s’agit d’un chœur de jeunes ou de vieillards, cas pour lequel leur fonction est à même de changer, alors que les dramaturges grecs le font systématiquement. Ce n’est qu’au vers 923, au début de l’acte II, que le Tasse nous indique que le chœur, à ce moment placé devant le palais de Torrismon à Arane est composé de « cavalieri », de chevaliers, donc de gentilshommes (forcément nobles) qui composent la suite de Torrismon, et qui sont de ce fait à son service. À son service ils le sont puisqu’à la fin de la scène (II, 1), Torrismon leur demande d’accompagner le « messaggero » ou le Gentilhomme de la part de Germon en français afin qu’il se repose de la route qu’il vient de parcourir. D'Alibray, et aussi pour justifier la sortie du Gentilhomme, est obligé de faire mention de cette présence sur la scène en indiquant en didascalie (p.29), que Torrismon parle et s’adresse « à ses gens : allez et lui rendez tout l’honneur qu’il merite », dit-il au vers 524. Le chœur est donc bel et bien au service de Torrismon.
Une précision est apportée sur sa composition à la fin de l’acte II : « Ora a voi cavalieri mi volgo, / Gioveni arditi » (v.1385-1386). Le chœur est composé de chevaliers (cavalieri) mais qui sont de plus jeunes et pleins d’ardeur (Gioveni arditi). Ce n’est pas un chœur qui pourra conseiller son roi, comme par exemple celui de l’Antigone de Sophocle composé de vieillards de Thèbes. Pour conseiller le roi, le Tasse a crée un autre (et nouveau) personnage : le Conseiller, qui est aussi le confident et le précepteur, puisqu’il l’a élevé et instruit, de Torrismon. Le chœur de la tragédie du Tasse est donc, ne serait-ce qu’en cela, assez différent de ceux des tragédies antiques.
Les fonctions du chœur §
Quelles sont donc en effet les fonctions de ce chœur ? Sur les dix apparitions du chœur, il est possible de les classer en deux catégories : d’une part, il assume une fonction dramatique lorsqu’il intervient dans l’action ; d’autre part, il assume la fonction traditionnelle de sentence au cours des parties chantées qui séparent chaque acte.
=> fonctions dramatiques : elles sont de trois types, tous hérités de la tragédie antique.
- c’est le chœur qui donne les informations aux personnes étrangères à peine arrivées dans la ville. À deux reprises, le chœur du Torrismondo assume cette fonction : au début de l’acte II (scène 1) lorsque le « messaggero primo » transformé par D'Alibray en Gentilhomme de la part de Germon, arrive à Arane afin d’annoncer à Torrismon l’arrivée de Germon ; et à la fin de l’acte IV (scène 7) où le « messaggero secondo », et l’unique véritable messager de la traduction française, arrive lui aussi à Arane et demande à voir Alvide pour lui annoncer la mort de son père, le roi Galealte. Cette fonction reste très codée et est employée de manière quasiment identique dans les deux cas ; c’est pourquoi elle s’avère facilement supprimable.
- le chœur est chargé d’aller chercher un autre personnage, ou de l’accompagner (par exemple, acte II, scène 1, le chœur sort avec le « messaggero primo » pour le conduire dans ses appartements). Ainsi, à l’acte IV le chœur introduit le Devin, de la même manière que le chœur de l’Œdipe Roi de Sophocle avait introduit le devin Tirésias : « Ecco, signore, a voi già viene il Saggio » (v.2411, que nous traduisons ainsi : « Voici, Sire, le Devin qui vient à vous »). Même schéma à l’acte V lorsqu’après ce que vient de lui raconter le « cameriero secondo » (le suicide d’Alvide et de Torrismon), celui-ci dit au chœur qu’il n’aura pas le courage d’annoncer la mort de ses deux enfants à la Reine Mère, Rusille (v.2980-2981). C'est donc au chœur qu’il revient d’annoncer à Rusille la mort de Torrismon et d’Alvide ; c’est pourquoi il sort à la scène suivante dans laquelle apparaît Germon et revient dans la dernière scène accompagné de Rusille et de Rosmonde. Le chœur est donc le lien ici entre les différents personnages et devient ainsi le véhicule de l’information.
- le chœur en tant que personnage qui écoute et de ce fait en tant que miroir du public24, puisqu’ils occupent tous deux la même position d’auditeur et de destinataire du message. Ainsi, à l’acte V lorsque le « cameriero » ou en français le Gentilhomme de chambre de Torrismon survient après le monologue de Rosmonde, c’est au chœur qu’il s’adresse et qu’il fait le récit de ce à quoi il assisté, c’est-à-dire le suicide des deux protagonistes. Le chœur n’est donc là que pour recueillir ce témoignage, afin que cela soit plus crédible aux yeux du public auquel le récit est en fait, en premier lieu destiné. Le chœur ponctue alors le récit de cris de douleur et de plaintes. Dans cette fonction-là, on ne peut pas dire qu’il prenne part à l’action puisqu’il n’intervient en aucune manière dans la scène des suicides. Mais il devient lieu de passage de l’information, fil qui relie le « cameriero », témoin de la scène, et le public. Il est en cela une sorte d’intermédiaire qui permet de faciliter la communication. C'est une fois de plus une conception traditionnelle du chœur héritée de la tragédie grecque antique, comme le montre par exemple le messager qui raconte au chœur le suicide de Jocaste et l’aveuglément d’Œdipe dans Œdipe Roi. Enfin, cela renvoie à une règle dont parle Aristote et que le Tasse respecte ici, soit le fait de ne pas mettre sur scène des épisodes trop violents, tels qu’un meurtre ou un suicide. Le dramaturge se doit d’en faire le récit au travers du discours d’un témoin du drame et qui raconte ce qu’il a vu, la plupart du temps au chœur qui dans la tragédie antique occupe la scène presque tout le temps de la pièce et n’en sort qu’exceptionnellement.
=> fonctions sentencieuses : cette fonction occupe les cinq autres interventions du chœur dans la pièce italienne, à savoir toutes les fois où un acte se clôt, et qui correspond, comme nous l’avons dit au-dessus, aux parties chantées du chœur, alors que les autres où le chœur intervient plus ou moins dans l’action sont des parties récitées, logiquement par le chef de chœur ou coryphée.
À part à l’acte I, où le chœur fait presque partie de l’exposition dans le sens où il dresse un panorama historique et géographique à la tragédie –l’invocation à Minerve en tant que déesse protectrice et pacificatrice se double d’une référence au passé belliqueux des peuples du Nord et situe l’action aux alentours des VIe et VIIe siècles – les autres interventions du chœur en clôture d’acte se font le résumé moral des actions des personnages à l’intérieur de chaque acte. Le combat de l’Amour et de la Raison, et l’exaltation des vertus guerrières de Rosmonde, avec l’espoir que celle-ci cède aux volontés de sa mère et de son frère à l’acte II ; le combat de l’Amour et de l’Amitié avec l’espoir que l’amitié de Germon pour Torrismon cède à son amour pour Alvide à l’acte III ; le libre arbitre de l’homme et l’exaltation des vertus humaines à l’acte IV ; enfin la douleur et la réflexion sur l’aspect transitoire des choses et de la vie humaine à l’acte V. De ce fait, le chœur est l’entité qui établit une distance avec l’action, une distance réflexive qui devient le lieu de rencontre avec le spectateur – ou le lecteur – qui lui aussi, voyant l’action se dérouler sous ses yeux, doit nourrir de telles réflexions (ce qui renvoie à la catharsis propre à la tragédie). C'est pourquoi le chant du chœur se fait aussi l’écho des doutes et des espoirs du spectateur – ou du lecteur – en particulier, aux actes II et III. Enfin, bien que fortement inspiré des chœurs des tragédies antiques, il se fait le miroir des réflexions qui traversent la fin du XVIe siècle où sont remises peu à peu en question les conceptions humanistes de l’homme, des sciences, des connaissances humaines (en particulier aux actes IV et V). Ce n’est d’ailleurs peut-être pas par hasard que l’action de la tragédie se déroule dans un Haut Moyen Age obscur et lointain, plutôt que dans une époque mieux connue et intellectuellement plus brillante comme l’Antiquité.
Le chœur dans la tragédie du Tasse est donc celui, traditionnel, qui tire des leçons de morale de l’action, à laquelle il ne participe que très peu. Sa fonction est de ce fait bien plus dans l’ornementation, ornementation qui se voit à deux niveaux, tout d’abord en tant que l’on mélange aux récits et aux dialogues des parties chantées et ainsi l’œuvre théâtrale devient en partie lyrique ; et ornementation aussi au niveau de la langue employée par le chœur qui, plus que celle de tous les autres personnages, est une langue poétique, chargée de métaphores, de comparaisons, de figures de style en tout genre, de prosopopées et surtout, ce qui est quand même assez propre au XVIe siècle, de références mythologiques. En ce sens, et d’un point de vue purement rhétorique, les parties de clôture du chœur que nous avons appelées parties sentencieuses mêlent le « delectare » (fortement majoritaire) au « docere » (la sentence, donc la morale), mais aussi – en particulier dans le chant qui ferme la pièce – le « movere » au travers des cris de douleur et des plaintes.
En conclusion, que dire à part que les parties sentencieuses du chœur sont avant tout ornementales, fortement rhétoriques, et que leur fonction morale voire didactique ne semble que secondaire. Interrogeons-nous à présent sur les raisons qui ont poussé D'Alibray à supprimer le chœur.
Pourquoi D'Alibray a-t-il supprimé le chœur ? §
De l’analyse que nous venons de fournir sur le chœur dans la tragédie du Tasse, il est possible de dégager une raison en particulier de sa suppression, raison que nous exposerons en première sous-partie. Puis nous en viendrons à évoquer d’autres raisons qui ne sont ici que des hypothèses fournies par les réflexions de ce théoricien et praticien du théâtre qu’est l’Abbé D'Aubignac. Enfin, on notera qu’à aucun moment dans son avis Au Lecteur, D'Alibray n’explique pourquoi il supprime le chœur. À ce stade, on ne sait donc pas ce que pense le traducteur sur la question.
=> raison liée aux fonctions sentencieuses et dramatiques du chœur. Comme nous l’avons vu, les trois fonctions dramatiques du chœur – indiquer le palais royal aux messagers ; sortir chercher un personnage ; écouter le récit du suicide d’Alvide et de Torrismon – ne sont absolument pas indispensables à l’économie de la pièce ; et cette fonction s’avère figée dans une tradition héritée de la tragédie antique, mais qui finalement n’a plus vraiment lieu d’être. Le messager s’adresse ainsi directement au personnage qu’il cherche ou à un de ses intermédiaires ; les personnages entrent par eux-mêmes en scène et n’ont pas besoin d’être introduits ; enfin, le récit du « cameriero secondo » est remplacé par la représentation même des deux suicides sur la scène (problème sur lequel nous reviendrons plus bas).
Quant à la fonction sentencieuse, elle est supprimable pour deux raisons majeures : tout d’abord, parce qu’elle est considérée depuis le début des années 1630 comme beaucoup trop didactique ; or lorsqu’on s’adresse à un public mélangé, il faut savoir avant tout le divertir plus que lui indiquer de longues sentences morales qui vont l’ennuyer25. Par ailleurs, comme on l’a vu, les parties sentencieuses du chœur sont avant tout ornementales et de ce fait, sont aisément supprimables, surtout lorsque l’on sait qu’une pièce telle que la nôtre a d’abord été représentée avant d’être publiée (ce qui est le cas de la plupart des pièces au XVIIe siècle), alors que c’est la situation inverse qui s’est posée pour la pièce originale du Tasse. L'écriture de la pièce est donc soumise aux lois de la représentation : dans l’économie de la pièce, du fait que les discours du chœur ferment chaque acte et n’ont pas de fonction dramatique, les laisser serait rallonger fortement le texte, et de ce fait le temps de représentation. Enfin, pour les praticiens du théâtre dans les années 1630-1640, l’expression statique d’une condition tragique26, telle qu’elle se retrouve en particulier dans le chant du chœur, n’a pas lieu d’être représentée car elle est inutile d’un point de vue dramatique. Peut-être que si la pièce avait été avant tout destinée à la lecture et non à la représentation, le problème aurait été autre.
=> raisons proposées par l’Abbé d’Aubignac dans sa Pratique du Théâtre, 1657, chapitre IV, Livre III, « Des Chœurs ». Deux raisons peuvent être dégagées : une raison tout d’abord matérielle, et qui se posait déjà dans l’Antiquité où on attribuait un mécène à chaque tragédie, mécène qui était chargé de payer le chœur et le coryphée, un des coûts les plus importants. Ainsi, est-ce que le problème financier ne pouvait pas se poser aussi au XVIIe siècle ? Selon D'Aubignac, non, pour la simple raison que si l’on peut faire des tragédies à machine, de plus en plus en vogue à partir de 1650, on peut aussi payer et entraîner un chœur. Cependant, en 1636, ces pièces n’existent pas encore ; elles n’apparaîtront qu’une dizaine d’années plus tard, où elles seront en effet représentées au Théâtre du Marais, ou bien à la Cour du Roi à Versailles dans les années 1660. Mais financièrement, il est fort probable que D'Alibray n’ait pas pu utiliser un chœur. La seconde raison et la plus intéressante est que l’Abbé D'Aubignac ne considère pas les dramaturges de son époque, ni les danseurs et les musiciens capables de faire se déplacer sur scène tout un ensemble de personnes tel que le chœur, et qui doit de plus danser, chanter et jouer de la musique27. Même pour le Tasse, l’usage du chœur a dû être très difficile, comme si trop éloigné finalement de la conception que l’on se fait du théâtre aux XVIe et XVIIe siècles, et qui est véritablement différente de celle de l’Antiquité. En somme, on ne sait plus se servir des chœurs, leur donner une fonction dramatique au sein de la pièce, faire qu’ils soient indispensables comme ils l’étaient dans les pièces antiques. Le chœur apparaît ainsi comme l’un des héritages de l’Antiquité le plus éloigné de nous, et que toujours à notre époque nous avons du mal à concevoir, et même d’un point de vue pratique, à mettre en scène. Nous en venons à dire que le Tasse dans sa tragédie n’a pas donné au chœur un rôle assez important, incontournable comme c’est par exemple le cas dans la Médée de Sénèque. D'Alibray a donc, en plus de toutes les raisons citées précédemment, préféré retrancher de sa traduction le chœur, statique, ornemental, presque inutile dramatiquement, résidu d’une tradition antique que l’on n’arrive plus à concevoir déjà au XVIIe siècle.
=> Ainsi, les chants de clôture de chaque acte sont bel et bien supprimés et ne sont assumés par aucun autre personnage. Quant aux interventions récitées du chœur, elles sont dans l’ensemble elles aussi supprimées : lorsque le chœur n’est là que pour indiquer le palais de Torrismon (début de l’acte II et fin de l’acte IV), il disparaît et le messager s’adresse directement au personnage qu’il cherche, soit Torrismon ; lorsque le chœur introduit un autre personnage tel que le Devin à l’acte IV, il est aussi supprimé parce que finalement Torrismon s’adresse à Rosmonde (fin de la scène 3 de l’acte IV) pour cette requête (v.1310-1311), ce que l’on retrouvait déjà en italien (v.2380). Donc, c’est Rosmonde et non pas le chœur qui les fait appeler dans la traduction de D'Alibray, et ils n’ont besoin de personne pour être introduits. Il en est de même à l’acte V lorsqu’à la dernière scène Rusille et Rosmonde arrivent sur le plateau accompagnées du chœur, qui était allé les chercher après l’entretien avec le « cameriero secondo ». Mais la nouvelle de la mort des deux amants peut très bien se propager seule, comme c’est le cas pour Germon, et de ce fait dans la pièce française elles peuvent apparaître en scène venues de leur propre chef. Ainsi, il ne reste que la partie du chœur où il écoute le récit du « cameriero secondo » à l’acte V, qui ne disparaît pas complètement (bien sûr le chœur n’est pas plus présent à ce moment-là qu’aux autres), le récit étant transformé en représentation sur la scène du moment fatidique. La partie du chœur est donc alors assumée par un autre moyen qui permet la communication directe avec les spectateurs. Le problème sera étudié plus loin.
La séparation en scènes §
Le Tasse, respectant l’ordre de la tragédie grecque antique – soit un prologue (en général) suivi de l’entrée du chœur, puis trois épisodes tous séparés entre eux par le chant du chœur, et enfin l’épilogue avec la sortie de celui-ci – a divisé sa tragédie en cinq actes. En cela, rien d’étrange et rien de nouveau, rien d’incohérent non plus, D'Alibray ne touche donc pas aux actes. Quant aux scènes, le problème est autre mais c’est celui de nombreuses pièces du XVIe siècle et du début du XVIIe. Le dramaturge n’indique pas que l’on change de scène. Pour le Tasse il suffit d’indiquer les noms des personnages présents sur le plateau pour marquer le début d’une nouvelle scène. Tous ceux qui n’y sont pas mentionnés ne figurent donc pas sur scène, et même s’ils étaient là à la scène précédente, leur sortie n’est pas indiquée par une didascalie. L'économie de la pièce veut qu’ils sortent pour une raison ou pour une autre, qui logiquement devrait être justifiée. Mais la pièce d’origine ne la donne pas forcément (voir la sous-partie qui suit). À partir de ce principe, D'Alibray recompose pourrait-on dire, à deux reprises le découpage en scènes :
- tout d’abord à l’acte IV, où alors que le Tasse introduit tous ensemble sur la scène, et en même temps, Torrismon (qui y était déjà), le Devin et le chœur, D'Alibray découpe ce passage en deux scènes : la scène 4 qui est un monologue de Torrismon et la scène 5 dans laquelle entre le Devin. Il lui a donc semblé que le discours de Torrismon au début de la scène était plus un monologue, qui n’avait donc pas besoin d’autres auditeurs que le public, qu’une tirade s’adressant à la fois à lui-même, au chœur et au Devin comme c’est le cas en italien.
- puis, à l’acte V, lorsque D'Alibray prend le parti de faire représenter les suicides d’Alvide et de Torrismon (scènes 4 et 5) qui n’étaient que racontés en italien.
La liaison des scènes entre elles §
De la séparation en scènes explicitement indiquée dans la traduction française découle donc, pour plus de vraisemblance et de cohérence, un respect de ce que nous pouvons appeler la règle de liaison des scènes. Si l’on se réfère à ce qu’écrit B. Louvat28, la liaison d’une scène à une autre se fait selon trois catégories distinctes : la présence, la vue et le bruit. Nous avons relevé les différentes interventions de D'Alibray :
- acte III, scène 3 : Germon/ Torrismon ; on sous-entend qu’à la vue d’Alvide, Germon sort. Le texte français l’indique clairement par les paroles de Germon : « Mais adieu, je vous laisse avec la belle Alvide » (v.919), ce que ne fait pas le texte italien.
- acte III, scène 4 : Torrismon/ Alvide ; Torrismon sort lorsqu’il voit arriver le Gentilhomme envoyé par Germon. Cela nous est indiqué par la didascalie de D'Alibray (p.54) alors qu’ici aussi le texte italien ne donne aucune indication. D'Alibray éprouve donc le besoin de justifier cette sortie quelque peu précipitée du personnage, même si au niveau de la représentation, le spectateur n’aura pas cette explication et devra de ce fait faire le lien lui-même, certainement du fait que lorsqu’entre en scène le Gentilhomme, Torrismon est encore présent et que le public peut le voir. C'est donc une liaison de vue.
- acte V, scène 1 : Alvide/ la Nourrice ; à la fin de la scène, Alvide sort précipitamment. On n’a pas d’indication sur ce que fait sa Nourrice, mais il semblerait logique qu’elle la suive. D'Alibray, comme en III, 4, indique la sortie d’Alvide par une didascalie, « Alvide s’en va sans l’escouter » (p.101), quand l’italien ne mentionne rien. Cependant, reste litigieux l’enchaînement avec la scène 2 dans laquelle paraît Rusille : sommes-nous dans la même pièce du palais ? Se pose alors le problème de l’unité de lieu29, puisqu’il semble invraisemblable que les deux scènes aient lieu au même endroit et que Rusille, à peine la Nourrice sortie, entre en scène au même point.
- acte V, scène 8 : Rusille/ Gentilhomme/ Germon/ Rosmonde/ le Gentilhomme qui vient de raconter la mort des deux protagonistes à Germon dans la scène précédente, annonce l’arrivée de Rusille : « Sire, voicy la Reyne » dit-il au vers 1830, ce que ne figure pas le texte italien.
Ainsi, dans les quatre interventions de D'Alibray pour relier d’une manière plus vraisemblable et cohérente les scènes entre elles, on note qu’il utilise toujours la liaison de vue, le personnage en scène voyant arriver l’autre et de ce fait sortant. Les autres scènes sont identiques à celles que l’on trouve dans la tragédie du Tasse ; c’est en général une liaison de présence, la plus courante, à savoir qu’un personnage reste sur scène au moins deux scènes d’affilée voire tout un acte, et permet ainsi l’unification du lieu et du temps. C'est ce qui se passe à l’acte IV à partir de la scène 3 où Torrismon est présent tout le temps.
Mais la liaison des scènes chez le Tasse, et donc aussi chez D'Alibray qui n’a pas résolu le problème partout, loin de là, n’est pas forcément évidente, et de ce fait n’est pas toujours cohérente : ni le Tasse, ni D'Alibray ne justifient la sortie de Torrismon à la scène 2 de l’acte II et l’entrée de Rosmonde à la scène suivante ; aucune annonce n’est faite, Torrismon ne semble ni la voir ni l’entendre arriver. Les personnages ne se croisent pas, c’est comme si l’action tout à coup, après deux scènes, était coupée et repartait vers autre chose. C'est ce qu’on retrouve au dernier acte et que nous avons déjà signalé plus haut : si Alvide, et l’on suppose la Nourrice à sa suite, sortent à la fin de la première scène, rien ne nous justifie l’entrée de Rusille (scène 2) et sa sortie, ni celles de Rosmonde (scène 3). Le problème reste donc entier malgré les efforts de D'Alibray pour essayer d’unifier l’action par quelques indications, soit en tant que notes ou didascalies, soit par l’intermédiaire du discours des personnages.
Enfin, l’inverse se produit aussi puisque à l’acte I, alors que le Tasse avait justifié la sortie de la Nourrice à la fin de la scène 2 (v. 233 : « Ma ecco il re, cui la regina aspetta », que l’on traduit ainsi : « Mais voici le roi que la reine attend »), par le fait qu’elle voie Torrismon arriver, D'Alibray ne traduit pas et n’indique pas non plus sa sortie par une quelconque note, ce qui reste assez surprenant. Ainsi, la traduction de D'Alibray nous montre une règle encore en élaboration, qui n’est pas encore systématique mais qui tend à s’imposer de plus en plus.
Disparition de personnages secondaires §
Le Tasse distingue deux « camerieri » (domestiques, valets), l’un envoyé de la part de Germon à l’acte III pour offrir des cadeaux à Alvide (indiqué comme « cameriero primo »), l’autre à l’acte V, unique témoin du suicide d’Alvide et de Torrismon, et qui a donc pour fonction de faire le récit du dénouement de la tragédie (indiqué alors comme « cameriero secondo »). À côté des deux « camerieri », le Tasse crée deux « messaggeri », selon un principe très utilisé dans la tragédie grecque : le premier, au début de l’acte II, annonce l’arrivée de Germon à Arane, le second à la fin de l’acte IV (scène 7) annonce la mort du roi de Norvège, Galealte, père adoptif d’Alvide. De ces quatre personnages, il n’en reste que trois : afin de ne pas créer trop de confusion entre des personnages qui finalement occupent la même fonction, D'Alibray a préféré faire fusionner deux personnages en un, puisque tous deux font partie de la suite de Germon : le « cameriero » de l’acte III et le « messaggero » de l’acte II. Le personnage a donc deux scènes et est appelé Gentilhomme de la part de Germon. En revanche, le « cameriero secondo » qui fait partie de la suite de Torrismon reste inchangé ; et le « messaggero secondo » de l’acte IV qui occupe une fonction primordiale dans le dévoilement de l’identité véritable d’Alvide, semblable à celle du messager de l'Oedipe Roi de Sophocle qui annonce à Œdipe la mort de celui qu’il croit son père, est identique aussi.
Scènes et passages coupés ou rajoutés §
Deux variantes §
Au niveau des changements d’ordre mineur dans cette organisation des scènes, sont à noter deux variantes qui expliquent les différences opérées entre le texte du Tasse et la traduction de D'Alibray Tout d’abord, à la scène 3 de l’acte II, scène où nous découvrons le personnage de Rosmonde, D'Alibray s’est appuyé sur une des corrections tardives du Tasse30, puisqu’il nous présente une Rosmonde amoureuse de son frère Torrismon comme le montrent les vers 577 à 580 :
Mais qui peut se deffendre et s’empescher d’aymer ?Qui proche d’un beau feu ne pourroit s’enflammer ?Helas malgré moy, j’ayme et brûle pour mon maistre,Je le cherche, et le fuis quand je le voy parestre ;
et elle continue plus loin :
Me le faut-il aymer comme sœur ou servante ?Mais s’il hayt d’une sœur l’ardeur trop violente :Soyons donc sa servante et dessous un tel nomEssayons de gaigner le cœur de Torrismon. (v.582-586).
Nous avons déjà évoqué les trois éditions que D'Alibray devait avoir eues en mains pour réaliser sa traduction – Cagnacini, Ossana et Zoppini – puisqu’il traduit exactement les vers italiens qui y figurent (v.1046-1059), et que dans les toutes premières éditions, cette variante n’y paraît pas. Ne connaissait-il que cette version ? Etait-ce un choix volontaire ? Si c’est un choix volontaire, il paraît bien étrange puisqu’à aucun autre moment Rosmonde n’évoquera cet amour pour Torrismon, ni avec les autres personnages, ni au cours d’un monologue. D'un point de vue dramatique, cet amour n’apporte rien, il ne modifie pas l’action puisque Rosmonde décide de révéler sa véritable identité à Torrismon non pas parce qu’elle veut par la même occasion lui révéler son amour, mais parce qu’elle a été promise à Germon, et en raison du vœu fait à sa mère véritable, elle ne peut, de toutes façons, l’épouser. La variante du Tasse qu’a traduite D'Alibray a un aspect quelque peu incohérent : d’après les derniers vers de cette scène, Rosmonde serait prête à gagner le cœur de Torrismon, donc à le séduire, à lui dire son amour, et de ce fait à ne pas respecter les vœux que sa mère avait prononcés pour elle. Or, elle refuse tout mariage dans la scène suivante avec Rusille, pour diverses raisons certes, mais surtout parce qu’elle a promis à sa véritable mère de se consacrer à une vie monacale. La seule chose qu’apporte le personnage de Rosmonde amoureuse de Torrismon est qu’elle se présente comme un double d’Alvide31, toutes deux à la fois amoureuses et sœurs de Torrismon. Cela crée dans la pièce alors un effet de miroir entre les deux personnages féminins principaux. Peut-être était-ce un moyen pour donner plus d’épaisseur au personnage de Rosmonde, pour la rendre plus sensible et moins déterminée dans ses décisions. Mais ce ne sont là que des hypothèses.
La seconde variante est celle de la lettre à l’acte V, et cette fois elle semble découler non pas d’une version tardive sur laquelle se serait appuyé D'Alibray, mais de sa propre volonté et de son propre choix. La lettre est écrite par Torrismon et adressée à Germon ; elle se veut en quelque sorte le testament de Torrismon. Mais en italien, elle est écrite après la mort d’Alvide, et la résolution de Torrismon de se tuer ne vient qu’après la mort de sa sœur ; alors qu’en français, Torrismon avait déjà écrit la lettre et avait déjà résolu de mettre fin à ses jours, ce qui dans la conception du personnage est quand même bien différent. Le Torrismon du Tasse reste ainsi incapable d’agir, tout du moins avant la mort d’Alvide et devient ainsi le parfait représentant d’une inertie tragique, personnage prisonnier de ses propres sentiments. La différence introduite par D'Alibray rétablit quelque peu le héros dans son honneur : certes, il est honteux qu’une femme l’ait devancé (v.1726-1727, V, 5), mais tout de même sa décision, comme la lettre le témoigne, a déjà été prise avant. Il reste donc fidèle à son image d’un roi courageux qui a fait ses preuves à la guerre comme de nombreux passages de la pièce nous en ont dressé le tableau. On assiste presque en cela à un retournement de situation dans le sens où Torrismon semble réacquérir par ce geste une partie de sa gloire passée, ou tout du moins de son honneur perdu.
Scènes et répliques jugées inutiles §
D'Alibray a fortement réduit la pièce originale : de 3328 vers on passe à 1919 vers en français, et ce fort raccourcissement ne s’explique pas seulement par la suppression des parties du chœur. D'Alibray supprime en effet énormément de répliques, voire des scènes entières.
La dernière scène de l’acte III n’a pas été traduite par D'Alibray : la pièce française se clôt en effet avec la scène 6 entre Alvide et sa Nourrice. Mais la pièce italienne se poursuit, avant le chant du chœur qui ferme l’acte, par une scène entre Alvide et Rusille, la Reine Mère, et sa mère véritable comme nous l’apprenons au quatrième acte. La scène est très courte et s’articule en deux répliques pour Alvide et deux pour Rusille, soit au total 33 vers. Très conventionnelle, la scène ne nous apprend rien si ce n’est qu’Alvide explique à Rusille qu’elle a reçu des dons du roi de Suède, Germon, et qu’elle s’en trouve très touchée ; Rusille en profite pour affirmer l’amitié très forte qui unit les deux rois, Germon et son fils Torrismon, et que les dons qui ont été faits à Alvide lui seront rendus comme il se doit, ce qui fait certainement référence au mariage prévu entre Germon et Rosmonde. Malgré les doutes qu’Alvide a exprimés à la scène précédente, la scène se clôt sur une note d’optimisme, peut-être un peu contraint, de la part d’Alvide, mais surtout de la part de Rusille, qui annonce à la fin l’arrivée des représentants des pays voisins invités aux noces. Cette scène a peu d’intérêt, et c’est certainement pour cette raison que D'Alibray l’a supprimée. Cependant, c’est l’unique rencontre entre les deux femmes, et donc entre la mère et la fille, même si à ce moment de l’histoire l’identité d’Alvide n’a pas été dévoilée, et qu’elles ne se connaissent pas, de ce fait, comme telles. C'est peut-être pour cette raison que le Tasse a cru bon, même si c’est quelque peu d’une manière artificielle, d’introduire Rusille sur la scène à ce moment-là, alors que finalement elle n’a rien à y faire. Le Tasse avait peut-être pensé qu’il fallait réunir la mère et la fille à un moment ou à un autre de la tragédie, pour provoquer un effet de surprise plus grand chez le spectateur lorsque celui-ci, en même temps que Torrismon, apprend à l’acte suivant le lien de parenté qui unit Alvide et Rusille. D'Alibay ne semble pas partager cette conception et surtout a dû considérer la tragédie plus d’un point de vue pratique, donc lié à la représentation de la pièce, et a de ce fait jugé inutile cette scène, surtout dans une pièce qui est déjà assez longue.
Aux scènes 3 et 7 de l’acte IV, D'Alibray a supprimé de nombreuses répliques : la scène 3 oppose Rosmonde et Torrismon, Rosmonde révélant à celui-ci sa véritable identité et donc le fait qu’elle n’est pas sa sœur ; c’est certainement une des scènes les plus longues de la pièce. Ainsi, sur 28 répliques pour chacun des deux personnages, 15, soit plus de la moitié ont été supprimées : 15 pour Rosmonde et 15 pour Torrismon. Quant à la scène 7, déjà beaucoup plus courte, deux répliques du messager ont été supprimées ainsi que deux pour Torrismon. La révélation de sa véritable identité par Rosmonde à la scène 3, adopte en français le procédé du in medias res, évitant la dilation de l’action que l’on a dans le texte italien, où Torrismon répète plusieurs fois la même question, créant ainsi un effet d’attente. Dans la traduction en revanche, dès le début Torrismon déclare :
Je suis à tes paroles le plus confus du monde,Tu n’es donc pas ma sœur! Tu n’es donc pas Rosmonde ! (v.1246-1247).
D'emblée on comprend que Rosmonde lui a déjà révélé sa véritable identité, et ce qui va suivre ne sera que l’explication de cette situation ; le spectateur-lecteur, à l’image de Torrismon, est confus et surpris. Alors que pour l’équivalent italien, on trouve non pas une première réplique de Torrismon, mais un exposé obscur de Rosmonde qui lui explique qu’elle est sa servante :
[…] O re, son vostra serva,E vostra serva nacqui e visse in fasce. (v.2197-2198),
que nous traduisons ainsi : « O roi, je suis votre servante, et votre servante je naquis et vécus au berceau ». Ce à quoi Torrismon répond en lui demandant si elle n’est pas Rosmonde, sa sœur. Le procédé on le voit, est beaucoup plus long et moins direct en italien. Il en va de même à la scène 7 où l’introduction rhétorique du messager qui dit qu’il apporte une bonne nouvelle, même si c’est la mort du père d’Alvide, et où il s’adresse ensuite au chœur pour savoir où se trouve celle-ci est beaucoup plus longue. Dans le texte français l’introduction du messager est réduite à quatre vers, et tout de suite, il aperçoit Torrismon et s’adresse à lui (v.1454-1455). La traduction française est ainsi plus courte, plus directe, moins rhétorique peut-être, et pourtant plus efficace d’un point de vue dramatique, certainement plus adaptée aux conditions de la représentation.
