SCÈNE II. Luciane, Genest. §
LUCIANE.
Ha ! Mon frère, si rien ne vous peut émouvoir,
Considérez des pleurs.
GENEST.
Considérez des pleurs. Qui seront sans pouvoir.
325 Ha ! C’est trop, levez vous, c’est en vain Luciane
Que l’on croit me porter à cette loi profane,
Dont un nouveau Prophète, et trop faible Docteur,
Se rendit autrefois le ridicule auteur,
Je ne me repais point de ces vaines chimères,
330 Dont il sut éblouir les esprits des nos pères,
Je sais mieux me servir des droits de ma raison :
Et parmi le nectar discerner le poison.
GENEST.
Plût au Ciel ! Vos souhaits aussi bien que vos larmes,
Pour vaincre mon esprit sont d’inutiles armes.
335 Croyez vous pour me voir de parents obsédé
Que par de vains transports je sois persuadé ?
Non non, mon jugement plus ferme, et plus solide,
Ne saurait écouter un conseil si perfide,
Pour suivre un inconnu qui fut mis aux liens,
340 Et dans son triste sort abandonné des siens.
LUCIANE.
Mais cet abandonné que votre esprit abhorre,
Est ce Dieu tout puissant que le Ciel même adore,
Qui comble tout de gloire à son auguste aspect,
Et fait trembler là-haut les Anges de respect.
345 Il naquit sans grandeur, sans éclat, et sans lustre ;
Mais dans l’obscurité son berceau fut illustre,
Puisqu’à peine il parut qu’on redouta ses lois,
Et qu’encor tout enfant il fit trembler des Rois.
Si des siècles passés nous croyons les plus sages,
350 Des Princes d’Orient il reçut les hommages,
Et l’astre qui guida ces Mages en ce lieu,
Fit bien voir que c’était la demeure d’un Dieu.
Il vécut, dites vous, ainsi qu’on le raconte,
Dedans l’ignominie, et mourut dans la honte,
355 Abandonné des siens, trahi, désavoué,
Sur un infâme bois honteusement cloué ;
Mais c’est par ce moyen si difficile à croire,
Qu’il prétend sur sa honte établir votre gloire,
Et par l’unique prix de son sang précieux
360 Qu’il vous veut acheter le partage des Cieux.
GENEST.
Que d’un trompeur espoir votre âme est possédée,
S’il n’a pour fondement que cette vaine idée !
Et qu’un bonheur est faux, quand par un triste effort
La honte le produit aussi bien que la mort.
365 Rangez-vous du parti de ces hautes puissances
Qui donnent à nos voeux d’illustres récompenses,
Qui se font adorer en cent climats divers,
Et rendent nos Césars Maîtres de l’Univers.
Nous ne saurions faillir en suivant leurs exemples ;
370 Comme dans leurs Palais suivons-les dans les Temples,
Et puis que le destin nous a fait leurs sujets,
N’ayons pas en nos voeux de différents objets.
Mais changeons de discours : Anthenor qui s’avance,
Ne prendrait pas plaisir à cette conférence :
375 Sans doute que blessé d’un même trait que vous,
Il me vient assaillir, et seconder vos coups.
SCÈNE III. Anthenor, Genest, Luciane. §
ANTHENOR.
Hé bien, s’est-il rendu ce rebelle courage ?
LUCIANE.
Aussi peu qu’un Rocher qui battu de l’orage
Méprise les assauts, et de l’onde et du vent,
380 Et paraît à nos yeux plus ferme que devant.
GENEST.
Cette comparaison n’est pas mal assortie,
Mon coeur et le Rocher ont de la sympathie,
Car si l’un par les vents ne se peut émouvoir,
Les soupirs ont sur l’autre aussi peu de pouvoir.
ANTHENOR.
385 Ha, mon fils ! si ce coeur te permets de connaître
Que celui qui te parle est l’auteur de ton être,
Fût-il cent fois plus ferme, et plus dur qu’un Rocher,
Cette obligation a droit de le toucher.
GENEST.
Oui, je vous dois le jour, je vous dois ma naissance,
390 Et ce corps pour ce droit vous doit obéissance :
Mais l’esprit qui m’anime, et que je tiens des Cieux
Est un noble tribut que je ne dois qu’aux Dieux.
ANTHENOR.
Mais à ce Dieu puissant...
GENEST.
Mais à ce Dieu puissant... Qui n’est qu’une chimère
Qu’autrefois vous blâmiez.
ANTHENOR.
