Chez MICHEL BRUNET, dans la grand’Salle du Palais, au Mercure galant.
M. DC. XCV.
Édition critique établie par Sophie Tavenne dans le cadre d'un mémoire de maîtrise sous la direction de Georges Forestier (2004-2005)
Introduction §
Si l’idéalisme romanesque et précieux fondait au cœur du XVIIe siècle l’amour sur l’honneur, la générosité, le mérite et l’estime, un seul type d’homme devait entièrement dévaloriser cet idéalisme : le libertin du siècle finissant. À Paris, dans une famille bourgeoise, un jeune homme se ruine pour pouvoir sans cesse conquérir de nouvelles maîtresses. Sa sœur devant épouser son amoureux, il rencontre à cette occasion la sœur de celui-ci, une jeune provinciale belle et vertueuse dont il avait par hasard acquis le portrait, sans connaître l’identité de la jeune femme. Bien vite séduit, il connaît le véritable amour, un amour partagé par celle-ci. Mais sa mère est une femme sans scrupule, infatuée de noblesse, qui souhaite voir sa fille donner son héritage à son frère puis se retirer dans un couvent, afin que son fils puisse mener une vie de grand seigneur. La jeune fille, rapidement déçue par le libertin, entre au couvent. Pris à son propre piège de jeune homme frivole et médisant, il est puni de son mépris antérieur envers les femmes ; c’est ainsi que, devant son échec, les « Dames » sont correctement vengées.
« On ne badine pas avec l’amour » : voilà quel aurait pu être le titre de la pièce de Jean Donneau de Visé en 1695, bien avant que ne paraisse celle de Musset. Mais placé au centre d’un débat dont le sujet était les Femmes, avec comme principal adversaire Boileau, qui venait de faire paraître sa Satire X contre les Femmes, le dramaturge n’a pas eu tort de forcer un peu le titre de la pièce pour lui conférer un parfum de scandale : Les Dames vangées, ou la Dupe de soy-mesme. Avec ce titre, la publicité de la pièce était forcément assurée.
Si l’intrigue ne brille pas par son originalité et sa nouveauté, on peut néanmoins savoir gré à l’auteur d’avoir déployé tout au long de la pièce sa verve satirique et humoristique. Toute l’originalité et tout l’intérêt de la pièce concernent pourtant son dénouement, un dénouement malheureux qui se démarque très fortement des traditions et usages suivis par les comédies de l’âge classique. Seule une autre comédie du XVIIe siècle présente un dénouement semblable à celui-ci : il s’agit de La Place Royale, ou l’Amoureux extravagant, de Pierre Corneille, pièce qui a été représentée en 1633. Et quelque soixante années plus tard, à ce dénouement atypique vient s’ajouter un aspect moral, sous-jacent à toute la pièce, qui se traduit par de nombreux proverbes, maximes et vérités générales. Le principal mérite des Dames vangées réside donc dans l’harmonie et la cohérence du dénouement de la pièce avec son propre titre.
Aperçu biographique §
L’identification de l’auteur §
Avant de présenter l’auteur de la pièce, il semble tout d’abord nécessaire de résoudre un problème concernant son identification. Il est en effet possible de penser que la pièce a été écrite soit par un auteur unique, à savoir Jean Donneau de Visé, soit par une collaboration entre De Visé et Thomas Corneille. Les historiens du XVIIIe siècle, comme ceux du XXe siècle, ne parviennent pas toujours à s’accorder pour déterminer le(s) véritable(s) auteur(s).
Si nous nous fondons sur les faits et les « preuves » concrètes que nous possédons, la pièce a bien été écrite uniquement par De Visé. En effet, lorsque la pièce est imprimée et publiée, en février 1695, l’épître n’est signée que de J. Donneau de Visé. La trace d’une éventuelle collaboration avec Corneille n’apparaît nulle part dans la pièce, et l’avis Au Lecteur est bien aussi de De Visé, puisque celui-ci parle du « parterre » comme il l’avait fait dans le Mercure Galant, l’année précédente. Malheureusement, le privilège du roi ayant été accordé au « libraire », on ne peut pas savoir à qui la pièce était attribuée lorsqu’elle a été imprimée. Par ailleurs, lorsque De Visé parle de la pièce dans le Mercure Galant au moment des premières représentations de celle-ci, il ne cite pas T. Corneille et s’approprie entièrement la pièce. Et plus tard, dans le Mercure Galant du mois de janvier 1710, lorsqu’il écrit l’éloge de T. Corneille, décédé depuis peu, il ne fait pas non plus allusion aux Dames vangées : le journaliste cite toutes les pièces qu’il a écrites en collaboration avec T. Corneille, comme La Devineresse, L’Inconnu ou Circé, mais le titre des Dames vangées n’apparaît jamais. Et lorsqu’il cite L’Inconnu et Circé, De Visé explique la nature de leur collaboration : De Visé écrivait en prose le canevas de la pièce et Corneille s’occupait de la mise en vers. Ainsi, si la pièce des Dames vangées avait été écrite par les deux hommes, De Visé l’aurait forcément citée dans ce sincère hommage qu’il rendait au Sieur de l’Isle. Lancaster1 attribue la pièce à De Visé seul, tout comme Pierre Mélèse2, qui évoque le problème sans vraiment le résoudre et prend finalement parti pour De Visé. Un dernier élément peut nous conforter dans l’hypothèse que la pièce est bien de la seule plume de De Visé : depuis 1680, T. Corneille n’écrit plus de pièce et sa carrière théâtrale semble définitivement terminée.
Ce sont les Frères Parfaict qui commencent à émettre l’hypothèse inverse, à savoir celle d’une co-écriture des deux hommes. Pour cela, ils se fondent sur la différence d’écriture et de style de cette pièce avec les autres pièces de De Visé. Ils le disent ainsi assez clairement3, sans pour autant citer le nom de T. Corneille :
Le style de cette Piéce est si différent de celui des précédentes de M. de Visé, que nous n’avons pas beaucoup de peine d’imaginer quelle fut la surprise du Public. […] Quant au Dialogue, il est véritablement plus fin, plus délicat & mieux travaillé qu’aucun autre du même Poëte : on y trouve aussi quelques endroits assez vifs, & écrits avec aisance, mais une infinité d’autres pleins de pointes, de répétitions, & de platitudes, font connoître que l’Auteur n’avoit pu se défaire entiérement de son ancien style.
Sans refuser la paternité de la pièce au seul De Visé, ils sous-entendent ici que la différence stylistique entre ses pièces antérieures et les Dames vangées est trop visible : le travail d’écriture contraste fortement avec la plume de De Visé. C’est aussi ce qu’affirme Gustave Reynier4, pour qui la pièce est de Thomas Corneille, lorsqu’il explique que Les Dames vangées présentent une « délicatesse et un agrément » qui ne correspondent pas à l’écriture et au style de De Visé, ce qui le discrédite immédiatement. Mais il ne donne aucune preuve, à l’instar des Frères Parfaict, et les arguments apportés à propos de la différence d’écriture et de style observée dans la pièce ne semblent pas suffisamment pertinents pour prouver la participation de Corneille à l’écriture des Dames vangées. G. Reynier se fonde aussi sur le fait que la pièce « ressemble passablement »5 à la pièce de T. Corneille, L’Amour à la Mode, jouée en 1651 ; mais encore une fois, il n’apporte aucune preuve concrète pour justifier ses hypothèses. De plus, les Frères Parfaict, comme nous l’avons dit précédemment, ne citent pas le nom de T. Corneille, et lorsqu’ils répertorient6 les pièces écrites par De Visé seul et celles écrites en collaboration avec Corneille, ils ne mettent pas les Dames vangées au nom de celles-ci, mais ils la citent avec les pièces écrites par De Visé seul. Enfin, Lancaster7 explique que c’est Beauchamp qui a déclaré, quarante années après la parution de la pièce, que Les Dames vangées étaient le fruit d’une collaboration entre De Visé et T. Corneille, uniquement parce que De Visé était trop âgé en 1695 pour écrire la pièce seul. Beauchamp est le seul à citer ouvertement le nom de T. Corneille, mais il ne se fonde lui aussi que sur des hypothèses, qui ne semblent pas valables.
Deux pôles divergents apparaissent donc : l’un donne raison à De Visé seul, et ce notamment grâce à l’épître et aux textes du Mercure Galant ; l’autre, à savoir Beauchamp et G. Reynier, prône la collaboration des deux hommes, mais sans donner de preuve suffisante. Nous considérerons donc que la pièce a été écrite par Jean Donneau de Visé uniquement et que T. Corneille n’a jamais participé à l’écriture de la pièce.
Jean Donneau de Visé, journaliste et « homme de Lettres »8 §
Né à Paris en 1638, Jean Donneau de Visé entreprit tout d’abord quelques études qui devaient le conduire à la carrière ecclésiastique, mais il s’adonna très rapidement aux lettres, où il se fit connaître comme critique et adversaire de Molière, qu’il prit violemment à partie lors de la querelle de L’Ecole des Femmes dans ses Nouvelles nouvelles puis dans sa comédie Zélinde ou La Véritable critique de l’Ecole des Femmes et la critique de la critique en 1663. Et, lorsque Molière, après la parution de Zélinde, répliqua par L’Impromptu de Versailles, Donneau de Visé alimenta la querelle par une Réponse à l’Impromptu et continua d’accabler le dramaturge en décembre 1663 dans une Lettre sur les affaires du théâtre. Néanmoins, il changea d’opinion par la suite, se réconcilia avec lui, en devint même un familier et un ami et se montra particulièrement élogieux dans la Lettre sur le Misanthrope en 1667. Bien que Zélinde ne fût pas représentée, elle eut pourtant un grand retentissement, et, encouragé par ce succès, De Visé écrivit une douzaine de pièces de théâtre. Comme celles de Molière, ses pièces appartenaient à ce genre théâtral nouveau qui se dessina à partir des années 1660, où la peinture des mœurs remplaça peu à peu la farce. C’est donc à partir du moment où Donneau De Visé se réconcilia avec Molière qu’il se mit à écrire un certain nombre de comédies, souvent couronnées de succès.
Il commença par confier à la troupe de Molière la création de la Mère Coquette ou les Amants brouillés en 1665, une intéressante étude de caractère. La comédie remporta un certain succès et elle fut suivie en 1667 de La Veuve à la Mode, pièce qui exploitait le contraste comique entre une situation macabre et le jeu des hypocrisies mondaines, puis de Délie, une pastorale en cinq actes et en vers ; parurent ensuite en 1670, Le Gentilhomme Guespin, qui reprenait le thème du ridicule de la noblesse de campagne, L’Embarras de Godard ou l’Accouchée, Les Amours de Vénus et d’Adonis, tragédie précieuse et galante, et Les Intrigues de la loterie, une comédie en trois actes et en vers. Il avait déjà écrit une tragédie en machines, en 1672, Les Amours du Soleil, et après la mort de Molière, il écrivit en collaboration avec T. Corneille des pièces à machines, comme Circé et L’Inconnu en 1675 et La Devineresse en 1679, pièces représentées à l’Hôtel Guénégaud et qui remportèrent beaucoup de succès. Par la suite, il n’écrivit plus que des comédies : La Comète, en 1681, Les Dames vangées, en 1695 et Le Vieillard couru, en 1696, comédie non imprimée et qui fut un échec complet. Il écrivit aussi des recueils d’anecdotes, comme Diversités galantes, en 1664, et les Nouvelles galantes, comiques et tragiques, en 1665.
Mais J. Donneau de Visé est surtout célèbre en tant que fondateur du Mercure Galant en 1672. Le Mercure Galant était un périodique consacré aux nouvelles du théâtre, des arts, de l’édition, mais aussi aux histoires galantes. Tous les faits notables de la cour et de la ville paraissaient sous la forme d’une « Lettre à Madame », un personnage imaginaire, et dans laquelle il commentait tous ces différents événements. De plus, pour agrémenter la lecture du périodique, des vers, des énigmes et des chansons avec leur musique étaient aussi publiés. Le journal présentait presque toutes les caractéristiques d’un journal moderne : chroniques mondaines, littéraires et dramatiques, comptes-rendus académiques étaient déjà présents dans le journal. Interrompue en 1674, la publication du Mercure Galant reprit en 1677, avec la collaboration de Thomas Corneille. Donneau de Visé entreprit de publier le Mercure Galant tous les mois à partir de 1678, ce qui lui valut la faveur et la protection du roi sous la forme d’une pension annuelle de près de 12 000 livres, d’un logement au Louvre et d’une grande autorité. Il mourut à Paris le 8 juillet 1710. Au siècle suivant, le journal prit en 1724 le nom de Mercure de France.