Les parties jugées trop récitatives §
Citons ce que D'Alibray écrit lui-même sur ce sujet dans son avis Au Lecteur :
Adjoutez à cela que chacun n’ayme pas ces longs recits, dont l’usage est pourtant si necessaire dans une piece composée dans les regles, & dont celle-cy est toute remplie ; Et neantmoins c’est une chose asseurée que si durant quelque narration l’esprit s’eschappe & se destourne ailleurs tant soit peu, il perd incontinent le fil ou de l’histoire, ou de la fable (f.4r.).
D'Alibray poursuit en affirmant que selon lui le Tasse a composé cette pièce pour la lecture et non pour la représentation, ce qui explique le grand nombre de parties récitatives et narratives, et qu’il a de ce fait « travailler plustost à de belles peintures qu’à des Scenes commodes et plaisantes à la veuë » (f.4r.). D'Alibray cite alors deux exemples, celui de la tempête, et celui « du recit exact de l’appareil des jeux et des magnificences » (f.4v.), et continue ainsi :
et quoy que dans ma version j’aye abbregé les endroits dont je parle, et d’autres que je passe soubs silence, pour n’estre pas ennuyeux, neantmoins comme en une si vaste Tragedie il estoit bien difficile de rencontrer justement ce qui estoit de plus necessaire : dans sa seconde representation je retranchay encore beaucoup de choses qui sembloient un peu languissantes (f.4v.).
C'est donc pour ne pas ennuyer le spectateur, et c’est parce que la pièce est composée pour être représentée que D'Alibray a fortement raccourci, voire supprimé (comme on l’a vu en plus haut) divers passages. Cependant, D'Alibray raccourcit plutôt qu’il ne supprime comme il l’écrit plus loin : « on nous enseigne qu’il faut laisser lieu aux digressions, & à l’art dans les Tragedies, & que les Episodes y font comme les meubles et les autres ornemens dans une maison » (f.8r.).D'Alibray n’oublie pas que la tragédie doit beaucoup à la poésie (on parle de théâtre comme de « poème dramatique » au XVIIe siècle d’ailleurs), et donc que l’ornementation et que la digression ne sont pas inutiles et doivent plaire au spectateur, mais pour cela il ne faut pas qu’elles soient trop longues.
En effet, la pièce italienne est assez longue, et sa longueur est majoritairement due aux répliques très récitatives que le Tasse assigne aux personnages : le début de la pièce en fournit à ce titre le meilleur exemple ; dans la première scène, Alvide expose son angoisse à sa Nourrice, angoisse qu’elle ne comprend pas tout à fait et trouve Torrismon, l’homme qu’elle aime passionnément et son futur époux, distant depuis qu’ils sont arrivés à Arane ; pour expliquer tout cela, Alvide ne met pas moins de 108 vers (v.16-124). Torrismon deux scènes plus tard expose quant à lui son dilemme au Conseiller et lui narre sa nuit avec Alvide, il le fait en 308 vers (!), ce qui paraît presque invraisemblable pour un acteur, et impossible à porter sur scène. C'est d’ailleurs dans cette tirade (v.301-609) qu’il fait le célèbre récit de la tempête dont nous parle D'Alibray dans son avis Au Lecteur et sur lequel nous allons revenir. Ce ne sont que des exemples, certes empruntés à l’exposition dans laquelle il faut faire le récit des faits passés qui déterminent la trame de la tragédie, mais ils sont nombreux dans la pièce italienne : à la scène 6 de l’acte II, Torrismon s’adresse au chœur composé de jeunes chevaliers qui semble déjà entré sur la scène pour entonner son chant de clôture de l’acte ; ce passage, sur lequel nous allons revenir, est réduit à 10 vers en français (v.824-834) au lieu de 86 en italien (v.1369-1457) ; la scène 1 de l’acte III où le Conseiller fait un monologue sur sa condition et son devoir de courtisan, devoir qui l’amènera à proposer à Germon la main de Rosmonde, est un monologue de près de 70 vers en italien (v.1506-1574) contre seulement 30 vers en français (v.835-864) ; la scène 1 de l’acte IV entre le Conseiller et Germon raccourcit énormément leurs répliques qui se veulent très rhétoriques, puisque le Conseiller essaie de convaincre Germon d’épouser Rosmonde et que celui-ci tente de lui montrer qu’une telle alliance n’est pas nécessaire. Ainsi, pour la première réplique du Conseiller, on passe de 92 vers (v.2000-2092) à 43 vers en français (v.1116-1159) ; il en va de même pour la première réplique de Germon qui de 8 vers passe à 4 vers, soit la moitié. À diverses reprises, D'Alibray procède ainsi et raccourcit fortement les répliques des personnages, souvent de moitié comme on vient de le voir. De même pour le discours du Devin à la scène 5 de l’acte IV, lors de sa huitième réplique qui passe de 35 vers (v.2447-2482) à 13 vers en français (v.1368-1381).
Enfin à l’acte V, et c’est ce que nous allons tenter d’étudier de plus près, le récit que le « cameriero secondo » fait au chœur juste après le monologue de Rosmonde (scène 3) qui renvoie aux scènes 4, 5 et 6 de la pièce française est représenté sur scène par D'Alibray : là s’affirme un changement important et intéressant opéré par notre traducteur, significatif de sa conception du théâtre – ou plutôt de sa « pratique du théâtre » pour reprendre les termes de l’Abbé D'Aubignac – et de la conception que son époque se faisait du spectacle dramatique.
Le premier procédé employé par D'Alibray est donc de raccourcir fortement les répliques des personnages, sans les supprimer totalement ; le second procédé qu’il emploie est la représentation de parties récitées dans le texte d’origine ; voilà ce qu’il nous dit : « au lieu que voulant donner quelquechose à ceux qui n’ayment que le spectacle, j’ay cru que je pouvois faire voir ce qui n’est que recité dans l’Autheur » (f.10v.). Ainsi, c’est encore une fois pour éviter un trop long récit que le traducteur décide de faire représenter le suicide d’Alvide et de Torrismon sur la scène ; et c’est certainement aussi pour satisfaire aux goûts du public de l’époque, qui comme l’a montré Jacques Scherer dans son ouvrage La Dramaturgie classique en France, aime les dénouements sanglants, à la limite du supportable et de la bienséance32. Jusqu’à la Fronde, le public aura ce goût relativement prononcé pour ce que l’habitude de la bienséance interdit de représenter, comme les viols, les suicides, les meurtres et autres, et pour ce qui, on le rappelle, n’était pas représenté dans les tragédies antiques – on ne voit pas le suicide d’Antigone dans la pièce éponyme de Sophocle – et qui ne devait pas l’être selon Aristote. Ainsi, aux scènes 4, 5 et 6 de l’acte V, D'Alibray passe du récit à l’action, puisqu’il décide de mettre sur scène les deux suicides, mais n’invente en aucune manière les discours des deux personnages. Il reprend dans sa traduction ce que le Tasse avait écrit et que le « cameriero secondo », remplacé en français par le Gentilhomme de chambre de Torrismon – ce qui nous montre que en dépit du passage à la représentation, le rôle est conservé –, rapporte au discours direct. La transposition était de ce fait relativement aisée. Cependant, en passant à la représentation, D'Alibray insiste beaucoup moins sur la douleur des personnages et sur leur état d’âme. À la lecture, la réaction de Torrismon devant le corps inanimé d’Alvide semble beaucoup plus impressionnante et porteuse d’émotions chez le Tasse que dans la traduction de D'Alibray – mais peut-être qu’une fois représenté, le récit est moins puissant que l’action. Le « cameriero », qui a assisté à la scène et qui est le seul témoin, décrit les réactions de Torrismon : « E'l confermo' giurando, e lagrimando » (v.3025), que l’on traduit ainsi : « et il le confirma en jurant et en versant des larmes ». « Lagrimando » est repris un peu plus loin au v.3035. Puis les vers 3046-3048 décrivent son état devant le corps d’Alvide :
… Muto e mesto,Da la pietate e da l’orror confuso,Il suo dolor premea nel cor profondo,
que nous traduisons ainsi : « Muet et triste, confus par la pitié et par l’horreur, sa douleur faisait profondément pression dans son cœur », vers dans lesquels le Tasse insiste sur l’effet que doit produire sur le spectateur, ou le lecteur, le récit d’un tel événement : la pitié et l’horreur – au XVIe siècle, l’horreur est souvent assimilée à la crainte, qui serait plus correcte –, fins propres à la tragédie si l’on se rappelle les préceptes d’Aristote. Les descriptions, parce qu’elles se font par l’intermédiaire d’un troisième personnage qui ne prend pas la parole de la même manière dans la traduction française, sont plus évocatrices et plus touchantes en italien, alors que le fait d’avoir porté devant les yeux du public le spectacle de la mort des deux amants semble enlever à la scène une partie de la force que le récit lui donnait.
Dernier problème qu’impose la représentation des suicides : le changement de lieu. Mais il sera étudié plus tard (cf. VI. Le traitement des trois unités, en particulier, C. l’unité de lieu).
Le passage de l’italien au français §
=> la langue du Tasse : nous ne nous attarderons pas sur ce point puisque notre édition critique ne porte pas sur la pièce italienne mais sa transposition française ; par ailleurs, il nous serait relativement difficile de faire une analyse juste et précise de la langue de Torquato Tasso. Nous n’en resterons donc qu’à des remarques d’ordre général. Ainsi, la langue utilisée par le poète italien dans sa tragédie est avant tout une langue très poétique, fortement chargée de figures de style en tout genre, comparaisons, métaphores, hyperboles, oxymores et figures antithétiques nombreuses ; les exemples abondent et pour cette raison nous nous contenterons de n’en prendre qu’un qui mêle aussi les références mythologiques, c’est-à-dire le discours du Devin en IV, 5 ; peut-être l’exemple est un peu trop chargé de références d’ailleurs, peut-être est-il trop représentatif de ce que peut être la langue du Tasse dans le Torrismondo. Le Devin, du vers 2447 au vers 2482 dans la pièce italienne fait des présages obscur concernant Torrismon et l’avenir du royaume des Goths ; il parle alors d’un combat mené entre les constellations zodiacales avec il gran Centauro (« le grand Centaure ») qui surgissant lance des flèches du ciel et tend l’arc, puis emploie une périphrase pour évoquer le Taureau (la constellation), la belva crudel (« la bête cruelle ») qui épouvante Il Vecchio (« le Vieux », soit la constellation du Verseau), puis décrit Mars, la planète mais identifié au Dieu de la Guerre. La description devient aux vers suivants encore plus figuratives : « E la Vergine io veggio, amica a le arti / Turbata in vista, e la celeste Libra : con men felici e men sereni raggi, / E cader la Corona in mezzo a l’onde » ; (v.2463-2466, ce que nous traduisons ainsi : « Et je vois la Vierge » – la constellation encore une fois, mais ne doit-on pas y voir une référence à Alvide qui devrait être vierge ? -, « amie des arts, perturbée par la vue, et la céleste Balance » – la constellation mais aussi le symbole de la Justice – « avec des rayons moins heureux et moins sereins, et je vois la Couronne » – symbole bien évidemment de la Royauté, et ici de Torrismon – « tomber au milieu de la mer »). Puis, le Devin parle de la lune mais encore une fois emploie une périphrase, que voici : « Chi scote da le nubi il ciel tonando, / O pur la mansueta e gentil figlia, / Ma 'l superbo guerrier la mira e turba » (v.2468-2470, dont nous donnons la traduction : « Celui qui, des nuages, en faisant retentir le ciel de tonnerre » – Jupiter, à la fois le Dieu et la planète – « brûle sa fille douce et gentille » – la lune donc la déesse Diane qui était complice de la nuit d’amour de Torrismon et d’Alvide dont on a le double récit au premier acte-, « que le superbe guerrier » – Mars, Dieu de la guerre – « regarde et perturbe »). Les références mythologiques en surabondance, les périphrases, les hyperboles aussi, tendent à créer un discours complètement halluciné et néanmoins fortement poétique. La langue du Tasse se révèle à maintes reprises, mais il serait impossible ici d’en voir le détail, inspirée par les descriptions d’Ovide et de Virgile ainsi que par les poètes italiens qui l’ont précédé, Dante, Pétrarque, Bembo. En cela, la langue du Tasse a souvent été qualifiée, tout du moins dans sa tragédie, de figée parce qu’elle reprend la langue des XIVe et XVe siècles et non pas la langue italienne couramment utilisée à la fin du XVIe siècle. Une langue difficile d’accès pour un public mélangé, mais puisque la tragédie du Tasse s’adresse à un public de Cour, celle de Mantoue, le problème ne semble pas véritablement se poser. Mais comment D'Alibray la transpose-t-il ?
=> Il serait inutile de dire que notre poète ne conserve ni les longues descriptions, ni les longues narrations de la pièce d’origine, nous l’avons montré ci-dessus ; il y a certes des références mythologiques mais elles sont beaucoup moins nombreuses en français. À titre d’exemple rendons la traduction de D'Alibray – en entier – du passage du Tasse que nous venons de citer ; voilà ce que dit le Devin :
Mais je voy le Centaure armé dedans les Cieux,Qui tire et court après un Monstre furieux,Mars luy-mesme en a peur, & prend en main sa lance.Je voy choir la Couronne, & trembler la Balance ;Tous les Astres entr'eux ont un mauvais aspect :Je voy chasser du Ciel des Dieux sans nul respectJ'en voy d’autres armez d’éclairs & du tonnerreQui livrent aux mortels une immortelle guerre. (v.1374-1381).
On constate que la traduction une fois de plus est beaucoup plus courte et comme nous l’avons signalé plus haut, beaucoup moins chargée de références mythologiques ; il en ressort que le discours du Devin semble beaucoup moins halluciné que celui du Tasse, beaucoup moins évocateur, et peut-être beaucoup moins puissant poétiquement. Mais au delà de cela, quel degré d’indépendance le texte français possède-t-il par rapport au texte italien ? Qu'est-ce qui fait que le texte de D'Alibray n’est pas qu’une simple traduction de la pièce du Tasse, mais est aussi à son tour, une œuvre poétique indépendante, en tout cas dans la langue utilisée ?
Tout d’abord la première remarque portera sur la versification qui est bien différente entre l’Italie et la France ; ainsi, aux vers de onze syllabes et de sept syllabes utilisés par le Tasse, qui sont ceux couramment utilisés dans la tragédie italienne au XVIe siècle, et qui sont des vers blancs, s’opposent les alexandrins français à rimes plates. Ce qui signifie que de toutes façons la traduction de D'Alibray est conditionnée par cet impératif puisqu’elle est en vers. Nous pouvons alors nous poser cette question : qu’est-ce que ce la pièce de D'Alibray tient de l’écriture poétique et dramatique- mais les deux sont fortement liées au XVIIe siècle - française et que le texte italien ne contient pas ?
Ainsi, D'Alibray conserve les sentences – qu’il affectionne peu, à moins qu’elles coïncident avec la situation particulière du personnage qui la prononce (cf. f 12v. de son avis Au Lecteur) - que le poète italien sème dans la bouche du Conseiller en particulier, comme lors de son dialogue en I, 3 avec Torrismon (par exemple : « La raison a tousjours de quoy nous consoler, / Et le Temps est si prompt qu’il nous semble voler », v.409-410 qui renvoie au vers 706 en italien, avec un changement cependant puisque le Tasse parle de vertu – virtù – et non de raison), mais au niveau des sentences, la différence entre l’italien et le français n’est pas très prononcée. En revanche, le texte de D'Alibray se révèle un texte qui témoigne des tendances stylistiques de l’époque, et de ce fait, adapte d’un point de vue stylistique le texte italien au français. C'est ce que montre par exemple l’utilisation à de nombreuses reprises du quatrain, souvent en ouverture de scène, que ce soit un dialogue ou un monologue, donnant à la suite de la scène une tonalité pompeuse, comme l’a montré Jacques Scherer33 ; c’est par exemple le quatrain du Gentilhomme de la part de Germon au début de l’acte II lorsqu’il aperçoit le roi des Goths :
Grand Roy dont la valeur à nulle autre ne cede,J'arrive de la part du Prince de Suede.Il souhaitte tout heur à vostre Majesté,Et m’a donné ce mot pour vous estre porté. (v.475-478),
C'est ce que l’on retrouve dans la bouche de Torrismon au début de la scène 3 de l’acte III qui marque la première rencontre sur le plateau entre les deux rois (v.887-892, passage qui est un peu plus long qu’un quatrain puisque l’on compte 6 vers, mais le principe est le même) ; de ce type est aussi le quatrain prononcé par le Gentilhomme de la part de Germon – encore une fois – à Alvide lorsqu’il lui apporte les dons de son maître en III, 5 (v.948-951) ; c’est aussi celui de Germon en IV, 8 lors de sa seconde rencontre avec Torrismon (v.1496-1499). Mais le quatrain se retrouve aussi dans les monologues, en particulier dans ceux de Rosmonde, comme à la scène 3 de l’acte II, lorsqu’elle dit :
Heureuse celle-là, soit maistresse ou suivanteQui sçait tousjours garder une vertu constante,Et qui dans la douceur des plaisirs innocensConserve en pureté l’usage de ses sens : (v.559-562),
et tous les autres monologues du personnage pourraient servir d’exemple ( III, 2 et V, 3). Le quatrain enfin est employé dans le cri de douleur du Gentilhomme de chambre de Torrismon à la scène 6 de l’acte V : ainsi, la forme poétique du quatrain permet de canaliser les émotions des personnages aussi bien que de servir de discours d’accueil conventionnel ; là où la langue italienne garde une forme souvent plus longue – encore une fois – le texte français ici, influencé par la poésie de l’époque, adopte la forme plus resserrée du quatrain.
D'Alibray se livre aussi au goût pour la stichomythie dans le dialogue, cependant jamais sur tout un dialogue mais sur quelques fragments ; le dialogue le plus représentatif à ce titre est certainement celui qui oppose Germon et le Conseiller à la scène 1 de l’acte IV :
Conseiller : Jamais un second nœud ne rend l’autre plus làche :L' amour à l’amitié sert d’une forte attache.Germon : L' amitié de l’amour produit en nous l’effet.Conseiller : L'hymen est dangereux que l’amitié ne fait.Germon : Quand le peril est grand, la gloire en est plus grande.Conseiller : Sans honte, le peril pour autruy s’apprehende.Germon : Nos esprits sans raison se monstrent refroidisQuand l’audace d’un seul rend les autres hardis. (v.1164-1171).
On a ici une stichomythie composée ainsi : 2 vers- 1 vers (quatre fois)- 2 vers, qui marque la divergence de points de vue entre les deux personnages, qui est une de ses fonctions traditionnelles. Mais la stichomythie dans le texte de D'Alibray permet aussi l’explication, la clarification d’une situation et elle se retrouve de ce fait dans tous les dialogues dans lesquels Torrismon tente de savoir qui est sa sœur et ce qu’elle est devenue : ainsi, le dialogue avec Rosmonde en IV, 3, celui avec le Devin en IV, 5, celui avec Fauston en IV, 6. Encore une fois, ces répliques n’ont pas été inventées par D'Alibray, elles se retrouvent toutes dans la pièce du Tasse ; mais c’est la forme qu’elles prennent qui les adapte comme on l’a déjà dit à la langue française employée au théâtre.
Quant aux stances, D'Alibray ne les emploie pas puisqu’il considère, comme il le dit dans son avis Au Lecteur, que les pointes, dont souvent la stance est composée, nuisent à la bonne compréhension du texte :
le Poëte doit delecter, mesme dans les choses tristes, mais celuy-là le fait-il qui se sert de pensées qui mettent nostre entendement à la gesne, telles que sont ces pointes estudiées, et qui portent souvent avec elles plus d’embarras que de nouveauté? (f.12r.).
Il continue plus loin :
Je ne dis pas cecy sans suject, parce qu’en effect il y a quantité de gens qui cherchent des pointes partout, mesme hors des Sonnets & des Epigrammes, & ne s’avisent pas cependant qu’il n’y a rien de si froid, ny qui fasse tant languir l’action sur le theatre, où l’on doit bien plus songer à l’importance de la chose qui se traite, que non pas au jeu & à la rencontre des paroles. La Tragedie n’a donc garde de s’amuser à ces fleurettes ; (f.12r. et v.).
L'opinion de D'Alibray nous éclaire sur sa manière de composer et de traduire : certes, il faut que les vers soient beaux et le plus proches possible de ceux du Tasse, mais il ne faut pas que l’attention se porte tout entière sur la langue, sur la poésie du texte ; au contraire, il faut qu’elle se porte sur l’action et que la langue soit au service de celle-ci, et non pas l’inverse (ce qui était peut-être parfois trop souvent le cas à l’époque de D'Alibray, puisque chaque acteur devait avoir son monologue, ses stances, son heure de gloire en somme).
Le dernier point abordé sera le passage de l’italien au français dans les épisodes interprétés comme baroques dans le texte du Tasse – souvent considéré comme un poète baroque et maniériste – ; trois, les plus révélateurs de cette tendance, seront retenus ; en effet, nous essaierons alors de voir en quoi D'Alibray, en conservant les images baroques du texte italien, tend à donner par son style, par la langue qu’il utilise, un aspect de poésie baroque à sa traduction :
- le passage de la tempête en I, 3 : Marco Ariani sur ce passage du texte italien nous dit que le goût du baroque se retrouve dans la vision métaphorique d’une nature décomposée de manière anarchique (et à sa manière recomposée dans un équilibre absurde et antithétique), où monde végétal et monde marin se mélangent dans un chaos malin, dans un enchevêtrement de formes rupestres et humaines qui tient du cauchemar surréaliste34 ; qu’en est-il en français ? Retrouve-t-on ces métaphores, ce mélange entre deux éléments différents, qui nous fait penser à une espèce de fusion des divers éléments de la nature proche du chaos comme il a été dit ? Voilà ce que nous dit Torrismon :
Jusqu’aux cercles du Ciel la tempeste s’esleve,Et jusques aux Enfers la mesme apres se creve, (v.319-320 ) ;
On ne retrouve donc pas un mélange des mondes marin et végétal mais en revanche un mélange du monde céleste et du monde marin, qui par ailleurs prend des allures religieuses puisque D'Alibray nous parle d’Enfers et de Ciel ; fusion différente mais fusion tout de même de deux éléments opposés, à la limite de l’antithèse, fusion qui reste proche du chaos comme le dit Torrismon lui-même aux vers 315-316 :
Cent nuages espais desrobant la lumiere,Ramenent du Chaos l’obscurité premiere,
À cela s’ajoute le mélange des flots et des vents (v.314), et le mélange de l’obscurité, de la nuit d’une part, et de la lumière des éclairs d’autre part, qui au lieu d’éclaircir les ténèbres les épaississent (v.318). Nous sommes dans un clair-obscur étrange, dans un chaos des éléments aériens ou célestes et des éléments marins, chaos dans lequel l’homme est perdu, puisque les vaisseaux sont tristement dispersez et errent parmy les eaux, nous dit Torrismon aux vers 321-322. Description différente et certes plus courte que celle du Tasse mais qui elle aussi se révèle marquée par un élan poétique propre au Baroque.
- les rêves d’Alvide en I, 1 ; voilà ce qu’elle dit :
Une Ombre, un Songe noir, m’espouvante & m’afflige,Quelque nouveau Fantosme, un ancien Prodige ; (v.23-24). (…)Tantost un marbre süe, & la terre est de sang ;Quelquefois seule errante au milieu des tenebres,J'entends à chaque pas gemir des cris funebres,Ou je voy d’un sepulcre un grand Geant sortirQui le foüet en la main me presse de partir, (v.30-34) ;
Les songes d’Alvide semblent véritablement la terroriser et appartiennent bel et bien au registre du cauchemar complètement incohérent, où se mélangent la terre et le sang, où la pierre – et par n’importe laquelle, le marbre – sue ; elle nous parle plus loin de sepulcre, ce qui montre un goût prononcé pour le macabre ; on peut noter aussi la redondance, pour ne pas dire hyperbole ou pléonasme, lorsqu’elle évoque un grand Geant ; on pourrait parler de langage halluciné, à la manière de ses songes qui sont proches de l’hallucination. Quand elle décrit plus bas son état au réveil, ce sont deux antithèses qui se succèdent :
Et qui durant la nuit transissant de froideurBrule sur le matin d’une mortelle ardeur ; (v.41-42)
et qu’elle reprend plus loin dans la même réplique :
Tandis, te le diray-je ? en l’ardeur où j’attends,Je fonds comme la neige au Soleil du Printemps. (v.93-94) ;
Les deux fois on retrouve l’opposition entre le chaud et le froid, opposition à la limite de l’oxymore lorsqu’elle parle de mortelle ardeur, puisque en soi l’ardeur est difficilement mortelle puisqu’elle est presque un souffle de vie, que ce soit une ardeur amoureuse ou non ; et cette même ardeur qui la saisit finalement la fait fondre comme de la neige ; Alvide est à la fois la flamme et la neige, le chaud et le froid. Ces sentiments poussés à l’extrême sont aussi ceux que l’on peut retrouver chez Torrismon, même si d’une tout autre manière, tout au long de la tragédie mais en particulier encore au cours du premier acte, à la scène 3, lorsqu’il explique qu’il est devenu traître parce qu’il accordait toute sa confiance à Germon et est alors traistre par trop de foy, au vers 289. Ainsi, les structures antithétiques sont récurrentes dans le discours de Torrismon, et d’Alvide en particulier ; c’est ce que va nous montrer aussi le dernier extrait.
- le passage des questions de rhétorique d’Alvide en III, 6 : après avoir reçu les dons de Germon, Alvide se pose de nombreuses questions sur les intentions de celui-ci et sur celles de Torrismon. Le passage culmine entre les vers 1070 et 1081, où l’on retrouve presque une antithèse à chaque vers : Germon/ Mon cher amant (v.1070) ; honneur/ infamie (v.1071) ; renvoyer/ recevoir (v.1073) ; cachez/ voir (v.1074) ; parle/ garde le silence (v.1075) ; plus grande/ moindre (v.1076) ; audace/ mepris (v.1077) ; rejetter/ avoir pris (v.1078) ; sans oublier le dernier vers de la réplique qui montre à quel point l’esprit d’Alvide est torturé et à quel point les sentiments dans la tragédie sont envisagés de manière compliquée : « Ou bien dois-je hayr de peur qu’il me haysse ? » (v.1080) ; si par ailleurs on ajoute à cela le fait que tout le passage n’est composé que de questions, de rhétorique bien sûr puisqu’elles n’attendent aucune réponse, on arrive à un discours véritablement artificiel parce que poussé à l’extrême dans l’emploi des figures de style, et finalement assez compliqué pour exprimer l’inquiétude et l’angoisse du personnage. En cela, le langage d’Alvide en particulier, mais aussi d’autres personnages de la tragédie tels que Rosmonde, est un langage maniériste, parce que compliqué, artificiel, qui utilise toutes les ressources de la rhétorique, parfois allant jusqu’à la limite de la vraisemblance, afin de dire un sentiment souvent relativement simple.
D'Alibray conserve ainsi dans ces passages la tonalité baroque de la langue du Tasse, rapprochant sa tragédie des poèmes baroques de son ami Saint-Amant.
La trame et le problème des sources §
L'histoire du Torrismon reste une histoire originale, ce qui contraste avec la tradition qui se présente comme une reprise souvent, soit des mythes de l’Antiquité que l’on trouve dans les pièces de Sophocle, d’Euripide et d’Eschyle (par exemple, pour ne citer que les plus connus, les mythes des Labdacides ou celui d’Oreste et d’Agamemnon), soit de l’Histoire romaine et on pensera rapidement à la Sophonisbe de Mairet par exemple, à de nombreuses pièces de Corneille comme Horace, ou beaucoup de tragédies d’autres dramaturges du XVIIe siècle. Il re Torrismondo en revanche, prend racine dans un Haut Moyen Age obscur et imaginaire (mais les invraisemblances historiques restent assez courantes aux XVIe et XVIIe siècles) et dans une Scandinavie toute aussi obscure, parce qu’inconnue et lointaine. C'est certainement ce qui fait du Torrismondo une pièce à sujet nouveau, moderne pourrait-on dire et de ce fait, c’est ce qui fait son originalité. Cependant, le Tasse a subi de nombreuses influences et afin de comprendre un peu mieux la trame de la tragédie, il paraît évident qu’il faille revenir aux sources et essayer de mettre au jour quelles elles sont. Nous distinguerons ainsi trois sources différentes : les sources nordiques, les sources classiques et enfin les sources modernes.
Les sources nordiques §
Deux sources principales ont servi au Tasse, comme de nombreux commentateurs de la tragédie, tel Jacques Goudet35, ont pu le dire à maintes reprises. La première est l’œuvre d’Olaus Magnus, l’Historia de gentibus septentrionalibus (Rome, 1555), évêque d’Upsal, œuvre qui a des aspects plus descriptifs sur les mœurs et la vie des peuples du Nord, d’après ce que nous dit Goudet. La seconde est l’œuvre du frère d’Olaus, Johannes Magnus, archevêque d’Upsal, intitulée Gothorum Suonerumque historia ex probatis antiquorum monumentis collecta, et in xxiiii libris collecta (Basilea, 1558), œuvre posthume puisque Johannes est mort en 1544, et qui se révèle beaucoup plus historique que celle de son frère, concernant l’histoire de la Suède et du pays des Goths. Le Tasse a fortement puisé dans ses œuvres comme nous le montre la différence entre sa tragédie inachevée de 1573, Il re Galealto, et la tragédie définitive de 1587, Il re Torrismondo. La tragédie de 1587 est en effet beaucoup plus riche en indications sur les mœurs et les traditions des peuples scandinaves, mais D'Alibray ne les a pas conservées. En revanche, la plupart des noms des personnages en italien comme en français sont tirés de ces frères Magnus : Alvida, Torrismondo – nom de deux rois des Goths-, Germondo, Frontone (que D'Alidray a traduit Fauston). Plus intéressant aussi est ce qui concerne l’intrigue ; les frères Magnus indiquent qu’Alvida aurait été une princesse, fille d’un roi du pays des Goths, enlevée par des pirates, ce que l’on retrouve dans notre pièce ; une autre Alvida, fille du roi de Norvège, ce qui est le cas dans la tragédie du Tasse, aurait fait partie d’un échange élaboré par le Roi du Danemark, Getherus, alors ennemi du roi de Norvège, qui demanda celle-ci en mariage par l’intermédiaire d’un ami fidèle, le roi des Goths et de Suède, Eric, qui fit donc la demande pour son compte, avec le projet de la rendre à son ami par la suite ; on retrouve en plus dans le texte de Johannes Magnus les circonstances dramatiques du retour de Eric et d’Alvida au pays des Goths, puisqu’ils durent subir une embuscade norvégienne, que le poète italien a remplacé par le passage de la tempête. Le Tasse fait donc la fusion de ces deux Alvide historiques pour créer son héroïne, et reprend l’histoire du pacte entre Getherus et Eric, celle de la trahison du roi de Norvège par Eric et le retour mouvementé d’Alvida et d’Eric au pays des Goths pour constituer la base – les antécédents – de sa tragédie.
Enfin, dans les autres sources nordiques, on peut voir une référence à la matière de Tristan et Iseult, entre autres avec l’histoire d’amour presque irrationnelle, dans le sens où dans Tristan et Iseult l’amour des protagonistes s’explique par un philtre, et que dans la tragédie du Tasse il est tout aussi subit. De même, on retrouve l’idée de l’épouse qu’un serviteur fidèle (ou un ami) vient chercher pour son roi (ou son ami) et de laquelle il tombe amoureux alors qu’ils sont ensemble sur un navire.
Les sources classiques §
Bien plus frappante et marquante reste l’influence exercée par les sources classiques, c’est-à-dire par les tragédies grecques et latines, sur le Torrismondo. De nombreux commentateurs l’ont mis en évidence, mais sans avoir besoin de leur aide, il est assez aisé, lorsque l’on connaît l'Œdipe Roi de Sophocle, de voir l’importance que cette pièce a eue dans la composition du Torrismondo. Dès le titre le rapprochement est facile à faire : d’un côté, nous avons l’Œdipe Roi, de l’autre Il re Torrismondo ; le Tasse n’a pas caché son intention de donner à l’Italie une tragédie, la tragédie du XVIe siècle, capable de rivaliser avec celle qu’Aristote considérait le chef d’œuvre de toutes les tragédies. Dans une habitude et une tradition d’imitation comme ce fut le cas de toute la Renaissance et encore de la seconde moitié du XVIe siècle, en dépit des libertés que les dramaturges tentent de se donner, le Tasse a considéré que copier la structure de la tragédie de Sophocle restait la meilleure chose à faire afin de recréer en langue italienne une tragédie de la même qualité. Cependant, c’est surtout l’analyse du 4e acte qui en fait une copie de l’Œdipe sophocléen : après la révélation de Rosmonda à la scène 3 comme quoi elle n’est pas la véritable sœur de Torrismondo, celui-ci cherche à retrouver sa sœur. Il fait alors appel à la scène 4 au Devin comme Œdipe avait appelé Tirésias ; puis arrive Frontone à la scène 6 que Rosmonda lui avait indiqué comme étant celui qui au service du feu Roi des Goths avait caché la soeur que Torrismondo cherche, tout comme le serviteur de Laïus, devenu berger avait emporté Œdipe enfant pour le tuer, mais n’ayant jamais trouvé le courage d’accomplir cette tâche, l’avait donné à un autre berger, serviteur de Polibos, roi de Corinthe. À la scène 7 arrive le messager de Norvège qui annonce la mort du roi de son pays, le père d’Alvida, messager qui apparaît en tous points semblable à celui de la pièce de Sophocle qui annone à Jocaste la mort de Polibos et qui se révèle être par la suite le même serviteur qui avait reçu du berger thébain Œdipe encore enfant. Dans le Torrismondo, Alvida sert de pendant à Œdipe même si ce n’est pas elle qui découvre au fur et à mesure sa véritable identité et sa véritable origine. Alvida, quant à elle, n’échappe pas de justesse à la mort, grâce à la pitié d’un berger qui aurait dû être son bourreau, mais se fait enlever par des pirates norvégiens – se mélangent alors sources nordiques et sources classiques – et est donnée ensuite au roi de Norvège pour remplacer la fille défunte de celui-ci. Le messager qui vient annoncer la mort du père se révèle être le pirate qui l’avait enlevée et donnée plus tard au roi. De là, Torrismondo, comme Œdipe et Jocaste, prend conscience de l’inceste commis bien qu’inconsciemment. En revanche, n’apparaît pas, puisque la trame est quelque peu différente, le thème du parricide ; on se rappelle que Œdipe découvre qu’il est en fait le meurtrier de Laïus, donc de son propre père. Ainsi, le dévoilement de l’identité d’Alvida se fait selon le même principe que celle d’Œdipe, la recherche de la sœur véritable de Torrismondo trouvant sa résolution dans la personne de sa propre épouse, Alvida, tout comme la recherche du meurtrier de Laïus trouvait sa résolution dans la personne d’Œdipe lui-même. Et l’on y retrouve un thème fondateur commun, celui de l’inceste.