Qu’autrefois vous blâmiez. Qu’à présent je révère.
GENEST.
395 Dites plutôt un Dieu que vous avez rêvé.
ANTHENOR.
Un Dieu par qui tout vit, et tout est conservé,
Et qui pour te donner une immortelle vie
Voulut bien qu’ici bas elle lui fût ravie.
GENEST.
Pour moi ? Je désavoue un si puissant effort,
400 Et ne tiens pas ma vie un effet de sa mort.
ANTHENOR.
Horrible impiété ! détestable blasphème !
GENEST.
Mais qu’on peut effacer avec l’eau du Baptême.
ANTHENOR.
Oui, mon fils, viens m’y suivre.
GENEST.
Oui, mon fils, viens m’y suivre. Ha ! Ne me pressez pas.
ANTHENOR.
Quoi d’un si beau sentier tu retires tes pas ?
GENEST.
405 Oui, je m’en veux tirer comme d’un précipice,
Où vous avez dessein qu’avec vous je périsse.
ANTHENOR.
Mais plutôt où je veux te sauver avec moi.
GENEST.
Ayez soin de vous seul, et me laissez.
ANTHENOR.
Ayez soin de vous seul, et me laissez. Pourquoi ?
GENEST.
Parce qu’importuné de vos contes frivoles
410 Je me lasse d’ouïr tant de vaines paroles.
ANTHENOR.
Hé bien, puis que ma voix ne te peut émouvoir,
Cessant de m’écouter, cesse aussi de me voir :
Va, Monstre, je suivrai la loi que tu me donnes,
Et t’abandonnerai comme tu m’abandonnes.
ANTHENOR.
Mon frère ! Laissez-là cet objet odieux
Implorer à loisir le secours de ses dieux :
Ils vont en un haut point élever sa fortune,
Et votre affection le choque, et l’importune.
SCÈNE IV. Genest, Pamphilie, Aristide. §
GENEST.
Cet orage, Anthenor, touche peu mes esprits,
420 Comme je l’attendois il ne m’a pas surpris,
Et depuis quelque temps j’ai bien pu me résoudre
En ayant vu l’éclair, d’ouïr gronder la foudre.
Mais ainsi que l’éclat du céleste flambeau
Qu’on voit après l’orage et plus clair, et plus beau,
425 Les divines clartés des yeux de Pamphilie
Viennent chasser l’horreur de ma mélancolie,
Et par les doux regards de ces astres d’amour
Dans mon adversité me rendre un plus beau jour.
Exemple merveilleux d’une rare constance,
430 Cher objet de mes voeux, et de mon espérance,
C’est de vous seule enfin qui gouvernez mon sort
Que j’attends désormais ou ma vie ou ma mort.
Tout me trahit, Madame, et tout me persécute,
Aux plus grands des malheurs le ciel m’a mis en butte,
435 Et leurs traits toutefois me sembleraient bien doux
S’ils me laissaient l’honneur d’être estimé de vous.
Cet espoir tient encor ma fortune en balance,
Lui seul est le secours qui reste en ma défense,
Et comme votre coeur est grand et généreux,
440 Je n’ose pas encor me dire malheureux.
PAMPHILIE.
Quel est votre malheur, et quelle est cette crainte ?
Déjà sans les savoir j’en partage l’atteinte,
Et mon amour est tel que vous lui feriez tort
De le croire sujet aux caprices du sort.
445 Vos rares qualités, vos voeux, et votre flamme
L’ont depuis trop longtemps imprimé dans mon âme,
Et malgré vos soupçons je vous puis assurer,
Qu’il n’est point de malheur qui le puisse altérer.
Mais enfin dites nous quelle est votre infortune ?
GENEST.
450 C’est une passion à mes voeux importune,
Un zèle sans raison, un désir déréglé,
Et le pouvoir enfin d’un esprit aveuglé.
PAMPHILIE.
Un père assurément vous veut porter au change ?
Et que sous d’autres lois l’inconstance vous range ?
GENEST.
455 Il le veut, Pamphilie, il le veut : mais apprends
Que d’injustes désirs me sont indifférents,
Et qu’avant que mon coeur consente à cette envie,
Mon amour à tes pieds immolera ma vie.
PAMPHILIE.
Je ne souhaite pas un si funeste effet,
460 Et peut-être son choix est-il assez parfait
Pour porter son esprit à ces douces contraintes
Qui causent vos transports, et peut-être vos feintes.
GENEST.