Création de la pièce §
Les différentes représentations de la pièce §
Les Dames vangées ont été représentées pour la première fois à Paris, à La Comédie-Française, le 22 février 1695, et obtinrent 1276 livres et 10 sols. Cinq autres représentations suivirent, comme le relate le Registre journalier de la Comédie-Française :
DATE DES REPRÉSENTATIONS | RECETTES |
25 février 1695 | 1155 livres |
27 février 1695 | 1449 livres et 10 sols |
1er mars 1695 | 828 livres |
3 mars 1695 | 906 livres et 5 sols |
Puis, la pièce fut jouée en alternance avec une pièce intitulée Judith, une tragédie de l’abbé Boyer, comme l’expliqua Donneau de Visé dans le Mercure Galant de mars 16959. Les dates des représentations de la pièce, jouée en alternance avec Judith, sont alors les suivantes :
DATE DES REPRÉSENTATIONS | RECETTES |
5 mars 1695 | 649 livres et 15 sols |
7 mars 1695 | 449 livres |
13 mars 1695 | 1250 livres et 15 sols |
15 mars 1695 | 469 livres |
17 mars 1696 | 641 livres et 10 sols |
Jusqu’à la date de clôture, le 17 mars, date de la relâche de Pâques, la pièce récolta des recettes honorables. Au lendemain de la réouverture, la pièce fit l’objet de quatre nouvelles représentations :
DATE DES REPRÉSENTATIONS | RECETTES |
12 avril 1695 | 299 livres et 5 sols |
14 avril 1695 | 352 livres et 10 sols |
18 avril 1695 | 164 livres et 10 sols |
21 avril 1695 | 364 livres et 15 sols |
Les recettes étant trop faibles, il fut décidé que la pièce ne serait plus jouée. Néanmoins, une dernière représentation eut lieu le dimanche 24 avril 1695, avec une recette de 527 livres et 10 sols.
Dans tous les cas, avec ces quinze représentations, il est possible de dire que la pièce a eu un certain succès et que l’arrêt des représentations n’est peut-être pas seulement dû à la lassitude du public. En effet, le 9 avril 1695, avant la réouverture des théâtres, dans une Lettre aux Comédiens, De Visé expliquait qu’il ne trouvait pas normal que la pièce ne reprît pas après le Carême ; nous pouvons donc penser qu’il y a eu des tensions entre les comédiens et De Visé, et que ce serait la raison pour laquelle la pièce s’est arrêtée en avril 1695, comme l’explique P. Mélèse10 :
Les comédiens, lassés de récriminations incessantes, ne donnent aucune suite aux lettres de De Visé, et la pièce disparaît définitivement de l’affiche.
Que la pièce se soit arrêtée pour des raisons financières ou non, elle a certainement été la cause de disputes entre De Visé et les comédiens retenus pour jouer la pièce.
Le Registre journalier de la Comédie-Française donne le nom des comédiens lors de la première représentation, mais sans donner l’ordre et la distribution des rôles. Ainsi, les acteurs qui participèrent à la première représentation sont :
– pour les acteurs : MM. Le Conte, De Villiers, Du Feij, La Thorilliere et Des Mares ;
– pour les actrices : Mlles Beauval, De Villiers, Dancourt, Raisin, Du Rieu et Des Brosses.
Réception de la pièce §
La place des Dames vangées dans l’histoire du théâtre français §
La comédie et les théâtres après Molière §
Les Dames vangées ont paru dans un contexte assez intéressant, car la fin du XVIIe siècle fut une période où l’on vit différents changements, dans les théâtres et les troupes de théâtre. Ainsi, après la mort de Molière, en 1673, le paysage des théâtres français connut de nombreuses modifications. En effet, tous les théâtres parisiens se virent peu à peu rassemblés, et, en 1680, la fusion des deux dernières troupes, celle des acteurs du théâtre de la rue Guénégaud avec celle des acteurs du théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, aboutit à la création de la Comédie-Française, qui s’installa dans une salle, rue Guénégaud. Chassée de cette salle en 1687, la troupe finit par s’installer en 1689 dans la salle du jeu de paume de l’Étoile, rue des Fossés-Saint-Germain-des-Près. Inaugurée le 18 avril 1689, cette salle était de configuration pratique car, de forme semi-circulaire, elle permettait d’accueillir jusqu’à deux mille spectateurs. A. Adam explique que la salle « était décente, mais non pas magnifique. On notait seulement que ses loges étaient propres et commodes, et l’on remarquait ses vingt-quatre lustres11 ».
Survint parallèlement un autre changement, qui concerna le genre même de la comédie : alors que la tragédie s’enfonçait peu à peu dans ses habitudes, la comédie restait très présente et très vivante. De 1689 à 1700, la production de comédies fut trois fois plus élevée que celle de tragédies. En outre, le Théâtre-Italien, installé en France depuis des décennies, influença la comédie française ; en effet, les Italiens aimaient beaucoup le théâtre à caractère satirique et allusif, et ils ne se privèrent pas de critiquer les mœurs contemporaines. Les dramaturges français décidèrent alors de les imiter : ils renouvelèrent petit à petit la comédie en mettant en avant les mœurs de leur société et de leur temps, et assouplirent peu à peu les règles de la dramaturgie classique. Et comme l’expliqua J. Donneau de Visé12, le public qui assistait aux représentations théâtrales était un public qui avait pour but de se divertir, de rire et qui appréciait ainsi les différents tableaux satiriques de la vie parisienne, ses moeurs et ses caractères ridicules.
Dans ce contexte se développa un nouveau type de comédie : la comédie de mœurs, comédie plus ou moins satirique, qui dépeignait la vie quotidienne, les bourgeois, les types caractéristiques de la société contemporaine. Molière avait aussi mis en exergue dans ses pièces cet aspect critique et satirique ; il avait même créé ses propres types représentatifs, avec des précieuses, des bourgeois autoritaires, des marquis infatués d’eux-mêmes, des provinciaux ridicules, de grands seigneurs dépravés, etc. Les nouveaux comiques français prétendirent continuer le travail de Molière, mais de façon différente car ce n’était pas le même type de personnes qui était visé. Toutes les mœurs de la société furent peu à peu dépeintes. Deux auteurs développèrent alors ce procédé qui remportera les faveurs du public par la suite ; il s’agit de Dancourt et Saint-Yon, qui peignirent le plus souvent un monde immoral et corrompu, un monde où le libertinage est mêlé à l’argent. La volonté de réalisme théâtral se fit plus forte, la comédie de mœurs se développa progressivement et elle eut un succès considérable en cette fin de siècle. Notons tout de même que ce théâtre, même s’il se moquait régulièrement, n’était en aucun cas un théâtre contestataire.
La pièce, une réponse à la Satire X de Boileau ? §
Lorsque la Querelle des Anciens et des Modernes commença à prendre de l’ampleur, Perrault montra rapidement qu’il était fortement opposé à La Bruyère et à Boileau. J. Donneau de Visé prit le parti de Perrault, et n’attendit plus qu’une occasion pour s’attaquer à Boileau. Ce dernier publia en 1694 un nouveau recueil de ses Œuvres, contenant la Satire X, satire sur les femmes. Cette satire fit couler beaucoup d’encre, et se vendit très bien. Les femmes, blessées et exaspérées formèrent une cabale et se tournèrent vers Perrault pour qu’il prît leur défense, et c’est ainsi que ce dernier publia en 1694 une Apologie des Femmes. Or, l’esprit opportuniste de J. Donneau de Visé ne pouvait se désintéresser de tous ces différends et il devait forcément prendre part au débat, et même plus, prendre parti. Son opposition à Boileau le contraignit presque dans tous les cas à défendre les femmes. En parallèle à cette querelle, les Comédiens Français étaient depuis 1680 en conflit avec les Comédiens Italiens : les Italiens ne se privaient pas d’imiter ou de parodier les pièces françaises et les Comédiens Français s’inspirèrent à leur tour délibérément des sujets des pièces italiennes. Or, au printemps 1694, les Comédiens Italiens représentèrent une pièce intitulée Arlequin Défenseur du Beau Sexe, pièce à grand succès. Ainsi, ce sont certainement les Comédiens Français qui poussèrent J. Donneau de Visé à écrire une pièce dont le thème était à la mode et qui lui permettait en outre de s’opposer très clairement à Boileau.
Mais peut-on voir dans notre pièce des traces d’un quelconque règlement de comptes envers Boileau ? Dans Les Dames vangées, J. Donneau de Visé prit le parti des femmes, et fit plusieurs fois allusion à « M. Despréaux »13 : ainsi, à la scène 5 de l’acte I, Marton dit haut et fort : « Nous sommes vangées de ceux qui nous déchirent par leurs coups de langue ». Et Lisandre fait par la suite à Hortense, à la scène 5 de l’acte III, l’éloge complet du sexe féminin. Cependant, J. Donneau de Visé assura que sa comédie n’avait rien à voir avec la Satire X de Boileau, et il le dit dans le Mercure Galant de décembre 169414 : « [la] pièce ne regarde en aucune maniere la Satyre de M. Despréaux ». Malgré cette dénégation, le doute n’est guère permis. Même si De Visé affirma que sa pièce n’avait aucun rapport avec la Satire X de Boileau, les sentences et réflexions défendant les femmes qui sont présentes dans le texte confirment le fait qu’il s’agissait bel et bien d’une « machine de guerre » anti-Boileau.
Le rôle et la publicité du Mercure Galant §
Comme nous l’avons vu précédemment, la pièce a paru dans un contexte qui lui était favorable et qui lui faisait même de la publicité. La publicité de la pièce était donc déjà parfaitement assurée et il suffit de lire le titre de la pièce pour le comprendre : Les Dames vangées ou la Dupe de soy-mesme. Mais en plus de cette publicité inhérente au contexte culturel, le Mercure Galant se chargea aussi de faire parler de la pièce et d’attiser la curiosité du public parisien. Ainsi, le journal annonça deux mois avant la première représentation de la pièce, en décembre 169415 : « On prétend que tout est nouveau dans cette Piéce, ce qui est rare aujourd’huy ». Et la Gazette d’Amsterdam de renchérir le 17 février 1695 :
On verra bientost une nouvelle Comedie intitulée La Dame, que l’on dit estre de l’autheur du Mercure Galant, et dont on parle avec beaucoup d’approbation.
J. Donneau de Visé étant l’auteur du Mercure Galant, il lui était beaucoup plus aisé de faire sa propre publicité dans le journal, auprès du public parisien, que de laisser une autre gazette s’en charger. Tout au long de la période où la pièce fut représentée, le Mercure Galant commenta la pièce et ne cessa d’en faire la publicité. Ainsi, en mars 169516, on peut y lire :
Les deux Piéces nouvelles que les Comédiens François ont jouées en Carême, ont fait tant de bruit que je ne m’étonne que vous en ayez entendu parler. Celle qui est intitulée : Les Dames Vangées, ou la Dupe de soy-mesme, ayant été représentée cinq fois avant Judith, elles ont été jouées alternativement jusqu’à ce qu’on ait quitté le Théatre. Le succès qu’elles ont eu à Paris a fait souhaiter de les voir à la Cour, où elles ont été représentées. On les verra paroître encore sur la Scene, aussitôt après la quinzaine de Pâques, & elles seront ensuite débitées chez le Sieur Brunet.
Et dans la livraison suivante du Mercure Galant17, J. Donneau de Visé ne se priva pas d’ajouter :
Le Sieur Brunet débite aussi la Tragédie de Judith, & la Comedie des Dames vangées, ou La Dupe de soy-mesme. Vous sçavez que ces deux Piéces ont alternativement occupé le Théâtre, pendant les deux derniers mois de cet Hyver.
La publicité de la pièce était ainsi bien assurée.
Une pièce écrite en fonction du goût du public ? §
J. Donneau de Visé écrivait dans le Mercure Galant de mars 169218 : « La Comedie n’a pour but aujourd’huy que de punir le vice, de récompenser la vertu et de corriger les défauts d’autruy ». La fonction morale du théâtre, que l’on retrouvera le siècle suivant chez les philosophes et les dramaturges, semble ici déjà présente. Les Dames vangées proposent une morale et c’est pour cela que De Visé insiste dans son avis Au Lecteur sur le caractère novateur, la finesse et la justesse d’esprit de sa pièce. Il profite donc de ce texte pour se mettre en avant, souligner la nouveauté et l’importance de sa pièce, et flatter le public. Ainsi, l’avis Au Lecteur des Dames vangées est intéressant car l’on y apprend quelle a été la « stratégie » d’écriture de De Visé pour gagner la confiance du public. Dès le début de l’avis, il écrit :
Depuis quelques années les murmures du Parterre & mesme ses éclats un peu trop vifs pour condamner ce qui luy déplaisoit dans une Piece, & qui sembloit approcher du serieux, avoient fait croire qu’il ne vouloit rien souffrir au Theatre dont les plaisanteries ne fussent outrées19.
De Visé fait ici mine de croire que les spectateurs ne voulaient plus que des « plaisanteries outrées » au théâtre, pour souligner son audace à avoir entrepris une comédie beaucoup plus fine que d’ordinaire, et se mettre ainsi en avant : comme sa comédie ne présente pas de « plaisanteries outrées », elle revêt un caractère tout à fait novateur et singulier, ce qui revient à prendre un risque considérable pour un dramaturge. De même, pour flatter le parterre, il le félicite d’avoir adopté une attitude plus délicate et intelligente que celle que ses détracteurs lui prêtaient. Tout son avis Au Lecteur est donc fondé sur la flatterie qu’il fait au public, et ce, dès le début :
On veut que je fasse une Preface pour rendre justice au bon goust du Public. L’affaire est delicate, puis que les loüanges que je suis obligé de luy donner, semblent en devoir faire retomber sur moy.