C'est là qu’une question peut être soulevée. L'inceste dans la tragédie du Tasse, en apparence, se rapproche de celui de l’Œdipe Roi de Sophocle. Mais ce n’est que s’arrêter aux apparences, puisque l’inceste et l’horreur de l’inceste occupent finalement peu de place dans les sentiments des personnages. Torrismondo, comme Œdipe cela dit, ne se tue pas après l’avoir découvert ; il est roi et doit avant tout répondre à ses obligations sociales. Mais c’est surtout Alvida qui nous étonne : elle se tue, non pas à cause de l’inceste comme le fait Jocaste par exemple, mais parce qu’elle se sent rejetée par Torrismondo et qu’elle ne peut vivre sans son amour. L'inceste de toutes façons, elle n’y croit pas et le considère comme un mensonge inventé par Torrismondo pour la répudier ; et même dans la scène du suicide, lorsque prête à expirer, elle donne les derniers baisers à Torrismondo, ce sont plus des baisers d’amante, de femme amoureuse, que de sœur. Elle se reconnaît sa sœur, accepte de l’être, mais l’ambiguité persiste. Avec Giovanni Getto36 on peut donc penser que la tragédie du Tasse se rapproche plus de la Phèdre de Sénèque pour la description du désir amoureux des deux protagonistes, qui raconte chacun à leur tour la nuit d’amour (celle-ci est donc racontée deux fois, ce qui est assez significatif ; le Tasse insiste bien sur ce point, puisque finalement, d’un point de vue événementiel, il raconte au public ou au lecteur ce qu’il sait déjà) à laquelle ils ne peuvent résister. Une espèce de « furor » à la manière des personnages de Sénèque semble s’être emparée de Torrismondo. L'amour incestueux de Torrismondo et d’Alvida, bien qu’inconscient, se présente comme un centre de désirs puissants, irrésistibles, auxquels aucun des deux ne peut échapper, désirs inavouables parce qu’Alvida, quoiqu’il en soit, n’était pas destinée à Torrismondo, désirs passionnels qui éloignent fondamentalement la tragédie du Tasse de celle de Sophocle. Le Tasse laisse ses personnages livrés à leurs instincts primaires (voir la nuit de la tempête et la nuit d’amour décrites à l’acte I), ce qui fait que l’on se trouve plutôt face à une tragédie de la passion amoureuse37 que face à une tragédie mettant en jeu les problèmes politiques auxquels peut se confronter la Cité. Raffaelo Ramat38 parle de vocation poétique décadente du Tasse qui penche beaucoup plus pour le thème incestueux de Phèdre – inceste conscient et désiré donc – ; malgré tout, et cela explique le choix du modèle oedipien, Alvida et Torrismondo doivent rester innocents, comme pour rappeler l’Arcadie du Tasse, celle que l’on retrouve dans l’Aminta, même si ici elle meurt avec le suicide des personnages – du fait qu’elle ne peut exister dans un monde qui n’a pas de place pour elle. Suivant ce qu’en dit R.Ramat, nous reviendrons dans la partie sur les sources modernes du Torrismondo, sur l’influence de la si célèbre pastorale de l’auteur italien.
Par ailleurs on ne saurait oublier Médée, la pièce d’Euripide, comme autre influence classique du Torrismondo, ainsi que l’a montré Claudio Scaparti39 ; l’influence de Médée, c’est en effet celle exercée sur le personnage de Rosmonda dans son discours en particulier sur le mariage et la condition des femmes mariées à la scène 4 de l’acte II. À cela on peut rajouter l’influence de l’Antigone de Sophocle pour son refus du monde et sa volonté de suivre ses choix jusqu’au bout, quoiqu’il arrive (sur cet aspect a surtout insisté Domenico Chiodo40). Cependant, par rapport aux influences de l’Œdipe Roi de Sophocle et de la Phèdre de Sénèque, leur influence reste moindre. Enfin, il serait même possible d’ajouter à ces sources classiques, mais dans un tout autre registre puisque nous ne sommes plus dans le domaine du théâtre, l’influence de Virgile puisque l’épisode de la nuit de tempête au cours de laquelle s’est accompli l’inceste entre Alvida et Torrismondo renvoie à l’épisode de la tempête dans l’Enéide où Enée et Didon se retrouvent poussés par la force des éléments, et se livrent à leur passion amoureuse.
Ainsi, nous avons pu voir comment à la base nordique et historique de la trame de sa tragédie, le Tasse ajoute et mélange les sources classiques, empruntées d’une part à la tragédie grecque avec Sophocle et Euripide, d’autre part à la tragédie latine avec Sénèque. Mais les sources se compliquent encore puisque le Tasse puise aussi dans la tradition moderne, c’est-à-dire les auteurs italiens - qu’ils aient écrit en langue latine ou en langue italienne – des XIVe, XVe et XVIe siècles.
Les sources modernes §
Au delà des influences métriques et stylistiques que les dramaturges italiens du XVIe siècle ont pu exercer sur le Tasse tels que Trissino, Speroni ou Giraldi pour ne citer qu’eux, influences qui ne nous concernent pas dans l’étude de la trame de la tragédie, le Tasse a pu reprendre des éléments de son sujet à des auteurs tels que Dante, Pétrarque, Boccace ou l’Arioste. Un des éléments qui nous intéresse le plus est certainement l’histoire d’amour et d’amitié à trois personnages : dans le Torrismondo, le personnage éponyme est partagé entre son amour pour Alvida et son amitié pour Germondo ; le schéma était déjà celui de cet épisode de l’Enfer de Dante avec les amants Paolo et Francesca ; c’est aussi celui de la Sofonisba tiré de L'Afrique de Pétrarque ; ou encore celui de l’épisode de Tito, Sofronia et Gesippo tiré d’une des nouvelles du Décaméron de Boccace (X, 8). Cela nous amène à considérer que le Tasse se fait ici l’héritier de la littérature italienne du Moyen Age et des débuts de la Renaissance. On peut y ajouter, selon ce qu’en dit Roberto Bigazzi41, l’influence de l’Arioste et du Roland Furieux : l’épisode de Ruggero et Leone (XLV et XLVI) ou encore celui dans lequel Odoric trahit Zerbin en essayant de lui soustraire Isabelle (XIII et XXIV).
À cela se mêle aussi l’influence du roman courtois en règle générale, avec d’une part le personnage de Germondo42, parfait chevalier qui tombe amoureux au premier regard d’Alvida alors qu’il participe et remporte un tournoi ; d’autre part, dans le rapport complexe entre l’Honneur et l’Amour, sachant qu’en termes de chevalerie c’est le premier qui doit l’emporter sur le second – c’est ce qui se passe dans La Jérusalem délivrée – mais qu’en termes de pastorale, c’est le second qui doit l’emporter sur le premier – et c’est ce qui se passe dans l’Aminte entre Silvie et Aminte. Ce dilemme qui, comme nous l’avons dit, devrait laisser la place à l’Honneur est ici repris et transformé en termes plus modernes qui déboucheront sur le noyau tragique de la trame43.
Dans cette optique nous sommes obligés de considérer comme source moderne du Torrismondo les autres œuvres du Tasse ; tout d’abord, comme nous venons de le voir, l’Aminte qui se présente comme l’autre face de la même médaille (on rappelle que la première composition du Torrismondo, alors intitulée Il re Galealto, date de 1573 comme celle de l’Aminte), où les thèmes se font écho et finissent par s’opposer. Mais c’est aussi la Jérusalem délivrée qui présente quant à elle un autre aspect du problème, et qui selon les codes du poème épique met avant tout en avant l’Honneur chevaleresque. Il apparaît ainsi impossible d’analyser la tragédie du Tasse sans tenir compte de son célèbre poème épique, et encore moins, sans tenir compte de sa pastorale. Beaucoup de commentateurs ont aussi analyser le passage de la tragédie inachevée à la tragédie définitive ; ainsi, R. Ramat (op. cit.) porte son analyse sur la différence d’un point de vue stylistique entre Il re Galealto de 1573 et Il re Torrismondo de 1587, en montrant que les élans de sensualité du Tasse, qui venait d’écrire l’Aminta, seront freinés plus tard par une volonté peut-être de contenir un désir et une imagination toujours prêts à s’échapper, dans une structure relativement rigide qui est celle d’une langue extrèmement rhétorique, et qui est celle du respect des règles aristotéliciennes.
Enfin il serait impossible de laisser de côté les tragédies italiennes du XVIe siècle, qui restent encore, pour la plupart, relativement peu connues de nos jours, mais qui ont eu sans aucun doute leur influence sur celle du Tasse, et cela dans le thème de l’inceste en particulier. En effet, le thème de l’inceste c’est celui à la fois de la Canace de Sperone Speroni en 1542 et celui de l’Orbecche de Giraldi Cinzio en 1541 pour ne citer que les deux tragédies les plus célèbres de la période de la Contre-Réforme italienne : amour incestueux entre la mère et le fils qui nous est raconté dans le prologue de la pièce de Giraldi, amour incesteux entre le frère Macareo et sa sœur Canace dans la pièce éponyme de Speroni. Cette pièce est proche du Torrismondo, non seulement parce qu’on y retrouve un amour incestueux entre un frère et une soeur, mais aussi parce que comme dans Phèdre, on y retrouve ce goût décadent – tout du moins considéré souvent comme tel – de la passion amoureuse et incestueuse irrésistible, qu’on ne peut éviter, alors qu’on la sait éthiquement interdite. Cela crée une certaine atmosphère sensuelle, trouble, presque malsaine, qui par ailleurs fut évidemment critiquée, tout en étant beaucoup admirée, tout au long de la seconde moitié du XVIe siècle, et même plus tard encore. Bien sûr, comme on l’a dit, l’inceste entre Torrismondo et Alvida est inconscient, mais leur attirance réciproque presque inexplicable, charnelle et incontrôlée (voir encore les descriptions qu’en font les deux personnages à l’acte I) les rapproche de cette complaisance et de ce plaisir malsain dans lesquels vivent Canace et son frère Macareo. Il apparaît alors évident que plus que la Phèdre de Sénèque, la Canace de Speroni ait eu une importance décisive sur la constitution de l’histoire d’amour incestueux entre les deux protagonistes.
Le traitement des trois unités §
Parce que la pièce du Tasse a été écrite dans le respect de la Poétique d’Aristote, selon toute la tradition dramatique de l’Italie de la Renaissance, la traduction de D'Alibray doit de ce fait restituer les règles qui y sont présentées. Représentée on l’a vu en 1635 et publiée l’année suivante, la tragédie s’inscrit parfaitement dans la décennie où les règles du théâtre classique sont en train de se mettre en place. Au travers de l’étude des unités de temps, d’action et de lieu, essayons de voir en quoi la tragédie appartient à une dramaturgie nouvelle, fondée dur les règles de vraisemblance et de bienséance.
L’unité de temps §
Reprenons tout d’abord la définition que donne Scherer de cette unité dans la Dramaturgie classique en France (Première Partie, chapitre VI : « l’unité de temps », p.110) : « Les exigences de l’unité de temps (…) consistent à demander que les événements représentés par la pièce soient supposés se dérouler dans une période de temps limitée. » Scherer ne rend pas compte alors d’une durée précise de temps pour les pièces régulières au XVIIe siècle, mais nous parle d’un idéal de concentration qui ira jusqu’à envisager de faire coïncider le temps de l’action représentée et le temps de la représentation. Mais sans aller jusque-là, les théoriciens français à la suite des théoriciens italiens, tel Chapelain, nous parlerons, en reprenant la Poétique d’Aristote, de vingt-quatre heures, ou plutôt d’une seule révolution du soleil. L'unité de temps se fonde alors sur le principe de la vraisemblance (op. cit., p.113), puisqu’elle est étroitement liée à l’unité d’action, en tant qu’elle lui donne des limites et qu’elle la définit. En effet, l’action représentée pour être vraisemblable doit être contenue dans un temps limité, et relativement limité. Voir plusieurs jours défiler sur une scène de théâtre, insiste sur la distance entre le spectacle et le spectateur, et montre que celui-ci est bien au théâtre. Pour que l’adhésion au spectacle soit plus grande et que le spectateur se rende compte le moins possible qu’il est au théâtre, l’action représentée doit être la plus vraisemblable possible, et de ce fait ne peut s’étaler sur une période de temps illimitée. Vraisemblance, action et temps sont donc fortement liés. Passons à la pratique et voyons comment la tragédie du Tasse respecte l’unité de temps.
Divers moments de la pièce nous indiquent que l’action représentée dans le Torrismon prend moins de vingt-quatre heures ; car, comme l’a montré Scherer (op. cit., p.114), « les pièces antérieures à 1640 qui respectent la règle des vingt-quatre heures ( elles ) ne font pas faute de souligner fréquemment ce respect par des allusions aux différents moments de la journée ou de la nuit. » Le Tasse n’échappe pas à la règle et D'Alibray a bien conservé les deux passages où nous trouvons une indication temporelle :
Tout d’abord, à la scène 1 de l’acte I, dès les premiers vers de la tragédie, la Nourrice déclare à Alvide :
A peine ayant quitté les portes d’OrientLe soleil nous fait voir son visage riantQuel sujet donc, Madame, aujourd’hui vous inviteA vous lever si tost? (v.1-4).
Au début de la pièce correspond donc le début du jour, exactement au moment où le soleil se lève ; Alvide ré-insiste plus loin sur ce moment précis de la journée :
Si tu me vois si tost mon lit abandonner,Nourrice, tu n’as pas subject de t’estonner. (v.37-38),
et continue encore :
Car la peur dont la nuict mon âme est occupée,Par les rayons du jour à peine est dissipée ; (v.43-44).
Nous sommes donc à l’aube.
La pièce fournit d’autres indications temporelles précises, comme au début de l’acte II lorsque arrive le Gentilhomme de la part de Germon. Celui-ci dit à Torrismon :
Qu'avant que du soleil la brillante lumiereEstincelle à nos yeux du haut de sa carriere,Il aura dans ce lieu le bonheur de vous voir. (v.483-485).
L'acte II commence donc au milieu de la matinée, et peu de temps s’est donc écoulé entre la fin de l’acte I et le début de l’acte II. On en conclut que lorsque arrive Germon, qui doit être là avant Midi – avant que le soleil soit au zénith – à l’acte III, nous sommes donc à la fin de la matinée. Imaginons que le temps que Germon s’installe à Arane, rencontre Torrismon (à la scène 3), il soit Midi ; cela correspond à la scène 4 de l’acte III, soit au milieu de la pièce et à la rencontre entre Alvide et Torrismon. Ainsi, le milieu de la tragédie correspond au milieu de la journée, et en même temps, à l’unique véritable rencontre des deux amants. L'unité de lieu s’accorde parfaitement avec la structure interne de la pièce et avec la conception de l’action.
Enfin, l’acte IV nous redonne une dernière indication temporelle lorsque le Devin est chassé par Torrismon à la fin de la scène 5 :
Devant que ce grand Astre ait achevé son tour,Et que la Nuit succede à la place du jour ;O Cour qui me bannis comme un homme profane,Que d’estranges effets tu verras dans Arane ! (v.1386-1389).
Cela ne nous dit pas à quel moment se passe l’acte IV, certainement au cours de l’après-midi comme on l’a vu ; mais cela nous indique qu’avant la nuit Torrismon aura appris la véritable identité d’Alvide, ce qui se passe à la scène 7 du même acte – et qu’Alvide, se croyant rejetée par Torrismon, se sera suicidée entraînant celui-ci avec elle (scènes 4 et 5 de l’acte V). On peut alors considérer que ces événements ont lieu en fin d’après-midi, et que le deuil d’Alvide et Torrismon que constituent les scènes 7 et 8 de l’acte V coïncide presque avec la tombée de la nuit. Ainsi, cela nous permet de conclure que le temps dans le Torrismon du Tasse respecte parfaitement les règles d’Aristote qui seront celles du théâtre français classique, à savoir que le temps de l’action ne dépasse pas une révolution du soleil. En effet, on l’a vu, la scène 1 de l’acte I s’ouvre avec l’aube et si nos calculs sont justes, bien qu’il n’y ait pas d’indication précise, la dernière se ferme avec la tombée de la nuit ; moins de vingt-quatre heures après en fait.
L'unité d’action §
Les structures de la pièce (interne et externes) §
La structure interne §
Selon le modèle de l’Œdipe de Sophocle, la pièce, acte par acte, se présente ainsi : l’acte I met en place une partie de l’exposition et dresse le tableau de l’état d’esprit des personnages que sont Alvide et Torrismon ; l’acte II permet la mise en place des solutions au dilemme de Torrismon (convaincre Rosmonde d’épouser Germon), tout en annonçant une précipitation de l’action provoquée pas l’arrivée soudaine de Germon que l’on attendait depuis trois semaines. L'acte III montre les oppositions qui se forment (réticence de Rosmonde, amour toujours puissant de Germon). L'acte IV précipite l’action vers la catastrophe avec la révélation de Rosmonde et la découverte de la véritable identité d’Alvide. Enfin l’acte V est celui du dénouement avec le suicide des deux amants. On a donc le dilemme, suivis des solutions possibles ; des obstacles probables, ensuite le retournement de situation qui provoque la catastrophe finale. La structure interne de la tragédie semble de ce point de vue relativement traditionnelle et conforme aux règles aristotéliciennes.
Les structures externes §
Voyons maintenant les structures externes de la pièce, à savoir tout ce qui concerne la liaison des actes entre eux, la liaison des scènes, le nombre de vers, le nombre de scènes etc. Que peut-on y apprendre sur l’organisation de l’action ?
En reprenant la structure interne de la pièce que nous venons de voir, nous pouvons ajouter une remarque pour confirmer une structure qui va en crescendo lorsque l’on considère le nombre de scènes par acte, vers un paroxysme qui se situe aux scènes 4 et 5 de l’acte V avec le suicide d’Alvide et de Torrismon. Ainsi nous trouvons trois scènes à l’acte I, six à l’acte II et à l’acte III, et huit aux actes IV et V. Cependant, si l’on considère le nombre de vers par acte, le constat est tout à fait différent : l’acte I est le plus long avec 474 vers ; puis suit l’acte IV, celui du retournement de situation avec 415 vers. Les actes II et V comportent à peu près le même nombre de vers, soit respectivement 360 et 387. Enfin, le plus court est l’acte central avec 275 vers. Les actes les plus longs sont en effet, et cela reste logique, ceux où l’on donne le plus d’explications sur les antécédents. Tout passe par le discours. Cependant, l’augmentation du nombre de scènes par acte montre une action qui se précipite et s’accélère. Aux trois scènes à quatre personnages de l’acte I, se succèdent avec l’annonce de l’arrivée de Germon, de nouveaux personnages, surtout à l’acte IV, et donc de nouvelles situations. Plus on avance, plus il y a de mouvement en dépit de l’aspect fortement récitatif de toute la tragédie.
Quant à la liaison des actes entre eux, principe selon lequel un laps de temps doit s’écouler entre deux actes pour que cela soit vraisemblable, elle semble relativement respectée : tous les personnages changent entre la fin d’un acte et le début du suivant, à part entre les actes I et II où Torrismon apparaît à chaque fois sur la scène. Mais entre temps, la suite nous le confirme, il est allé trouver Rusille, sa mère, pour lui demander de convaincre Rosmonde, sa soeur, d’épouser Germon selon l’avis du Conseiller. C'est ce que fera celle-ci en II, 4. Donc, le principe de vraisemblance est conservé : pendant l’entracte l’action a continué son cours. En revanche, la liaison des scènes entre elles révèle que très souvent cette règle, encore une fois liée au principe de vraisemblance, n’est pas respectée : les personnages se suivent sur la scène, entrent et sortent pour nous livrer leur discours, sans qu’il y ait une raison bien claire. Ce problème nous renvoie à celui de l’unité de lieu qui sera traitée plus bas. Ainsi, à l’acte II le Conseiller ouvre l’acte, suivi de Rosmonde à la scène 2, elle-même suivie de Germon et Torrismon à la scène 3 . Il n’y a aucune liaison entre ces scènes, ce qui montre une certaine absence de cohérence et de logique dans la constitution interne de l’acte et de ce fait dans la constitution de l’action, tout en mettant en évidence l’aspect encore une fois récitatif de la pièce : les personnages se succèdent sur scène pour livrer leur monologue. Malgré l’augmentation du nombre de scènes et l’accélération de l’action, celle-ci reste tout le temps confinée dans la parole, dans le discours des personnages.
Définition de l’unité d’action et application à la tragédie étudiée §
Encore une fois reprenons ce que J. Scherer écrit dans la Dramaturgie classique en France pour tenter de définir l’unité d’action, qui de loin, se révèle être la plus complexe. Tout d’abord, il serait préférable de parler d’unification de l’action, plutôt que d’unité d’action même si nous l’avons fait en titre par convention, puisqu’on ne la conçoit pas comme étant une, dans le sens où il n’y aurait qu’un fil à l’intrigue, mais comme étant unifiée, c’est-à-dire
lorsque l’intrigue principale est dans un rapport tel avec les intrigues accessoires que l’on puisse constater à la fois : 1° qu’on ne peut supprimer aucune des intrigues accessoires sans rendre partiellement inexplicable l’intrigue principale ; 2° que toutes les intrigues accessoires prennent naissance dès le début de la pièce et se poursuivent jusqu’au dénouement ; 3° que le développement de l’intrique principale aussi bien que des intrigues accessoires dépend exclusivement des données de l’exposition, sans introduction tardive d’événements dus au hasard pur ; 4° que chaque intrigue accessoire exerce une influence sur le dénouement de l’intrigue principale44.
Bien que J.Scherer établisse cette définition pour les pièces postérieures à 1640, ce qui exclurait la nôtre, nous allons essayer de voir en quoi le Torrismon du Tasse s’éloigne ou se rapproche d’une telle conception de l’unité d’action. Reprenons les quatre points établis par Scherer :
=> 1° : « qu’on ne peut supprimer aucune des intrigues accessoires sans rendre inexplicable l’intrigue principale. » L'intrigue principale est celle de l’amour de Torrismon et d’Alvide, avec le dilemme que se pose Torrismon entre son amour pour Alvide et son amitié pour Germon, puisque Alvide ne lui était pas promise et qu’il devait seulement la ramener à Arane pour son ami Germon ; les deux intrigues accessoires sont celles d’une part, de l’amour de Germon pour Alvide, d’autre part, de l’amour de Rosmonde pour Torrismon et de sa volonté de se consacrer à une vie solitaire et monacale. Les trois intrigues se recoupent évidemment puisque l’amour de Germon pour Alvide et la trahison de Torrismon provoquent le dilemme de ce dernier, et donc le nœud initial ; et l’intrigue constituée par Rosmonde est celle qui provoque la catastrophe puisqu’elle refuse d’épouser Germon, et pour cela décide de révéler sa véritable identité provoquant le dévoilement de l’identité d’Alvide et ainsi la découverte de l’inceste qui aboutira au suicide des deux protagonistes.
=> 2° : « que toutes les intrigues accessoires prennent naissance dès le début de la pièce et se poursuivent jusqu’au dénouement. » Est-ce vraiment le cas dans notre tragédie ? En ce qui concerne celle de l’amour de Germon pour Alvide, il est très clairement évoqué à la scène 3 de l’acte I lorsque Torrismon explique au Conseiller son dilemme et ses angoisses. Ainsi,
Là sur mille luy seul il remporta le prix,Et là des yeux d’Alvide, il fust aussi-tost pris. (v. 249-250).
L'amour de Germon pour Alvide est même bien antérieur à celui de Torrismon et d’Alvide ; de plus, jusqu’au dénouement, son amour est le même, comme le montrent ses paroles à la scène 2 de l’acte IV :
Ny sceptre, ny danger, ny perte, ou desplaisirs,N'ont jamais de mon cœur tiré tant de souspirs,Que l’amour qui sans cesse agite mon courage,N'en tire de ce cœur mille fois davantage : (v.1226-1229).
L'amour est toujours présent ; cependant, il laisse la place peu à peu à l’amitié pour Torrismon : Germon accepte de se plier à la volonté de celui-ci, avec réticence certes mais est prêt à abandonner le projet d’épouser Alvide ; c’est ce qu’il déclare au Conseiller à la fin de la scène 1 de l’acte IV (v.1200-1201). Ce qui était un obstacle finalement se résout, même si ce n’est pas très clair, et devient une aide pour Torrismon. Mais ces déclarations ont lieu avant que l’on découvre la véritable identité d’Alvide et de ce fait permettent de renforcer l’impact du retournement de situation. Après la lueur d’un espoir viendra la certitude qu’on ne peut plus rien faire.
Quant à la seconde intrigue accessoire, elle ne prend pas véritablement naissance dès le début de la pièce. On ne connaît l’amour de Rosmonde pour Torrismon qu’à la scène 3 de l’acte II lorsque celle-ci paraît pour la première fois et déclare :
Helas malgré moy, j’ayme, & brûle pour mon maistre,Je le cherche, & le fuis quand je le voy parestre. (v.579-580).
Il en va de même pour son vœu de chasteté, son désir d’une vie monacale et solitaire :
Qu'une fille vouée aux Dieux dès sa naissance,
dit-elle dans une phrase obscure au vers 575 de la même scène, pour éclaircir ce doute dans le dialogue avec sa mère, Rusille, à la scène suivante, aux vers 652-654 . Ainsi, on ne peut pas dire de cette seconde intrigue accessoire qu’elle commence dès le début de la pièce ; elle s’éclaircit peu à peu tout au long de l’acte II pour être définitivement limpide à l’acte IV lorsque Rosmonde explique sa véritable origine et la substitution dont elle a été l’objet. En revanche, Rosmonde reste fidèle à ses désirs jusqu’à la catastrophe, comme nous le montre la scène 3 de l’acte V :
Quoy l’estat de ma vie est encore incertain !J'appréhende, & nourris encore un espoir vain ! (v.1670-1671).Je m’en vay cependant leur faire mes offrandes,Et parer leurs autels de ces belles guirlandes. (v.1676-1677).
On retrouve en effet dans ce monologue ses deux désirs : celui qui la pousse vers Torrismon, et celui qui la pousse à respecter la volonté de sa véritable mère et donc à servir les Dieux. Il faudra la catastrophe pour que Rosmonde regrette ses actions, aux vers 1666-1667, en V, 8.
=> 3° : « que le développement de l’intrigue principale aussi bien que des intrigues accessoires dépend exclusivement des données de l’exposition, sans introduction tardive d’événements dus au hasard pur. » Mais comment considérer la découverte de l’identité d’Alvide ? Aucune allusion n’est faite à un éventuel inceste entre Alvide et Torrismon dans le premier acte, même si Alvide fait des rêves étranges et même si la Nourrice à la scène 2 nous révèle qu’Alvide n’est pas celle qu’elle croit : « Et ma crainte provient d’une cause ancienne, » nous dit-elle au vers 180. Mais rien dans le discours de la Nourrice n’éclaircit plus ce point. Seule la note que D'Alibray introduit nous donne la clé et nous dit avant l’heure ce qu’on ne saura qu’à l’acte IV (p.10). Le dévoilement de son identité est donc progressif, et à l’acte IV, nous avons donc la superposition de deux fils : d’une part, l’origine inconnue d’Alvide ; d’autre part, la sœur enlevée de Torrismon. Les deux se recoupent et se superposent. Alvide retrouve son identité : elle est la sœur de Torrismon. Mais personne n’en a connaissance dès le début, ni les personnages, ni le public. On retrouve ici la structure exacte de l’Œdipe Roi de Sophocle, avec tout de même une petite part laissée au hasard : en effet, le Messager de la scène 7 de l’acte IV qui vient annoncer la mort du roi de Norvège se révèle être le pirate qui avait enlevé Alvide et que Fauston reconnaît aussitôt. Nous assistons ici à un événement imprévu qui donne la clé au problème et qui finit ce que Rosmonde, le Devin et Fauston avaient commencé. Il y a donc tout de même un élément extérieur qui vient provoquer la catastrophe, et en cela le développement de l’intrigue principale « ne dépend pas exclusivement des données de l’exposition ».
Quant aux deux intrigues accessoires, celle qui s’organise autour de Germon se dissout toute seule, sans surprise finalement si l’on se rappelle les qualités assignées au personnage ; la seconde intrigue trouve pour sa part sa résolution avec la catastrophe et donc la mort des deux amants. Leur développement respectif ne dépend donc pas d’éléments extérieurs non présents dans l’exposition et dus au hasard pur.
=> 4° : « que chaque intrigue accessoire exerce une influence sur le déroulement de l’intrigue principale. » Pour ce dernier point, il serait inutile de se répéter ; nous renvoyons à la première condition mise au point par Scherer.
Ainsi, l’intrigue principale et les deux intrigues accessoires de la tragédie du Tasse nous présentent une action relativement unifiée, mais non pas parfaitement. Elle ne possède pas ce que les tragédies classiques postérieures à 1640 tenteront d’appliquer : unification parfaite de l’action, avec tous les éléments nécessaires au dénouement connus dès le début de la tragédie.
L'unité de lieu §
Certainement celle dont les auteurs dramatiques du XVIIe siècle ont tenu le moins compte, par sa difficulté d’adaptation à la scène, elle n’est pas plus considérée dans le Torrismon du Tasse. L'unité de lieu reviendrait dans l’absolu à avoir un lieu unique au départ pour chaque acte – selon la théorie de Mairet – puis par la suite pour toute la pièce. Comment cette règle a-t-elle été appliquée dans la tragédie du Tasse ?
Le Tasse donne peu d’indications spatiales, ce qui montre que pour les théoriciens et les dramaturges italiens du XVIe siècle, la question du lieu ne se posait pas plus que pour les Français du XVIIe siècle. D'Alibray n’a pas essayé de corriger ce manque d’indications du Tasse, si ce n’est en ouverture de la tragédie lorsqu’il écrit comme lieu de l’action : la scène est en Arane ville principale des Goths. On en vient donc à penser que la tragédie a pour lieu toute la ville, et non pas un endroit en particulier. On risque donc au cours de la pièce de se déplacer d’un point à un autre dans Arane. Essayons de voir au travers du discours des personnages où justement ils se trouvent :
=> à l’acte I : du fait que nous assistons à un dialogue entre la Nourrice et Alvide à la scène 1 et que comme on l’a vu nous ne sommes qu’aux premières heures du jour, nous serions en droit de penser que la scène a lieu dans la chambre d’Alvide. Mais voici qu’à la fin de la scène nous avons ces répliques :
Et venois tout exprès en ce champs spacieuxOù souvent ses Coursiers s’exercent à ses yeux. (v.157-158),
nous dit Alvide ce qui montre qu’elle était en train de se diriger vers l’extérieur, où elle a rencontré sa Nourrice, semble-t-il, avec qui elle a entamé le dialogue auquel nous venons d’assister. Elles seraient donc dans un lieu de passage – un corridor ? Une antichambre ? –du palais royal d’Arane. La Nourrice confirme cela dans les quatre vers qui suivent en déclarant à Alvide qu’il serait plus convenable pour elle de ne pas sortir et de contempler les coursiers de Torrismon et Torrismon lui-même non de l’extérieur mais de l’intérieur du palais, sur un balcon. Alvide s’exécute et sort. La Nourrice reste seule et sort à la fin de la scène 2 après son monologue. À la scène 3 apparaissent ensemble Torrismon et le Conseiller. Mais sommes-nous toujours dans le même lieu ? Aucune indication ne nous a signalé la sortie de la Nourrice, rien ne nous explique pourquoi elle disparaît de la scène, si ce n’est parce qu’elle a fini de parler. Sommes-nous donc transportés dans la chambre du roi des Goths , ou sommes-nous toujours dans le lieu de passage précédent ? Rien ne nous l’indique.
=> à l’acte II : contrairement au texte italien qui indique que la scène a lieu devant le palais du roi lorsque arrive le Messager venant de la part de Germon45, le texte français nous laisse dans le flou ; aucune indication au cours de l’acte n’est donnée ; les personnages se succèdent sur la scène, sortent et entrent sans raison claire la plupart du temps. Où se passe donc la scène ? Toujours dans le même lieu de passage du premier acte ? Est-on véritablement devant le palais royal comme c’est le cas dans la pièce italienne et comme cela arrive souvent dans les tragédies grecques telles l’Œdipe Roi de Sophocle ? Le dramaturge français ne s’est pas soucié de nous l’indiquer.