Ha ! De tous les malheurs dont je ressens les coups,
Voilà le plus sensible, et plus rude de tous !
465 Quoi ? Quand tout m’est fatal, lorsque tout m’abandonne,
Pamphilie elle-même aujourd’hui me soupçonne ?
Non non, madame, non, ne me soupçonnez pas,
D’avoir voulu trahir mes voeux, ni vos appas ;
Ce change malheureux que mon père m’ordonne,
470 Regarde nos autels, et non votre personne ;
Il ne m’empêche pas que j’adore vos yeux,
Mais il veut pour le sien que je quitte nos Dieux,
Et que suivant l’abus de son erreur extrême,
Contre mes sentiments je le suive au baptême.
475 Mais plutôt que je change ou d’amour, ou de loi,
Plutôt que je viole ou mes voeux, ou ma foi,
Que ces puissantes mains qui gouvernent la foudre,
D’un rouge trait de feu me réduisent en poudre.
Puissé-je être des Dieux, et des hommes l’horreur,
480 De tous les éléments éprouver la fureur,
Et si jusqu’à ce point mon jugement s’oublie,
Que je sois à jamais haï de Pamphilie.
ARISTIDE.
Quoi, c’est là le sujet qui te trouble si fort ?
C’est là l’occasion qui cause ton transport ?
485 Et l’importunité d’une soeur, et d’un Père,
Est le mal qui t’afflige, et qui te désespère ?
Témoigne, cher Ami, témoigne plus de coeur,
Méprise leurs discours, et brave leur rigueur ;
C’est dedans les malheurs, et les plus grands orages,
490 Que se font admirer les plus fermes courages.
Laisse, laisse éclater ce foudre, et ces éclairs,
Dont les traits impuissants ne frappent que les airs,
Les Dieux intéressés en ces vaines menaces,
Arrêteront bientôt le cours de tes disgrâces,
495 Et quand même le sort les voudrait achever,
Il ne t’abaisserait que pour te relever,
Que pour rendre dans peu ton âme plus contente,
Ta fortune plus haute, et bien plus éclatante,
Et te faire avouer qu’il ne t’est rigoureux,
500 Que pour te faire un jour plus grand, et plus heureux.
Tous les jours le Soleil sort d’une couche noire,
Et la honte est souvent un chemin à la gloire.
Il est vrai que choquant un injuste pouvoir,
Tu peux perdre tes biens, mais non pas ton espoir,
505 Puis que des immortels la haute providence
Peut donner à ta perte une ample récompense,
Et te faire trouver loin d’un père irrité
Les fruits de ton courage, et de ta piété.
GENEST.
Aristide crois moi ; le soin de ma fortune,
510 N’est point dans mes malheurs ce qui plus m’importune,
Puis que comme tu dis, je puis trouver ailleurs,
Et de plus doux espoirs, et des destins meilleurs.
Mais comment penses-tu que l’amour qui me lie,
Me permette jamais de quitter Pamphilie ?
515 Peux-tu t’imaginer qu’il soit en mon pouvoir,
L’aimant infiniment de vivre sans la voir ?
Non, non, loin des attraits de ses grâces divines,
Les plus aimables fleurs me seraient des épines,
Je haïrais un trône, et des sceptres offerts
520 Me plairaient beaucoup moins que l’honneur de mes fers.
Mais si la cruauté d’un père inexorable,
À moi même aujourd’hui me rend méconnaissable,
S’il faut que je demeure en ce funeste État,
Qui m’ôte mes Amis, mes biens, et mon éclat,
525 (Pardonnez ce discours à ma mélancolie,)
Que deviendront nos feux aimable Pamphilie ?
Je sais que votre coeur est grand, et généreux,
Mais quoi, vous êtes femme, et je suis malheureux.
PAMPHILIE.
Il est vrai, je suis femme, et je le tiens à gloire,
530 Puisqu’aujourd’hui ce nom relève ma victoire,
Et fait voir en mon sexe un esprit assez fort,
Pour vaincre mieux que vous les malices du sort,
Je ne redirai point ici que je vous aime,
Qu’ainsi que vos vertus mon amour est extrême,
535 Mes yeux et mes soupirs vous l’ont dit mille fois,
Et vous l’ont exprimé beaucoup mieux que ma voix :
Mais de quelques rigueurs dont le sort vous accable,
Fussiez vous en un point encor plus déplorable,
Je vous puis assurer que ma fidélité
540 Sera jusqu’au tombeau sans inégalité.
GENEST.
