SCÈNE I. Caius-Marius, Numérus. §
CAÏUS-MARIUS.
Oui, tu vois Marius. Après tant de revers ;
Rendu méconnaissable aux yeux de l’univers,
J’ai cru, de mes malheurs tirant quelque avantage,
310 Paraître en sûreté dans cette cour sauvage.
Un grand dessein m’y guide : assuré de ta foi,
Numérius, mon coeur ne veut s’ouvrir qu’à toi.
NUMÉRIUS.
Seigneur, je l’avouerai, j’ai peine à vous répondre ;
Et tout ce que je vois a droit de me confondre.
315 Quoi ! Le grand Marius arrive en ces climats,
Et lui-même dément le bruit de son trépas,
Tandis qu’au même instant un envoyé de Rome
Ose ici se vanter...
CAÏUS-MARIUS.
Ose ici se vanter... J’attends tout de cet homme.
NUMÉRIUS.
Quoi ! De votre assassin ?
CAÏUS-MARIUS.
Quoi ! De votre assassin ? Dissipe ton effroi ;
320 J’en attends tout, te dis-je.
NUMÉRIUS.
J’en attends tout, te dis-je. Et quel est-il ?
CAÏUS-MARIUS.
J’en attends tout, te dis-je. Et quel est-il ? C’est moi.
NUMÉRIUS.
Vous, seigneur ?
CAÏUS-MARIUS.
Vous, seigneur ? Oui, moi-même.
NUMÉRIUS.
Vous, seigneur ? Oui, moi-même. Et dans cette entreprise,
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Par ses lettres au roi, Sylla, tous autorise ?
CAÏUS-MARIUS.
Oui, le tyran m’y sert : j’apporte ici son seing,
Je t’instruirai de tout ; mais apprends mon dessein.
325 J’ai su que trop sensible à de funestes charmes,
Mon fils à mes malheurs ne donnait que des larmes ;
J’ai besoin de son bras pour nous venger tous deux,
Et je viens l’arracher à des fers si honteux.
Ce projet est hardi, mais mon mal est extrême ;
330 Et j’obtiendrai mon fils au nom de Sylla même.
Ami, j’ai trop vécu : mon âge, mes malheurs,
Et mes lauriers vieillis ont changé tous les coeurs.
On ne veut plus me suivre, et ma mort trop voisins
Fait croire mes projets penchants vers leur ruine.
335 Mais avec ce cher fils, plein d’une noble ardeur,
J’irai de nos amis réchauffer la tiédeur.
Sa valeur, mes exploits, mon nom et sa jeunesse
Ranimeront pour moi leur première tendresse ;
Tu verras dans mon camp se rejoindre à la fois
340 Tous ceux que Sylla force à détester ses lois ;
Et bientôt le tyran par sa perte prochaine
Laissera respirer la liberté romaine.
NUMÉRIUS.
Seigneur, un tel projet est digne d’un Romain.
Les dieux seconderont un si noble dessein :
345 J’ose vous l’assurer. Mais pourrez-vous me taire
Comment ils ont sauvé cette tête si chère ?
Marius est vivant ! Quels climats, quels déserts
L’ont caché si longtemps aux yeux de l’univers ?
Éloigné de nos murs depuis plus d’une année.
350 Du sort qui vous poursuit victime infortunée.
J’arrive en cette Cour ; j’y cherche votre fils :
Quel bonheur imprévu ! Je vous vois réunis.
CAÏUS-MARIUS.
Dès longtemps par mon ordre envoyé dans l’Asie,
Tu ne peux être instruit des troubles d’Italie ;
355 Apprends avec effroi ces débats éclatants
Dont l’histoire sera présente à tous les temps.
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Mithridate orgueilleux plus qu’un roi ne doit l’être,
Refusait d’avouer le sénat pour son maître :
Il fallut contre lui choisir un bras vengeur,
360 Et Sylla m’osa bien disputer cet honneur :
Sylla par mes leçons formé dès son jeune âge,
Qui sous moi de la guerre a fait l’apprentissage.
Tout semblait éloigner cet orgueilleux rival
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Pour implorer mon bras contre un autre Annibal.
365 Aussi je l’emportai. Rome alors moins ingrate
Vit en moi l’ennemi digne de Mithridate.