Flatter le public, c’est assurer une part de succès à la pièce. Et pour susciter la curiosité du parterre, il insiste à plusieurs reprises sur le caractère novateur des Dames vangées. On peut donc lire, dans le Mercure Galant de décembre 169420, un peu avant la parution de la pièce :
On prétend que tout est nouveau dans cette Piéce, ce qui est rare aujourd’huy, & que les honnestes gens y trouveront pas moins à se divertir, que ceux qui veulent rire sans relâche ; & qui souvent, après avoir ri, ne trouvent point de sens dans l’oeconomie d’une Piéce, parce qu’ils ne veulent rien entendre de sérieux qui établisse le sujet.
Sa pièce est nouvelle, il connaît les attentes du public et ne manque pas de le faire savoir. Nous pouvons tout de même imaginer quelle fut sa surprise face à la réussite des Dames vangées, puisque la « nouveauté » dont il est question dans le Mercure Galant n’était pas une source de succès assuré.
Nous en arrivons ainsi au problème évoqué par De Visé dans son avis Au Lecteur, concernant le cinquième acte de la pièce ; celui-ci a été modifié par l’auteur lui-même, après que la pièce a été représentée. De Visé explique donc « qu’il [lui] estoit échapé contre [son] goust un cinquiéme Acte plus Comique que les quatre premiers, & auquel on a beaucoup plus ry qu’a tous les autres ». De Visé changea ce cinquième acte, à la demande du public, ce qui peut paraître paradoxal s’il est vrai que les spectateurs souhaitaient, avant toute chose, rire et se divertir, comme il l’avait laissé entendre au début de l’avis Au Lecteur. L’auteur rassuré l’explique aussitôt :
J’ay esté détrompé par là de la mauvaise opinion qu’on m’avoit voulu donner du goust du Parterre, & que j’ay connu que les Ouvrages fins, delicats & travaillez, plairont toujours plus que ceux dont les traits seront trop marquez, pour ne pas dire, qui auront un comique plus bas.
Même si les opinions et les volontés du public évoluent à la fin du siècle, il ne faut pas que le dramaturge s’abaisse à un comique trop bas ; l’esprit doit toujours faire partie du rire. Nous ne savons pas à quel moment exactement De Visé changea ce cinquième acte, mais il dut le réécrire assez rapidement, sur la lancée du succès initial.
L’analyse dramaturgique de la pièce §
Résumé §
Acte I §
À Paris, Silvanire et Marton discutent de leur banquier M. Polidor, qui sert leurs affaires et traite avec le riche frère de Silvanire à La Rochelle, l’Oncle Richard (sc.1). M. Polidor arrive et annonce à Silvanire que son frère est gravement malade et qu’il est possible qu’il meure rapidement. Malheureusement, M. Richard est en pleine aversion contre le fils de Silvanire, Lisandre, un garçon inconstant en amour qui dilapide sans cesse sa richesse. Si celui-ci ne se réconcilie pas rapidement avec M. Richard, il risque de ne pas toucher l’héritage de son oncle (sc.2). Silvanire charge donc Marton de veiller à ce que Lisandre adopte un autre comportement envers son oncle et se marie. Puis les deux femmes discutent de la venue de la famille d’Alcippe, futur époux d’Henriette, sœur de Lisandre : la mère d’Alcippe se nomme Orasie et est une femme infatuée de noblesse, qui souhaite voir sa fille Hortense entrer dans un couvent pour que son fils récupère l’argent de sa sœur et devienne un homme riche (sc.3). Lisandre arrive et se lamente auprès de Marton (sc.4), puis de Pasquin, du nombre de femmes dont il conquiert le cœur trop facilement (sc.5-6). Marton dit à Pasquin qu’elle souhaite marier son maître, et le valet lui apprend alors que Lisandre s’est épris d’une femme dont il a le portrait, mais dont il ne connaît pas l’identité ; seule cette femme pourrait le faire changer de comportement (sc.7). Henriette arrive et informe les valets de la venue d’Orasie et d’Hortense ; elle souhaite que Lisandre assiste à leur venue, et se félicite du mariage qu’elle est prête à conclure avec Alcippe (sc.8-9).
Acte II §
Lisandre refuse d’assister à l’arrivée de la famille d’Alcippe, des provinciaux qu’il qualifie de « campagnards » ; mais il est trop tard pour qu’il parte, car la belle-famille d’Henriette arrive déjà (sc.1-2-3). Alors qu’Orasie explique à Silvanire que sa famille est d’une noblesse sans pareille, Lisandre fait connaissance d’Hortense, en laquelle il reconnaît la femme du portrait dont il s’est épris (sc.4). Il essaie de lui parler, mais ses tentatives restent décevantes (sc.5-6), et, chose surprenante, il prend auprès de Pasquin la défense d’Hortense. Au cours d’un échange mouvementé, Pasquin le provoque afin de connaître la raison de ce brutal changement de comportement. Lisandre lui annonce alors que Hortense est la femme du portrait qu’il avait acquis (sc.7). Pasquin rapporte immédiatement les faits à Marton (sc.8-9). Celle-ci va trouver Lisandre et lui dit qu’il a peu de chance de conquérir Hortense, puisque celle-ci doit entrer au couvent (sc.10-11). Lisandre est désespéré.
Acte III §
Alcippe apprend à Henriette que Lisandre aime Hortense et que celle-ci n’est pas insensible à ses discours flatteurs (sc.1). Comme Orasie demande à sa fille de justifier son étrange comportement depuis leur arrivée à Paris, Hortense met en avant la tristesse qu’elle ressent à l’idée de devoir quitter sa mère en entrant en couvent (sc.2-3) ; elle se confie par la suite à Lisette et avoue qu’elle est sensible aux avances de Lisandre, mais qu’elle ne doit en aucun cas laisser paraître ses sentiments devant lui (sc.4). Lisandre arrive, mais l’indifférence de sa bien-aimée face aux compliments qu’il lui fait le laisse de glace (sc.5). Il va alors chercher du réconfort auprès de ses deux adjuvants, Marton et Pasquin, qui décident de prendre l’affaire en main et de trouver des subterfuges pour que le mariage des deux jeunes gens puisse être conclu (sc.6-7). Dans un monologue qui termine l’acte, Pasquin met en avant les intérêts financiers qu’il trouve à voir son maître épouser Hortense (sc.8).
Acte IV §
Orasie, furieuse d’apprendre par son fils que Lisandre aime Hortense, et qu’il s’agit peut-être d’un amour partagé (sc.1), annonce à sa fille que celle-ci va entrer le jour même au couvent ; Hortense est désespérée (sc.2-3). Marton apprend à Silvanire que son fils voudrait épouser une jeune fille, mais ne lui révèle pas le nom de celle-ci (sc.4) ; Silvanire, plus qu’heureuse, annonce immédiatement à Orasie qu’elle va marier son fils ; cela donne lieu à une scène de quiproquo entre les deux femmes, puisque Orasie sait que Lisandre aime Hortense, alors que Silvanire ne connaît pas le nom de la bien-aimée de son fils (sc.5-6). Les deux femmes essaient de raisonner Lisandre, mais en vain (sc.7). Ce dernier renouvelle auprès d’Hortense ses discours flatteurs ; la jeune fille finit par lui avouer son amour (sc.8-9). Lisandre se hâte de relater les faits à Marton, qui envisage alors la situation d’un meilleur œil (sc.10). De son côté, Pasquin travaille pour rendre Lisandre riche (sc.11-12). Suite à un entretien avec Lisette, le valet apprend que si Lisandre avait plus de biens, cela faciliterait l’amour des deux jeunes maîtres (sc.13-14).
Acte V §
Désespérée, Hortense ne réussit pas à fuir Lisandre (sc.1-2). Orasie les surprend, Hortense ment pour défendre Lisandre, mais sa mère lit à haute voix une lettre d’amour que Lisandre a écrite le matin même à l’une de ses conquêtes pour lui dire qu’il ne pourrait pas la voir, suite à la venue de « campagnards ». Écoeurée, Hortense part, Lisandre est pris à son propre piège (sc.3). Orasie, très soucieuse de la situation financière de sa belle-famille, discute avec Marton. Alors que celle-ci vante la richesse de l’Oncle Richard (sc.4-5), M. Polidor arrive en annonçant que Lisandre et Henriette sont les deux personnes les plus riches de France car ils sont les héritiers de la fortune de M. Polidor, décédé sans avoir fait de testament (sc.6-7). Orasie et Silvanire acceptent alors le mariage de Lisandre et d’Hortense (sc.8). Mais un coup de théâtre se produit : Pasquin et Lisette accourent et expliquent que Hortense est déjà rentrée au couvent. Comme Orasie refuse de la faire sortir, les dames sont vengées, Lisandre n’a pas obtenu le couronnement de ses vœux, il n’épousera jamais la belle Hortense (sc.9-10).
L’analyse de l’action §
L’action des Dames vangées est constituée d’un seul fil. Une intrigue accessoire et parallèle apparaît dès le début de la pièce, à savoir celle de l’Oncle Richard, mais elle n’a que peu d’incidence sur le reste de la pièce. De plus, les rapports entre les personnages sont très rapidement explicités, et même s’il y a plusieurs obstacles qui constituent le nœud de la pièce, ceux-ci sont élaborés de manière claire et logique.
Les prémices de l’action : l’exposition §
L’exposition est ici discontinue : M. Polidor explique dans un premier temps qu’il y a un contentieux entre Lisandre et son oncle, dans la deuxième scène du premier acte ; l’exposition commence ainsi par l’intrigue accessoire, qui permet d’amener l’intrigue principale sans trop de brutalité. S’ensuit alors le second temps de l’exposition, qui est celui où Silvanire charge Marton, à la scène 3 du même acte, de faire en sorte que Lisandre change de comportement et se marie. Cette scène est la plus importante pour l’exposition car elle présente tous les personnages de la pièce à travers le dialogue de Silvanire et de Marton, et tous les enjeux de l’intrigue. Le conflit qui apparaîtra plus tard se dessine dans cette scène à travers les propos des deux femmes. À la scène 5, le spectateur a tous les indices en main pour imaginer quelle va être l’intrigue, car Marton explique que la sœur d’Alcippe, Hortense, est prête à donner toute sa fortune à son frère pour le rendre riche, puis entrer au couvent. L’exposition est donc bien discontinue. Nous pouvons par ailleurs noter que certains des éléments de l’exposition correspondent tout à fait avec des éléments déclencheurs du dénouement : par exemple, à la scène 8 de l’acte I, Henriette dénonce toutes les lettres que Lisandre écrit aux femmes qu’il trompe presque ouvertement, lettres banales et remplies de mensonges. Or, c’est parce que Orasie lit, à l’acte V, la lettre que Lisandre avait écrite à Bélise pour lui expliquer qu’il ne la verrait pas, qu’il perd toute crédibilité auprès d’Hortense et que celle-ci entre au couvent.
L’exposition est très bien construite, et elle répond à toutes les attentes de l’exposition traditionnelle. En effet, elle est entière, car elle introduit, physiquement sur scène, ou à travers les dialogues, tous les personnages, et les futurs problèmes sont évoqués : dès la scène 2, M. Polidor parle du contentieux qui oppose l’Oncle Richard à Lisandre ; la scène suivante présente tous les personnages, les relations qu’ils entretiennent et les enjeux qui reposent sur le personnage de Lisandre. Même si certains personnages n’arrivent qu’au début de l’acte II, comme par exemple Hortense, héroïne de la pièce, ils sont cités dès le premier acte ; les problèmes et les enjeux sont posés rapidement et de façon explicite. De même, l’exposition est assez courte, bien que discontinue, et est tout à fait claire. Enfin, elle correspond tout à fait aux principes de vraisemblance et d’intérêt de l’époque : la pièce débute par une question que Silvanire pose à Marton, il s’agit donc d’événements que Silvanire ne connaît pas. L’intérêt du spectateur est immédiatement suscité, il découvre en même temps que Silvanire ce que Marton explique, et il attend avec impatience le moment où Lisandre arrivera sur scène.
Le nœud et les obstacles : une intrigue simple §
Pour définir le nœud et le différencier des obstacles, J. Scherer évoque21 un extrait du manuscrit 559 : l’on « doit entendre par nœud les événements particuliers qui, en mêlant et en changeant les intérêts et les passions, prolongent l’action et éloignent l’événement principal »22. Dans la pièce, le nœud est créé lorsque Lisandre rencontre Hortense, à la scène 4 de l’acte II, et qu’il reconnaît en elle la femme dont il a le portrait et dont il s’est épris sans connaître l’identité de la jeune femme. En quelques secondes, Lisandre, qui n’a jamais aimé, se rend compte qu’il aime Hortense. Mais cette dernière lui montre immédiatement de l’indifférence et le rejette. Dès lors la situation se complique, l’intrigue s’est constituée : comment Lisandre peut-il faire pour se faire aimer d’Hortense, et comment lui prouver qu’il l’aime véritablement ? Plus loin se pose le problème évoqué dès le premier acte : comment Lisandre peut-il épouser Hortense, si celle-ci se met à l’aimer, alors qu’il n’a plus aucun bien ? Nous sommes donc face à une intrigue simple pour une comédie, l’enjeu est immédiatement visible et la situation sentimentale ne présente pas non plus de complexité. Nous retrouvons ici un schéma classique des comédies : au début de la pièce, Lisandre aime Hortense, mais n’est pas aimé d’elle. Au cours de la pièce, les sentiments changent : Lisandre aime Hortense et cet amour devient réciproque. Mais les obstacles sont nombreux pour s’opposer à cet amour ; de quel type sont-ils et comment sont-ils répartis tout au long de la pièce ?