Hé ! bien, je croirai donc dans le mal qui m’afflige,
Que la nature en vous aura fait un prodige,
Et qu’en vous faisant naître elle aura mis au jour,
Un miracle parfait de constance, et d’amour,
545 Bien qu’en cette bonté dont mon âme se flatte,
Votre adresse plutôt que mon bonheur éclate,
Je veux bien toutefois pour calmer ma fureur,
Décevoir mon esprit d’une si douce erreur.
Oui, Madame, je veux que mon âme soit vaine,
550 Jusqu’à vous croire atteinte, et sensible à ma peine,
Et me persuader qu’un feu si bien épris,
Au delà de vos jours touchera vos esprits ;
Mais encor qu’à ce point vous soyez généreuse,
Pourrai-je consentir à vous voir malheureuse,
555 Et que tacitement il vous soit imputé
Que sans moi vous seriez dans la prospérité ?
Ha ! Madame ? Souffrez qu’en ce désordre extrême,
Ma raison une fois parle contre moi-même,
Et qu’agissant pour vous, elle montre en ce jour,
560 Par un étrange effet un véritable amour.
ARISTIDE.
Ta flamme, cher Ami, nous est assez connue :
Je vois en tes discours ton âme toute nue,
Et parmi l’embarras de tant de passions
Je découvre aisément tes inclinations.
565 Je sais bien que ton coeur et constant et fidèle,
Pour l’objet qu’il adore a toujours même zèle,
Et que tu trouverais un Empire importun,
Si ce rare bonheur ne nous était commun,
Mais je sais bien aussi que ton noble courage,
570 A peine à consentir qu’il ait quelque avantage,
Et ces deux mouvements succédant tour à tour,
Font combattre ta gloire avecque ton amour.
Mais veux-tu t’affranchir de cette incertitude,
Qui nourrit tes transports, et ton inquiétude ?
575 Écoute les conseils que je te veux donner :
Tu nous dis qu’Anthenor te veut abandonner,
Et te priver à tort des droits de ton partage,
Si tu ne suis l’erreur où son âme s’engage ;
Dis lui pour parvenir au but où tu prétends
580 Que tu rendras ses voeux, et ses désirs contents ;
Et feints pour cet effet par un beau stratagème,
Que tu veux comme lui recevoir le baptême.
Suivant l’opinion de leur bizarre loi,
Leurs mystères sont vains quand on manque de foi ;
585 De sorte qu’en ton coeur méprisant leurs manies,
Tu n’auras observé que des cérémonies,
Qui n’ayant pas rendu le baptême parfait
N’auront produit en toi qu’un ridicule effet.
Acquiers toi de vrais biens avec de faux hommages :
590 Un peu d’eau, Cher Ami, calme de grands orages ;
Fais que celle qui nuit à tous ses partisans,
Pour toi seule aujourd’hui produise des présents,
Et se rende pareille après ton entreprise,
À la pluie envoyée à la fille d’Acrise.
GENEST.
595 L’effet de ce conseil offenserait les Dieux.
ARISTIDE.
L’effet de ce conseil leur sera glorieux,
Puisqu’à l’aversion de cette loi nouvelle,
Tu joindras les mépris que ton coeur a pour elle,
Réservant à l’honneur de nos sacrés autels
600 Une âme toute pure, et des voeux immortels.
GENEST.
À quoi me résoudrai-je, aimable Pamphilie ?
ARISTIDE.
Je crains. Que craignez vous ?
PAMPHILIE.
Je crains. Que craignez vous ? Tout.
ARISTIDE.
Je crains. Que craignez vous ? Tout. Dieux ! quelle folie ?
Vous craignez, dites vous, quoi ? que deux gouttes d’eau
De son ardente amour éteignent le flambeau ?
PAMPHILIE.
605 Non, mais que cette erreur à la fin ne lui plaise,
Et qu’elle n’ait pour nous une suite mauvaise.
GENEST.
Ha ! ne me croyez pas d’un esprit si peu sain.
PAMPHILIE.
Vous pouvez donc agir, et suivre ce dessein.
GENEST.
Il faut adroitement conduire ceste affaire.
ARISTIDE.
610 Laissez m’en le souci, je verrai votre Père,
Et je saurai si bien ménager ses esprits,
Qu’aveuglé de l’appât du dessein entrepris,
Il ne pourra jamais à travers mon adresse,
Se douter seulement du piège qu’on lui dresse ;
615 Cependant finissant de si longs entretiens
Allez tous deux m’attendre au Temple des Chrétiens.