Mais le jaloux Sylla, de ce choix offensé,
Part, se rend à l’armée, et m’ayant devancé,
Soulève contre moi nos plus braves cohortes ;
370 Suivi de nos soldats, il paraît à nos portes ;
Et je vois en un jour conspirer à ma mort
Tous ceux que la victoire attachait à mon sort
Échappé toutefois de la ville investie,
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Sans suite, sans amis, j’arrive au port d’Ostie,
375 Où j’apprends que Sylla, maître des légions,
Remplissait tout de meurtre et de proscriptions.
NUMÉRIUS.
Ce bruit vint me frapper ; et l’Asie étonnée
Détesta sa fureur contre vous déchaînée :
J’appris que le tyran demandait au Sénat
380 D’approuver contre vous jusqu’à l’assassinat.
CAÏUS-MARIUS.
Il l’obtint cet arrêt, porté dans chaque ville,
Dès lors à Marius ne laisse aucun asile,
Révolte contre moi ceux qui m’étaient soumis,
Et de tous les mortels me fait des ennemis.
385 À qui me confier ? La mer et ses pirates
Me semblèrent plus sûrs que nos terres ingrates.
Il fallut m’embarquer. Je voguai quelque temps,
Déplorable jouet de la mer et des vents.
Quel changement ! Quel fruit de mes grandeurs passées !
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390 Enfin nous arrivons aux rives de Circées ;
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Et déjà de Minturne on voyait les remparts,
Quand de mes ennemis un escadron épars
Crie, au nom de Sylla, qu’on aborde au rivage.
Mes gardes à ce nom changent tous de visage,
395 Et de crainte et d’horreur combattus à la fois,
Jettent sur moi les yeux, incertains de leur choix.
Tantôt de mon tyran l’autorité les presse,
Et tantôt la pitié pour moi les intéresse ;
Suivant le mouvement en leur coeur le plus fort,
400 La barque se recule, ou s’approche du bord.
Mais n’osant décider mon salut ni ma perte,
Ils me jetèrent seul dans une île déserte.
Toujours mes ennemis avaient sur moi les yeux,
Et bientôt leur fureur m’assiège dans ces lieux.
405 Où fuir ? Presque accablé par les travaux et l’âge,
Je ne vois devant moi qu’un affreux marécage :
Je m’avance ; et perçant dans la fange et les eaux,
Tout à coup je m’abîme au milieu des roseaux.
On eût dit que la terre, au défaut de murailles,
410 Pour cacher Marius entrouvrait ses entrailles :
C’est là qu’un bras cruel, sans respect pour mon nom,
Vient me saisir couvert de fange et de limon ;
Et celui qu’on nommait le fondateur de Rome,
À peine en cet état eût passé pour un homme.
NUMÉRIUS.
415 Ô ciel ! Mais je ne puis, Seigneur, trop admirer
Tant d’écueils d’où les Dieux ont su vous retirer.
Dans l’abîme souvent leur bras nous précipite,
Pour faire après sur nous éclater leur conduite.
CAÏUS-MARIUS.
Ami, ce ne sont là que mes moindres revers.
420 On me traîne à Minturne, on m’y charge de fers.
On m’y lit mon arrêt, pour ma mort tout s’apprête ;
Que dis-je ? Un vil esclave y marchande ma tête ;
Il entre, et le sommeil qui me fermait les yeux
Me livre sans défense à son bras furieux.
425 Le dieu qui m’éveilla rendit mon air farouche,
Mes yeux étincelants, et parla par ma bouche :
« Barbare ! oses-tu bien immoler Marius ? »
Ce nom seul le désarme ; il ne se connaît plus ;
Il fuit saisi d’horreur, il croit voir mon génie
430 Voler autour de lui, prêt à trancher sa vie.
« Ah ! dit-il, ce Romain est gardé par les dieux. »
Il parle, et tout à coup Minturne ouvre les yeux.
On vient briser mes fers ; la joie en est publique.
Je m’embarque, et j’aborde au rivage d’Afrique,
435 Où je retrouve encor quelques secrets amis.
Je leur peins ma disgrâce et celle de mon fils.
Ils s’offrent à me suivre au péril de leur vie.
Accru d’un tel secours, je vole en Numidie ;
Là j’apprends qu’un tribun, entré dans cet État,
440 Vient y chercher mon fils par l’ordre du Sénat ;
Ce peu d’amis et moi nous joignons le perfide.
Dès qu’il me reconnaît, le lâche s’intimide :
Il veut fuir ; je l’arrête ; et lui perçant le flanc,
Je le vois chanceler, et tomber dans son sang.