La comédie est un genre où les obstacles sont généralement assez nombreux, et ce pour divertir et susciter l’attention continue des spectateurs. Plus il y aura de rebondissements dans une pièce, plus celle-ci aura de succès. Dans Les Dames vangées, les obstacles apparaissent dès l’acte II, et sont de deux sortes, formant un obstacle double : en premier lieu naît un obstacle intérieur, obstacle vide, à savoir que le malheur de Lisandre vient du fait qu’il aime Hortense sans être aimé en retour, que son amour n’est pas reconnu et que personne ne le croit puisqu’il est toujours considéré comme un libertin qui se joue de tout et de tous. À cet obstacle intérieur s’ajoute un obstacle extérieur, obstacle plein, qui va aussi s’opposer au bonheur du héros : la volonté de Lisandre se heurte à celle d’Orasie, qui veut impérativement qu’Hortense entre au couvent, pour assurer la richesse de son frère ; cet obstacle devient par la suite un obstacle intérieur puisque Lisandre l’assume et le considère véritablement comme un obstacle à son bonheur. Il le dit à plusieurs reprises : « Je n’obtiendray donc rien ny de vous ny d’Hortense ?23 »
Il commence ici à comprendre que le problème auquel il est confronté n’a aucune issue. Plus loin, il se lamente de la situation dans laquelle il est, et emploie lui-même le terme d’« obstacles » :
Peut-on trouver un Amant dans une situation plus cruelle ? Le cœur rempli de la plus violente passion qui fut jamais, méprisé par la Beauté que j’adore, deux Vieilles des plus obstinées contraires à ma flâme, la fortune aussi peu favorable que l’amour, raillé de tous ceux qui ont connu mon peu d’estime pour le Sexe, accablé d’obstacles insurmontables, en faut-il davantage pour desesperer un Amant ? Mais j’apperçois Hortense. Faut-il que tout s’oppose à mon Amour ?24
Dans ce petit monologue, Lisandre cite en se plaignant tous les obstacles qu’il rencontre : son obstacle intérieur, « méprisé par la beauté que j’adore », et l’obstacle extérieur, « deux Vieilles des plus obstinées contraires à ma flâme ». Lisandre est donc bien conscient de la situation dans laquelle il se trouve. Au début de l’acte V, le suspens est à son comble, puisque aucun obstacle n’a été résolu. Tout a donc lieu dans le dernier acte, dans lequel tous les obstacles sont résolus, puisqu’Orasie admet que Lisandre épouse sa fille ; et comme Hortense est entrée au couvent, le véritable problème intérieur est résolu : Lisandre sait dorénavant qu’il a déçu Hortense, et que même si elle a pu ressentir des « petits commencemens d’amour » (scène 13 de l’acte IV), il ne pourra plus jamais la voir et ne pourra jamais l’épouser. Nous retrouvons ici le schéma, unique au XVIIe siècle, de La Place Royale de P. Corneille, pièce écrite en 1633, où le mariage des deux héros n’a pas lieu à la fin de la pièce, alors que tous les obstacles sont résolus et que leur union pourrait avoir lieu sans difficulté. Angélique, héroïne de la pièce, entre au couvent et ne reviendra pas sur sa décision.
Pour Les Dames vangées, ce dénouement malheureux confère à la pièce tout son intérêt.
Un dénouement original : une comédie irrégulière §
À l’âge classique, le dénouement traditionnel d’une comédie se solde par un mariage, celui des amants, et même, si possible, par plusieurs mariages. Le dénouement est complet s’il culmine par ces unions, il s’agit alors d’un dénouement heureux, et les spectateurs sont satisfaits de la fin de la pièce : les personnages auxquels ils se sont intéressés ont obtenu ce qu’ils souhaitaient et une sorte d’harmonie s’impose. Le dénouement des Dames vangées est atypique, inhabituel, et presque en totale opposition avec les règles classiques de ce point de vue : il ne se solde pas par le mariage de nos deux héros, Lisandre et Hortense. Le dénouement de notre pièce est très important, à l’instar de celui de La Place Royale. Il s’agit d’un dénouement malheureux, puisque, au moment où Lisandre, devenu riche, pourrait épouser Hortense, ayant même gagné le consentement d’Orasie, on apprend que Hortense, malheureuse et déçue du comportement de Lisandre, est entrée dans un couvent dont elle ne sortira plus, tout comme Angélique, l’héroïne de La Place Royale. Etudions la façon dont l’auteur a construit son dénouement, et l’a amené à sa fin.
Jacques Scherer25 explique que « le dénouement doit être […] nécessaire, complet et rapide ». Le dénouement est nécessaire lorsque le hasard ne joue aucun rôle dans la pièce. La mort de l’Oncle Richard semble nécessaire, car par sa mort, la dénouement de la pièce devient paradoxal : alors que tous les obstacles sont levés, que Lisandre est riche et qu’Orasie consent au mariage des deux héros, Hortense est déjà partie. Mais ce premier élément qui amène le dénouement ne résulte pas du nœud lui-même, mais provient de l’extérieur, alors qu’il devrait provenir uniquement de l’intérieur ; mais la mort de l’Oncle Richard n’appartient pas au dénouement, puisqu’elle n’appartient même pas à l’intrigue principale. Ce hasard ne vient pas troubler la nécessité du dénouement, puisque Hortense est au couvent, et que la richesse de Lisandre ne change rien à cela. De plus, le sort de tous les personnages est connu et résolu : Hortense est entrée au couvent et y restera ; Lisandre est très riche grâce au décès de son oncle, mais il a perdu la femme qu’il aimait ; enfin, le mariage d’Alcippe et d’Henriette sera conclu, dans d’excellentes conditions, puisque Henriette est aussi devenue très riche grâce au décès de son oncle, et qu’Alcippe récupère tous les biens de sa soeur. Enfin, le dénouement est assez rapide car il ne commence qu’à la scène 6 de l’acte V, lorsque Monsieur Polidor vient annoncer la mort de l’Oncle Richard. Lisandre est un des plus riches de France, et le spectateur, devant la réaction d’Orasie, pense que la pièce se soldera par une fin heureuse et que les deux amants vont se marier. En effet, jusqu’à la dernière scène de la pièce, le spectateur ne sait pas qu’Hortense est entrée au couvent. C’est dans la dernière scène de la pièce que s’opère le coup de théâtre, menant le dénouement à son terme : Lisette annonce que Hortense est entrée dans un couvent. Le véritable dénouement se déroule donc en une scène, la dernière de la pièce. Ce coup de théâtre provoque évidemment la surprise chez le spectateur. Il n’y aura donc pas de mariage entre les deux héros, mais le mariage entre le couple secondaire, Henriette et Alcippe sera bien conclu.
La pièce aurait pu bien sûr pu se clore par le mariage des deux amants mais cela n’aurait-il pas été en contradiction avec le titre de la pièce, titre explicite annonçant le projet même de l’auteur ? Si le dénouement des Dames vangées est original, il s’inscrit dans la thématique principale de la pièce, à savoir la vengeance des femmes sur l’homme. Cette idée de vengeance est présente dès le début de la pièce et elle est reprise plus de cinq fois dans les deux dernières scènes de l’acte V. Nous pouvons donc penser que De Visé a élaboré une construction à rebours : s’il a imaginé la fin avant le début de la pièce, en ayant juste un sujet en tête, il fallait à tout prix que Lisandre soit un libertin qui connaisse des sentiments amoureux avant de se voir puni. Le nœud des Dames vangées n’est pas la séparation des amants, il n’y a pas de désunion d’Hortense et de Lisandre ; or, lorsqu’il y a désunion, c’est pour qu’il y ait par la suite une « réunion » des amants, et donc que la pièce se solde par un mariage. De Visé construit son intrigue à partir du dénouement : il n’est pas question de mariage de Lisandre à la fin de la pièce, il était donc logique qu’il n’y en ait pas au début. Le spectateur pouvait donc s’attendre à une telle fin, le dénouement ne pouvait être autre que celui-ci. Ce dénouement atypique se juxtapose donc à une forte tendance moralisatrice, renforcée par la présence de la maxime que prononce Marton à la fin de la pièce. De plus, comme nous l’expliquerons par la suite, la pièce ne démontre à aucun moment l’excellence et la vertu des femmes : seule Hortense est vertueuse, et ce n’était donc qu’elle qui pouvait venger les femmes par son entrée au couvent. Le dénouement malheureux est donc logique et pleinement en accord avec la thématique de la pièce.
La structure externe : les unités §
L’unité de temps §
Pour l’unité de temps, il y a peu d’indications temporelles26 dans la pièce : dans la scène 5 de l’acte I, Marton dit à Lisandre : « Il faut que vous soyez sorty bien matin », ce qui montre que l’action a lieu tôt le matin. Dans la scène 2 de l’acte IV, Orasie dit à Hortense qu’« il faut entrer tout à l’heure dans un Convent », et cela signifie qu’Hortense doit entrer le jour même dans un couvent. Plus loin, dans la scène 3 de l’acte V, la lettre que Lisandre avait écrite à sa conquête est lue par Orasie, et cette lettre contient le terme « aujourd’huy », ce qui confirme le fait que l’acte I et l’acte V ont lieu la même journée, puisque Lisandre parlait de la venue de la famille d’Alcippe en employant le terme « aujourd’huy ». Enfin, dans la dernière scène de la pièce, l’expression qu’emploie Lisette, « elle est partie in promptu. », montre que Hortense est partie précipitamment, et que l’action se passe alors en fin de journée. Tous les événements ont donc bien lieu la même journée, et la règle de l’unité des vingt-quatre heures est bien respectée, comme dans presque toutes les comédies du XVIIe siècle.
L’unité de lieu §
L’unité de lieu est elle aussi parfaitement respectée dans la pièce. L’auteur ne donne qu’une véritable désignation du lieu, lorsqu’il y a la présentation des acteurs : « La scène est à Paris, dans la maison de Silvanire ». Il n’y a aucune précision sur l’endroit même où sont les personnages, mais nous pouvons penser qu’ils sont dans une grande salle principale de la maison, puisqu’il est fait plusieurs fois allusion aux chambres et « cabinets » des uns et des autres. Mais il faut que cette salle soit aussi un lieu de passage, afin de justifier les entrées et sorties de tous les personnages. Si cette salle est un lieu de passage, les amants ne se voient jamais dans l’intimité, et c’est ce que fait remarquer Hortense à plusieurs reprises, lorsqu’elle craint la venue de sa mère. Les didascalies concernant les lieux sont inexistantes à partir du moment où la pièce commence. Seules quelques réflexions des personnages, pour justifier leur sortie de scène, comme Silvanire à la scène 4 de l’acte II, qui invite Orasie à entrer dans sa « chambre », indiquent un changement de lieu, mais qui ne se fait pas sur scène. Les personnages sur scène restent bien tout au long de la pièce au même endroit. Le décor reste donc le même pendant toute la pièce. Par ailleurs, il est fait plusieurs fois allusion à Paris, où les protagonistes se promènent lorsqu’ils ne sont pas sur scène. Leurs promenades nous sont racontées par des récits, comme Lisandre qui va parfois se promener dans le jardin des Tuileries, ou Lisette qui visite les rues de Paris. L’Oncle Richard habite La Rochelle, mais ce n’est qu’une allusion. L’unité de lieu est donc bien respectée.
L’unité d’action §
Enfin, l’unité d’action est la plus intéressante à étudier ici car elle n’est pas tout à fait respectée. Georges Forestier27 définit l’unité d’action en ces termes : les faits doivent être « agencés de telle sorte que le déplacement ou la suppression de l’un d’entre eux disloque l’ensemble. ». Dans les Dames vangées, il n’y a pas une grande profusion de personnages, mais il n’en reste pas moins possible de déplacer certains événements. Or, en les déplaçant, cela ne change pas catégoriquement le cours de l’histoire : que l’Oncle Richard soit mort et que Lisandre soit devenu le plus riche de France, cela ne change en rien le fait qu’Hortense est entrée au couvent et qu’Orasie ne souhaite pas la voir sortir. De plus, la mort de l’Oncle Richard semble en premier lieu résoudre tous les obstacles, mais elle n’a en définitive aucune conséquence sur le dénouement. L’unité d’action n’est donc pas parfaitement respectée.
Les personnages §
La pièce compte dix personnages, parmi lesquels il est possible de considérer la présence de quatre couples : le couple des héros (couple d’amants), Lisandre et Hortense, le couple constitué par les deux mères, Silvanire et Orasie, le deuxième couple d’amants, Alcippe et Henriette, et le couple de valets, Pasquin et Marton. Rappelons tout de même le rôle du personnage de l’Oncle Richard, absent de la scène, mais dont il est question au début et à la fin de la pièce. Les personnages appartiennent à la bourgeoisie. De plus, comme nous allons le voir, les deux héros, Lisandre et Hortense, se partagent de façon assez égale la scène, même si Lisandre est un peu plus présent que Hortense.