=> à l’acte III : nous n’avons pas non plus d’indications de lieu. Le plateau se présente comme un véritable lieu de passage qui peut venir bousculer d’ailleurs la vraisemblance. Au monologue du Conseiller (scène 1) suit celui de Rosmonde (scène 2) ; puis elle sort et entrent Torrismon et Germon (scène 3) ; enfin Germon sort voyant arriver Alvide (scène 4) ; Torrismon sort voyant arriver le Gentilhomme de la part de Germon avec les cadeaux de celui-ci (scène 5) ; le Gentilhomme sort et entre la Nourrice (scène 6). L'acte se termine par le dialogue entre Alvide et sa Nourrice. Mais à aucun moment nous ne savons où ont lieu ces scènes. Doit-on supposer encore un lieu de passage à l’intérieur du palais royal ?
=> à l’acte IV : le lieu n’est pas plus clair ; difficile de savoir précisément où se situe l’action. Le Conseiller et Germon entrent en scène (scène 1) ; le Conseiller sort pour raconter à Torrismon l’entretien qu’il vient d’avoir avec Germon, qui quant à lui reste seul en scène (scène 2). Il sort, on ne sait pas pourquoi et entrent Torrismon et Rosmonde en pleine discussion (scène 3) ; Rosmonde sort pour aller chercher Fauston et le Devin, Torrismon restant seul sur scène en les attendant (scène 4) ; arrive le Devin (scène 5) qui se fait chasser à la fin ; puis entre Fauston (scène 6) qui nous précise en revanche que nous sommes toujours bel et bien à l’intérieur du palais, non pas devant comme nous l’avions envisagé à l’acte II ; voilà ce qu’il nous dit :
Apres avoir gousté d’une si longue paix,Qui me rappelle au bruit d’un superbe Palais. (v.1390-1391).
Mais dans quelle pièce exactement, impossible de le savoir. Arrive brusquement en interrompant la conversation, le Messager (scène 7) qui vient annoncer à Alvide la mort de son père. Fauston et le Messager sortent à la fin de la scène et entre alors Germon (scène 8). Pourquoi sortent-ils ? Pas de raison précise si ce n’est, peut-être l’arrivée de Germon, qui désire parler à Torrismon, en conséquence certainement de la discussion qu’il a eue au début de l’acte avec le Conseiller.
=> à l’acte V : le lieu se complique puisque D'Alibray a décidé de faire représenter le suicide des deux protagonistes au lieu de le faire raconter par un Messager ou par un Gentilhomme à un autre personnage, comme c’est le cas dans la pièce italienne (c’est le chœur qui écoute le récit à ce moment-là). Comment D'Alibray s’arrange-t-il avec ce problème ? La scène 1 entre la Nourrice et Alvide ne nous donne encore une fois aucune indication sur le lieu, mais la scène se termine par une didascalie de D'Alibray qui nous indique qu’Alvide s’en va sans l’escouter (p.101), en parlant de la Nourrice. Alvide sort, la Nourrice reste logiquement seule en scène, pourtant la scène 2 laisse place au monologue de Rusille ! Doit-on imaginer que la Nourrice, inquiétée par le comportement d’Alvide, s’est précipitée à sa suite ? Ou bien que le lieu a changé pour laisser en scène Rusille dans une autre pièce du palais ? Au monologue de Rusille suit celui de Rosmonde (scène 3) qui nous dit qu’elle va faire des offrandes aux Dieux et parer leurs autels de guirlandes (v.1676-1677). Elle entre et sort donc aussitôt, après un monologue de onze vers. Ces deux monologues donnent l’impression d’avoir pour fonction d’occuper la scène pendant que Alvide et Torrismon se suicident. Mais cela n’est valable que pour la pièce italienne où les suicides sont racontés dans les scènes qui suivent les deux monologues. Finalement dans la traduction de D'Alibray, ils perdent cette fonction puisqu’ils sont représentés. Mais où ont-ils lieu ? La scène 4 nous l’indique : Alvide (est) seule dans sa chambre (p.104). Impossible d’imaginer que des scènes 2 et 3 aient eu lieu dans la chambre d’Alvide ; donc, nous passons d’un lieu à un autre au sein du même acte. Comment D'Alibray a-t-il résolu ce problème, d’un point de vue pratique, lors de la représentation ? Doit-on penser à l’utilisation d’une tapisserie qui jusque-là cachait une partie du décor, ce qui semblerait le plus probable, ou doit-on imaginer un décor à compartiments hérité du théâtre pré classique aux lieux multiples et épars ? De plus, il apparaît aussi illogique de considérer que la scène 1 ait eu lieu dans la chambre d’Alvide puisqu’on a vu qu’elle est sortie du plateau, ou que les scènes 2 et 3 aient eu lieu au même endroit que la scène 1, car si c’était le cas, la Nourrice serait sortie à la suite d’Alvide et on la retrouverait de ce fait dans la chambre de celle-ci à la scène 4 ; ce n’est point le cas. Donc tout laisse supposer que trois lieux différents se succèdent sur le plateau : une première pièce de passage (scène 1) ; une seconde, lieu de passage entre l’intérieur et l’extérieur du palais (scènes 2 et 3) ; et la chambre d’Alvide (scènes 4, 5, 6, 7 et 8). Ajoutons à cela un détail étrange qu’on ne saurait expliquer : la scène 6, après le suicide des deux protagonistes, nous indique que le Gentilhomme qui a assisté à la scène et qui en est le seul témoin descend de la chambre sur le Theatre (p.108). Mais que doit-on comprendre par là ? Doit-on imaginer que le Gentilhomme, qui était auparavant sur une partie de la scène cachée par la tapisserie dans les scènes 1, 2 et 3 et qui représentait la chambre d’Alvide aux scènes 4 et 5, à la scène 6 sort de la chambre, s’avance au devant du plateau pour entamer son cri de deuil et finalement raconter ce à quoi il a assisté à Germon, puis à Rusille et Rosmonde aux scènes 7 et 8 ? C'est ce qui paraîtrait le plus vraisemblable, puisqu’il semblerait que Rusille lorsqu’elle entre sur la plateau à la scène 8 ne voie pas les corps d’Alvide et de Torrismon. Voilà en effet ce qu’elle dit :
Donc, que pasles et froids je les voye et les touche ;Et qu’un dernier adieu me colle sur leur bouche. (v. 1880-1881).
Le Theatre dont parle D'Alibray est donc bel et bien en dehors de la chambre d’Alvide. Mais que représente-t-il concrètement ? Impossible de le savoir : est-ce un lieu pour permettre le deuil des personnages, tous réunis au devant de la scène, dans un souci de communion avec le public duquel ils se sont rapprochés ? Ou est-ce encore une fois, un lieu de passage au sein du palais royal ? On ne saurait le dire.
Le problème du lieu dans le Torrismon du Tasse vient donc au départ de l’auteur italien puisque le Tasse n’a pas donné dans sa pièce, que ce soit par les discours des personnages ou par des didascalies, d’indications de lieu. On a vu par ailleurs à quel point il s’était peu soucié de la liaison des scènes entre elles, ce qui pose problème à l’unité de lieu puisqu’on est en droit de se demander où sont les personnages, où ils vont et d’où ils viennent. L'unité de lieu apparaît comme quelque peu artificielle pour le Tasse, et donne seulement l’impression de respecter une règle de plus, qui n’est pas aristotélicienne d’ailleurs puisque Aristote n’en parle pas, afin que sa tragédie soit le plus possible – mais seulement en apparence – régulière. Quant à D'Alibray, il complique fortement l’unité de lieu dans le cinquième acte, puisque quatre lieux peuvent y être discernés. Multiplication du lieu dans le souci de supprimer un long récit et de le faire plutôt représenter ; volonté finalement de divertir le public par une diversité des lieux héritée du théâtre des trois premières décennies du XVIIe siècle, reste d’un goût pour le spectacle qui va à l’encontre de l’unité de lieu que les dramaturges du théâtre classique ont pourtant essayé d’atteindre, souvent avec difficulté ; plusieurs hypothèses sont possibles. Ici, mais ce n’est pas une surprise, c’est la seule unité qui n’est pas respectée.
Les personnages §
Douze personnages au total dans la pièce de D'Alibray, deux de plus – un messager et un gentilhomme ainsi que le chœur – dans la pièce originelle ; si D'Alibray n’en a pas supprimé d’autres, c’est qu’ils comportaient tous une fonction précise, bien plus qu’ornementale. Nous distinguerons dans cette analyse trois sortes de personnages : tout d’abord les protagonistes, Torrismon et Alvide ; puis, le couple antagoniste composé de Germon et de Rosmonde ; enfin, les personnages secondaires et utilitaires.
Les protagonistes : Alvide et Torrismon §
Couple principal de la pièce, à la fois couple d’amants et couple de frère et sœur comme on le découvre au 4e acte, tout le drame de la tragédie tourne autour d’eux. Mais plusieurs questions se posent à nous : quelles sont leurs caractéristiques ? Qu'est-ce qui fait d’eux les personnages principaux ? Apparaissent-ils pour autant comme des héros ?
Alvide §
Malgré le titre de la pièce nous commencerons plutôt par le personnage féminin, tout simplement parce que nous considérons son intérêt et son épaisseur psychologique bien plus importants que ceux de son frère et amant, Torrismon, suivant en cela ce que D'Alibray exprime lui-même dans son avis Au Lecteur :
De moy voyant combien ce personnage – Alvide – étoit funeste j’ay cherché la raison pourquoy le Tasse n’a pas intitulé cette Tragédie l’Infortunée Alvide plustost que le Torrismon & je n’en trouve point d’autre sinon que Torrismon paroist dans tous les Actes, & qu’il est la principale cause des desastres qui arrivent. (f.6r.).
Nous reviendrons plus tard sur les raisons qui concernent directement le personnage de Torrismon ; pour le moment, intéressons-nous aux caractéristiques d’Alvide, qui en font un personnage de premier plan, à la fois d’un point de vue dramatique et d’un point de vue psychologique.
Fonctions dramatiques §
Alvide se révèle être l’objet de deux quêtes, d’une part, et c’est la première entre les deux, de celle de Germon qui désire l’épouser, d’autre part, et elle vient se greffer sur la première comme un parasite, de celle de Torrismon. Le problème est alors plus complexe puisqu’il évolue dans le temps et qu’il possède deux clés de lecture. En effet, Alvide est l’objet de la quête de Torrismon en tant que Torrismon est l’intermédiaire, pour ne pas dire le représentant de Germon dans la requête que celui-ci fait auprès du roi de Norvège, le père d’Alvide. Mais cette quête vient se dédoubler, et alors que la première comporte deux opposants – Alvide elle-même qui déteste Germon, et son père le roi de Norvège – la seconde avec Torrismon comme sujet montre au contraire deux adjuvants, Alvide elle-même qui tombe amoureuse de Torrismon, et son père qui accepte de donner sa fille en mariage au roi des Goths. Mais cette seconde quête qui ne devait être qu’un déguisement de la première se complique et finit par s’en détacher pour aboutir alors au fait que Torrismon devient le sujet de sa propre quête, puisqu’il désire Alvide pour lui-même (cf. v.331-332), poussé par l’amour croissant qu’il ressent pour elle, et qu’ainsi il empêche la quête de Germon d’aboutir. Les deux quêtes sont alors opposées et contradictoires, créant le nœud de la tragédie. Alvide est ainsi l’objet de deux quêtes, objet du désir de deux hommes, en tout cas jusqu’à l’acte IV, jusqu’à ce que Torrismon découvre qu’elle est en fait sa sœur, et décide de la convaincre d’épouser Germon. Alvide est alors le sujet de la quête que cherche à lui imposer Torrismon ; mais cette quête ne peut aboutir puisque Alvide en est aussi le principal opposant, refusant de se donner à un autre qu’à Torrismon et ne voulant pas croire ce que celui-ci lui dit. Le nœud paraît alors insoluble. C'est là que l’on se rend compte du rôle fondamental d’Alvide : c’est elle qui provoque le dénouement en se suicidant et en entraînant avec elle Torrismon. De ce fait, elle occupe la place primordiale au sein du processus dramatique ; statique durant quatre actes, en attente de ce que les autres personnages peuvent décider, son rôle se révèle au 5e acte celui qui résout le nœud tragique et qui fait passer la pièce dans la catégorie des tragédies à fin malheureuse.
L’épaisseur psychologique du personnage §
Dès le début Alvide se présente comme un des personnages troublés de la pièce ; l’acte III confirme cet aspect en nous montrant un personnage traversé par une multitude de questions qui demeurent sans réponse ; enfin, l’acte V nous livre un cri de déchirement, de douleur profonde qui ne peut trouver et qui ne trouve d’ailleurs qu’un remède : la mort. D'Alibray a mis au jour les trois moments dans l’avis Au Lecteur : « considere ses inquietudes dans le premier Acte, ses defiances dans le Troisieme, & dans le Cinquieme ce desespoir qui l’oblige à se tuër » (f.6r.). Ainsi :
=> la scène 1 de l’acte I, qui présente un dialogue entre Alvide et sa Nourrice dans lequel nous avons un premier aperçu des faits, nous révèle l’état d’anxiété d’Alvide. Anxiété d’une femme éperdument amoureuse tel que le montrent ces vers :
Je puys pour luy complaire, aymer, ou n’aymer point ;Que ne puys-je aussi bien alentir cette flammeQui consomme mon cœur, & me devore l’ame. (v.118-120).
tout en étant inquiète par la froideur soudaine et inexplicable de celui qu’elle aime. Inquiète certes, mais le mot reste faible ; Alvide se présente comme une âme fortement troublée qui ne trouve jamais le repos, encore moins la nuit que le jour. Ses rêves sont assez effrayants et encore une fois demeurent sans explication, et sont révélateurs d’une forte mélancolie amoureuse. À ce stade de la tragédie, Alvide se présente avec un pied dans le monde de la folie, accorde presque une importance démesurée à la froideur de Torrismon et semble troublée pour des raisons relativement obscures. Le personnage est de ce fait à demi plongé dans une folie amoureuse et passionnelle.
=> la scène 6 de l’acte III est encore une fois un dialogue entre Alvide et sa Nourrice ; on découvre dans cette scène l’âme de la princesse pas plus tranquille qu’elle ne l’était au 1er acte ; au contraire, son esprit se trouble encore plus devant les dons de Germon dans lesquels elle reconnaît le trophée d’un ancien tournoi que Germon, alors chevalier inconnu, avait remporté. Que signifient-ils ? Le spectateur et le lecteur le savent : ce sont bel et bien des dons d’amour comme l’indiquent d’ailleurs certains signes (« couronnes brisées, flèches embrassées », v.972-973). Mais Alvide doute encore et se demande si ce n’est pas un piège de Torrismon jaloux, ce qui expliquerait sa froideur. L'agitation poussée à l’excès de l’esprit d’Alvide est rendue par une multitude de questions qui s’enchaînent les une aux autres sans réponse : dès les premiers vers de la scène, on trouve « pourquoy..? pourquoy..? Que veut dire? » (v.972-975). Ces questions se poursuivent plus loin : « D'où luy vient...? Qui peut l’avoir donné? Et pourquoy..? A quoi bon..? Qu'est-ce que signifie...? Que veulent...? » (v.1063-1067), pour finir dans sa troisième réplique de la scène qui montre un enchaînement de douze questions sur douze vers (v.1070-1081), une question par vers en somme. Ces questions à répétition nous présentent un personnage en proie à ces angoisses, angoisses quasiment existentielles puisque ses questions demeurent sans réponse. Alvide, plus qu’une simple amoureuse éperdue et qui se sent délaissée, se révèle ici une femme perdue dans l’univers qui l’entoure, un univers qu’elle ne comprend pas.
=> la scène 1 de l’acte V marque le paroxysme du désespoir d’Alvide qui a dépassé les simples questions sur les dons de Germon et le comportement de Torrismon, comme elle le dit aux vers 1536-1537 :
Je n’ay plus désormais aucun subjet de crainteMon mal est trop certain, trop certaine ma plainte,
Le désespoir d’Alvide qui n’aurait pu être qu’un monologue se présente comme un dialogue encore une fois avec sa Nourrice, mais ici sa peine se recouvre de désespoir et encore plus de colère ; certaine cette fois-ci que Torrismon ne l’aime plus et ne l’a peut-être jamais aimée, elle se sent une marchandise entre les mains des deux rois (v.1608-1610). Finalement, encore plus que d’être rejetée par Torrismon pour des raisons qu’elle considère comme des prétextes, Alvide ne peut supporter le fait d’être humiliée, d’avoir été abusée par Torrismon et de se présenter ensuite comme une marchandise entre deux hommes, vendue par celui qu’elle aime et à qui elle avait fait confiance, achetée par celui qu’elle déteste. C'est toute sa dignité de femme, mais peut-être encore plus de princesse qui est niée ici :
Ma honte est asseurée, on me manque de foy
dit-elle au v.1538, et elle continue aux v.1548-1549 :
Où puis-je desormais trouver une retraitteQui tienne ma misère et ma honte secrette ?
De là, s’ensuit un constat d’ordre de vérité générale sur le monde, et en particulier sur le monde des courtisans ; il y a une désillusion, un désenchantement total qui vont la mener au suicide : il n’y a plus de Justice, plus d’Honneur, plus de Foy, plus de Raison, plus de Loix. Il ne reste que la loi du plus fort : « le plus puissant est Roy » dit-elle au v.1586, et de ce fait seules « la force et la fraude » (v.1576) règnent. Il est alors possible d’y voir une référence à l’univers courtisan et ainsi machiavélique de l’Italie du XVIe siècle que le Tasse a bien fréquenté.
Ainsi, dans la condition dans laquelle elle est, Alvide ne trouve qu’une solution : « Un seul coup à mes maux peut fournir d’allegeance » (v.1641) soit le suicide ; suicide qui n’est donc pas la conséquence de l’inceste commis avec son frère Torrismon, mais simplement parce qu’elle est rejetée et qu’elle a perdu sa dignité. C'est en cela qu’Alvide diffère de Jocaste puisque le sentiment d’avoir commis un inceste ne l’atteint jamais et de ce fait n’a presque pas lieu d’être dans la tragédie. Alvide incarne ainsi ce refus de la société courtisane qui tend toujours à s’arranger, et la femme amoureuse transie qui préfère mourir plutôt que de compromettre son amour pour l’homme aimé.
Alvide est le personnage avec lequel nous compatissons le plus, et qui nous touche le plus, et comme l’écrit D'Alibray dans l’avis Au Lecteur, elle « est tres mal-heureuse & tres digne de pitié », et il continue ainsi : « & si tu n’en es touché, dy hardiment que tu as le cœur de marbre » (f.6r.), dans une adresse directe au lecteur.
Torrismon §
Mais passons maintenant à l’autre composant du couple, et essayons de voir aussi ici quelles sont ses fonctions dramatiques d’une part, son épaisseur psychologique d’autre part.
Fonctions dramatiques §
D'Alibray a évoqué dans son avis Au Lecteur les raisons pour lesquelles Torrismon se présentait comme le personnage principal (f.6r.) : d’une part, Torrismon apparaît dans tous les actes – en effet, ce qui fait un total de douze scènes sur trente-et-une soit un tiers, contre sept pour Alvide qui n’apparaît que dans trois actes – et d’autre part il est la cause de ses malheurs puisqu’il a manqué de foi à Galealte, Germon et Alvide. En cela, il est coupable bien au-delà de la prophétie dont son père aurait eu connaissance. Il est ainsi le personnage principal de la tragédie et sur le modèle d’Œdipe, répond aux critères aristotéliciens : ni bon, ni mauvais, sinon il ne serait pas digne de compassion. Mais le fait d’être le personnage principal en fait-il le véritable sujet de l’action ? N'en est-il pas plutôt la victime ?
En effet, Torrismon est d’abord sujet de la quête que lui a assignée Germon, dont il est alors le représentant, comme on l’a vu plus haut ; en cela, il est le sujet de l’action mais n’en est pas le destinateur, qui est ici l’amour de Germon pour Alvide. Puis, Torrismon devient le véritable sujet de la quête que son amour pour Alvide l’oblige à accomplir ; mais l’irrationalité de cet amour, son aspect passionnel font que c’est plus un instinct qui pousse Torrismon à agir que sa propre volonté. Enfin, lorsque Torrismon semble véritablement passer à l’acte pour résoudre son dilemme, ce n’est pas lui qui lance l’action mais le Conseiller qui lui propose d’amener Germon et Rosmonde à se marier ; ce n’est donc pas sa volonté qui le pousse à cette résolution mais la force de conviction du Conseiller qui détourne un temps Torrismon du suicide ; enfin, ce n’est pas Torrismon qui se charge de l’entreprise, mais d’une part Rusille qui a pour fonction alors de convaincre Rosmonde (II, 4) et le Conseiller qui tente la même chose auprès de Germon (IV, 1). De ce fait, Torrismon ne prend pas les décisions ou plutôt ne trouve pas les solutions à ses problèmes, puisqu’il en est incapable, et ne passe pas non plus à l’acte, laissant aux autres le soin de s’en charger, parce qu’il en est encore une fois incapable. La fonction dramatique de Torrismon apparaît en effet bien faible.
Enfin, il se présente plutôt comme un anti-héros parce qu’il ne reprend que partiellement les caractéristiques qui seront celles du héros classique, comme a pu le montrer Jacques Scherer46 : héros de tragédie, donc d’un rang social élevé, Torrismon l’est puisqu’il est roi des Goths ; assez jeune, il l’est certainement aussi puisqu’il n’est pas encore marié et que ses souvenirs d’aventures avec Germon ne remontent pas à un temps ancestral ; mais Torrismon est un héros qui a perdu le courage qui devrait lui permettre de dire la vérité à Germon, et que sa valeur militaire est reléguée dans le passé. Ainsi, il ne retrouve sa valeur héroïque que dans les récits qui sont sources de souvenirs d’un temps meilleur mais définitivement perdu, semble-t-il. Tout entier écrasé par sa passion pour Alvide, qu’il n’arrive pourtant pas à lui exprimer comme nous l’avons vu par ce qu’en dit celle-ci, et tout entier écrasé par un destin inexplicable, Torrismon se présente comme un héros déstabilisé, mis à mal au sein de ses valeurs, et se fait ainsi le personnage de la non-action.
L'épaisseur psychologique du personnage §
En effet, Torrismon apparaît comme le lieu de confrontation pour ne pas parler de véritables combats, de différents sentiments : tout d’abord, il intériorise le combat de l’Amour et de l’Amitié ; mais aussi celui de la Raison, qui est ici raison d’Etat, et de la passion ; enfin, celui entre les vertus chevaleresques dont il s’était fait le représentant, et sa condition d’homme ordinaire qui ne peut pas être à leur hauteur.
=> le conflit entre l’Amour et l’Amitié est certainement le plus flagrant des trois, celui qui semble être au cœur de tout le drame. Dès la première apparition de Torrismon, à la scène 3 de l’acte I, les termes du conflit sont posés :
Vivray-je avec Alvide, ou bien séparé d’elle ?Je ne la puis garder sans une trahison,Et ne puis sans mourir l’oster de ma maison : (v.396-398)
déclare Torrismon au Conseiller. Ainsi, Torrismon est déchiré entre l’amour passionnel qu’il éprouve pour Alvide, et qu’elle lui rend bien par ailleurs, et l’amitié très puissante qu’il a pour Germon. Se pose à lui une espèce d’ultimatum : ou il décide de conserver Alvide et donc de rompre le serment qu’il avait fait à Germon, perdant ainsi sa confiance et son amitié ; ou il décide de rester fidèle à son ami, et ainsi lui restitue Alvide, tout en sachant qu’il ne la lui donne pas intacte. Mais Torrismon, entre ces deux choix, ne peut se décider. Nous sommes dans un véritable dilemme, dont l’unique issue aux yeux de Torrismon, serait la mort :
Aussi certes la mort est la plus courte voye,Pour sortir des ennuis où mon cœur est en proye. (v.351-352).
Cependant le Conseiller, avant la fin de la scène, lui propose une troisième vision du problème, qui a le mérite de se présenter comme une issue au dilemme de Torrismon : proposer Rosmonde, la sœur de Torrismon, comme épouse à Germon à la place d’Alvide, en mettant en avant la réticence que celle-ci a envers le meurtrier de son frère, et l’importance d’un lien politique entre le Pays des Goths et la Suède. C'est donc pour cette issue que Torrismon va opter sans grande conviction, parce que le sentiment de culpabilité qu’il éprouve face à Germon le pousse à douter de son aboutissement.
=> le conflit entre l’Amour et l’Amitié devient alors un conflit d’un autre niveau puisque Torrismon est roi des Goths et qu’il a de ce fait des devoirs politiques : se pose alors le conflit entre la Raison, qui est comme on l’a dit, la raison d’Etat ici, et la passion de Torrismon. La raison d’Etat, c’est celle que propose le Conseiller et dont on a parlé plus haut. Le calme rationnel du Conseiller avance cette issue, mais son calme est celui d’un homme politique de l’ombre gouverné par la Raison et non par ses passions. Torrismon en revanche ne rentre pas dans cette définition et en cela, dès le début, il doute de la réussite d’une telle entreprise : « L'Amour ne souffre point un échange pareil, » (v.465).
Torrismon ne semble pas du tout convaincu, et ce manque de conviction se confirme à la scène 6 de l’acte II lorsqu’il dialogue avec sa mère, Rusille, qui vient juste de convaincre Rosmonde au mariage avec Germon :
Je croy que ce n’est pas faire en homme bien sageDe joindre avec le Prince, un cœur ainsi sauvage,
déclare-t-il aux vers 819-820. Ses dialogues avec Germon en III, 3 et avec Alvide en III, 4 montrent à quel point il ne peut se décider à choisir, et de ce fait à agir, la raison d’Etat ne prenant pas le dessus lorsqu’il parle avec Germon, et la passion amoureuse ne prenant pas non plus le dessus lorsqu’il est face à Alvide. Nous sommes encore une fois dans un conflit qui prend l’allure d’un dilemme.
=> enfin, le dernier conflit qui habite Torrismon est celui entre les vertus chevalesresques qu’il tente encore d’honorer et qu’il tente d’atteindre comme un idéal, et la constatation tragique qu’il ne peut y parvenir. Ainsi, tout le récit qu’il fait dans la scène 3 de l’acte I concernant les exploits de bravoure dont il s’est rendu l’auteur dans son passé sert à dresser le portrait d’un chevalier courtois tel qu’on peut le rencontrer dans les romans du Moyen Age, chevalier dont les principales valeurs sont l’Honneur, le Courage, la Loyauté, et de ce fait la Fidélité, l’Amitié et l’Amour. Devenu roi des Goths, Torrismon aurait dû conserver ces qualités et même les porter à leur plus haut point du fait de sa position sociale. Mais c’est là qu’il échoue, puisque d’une part il trompe le roi de Norvège en lui faisant croire qu’il demande Alvide pour lui ; en cela, il trompe sa Loyauté. D'autre part, il trompe aussi son ami le plus fidèle, Germon, puisqu’il cède à son attirance pour Alvide, sachant parfaitement de quoi il se rend coupable en agissant ainsi. Traistre comme il le dit, il le devient bel et bien, et plutôt deux fois qu’une. Ainsi il bafoue toutes les vertus auxquelles il semblait attaché, et perd de ce fait une partie de lui-même en perdant une partie de ses idéaux chevaleresques. Il n’a plus rien alors à quoi se raccrocher ; il est en partie aliéné à lui-même, aliéné à tel point qu’il déclare au vers 206 : « Je suis celuy qui fuit, & celuy que je fuis, » et il continue au vers 210 : « Moy-meme mon tesmoin, mon juge, mon bourreau, » où il montre à quel point il ne peut plus se supporter lui-même. Incapable d’échapper à sa conscience, comme il le dit encore une fois lui-même aux v.203-204 , il se trouve écrasé par la culpabilité, qui se fait triple, envers Galealte, le roi de Norvège, Germon bien évidemment, mais aussi Alvide qui ne connaît pas la vérité du procédé.
Personnage dont le poids de la culpabilité semble insurmontable, personnage déchiré par ses conflits intérieurs comme nous venons de le voir, Torrismon est de ce fait incapable d’agir, et reste écrasé par son sort. Presque voué à l’inaction, il est tragique en cela, mais aussi parce qu’il est privé de secours, privé d’idéal, et qu’il apparaît perdu dans le monde qui l’entoure. Finalement, Torrismon est destiné à l’échec dès le début, et lui-même ne voit pas d’autres issues que la mort et que le Néant qui se présentent comme l’unique repos pour son âme tourmentée47.
Alvide et Torrismon en tant que couple §
Alvide et Torrismon sont bel et bien un couple, ambigu certes, puisque d’abord couple d’amants pour enfin se découvrir couple de frère et sœur. Couple déchiré comme on l’a vu, d’une part par le sentiment de rejet dont souffre Alvide, d’autre part par la trop lourde culpabilité que ressent Torrismon. Couple déchiré dont on ne voit la rencontre sur scène qu’à deux reprises (une seule pour la pièce d’origine puisque le Tasse ne fait pas représenter les deux suicides) ; tout d’abord à la scène 4 de l’acte III, scène très courte et extrèmement conventionnelle entre les deux amants - Torrismon appelle Alvide Madame et lui donne le vous que leur impose leur rang – où Torrismon ne montre aucun signe d’affection ; enfin à la scène 5 de l’acte V, la scène où Alvide et Torrismon se suicident, scène de l’explosion de la passion des deux protagonistes. Malgré la rareté de leur apparition sur scène ensemble, l’accent est mis sur le couple puisque la scène 4 de l’acte III, seule véritable scène de leur rencontre parce qu’écrite telle quelle par le Tasse, se situe parfaitement au milieu de la tragédie. Alvide et Torrismon forment donc un binôme indissociable, à tel point que la mort de l’un entrainera presque aussitôt la mort de l’autre.
Personnages principaux on l’a vu, certains critiques tels que Jacques Goudet vont pourtant jusqu’à parler de non- héroïcité en ce qui les concerne48. En effet, il analyse Alvide et Torrismon comme des personnages à la mesure humaine, qui ne cherchent pas le drame, qui font tout au contraire pour l’éviter en cherchant des solutions à leurs problèmes, et qui essaient de remplir leur fonction sociale c’est-à-dire celle de roi. Mais ils sont écrasés par une force qui les dépasse et qu’ils ne comprennent pas. J. Goudet considère que Torrismon n’est pas un héros parce qu’il ne se tue pas après avoir appris qu’il a commis un inceste avec sa sœur ; il tente plutôt de convaincre celle-ci de prendre Germon pour époux. Et Alvide, toujours selon J.Goudet, semble mettre fin à ses jours, plus du fait qu’elle se sent devenue un objet de marchandise et qu’elle a ainsi perdu sa dignité, que parce qu’elle a perdu l’amour de Torrismon. Leur comportement, pour J. Goudet, ne relève pas de l’héroïsme.
Mais ne pourrait-on pas plutôt penser que leur démarche est au contraire celle de héros, mais de héros ébranlés par le destin, bousculés dans leurs idéaux, situation qui en fait des héros tragiques ? Tragiques, parce que, quoiqu’il en soit, le binôme indissociable que constituent Alvide et Torrismon est un couple non-viable, parce que ce sont des frère et sœur qui s’aiment comme des amants. De ce fait, leur couple, héroïque ou pas, se fait le représentant de l’amour impossible, déchiré, et qui sur terre ne peut vivre que dans la séparation.
L'autre couple de la pièce : Rosmonde et Germon §
Il pourrait paraître étrange de qualifier le tandem Rosmonde-Germon de couple, puisqu’ils ne sont ni amants, ni frère et sœur, et d’ailleurs, à part dans la dernière scène de la pièce, ils ne se rencontrent pas. Cependant le parallélisme que l’on peut établir entre eux et le véritable couple de la tragédie nous permet de parler de Rosmonde et de Germon en tant que couple : qu’est-ce qui les oppose et qu’est-ce qui les rapproche d’Alvide et de Torrismon ? Tentons de voir en quoi il est possible de penser qu’ils se présentent comme leur double.
Fonctions dramatiques §
Nous l’avons vu, Germon et Torrismon occupent la même place dans l’action puisqu’il désirent tous eux épouser Alvide ; de ce fait, lorsque Torrismon est sujet de l’action, Germon en sera l’opposant et vice versa. Quant à Rosmonde, son vœu étant de rester chaste et de se consacrer à une vie monacale suivant la volonté de sa mère véritable, elle s’oppose en cela à la quête menée par Torrismon qui veut qu’elle prenne Germon pour époux, afin de résoudre son dilemme. Torrismon à son tour, s’oppose à son désir de vie solitaire pour la raison que nous venons d’évoquer, et s’oppose bien évidemment à l’amour qu’elle lui porte, même s’il n’en a pas connaissance, d’une part parce qu’il aime Alvide, d’autre part, parce que jusqu’à présent, il la considérait comme sa sœur.
À ce niveau-là de l’analyse, on est donc en mesure de dire que Germon et Rosmonde forment un couple parce qu’ils occupent dans les schémas actanciels les mêmes places, ou d’opposants, ou de sujets, et parce qu’à chaque fois leur position au sein de l’action est l’exact opposé de celle de Torrismon et d’Alvide. Ainsi, lorsque ces deux derniers sont sujets de l’action, Germon et Rosmonde en sont les opposants, donc des obstacles ; et lorsque c’est l’inverse, c’est-à-dire que Germon et Rosmonde sont les sujets de l’action, Torrismon et Alvide en sont les opposants. On peut donc parler de couples antagonistes
Enfin, plus que couples antagonistes, Germon/Rosmonde et Torrismon/Alvide sont des doubles, puisque comme nous l’avons déjà dit, Alvide est à la fois l’objet de la quête de Torrismon et de celle de Germon. À cela on peut ajouter le fait que Torrismon et Germon sont comme deux frères, tous deux se sont connus étant princes héritiers, jeunes, nourris des mêmes ambitions, ayant tout partagé aussi bien en temps de guerre qu’en temps de paix. Les vers 231-238, en I, 3 prononcés par Torrismon insistent sur cette similitude, en multipliant les termes de comparaison : « Comme j’estois, d’un pareil desir, avecque luy, avec luy, » compagons employé deux fois, « de mesme que ». Germon, en III, 3, parle de Torrismon comme de sa « plus chere moitié », au v.894, chacun semblant être la moitié d’un même tout.