445 Par ma suite les siens sont abattus sans peine.
Tout périt. Le tribun qui voit sa mort certaine,
Privé de tout secours, me regarde. « Voila,
Me dit-il en mourant, les lettres de Sylla.
J’allais chercher ton fils pour être ma victime ;
450 J’avais juré ta mort : la mienne est légitime. »
Il meurt, et dans l’instant je formai Je dessein
De passer pour lui-même et pour mon assassin.
C’est ainsi que je viens à la cour des Numides ;
Et pour rendre aujourd’hui mes projets plus solides,
455 J’annonce, en arrivant, que Marius est mort,
Et que ma seule main a terminé son sort.
Le roi qui de Sylla doit craindre la vengeance,
Qui verra, par ma mort, mon parti sans défense,
Et croyant en effet servir mes ennemis,
460 Dans les bras paternels va remettre mon fils.
NUMÉRIUS.
Un tel projet est grand, seigneur ; j’ose le dire :
Mais enfin si le roi refuse d’y souscrire ?
CAÏUS-MARIUS.
Je saurai l’y forcer. Mon désespoir fatal
Lui montrerait plutôt dans mon fils son rival.
NUMÉRIUS.
465 Seigneur, lorsque pour vous le destin se déclare,
Vous deviez moins risquer dans une cour barbare.
Loin d’ici vous pouviez, par de secrets avis,
De tous vos sentiments instruire votre fils,
L’appeler près de vous ; et son obéissance,
470 Sans péril, eût bientôt rempli votre vengeance.
Je connais peu le roi qui règne en ces climats,
Mais je crains qu’à vos voeux il ne réponde pas.
Du moins si l’on m’a fait un rapport bien fidèle,
Le jeune Marius a mérité son zèle :
475 Ce roi veut le servir, seigneur ; jugez de là
Comment il peut traiter l’envoyé de Sylla.
CAÏUS-MARIUS.
Je vois qu’on t’a trompé. Connais mieux les Numides :
Ils sont dissimulés, inconstants et perfides,
De la grandeur romaine ennemis et jaloux,
480 Et Jugurtha m’apprit à les connaître tous.
Mais pour justifier ici ma politique,
Sache ce qu’on m’apprit sur les côtes d’Afrique.
Granius ennuyé d’un périlleux séjour,
Avait quitté mon fils en proie à son amour.
485 Le hasard nous joignit. Son amitié sincère,
De tout ce qu’il savait ne voulut rien me taire.
Il me dit que le roi, par d’obligeants dehors,
Du jeune Marius aimerait les transports,
Tandis que le flattant d’un secours trop frivole,
490 Il reculait toujours l’effet de sa parole ;
Qu’observé par son ordre, et lié par l’amour,
Mon fils qui se croit libre est captif dans sa cour.
Juge dans cet état ce qu’il aurait pu faire.
Ah ! Ma présence ici n’est que trop nécessaire.
495 Je t’avouerai pourtant mon déplaisir secret :
Je parais sous un nom que je porte à regret.
Je dois vanter ici l’autorité funeste
Du cruel ennemi que mon âme déteste ;
Il faut que, dans l’état où le sort m’a placé,
500 Des mains de Marius Sylla soit encensé.
Mais le roi dans ces lieux doit au plus tôt se rendre.
Demeure : je le vois ; tu pourras nous entendre.
SCÈNE II. Hiempsal, Caïus Marius, Numérius, Nerbal. §
CAÏUS-MARIUS.
Les lettres de Sylla, remises dans vos mains,
Seigneur, vous ont marqué ses ordres souverains.
505 J’attends que remplissant son dessein légitime,
Vous veniez au plus tôt me livrer sa victime.
Je n’ajouterai point aux offres qu’il vous fait,
Que c’est en le servant servir Rome en effet.
C’est servir le sénat, dont la juste colère
510 Demande qu’au tombeau le fils suive le père.
On craint qu’un jour ce fils, ardent à se venger,
Dans nos premiers malheurs vienne nous replonger.
Seigneur, vous le savez, Rome n’est point ingrate.
Assurez-la, par moi, d’un succès qui la flatte ;
515 Et croyez que toujours prompte à s’en souvenir,
Sa faveur vous assure un heureux avenir.
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Vos fidèles aïeux Micipsa, Massinisse,
Furent payés en rois de leur noble service ;
Et la fidélité qu’ils gardèrent pour nous,
520 Seigneur, est un exemple assez puissant pour tous.
HIEMPSAL.