Lisandre et Hortense, des héros classiques ? §
Au centre de toutes les affaires, qu’elles soient amoureuses ou financières, Lisandre est le personnage principal, qui, du fait de son amour pour Hortense, crée le nœud de l’intrigue. L’action va donc presque toujours se dérouler autour de lui. Libertin, roturier, seul contre des femmes et surtout objet de la vengeance des femmes, Lisandre est puni à la fin de la pièce, et c’est de cette punition que découle le dénouement malheureux qui confère à la pièce son caractère moralisateur. De Visé prodigue son personnage qui apparaît dans vingt-cinq scènes sur cinquante-trois et qui parle le plus avec ses 239 répliques. Lisandre incarne le type banal de l’amoureux transi et du libertin pour qui l’amour n’est que bagatelle, et ce sont aussi ses « qualités », à savoir sa beauté, sa jeunesse et son esprit, qui lui confèrent le caractère de héros traditionnel. En s’éprenant d’Hortense, il devient malheureux tout au long de la pièce et nombreuses sont ses plaintes et lamentations. Il se plaint ainsi dès le début des Dames vangées de son bonheur, trop lourd et trop pesant, qui finalement le rend malheureux : « Ah, Marton, mon bonheur commence à me fatiguer »28. Il est seulement heureux l’espace de quelques instants, à la fin de la pièce, lorsque Orasie accepte de lui donner la main d’Hortense.
Même si Lisandre peut incarner un héros traditionnel, un élément non négligeable lui fait défaut : en effet, le personnage ne conserve pas tout au long de la pièce sa constance dans l’inconstance29 et il l’abandonne au contraire très rapidement, et peut-être trop rapidement, ce qui met en cause la vraisemblance psychologique du personnage. C’est pourquoi, son intérêt comique est quelque peu faussé : il aime trop rapidement Hortense. Lisandre est le personnage qui subit la plus grande évolution : de libertin volage et inconstant, il se transforme en un amoureux transi qui se meurt de ne pouvoir épouser une jeune femme qu’il aime enfin sérieusement. Celui qui critiquait les femmes à travers de grandes tirades satiriques – exercices de rhétorique, semblait-il parfois30 – en vient à déclamer des déclarations d’amour, mettant en valeur toutes les qualités des femmes et notamment celles d’Hortense. Il reconnaît néanmoins son erreur, qui est d’avoir tant critiqué et séduit les femmes et se confesse presque, à la scène 11 de l’acte II :
Ah, Marton, Marton, les choses ont bien changé. Je sens des mouvemens qui ne me sont point connus. J’ay du respect, j’ay de l’estime pour la Beauté qui m’enchante. J’ay honte d’avoir soupiré pour d’autres.
Le personnage de Lisandre présente ainsi quelques défauts, qui diminuent le caractère comique du personnage ; le héros de la comédie semble un peu faussé par ce changement trop brutal et ce manque de vraisemblance psychologique. Sa transformation si soudaine appartient à la convention théâtrale la plus banale.
Par ailleurs, Hortense est une héroïne traditionnelle, vertueuse et droite. Elle n’arrive qu’à l’acte II, mais elle est tout de suite très présente. Objet du désir de Lisandre, objet convoité, elle s’avère généreuse, puisqu’elle est prête à se « sacrifier » pour le bonheur de son frère, même si elle se rend compte qu’elle n’en a plus envie. Mais elle est surtout au fondement même de la vengeance des femmes. Les deux héros ne se ressemblent pas et Hortense est un personnage dont le caractère semble avoir été plus étudié que celui des autres personnages de la pièce ; comme le souligne P. Mélèse31, elle n’est pas sans présenter quelque analogie avec les qualités de l’Henriette des Femmes Savantes, personnage de Molière, à savoir la droiture et la « sensibilité retenue ». L’aveu qu’elle fait d’ailleurs à l’acte IV à Lisandre en lui disant qu’elle l’aime n’est pas non plus direct et explicite, elle joue avec les mots. La pièce présente donc une conception schématisée du rôle de la femme devant l’amour. Héroïne de comédie tout à fait classique, jeune fille vertueuse, belle, pure et toujours droite, elle est malheureusement sous l’emprise de sa mère et devient donc une héroïne triste et désespérée, dont la décision finale est presque tragique. Hortense venge toutes les femmes en entrant au couvent, c’est donc elle qui est à la source de la morale de la pièce, c’est elle qui provoque un dénouement si original alors qu’elle ne dit jamais qu’elle souhaite venger les femmes : car si elle part, c’est par déception de Lisandre et non par volonté de venger son sexe.
Mais ce qui se dégage aussi du personnage d’Hortense, et qui semble traduire un sentiment propre aux jeunes filles et jeunes gens du XVIIe siècle, c’est qu’Hortense n’est pas armée pour lutter contre l’opinion et la morale. À plusieurs reprises, elle demande à sa mère s’il est déjà question d’elle dans les salons, car elle craint les rumeurs. Ce comportement semble être la traduction de la peur qu’a l’héroïne d’être enfermée dans une fausse image d’elle-même : Hortense revêt ainsi les traits d’une jeune femme enveloppée de résistances et de principes moraux. C’est pour cette raison que sa décision d’entrer dans un couvent à la fin de la pièce est un sacrifice aussi prompt qu’inattendu. Elle va ainsi jusqu’à émouvoir le spectateur dans le sentiment de honte qui l’étreint dans la scène 1 de l’acte V lorsqu’elle dit : « Mais comme mon cœur s’est échapé malgré moy, il faut que ma raison le rappelle ». Telle la Princesse de Clèves, plus soucieuse de sa réputation que de l’amour du Duc de Nemours, elle préfère se retirer dans un couvent pour ne pas provoquer les médisances des salons. La pièce présente donc à travers le personnage d’Hortense l’originalité d’un théâtre où la personnalité de l’héroïne s’épanouit à la pointe de l’émotion et de la raison.
L’absence de père : le rôle des deux mères dans une « pièce féminine » §
Les obstacles qui concernent le héros, comme l’explique Jacques Scherer32, émanent presque toujours de la volonté d’un roi ou d’un père. Or, dans notre pièce, il n’y a pas de roi, car c’est une comédie, mais il n’y a pas de père non plus. En effet, les décisions concernant Henriette et Hortense, sont celles de leurs mères réciproques, Silvanire et Orasie. Les deux femmes sont veuves et seule Silvanire le dit explicitement à la scène 6 de l’acte IV : « Mon Fils estant fort jeune quand son Pere est mort ». Et pour ce qui concerne Orasie, c’est Hortense qui, parlant de sa mère, évoque un deuil à la scène 4 de l’acte III : « Pour se vanger de moy, elle donneroit tout son bien à mon Frere. Elle feroit pis, Lisette, elle se remarieroit ». L’autorité paternelle est donc léguée aux mères, qui se soucient avant tout, et peut-être un peu trop, de l’argent de leurs familles, souci qui, par moments, les ridiculise complètement. Tout est placé au niveau des intérêts, et non au niveau du bonheur de leurs enfants, si ce n’est du bonheur d’Henriette et d’Alcippe. Ainsi les deux mères jouent parfaitement le rôle de père, un père à la fois autoritaire et gérant les affaires financières de la famille. Les deux femmes jouent un rôle plus ou moins important dans l’économie générale de la pièce ; Silvanire n’est véritablement présente qu’au début et à la fin des Dames vangées. Tout au long de la pièce, elle n’apparaît que peu de fois et ses interventions ne sont pas importantes. Elle ne présente donc qu’un intérêt restreint.
À l’inverse, Orasie joue un rôle plus important car elle constitue l’opposant principal au mariage de Lisandre et d’Hortense ; elle entre ainsi dans un schéma actantiel restreint, un triangle conflictuel :
L’opposition émane donc du personnage d’Orasie, personnage qui devient de plus en plus antipathique au fur et à mesure du déroulement de la pièce. En effet, cette mère est inhumaine, simplement intéressée par la richesse et la noblesse de sa famille, et c’est à travers ses propos que se déploie souvent l’aspect satirique et comique de la pièce. Le personnage fait rire notamment dans son adoration pour la noblesse de sa famille, à la scène 4 de l’acte II, lorsqu’elle énonce tous les ordres auxquels ses ascendants ont appartenu. De plus, il ne faut pas oublier qu’Orasie est provinciale, et que l’un de ses plus grands soucis est d’acquérir le plus rapidement possible le bon ton parisien. Et si Lisandre la considère comme une « campagnarde », c’est que les personnages provinciaux sont souvent la risée des comédies de mœurs. C’est ce que souligne M.-F. Lochon33 lorsqu’elle explique que les libertins des comédies ne s’intéressent que peu aux personnages de province, et toujours avec une certaine distance.
Le « couple » des confidents : Marton et Pasquin §
Parmi les confidents, Pasquin, Marton et Lisette, seuls Pasquin et Marton présentent un véritable intérêt dramatique et comique pour la pièce. Mentionnons simplement que c’est grâce à ces trois confidents que l’on connaît les sentiments des héros. En effet, la pièce étant dépourvue de véritable monologue, c’est lorsque les héros parlent à leurs confidents respectifs que les spectateurs apprennent ce qu’ils ressentent. Lisette ne sert que de confidente à Hortense, c’est pourquoi nous nous attarderons seulement sur les personnages de Pasquin et Marton. Rappelons tout d’abord ce que disent les Frères Parfaict34 au sujet des deux confidents :
Pasquin et Marton sont deux personnages assez plaisans. Ils forment même des situations comiques : on les voit agir continuellement, ils cherchent & inventent des stratagêmes, mais le tout n’aboutit à quoi que ce soit, l’intrigue va toujours son train, & l’on pourrait aisément se passer d’eux.
Pourrait-on véritablement, comme le disent les Frères Parfaict, se passer de ces deux valets ?
Pasquin est le principal adjuvant de Lisandre, et il constitue le parfait valet des pièces comiques du XVIIe siècle. Essayant de trouver divers subterfuges pour aider son maître, il est à l’image même de Lisandre : lorsque le maître critique les femmes, le valet fait de même (I, 7) ; lorsque le maître, à l’inverse, apprécie et fait l’éloge des femmes, le valet l’imite et ne se prive pas de le dire : « Depuis que vous estimez [les Femmes], il m’a pris envie de les estimer aussi »35. De plus, dans cette même scène, l’esprit de feinte du valet semble se déployer, car Pasquin propose à Lisandre un véritable subterfuge pour qu’Hortense tombe pleinement amoureuse de lui36. Ainsi, Pasquin incarne le valet traditionnel : il aide son maître à sa demande, trouve diverses idées pour le rendre heureux, et n’oublie jamais son propre intérêt dans toute affaire. Rappelons l’une de ses réflexions : « S’il réüssit, mes avis seront récompensez. […] La folie des Maistres doit estre utile aux Valets ». Et c’est à travers ses nombreuses réflexions que l’on voit se dessiner au fur et à mesure de la pièce la dialectique maître/valet, qui prendra une importance encore plus grande le siècle suivant. Une scène met parfaitement en exergue cette dialectique : à l’acte II, Lisandre traite Pasquin de « maraut » et de « coquin » et il le frappe ensuite. Les termes de « maraut » et de « coquin » sont péjoratifs, et le plus souvent employés dans ces scènes de conflit entre un maître et son valet. Il s’agit là d’une scène traditionnelle de jeux et de dispute entre un maître et son valet.
Par ailleurs, Marton joue aussi le rôle de confident, puisqu’elle se met au service de Silvanire, comme à celui de Lisandre. Mais tout au long de la pièce, elle ne cesse de défendre les femmes contre les positions du libertin, dont elle se moque ouvertement à plusieurs reprises. Elle triomphe sur Lisandre à la fin de la pièce et c’est elle qui en prononce les derniers mots, maxime sur le sexe féminin et l’amour : « Il est dangereux d’offenser le Sexe ; l’Amour le vange tost ou tard ». Pleine d’ambition pour servir sa Maîtresse, Marton accepte de travailler avec et pour Lisandre : il faut le marier, mais uniquement à Hortense. Ainsi, beaucoup de traits d’humour et de maximes, sur les femmes comme sur des généralités, égayent ses discours, souvent ironiques : « L’Amour ressemble à la Lune ; il diminuë lors qu’il ne sçauroit plus croistre »37 ; « L’heure a sonné pour vous, mais ce n’est pas l’heure du Berger »38 ; « La Noblesse vient du côté de la Barbe »39, où il est certainement fait allusion à la grande réplique d’Arnolphe, dans L’Ecole des Femmes, de Molière. Certaines de ses répliques semblent d’ailleurs être des réponses à la Satire X de Boileau, comme cette réplique à la scène 5 de l’acte I : « nous sommes vangées de ceux qui nous déchirent, par le peu de cas que l’on fait de leurs coups de langue. » Ces diverses répliques confèrent un intérêt d’autant plus important à ce personnage, car il devient plus cynique, plus vif et plus piquant. Marton a toujours le dernier mot, tout au long de la pièce. C’est elle qui incarne, beaucoup plus qu’Hortense par exemple, le défenseur des femmes, car elle tient toujours des discours opposés à ceux de Lisandre.
Pour conclure cette étude sur les deux valets de la pièce, nous pouvons reprendre les termes des Frères Parfaict, et dire que nous pourrions « aisément nous passer » de Pasquin et de Marton. En effet, ils n’apportent rien à l’action principale, tout se joue sans eux et ils n’ont à aucun moment un rôle actif. Ils occupent donc une place tout à fait secondaire dans la pièce.