Il en va de même pour Alvide et Rosmonde. Toutes deux sont en effet à la fois sœur de Torrismon, Alvide étant sa sœur véritable et Rosmonde sa sœur officielle, et amante de Torrismon, Alvide sa future épouse, et Rosmonde celle qui l’aime en secret et qui n’ose se déclarer. Le second aspect d’ailleurs, que le Tasse a rajouté par la suite puisqu’il ne figure pas dans les premières éditions du Torrismondo, montre bien le souci de faire de Rosmonde un double parfait d’Alvide, et permet ainsi d’insister sur le thème de l’inceste. Doubles parfaits, Rosmonde et Alvide peuvent faire aisément l’objet d’un échange, et encore une fois, d’un double échange : le premier est bien sûr celui que l’on apprend par la bouche de Rosmonde à la scène 3 de l’acte IV :
Ainsi pour vostre sœur, dans ma plus tendre enfanceJe fus mise & nourrie en un lieu de plaisance ; (v.1288-1289).
Le second, bien évidemment, est celui, jamais réalisé mais proposé par le Conseiller à la scène 3 de l’acte I : que Rosmonde épouse Germon et qu’Alvide, d’abord promise à Germon, épouse ainsi Torrismon. On retrouve d’ailleurs le même terme, échange :
Donnez-luy vostre sœur ; on ne perd rien au change,
déclare le Conseiller au roi des Goths au v.463, ce à quoi celui-ci répond :
L'Amour ne souffre point un eschange pareil. (v.465).
Les destins d’Alvide et de Rosmonde sont donc faits pour se croiser et c’est cela qui fait des deux princesses des doubles presque parfaits. Ainsi, au niveau dramaturgique, Alvide/Torrismon et Rosmonde/Germon forment deux couples antagonistes, et plus que ça, se présentent comme des doubles. Mais qu’est-ce qui fait leur différence alors ?
L'épaisseur psychologique des deux personnages : les aspirations vertueuses de Germon et de Rosmonde §
Mais il serait pourtant impossible, sur le plan des caractéristiques morales, de substituer Germon à Torrismon, ou Rosmonde à Alvide. Pourquoi ? Essayons de voir à quoi aspire chacun des deux.
=> Germon se présente comme un double de Torrismon, comme son frère jumeau en quelque sorte, du moins tant que ce dernier n’a pas commis l’erreur qui fera le poids de sa culpabilité, c’est-à-dire tomber amoureux d’Alvide et la prendre comme femme. À partir de là, Germon n’est plus le double de Torrismon parce que Torrismon est comme chassé du paradis, paradis qui est assimilé à une Arcadie chevaleresque, où les valeurs sont celles d’Honneur, de Fidélité, de Courage. Torrismon apparaît alors comme un être déchu. Germon, non ; et c’est pourquoi il reste vivant à la fin de la tragédie et se présente comme celui qui doit soutenir Rusille dans sa douleur et reprendre les rènes des trois Royaumes. C'est d’ailleurs lui qui ferme la pièce.
Germon est en effet le chevalier courtois par excellence, personnage à la limite du stéréotype. Si nous reprenons la description que nous en donne Torrismon à la scène 3 de l’acte I, nous apprenons que Germon est un parfait chevalier sur le plan des armes, mais aussi est le parfait chevalier courtois puisqu’il tombe amoureux d’Alvide lors d’un tournoi, qu’il remporte bien sûr, mais reste inconnu et ne lui déclare jamais sa flamme (v.249-256). L'amour qu’il ressent pour Alvide le différencie de Torrismon, puisque Germon reste toujours dans un amour contemplatif, platonique comme le montrent les dons qu’il lui offre à l’acte III. En revanche, l’amour que ressent Torrismon est un amour beaucoup plus sensuel, charnel et physique. Chevalier courtois, Germon l’est jusqu’au bout, puisqu’il accepte finalement à l’acte IV de renoncer à Alvide pour permettre le bonheur de son ami, plaçant ainsi l’amitié au-dessus de l’amour. Il va donc jusqu’à l’abnégation. Enfin et surtout à l’acte V, il apparaît comme l’incarnation de la Raison qui se place au-dessus des passions : contenant tout au long des scènes 7 et 8 sa tristesse et son désespoir, il reste froid, et aux cris de douleur de Rusille, il répond d’une manière raisonnée (v.1882-1883) ; D'Alibray indique même qu’il compose son visage pour s’adresser à Rusille. Germon apparaît donc comme ce que n’est pas Torrismon : fidèle en amitié, fidèle au code d’honneur des chevaliers, roi avant tout conscient de sa charge politique, Germon n’est en rien, malgré son amour pour Alvide, un héros passionné. Cependant, en dépit de ses idéaux de Loyauté, d’Honneur et d’Amitié, il ne pourra pas sauver Alvide et Torrismon, les deux personnes les plus chères pour lui, du suicide. Il arrivera trop tard, ameuté par les cris de douleur qui envahissent le palais royal (v.1750-1751, V, 7)49.
Bien que stéréotypé sous certains aspects, Germon sert avant tout à créer un pendant à Torrismon, un double qui permet de mettre en évidence ce que Torrismon n’est pas, ou plutôt ce qu’il n’est plus. Il est donc là pour accentuer le contraste.
=> Rosmonde quant à elle, est avant tout un double d’Alvide en tant qu’elle a été échangée avec elle étant enfant, et que comme elle, elle possède la double position de sœur et d’amante de Torrismon. Mais en ce qui concerne les caractéristiques morales, elles sont très différentes. Notons tout d’abord que Rosmonde est certainement le personnage qui a donné le plus de mal au Tasse puisqu’il n’a cessé de la modifier, et qu’à la base, elle n’était pas amoureuse de Torrismon. Le problème de Rosmonde, du fait de cet inachèvement pourrait-on dire, est qu’elle n’est pas véritablement cohérente, dans son amour pour Torrismon en particulier, puisqu’à part dans la scène 3 de l’acte II, elle n’en reparle jamais et cet amour ne refait donc pas surface, alors qu’elle avait déclaré au vers 586 : « Essayons de gaigner le cœur de Torrismon. » Cependant, elle conserve une certaine cohérence en ce qui concerne son caractère de femme revendiquant sa liberté et son indépendance ; le discours qu’elle tient à Rusille, sa mère adoptive, est en ce sens exemplaire – sans aller jusqu’à parler de féminisme, Rosmonde montre une grande liberté d’esprit et s’inscrit de ce fait dans la tradition des héroïnes telles qu’Antigone ou Médée ; Médée pour son refus de se soumettre aux lois du mariage dans lesquelles seul règne l’homme ; Rosmonde reprend en effet ce discours aux vers 707-708 et aux vers 725-728, prononçant alors une sévère critique du mariage qui finalement à ses yeux ne fait qu’asservir la femme et qui n’est qu’une source de malheurs. Rosmonde ressemble aussi à Antigone pour son refus du monde d’une manière générale, refus du mariage comme on vient de le voir, refus aussi de tout ce qui est vie de Cour, pompe, fêtes, etc. D'ailleurs, elle exprime dans sa première apparition sur scène sa honte de mener une telle vie qui n’honore pas ses désirs d’une vie retirée et paisible (v.573-574), et Torrismon est lui-même bien conscient de cet aspect comme il le dit au Conseiller aux vers 467-468, en I, 3. C'est bien en cela qu’elle est différente d’Alvide : Alvide ne refuse ni la pompe, ni la grandeur, encore moins l’hyménée et l’amour, amour pour lequel elle préfère mourir plutôt que de le trahir. Alvide est un personnage passionné et qui va jusqu’au bout de sa passion amoureuse. Rosmonde est elle aussi, mais à sa manière, un personnage passionné, tout du moins dans sa revendication d’une vie libre et d’une féminité qui assume ses choix et ses désirs. Sa passion est tout simplement d’un autre ordre, et on pourrait plutôt parler d’une passion austère en ce qui concerne Rosmonde face à une passion sensuelle en ce qui concerne Alvide. Ainsi Rosmonde, tout comme Germon face à Torrismon, permet, au moyen du contraste, d’accentuer le trait sur le personnage d’Alvide et de le mettre en relief.
Les autres personnages : personnages secondaires et personnages utilitaires §
Les personnages secondaires §
Comme l’a expliqué Domenico Chiodo, les personnages mineurs dans la tragédie du Tasse ne sont pas limités à la fonction de « confidents », mais sont des figures en relief dotées d’une dignité et d’une empreinte propres50. Il insiste ensuite en particulier sur le rôle du Conseiller. Commençons donc par lui.
Le Conseiller §
On pourrait en effet penser à un simple rôle de confident pour le Conseiller, rôle de plus en plus à la mode au XVIIe siècle et qui prend de plus en plus d’épaisseur comme a pu le faire remarquer J. Scherer. Mais il n’occupe pas ici qu’une simple fonction de personnage permettant au héros de s’exprimer, de s’épancher et de donner les faits de l’exposition. Il est bien plus important que cela, et lors de sa première apparition en I, 3 c’est lui qui propose l’issue au dilemme de Torrismon (v.438). Non seulement c’est lui qui propose la solution, mais c’est aussi lui qui la met en pratique, et non pas Torrismon comme cela pourtant aurait été plus efficace ; ainsi, à la scène 1 de l’acte IV c’est à lui que revient d’exposer à Germon l’utilité de lier par un nœud plus fort les trois Royaumes et donc d’épouser Rosmonde (v.1144-1145 et v.1148-1149). Le Conseiller agit dans les idées et dans les actes, même si sa solution échoue, et est de ce fait bien plus que le simple confident des peines amoureuses de Torrismon. Enfin, il serait aussi utile d’insister, comme l’a fait D.Chiodo, sur ce point : le Conseiller se fait dans la tragédie du Tasse le porte-parole de la raison d’Etat, telle qu’elle était enseignée, dirons-nous, dans les Cours italiennes du XVIe siècle. Dans cet esprit, Rosmonde peut tout à fait remplacer Alvide dans le cœur de Germon, et ainsi Torrismon n’aura plus de problème de conscience en ce qui concerne son ami. Mais il revient lui-même sur le rôle de Conseiller du roi qui n’est pas le métier le plus simple selon lui, ni le plus agréable, comme il le dit dans son monologue, à la scène 1 de l’acte III (cf. en particulier les vers 845-848). Le Conseiller n’a donc pas qu’une fonction dramatique, il a aussi des sentiments – son attachement presque paternel pour Torrismon – et des avis sur le cours des choses. Son rôle a par ailleurs été souvent rapproché de celui que le Tasse lui-même, et son père avant lui, ont tenu à l’intérieur des Cours italiennes telles que celles de Modène ou de Ferrare. La condition du courtisan est donc mise en valeur au travers du personnage du Conseiller, même si son rôle sur la scène est assez faible puisqu’il n’apparaît qu’à trois reprises (I, 3 ; III, 1 ; IV, 1 ).
Rusille §
La reine Mère possède elle aussi une fonction dramatique puisque comme le Conseiller, c’est elle qui est chargée de convaincre non pas Germon mais Rosmonde de se marier. Et sa tâche, comme on l’a vu, n’est pas la moindre. Mais comme le Conseiller son intervention reste vaine : Rosmonde ne se pliera pas à la volonté de sa mère adoptive. Enfin, sur le plan psychologique, Rusille se veut l’incarnation des sentiments maternels, en particulier dans la dernière scène de la tragédie où ses cris de douleur de mère qui vient de perdre ses enfants se font l’écho des cris de douleur de toutes les mères ; elle exprime en cela, comme l’a écrit Eugenio Donadoni, la douleur de la mère, et non la douleur d’une mère, nous montrant ainsi la topique de la douleur maternelle51. Sa douleur comme on l’a dit, est encore plus mise en valeur par la raison presque froide de Germon ; Rusille, en revanche, ne se contient pas, s’évanouit à deux reprises et laisse exploser sa souffrance, souffrance d’autant plus importante qu’elle croyait ce jour être celui de tous ses contentements (v.1884-1887). Rusille qui croit fermement au bonheur marital (voir à ce titre le dialogue avec Rosmonde à la scène 4 de l’acte II) voit tous ses rêves anéantis, auxquels elle s’était abandonnée lors de ses deux monologues, en II, 5 et en V, 2 , monologues qui montrent encore une fois son importance en tant qu’individu au sein de la pièce. À la joie succède, de manière vraiment ironique, une douleur profonde et fait de Rusille un personnage du deuil (elle est déjà veuve) et de la souffrance. C'est d’ailleurs ces deux sentiments, très proches, qui semblent structurer chacun de ses discours.
La Nourrice §
Elle est certainement le personnage secondaire le plus faible et qui se rapproche le plus du rôle de confident qui n’est sur scène que pour écouter les complaintes ou les désirs de l’héroïne, et rendre ainsi plus vraisemblable un tel épanchement. Elle n’apparaît que dans quatre scènes, comme Rusille, trois fois dans un dialogue avec Alvide qu’elle essaie à chaque fois de réconforter (I, 1 ; III, 6 et V, 1), mais ce n’est pas là que l’on trouve un grand intérêt au personnage ; elle reste dans ces dialogues fidèle au rôle de nourrice et de confidente qui écoute et qui rassure. Il faut plutôt s’arrêter sur son monologue – on voit qu’elle aussi en possède un – à la scène 2 de l’acte I qui nous révèle un doute qu’elle a, pouvant endommager encore plus le bonheur d’Alvide, et qui d’un point de vue dramatique, nous donne un élément qui resservira à l’acte IV lorsque sera découverte la véritable identité de la princesse de Norvège :
Cette jeune Princesse autresfois fortunée,D'autant plus que Princesse elle croit estre née.
nous dit-elle aux vers 167-168, ce qui sous-entend qu’elle n’est pas véritablement princesse mais qu’elle l’est devenue même si on ne sait pas bien comment. Et elle finit son monologue ainsi, en jetant un soupçon sur le bonheur d’Alvide :
Mais j’apprehende fort que le contraire avvienne,Et ma crainte provient d’une cause ancienne,Qui peut tirer des pleurs de sa nouvelle peur ; (v.179-181).
Cette préparation à la reconnaissance d’Alvide renvoie aux règles aristotéliciennes de l’exposition qui préconisent de préparer ce qui va suivre pour montrer que cela ne provient pas entièrement du hasard. Elle s’insère ainsi dans le processus dramatique tout en annonçant ce que sera la rôle de la confidente du théâtre classique.
Enfin, ajoutons à cela que dans son monologue, aux vers 163-166, elle se présente comme un écho au thème qui traverse toute l’œuvre et qui dans la pièce italienne est repris par le chœur, c’est-à-dire le thème de l’inconstance du sort. Elle possède alors une fonction que l’on pourrait appeler thématique : sa voix se fait l’écho de la morale véhiculée dans la tragédie, et harmonise le personnage avec l’ensemble de la pièce.
Les personnages utilitaires §
Au nombre de cinq, et de six dans la pièce italienne, les personnages utilitaires ou que nous appelons ainsi n’ont qu’une fonction dramatique. Nous allons essayer de voir quelle elle est. Notons tout d’abord que cette réduction à de simples rôles fonctionnels provient directement de la tragédie grecque, puisque tous ces personnages sont ceux que l’on retrouve dans l'Œdipe Roi de Sophocle.
Les personnages qui ont pour rôle d’annoncer §
Ils sont au nombre de deux. Le premier est le Gentilhomme de la part de Germon qui annonce l’arrivée du roi de Suède au début de l’acte II. Il apporte une lettre à Torrismon et passe le message de salutation de vive voix à ce dernier (v.475-476) ; puis il expose la joie que Germon a d’arriver sous peu à Arane et de participer aux noces de Torrismon. Il prépare ainsi la venue de Germon que nous verrons à l’acte suivant, rôle important puisqu’à l’acte I nous ne savions toujours pas quand Germon devait arriver. La venue du Gentilhomme de la part de Germon à la scène 1 de l’acte II était donc indispensable ; elle précipite d’ailleurs l’action et les plans de Torrismon, ainsi que ses angoisses comme le montre son monologue à la scène suivante.
Le second personnage qui a pour fonction d’annoncer une nouvelle est le Messager qui fait irruption à la scène 7 de l’acte IV : il vient trouver Alvide pour lui annoncer la mort de son père et le fait que le Royaume de Norvège lui revient en conséquence (v.1457-1461). Mais son rôle se complique dans la suite de la scène. Nous passons alors au second type de personnages utilitaires.
Les personnages qui révèlent l’identité véritable d’Alvide §
Ils sont au nombre de trois, apparaissent tous à l’acte IV, et sont tous identiques aux personnages de la tragédie de Sophocle. Tout d’abord le Devin ; ce qu’il dit est certes vrai mais personne n’y comprend rien, ni Torrismon ni le public. Il est le double exact de l’aveugle Tirésias, lui qui sait « les secrets que l’univers enserre » (v.1340). Mais sa fonction dramatique est finalement réduite puisque Torrismon à la fin de leur entretien ne sait toujours pas où et qui est sa sœur. Il n’est là que comme porte-parole d’un destin obscur mais tout puissant sur lequel et contre lequel les hommes ne peuvent rien. Mais dans le Torrismon, cette fonction n’a pas la valeur ni la force qu’elle a dans l'Œdipe Roi de Sophocle52. Puis vient Fauston que Torrismon a envoyé chercher à la fin de la scène 3 et qui lui confirme ce que Rosmonde lui a dit. Il lui apprend une chose en plus : sa sœur a été enlevée par des pirates norvégiens mais il ne sait pas ce qu’elle est devenue après. Contrairement au Devin, Fauston a donc une fonction dramatique pleine, qui d’ailleurs ne s’arrête pas là puisqu’à la scène 7 il reconnaît dans le Messager, dont nous avons parlé au-dessus, le pirate qui avait enlevé Alvide. Sincère coïncidence, le Messager se voit lui aussi inclus dans les personnages qui révèlent la véritable identité d’Alvide. En effet, il dira alors qu’il donna la fillette au roi de Norvège, dévoilant ainsi qu’Alvide est en fait la véritable Rosmonde, n’est pas fille du roi de Norvège mais fille du roi des Goths et ainsi sœur de Torrismon. Fauston est le calque du serviteur de Laïus, et le Messager celui du serviteur de Polibos, roi de Corinthe. Rien de bien nouveau dans ces personnages en somme.
Le personnage qui sert de témoin §
C’est en effet le rôle du Gentilhomme de chambre, du Gentilhomme de la part de Torrismon dans la liste des acteurs. Il surgit avec Torrismon à la scène 5 de l’acte V, s’avance sur le Théâtre à la scène 6, raconte à Germon ce qu’il a vu et lui donne la lettre de la part de Torrismon à la scène 7, enfin raconte une autre fois, mais bien plus brièvement, à Rusille la mort de ses enfants à la scène 8. Son rôle était plus important dans la pièce italienne puisque le double suicide n’était pas représenté, et donc il devenait alors indispensable pour que l’on sache – à la fois le public et les autres personnages – ce qu’il était advenu. En revanche, dans la pièce française, il se voit aussi chargé de transmettre la lettre de son maître à Germon. Ce rôle est encore hérité de la tragédie de Sophocle, et d’une manière générale, c’est un rôle conventionnel dans les tragédies antiques où l’on ne représente pas les scènes de violence. La différence ici est qu’il est marqué d’un rang social élevé puisqu’il est Gentilhomme et fait partie de la suite de Torrismon, et qu’il n’est plus de ce fait un simple messager ou serviteur.
Ainsi, nous voyons combien sont importants ces personnages que nous avons appelés personnages secondaires et personnages utilitaires dans l’organisation de la tragédie et en particulier en ce qui concerne l’unité d’action.
La nature du tragique §
Il ne serait pas nécessaire de s’attarder longtemps sur le fait que le Torrismon du Tasse est une tragédie. Tragédie parce que c’est ainsi que D'Alibray la qualifie en ouverture de la pièce. Reprenons cependant ce qu’en dit Bénédicte Louvat53, définition qui reprend elle-même ce qu’a écrit Aristote dans sa Poétique : la tragédie est une imitation de la réalité qui se présente sous forme de fiction offrant « une réflexion sur la condition humaine et sur la réalité cachée derrière les apparences », au moyen de personnages en action sur une scène ; ces personnages « sont définis tout d’abord par leur condition : d’un rang social élevé ils appartiennent à la catégorie des puissants et des grands. » Parce qu’elle est située en haut de l’échelle de la hiérarchie des genres littéraires, la tragédie « recourt à un style qu’on dira élevé ». Elle a pour objectif d’émouvoir le spectateur au moyen de la crainte et de la pitié.
Œuvre faite pour être représentée, le Torrismon est une tragédie, livrant une réflexion sur la condition humaine, c’est ce que nous allons voir ci-dessous. Ses personnages font bien partie des Grands puisqu’ils sont rois et princesses ; enfin le style utilisé est bel et bien un style élevé54. Nous laisserons de côté l’objectif de la tragédie. Le Torrismon correspond bien à la définition traditionnelle et classique de la tragédie.
Mais qu’entend-on en revanche par « tragique » ? Reprenons encore une fois ce qu’en dit Bénédicte Louvat (op. cit.) : reprenant la définition que les philosophes du XIXe siècle, en particulier Schopenhauer et Hegel, en ont donné, B.Louvat écrit
que le « tragique » s’incarne exemplairement dans la tragédie grecque, qui donne à voir le combat de la liberté humaine, de l’homme qui veut exister par lui-même, contre la nécessité et la loi divine, et qui s’achève par la chute de l’individu. (p.14).
Cette définition nous intéresse particulièrement puisque le Torrismon est fait sur le modèle de l’Œdipe Roi de Sophocle, donc devrait logiquement rendre compte de cette définition du « tragique ». Le Torrismon reflète-t-il « les angoisses de l’individu qui sent sa liberté menacée par un changement de système de valeurs » (p.15), comme c’est le cas dans la tragédie grecque ? Peut-on définir ainsi le « tragique » dans la pièce du Tasse ? N'a-t-elle pas une originalité qui lui serait propre ? En quoi la vision du monde et celle de la place de l’homme au sein de l’univers y sont-elles « tragiques » ? Cette dernière question nous amène à nous interroger sur les thèmes propres au « tragique » hérités de la tragédie grecque et repris plus tard par Sénèque, par la tragédie de la Renaissance et par ce qu’on a appelé le théâtre baroque, comme l’inconstance du sort, la fatalité, la liberté de l’homme, les passions, etc., et avec eux sur les personnages de la tragédie dans leur rapport finalement avec les questions que soulèvent ces thèmes. Ainsi, nous étudierons tout d’abord les personnages et les conflits auxquels ils sont confrontés pour aboutir ensuite à une définition de la nature de ces conflits, ou plutôt de la nature de cette crise, comme étant une crise des Idéaux, nous amenant à une réflexion sur l’expression de cette crise « tragique » et sur le rapport que cette vision « tragique » du monde et de l’homme a eu avec l’époque à laquelle la pièce a été composée.
Les personnages et les conflits auxquels ils sont confrontés §
En reprenant brièvement l’étude des principaux personnages et des conflits qui les traversent, nous tenterons de mettre au jour l’aspect tragique de leur condition ou de leur situation, et en quoi finalement tous peuvent être qualifiés de personnages tragiques.
Les personnages fondamentalement tragiques : Alvide, Torrismon, Rosmonde §
Alvide §
Elle est un personnage tragique parce que fondamentalement angoissée ; nous le voyons dès la première scène de la tragédie, et ses questions qui confinent à l’absurde par un système d’antithèses poussé à bout à la scène 6 de l’acte III tendent encore plus à créer cette image du personnage. Alvide se présente comme un jouet entre les mains des autres personnages - c’est ce contre quoi elle se révolte, en V, 1– dont elle ne comprend à aucun moment les actions. Elle est perdue, non seulement parce que physiquement elle est loin de sa Cour et de son pays, perdue parce que son frère est mort, parce qu’elle va apprendre la nouvelle de la mort de son père, entre les actes IV et V, perdue parce que le seul être qui lui reste est Torrismon et que celui-ci vient juste de l’abandonner. Enfin, elle est perdue parce que le rejet de Torrismon est conditionné par le fait qu’elle est sa sœur et qu’ainsi c’est une espèce de Fortune adverse qui les rattrape tous les deux et qui détruit tous leurs espoirs. Même si Alvide n’a à aucun moment conscience de l’inceste, elle n’en est pas moins la victime puisque c’est ce qui pousse Torrismon à la rejeter. Alvide finalement est le personnage de la pièce qui se présente comme le plus dépassé par les événements auxquels encore une fois elle ne comprend rien. Parce que son idéal d’amour idyllique n’est pas réalisable, il ne lui reste plus qu’à mourir, ultime solution pour le conserver, ce qui nous fait penser bien sûr au mythe ancestral d’Eros et de Thanatos, l’Amour et la Mort liés, l’Amour pouvant survivre au sein de la Mort, comme le montrent les paroles qu’elle prononce à Torrismon en mourant (v.1709-1711, V, 5). Son idéal d’amour parfait, d’Arcadie ne peut s’accomplir sur terre, il n’existe pas ici, ou plutôt il existe dans le souvenir d’un temps révolu, d’un paradis perdu en quelque sorte, comme le récit de la scène 1 de l’acte I nous l’avait rapporté.
Torrismon §
Nous l’avons montré, trois conflits habitent Torrismon et se livrent sans cesse bataille : tout d’abord celui entre l’Amitié et l’Amour qui le laisse complètement déchiré, jusqu’à ce que le Conseiller lui propose le compromis de proposer Rosmonde comme épouse à Germon. Le conflit est tragique parce qu’il marque l’opposition de deux sentiments très proches, presque semblables. C'est ce sur quoi le chœur de clôture de l’acte III dans la pièce italienne avait insisté55. Nous arrivons presque à un conflit d’autodestruction puisque deux sentiments semblables luttent l’un contre l’autre. Et ce qui sera détruit ne sera autre que Torrismon, siège d’un tel conflit. Le second conflit est celui qui oppose la raison d’Etat d’un côté et la passion de Torrismon de l’autre. La raison d’Etat est elle aussi vaincue lorsque l’inceste entre Torrismon et Alvide est découvert ; la passion est refoulée tant bien que mal même si pour peu de temps, afin que Germon puisse épouser Alvide et qu’au moins le lien d’amitié entre les deux rois soit préservé. Mais là encore la passion momentanément refoulée par la raison refait surface, poussée pourrait-on dire par le désespoir passionnel qui traverse Alvide. Le conflit ainsi présenté se rapproche de ce que de nombreux critiques de la tragédie du Tasse ont dit en parlant d’une lutte entre l’Honneur et l’Amour, lutte centrale à toute l’œuvre du poète italien. Mais dans l’Aminte, c’est l’Amour qui triomphe, l’Honneur étant présenté comme un obstacle à la liberté de l’homme ; dans la Jérusalem délivrée, c’est l’Honneur qui triomphe, l’Amour étant cette fois-ci présenté sous son côté maléfique. Et dans le Torrismon, le problème est toujours présent mais ne trouve pas de solution, l’Honneur comme l’Amour est vaincu dans le sens où il ne peut trouver sa place dans le monde terrestre, ne pouvant pas exister parmi les hommes. Enfin, le troisième et dernier conflit est celui entre l’idéal des vertus chevaleresques, dont il est en théorie et encore plus en tant que roi, le représentant, et le constat amer que celles-ci lui sont inaccessibles. En trahissant Germon, Torrismon s’est trahi lui-même et a perdu les valeurs auxquelles il était attaché. Maintenant il n’est plus qu’un être perdu qui tente de survivre dans un monde qui lui apparaît hostile et dont il se sent rejeté. De là, son aliénation à lui-même et son incapacité à agir. Anti-héros ou héros statique, en cela il se rapproche d’Hamlet comme a pu le faire remarquer R. Scrivano56 ; Torrismon est un personnage tragique parce qu’il est écrasé par le Sort, par le Destin auquel il ne peut échapper : malgré tous ses sursauts pour trouver une solution à son dilemme initial, il est rattrapé par un passé qu’il ne connaît même pas ; Alvide ne pourra jamais être son épouse parce qu’elle est avant tout sa sœur.
Rosmonde §
Même si cela ne paraît pas évident au premier abord, Rosmonde se présente comme un personnage tragique aussi. Tragique, parce que comme Torrismon et Alvide, elle ne pourra jamais accéder à ses idéaux, que ce soit ces idéaux en matière d’amour – elle ne pourra jamais épouser Torrismon, tout d’abord parce qu’il est officiellement son frère, ensuite parce qu’officieusement ils n’appartiennent pas au même rang social, enfin parce que Torrismon aime Alvide –, ou ses idéaux de mener une vie de femme libre et chaste, qu’elle soit semblable à une guerrière, une amazone du Nord, ou qu’elle opte radicalement pour une vie monacale. Elle-même sent bien que ces aspirations ne sont qu’un désir qu’elle ne pourra jamais réaliser (v.755-756 puis v.763-766, II, 4). Ses deux aspirations n’aboutiront pas, puisqu’elle décidera de se proposer comme fille à Rusille à la dernière scène. Mais auparavant, son vœu a échoué, et dans sa chute il a entraîné Alvide et Torrismon. Rosmonde prend conscience que son désir a détruit les deux protagonistes ; en cela, elle porte la culpabilité du double suicide, culpabilité qui vient s’ajouter au fait qu’elle n’atteindra jamais l’idéal de vie qu’elle s’était fixé. Encore une fois tout reste au niveau de la non-réalisation et de l’inaccessible, confiné au niveau du l’humain et du terrestre.
Les trois personnages voient leurs aspirations, leurs désirs échouer ; tous coupables sans le vouloir, et sans le savoir, ils apparaissent comme des êtres déchus, chassés du Paradis terrestre que constituaient les vertus chevaleresques, l’amour idyllique et la pureté religieuse.
Rusille et Germon : des personnages qui deviennent tragiques §
Rusille §
Personnage d’abord pathétique par sa sensibilité de veuve qui la replonge dans les souvenirs de sa vie conjugale (voir la scène 4 de l’acte II lors du débat avec Rosmonde sur le mariage), la Reine Mère devient un personnage tragique à l’acte V lorsqu’elle découvre que ses vœux de mère qui désire voir ses enfants mariés afin de prolonger sa descendance, se trouvent vains. Tous ses espoirs d’une vie heureuse reposaient en eux et ils sont morts. Tout est donc réduit à néant, et le tragique de la scène a particulièrement été mis en relief par le contraste produit par le monologue de Rusille à la scène 2 du même acte où tout semblait la combler de bonheur (v.1650-1651). De personnage pathétique et touchant, elle devient personnage tragique, accablée qu’elle est par un Destin qui la dépasse. Rusille, en effet, n’avait jamais rien su de l’échange entre Alvide et Rosmonde, et avait toujours considéré Rosmonde comme sa fille ; de ce fait, Rusille devient un personnage tragique parce que la situation où elle se trouvait se retourne et parce qu’elle aussi voit ses espoirs, ses désirs anéantis.
Germon §
Quant à Germon, il ne devient pas à proprement parler un personnage tragique ; à la fin du drame, c’est à lui que reviennent les trois Royaumes et le pouvoir ; certes, il perd son amour en perdant Alvide, et il perd son amitié en perdant Torrismon. Il est accablé par la perte des deux êtres qu’il considérait les plus chers, mais chez lui prend encore le dessus la raison, même dans le pire moment, et il peut alors réconforter Rusille et ainsi répondre à la dernière volonté de Torrismon (v.1860-1861). Il affirme alors sa soumission à la volonté de Rusille et déclare ne vivre que pour la servir dorénavant (v.1900 et v.1903). Germon a certes perdu l’Amour et l’Amitié et est de ce fait privé de deux vertus chevaleresques qui le définissent. Mais s’il perd l’objet de son amitié, il ne perd pas le respect qu’il lui doit, et accablé par la tristesse et par la douleur, il peut encore être le chevalier servant de la Reine Mère, et ainsi garder son épée au côté. Il est donc encore le chevalier courtois qu’il a toujours été. Cependant, Germon en fermant la tragédie assume la dernière réflexion sur les événements, et exprime alors le sentiment tragique qui accable tous les personnages :
O ma vie, ô mes jours, non jours, mais tristes nuits,Que vous me reservez de regrets & d’ennuis. (v.1918-1919).