Seigneur, je n’ai pas cru que l’assassin d’un homme
Dont la seule valeur tant de fois sauva Rome,
Dût venir en ma cour, au nom de ces Romains,
Demander que son fils soit livré dans leurs mains.
525 Vous osez dans vos murs nous traiter de barbares :
Vous l’êtes plus que nous. Jamais nos mains avares,
Secondant les fureurs d’un injuste Sénat,
N’ont encore à prix d’or vendu l’assassinat.
Ici nos ennemis, pressés à force ouverte,
530 Ne doivent qu’à nous seuls leur salut ou leur perte,
Et ces lâches détours qu’à Rome on peut vanter,
Ne sont connus ici que pour les détester.
Ne croyez pas pourtant qu’aucun parti me touche,
Ni qu’un aveugle zèle ouvre ou ferme ma bouche.
535 Marius et Sylla, tout est égal pour moi :
Et mon coeur entre eux deux est maître de sa foi.
Je hais tous les Romains souillés de parricides ;
Je hais la cruauté de ces peuples perfides,
Qui donnant au hasard leur haine et leurs faveurs,
540 S’immolent tour-à-tour leurs plus chers défenseurs.
Ainsi, par la fureur d’une ville cruelle,
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Les Gracques ont péri victimes de leur zèle ;
Ainsi dans un tumulte en vos murs élevé,
Sylla, l’ingrat Sylla, par Marius sauvé,
545 De son libérateur s’est fait une victime.
Mais je ne serai point complice de son crime,
Seigneur ; si mes aïeux, que je cite à regret,
Devenus vos amis par un semblable trait,
S’acquirent des Romains l’estime dangereuse,
550 Je renonce à leur gloire, et la tiens pour honteuse.
Je garde dans ma cour le jeune Marius,
Et Rome peut de vous apprendre mon refus.
CAÏUS-MARIUS.
Je veux bien ignorer quel motif vous engage
À tenir un discours dont la fierté m’outrage.
555 Un roi dont Rome fait la grandeur et l’appui,
Devrait se souvenir qu’un Romain parle à lui :
Mais, Seigneur, profitez d’un avis salutaire,
Et sur vos intérêts souffrez qu’on vous éclaire.
Rome seule aujourd’hui commande à tous les Rois,
560 Et la terre en tremblant se soumet à ses lois.
HIEMPSAL.
Rome commande aux rois ? Et quel orgueil la flatte ?
Sait-elle que je règne ainsi que Mithridate ?
CAÏUS-MARIUS.
Seigneur, vous connaîtrez peut-être quelque jour,
Si l’on doit préférer sa haine à son amour.
565 Annibal subjugué, Carthage mise en cendre,
Jugurtha dans nos fers, tout pourra vous l’apprendre.
Mais si vous m’en croyez, soyez de nos amis.
Que par vous Marius en mes mains soit remis ;
Le Sénat vous en presse ; et toujours équitable,
570 S’il a juré sa mort, il condamne un coupable.
Qui vous retient, Seigneur? Lorsque sans intérêt,
Vous pouvez préférer le parti qui vous plaît,
Trouvez-vous quelque gloire à nous être infidèle ?
Quel zèle vous attache à défendre un rebelle,
575 Qui, libre en votre Cour lorsque nous étions loin,
Devient votre captif quand Rome en a besoin ?
HIEMPSAL.
Seigneur, si dans vos murs j’avais reçu la vie,
Ma réponse incertaine en suivrait le génie :
Mais qui sait haïr Rome aime la vérité,
580 Et je vais vous parler avec sincérité.
Sitôt que Marius prit ma Cour pour asile,
Il n’en dut plus sortir ; sa prison fut utile,
Et je crus qu’en mes fers tenir quelques Romains,
C’est d’autant d’ennemis délivrer les humains.
585 J’ai voulu cependant, pour adoucir sa peine,
Qu’observé par mon ordre il ignorât sa chaîne ;
Que maître de ses pas dans ma cour éclairés,
Il prît pour liberté des fers moins resserrés.
Voilà ce que je pense ; et, pour ne vous rien taire ;
590 Votre ambassade ici n’était pas nécessaire ;
Et croyez que mes voeux auraient été remplis,
Sa le père en ces lieux avait suivi le fils.
CAÏUS-MARIUS.
J’instruirai le Sénat de cette vaine audace,
Seigneur ; peut-être un jour vous demanderez grâce :
595 Il n’en sera plus temps. Mais si vous savez bien
Qu’ici votre intérêt s’accorde avec le mien,
Qu’Arisbe a ses raisons pour vouloir le défendre...