Les personnages secondaires §
Il y a trois personnages secondaires : le couple que forment Alcippe et Henriette, et M. Polidor. Tout d’abord, le couple Alcippe/Henriette ne joue aucun rôle concret. En effet, ces deux personnages sont les frères et sœurs des deux héros, et leur présence permet en fait d’introduire les autres personnages : Alcippe présente ainsi sa mère Orasie et sa sœur Hortense. Les deux amants n’apparaissent que peu sur la scène, et lorsqu’ils apparaissent, c’est souvent pour donner leur avis sur les comportements de Lisandre et d’Hortense. Ils ont bien plus un rôle de « spectateur » qu’un rôle d’acteur : ce sont eux qui commentent la rencontre d’Hortense et de Lisandre et ce sont eux qui informent Orasie de l’amour des deux jeunes gens. On peut donc imaginer qu’ils épiaient, et notamment Alcippe, les deux amants lorsqu’ils parlaient tous les deux. C’est donc à travers leur récit que l’on voit la situation évoluer, puisqu’au début des actes III et IV, ils rendent compte de la situation. Par ailleurs, leur mariage pose bien évidemment le problème de l’argent et appartient à l’intrigue, car si Hortense décide d’épouser Lisandre, elle ne donnera pas tous ses biens à Alcippe, ce qui changerait de configuration le mariage des deux jeunes gens. De plus, c’est grâce à leur mariage que Lisandre rencontre Hortense. Les deux personnages sont aussi avides de biens ; une scène en est la parfaite illustration, la scène 1 de l’acte III, scène dans laquelle les deux amants sont paniqués à l’idée de perdre le bien qui leur a été promis. La pièce ne se termine pas par le mariage de deux héros, mais par le mariage de ces deux personnages secondaires.
Par ailleurs, si M. Polidor est aussi un personnage secondaire, il joue tout de même un certain rôle : en effet, c’est lui qui amène, à travers son récit concernant l’Oncle Richard, Silvanire à confier à Marton sa « mission », et c’est aussi lui qui est porteur, d’une certaine manière, de l’annonce du dénouement : Lisandre devrait se réconcilier avec son oncle pour avoir une part de l’héritage (I, 2), et c’est M. Polidor lui-même qui vient apprendre à la famille de Silvanire que Lisandre est richissime. Et à M. Polidor est évidemment lié un autre personnage, absent de la scène, mais dont on connaît l’importance grâce au banquier : l’Oncle Richard. Ce personnage permet de lancer l’action puisque c’est à cause de lui que Silvanire demande à Marton de marier Lisandre, pour que son fils ait l’héritage de son oncle. L’oncle Richard participe à l’élaboration de l’intrigue, mais il permet aussi un premier dénouement, sorte de deus ex machina, en décédant : un premier obstacle est éliminé, l’argent ; en effet, Lisandre est richissime et peut donc épouser Hortense. Le personnage de l’Oncle Richard n’aura aucun impact sur la suite du dénouement.
L’écriture de la comédie : actions, discours et style comiques §
Quelques actions comiques §
La première source de comique dans la pièce provient de l’intrigue même. Nous nous proposons d’étudier rapidement les trois scènes les plus représentatives du genre comique dans la pièce.
Tout d’abord, à la scène 7 de l’acte II, le spectateur assiste à une scène type de comédie, à savoir une scène de dispute entre un maître et son valet : Lisandre commence par appeler plusieurs fois Pasquin, alors que celui-ci est déjà devant lui. Il s’agit là d’un comique de situation, qui est rapidement renforcé par un comique verbal. Puis Lisandre frappe Pasquin et le valet est ainsi ridiculisé. Mais si Pasquin se laisse frapper, c’est pour vérifier si ce qu’il pensait était vrai, à savoir que Lisandre n’était pas insensible au charme d’Hortense. C’était donc un stratagème de sa part, mais un stratagème douloureux, donc comique ; l’on retrouve encore une fois le côté rusé du personnage. Une autre scène comique apparaît à la scène 6 de l’acte IV : il s’agit du quiproquo qui naît à la suite du malentendu entre Silvanire et Orasie. Silvanire vient en effet d’apprendre par Marton que son fils aime une jeune fille vertueuse qu’il souhaite épouser, mais Marton ne lui a pas dit le nom de cette jeune fille, pour bien préparer Silvanire à l’éventuel mariage de son fils. De son côté, Orasie a découvert que Lisandre éprouve de véritables sentiments pour sa fille et que celle-ci n’y est pas insensible. Silvanire annonce alors à Orasie qu’elle souhaite conclure le mariage de son fils avec cette jeune fille très rapidement ; Orasie s’y oppose. S’ensuit alors une longue scène où les deux femmes se disputent, tout en faisant à part des commentaires au public, comme « La teste luy a tourné », ce qui donne un véritable caractère d’incompréhension entre les deux femmes, source de l’amusement du spectateur. Les scènes de quiproquo sont très souvent présentes dans les comédies car elles sont généralement source de rire.
Enfin, la scène 7 de l’acte III présente un véritable intérêt car il est possible d’y voir une esquisse du principe du théâtre dans le théâtre à travers les propos de Pasquin. En effet, ce dernier monte sur pied tout un stratagème afin qu’Hortense tombe sous le charme de Lisandre. Il explique à ce dernier :
Si tous vos empressemens sont sans effet, allez jusqu’à l’évanouïssement. C’est une pierre de touche merveilleuse pour éprouver l’amour. […] Si vous remarquez que vous soyez ressuscité trop tost, redevenez mort, & selon que vous le jugerez à propos, soyez dans la suite, sage, emporté, doux, mort ou vivant. Il ne s’agit que d’estre bon Comedien. Par là les plus fins sont dupez, & les plus belles en retiennent.
Il s’agit là d’une réflexion métathéâtrale car elle expose les principes du jeu et de la tromperie, donc de l’illusion dramatique, renforcée par le terme « Comedien ». Pasquin explique clairement à Lisandre, qui, en tant qu’excellent Dom Juan, n’en a certainement pas besoin, qu’il doit jouer le rôle de l’amant qui ne peut se passer d’Hortense. L’idée de rôle que l’on joue, de masque derrière lequel on se cache afin de tromper l’autre sur la véritable nature de ce que l’on est, est véritablement mise en exergue ici. Lisandre doit tromper, et pour tromper, il doit se mettre dans la peau d’un comédien. Mais Lisandre ne jouera pas la comédie pour conquérir Hortense. Ce que dit Pasquin reste donc une théorie et ce ne sera jamais mis en pratique.
Si la de tromperie, qui est un procédé comique par excellence, est présente dans toute la pièce, et ce, dès le titre avec le terme de « dupe », nous pouvons tout de même voir que le comique principal des Dames vangées ne repose pas forcément sur les actions. En effet, même si nous venons d’exposer les particularités de quelques scènes comiques, nous notons tout de même l’absence de déguisement, de véritable dispute, de révélations faites à un personnage alors qu’un autre est caché quelque part dans la même pièce ; il n’y a qu’une simple esquisse de « fausses confidences », lorsque Lisette ne dit que la moitié de ce qu’elle sait à Pasquin, à la scène 13 de l’acte IV, « Il me croit plus ingenuë que je ne suis, mais je n’ay dit que ce que j’ay voulu dire.» Dès lors, nous constatons que le comique à la fin du siècle a évolué et qu’il est partagé entre un comique de situation, assez restreint, et un comique verbal, qui se développe de plus en plus, et dont nous voyons le déploiement dans notre comédie : à la peinture fraîche de la société s’ajoutent une vivacité du dialogue et un style assez nouveau.
Discours et style comiques : la naissance d’un art nouveau ? §
J’ay connu que les Ouvrages fins, delicats & travaillez, plairont toujours plus que ceux dont les traits seront trop marquez, pour ne pas dire, qui auront un comique plus bas.
Dès l’avis Au Lecteur, J. Donneau de Visé explique que, pour Les Dames vangées, il a refusé l’emploi d’un comique de farce et a abandonné le ridicule pour se consacrer à un comique verbal plus travaillé. Rappelons que tout dans une comédie n’est pas nécessairement drôle et que certains dialogues peuvent même revêtir un caractère tragique. Nous noterons aussi que Les Dames vangées sont écrites en prose, ce qui confère un caractère plus naturel à certains dialogues.
La rapidité du rythme est en premier lieu l’une des caractéristiques de notre pièce. En effet, les événements s’enchaînent rapidement, et nous constatons que les liaisons des scènes sont toujours respectées, même s’il s’agit de liaison de fuite, comme à la scène 3 de l’acte IV, où Hortense s’en va pour ne pas voir Silvanire, qui ne manque pas de le souligner au début de la scène 4 : « Il semble qu’Hortense ait voulu m’éviter ». L’enchaînement des scènes est ainsi vraisemblable, même si la rapidité de la pièce entraîne quelques invraisemblances, comme l’amour de Lisandre pour Hortense, un peu trop rapide peut-être, mais qui s’inscrit dans le respect de la règle des vingt-quatre heures. La rapidité du rythme est enfin soulignée par l’entrée d’Hortense au couvent, le jour même de son arrivée à Paris. Cette rapidité a forcément des conséquences sur celle des dialogues, et nous constatons que les dialogues eux aussi sont vifs et piquants, et certains procédés stylistiques sont employés pour assurer cette rapidité. Il y a par exemple à la scène 9 de l’acte II des dialogues très vifs, sorte de jeu de devinettes entre Pasquin et Marton. Dans ce jeu, le rythme est très rapide car la réponse de l’un annule la question de l’autre, ce qui va créer en même temps une situation de comique verbal. Nous assistons dans cette scène à une caricature de certains personnages de la société. Comme tout ce qui est dit au début de cette scène n’a aucun rapport avec les autres personnages, les questions que pose successivement Marton font rire, mais caricaturent complètement les personnes visées :
PASQUIN.
Ah, Marton, il y a bien des nouvelles. Devine tout ce que tu te peux imaginer de plus surprenant.
MARTON.
Quoy ? une Femme volontairement muette ?
PASQUIN.
Non.
MARTON.
Un Peintre de Femmes qui ne les flate point ?
PASQUIN.
Non.
MARTON.
Un jeune Abbé sans coqueterie ?
PASQUIN.
Non.
MARTON.
Une Bataille gagnée par nos Ennemis ?
PASQUIN.
Non, non, non.
MARTON.
Je m’y rens.
Ce sont donc tous ces détours et ces mots hors du sujet qui mettent peu à peu en avant l’esprit de l’auteur.
Pour ce qui est des procédés stylistiques les plus employés dans la pièce, nous en distinguerons trois, à savoir l’emploi de la description, de la répétition et de la symétrie. Tout d’abord, un des plus beaux exemples de discours comique dans notre pièce présentant une certaine fantaisie verbale est la longue tirade de Pasquin à la scène 7 de l’acte I, qui reprend les propos de son maître. L’énumération descriptive se transforme en une description où l’énumération mise en exergue n’est plus le seul procédé stylistique utilisé, puisque l’accent est peu à peu mis sur le pittoresque de la description. Robert Garapon explique que « la fantaisie verbale n’est certes pas absente de tels passages, mais elle devient presque insensible, rejetée dans l’ombre par la chatoyante impertinence de la moquerie40 ». La description que fait Pasquin a pour but de se moquer des femmes en renforçant les propos de Lisandre et à la scène suivante, lorsqu’il explique la politique de Lisandre vis-à-vis des femmes, nous pouvons voir le déploiement d’une langue vive qui souligne une série de traits brillants. Plus loin, nous pouvons observer un procédé de jeu, à savoir la répétition, seul procédé utilisé à plusieurs reprises dans la pièce. Il s’agit de la scène 10 de l’acte II, où la réponse de Pasquin, « Ouy, Monsieur », sonne comme un refrain dans les tirades qu’il échange avec Lisandre, ce qui n’est pas sans énerver son maître. Enfin, les répliques de Marton à la scène 6 de l’acte III sont d’un point de vue stylistique assez intéressantes, car fondées sur un principe de symétrie qui peut aussi être source de comique verbal et qui suscite l’intérêt du spectateur qui attend la justification de l’emploi d’un tel procédé :
LISANDRE.
As-tu perdu le sens ? Il ne m’est pas seulement permis d’esperer.
MARTON.
Tant mieux, Monsieur, tant mieux41.
LISANDRE.
Comment tant mieux ? Rien n’approche des maux dont mon cœur est déchiré.
MARTON.
Que vous avez lieu d’estre content ! Allegresse, Monsieur, allegresse.
LISANDRE.
Puis-je estre content lors que tout s’oppose à mon bonheur ?
MARTON.
Et c’est ce qui va le rendre plus parfait. Que vous estes heureux, Monsieur, que vous estes heureux !
La symétrie des répliques de Marton face au désespoir de Lisandre est donc comique et permet grâce au style de tourner le malheur de Lisandre en ridicule, ce qui amorce l’idée de vengeance des femmes sur le libertin. Cela renforce donc en même temps l’amusement du spectateur vis-à-vis de Lisandre et souligne les traits d’esprit de Marton.
Mais ce qui est surtout remarquable dans la pièce concerne l’hétérogénéité des discours que l’on retrouve dans la variété des styles ; nous pouvons tout d’abord remarquer les nombreuses maximes prononcées par Marton et que l’on peut détacher du discours :
- Les hommes disent de nous tout ce qui leur plaist, & nous en faisons tout ce que nous voulons (I, 8).