Synthèse sur la situation tragique des personnages §
Une nuit septentrionale vient de s’abattre sur les personnages encore vivants et aucun espoir ne leur reste. À l’exception de Germon comme nous venons de le voir, tous les personnages, même s’ils ne sont pas totalement des personnages tragiques, le deviennent peu à peu, enfermés et étouffés qu’ils sont par un Destin qu’ils ne comprennent pas, mais surtout parce qu’ils sont confrontés aux limites de leur condition humaine. Toutes les solutions pour sauver l’amour d’Alvide et de Torrismon ont échoué. Tous les idéaux, toutes les aspirations des personnages se trouvent réduits à néant ; incapables de résoudre leurs conflits, ils se présentent comme vaincus par un sort adverse et confinés à une solitude irrémédiable. C'est certainement ce qui explique le grand nombre de monologues ou de soliloques au sein des dialogues : la communication ne passe pas ou plutôt passe de moins en moins, comme le montre cette scène à la limite de la rupture entre Alvide et la Nourrice à l’acte V ; Alvide n’écoute plus ce que sa Nourrice lui dit ; elle est complètement enfermée dans son monde, coupée de l’extérieur, ne dialoguant qu’avec elle-même finalement ; aux conseils de sa Nourrice, Alvide ne répond pas et D'Alibray nous indique qu’elle « s’en va sans l’escouter » (p.101). De même Rusille n’écoute pas ce que lui dit Germon pour la consoler ; elle est enfermée dans sa douleur, ne peut communiquer que par cris, qui ne s’adressent à personne et se perdent dans le vide. Torrismon quant à lui était déjà depuis longtemps enfermé dans son for intérieur : incapable d’exprimer son amour pour Alvide (voir la scène 4 de l’acte III), incapable d’exprimer son amitié pour Germon (voir la scène 3 de l’acte III), ou bien la gêne et la culpabilité qu’il éprouve, Torrismon ne dialogue pas avec les autres, il n’entretient que des discours d’apparat parcourus de formules conventionnelles de respect et de politesse. Il n’exprime son mal d’être que lors de tirades interminables comme celle de la scène 3 de l’acte I adressée au Conseiller, ou lors de ses deux monologues, à la scène 2 de l’acte II où il déclare dans un ton presque lyrique :
Ciel, qui n’as plus pour moy que des objets funebres,Que n’enveloppes-tu l’univers de tenebres ? (v.535-536) ;
ou à la scène 4 de l’acte IV, où venant d’apprendre que Rosmonde n’est pas sa sœur, il voit s’évanouir l’unique espoir qu’il avait conçu pour se sortir du dilemme où il était. Onze scènes sur trente-deux sont des monologues, soit un tiers ; cela met en évidence ce trait caractéristique du théâtre de la Renaissance certes, mais surtout finalement cette solitude de personnages incapables de dialoguer entre eux, ou très peu, en particulier dès qu’il s’agit de problèmes sérieux ou d’exprimer leurs sentiments à l’autre. Voilà où réside l’aspect tragique des personnages du Torrismon du Tasse : renfermés sur eux-mêmes, sans communication ou très peu avec l’extérieur, confrontés à des conflits sans solution, ils se retrouvent détruits par une crise intérieure qui mène à l’aliénation de l’être, comme c’est le cas en particulier pour le personnage de Torrismon.
La Nature de la crise §
La crise des Idéaux et l’atmosphère tragique §
Nous ne reviendrons pas plus longuement sur le fait que le conflit principal des personnages est un conflit d’ordre intérieur à l’image du dilemme de Torrismon. Mais son conflit ressortit de l’ordre de l’idéal puisque les idéaux de Courtoisie, de Fidélité et d’Honneur auxquels il aurait dû se conformer, il les a perdus en trahissant d’une part Galealte, d’autre part Germon. C'est bel et bien une perte des Idéaux, une désillusion face à la réalité des choses, et surtout face à ses limites d’homme ordinaire soumis à des forces, à des instincts qu’il ne maîtrise pas. Crise d’idéal pour Alvide aussi qui se rend compte que son amour idyllique n’est pas possible ici-bas. De même pour Rosmonde qui perd à la fin de la tragédie son idéal de vertu et de liberté. De même pour Rusille, qui perd son idéal d’un bonheur familial possible sur terre. Et enfin de même pour Germon qui perd tout du moins une partie de ses idéaux de chevalier courtois. Tous leurs idéaux restent au stade humain et de ce fait ne sont jamais atteints. Dans ce sens va l’abondance, comme on vient de le voir, des monologues et des soliloques, et va l’abondance d’une manière générale de la parole des personnages. De nombreux critiques ont reproché aux personnages de la tragédie du Tasse de parler trop, mais selon Domenico Chiodo57, cette caractéristique met au contraire en évidence l’aspect judiciaire de la tragédie, tout à fait selon le modèle grec, dans le sens où la tragédie se présente comme le genre poétique dans lequel le rôle du « raisonner » est fondamental, non parce que le conflit qui y est présenté est un conflit de l’ordre du psychologique, mais parce que c’est un conflit de l’ordre de l’idéal ; ainsi la « loi humaine » contre la « loi divine » dans l’Antigone de Sophocle, ou entre le « logos » et le « mythos » dans l’Œdipe Roi où l’on retrouve le contraste entre la justice rationnellement poursuivie par Œdipe dans l’enquête qu’il mène, et la sanction fatale de l’oracle divin. Le reproche adressé au Tasse finalement par ce raisonnement se trouve contredit, même si du point de vue de la représentation, il est tout à fait de rigueur. Les personnages parlent trop parce qu’ils doivent exprimer le conflit intérieur qui les habite, conflit de l’ordre de l’idéal qui doit peser le pour et le contre afin de se confronter à la réalité, même si cela ne se fait qu’au travers de monologues ou de soliloques.
Ce conflit entre les idéaux et la réalité humaine, dès le début de la pièce dresse une atmosphère tragique. Reprenons les réflexions de Jacques Goudet58 pour qui
la tragédie n’est pas plus une tragédie de la Fatalité qu’elle n’est une tragédie de l’inceste, mais est une tragédie de la condition humaine irrémédiablement vouée par sa nature – si tragiquement dégradée par rapport au Réel véritable, celui de l’éternel – à l’inconstance et à la ruine. (p.167).
L'ambiance tragique est dressée dès le premier acte par les longues tirades des deux protagonistes, par le doute jeté sur le bonheur d’Alvide qu’évoque la Nourrice à la scène 2, et est propagée dans toute la pièce par les nombreux monologues, et ainsi, « une atmosphère d’inquiétude et d’appréhension tragique semble subtilement les – les personnages – entourer » (p.159) Mais comme on l’a dit au-dessus, cette atmosphère ne résulte pas d’un sentiment du Destin ou du Hasard, mais d’un sentiment que les personnages ont de leur insuffisance sur le plan de la réalité absolue de ce qui est humain, les choses terrestres n’étant qu’un simple reflet du Vrai (p.162). Cela nous renvoie au mythe platonicien de la Caverne et insiste sur l’imperfection de la condition humaine. Les sentiments humains sont ainsi « en position fausse par rapport à ce qu’ils devraient être » (p.163). De ce fait, l’amitié de Torrismon n’a pas été à la hauteur de ce qu’il croyait, ainsi les désirs de liberté de Rosmonde non plus, l’amour qu’Alvide éprouve pour Torrismon est incomplet puisqu’elle ne le comprend pas, et que finalement l’idéal platonicien d’un être androgyne qui composé de deux parties différentes ne ferait qu’un, est contredit ici : Alvide et Torrismon seront toujours séparés et différents tant qu’ils seront vivants, et l’Essence, Amour qui ne devrait être qu’une unité devient dualité, puisque l’Amitié et l’Amour à la base « un », rentrent en conflit.
L'expression ultime du tragique : la souffrance et le goût du Néant §
Nous l’avons déjà signalé, le Torrismon du Tasse apparaît comme l’autre face de la médaille où figure l’Aminte. Le mythe de l’Arcadie présent dans la pastorale s’effondre ici, et est rejeté dans le temps des pleurs et du souvenir, à la manière de Rusille qui se rappelle mélancoliquement le temps où elle n’était pas veuve et s’exclame au vers 685 : « Mais où m’emportes-tu fâcheux ressouvenir ? » (II, 4).
C'est en fait ici une corruption des valeurs positives que sont l’amitié, l’honneur, la foi, et surtout l’amour puisque l’amour qui existe entre Alvide et Torrismon est corrompu par l’inceste. On aboutit alors à une situation absurde, à un monde de l’absurde, du fait qu’il est privé de sens et du fait de l’échec de la Raison. L'absurdité de la situation, c’est entre autres celle qu’exprime Torrismon en I, 3 lorsqu’il s’exclame aux v.417-418 :
Alvide pourra-t-elle estant à TorrismonEstre tout à la fois la femme de Germon ?
C'est aussi celle de Rosmonde lorsqu’elle dit en V, 3 :
Je me repens d’avoir monstré trop d’asseurance,Et puis je me repens de cette repentance ! (v.1672-1673).
Face à l’échec de la Raison, seule la souffrance semble pouvoir racheter la trahison de Torrismon et l’inceste, la Raison étant alors jugée vaine, et plus encore étant considérée comme une ennemie des sentiments humains et une ennemie de leur intensité passionnelle -le terme est à prendre au sens étymologique-légitime59. On se retrouve alors à la limite d’une expérience christique. La Raison se révèle incapable de résoudre ici l’angoisse existentielle face à l’absurde. Le tragique de la situation, son absurdité, l’échec de l’Arcadie et de la Raison mène donc à la souffrance, qui se révèle une valeur ambivalente, à la fois positive et négative.
Enfin, cette souffrance se transforme dans la bouche de Torrismon et d’Alvide en un goût pour le Néant, en une attirance vers la Mort qui est avant tout une négation du temps, puisque le temps pour Torrismon –et en cela il s’oppose à la conception humaniste du Conseiller- n’est pas une valeur positive, n’est pas un allié, il ne peut pas effacer la douleur (v.407 et v.410-411, I, 3). C'est cette vision négative du temps qui le pousse à le nier, ce qui transparaît dans tout son comportement : en effet, son inaction montre son incapacité à agir au présent et sa peur du futur ; les évocations de sa gloire passée le replongent irrémédiablement dans l’inaction ; comme l’a écrit Marco Ariani60 qui a insisté sur l’aspect baroque du personnage, Torrismon devient une statue de cire, figé qu’il est dans son inaction et dans ses méditations. Et c’est là qu’il prononce son goût pour l’anéantissement, et donc pour la mort, qu’il entrevoit d’une manière positive et comme un soulagement (v.473-474, I, 3 ; mais aussi aux v.557-558, II, 2). Cette attirance vers la mort se retrouve aussi chez Alvide, en particulier à la fin de la tragédie (v.1641, V, 1), mais elle revêt alors un caractère précis : la mort désirée par Alvide est plus que la mort du corps, c’est aussi celle de l’âme parce qu’elle doit ainsi éteindre l’amour, qu’elle éprouve pour Torrismon, et avec lui la souffrance qu’elle endure (v.1643-1645, V, 1) ; la mort est la dernière expression de liberté et de dignité que possède Alvide, comme le montre la scène 4 de l’acte V. La Mort et le Néant sont alors un refuge aussi bien pour Alvide que pour Torrismon. Mais doit-on pour autant voir, toujours avec M.Ariani, une certaine forme de nihilisme dans la tragédie du Tasse ?
Le reflet d’une époque angoissée §
Il est inutile de rappeler que l’époque dont nous parlons n’est pas celle dans laquelle vécut D'Alibray, mais celle du Tasse, c’est-à-dire la seconde moitié du XVIe siècle, marquée par la Contre-Réforme catholique et l’ambiance des Cours italiennes dans lesquelles le Tasse évolua. Commençons pas ce second aspect : l’ambiance courtisane est certainement un des aspects qui tranche le plus avec le cadre médiéval et gothique qui sert de toile de fond à la tragédie. Comme il a été dit, le Conseiller est le personnage par excellence qui incarne cette morale courtisane propre à l’Italie du XVIe siècle. Il incarne la raison d’Etat, telle qu’aurait pu la concevoir Machiavel où l’on essaie toujours de trouver des solutions aux problèmes, quitte à passer par le compromis et l’entorse aux règles d’honneur. Ainsi, il fait passer ce que Torrismon considère comme un crime – le fait qu’il ait trahi Germon – à une simple erreur (v.367 en I, 3), met en avant le fait que le temps efface tout (v.403-404), et avance comme solution au dilemme du roi des Goths de proposer Rosmonde en échange d’Alvide à Germon, méprisant en cela l’amour que le roi de Suède a pour la princesse de Norvège. Mais c’est justement sur cet échange que revient Alvide à la scène 1 de l’acte V (v.1586-1588 et v.1606-1610) et au travers d’elle se profile une critique de telles pratiques, et donc d’une certaine absence de morale dans les affaires politiques d’une manière générale, en particulier dans celles des Cours du XVIe siècle qui faisaient passer avant tout la machiavélique raison d’Etat. Tout est réduit au niveau pratique et matériel, comme c’est le cas de l’amour qui est réduit au terme de convoitise. La crise des personnages est en ce sens le reflet de l’époque dans laquelle la pièce fut écrite : les Idéaux hérités de la Renaissance s’effondrent et l’homme est confronté à une réalité tout autre. Dans le Torrismon, on voit donc l’échec des Idéaux de la Renaissance, qui sont ceux de la liberté et de la grandeur de l’homme qui peut se faire maître de sa vie tout comme il est considéré centre de l’univers, celui de l’amour platonicien véhiculé par Pétrarque et tous les poètes à sa suite qui a contribué à former dans la pensée du Tasse le mythe de l’Arcadie, qui est dans le Torrismon à la fois une Arcadie chevaleresque (Germon et Torrismon) et une Arcadie religieuse (Rosmonde). Parce que l’idylle est impossible et est confiné dans le temps des pleurs et des regrets, dans le souvenir d’un paradis perdu, et parce que la liberté et le bonheur n’existent pas, il y a une défaite des principes humanistes de la Renaissance.
Enfin , au-delà des mythes de la Renaissance, le tragique du Torrismon vient aussi de cette inquiétude face à Dieu, face à un Dieu qui se fait toujours de plus en plus éloigné et inaccessible. On aboutit alors à une sorte de pessimisme chrétien, comme l’a montré Raffaelo Ramat61 où Dieu reste fermé aux hommes à la manière du Fatum des tragédies antiques. Comme dans presque toutes les tragédies, Dieu est absent du Torrismon ; mais cette absence, toujours selon Ramat, renvoie au problème de la volonté devant Dieu, au problème du péché, de la grâce divine et de la responsabilité, de la Fortune et de la Providence. Problèmes qui sont ceux de la Contre-Réforme qui tente de stabiliser un monde qui a perdu son équilibre du fait de la Réforme Protestante et des guerres de religions ; du fait de la crise économique qui frappe l’Italie, l’Italie qui connaît aussi la Conquête espagnole et le Sac de Rome. La Contre-Réforme propose de ce fait un dogme, une autorité qui vont tenter de dominer l’angoisse, le manque de confiance, la résignation aussi et la volupté du naufrage qui caractérisent l’homme de la seconde moitié du XVIe siècle. Mais dans le Torrismon cette tentative est remise en question puisque le libre arbitre de l’homme, principe fondamental de la Contre-Réforme, est absent62. Ainsi dans une optique historique le Torrismon s’inscrit comme la pièce de la défaite de la Renaissance et de la mise en place, encore incertaine, du dogme de la Contre-Réforme catholique.
Le sentiment du tragique dans le Torrismon du Tasse, omniprésent dans toute la pièce, révèle une vision négative et pessimiste du monde et de l’homme, un monde absurde et sans repère, qui a perdu ses valeurs et ses idéaux, ainsi qu’un homme perdu au milieu de cet univers où seules la mort et la souffrance lui servent de soutien. Et de ce fait, c’est toute la condition de l’homme qui apparaît ici tragique, parce que vouée dès le début à l’imperfection et à la déception, et faisant ainsi l’originalité de la tragédie du Tasse.
Établissement du texte §
Édition §
Le Torrismon du Tasse, tragedie par le Sr. Dalibray ; Paris, De l’imprimerie de Denys Houssaye, 1636 ; avec Privilege du Roy.
L'édition s’organise ainsi : la page de présentation avec le titre de la pièce, le nom de l’auteur, le nom de l’imprimeur, la date d’impression et le lieu, enfin la mention Avec Privilege du Roy. Suit l’avis Au Lecteur qu’a écrit D'Alibray et qui est composé de 17 folios et demi (le recto du folio 18) ; puis vient l’Argument sur 3 folios et demi suivi de l’intitulé le Moyen de retrancher quelques endroits de cette Tragedie, comme on fit en sa seconde Representation sur le folio 22 recto ; au verso de ce même folio figure d’une part, les Fautes survenuës en l’impression, d’autre part, l’extraict du Privilege du Roy. Au verso du folio 23 figure la listes des acteurs – des personnages. Puis commence à proprement parler le texte de la tragédie, composée comme il se doit de cinq actes, et qui est donnée sur 119 pages numérotées par l’éditeur, ce qui n’était pas le cas de tout ce qui précédait (nous avons nous-mêmes fait la numérotation des pages selon le procédé du recto/ verso sur chaque folio). L'édition que nous reproduisons ici provient de l’ouvrage conservé à la Bibliothèque Nationale, qui porte le numéro Yf 499, qui a été microfilmé sous le numéro R 54 770 ; un autre exemplaire – celui que nous avons consulté – se trouve à la Bibliothèque de l’Arsenal, enregistré sous le numéro 4°BL 3572 ; comme le numéro l’indique, la pièce a été imprimée en format in 4°, composée de 7 cahiers notés par les lettres a à g pour tout ce qui précède le texte de la tragédie, et de 15 cahiers notés par les lettres A à P pour le texte à proprement parler, soit un total de 22 cahiers.
Enfin, nous signalons un second tirage de la tragédie qui se trouve dans un recueil collectif avec d’autres pièces de la même période ; dans l’ouvrage collectif figurent ainsi : L'Amour tirannique, tragi-comédie par Monsieur de Scudéry ; L'Illustre Corsaire, tragi-comédie de Mairet ; Les deux Alcandres, tragi-comédie de Mr. de Boisrobert, Abbé de Chastillon ; Le Torrismon du Tasse par le Sieur Dalibray ; Le Grand et dernier Soliman ou la mort de Mustapha par Monsieur Mairet ; L'innocent exilé, tragi-comédie de Monsieur Provais. Toutes portent la date de 1640, à part la seconde pièce de Mairet que nous avons citée qui porte la date de 1639. Nous notons que l’imprimeur pour la pièce qui nous intéresse n’est pas le même : cette fois-ci, il s’agit de Pierre Rocolet, Imprimeur et Libraire ordinaire du Roy, au Palais dans la Gallerie des Prisonniers, aux Armes de la Ville. Cependant, ce second tirage ne diffère en rien du premier, il est en tous points identique, à la fois dans le texte de la tragédie, dans celui de l’avis Au Lecteur et de l’Argument, la pagination est la même ainsi que les coquilles et les bandeaux. À notre connaissance, cet exemplaire n’est conservé qu’à la Biblioteca Nazionale La Marciana à Venise, enregistré sous le numéro 109.C.51.
Corrections apportées au texte d’origine §
Nous avons reproduit exactement le texte et de ce fait conservé l’orthographe du XVIIe siècle ; nous n’avons corrigé que lorsqu’il y a des coquilles. Nous avons seulement remplacé automatiquement toutes les fois où apparaît la lettre ß par « ss », toutes les fois où apparaît le signe au dessus d’une voyelle par son orthographe moderne ( ainsi, paßiõ, v.836, devient, passion ), et toutes les fois qu’un « i » vaut pour un « j » moderne.
Nous donnons l’orthographe d’origine des mots qui ont été changés dans la présente édition, avec l’indication du vers : où (f.1v. ; f.3v. ; v.1075, 1225) ; souvvent (f.5r.) ; cest (f.11r.) ; lay-mesme (f.19v.) ; habillet (f.20v.) ; dautant (f.7r. ; f.18v. ; v.214) ; ou (f.3v. ; f.9r. ; f.14r. ; f.15r. ; v.805, 1327) ; d’iminuë (f.17r.) ; n’est (v.1241) ; assiegoient (v.1253) ; a present (v.1353) ; fuffit-il (v.1596) ; du'n (v.1603).
La seconde page qui porte le numéro 32 est en fait la page 40 ; nous avons corrigé l’erreur.
La ponctuation a été aussi conservée telle qu’on la trouve dans l’édition de 1636, à part pour quelques erreurs que nous donnons :
;=>, (v.44, 322, 471, 838, 1813).
?=>. (v.686, 802, 1341, 1347).
:=>. (v.518, 892, 953, 957, 1279, 1344, 1357, 1402, 1488).
:=> ; (v.1769, 1771).
,=>. (v.323, 694).
;=>. (v.1343).
;=> : (v.645).
.=>! (v.576).
!=> a été introduit à la fin du v.188 où rien ne figurait.
?=>, (v.649).
Les notes §
Ce sont des notes numérotées en bas de page, qui commence dès l’avis Au Lecteur. Les astérisques * renvoient au lexique situé avant le texte où figurent la définition des termes indiqués. En général, les définitions sont tirées du Dictionnaire de Furetière, auquel cas on trouve l’indication (F).
Dans l’avis Au Lecteur sont aussi indiquées par le signe ** et écrites en italique les notes que D'Alibray a faites lui-même en marge mais qu’il n’a pas été possible de rendre tel quel, faute de place, d’où le fait qu’elles aient été rejetées en bas de page.
Présentation §
Pour l’avis Au Lecteur, l’Argument, les parties qu’il est possible de retrancher dans le tragédie, les Fautes survenües en l’impression et le Privilege du Roy, nous avons indiqué le numéro des foglios nous-mêmes puisqu’ils étaient inexistants, entre crochets et à gauche du texte, numérotés selon le principe du recto/ verso, ainsi que la lettre du cahier, toujours entre crochets et à gauche du texte, à chaque fois que l’on change de cahier ; chaque changement de page est indiqué à l’intérieur du texte par le signe / ; comme nous l’avons dit plus haut, les notes indiquées en bas de page en italique, souvent en latin et marquées par le signe ** sont du traducteur.
Dans la présente édition du texte de la piéce ont été rajoutés les vers dans la marge à gauche, qui ne figuraient pas dans l’édition d’origine. Dans la marge à droite nous avons reproduit d’une part, entre crochets le numéro des pages de l’édition d’origine –qui était donc numérotée- avec la lettre du cahier à chaque fois qu’on en change ; d’autre part, en caractères plus petits que ceux du texte de la tragédie et en italique, les notes en marge de D'Alibray.
LE TORRISMON
DU TASSE.
DU TASSE.
TRAGEDIE. §
AU LECTEUR §
[f.1r.]C'EST à toy seul, LECTEUR, que je dédie cét ouvrage, afin de t’obliger, qui que tu sois, à deffendre ce que je te donne : Pour te rendre curieux de le voir, il suffit de dire qu’il est tiré du Tasse, Poëte si excellent que mesme un des plus grands hommes de son pays a monstré l’advantage que sa Hierusalem avoit sur l’Aeneide, & qu’un des nostres a chanté de luy qu’il estoit
Le premier en honneur, & le dernier en aage.
Neantmoins pour deferer à l’Antiquité le respect qui luy est deu, nous le louërons encore assez ce me semble, si nous disons avec un grand esprit de ce temps, que Virgile est cause que le Tasse n’est pas le premier, & le Tasse, que Virgile n’est pas le seul. Du moins on ne sçauroit nier qu’il n’ait cecy par dessus l’autre, que c’est un Autheur universel, et qui sans parler de tant de discours & de dialogues qu’il nous a laissez en prose, a travaillé & reüssy parfaictement en toutes sortes de Poësie, mais particulierement en la Dramatique & aux
[f.1v.] pieces de Theatre. De cela font foy l’Aminte63& le Torrismon : / l’un, Pastorale ; & l’autre, Tragedie : mais tous deux dans un stile serieux. Car pour les Comedies, il les avoit en aversion comme estant contraires à la gravité de ses mœurs & de sa modestie, & mesme il estoit marry qu’Aristote eut enseigné qu’on y devoit tirer matiere de risée des choses qui choquoient l’honnesteté & la bien seance : Aussi l’Intrigue d’amour qui passe sous son nom n’est pas un effect* de luy, & quoy que la difference du stile nous le monstre assez, son propre tesmoignage le confirme encore, d’autant qu’il se fascha plus qu’on la luy donnast, que d’aucun larcin qui luy fut jamais faict de ses ouvrages.
L'Aminte donc, & le Torrismon sont les seules pieces de Theatre qu’il nous a données, chacune tres accomplie en son espece. L'une fut le coup d’essay & le chef-d’œuvre tout ensemble des Pastorales : & l’autre est encore aujourd’huy estimée la merveille des Tragedies Italiennes. Et qu’on ne s’arreste pas à ce que nostre Autheur en escrit dans une de ses lettres, car ou il en parle plustost par humilité que par jugement, ou au pis aller ce qu’il en dit n’est qu’un effect* de ceste melancholie si naturelle aux grands hommes, & qui leur donne des dégousts de leurs plus beaux ouvrages. C'est ainsi que l’un condamne en mourant son Aeneide, & l’autre sa Hierusalem : de sorte qu’il ne faut pas s’estonner si par la mesme raison cette admirable Tragedie a peu déplaire aussi au Tasse. Il est certain que les esprits
[f.2r.] sublimes ont des pensées qui vont bien plus loin que les paroles, & qu’ils / n’expriment
[b] jamais si bien leurs idées, qu’ils ne voyent tousjours quelque degré de perfection au delà : mais ce n’est pas à dire qu’ils ayent juste subject, ny nous apres eux, de mespriser d’excellentes copies, à cause qu’elles ont esté tirées sur de plus excellents originaux. En effect le Torrismon n’est pas une piece qui ait esté composée à l’advanture, ses vers nous l’enseignent assez, ny le dessein n’en a pas esté pris à la haste, mais fut un dessein premedité. Le Tasse demeura long-temps sans achever cette Tragedie, & la raison qu’il en rapporte quelque part, c’est que se sentant desja fort triste par nature & par accident*, il craignoit de travailler sur une matiere qui ne pouvoit qu’entretenir sa melancholie : neantmoins à la sollicitation de ses amys il la mit enfin en l’estat où nous la voyons maintenant, sans s’arrester beaucoup toutesfois à ce qu’il en avoit desjà tracé. Il changea de nom à son principal personnage, luy donnant celuy qui sert de tiltre au livre, & fit mesme que le Roy des Goths qui dans son premier dessein estoit l’amy trahy, est icy celuy qui trahit : Ce qui monstre bien que son subject est entierement fabuleux, quoy qu’on le reconnoisse assez en considerant comme il est dans une intrigue de Roman64, & dans cet ordre que Castelvetre65 appelle renversé, si bien que pour le developper & luy donner une suitte naturelle, il faut commencer par la fin du quatriesme Acte.
Il sembleroit pourtant que le Poëte heroïque cherchant d’estre creu, & debvant
[f.2v.] tromper par la vray-semblance /, & non seulement persuader que les choses qu’il traitte sont veritables, mais les supposer si bien aux sens, qu’on pense estre present, les voir, & les ouyr : Il sembleroit, dis-je, qu’estant obligé de gaigner dans nos esprits cette opinion de verité, il viendroit bien mieux à bout de son intention s’il empruntoit son suject de l’Histoire : La raison en est que les grandes actions qui se sont passées jusques à nostre temps, comme sont celles que se propose la Tragedie, estant toutes escrites, celles qui ne le sont pas nous paroissent aussi-tost controuvées, & par consequent indignes de memoire ; Les Poëtes sont imitateurs, il faut donc que ce soit du vray, parce que la fausseté n’est rien, & ce qui n’est rien ne sçauroit estre imité. Le but d’un Poëte Heroïque, comme j’ay dit, c’est la vray-semblance, mais celuy qui prend un suject fabuleux la quitte d’abord, puis qu’il n’est pas croyable qu’une action illustre comme celle qu’il descript, n’ait pas esté donnée en garde à la posterité par la plume de quelque fameux Historien. Les evenemens extraordinaires ne peuvent demeurer inconnus, & quand on n’en a point ouy parler, de cela seul on tire une preuve de leur fausseté, & lors on leur refuse son consentement ; Enfin on attend point l’issuë des choses comme on feroit, si on les estimoit tout a fait ou en partie veritables ; la foy manquant, le desir, la pitié, la crainte, la tristesse, la joye, & toute sorte de plaisirs & de passions cessent. Voilà à peu pres ce que j’ay recueilly d’un costé & d’autre dans le Tasse,
[f.3r.] pour prouver qu’il faut que le suject de la Tragedie / soit veritable & connu ; Et quoy qu’il me suffist de dire que nostre Autheur n’ayant pas ignoré ces raisons puis qu’elles viennent de luy, il en a sans doute eu de plus fortes pour ne les pas suivre : Je repondray neantmoins que le Poëte n’est point obligé de chercher necessairement la vray-semblance de ce qui a esté, mais seulement de ce qui a peu estre66. Que la Tragedie n’estant qu’une tromperie selon l’advis de Gorgias, où celuy qui abuse le mieux est estimé le plus juste, il est certain que cela se fait plus aisément avec les couleurs & les artifices du mensonge : que les fables sont bien souvent plus belles que la verité mesme, au moins qu’elles sont d’ordinaire plus diversifiées, & par consequent plus agreables : que dans les sujects feints on peut faire tomber tous les incidens imaginables, & par là remplir l’esprit d’admiration & de merveille ; qu’il vaut encore mieux composer une piece qui soit toute d’invention, que pour plaire davantage, déguiser & alterer l’histoire de telle sorte qu’elle en soit méconnoissable, & sur un petit fondement de verité, eslever mille mensonges, qui s’ils ont de soy quelque laideur, doivent estre horribles, meslez avec leurs contraires. Enfin que si les Maistres de l’art ne deffendent pas d’inventer les sujects de Comedies, parce qu’on n’y introduit que des personnes de mediocre condition,
dont il n’importe pas que les avantures soient veritables, puis qu’aussi bien elles demeurent la
[f.3v.] plupart du temps inconnuës : Par la mesme raison il sera permis au Poëte Heroïque de feindre, pourveu que ce soit des / actions arrivées depuis long-temps en un païs esloigné, & dont nous ne puissions pas avoir une science si certaine.
C'est ce qu’a fait tres-judicieusement le Tasse, qui nous donnant une Tragedie fabuleuse, nous persuade que le Royaume des Goths, la Norvegue67 & la Suede en ont autrefois esté le theatre. De moy si j’avois à trouver quelquechose à redire en cette sorte de Tragedies, ce ne seroit pas precisément de ce qu’elles sont d’invention, mais de ce que leur suject estant tout nouveau, & outre cela plus ingenieux & plus embarrassé que les autres, il peut arriver qu’elles travaillent davantage nostre esprit pour les comprendre, que nous ne sommes émeus à compassion par les accidens* qu’elles representent. Le remede à cela c’est de les voir, ou de les lire plus d’une fois, car de cette sorte le suject nous devient tousjours plus familier, & s’establit si bien dans nostre creance, que nous prenons plaisir apres à nous y laisser toucher : Et puis comme il est malaisé de découvrir d’abord toute la disposition & toutes les beautez d’une piece inventée selon les regles, si nous y faisons une reveüe, nous venons à y remarquer mille nouvelles graces, & confessons que ce qui nous paroissoit au commencement obscur & confus, estoit seulement caché & brouïllé d’artifice. Il m’en est ainsi arrivé en la lecture du Torrismon que je n’ay point bien compris ny admiré qu’apres l’avoir regousté & repassé plus d’une fois. De quoy ne s’estonneront pas ceux qui l’auront veu
[f.4r.] en sa langue, sçachant qu’il n’est / guere moins difficile que beau.