- Rien n’est plus doux & plus fort qu’un jeune amour, ny plus foible qu’une passion qui ne peut plus augmenter. L’Amour ressemble à la Lune ; il diminuë lorsqu’il ne sçauroit plus croistre. Allons observer les Lunaisons. (I, 10).
- Il est dangereux d’offenser le Sexe, l’Amour le vange tost ou tard. (V, 10).
Nous ne citons ici que quelques unes de ces maximes, car la pièce en compte plus. Mais ce qu’il faut retenir, c’est que toutes ces maximes sont prononcées par Marton, ce qui tend à souligner que soubrettes et valets – Pasquin montre aussi beaucoup de vivacité, et ce, à plusieurs reprises – commencent à avoir plus d’esprit que leurs maîtres. À ces maximes pleines d’esprit s’ajoutent des types d’écriture très différents, comme la déclaration d’amour que prononce Lisandre à la scène 9 de l’acte IV :
Un mot de plus, un regard, un soupir de pitié me feroit mourir content. Quoy ! je n’obtiendray rien ? Vous détournez les yeux, vous cherchez à me fuïr. Je voudrois vous imiter, mais je n’en ay pas la force. Je demande du secours à ma raison, elle me le refuse. J'implore celuy de l’amour, il ne m’écoute pas. Ainsi tout m’est contraire, le repos me fuit, la raison me quitte, l’amour me demeure, vostre cruauté me tuë.
Cette déclaration d’amour, dont le style est rapide et saccadé, est assez pressante et pathétique. Enfin, si la scène 7 de l’acte III est intéressante par la notion de théâtralité qu’elle évoque, la longue tirade de Pasquin présente un style soutenu et nous en venons même à nous demander si sa tirade n’est pas plus une tirade à effet qu’une véritable leçon donnée à Lisandre, qui n’en a même pas besoin. En effet, malgré la précipitation ressentie dans cette tirade, nous y percevons un discours vif, fin et spirituel. De Visé a alors eu raison de sacrifier la vraisemblance de cette leçon au profit d’un tel travail sur le langage.
La pièce montre donc une très habile composition de la tirade et des discours, dont il ressort une importante vivacité. Fond et forme ne sont jamais dissociés, et tout procédé stylistique peut ainsi être justifié. De Visé offre à son spectateur une variété des discours et des dialogues, qui prépare, ou tout au moins annonce, un genre nouveau à une époque où, même si l’on a déjà remarqué des changements dans le genre comique depuis vingt ou vingt-cinq ans, les auteurs ne sont pas forcément tous habitués à varier leurs procédés stylistiques et leurs modes d’écriture. C’est certainement ce qu’il voulait dire lorsqu’il a écrit dans le Mercure Galant en décembre 169442 : « On prétend que tout est nouveau dans cette Piéce, ce qui est rare aujourd’huy ». La richesse du style de la pièce montre la naissance d’un art nouveau qui vise l’éclat à travers son style.
Thématique §
L’intertextualité §
Pierre Corneille §
Fervent admirateur de Pierre Corneille – admiration renforcée par son amitié avec Thomas Corneille –, De Visé insère dans Les Dames vangées certaines actions ou situations analogues à celles de deux pièces cornéliennes, Le Menteur, pièce de 1644, où De Visé fait en quelque sorte un « clin d’œil » à Corneille, et La Place Royale, pièce de 1633, dans laquelle les similitudes sont assez nombreuses.
Il y a tout d’abord à la scène 7 de l’acte II un premier clin d’œil à Corneille, avec une forte allusion au Menteur. En effet, Pasquin demande à Lisandre s’il n’a pas oublié ses rendez-vous avec « Clarice » et « Lucrece »43 ; or, ces deux prénoms sont les prénoms des héroïnes du Menteur. Ce n’est pas un hasard si les deux prénoms cités apparaissent dans la même scène des Dames vangées et il s’agit bien ici d’une allusion à la pièce de Corneille.
Par ailleurs, Les Dames vangées, et c’est là certainement un des points les plus frappants, sont construites sur le même schéma que La Place Royale. L’analogie se trouve principalement dans le dénouement des deux pièces, puisque La Place Royale et Les Dames vangées sont les deux seules comédies du XVIIe siècle qui ne se soldent pas par le mariage des deux héros. La rareté de ce type de dénouement comique prouve aisément que l’analogie structurelle est bien ici une marque intertextuelle. Outre l’analogie structurelle, il existe des ressemblances entre les deux pièces, notamment entre les personnages. Tout d’abord, lorsque Corneille définit dans sa lettre « A Monsieur » le héros de sa pièce, Alidor, il en parle en ces termes, qui ne sont pas sans rappeler certains caractères de Lisandre :
Le héros de cette pièce ne traite pas bien les dames, et tâche d’établir des maximes qui leur sont trop désavantageuses, [...].
Alidor et Lisandre présentent donc des caractéristiques communes dans leur comportement désinvolte vis-à-vis des femmes. Mais l’analogie existant entre les deux héroïnes, Angélique pour La Place Royale, et Hortense pour Les Dames vangées est encore plus troublante. En effet, à la fin de la pièce de Corneille, Angélique entre au couvent, et décide de n’en plus ressortir, suite à des déceptions amoureuses, tout comme Hortense. C’est ce qu’elle explique dans la dernière scène de l’acte 5, aux vers 1553-1561 :
Rien ne rompra le coup à quoi je me résous.Je me veux exempter de ce honteux commerceOù la déloyauté si pleinement s’exerce.Un cloître est désormais l’objet de mes désirs,L’âme ne goûte point ailleurs de vrais plaisirs.Ma foi qu’avait Doraste engageait ma franchise,Et je ne vois plus rien puisqu’il me l’a remiseQui me retienne au monde, ou m’arrête en ce lieu.Cherche un autre à trahir, et pour jamais, adieu.
Dans Les Dames vangées, Hortense ne prononce pas de discours lorsqu’elle entre au couvent, mais l’on apprend par Lisette qu’elle « deteste tous les hommes », et, à l’instar d’Angélique, plus rien ne la retient pour rester auprès de Lisandre. De même, Angélique est droite et sensible, tout comme le sera l’héroïne des Dames vangées, quelque soixante années plus tard ; l’héroïne de La Place Royale ne peut accepter l’idée d’avoir aimé un homme « ingrat » et inconstant, comme le traduit le monologue de la scène 3 de l’acte II :
Je n’ai que trop failli d’aimer un infidèle,De recevoir un traître, un ingrat sous ma loi,Et trouver du mérite en qui manquait de foi.Ciel, encore une fois écoute mon envie,Ote-m’en la mémoire, ou le prive de vie,Fais que de mon esprit je le puisse bannir,Ou ne l’avoir que mort dedans mon souvenir.Que je m’anime en vain contre un objet aimable !Tout criminel qu’il est il me semble adorable,Et mes souhaits qu’étouffe un soudain repentirEn demandant sa mort n’y sauraient consentir.Restes impertinents d’une flamme insensée,Ennemis de mon heur, sortez de ma pensée,Ou si vous m’en peignez encore quelques traits,Laissez-là ses vertus, peignez-moi ses forfaits.44
Angélique déçue par Doraste, Hortense offensée par Lisandre, ces deux héroïnes se ressemblent et ce sont elles qui sont à la source des dénouements aussi originaux et inhabituels des deux pièces, puisque leur entrée au couvent annule toute possibilité de mariage.
Molière §
L’une des principales caractéristiques de Lisandre, notamment au début de la pièce, est d’être un véritable libertin, un Dom Juan qui ne se lasse pas de séduire et de conquérir toutes les femmes ; Lisandre présente évidemment des caractéristiques semblables à celles de Dom Juan, le héros du Dom Juan, ou le Festin de Pierre de Molière, représenté en 1665. En effet, les deux personnages sont volages, inconstants et tous deux souhaitent triompher de la résistance de certaines femmes à vouloir d’eux. Ainsi Dom Juan dit à la scène 2 de l’acte I :
Enfin il n’est rien de si doux que de triompher de la résistance d’une belle personne, et j’ai sur ce sujet l’ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs : je me sens un cœur à aimer toute la terre.
À cette réplique semble correspondre celle de Lisandre, à la scène 6 de l’acte I :
Je cherche un cœur qui n’ait pas resolu d’aimer. Je me fais par avance un plaisir de vaincre sa fierté, mais point ; tout céde dés que je parois, je n’ay pas mesme le temps de souhaiter. Un bonheur si uni me dégouste, & rien n’est plus insipide qu’une fortune de plein pied.
Les deux personnages ont le même objectif : séduire des femmes qui leur « résistent ». À ce désir de triomphe qui rapproche les deux héros, s’ajoute la désinvolture qu’ils ne quittent jamais, notamment face aux réflexions d’un père, pour Dom Juan, ou d’une mère, pour Lisandre. Ainsi, à la scène 4 de l’acte IV, Dom Juan n’écoute en rien les paroles de son père, qui finit par lui dire :
Non, insolent, je ne veux point m’asseoir, ni parler davantage, et je vois bien que toutes mes paroles ne font rien sur ton âme.
Ces remontrances sont comparables à celles de Silvanire, qui s’inquiète du comportement de son fils. Elle lui dit ainsi à la scène 2 de l’acte III : « En verité, mon Fils, vous devenez bien ridicule ». Les deux personnages présentent donc des ressemblances frappantes, non seulement à travers leur caractère volage et séducteur, mais aussi dans leur désinvolture commune.
Par ailleurs, le comportement d’Hortense rappelle très fortement celui de l’héroïne Henriette des Femmes savantes. Les deux femmes présentent la même droiture, la même sensibilité, une raison dont l’influence aura plus d’impact que celle des passions, et une préciosité modérée. Comme Hortense, le moindre mensonge offense Henriette ; celle-ci émet la possibilité d’entrer dans un couvent, mais contrairement à Hortense, elle réussira à l’éviter, même si elle s’était préparée à y entrer, comme le montrent ces quelques mots :
Je vais tout essayer pour nos vœux les plus doux,Et, si tous mes efforts ne me donnent pas à vous,Il est une retraite où notre âme se donne,Qui m’empêchera d’être à toute autre personne45.
Les deux héroïnes de Molière et de De Visé se ressemblent donc dans leur exemplarité et leur droiture.
La pièce comporte un dernier élément intertextuel, tiré de L’École des Femmes. À la scène 5 de l’acte I, Lisandre dit, en parlant d’une jeune fille qu’il a rencontrée : « elle est encore un peu Agnés, mais son ingenuité me plaist assez ». En qualifiant la jeune femme d’« Agnès », il souhaite souligner son caractère naïf. Rappelons que l’héroïne de L’École des Femmes s’appelle Agnès, et qu’elle présente toutes les caractéristiques de la jeune femme naïve, ingénue, qui sort du couvent, qui n’a jamais connu l’amour et qui est sous la tutelle d’Arnolphe, un quadragénaire hanté par le cocuage. Le personnage féminin de Molière fait rire car sa naïveté est poussée à l’extrême. Dès lors, le personnage d’Agnès semble devenir un personnage type, à la source de l’invention d’une sorte de proverbe, d’une expression, « être Agnès ». Un deuxième élément vient s’ajouter à l’allusion à la pièce de Molière : à la fin de la pièce, dans la scène 6 de l’acte V, Marton énonce une maxime : « La noblesse vient du coté de la barbe » qui n’est pas sans rappeler la fameuse tirade d’Arnolphe dans la scène 2 de l’acte III de L’École des Femmes :
Votre sexe n’est là que pour la dépendanceDu côté de la barbe est la toute-puissance. (v.700)
Le sexe dont il est question est le sexe féminin, et ces deux vers s’inscrivent très bien dans la thématique des Dames vangées. L’homme, dans les deux cas, affirme sa supériorité, qu’elle soit réalisée par l’argent, dans le cas des Dames vangées, ou par la force, dans le cas de L’École des Femmes.
Amour, galanterie et libertinage §
L’amour est bien entendu un des plus grands thèmes qui parcourent la pièce, puisque l’intrigue se construit sur l’amour que porte Lisandre à Hortense et sur sa conception même de l’amour. De Visé semble vouloir donner ici au spectateur un portrait détaillé de l’amant libertin du XVIIe siècle, et notamment à travers les propos que tient Lisandre. Ces propos sont assez diversifiés, puisque ses pensées évoluent entre le premier acte et le cinquième.
Tout d’abord, pour définir la galanterie de l’époque, nous pouvons citer T. Corneille, qui, dans une pièce de 1651, L’Amour à la mode, fait dire à son personnage libertin Oronte ce qu’est la galanterie ; cette définition semble très bien correspondre à Lisandre :
Avoir pour tous objets la même complaisance,Savoir aimer par cœur, et sans que l’on y pense,En conter pour coutume, et pour se divertir,Se plaindre d’un grand mal, et n’en point ressentir,En faire adroitement le visage interprète,N’avertir point son cœur de quoi que l’on promette,D’un mensonge au besoin faire une vérité,Se montrer quelquefois à demi transporté,Parler de passions, de soupirs et de flammes,Et pour ne risquer rien en pratiquant les femmes,Les adorer en gros toutes confusément,Et les mésestimer toutes séparément,Voilà la bonne règle46.