Cependant je te promets de t’en faire entendre parfaitement dans ma Version & toute la finesse & toute la suitte des la premiere lecture. A quoy serviront de beaucoup l’argument que je t’en donne, & les additions que j’ay fait mettre à la marge, qui suppléent aucunement* ce qui devoit estre plus esclaircy : Ce qui est un avantage que sa representation ne pouvoit pas avoir : Outre que la parole vole trop viste pour laisser dans l’esprit de l’Auditeur une impression assez forte des moindres choses qu’il est besoin de remarquer pour une entiere intelligence, & qu’en un suject plein comme celuy-cy, une seule faute de memoire de l’Acteur, ou quelque changement dans le vers, sont bien souvent capables de causer de la confusion à tout le reste. Adjoustez à cela que chacun n’ayme pas ces longs recits, dont l’usage est pourtant si necessaire dans une piece composée dans les regles, & dont celle-cy est toute remplie ; Et neantmoins c’est une chose asseurée que si durant quelque narration l’esprit s’eschappe & se destourne ailleurs tant soit peu, il perd incontinent* le fil ou de l’histoire, ou de la fable. Aussi pour en parler franchement, je ne croy pas que ce fust l’intention du Tasse de faire une Tragedie pour le Theatre, mais seulement de feindre un suject agreable à lire, & de travailler plustost à de belles peintures qu’à des Scenes commodes & plaisantes à la veuë. On le peut recognoistre par ce long discours de Torrismon
[f.4v.] avecque le Conseiller, & particulierement par cette ample description / de la tempeste, en une occasion où il semble que le remords du crime qu’il estoit pressé de declarer, ne devoit pas tant luy permettre de s’y estendre ; On le void aussi dans ce recit exact de l’appareil des jeux & des magnificences qu’il commande qu’on fasse pour la reception de Germon, lors que l’arrivée prochaine de cét amy trahy luy jettoit bien d’autres soucis* dedans l’ame : Tant il est vray que ce grand Genie estoit comme un torrent qui ne pouvoit s’arrester ny souffrir* de digue ou de rivage : là où les fontaines & les estangs, c’est à dire ceux qui n’ont qu’une veine mediocre, demeurent paisibles & jamais ne se debordent. Mais comme les pauvres qui manquent des choses necessaires à la vie, mesdisent d’ordinaire de ceux qui sont dans l’opulence jusques au luxe : de mesme il ne faut pas s’estonner que des esprits secs & steriles ne vueillent point excuser en nostre Autheur un semblable vice qui vaut pourtant beaucoup mieux que leur vertu*. Et quoy que dans ma Version j’ay abbregé les endroits dont je parle ; & d’autres que je passe soubs silence, pour n’estre pas ennuyeux, neantmoins comme en une si vaste Tragedie il estoit bien difficile de rencontrer justement ce qui estoit de plus necessaire : dans la seconde representation, je retranchay encore beaucoup de choses qui sembloient un peu languissantes : Nonobstant* cecy je t’asseure que pour les raisons que je t’en ay dites, cette Tragedie sera tousjours plus agreable à lire qu’à ouyr reciter, ou si elle
[f.5r.] satisfait estant recitée, ce sera quand on l’aura leuë, ou qu’on l’aura desja / veu representer. Ce que tu ne dois pas trouver estrange, car si quelques pieces reüssissent d’abord dans l’action & sur le theatre, qui sont froides apres, & principalement quand on les void sur le papier & dans le cabinet, qu’est-ce qui empesche qu’il y en ait aussi, dont la premiere representation ne ravisse pas tant, & qui d’ailleurs sont miraculeuses à les lire ?68 Ces vers entrecouppez par plusieurs entreparleurs, qui ont de la grace dans la bouche des Acteurs, ne font qu’embrouïller l’esprit quand ils sont imprimez, comme ces recits longs & historiques historiques qui viennent à bout de la patience de quelques Auditeurs, sont trouvez admirables alors qu’on les considere & qu’on les lit attentivement. Ce n’est donc pas l’oreille qu’il faut prendre pour souverain Juge en ces occasions, mais seulement la veuë, c’est à dire la lecture : & c’est icy, comme par tout ailleurs, qu’un tesmoin oculaire vaut plus que dix qui n’ont qu’ouy : Aussi Thales interrogé de combien l’imposture estoit esloignée de la verité, respondit si sagement, d’autant que les yeux le sont des oreilles ; Et à ce propos tu me permettras de rapporter en passant ce qu’on attribuë au Tasse, quoy que je l’aye leu autre part, mais je suis bien aise parlant de luy de parler avec luy. Comme on luy demandoit pourquoy Homere avoit feint que les songes vrays venoient à nous par la porte de la Corne, & ceux qui estoient faux pas la porte d’Yvoire, il dit que par la Corne il falloit entendre l’œil, à cause de leur ressemblance en couleur (j’adjousteray que mesme une de ses tuniques
[f.5v] s’appelle Cornée) & que par / l’Yvoire, les dents nous estoient signifiées à cause de leur blancheur & de leur matiere pareille à l’Yvoire ; Enfin qu’Homere nous enseignoit par là qu’on pouvoit seulement juger avec certitude de ce que nous voyions nous-mesmes, & non pas tousjours de ce que nous entendions de la bouche d’autruy. Que si cela doit avoir lieu quelque part, c’est particulierement dans la Poësie, tesmoin celuy qui allant reciter d’un mauvais ton des vers de Malherbe, disoit, escoutez les plus meschants vers du monde, & les allant bien reciter, escoutez les plus excellents qui furent jamais. Et affin qu’on ne se mocque pas de moy, si dans cette application je compare la Poësie aux songes, qu’est elle apres tout que la resverie d’un esprit tranquille, une chose douce, vaine, diverse & chimerique, comme la pluspart des songes, & qui s’attribuë je ne sçai quoy de divin aussi bien qu’eux ? Mais laissant ces menuës recherches à part, Je reviens, & dis qu’asseurément tu vas trouver cette Tragedie incomparable, tant pour l’invention dont tu descouvriras qu’elle est toute remplie, & qui pour peu qu’on la voulust estendre fourniroit un juste Roman69, qu’à cause de la beauté & de la varieté des passions qui y sont si naïvement representées. D'un costé tu verras Alvide agitée de deux mouvemens bien contraires, d’amour, & d’inimitié, d’amour pour son cher Torrismon, & d’inimitié pour Germon, contre lequel elle ne respire que des desirs de vengeance, qui d’ordinaire ont tant de grace dans les Tragedies : & d’autre part tu la
[f.6r.] verras si sage & si resignée aux volontez de Torrismon / qu’elle croit son mary, que de
[c] consentir mesme d’aymer Germon pour l’amour de luy : Cependant nonobstant* une amour si honneste & si vertueuse, dés le commencement ; dans le progrez, & sur la fin de cette piece, elle te paroistra tousjours tres mal-heureuse & tres digne de pitié. Considere ses inquietudes dans le premier Acte, ses défiances dans le Troisiesme, & dans le Cinqiesme ce desespoir qui l’oblige à se tuër, & si tu n’en es touché, dy hardiment que tu as le cœur de marbre. De moy voyant combien ce personnage estoit funeste j’ay cherché la raison pourquoy le Tasse n’a pas intitulé cette Tragedie l’Infortunée Alvide plustost que le Torrismon, & je n’en trouve point d’autre sinon que Torrismon paroist dans tous les Actes, & qu’il est la principale cause des desastres qui arrivent. Si ce n’est qu’il faille dire avec un grand maistre en la connoissance de ces choses70, que la compassion s’excite par la misere d’une personne qui n’est ny tout à fait vicieuse, ny tout à fait vertueuse aussi ; non tout à fait vicieuse, parce qu’on ne plaint point le meschant, qui n’a que le mal qu’il merite, & comme chacun se flatte en l’opinion de sa probité, on n’apprehende point pour soy ce qu’on luy void souffrir. Il ne faut pas non plus que la personne soit entièrement vertueuse, d’autant que l’infortune de celuy qui est bon ne donne point de commiseration, puisque ce qui nous en donne, c’est de voir arriver aux autres, ce que nous craignons qui ne nous arrive, mais nul ne
[f.6v.] redoute de sinistres succez pour des vertus* qui doivent / bien plustost estre recompensées de quelque bon-heur. Suivant cette maxime & supposé que la Tragedie se doive appeller du nom du personnage le plus pitoyable*, c’est justement que celle-cy est dite le Torrismon, comme ayant toutes les conditions requises pour émouvoir la compassion : Car il n’est pas tout à fait bon puis qu’il a violé les loix de l’amitié & trahy Germon, ny tout à fait meschant, puis qu’il n’a failly que par force & apres une longue resistance, que ce n’a esté que par amour & par ignorance, qu’il a de si sensibles remords de son péché, enfin qu’il est plus mal-heureux que criminel, & plus digne de commiseration que de hayne. Mais s’il m’est permis de dire mon sentiment là dessus, je trouve la derniere partie de ce raisonnement d’Aristote plus subtile que solide, & je le quitterois volontiers en cecy pour ne le pas abandonner en une chose de plus grande importance, telle qu’est l’amour & la recherche de la verité : Son opinion auroit lieu si nostre vertu* pouvoit boucher toutes les avenuës à la fortune, & si par une secrette ordonnance* d’en haut nous n’estions pas bien souvent d’autant plus miserables que nous meritons moins de l’estre ; Mais cela estant, comme personne n’en doute, qui est-ce qui n’aura subject de craindre pour soy, & de plaindre par consequent les mal-heurs qu’il verra survenir à autruy, quoy que celuy qui souffre, & celuy qui void souffrir soient les plus gens de bien du monde* : Car tant s’en faut que l’affliction des hommes de bien ne se fasse pas ressentir à ceux qui font profession d’une mesme probité /, pour la raison qui a estée
[f.7r.] alleguée, qu’au contraire l’exercice le plus ordinaire des bonnes ames, c’est de prendre compassion de l’innocence opprimée & accablée sous le faix* des infortunes ; d’autant plustost qu’on peut accuser les autres de leurs desastres, & que pour une Alvide qui est seulement mal-heureuse, il y en a cent pareils à Torrismon, qui sont aucunement* coupables. Et quant à ce qui a esté dit qu’on n’a pitié que des maux qu’on apprehende, sans doute que cela n’est pas non plus absolument veritable, car il suffit qu’ils nous pouvoient arriver pour en avoir pitié, ainsi un vieillard pleurera le decez trop precipité d’un jeune homme, quoy que ce vieillard soit hors du danger de mourir en la fleur de son aage, ainsi l’on aura pitié d’un criminel qu’on meine au supplice, parce que c’est un homme comme nous, & qu’en effect nous pouvions naistre aussi enclins que luy au vice, & suivre un mesme train de vie.
De cette authorité de la fortune sur nous, & de cette cause secrette dont nous parlions un peu auparavant, qui fait que les evenemens ne sont pas en nostre puissance, on doit tirer la raison des miseres d’Alvide, & respondre en mesme temps à une autre objection qu’on fait au Tasse, d’avoir voulu que Sylvie dans son Aminte courut deux si grands dangers, l’un de son honneur entre les mains du Satyre, & l’autre de sa vie à la poursuitte du Loup, sans que ses actions eussent merité de si fascheuses rencontres, quoy qu’on peust dire que c’estoit pour punition du traictement injuste & cruel que son amant recevoit d’elle./ Certes je
[f.7v.] trouve rois bien plus mauvais que Sylvie aussi-tost qu’elle se void delivrée de ce Bouquin71, apres que sa virginité a couru un si grand peril, apres avoir estée exposée toute nuë aux regards d’un Satyre & de deux Bergers ; qu’une fille, dis-je, chaste & honneste comme on nous la depeint, s’en aille incontinent* à la chasse & à ses premiers passe-temps, veu que la seule pensée d’un si honteux accident* luy debvoit faire oublier toute autre chose, & la remplir de tant de confusion qu’elle eust mesme horreur de paroistre au jour. J'estime pour moy que cela ne sçauroit s’excuser que par la necessité de la regle des vingt-quatre heures.
Apres le personnage d’Alvide suit celuy de Torrismon, où tu considereras ce cruel combat qu’il ressent dans l’ame, pour avoir trahy Germon, & pour ne pouvoir quitter Alvide, la peine où le met l’arrivée & la presence de son amy, celle où il est, descouvrant que Rosmonde n’est pas sa sœur, apprenant qu’il a commis un inceste, & voyant Alvide morte : Mais quoy, si tu l’as veu representer à nostre Roscius François72 (car il est bien aussi honneste homme, & hante bien d’aussi honnestes gens que l’autre) cét homme qui parle de tout le corps, & qui fait trouver une narration de deux cents vers trop courte, & particulierement si tu as remarqué ces discours ambigus & artificieux qu’il tient lors qu’on luy annonce la venuë de Germon ou qu’il parle à luy mesme, & comme il monstre deux
visages, ainsi qu’il a deux cœurs, l’un pour son Amy, & l’autre pour sa Maistresse, tu
[f.8r.] confesseras / que s’il ne se peut rien adjouster à son action, aussi ne sçauroit-on rien desirer dans son personnage. Germon vient apres agité des mesmes passions que Torrismon, mais avec cette difference, que dans le combat d’Amour & d’Amitié qu’espreuve Torrismon, l’Amour a le dessus ; & dans celuy de Germon, c’est l’Amitié qui l’emporte.
Considere en suitte ce zele loüable du Conseiller au service de son Maistre, ce desir de grandeur dans Rusille, & au contraire ce genereux mépris des couronnes dans Rosmonde, & ce puissant amour de la virginité qui luy fait mesme refuser un Monarque pour espoux : Considere, dis-je, ces divers & contraires mouvemens, & tu verras qu’ils tendent & s’accordent à composer un tout le plus accomply du monde ; Tu seras ravy de voir qu’une Tragedie contienne tant de matiere soubs une mesme forme, & que toutes ces choses soient tellement composées que l’une regarde l’autre & luy correspond, l’une dépend necessairement ou vray-semblablement de l’autre, si bien qu’une seule partie ostée le reste tombe en ruïne : Car de condamner comme superfluë, la dispute de la Reyne avec Rosmonde touchant le mariage, qui fut la premiere pierre d’achoppement à quelques uns, il n’y a point d’apparence, puisque mesme quand elle seroit aucunement* inutile, on nous enseigne qu’il faut laisser lieu aux digressions & à l’art dans les Tragedies, & que ces Episodes y font comme les meubles & les autres ornemens dans une maison. Mais je soustiens qu’elle est
[f.8v.] extremément necessaire, veu que le seul expedient*/ qu’il restoit, au point où les affaires se trouvoient reduites, c’estoit que Rosmonde espousast Germon, & que pour n’y avoir pas consenty, & n’avoir pas estée bien persuadée, tous les malheurs qui suivent, arriverent ; Elle n’est pas trop longue non plus, tant pour la raison de sa necessité, que parce qu’il est plus aisé de l’oster tout à fait, que d’en retrancher quelquechose sans la rendre defectueuse : Mais ils objectent que dans l’impatience que l’on a de sçavoir ce qui reüssira de la venuë de Germon, elle est importune, ou fait mesme oublier le principal suject : Pour ce dernier inconvenient, il me semble qu’il n’y a que ceux-là qui s’en doivent plaindre, dont l’esprit foible, s’il vient quand il est bandé à se relascher tant soit peu, se retrouve en son premier estat, & auroit presque besoin qu’on recommençast tout de nouveau les mesmes choses, semblable en cela à ces cordes de luth, lesquelles si on les lasche lors qu’elles sont tenduës, s’en retournent incontinent* d’où on les avoit tirées. Qu'elle soit importune non plus, il ne se peut dire, car encore qu’il faille tousjours se haster de venir à l’action, on doit prendre garde neantmoins à le faire sans se precipiter, & bien souvent mesme ce n’est pas un petit artifice de sçavoir retarder & retenir quelque temps le desir & l’esprit en suspens. Pour moy je croyois qu’encore que cette dispute fust assez serieuse & assez convenable en une Tragedie, que neantmoins apres les tristes recits d’Alvide & de Torrismon, c’estoit comme ces couleurs
[f.9r.] plus gayes qu’on applique dans les tableaux aupres des ombres./ Pour ce qui regarde quelques considerations particulieres que Rosmonde allegue contre le mariage, & que l’on trouve mal dans la bouche d’une Princesse, ou du moins d’une personne tenuë pour telle, quoy que je n’en sois pas responsable, & que ce m’ait esté trop de hardiesse de retrancher ou changer quelque chose dans la disposition de nostre Autheur, sans entreprendre aussi de reformer ses pensées, je soustiens encore pourtant qu’il n’y a rien contre la bien-seance & qui ne puisse estre facilement supporté d’un Juge equitable. Des paroles on en vient aux effects*, & l’on condamne l’inceste de Torrismon comme une chose qui choque l’honnesteté & les bonnes mœurs ; Vrayment de tous les deffauts imaginaires du Tasse celuy-cy est bien le plus injuste & le plus mal fondé : Que l’inceste soit un crime abominable, j’en demeure d’accord, & je ne repondray pas avec un impie, que pour monstrer la legereté de cette faute les Latins se sont contentez de la nommer inceste, comme qui diroit simplement contraire à la chasteté : car c’est ainsi que le Poëte appelle Busiris, non loüable au lieu de detestable73. Je sçay quelle est la pudeur de la Nature ; qu’un grave Philosophe & Medecin Espagnol a dit, qu’Adam ne contribua pas à la production de la premiere femme avec74 la matiere dont les hommes sont d’ordinaire engendrez, de peur qu’il ne se meslast apres avec sa fille, quoy qu’en ce temps là où le genre humain ne subsistoit qu’en deux personnes, la necessité de le multiplier peust
[f.9v.] servir aucunement* de dispense. Je sçay / que les bestes mesmes sont raisonnables en ce point,
Ferae quoque ipsa veneris evitant nefasGenerisque leges inscius servat pudor75.
& que jusques aux choses insensibles, les loix de ce respect s’observent, qu’on ne greffe pas un arbre de ses scions propres, & qu’on ne seme gueres un champ du grain qu’il a porté. Je n’excuseray donc pas dans le Tasse une amour illicite d’un frere envers sa sœur, telle qu’on la void dans la Canace76, piece Italienne. Je diray seulement qu’il y a une grande difference entre pecher ignoramment & pecher à escient, & de volonté deliberée, le dernier est digne de supplice, & le premier de commiseration : En effect, que peut-on remarquer dans l’inceste de Torrismon qu’un accident* pitoyable* de la vie & de la fortune, ordinaire suject de Tragedies, & tant s’en faut que son action soit de mauvais exemple, qu’au contraire elle tesmoigne combien ce crime-là est horrible qui oblige à se tuër celuy qui l’a commis quoique sans crime. Mais afin qu’on ne s’imagine pas que cecy soit sans authorité77, tu rencontreras une pareille chose dans l’Œdipe de Sophocle, & de Seneque, piece pourtant qui a esté universellement approuvée. En quoy lors que j’ay seulement dessein de deffendre le Tasse, je découvre un grand suject de loüange pour luy. Car si les Maistres de l’Art ont trouvé si bon qu’un vieillard envoyé de Corinthe abordant Œdipe pour luy dire qu’il estoit declaré Roy des Corinthiens, au lieu d’apporter une heureuse nouvelle fist tout le contraire, & luy
[f.10r.] apprist sans / dessein son inceste avec sa mere ; N'admirerons-nous pas aussi l’industrie de
[d] nostre Autheur, qui fait venir si à propos le vieil Aralde78, de Norvegue, pour declarer à Torrismon que ce Royaume luy appartenoit par le decez de Galealte, & peu à peu luy apprend qu’Alvide, qui estoit sa femme, estoit aussi sa propre sœur. Ce qui plaist davantage en cecy, & qui se rencontre pareillement dans le Torrismon, c’est cette reconnoissance, & ce changement de fortune qu’on appelle Peripetie, car Œdipe & Torrismon apprennent, l’un que Jocaste est sa mere, & l’autre qu’Alvide est sa sœur : voilà la recognoissance, & tous deux inopinément deviennent tout à coup miserables : voilà le changement. Or il faut remarquer que la recognoissance est d’autant meilleure qu’elle se fait sans aucuns signes pris de dehors, qu’elle vient & se tire de la chose mesme & de la disposition du suject. Toucher seulement les yeux des Spectateurs, depend de l’Acteur & de l’appareil du Theatre, & non pas de l’art, mais icy ne faisant que lire & ne voyant rien representer chacun juge asseurément qu’Œdipe est fils de Jocaste & Torrismon frere d’Alvide, & de cette certitude naist une plus grande compassion pour eux, lors que l’un se crève les yeux, & que l’autre voulant tout à fait perdre la lumiere, se laisse tomber sur la pointe de son espée & se tuë. Au moins, poursuivent quelques uns, il faloit que la Tragedie finist à cette mort de Torrismon, puisqu’apres on ne
void plus aucun effect Tragique ; En cela s’il y a de la faute je t’avouë franchement qu’elle est
[f.10v.] de moy,/ & non du Tasse, qui suivant le precepte & la coustume loüable des anciens, cachoit
ces dernieres actions de desespoir & d’horreur, d’Alvide & de Torrismon, & se contentoit de les faire raconter sur le Theatre, & puis de remplir la Scene de regrets & de larmes qui touchoient bien autant pour le moins que la triste narration qu’on venoit de faire de leur mort : Au lieu que voulant donner quelque chose à ceux qui n’ayment que le spectacle, j’ay creu que je pouvois faire voir ce qui n’estoit que recité dans l’Autheur. Quoy qu’il en soit, il est aisé de retrancher la fin de cette Tragedie, comme on fit en sa seconde representation, avec quelques autres endroits que je marqueray à part, & conclure avec les regrets de Germon sur la mort de son amy, car pour luy, il est necessaire qu’il paroisse encore, & qu’il lise la lettre par laquelle Torrismon luy declare le subjet de sa mort, & le laisse heritier des Goths, suivant la prediction des Oracles. Et afin que tu ne croyes pas que j’eusse non plus adjousté le reste sans raison, à ton avis estoit-il hors de propos que la Reyne, l’un des principaux personnages de la Tragedie, fust informée en la presence des spectateurs, d’une chose qui la regardoit de prés, comme estoit la mort de Torrismon & d’Alvide ? Je jugeois que c’estoit le moyen de toucher tout le monde de compassion par ces actes de pieté & d’amy, dont Germon consoloit une mere affligée, & puis s’offroit à son service : mais sur tout
[f.11r.] cela me sembloit d’autant mieux que par là detournant la Reyne de la veuë de ses enfans
morts, & l’emportant pasmée* de douleur entre ses / bras (ce qui est encore un accident*
aucunement* tragique) il se retiroit luy-mesme & s’exemptoit honnestement d’assister à un spectacle devant lequel quoy qu’il eût fait, auroit esté estimé lâche, s’il ne se fust tué. Joinct que je suis en doute s’il est necessaire que la Tragedie finisse tousjours par les actions les plus funestes. La raison sur quoy je me fonde, outre l’experience que j’ay souvent veuë du contraire, c’est que les maistres de l’Art appellent changement en la Tragedie, non seulement quand elle termine en quelque malheur, amsi aussi quand elle tourne en mieux, ce que nous nommons Tragi-comedie : Or selon cette regle je pouvois bien conclurre par quelque chose de moins triste, puisque je pouvois mesme conclurre par quelque chose de plus gay sans rien faire contre la Tragedie. Et puis supposé que le but de la Tragedie soit d’exciter à pitié, n’est-il pas vray que l’aspect de ces actions sanglantes nous surprend d’abord plus qu’il ne nous touche ? Et c’est peut estre pour cette raison que nostre Autheur & la pluspart des anciens se sont contentez de la narration, qui rendant toutes choses probables, & mesme celles qui ne sont pas arrivées, a par consequent plus de force de nous émouvoir, que non pas la veuë, qui comme je disois naguere, nous remplit moins de compassion que d’horreur : si bien qu’au cas mesme qu’on voulust faire voir ces spectacles, il seroit tousjours bon, afin de nous donner
[f.11v.] plus de pitié, d’adoucir apres nostre esprit par les plaintes, & de nous ayder à faire comme
fondre ce glaçon qui s’est emparé & saisy de nostre cœur à leur / aspect. Ou mesme pour
parler encore plus hardiment, je diray qu’il faut que les cris, l’indignation, l’amour ou la colere de ceux qui survivent aux mal-heurs qui nous viennent d’estre representez, eschauffent, & baignent, s’il faut ainsi dire, nostre douleur dans les larmes, afin qu’elle s’en imprime plus fermement dans nostre ame, de mesme qu’on met le fer dans le feu & dans l’eau pour luy faire recevoir une plus forte trempe.
Voila ce que j’avois à te dire, Lecteur, touchant le Torrismon du Tasse, non point pour le justifier, mais par maniere d’exercice ; Aussi se deffend-il assez de luy mesme & par sa propre reputation, & quand tu remarquerois icy quelque leger defaut, souvien-toy je te prie que c’est un tribut* que les plus grands personnages payent à l’humanité & de plus, que comme nous voyons de mauvaises herbes qui ne sçauroient croistre qu’en de bonnes terres, on trouve aussi des fautes dont il n’y a que les meilleurs esprits qui soient capables, en fin que ce n’est que sur les glaces bien polies que ces petits atomes paroissent, & qu’il ne te faut pas imiter ces insectes qui ne s’attachent qu’à ce qui est raboteux. Toutesfois avant que de finir, je seray bien ayse de t’advertir encore d’une chose qui regarde le corps entier de cette Tragedie, & qui n’est pas inutile que tu sçaches : C'est que bien que la Tragedie soit un Poëme heroïque qui nous represente des evenemens illustres, & des personnages de naissance Royale, neantmoins son stile doit estre moins sublime & plus simple que celuy du
[f.12r.] Poëte Epique, / pource que celui-cy discourt le plus souvent en sa propre personne ; Et comme on suppose qu’il est remply d’un esprit divin, & qui l’éleve au dessus de luy mesme, il luy est permis d’avoir un langage, & des pensées extraordinaires. Ce qui n’arrive pas dans la Tragedie, où il n’y a que ceux qui sont introduits comme agents qui parlent, & qui traitent de matieres plus pleines de passion. Or est-il que la passion demande d’estre pure & naïve, trop de lumiere & d’ornemens luy portent ombre & l’estouffent. Ces subtiles conceptions donnent plus dans l’esprit que dans l’ame, touchent plus d’admiration que de compassion, flattent plus qu’elles ne frappent. Ce sont des armes plus belles que bonnes, plus éclatantes que solides, & qui picquent plustost qu’elles ne percent. Le Poëte doit delecter, mesme dans les choses tristes, mais celuy-là le fait-il qui se sert de pensées qui mettent nostre entendement à la gesne*, telles que sont ces pointes estudiées, & qui portent souvent avec elles plus d’embarras que de nouveauté?79 Ce ne sont la pluspart du temps que des reflexions irregulieres d’un esprit esgaré, qui ne nous font jamais voir les choses en leur posture naturelle, comme on les void dans les droicts mouvemens d’une ame bien reglée80. Je ne dis pas cecy sans suject, parce qu’en effect il y a quantité de gens qui cherchent des pointes par tout81, mesme hors des Sonnets & des Epigrammes, & ne s’avisent pas cependant qu’il n’y a rien de si froid, ny qui fasse tant languir l’action sur le theatre, où l’on doit bien plus songer à
[f.12v.] l’importance / de la chose qui se traite, que non pas au jeu & à la rencontre des paroles. La Tragedie n’a donc garde de s’amuser à ces fleurettes82 ; elle dont la tissure doit estre toute virile, & qui s’occupe à de grandes passions, & en des evenemens de consequence, veu mesme que les Sentences, dont Aristote dit que le peuple est fort amoureux, & qui semblent partir des sentimens de l’ame, n’y sont pourtant pas par tout bien receuës. En effect il nous est deffendu d’en mettre en la bouche de ceux qui viendroient de tomber en calamité, & ce seroit manquer de jugement, que de leur en laisser trop en cette occasion. Nul ne raisonne vaincu par la force de la douleur qui n’en donne pas le loisir, & la sentence n’est pas sans raisonnement, puisque d’un accident* particulier elle tire des maximes generales, que si bien elles instruisent, ne nous esmeuvent pas pourtant, suivant ce que dit S.Thomas, que les choses universelles ne touchent point. C'est pourquoy on a repris justement le discours que fait Hercule au commencement des Troades pour ses sentences trop fortes & trop espaisses ; Comme aussi pour revenir à nos pointes, on s’est mocqué des plaines d’Hercule proche de la mort, à cause de ses subtilitez trop foibles & trop aigues, & l’on a trouvé qu’en cét endroit là Seneque tomboit presque autant de fois qu’il s’eslevoit83 ; Et à ce suject, la remarque qui a esté faite d’Homere est digne de ta curiosité, c’est qu’en ses deux Poëmes il ne se rencontre
qu’une seule pointe, mais qui contente sans faire rire, qui est belle sans affeterie84, & /
[f.13r.] bonne sans engendrer du dégoust. En quoy Sophocle & les Anciens Poëtes l’ont suivy, qui sçachant bien que l’usage de ces choses corrompoit les genereux sentimens, & avec eux les bonnes mœurs n’en ont pas voulu enerver leurs Tragedies. Ils n’en sont pas pourtant moins majestueux, ce defaut ne fait pas ramper leur stile, puisque ce n’est qu’au genre mediocre que Ciceron85 donne les antitheses & les contrepointes86 ; Leurs conceptions n’en valent que mieux pour n’estre pas si recherchées, & j’estime qu’il en est des pensées que la nature & la passion nous inspirent, comme de celles des femmes, dont les premieres sont presque tousjours les meilleures. Je ne doute donc point que pour ces raisons tu n’approuves la naïveté du stile & des pensées de nostre Autheur, apres avoir admiré l’invention & l’oeconomie entiere de sa Tragedie, & ce seroit faire tort au Tasse, & à ton jugement aussi, de m’estendre plus long-temps sur ce suject : Joint que je ne m’avise pas qu’en voulant deffendre mon Autheur je le charge de mes propres fautes ; Car qui doute que si quelque chose déplaist en ce que je donne, je n’en sois la seule cause, & que je ne l’aye renduë des-agreable en l’exprimant de mauvaise grace ? En effet il est bien croyable qu’on ne trouvera pas icy ny la douceur de ses paroles, ny la majesté de ses Vers, & moins encore dans les narrations qu’ailleurs, où la beauté du langage, qui est loüable dans toutes les autres parties, debvant principalement reluire, comme celle de l’homme sur sa face, elles en sont par
[f.13v.] consequent d’autant / plus difficiles à faire. Si bien que je m’imagine que de mesme que des tasches sur le visage se font plus remarquer qu’une disproportion des membres, ou quelque autre imperfection du corps : aussi quelque mauvais mot, j’adjousteray ou quelque fausse rithme87 que tu verras dans mes recits, mais dans toute ma Version, te choqueront plus que ne pourroient faire ces defauts plus cachez, quoy que plus grands, dont je t’ay parlé, s’ils se trouvoient veritablement dans le Tasse : Ainsi je me voy maintenant insensiblement engagé à m’excuser ou à me deffendre, & peut-estre tous les deux ensemble : Mais j’apprehende fort que si mes premieres & secondes fautes en ce mestier ont impetré88 de toy quelque sorte de pardon, tu ne juges cette recheute irremissible. En effect quelle necessité me contraint de faillir, pour me voir en peine d’implorer ta grace apres avoir commis le mal ? Nulle certes que le desir de contenter ta curiosité, qui est si grand en moy, que mesme ne reüssissant pas si bien que je voudrois, il ne diminuë point toutesfois, mais demeure tousjours aussi ferme & aussi entier qu’auparavant. Qu'ainsi ne soit tu peux voir aisément que je ne cesse point de chercher parmy les meilleurs Autheurs quelque chose d’excellent, ou en Vers, ou en Prose, affin de te l’offrir. En quoy tu m’as double obligation, puisque non seulement je te donne, mais je vay mandiant pour te donner. Les autres dans les ouvrages qu’ils mettent au jour ne songent qu’à leur propre reputation, & moy qu’à ta satisfaction ; Aussi ne crois-je pas que la
[f.14r.] gloire / doive estre le principal but d’un honneste homme : Il ne faut pas estre fasché qu’elle nous suive, mais de la faire marcher devant, c’est à dire, se la proposer, ou mesme la prendre pour compagne en ses desseins, c’est une chose indigne de nous, & il est certain qu’il est des actions comme des viandes, dont les meilleures ne valent rien, si elles sentent la fumée. Quant à moy si je travaillois pour l’honneur, je t’asseure bien que ce ne seroit pas à des Versions, où toute la plus haute loüange qu’on puisse acquerir, c’est de bien entendre une langue estrangere & la sienne : Et moins encore m’amuserois-je à traduire en Vers, particulierement en ce temps où on a le goust si delicat pour la Poësie, & où il est si difficile de faire entrer dans une version toutes les douceurs qu’on y desire : car si la rithme dans la liberté de l’invention, se peut dire comme un lien dont quelque Tyran des esprits s’est avisé d’arrester cette noble fureur des Poëtes ; dans la necessité d’exprimer fidellement ce qu’un autre aura dit, ne nous doit elle pas estre une gesne* insupportable ? Ce que je te prie d’avoir continuellement devant les yeux, lisant les mauvais vers que je te donne, & de considerer aussi que les pensées qui nous sont naturelles, & que nous concevons de nous mesmes, nous les enonçons tousjours mieux, & avec une elocution plus riche que celles qui entrent d’ailleurs dans nostre entendement, & qui nous sont comme estrangeres : de mesme que les herbes que la terre produit de son bon gré paroissent sans comparaison plus belles, &
[f.14v.] poussent bien / mieux & plus aysément que celles que le Jardinier seme. Et si j’oseray te dire
[e] encore pour ma plus grande justification, qu’il semble mesme qu’il ne soit pas à propos de trop limer ni polir les vers d’une traduction, de crainte d’affoiblir & de rendre plus minces les pensées de l’Autheur, qui sans doute en sont plus naïvement renduës, moins nous les retenons, & d’autant moins alterées que nous y meslons moins du nostre, en fin qu’il en arrive comme d’une fléche qui plus elle va viste, plus elle va droit à son but. Je passeray encore plus avant, & te diray dans les sentimens mesmes du Tasse, que ce qui est si mol & si égal, peut estre plus agreable aux oreilles, mais ne vaut rien pour la magnificence, que la dureté des vers non plus que celle des marbres, n’empesche pas qu’ils ne soient beaux, que l’aspreté mesme & la rudesse de la composition fait d’ordinaire la majesté du Poëme, parce que cela mesme qui retient le cours des vers est cause de les faire tarder, & que la tardivité est le propre de la gravité, que ce qui n’est pas bien coulant de soy, ou par le defaut de ses particules, qui sont aucunement* necessaires à la liaison du langage, cause un parler plus heroique, & tesmoigne une liberté qui ne s’assubjettit pas aux regles de la Grammaire : Comme au contraire les vers qui s’entretiennent, & qu’il faut prononcer tout d’une haleine pour avoir l’intelligence du sens, en rendent aussi le discours plus pompeux, de mesme que le chemin semble plus grand lors qu’on marche quelque temps sans se reposer. Et pour aller
[f.15r.] en mesme temps au devant de tout / ce qui te pourroit offencer, apres t’avoir parlé des Vers qui s’entresuivent, & qui ne composent qu’une pensée, J'adjouteray cecy des mots qui ne signifient qu’une chose, quoy qu’ils soient differens, qu’encore qu’il ne soit pas permis aux Orateurs d’en user, c’est pourtant une licence accordée aux Poëtes, comme aussi la repetition non seulement des semblables paroles, mais des mesmes en effet, passe bien souvent pour une grace, ou du moins pour une noble negligence. Pleust à Dieu, Lecteur, que tu fusses de cette opinion, ou mesme du goust de quelques autres que je connois, qui ont de la peine à lire ce qui a donné trop de peine à faire, & qui ayment mieux que la Poësie sente, s’il faut ainsi parler, le vin que l’huyle, c’est à dire, qu’il y paroisse plus de chaleur & de feu, que de douceur & de travail : Les Muses à leur advis sont de ces beautez qui ont plus d’agréement estant negligées : une certaine nonchalance & facilité dans les Vers les ravit, & ce qui sembleroit à d’autres, ou trop inégal, ou trop rude, est pour eux une diversité & une marque de force : Si dis-je tu estois de ce sentiment, je penserois avoir cause gaignée, car ny les vers que je te donne, n’ont esté faits mal-aisément (peut-estre aisément mal) ny tu n’y reconnoistras pas trop d’artifice & de soin* dont je me confesse du tout incapable. C'est seulement une fois l’année que pour me divertir je m’amuse à ce mestier, lors que je suis retiré à la campagne, où je ne trouve rien de plus utile que cét Art qui n’a rien d’utile, ny rien
[f.15v.] de plus agreable que de traduire, qui est le labeur le / plus ingrat de tous : L'invention qui demande une ame arrestée pour mieux contempler, travaille trop l’esprit d’un homme qui marche, & la lecture seule attache trop les yeux pour une personne qui se promene. Cette occupation est entre-deux, & d’autant plus propre en cette occasion, que la memoire n’a que faire non plus de se mettre beaucoup en peine. Les pensées & bien souvent mesme les paroles de l’Autheur, representent les rithmes dont on s’est servy en le traduisant, & les rithmes rappellent les vers en nostre ressouvenir quand on s’en veut descharger sur le papier. D'ailleurs le mouvement de la promenade nous eschauffant desja, la veüe d’une belle campagne, & la tranquillité des bois & des prairies achevent de nous inspirer une verve & une fureur tout à fait Poëtique : Car ce n’est pas au suject de la Poësie qu’il a esté dit, que les champs & les arbres ne nous pouvoient rien apprendre, mais seulement les hommes qui estoient dans les villes, puisque cet Art ne s’enseigne pas & ne s’acquiert que par un certain entousiasme. Aussi les Muses n’habitent pas les Courts, mais les solitudes, & si quelquefois elles paroissent dans les Courts, il ne faut pas conclurre de là qu’elles y aient esté élevées : le bruit* & la presse du monde* les espouvante, & trouble leurs imaginations, & parce qu’elles sont & doivent estre masles & robustes, elles se plaisent beaucoup mieux à la liberté d’un plein air, & de vivre à la veüe du Ciel & d’un beau jour, que non pas de se retirer dans un
[f.16r.] cabinet & à l’ombre d’une estude. Et c’est paravanture pour cela / qu’on a feint qu’Apollon, qui est la mesme chose que le Soleil autheur de la lumiere, leur predisoit & estoit comme leur pere, afin de nous faire entendre que ce bel Astre avec ses rayons nous communiquoit les influences de la Poësie ; Mais quoy que tout cecy peust tourner à mon advantage, je n’espere pas neantmoins qu’il me serve. Je crains que ce Dieu des Vers n’esclaire & n’eschauffe pas tousjours veritablement l’ame de ceux dont il éclaire & eschauffe le corps, qu’à ceux qui le suivent & le reclament, il ne presente bien souvent d’autre eau à boire que celle de la suëur qu’il fait ruisseler sur leur front, qu’enfin comme il contribuë esgalement à la production & à la corruption des choses, il ne cause aussi autant de mauvais que de bons Poëtes. Tout ce que je pretends donc tirer pour moy de cecy, c’est de te justifier mon travail, & de te rendre compte de mon loisir, afin que s’il est vray que l’occasion diminuë ou aggrave nos fautes, les circonstances que j’ay remarquées avoir esté cause de l’ouvrage que je te donne, quoy qu’elles puissent contribuer à ma honte, & me reprocher mon peu de genie, servent du moins à m’excuser envers toy de mon entreprise. J'ay mal employé de bonnes heures, je l’avoüe, mais je les eusse perdues : je n’ay rien fait qui vaille, mais je n’eusse rien fait du tout : Diray-je franchement ce que je pense, tu ne liras icy que des vers durs & rudes, mais qui ne respirent au dedans qu’un esprit de douceur & d’amour, capables d’attendrir les
[f.16v.] cœurs les plus sauvages, tu n’y verras pas la / couleur, le teint, ny l’embonpoint du Tasse, mais tu y verras tous ses muscles & ses nerfs, tu ne le trouveras pas si estendu, mais tu n’en recognoistras que mieux la force, tu n’y rencontreras pas le nombre, mais le poids de ses paroles, tu n’y remarqueras point tous les pas, mais tout le chemin qu’il a faict. Que si apres cela mon travail te déplaist encore, blasme-le si tu veux, je le souffriray* volontiers, pouveu que tu le fasses avec jugement, & non point par une vaine presomption. Ayant entrepris de suivre & de m’attacher au Tasse, je suis demeuré loin derriere ; mon stile au lieu de grave s’est trouvé pesant ; croyant faire des vers tristes, j’ay fait de tristes vers ; en fin Torrismon a trahy Germon, & moy j’ay trahy le Torrismon. Dis encore pis si tu veux, cela n’empeschera pas que tu ne voyes l’un de ces jours une autre piece de Theatre que j’ay habillée à la Françoise, si bien que tu ne dois pas t’estonner que je travaille tant à me deffendre, puisque ce que je dis maintenant ne servira pas peut estre seulement pour ce que je te donne, mais aussi pour ce que je te promets. C'est lascheté de n’oser entreprendre si un espoir apparent ne nous flatte*, on perd souvent quantité de bien faits avant qu’un reüssisse ; pourquoy ne hazarderay-je pas librement mes travaux, afin qu’un d’eux te profite ? On se mocqueroit de celuy qui fuyroit de mettre des enfans au monde de peur d’estre obligé de les voir peut-estre mourir : serois-je moins ridicule si je demeurois oisif dans l’apprehension que j’aurois de
[f.17r.] survivre aux ouvrages que je puis mettre au jour ? Celuy / dont je te veux parler, & qui est un fruit du dernier Automne, c’est le Soliman du Comte Bonarelli89 (tres-digne frere de ce digne autheur de la Phyllis de Scyre.) Je ne me suis pas si fort attaché à la traduction que je n’aye laissé & changé quelques choses, particulierement sur la fin, parce que d’une Tragedie que c’estoit, j’en ay fait une Tragi-Comedie ; Les raisons qui m’ont induit à cela je te les deduiray plus au long en son lieu ; Seulement te diray-je icy en passant, que le Poëte debvant avoir esgard à ce qui peut servir, non pas en tant que Poëte, mais en tant qu’il entre dans la societé civile, & qu’il fait un des membres de la Republique, il faut que le but des pieces de theatre soit de nous pousser aux bonnes actions, & de nous destourner des mauvaises, & de laisser les spectateurs satisfaits en leur faisant voir les justes evenemens des unes & des autres. C'est pourqouy j’ay creu estre obligé de donner une heureuse issuë à l’innocence de Mustapha & de sa Maistresse, & à la malice & trahison de Rustan, le chastiment qu’il avoit merité. Je t’avertis donc de bonne heure de n’y point chercher une entiere verité, mais seulement la vray-semblance, & de t’imaginer que Soliman, Mustapha & Rustan, sont plustost des noms de Turcs que de l’histoire. Si j’ay bien fait ou non, je te le laisse à juger, mais pour le moins tu ne me dois imputer ce changement à grand crime, puisque je l’ay fait avec raison & dessein. En la prudence morale, la connoissance augmente le mal : aux autres
[f.17v.] Arts & Sciences elle le diminuë : Si / bien qu’il ne faut pas que tu dises simplement que j’ay failly, mais seulement que j’ay voulu faire ainsi. Et puis si tu as approuvé & mesme loüé un excellent Autheur de ce temps, d’avoir fait mourir contre la verité de l’Histoire deux Rois, dont les plus grands crimes estoient d’amour, pour rendre cette merveille des Tragedies Françoises plus funeste & plus accomplie90 : ma cause sera-t’elle moins favorable d’avoir sauvé la vie à un Prince & à une Princesse innocens, pour ne l’oster qu’à un traistre, en partie contre la verité de l’histoire, & en partie contre l’intention de mon Autheur, afin que ma Tragi-Comedie en fust & plus agreable & plus juste ? Mais c’est inutilement que je me mets en peine de m’en justifier, puisque l’exemple de celuy-là mesme dont je viens de parler, sera seul capable de me deffendre, au moins s’il a persisté tousjours dans le dessein qu’il avoit d’accommoder aussi le Soliman en Tragi-Comedie ; C'est un bon-heur qui m’arrivera dans le malheur que j’ay de m’estre rencontré avec luy91 ; car d’un autre costé je ne doute point que mon Soliman qui peut-estre estoit assez bon de soy, ne se trouve mauvais par accident*, & lors qu’il sera comparé au sien, & que la plume de l’Aigle ne devore la mienne. Aussi souhaittois-je que le mien passast bien devant, afin que comme je n’avois pas entrepris de le choquer en marchant dessus ses pas, on ne me creut pas non plus si temeraire que de pretendre de m’égaler à luy en faisant representer ma Tragi-Comedie en mesme temps que la
[f.18r.] sienne : Mais puis qu’il a jugé / qu’il avoit desja trop d’avantages naturels sur moy, pour
[f] donner encore quelque occasion de croire qu’il auroit peu profiter de mes fautes, j’ay bien voulu consentir à ne pas faire paroistre mon Soliman, que le sien ne fust prest, & je m’estimeray seulement trop heureux de luy servir de relief & de fueille. Outre que nostre subject estant Tragique & assez vaste dans son autheur, on aura sans doute de la curiosité, pour voir comment chacun l’aura retranché & disposé au Theatre en Tragi-Comedie. Que si, comme on m’a fait accroire depuis, il a mieux aymé le laisser en Tragedie, ce sera le moyen de rendre chacun content : car quoy que la plus-part des evenemens soient semblables, neantmoins la contrarieté des conclusions, dont l’une suivra la verité, & l’autre la vray-semblance, mettra une entiere diversité entre les deux pieces. Au moins je t’asseure bien que tu y reconnoistras tousjours à ma confusion la grande difference qu’il y a d’un mauvais versificateur à un bon Poëte. Adieu.
ARGUMENT. §
[f.18v.]GALEALTE Roy des Goths92, eut une fille nommée Rosmonde, qu’il envoya aussi-tost qu’elle fut née en un Chasteau de Plaisance, pout là estre nourrie sous un air pur & serain. Celle à qui on envoyoit Rosmonde pour la nourrir, lassée de la Cour, s’estoit retirée en ce Chasteau, & d’autant que tous ses enfans mouroient en naissant, comme elle se vid enceinte pour la troisiesme fois, elle s’advisa de voüer aux Dieux ce qui viendroit d’elle, & les Dieux permirent qu’elle mit heureusement au jour une fille au mesme temps que la Reyne accoucha de Rosmonde. Mais la fille de cette nourrice qui estoit un fruit de la devotion de sa mere, servit bien-tost d’instrument à l’impieté d’un pere ; ce qui arriva de cette sorte :
Assez prez de ce Chasteau habitoit dans un antre une Nymphe qui predit de Rosmonde, Qu'estant parvenuë à la fleur de son aage & de sa beauté, elle seroit l’occasion d’une haute vengeance ; de faire perdre la vie à son frere Torrismon, & de faire passer ses Estats sous la domination d’un estranger. Le Roy se trouvant fort effrayé de ces menaces, la relegua dans cette caverne, & la donna à la Nymphe à eslever, sans en rien dire à la Reyne, qui n’adjoustoit pas foy aysément à toutes ses predictions. Et quelque temps apres au lieu de sa fille fit supposer93 & presenter à la Reyne celle de la Nourrice, qui eut depuis le nom & la place de la vraye Rosmonde ; Elle cependant estoit bien loin de la Cour de son pere ; car à peine eut-elle demeuré quatre mois dans cét antre de la Nymphe, que d’autres predictions qui menaçoient de mesmes maux, augmenterent les apprehensions du Roy de telle sorte, que pour son repos il fut contraint de commander à Fauston l’un de ses plus affidez serviteurs /
[f.19r.] de l’emmener en secret en un pays escarté, afin de frustrer* par là son mauvais destin ; Or comme ce Fauston estoit avec elle sur mer, il fut pris par des pirates de Norvegue, & mis dans un petit vaisseau, & la fille dans un autre. Ces pirates furent bien-tost attaquez & chassez par d’autres qui estoient du pays des Goths : mais qui ne purent arrester que l’esquif* où estoit Fauston, qui par ce moyen se vid delivré d’entre les mains des pirates de Norvegue, & ramené en son païs par les corsaires qui en estoient, & quant à l’esquif* où estoit la fille il se sauva & s’en retourna en Norvegue, où estant, la vraye Rosmonde fut presentée à Galealte Roy de ce pays, pour le consoler de la perte qu’il venoit de faire, d’une petite fille nommée Alvide. Ce Roy la receut avec joye, l’appella Alvide du nom de celle qui luy estoit morte, & la tint d’autant plus chere que les predictions de Norvegue aussi-tost qu’elle fut arrivée, portaient ainsi que celles de son pays, qu’elle debvoit estre l’occasion* d’une haute vengeance. Galealte dont le Royaume avoit receu mille injures de la Suede, tant par surprises & stratagemes de guerre, qu’à force ouverte, expliquoit cette prediction selon son desir, esperant que par le moyen de cette fille il pourroit un jour se vanger de tous ses affronts, & de toutes ses pertes. Comme il estoit dans ses pensées, il survint une chose qui aigrit encore davantage son inimitié contre les Suedois. C'est qu’ayant envoyé aux Danois qui estoient lors en guerre, le secours d’une armée commandée par son fils unique qui n’avoit encore que seize ans, il se rencontra que ce jeune Prince eut en teste Germon fils du Roy de Suede, homme desjà tout fait, & grand Capitaine, qui assistoit le parti contraire ; Germon porta bien-tost par terre & tua ce jeune Prince, mais avec des actes d’hostilité beaucoup pires que le meurtre. Cela fut cause que Galealte respira plus que jamais un grand desir de vangeance, & qu’il s’advisa pour cét effect* de faire un fameux tournois où l’on proposa pour prix une tres-riche couronne qu’Alvide elle-mesme devoit mettre sur la teste du vainqueur ; Le but de ce tounois estoit de faire choix du plus vaillant, & de l’engager par
[f.19v.] honneur & par une sorte de recognoissance à tirer raison de la mor / du frere d’Alvide : Comme la vaillance & la gallanterie estoient en Germon au souverain degré, il se presenta aussi en ce tournois au milieu de ses ennemis ; mais en chevalier inconnu : & ayant surmonté tous ceux qui disputoient du prix, il receut la couronne des mains d’Alvide sur son armet*. Car quoy qu’on le priast instamment de se découvrir, il ne fut si temeraire que de le faire : seulement fit-il sçavoir à Alvide en partant, qu’il s’en retournoit son serviteur, quoy que de tout temps il eut esté son ennemy : Germon ayant donc luy-mesme remporté ce prix, le dessein que le Roy de Norvegue avoit eu de se vanger par ce moyen, demeura sans effet*, mais ne s’allentit* pas pour cela : tant s’en faut, Alvide estant preste à marier, Galealte ne la vouloit donner à personne qu’à condition qu’on le vangeroit de Germon : C'estoit donc bien loin de faire la paix avec luy, qui cependant entretenoit au milieu de son cœur une secrette guerre que les beaux yeux d’Alvide y avoient allumée, si bien que les longs voyages & par mer & par terre qu’ils firent depuis ensemble luy & Torrismon avec qui il contracta durant ce temps-là une amitié tres-estroite, ne servirent qu’à agiter son feu pour le mieux r'enflammer : Estant donc de retour Torrismon & luy dans leurs Royaumes, dont le decez des Princes leurs peres les laissoit heritiers, Germon escrivit plusieurs fois au Roy de Norvegue de luy donner Alvide en mariage, mais ce Roy rejetta ses demandes ; de quoy Germon se sentant piqué, & son amour s’augmentant encore davantage par la resistance, il a recours à Torrismon, lui mande qu’il falloit qu’il fist pout luy un trait d’amy, qu’il allast en Norvegue demander Alvide en mariage comme si ce devoit estre pour luy mesme : & que quand il l’auroit amenée au pays des Goths, il feroit tant qu’il gaigneroit son cœur & l’espouseroit : que ce n’estoit point faire tort à Galealte de lui donner un Roy pour gendre, & de l’obliger à la paix. Torrismon meu de ces raisons, & plus encore de la priere de son amy va trouver le Roy de Norvegue, fait la demande, la fille luy est accordée, il luy donne la foy de mariage, & promet qu’il les vangera de Germon, en fin il remonte sur mer avec Alvide & s’en retourne,
[f.20r.] dit-il, en Arane principale ville / de son Royaume pour accomplir le mariage suivant les loix du pays ; & cependant qu’il est sur mer, Alvide qui le croyoit veritablement son espoux, ayant de l’amour pour luy, luy en donne, il resiste à ses attraits le plus qu’il peut, mais en fin une tempeste survenant qui écarte leur flotte & jette leur vaisseau en un bord solitaire & sauvage, fut la triste occasion qui fit violer à Torrismon la foy deuë à son amy. Le voila donc desormais bien empesché estant devenu amoureux & traitre tout ensemble, il ne sçauroit quitter Alvide & ne peut souffrir* d’estre infidelle. Dans ce trouble il arrive en Arane, où son remords luy fait fuyr l’abord & la presence d’Alvide, qui s’estonne de ses froideurs, du retardement* de son mariage &, ce qui l’offence plus que tout, de ce qu’on attend Germon son ennemy mortel ; de la venuë duquel Torrismon luy mesme bien embarassé parce qu’il ne pouvoit se resoudre à quitter Alvide, expose tout le fait à un sage vieillard qui avoit esté autresfois son gouverneur, luy demande conseil de ce qu’il doit faire, & ce vieillard trouve à la fin qu’il n’y a point de meilleur expedient* que de dire tousjours qu’Alvide ne pouvoit aymer le meurtrier de son frere, & de luy donner au lieu d’Alvide, Rosmonde, qui jusque là avoit encore esté tousjours creüe la sœur de Torrismon ; Car Galealte autheur de la tromperie fut tué en guerre auparavant qu’il eust encore rien decouvert à la Reyne, de ce secret, dont la Nourrice & Fauston qui en estoient seuls complices, n’avoient non plus jamais rien declaré : Hormis que la Nourrice avoit découvert en mourant à la fausse Rosmonde qu’elle estoit sa fille & tout le reste du mystere. Cett fille sçachant donc sa naissance, & comme elle avoit esté consacrée aux Dieux par sa mere, & de plus s’y estant aussi voüée elle mesme tesmoignoit de l’aversion pour les grandeurs & pour les vanités du monde* & desiroit infiniment de se voir dans une condition privée, où elle peust vacquer à son aise, à la devotion qu’exigeoit d’elle le vœu de virginité qu’elle avoit juré. Neantmoins je ne say quelle force d’amour & d’inclination particuliere pour Torrismon estouffoit de fois à d’autres94
[f.20v.] l’avoit retenuë jusques alors à la Cour aupres de luy ; / Mais cela n’empeschoit pas que pour tout autre son cœur ne fust de glace ; Si bien qu’elle n’avoit garde de vouloir ce que le Conseiller proposoit, c’est en vain que Torrismon approuve son advis, & en vain qu’il empoye l’authorité de la Reyne pour la faire consentir à prendre Germon pour espoux. Elle y resiste de tout son pouvoir, mais si sagement qu’il sembloit à la fin qu’elle en demeurast d’accord, quoy qu’elle eust dans l’ame un dessein tout contraire. Cependant, Germon arrive, Torrismon le reçoit assez froidement comme une personne qui luy pesoit fort, luy dit que ce qui le fasche le plus c’est qu’il ne sçauroit lui gagner le cœur d’Alvide, laquelle il prie pourtant de faire bon visage à Germon, ou parce qu’il estoit son amy, ou peut estre afin qu’il creut qu’il parloit pour luy à Alvide, & que tout ce qu’il en pouvoit obtenir, c’estoit qu’elle souffrist* sa veüe : Germon ne laisse pas de faire ses recherches, & pour cét effet* envoye à Alvide un manteau Royal & un portrait de diamants où il l’avoit fait habiller à la Suedoise, au dessous duquel estoient les armes de la maison de Suede, avec une Couronne à ses pieds & des Fléches en sa main, marques de subjetion & d’amour. Et ce qui estonne plus que tout cette jeune Princesse, il luy renvoye la Couronne qu’il avoit remportée & receüe de ses propres mains au tournois de Norvegue, par où elle apprend que luy mesme avoit esté le vainqueur & estoit party son Amant, ce qui luy donne mille defiances & entr'autres qu’on ne l’ait esté querir pour luy veu les froideurs de Torrismon, & qu’il a retardé le mariage jusques à la venuë de Germon. Mais tant s’en faut que Torrismon eust de veritables froideurs pour elle, qu’au contraire il donna charge au Conseiller de proposer à Germon comme de luy mesme & comme ne sçachant rien du secret qui estoit entre les deux amis, de prendre Rosmonde en mariage. A quoy Germon apres quelques discours respond, qu’il fera tout ce que son amy voudra, comme ne croyant pas qu’il voulust rien commettre d’injuste, ou bien faisant ceder l’amour à l’amitié. Il s’estonne poutant de ce procedé, accuse la froideur de Torrismon, & enfin l’excuse & se repose de tout sur luy. Sur ces entrefaites Rosmonde qui
[f.21r.] craint qu’il ne luy faille enfin rompre / son vœu de virginité en espousant Germon, declare à Torrismon qui elle est & comme elle passe à tort pour sa sœur. Torrismon s’en estonne, admire sa generosité & sa pieté qui luy font mespriser un si haut tiltre, est en peine où il pourra trouver sa sœur pour la donner en mariage à Germon, a recours au Devin qui luy parle obscurement & luy dit pourtant toute la verité. En fin il apprend de Fauston que comme il l’emmenoit au loin pour les mesmes raisons qu’avoit desja dites Rosmonde, elle luy avoit esté enlevée par un Pirate de Norvegue, & alors arrive un Messager de ce païs qui vient apporter à Alvide & à Torrismon des nouvelles de la mort de Galealte Roy de Norvegue, par laquelle la Norvegue leur appartenoit ; & ce Messager estoit justement celuy- là mesme qui avoit esté autresfois reduit par quelque disgrace à pratiquer cét infame metier de Pirate & qui avoit enlevé Alvide & l’avoit donnée au Roy de Norvegue ; Ce que Fauston qui le reconnut l’ayant obligé d’avoüer, Torrismon apprend son malheur & son inceste, & son amy survenant là dessus, il luy promet tout de bon de faire ce qu’il pourra afin qu’Alvide & la Norvegue soient à luy, & cependant deffend à Alvide qu’on die la mort de Galealte, parce qu’il sçavoit bien qu’elle avoit desja l’esprit assez troublé sans la surcharger encore de cette nouvelle affliction : mais elle l’ayant apprise d’ailleurs, s’imagine que son païs est d’intelligence avec Torrismon pour la trahir, elle entre en de plus fortes deffiances que jamais, & principalement apres avoir ouy de la bouche de Torrismon des choses si estranges, qu’elle estoit sa sœur, qu’elle avoit esté nourrie par une Nymphe dans une grotte, enlevée par des Corsaires, & qu’il faloit qu’elle espousast Germon : elle devient furieuse, & se donne à la fin un coup de poignard, auquel coup Torrismon survenant s’estonne de sa rage & de son desespoir, luy jure que tout ce qu’il luy a dit estoit tres-vray, & puis la void mourir entre ses bras ; & apres avoir donné à un Gentil-homme qui estoit là present, une lettre qu’il venoit d’escrire à Germon dans la resolution de se tuër quand mesme Alvide ne fust pas morte (par laquelle lettre il luy mande la cause de sa mort & le fait heritier des Goths) il se laisse
[f.21v.] tomber sur son espée & expire aux pieds d’Alvide /. Germon reçoit la lettre, se desespere à cette triste nouvelle, console la mere de Torrismon, comme il luy avoit recommandé, fait enterrer son amy & sa maistresse ensemble, & demeure maistre du Royaume des Goths suivant les predictions qui portoient qu’il devoit estre soubmis à un estranger, lesquelles predictions parloient aussi d’une haute vangeance, qui n’estoit autre chose en effet que cette mesme mort de Torrismon, pour avoir trahy le Roy de Norvegue en luy enlevant Alvide pour Germon, pour avoir esté infidelle à son amy, & peut estre pour avoir commis un inceste, quoy qu’innocemment.
Le moyen de retrancher quelques endroits de cette Tragedie, comme on fit en sa seconde Representation. §
[f.22r. g]DU premier Acte, on peut oster la seconde Scene que la Nourrice fait toute seule.
Du second Acte, on peut oster la troisiesme Scene, que Rosmonde fait toute seule, & retrancher de la quatriesme Scene, cette longue dispute pour & contre le mariage, de sorte que la Scene finisse par ce vers :
Celles de mon pays n’ont point de ces appas.
Et de la cinquiesme Scene ne prendre que les quatre premiers vers.
Du troisiesme Acte, on peut oster si l’on veut, la premiere Scene que le Conseiller fait tout seul.
Du 4. Acte, il n’y a rien à retrancher.
Du cinquiesme, on peut oster la troisiesme Scene que Rosmonde fait seule. Et puis conclurre la Tragedie par les plaintes que Germon fait en la septiesme Scene, qui finissent pas ce vers,
Et fera mesme horreur à la race future.
En y adjoustant aussi ces deux qui sont les derniers de la Tragedie.
O ma vie ! ô mes jours ! non jours, mais tristes nuits,Que vous me reservez de regrets & d’ennuis.
Fautes survenuës en l’impression. §
[f.22v.]Page 6 pour Gennon, lisez Germon. page 15. Que je luy cederois, il semble qu’il faille un la, c’est pourquoy mets au lieu, Que je la luy rendois, ou bien si tu veux, Et de la luy ceder. Page 44. Au comble de beauté, de valeur, & des biens, l. & de biens. Page 84. Que le Roy la craignit pas quelque destinée. l. pour quelque destinée. Le reste des fautes, s’il y en a encore quelques-unes, tu les corrigeras aysément toy-mesme.
Extraict du Privilege du Roy. §
Par grace & Privilege du Roy, Donné à Paris le 12. Mars 1636. Signé par le Roy en son Conseil, VIGNERON : Il est permis au Sr Dalibray, de faire imprimer par tel Imprimeur qu’il voudra choisir un Livre intitulé, Le Torrismon du Tasse, Tragedie, en telle forme & caractere qu’il advisera bon estre, & ce durant le temps de six ans, à commencer du jour que ledit Livre sera achevé d’imprimer : Et deffences sont faites à tous Libraires & Imprimeurs, de contrefaire ledit Livre, ny en vendre ou distribuer d’autres, que de ceux dudit Dalibray, ou de ceux qui auront droit de luy durant ledit temps, à peine de cinq cens livres d’amende, confiscation des exemplaires, & de tous despens, dommages & interests.
LES ACTEURS. §
[f.23v.]- LA NOURRICE.
- ALVIDE.
- TORRISMON. Roy des Goths.
- CONSEILLER.
- GENTIL-HOMME de la part de Germon.
- ROSMONDE.
- RUSILLE. mere de Torrismon.
- GERMON. Roy de Suede.
- DEVIN.
- FAUSTON.
- MESSAGER.
- GENTIL-HOMME de Chambre de Torrismon.
ACTE I. §
SCENE I. §
NOURRICE.
ALVIDE.
NOURRICE.
ALVIDE.
NOURRICE.
ALVIDE.
[p. 7]NOURRICE.
[p. 8]ALVIDE.
NOURRICE.
[B ; 9]SCENE II. §
NOURRICE Seule.
SCENE III. §
TORRISMON.
CONSEILLER.
TORRISMON.
CONSEILLER.
TORRISMON.
CONSEILLER.
TORRISMON.
CONSEILLER.
TORRISMON.
CONSEILLER.
TORRISMON.
CONSEILLER.
TORRISMON.
CONSEILLER.
TORRISMON.
CONSEILLER.
TORRISMON.
CONSEILLER.
TORRISMON.
CONSEILLER.
TORRISMON.
CONSEILLER.
CONSEILLER.
TORRISMON.
Fin du premier Acte.
ACTE II. §
SCENE I. §
GENTILHOMME.
TORRISMON.
GENTIL-HOMME.
TORRISMON.
GENTIL-HOMME.
TORRISMON.
GENTIL-HOMME.
TORRISMON.
SCENE II. §
TORRISMON seul.
SCENE III. §
ROSMONDE seule.
SCENE IIII. §
RUSILLE.
[E ; 33]ROSMONDE.
RUSILLE.
ROSMONDE.
RUSILLE.
ROSMONDE.
RUSILLE.
Que ne mets tu donc peineROSMONDE.
RUSILLE.
ROSMONDE.
ROSMONDE.
RUSILLE.
ROSMONDE.
RUSILLE.
ROSMONDE.
RUSILLE.
ROSMONDE.
RUSILLE.
ROSMONDE.
RUSILLE.
SCENE V. §
RUSILLE seule.
[p. 44]SCENE VI. §
RUSILLE.
TORRISMON.
RUSILLE.
TORRISMON.
ACTE III. §
SCENE I. §
LE CONSEILER Seul.
SCENE II. §
ROSMONDE Seule.
[G ;49]SCENE III. §
TORRISMON.
GERMON.
TORRISMON.
GERMON.
TORRISMON.
SCENE IIII. §
TORRISMON.
ALVIDE.
TORRISMON.
ALVIDE.
TORRISMON.
SCENE V. §
GENTIL-HOMME.
GENTIL-HOMME.
ALVIDE.
GENTIL-HOMME.
SCENE VI. §
ALVIDE.
NOURRICE.
ALVIDE.
[p. 58]NOURRICE.
ALVIDE.
[p. 61]NOURRICE.
ALVIDE.
NOURRICE.
ALVIDE.
NOURRICE.
ALVIDE.
[p. 63]ACTE IIII. §
SCENE I. §
CONSEILLER.
GERMON.
CONSEILLER.
CONSEILLER.
GERMON .
CONSEILLER .
GERMON.
CONSEILLER.
GERMON.
SCENE II. §
GERMON seul.
SCENE III. §
[p. 71]TORRISMON.
ROSMONDE.
TORRISMON.
ROSMONDE.
TORRISMON.
[p. 72]ROSMONDE.
TORRISMON.
ROSMONDE.
TORRISMON.
ROSMONDE.
TORRISMON.
ROSMONDE.
TORRISMON.
ROSMONDE.
Qu’une haute vengeanceTORRISMON.
ROSMONDE.
TORRISMON.
ROSMONDE.
TORRISMON.
ROSMONDE.
TORRISMON.
ROSMONDE.
TORRISMON.
TORRISMON.
ROSMONDE.
TORRISMON.
SCENE IIII. §
[p. 77]TORRISMON seul.
SCENE V. §
TORRISMON.
DEVIN.
TORRISMON.
TORRISMON.
DEVIN.
TORRISMON.
DEVIN.
TORRISMON.
DEVIN.
TORRISMON.
TORRISMON.
DEVIN.
TORRISMON.
DEVIN.
TORRISMON.
SCENE VI. §
[p. 83]FAUSTON.
TORRISMON.
FAUSTON.
TORRISMON.
FAUSTON.
TORRISMON.
TORRISMON.
FAUSTON.
TORRISMON.
FAUSTON.
TORRISMON.
FAUSTON.
TORRISMON.
FAUSTON.
TORRISMON.
FAUSTON.
Cecy ne sçay-je pas ;TORRISMON.
FAUSTON.
SCENE VII. §
[p. 88]MESSAGER.
TORRISMON.
MESSAGER.
TORRISMON.
MESSAGER.
[p. M ; 89]TORRISMON.
MESSAGER.
MESSAGER.
TORRISMON.
MESSAGER.
FAUSTON.
TORRISMON.
FAUSTON.
MESSAGER.
FAUSTON.
MESSAGER.
FAUSTON.
MESSAGER.
TORRISMON.
MESSAGER.
TORRISMON.
SCENE VIII. §
[p. 92]GERMON.
TORRISMON.
GERMON.
TORRISMON.
GERMON.
TORRISMON.
Fin du quatriesme Acte.
ACTE V. §
SCENE I. §
ALVIDE.
ALVIDE.
NOURRICE.
ALVIDE.
NOURRICE.
ALVIDE.
NOURRICE.
ALVIDE.
NOURRICE.
ALVIDE.
NOURRICE.
SCENE II. §
[p. 102]RUSILLE seule.
SCENE III. §
ROSMONDE seule.
SCENE IIII. §
ALVIDE seule dans sa chambre.
SCENE V. §
[O ; 105]TORRISMON.
ALVIDE.
TORRISMON.
ALVIDE.
TORRISMON.
ALVIDE.
[p. 107]TORRISMON.
GENTIL-HOMME.
TORRISMON.
[p. 108]SCENE VI. §
Gentil-homme descendant de la chambre sur le Theatre217.
SCENE VII. §
[p. 109]GERMON.
GENTIL-HOMME.
GERMON.
GENTIL-HOMME.
GERMON.
GENTIL-HOMME.
GENTIL-HOMME.
GERMON.
GENTIL-HOMME.
GERMON.
GENTIL-HOMME.
GERMON.
SCENE VIII. §
GENTIL-HOMME.
RUSILLE.
GENTIL-HOMME.
RUSILLE.
RUSILLE.
GENTIL-HOMME.
RUSILLE.
GENTIL-HOMME.
GERMON.
RUSILLE.
GERMON.
ROSMONDE.
RUSILLE revenant de pasmoison*.
GERMON.
RUSILLE.
GERMON.
RUSILLE.
GERMON.
FIN.
Lexique du Torrismon §
Bibliographie §
Dictionnaires, encyclopédies et ouvrages sur la langue du XVIIe siècle §
Ouvrages généraux sur le théâtre, en particulier le théâtre du XVIIe siècle §
Ouvrages sur D'Alibray et sur sa traduction du Torrismon §
Ouvrages relatifs au Tasse, à sa tragédie Il re Torrismondo et à la tragédie italienne du XVIe siècle §
Pièces qui ont servi à la présente édition §
Nous n’indiquons pas d’édition précise pour ces textes, ni de traduction particulière, d’autant plus que, pour notre part, ils ont été lus dans une traduction italienne.
SOPHOCLE, Antigone.
SOPHOCLE, Œdipe Roi.