Cette définition de la « galanterie », ces « dix commandements de l’amour à la mode47 » énoncés par Oronte restent dans les mémoires, et l’on s’aperçoit que l’amant à la mode de 1651 est le même en 1695, il n’a pas changé : Lisandre tient à peu de choses près les mêmes propos. L’amour n’apparaît pas sous des termes mélioratifs dans notre texte et tout ce qui le concerne de près ou de loin semble condamné ou corrompu par la présence d’argent ; d’ailleurs, comme le clame Lisandre à la scène 6 de l’acte I, les relations entre hommes et femmes ne doivent pas être source de sentiments, ou tout au moins pour les libertins : « Je cherche un cœur qui n’ait pas resolu d’aimer. ».
Par ailleurs, nous nous apercevons que le mariage est très mal vu par les jeunes gens et qu’il est à plusieurs reprises considéré comme un joug, comme à la scène 3 de l’acte I : Silvanire dit à Marton que le mariage pourrait faire naître des sentiments « pour un temps » chez Lisandre ; Marton répond alors : « Pour un temps ! C’est bien tout ce que le mariage peut faire aujourd’huy. ». Avec l’expression « c’est bien tout ce que », nous comprenons bien que les jeunes filles et les jeunes hommes n’attendent rien du mariage. De plus, au début de la pièce, Lisandre fait bien comprendre que tout ce qui a trait aux sentiments n’appartient en fait qu’au domaine de la feinte. Il l’explique ainsi dans la scène 6 de l’acte I :
Je suis Joüeur avec la Joüeuse, Satyrique avec la Médisante, Oeconome avec l’Avaricieuse, Triste avec la Mélancolique, Indifférent avec l’Insensible, & flatant les Femmes dans tous leurs deffauts, je les mets en estat de me faire voir toute leur foiblesse.
L’amour n’est donc fait que de feintes et d’apparence, de mensonges et de tromperies, et Lisandre ne fait que s’adapter à chacune de ses conquêtes, mettant bien évidemment la sincérité de côté. Le Dom Juan revêt ainsi de multiples apparences, et volage, inconstant, libertin et cherchant à séduire, il devient tour à tour jouisseur, cynique, égoïste et vaniteux. Dès lors, en plus d’être un amusement, la galanterie devient le lieu d’une véritable stratégie. La stratégie amoureuse est renforcée par la suite dans le texte par l’intermédiaire de la multiplication de métaphores guerrières, comme celle que donne Pasquin dans la même scène : « Monsieur se saisit d’abord du corps de la Place. Défie-toy de ces donneurs d’assauts, ils connoissent le terrain. ». Autrement dit, Lisandre assiège le cœur des femmes sans même leur laisser le temps de s’en aller. Il n’aime pas et souhaite seulement satisfaire ses propres plaisirs ; mais lorsqu’il découvre le véritable amour, il est alors dans une « léthargie » qui le déconcerte.
Dès lors, nous pouvons nous poser la question suivante : pourquoi représenter ces feintes et vices galants, si ce n’est pour amuser le public, parce que celui-là même se reconnaît dans ces vices mis au grand jour ? Cette galanterie des plus sournoises serait bien le reflet du mode de vie d’une société frivole. En effet, à l’époque, la multiplication des pièces mettant en scène galants et libertins n’est pas négligeable. La scène française et la scène italienne présentent le jeune homme à la mode comme un très grand inconstant, un véritable libertin ; aimer une femme un jour, la trahir le lendemain, prendre, si ce n’est voler, à l’une pour donner à l’autre, fausses confidences et médisances, telle est la méthode suivie par les jeunes amants qui sont représentés. Comme le souligne Marie-Françoise Lochon48, « les dramaturges [de l’époque] peignent avec une indulgence amusée la déchéance du sentiment amoureux au sein d’une société qui se désintègre dans un remue-ménage d’immoralité ». Même si la pièce présente un dénouement moral et que son personnage principal se métamorphose de Dom Juan en amoureux transi, elle ne donne en aucun cas une vision positive de l’amour. Il est alors possible de s’interroger sur la sympathie presque paradoxale que les spectateurs éprouvent pour Lisandre : alors qu’il méprise les femmes, ce libertin n’apparaît jamais comme méprisable aux yeux des spectateurs. En effet, ses propos présentent soit une part de vérité, lorsque Lisandre décrit tous les artifices des femmes par exemple, soit un caractère comique et humoristique qui devient peu à peu irrésistible ; ces deux aspects reviennent régulièrement et ne peuvent laisser le spectateur de glace, tout simplement parce que le Dom Juan devient l’incarnation de tout un mode de vie qui s’instaure dans une société peu à peu décadente, où le libertin s’installe progressivement dans les mœurs. De plus, en 1695, le siècle du sentiment est proche, et le personnage devient héros sensible, attendri et attendrissant. Lisandre est donc un personnage plaisant.
Critique, satire et morale §
Pouvons-nous véritablement parler de satire des femmes dans Les Dames vangées et s’il y en a une, comment se traduit-elle ? C’est principalement à travers les deux grandes tirades humoristiques de Lisandre et de Pasquin, respectivement situées dans les scènes 5 et 7 de l’acte I, que se dessine une certaine critique envers les femmes. Cela peut sembler au premier abord paradoxal, puisque le but de l’auteur était de les défendre contre les attaques de Boileau et non de leur porter un jugement défavorable. Dans le premier acte de la pièce, les remarques médisantes de Lisandre et de son valet vont ainsi parfois jusqu’à la satire : on y trouve une peinture ironique et amusante du « beau sexe ». Ainsi, tous les traits satiriques apparaissent dans les discours, et non dans le comportement des personnages féminins de la pièce. Certes le comportement d’Orasie fait rire, mais ce n’est pas à proprement parler une critique, c’est une caricature des provinciaux, qui veulent acquérir le bon ton parisien. Mais n’oublions pas qu’un fond de vérité apparaît dans les discours de Lisandre, si médisants soient-ils : comme nous l’avons déjà souligné, le spectateur ne peut que reconnaître le bien fondé de ses réflexions lorsqu’il énonce avec esprit les artifices féminins. Le titre seul de la pièce défendant le « beau sexe », l’auteur pouvait se permettre de lui porter de temps à autre un jugement humoristique.
Si nous repensons un instant à la Satire X de Boileau, nous pouvons nous demander quelles sont les analogies entre le texte de Boileau et notre pièce. Lisandre dans la pièce médit des femmes en tant que libertin qui pense en connaître tous les défauts pour mieux se jouer de ses conquêtes, par opposition à Boileau, qui avait médit des femmes en simple moraliste. Ainsi, Si De Visé a toujours démenti l’analogie qu’il y avait entre sa pièce et la Satire X de Boileau, il semble adresser certaines répliques à Boileau49. Mais ce ne sont là que des traits isolés qui ne vont pas démontrer l’excellence des femmes. Ici, De Visé, au lieu de faire une nouvelle « critique de la critique », se contente de développer une thèse et un sujet très généraux qui sont en définitive assez inoffensifs. Lisandre s’est mal comporté envers les femmes et l’amour, il est donc puni. C’est pour cette raison qu’il semble difficile de dire qu’il y a un quelconque rapport entre l’esprit satirique de Boileau contre les femmes, et le brillant Dom Juan qu’est Lisandre, même si le contexte littéraire et théâtral dans lequel la pièce a été écrite a forcément eu de l’importance. Les Dames vangées ne constituent donc pas une véritable satire.
Par ailleurs, bien que l’auteur emploie à plusieurs reprises des maximes, des sentences et des réflexions générales sur les femmes, dont le but principal est de les défendre, la pièce elle-même ne défend pas les femmes, elle ne démontre pas leur excellence et n’en fait aucunement l’éloge. La seule femme droite et vertueuse de la pièce est Hortense et ce n’est pas parce qu’elle a su résister à Lisandre que toutes les femmes auraient fait de même et doivent donc avoir plus d’estime de la part des hommes. De plus, en entrant au couvent, elle n’avait aucunement en tête l’envie de venger toutes les femmes, et elle n’a agit que pour elle, parce qu’elle était déçue. Hortense n’est donc qu’un cas particulier auquel on s’attache dans la pièce, il ne faut donc pas en faire une généralité. Car à l’inverse, Silvanire et Orasie ne donnent en aucun cas un bel exemple du comportement féminin. Ainsi, la faible satire présente dans la pièce joue un rôle comique, dans le sens où elle fait rire, mais elle n’est pas à la source d’un quelconque éloge du « beau sexe » et n’est véritablement présente que dans l’acte I.
Enfin, lorsqu’un texte ou une pièce présente des éléments satiriques, il en découle presque toujours une morale. Ici, il n’y a pas véritablement de morale formulée, comme dans des fables, mais nous pouvons tout de même noter l’importance de la maxime que prononce Marton, comme derniers mots de la pièce : « Il est dangereux d’offenser le Sexe, l’Amour le vange tost ou tard ». Maxime moralisatrice, elle équivaut véritablement à « on ne badine pas avec l’amour ». La morale est ici inhérente à la pièce et complètement renforcée par le dénouement malheureux : voit-on souvent des comédies ne pas finir par le mariage des deux héros ? G. Reynier50 explique même que le dénouement malheureux est « une hardiesse que Molière lui-même n’avait pas osé risquer », seul Corneille s’y était prêté. Et la morale est ici présente dès le titre de la pièce. Intéressons-nous rapidement à ce titre : tout le programme de la pièce, l’histoire comme le dénouement, est présent dans les quelques mots : « Les Dames vangées ou la Dupe de soy-mesme ». Le titre fait donc tout d’abord apparaître les deux grands thèmes de la pièce : la vengeance, avec les dames vangées, et la tromperie, avec le terme Dupe. Les femmes ont dans la pièce une importance supérieure à celle des hommes, qui se traduit déjà par la liste des personnages : il y a six personnages féminins pour seulement quatre personnages masculins. Et en effet, le héros est plongé dans un milieu purement féminin, sans même côtoyer la présence d’un père. Les Dames vangées ou la Dupe de soy-mesme propose une étude et une peinture des femmes, et c’est à partir de là que la pièce adopte un aspect de comédie de mœurs. Le titre est bien le reflet de toute la pièce, et il annonce tout le programme de celle-ci. L’aspect moralisateur qui naît du dénouement nous plonge directement dans la comédie larmoyante du siècle suivant, et c’est comme si De Visé avait anticipé ce changement théâtral. En avance sur son temps, il ne pouvait que produire une comédie réussie.
Entre la comédie de mœurs et la comédie larmoyante du XVIIIe siècle §
La comédie larmoyante apparaît tout d’abord en Angleterre au tout début du XVIIIe siècle et arrive rapidement en France avec Pierre Claude Nivelle de la Chaussée. La classe moyenne française joue un rôle assez important pour l’évolution du théâtre en France au XVIIIe siècle : face à la décadence des mœurs, elle affirme un idéal social et moral, ainsi qu’une tendance à un « conservatisme sentimental ». La comédie larmoyante va ainsi ouvrir la voie au théâtre des Lumières ; en effet, elle décrit sans aucune caricature la grande bourgeoisie et la noblesse, tout en enrichissant l’esprit des spectateurs grâce à une morale qui ressort de la pièce, morale presque combative, qui tend à redresser les torts. Et comme l’explique M. Corvin51, le genre de la comédie larmoyante a tendance à éviter aussi bien le comique vulgaire que les éléments tragiques, que le monde bourgeois ne peut connaître ; c’est pourquoi le langage employé dans les comédies larmoyantes et un langage « très convenu et classique », qui a tendance à se rapprocher du « haut comique » ; c’est ce langage noble qui est à la source de la disparition de la comédie larmoyante, car il tranchait trop avec la modernité des sujets traités.
C’est à partir de cette définition qu’il est tout à fait possible d’émettre un parallèle entre Les Dames vangées et la comédie larmoyante. En premier lieu, même si la comédie de De Visé propose quelques passages critiques ou cyniques envers les femmes, il n’y a pas véritablement de caricature de la société. Le Dom Juan qu’est Lisandre est caricaturé, les provinciaux le sont aussi par l’intermédiaire du personnage d’Orasie, comme nous l’avons vu précédemment, et les valets sont eux aussi un peu caricaturés, inscrits dans leur schème de personnages calculateurs. Mais la caricature s’arrête là. C’est pour cette raison que nous pouvons hésiter à parler de comédie de mœurs, puisque les mœurs ne sont que peu représentées ou caricaturées. Par ailleurs, ce qui est très frappant lorsque l’on veut établir une esquisse de parallèle entre notre comédie et la comédie larmoyante, c’est la morale finale de la pièce de 1695. Car il s’agit bien là d’une morale qui redresse les torts ! Lisandre est bel et bien puni, et le spectateur reste sur cette punition. D’autre part, même si la dialectique Maître/Valet est importante dès le XVIIe siècle, les valets, notamment Marton et Pasquin, ont ici parfois plus d’esprit que leurs maîtres et nous retrouvons très régulièrement ce principe au XVIIIe siècle. Enfin, nous pouvons noter l’absence de comique vulgaire dans notre pièce, et comme nous l’avons déjà fait remarquer, de très nombreux traits d’esprit apparaissent à plusieurs reprises. Il ne s’agit pas d’un « haut comique » à proprement parler, mais ce sont bien là ses prémices.
Les Dames vangées, ou La Dupe de soy-mesme est écrite à la fin du XVIIe siècle, et nous pouvons dire que J. Donneau de Visé a été un visionnaire assez courageux pour inscrire sa pièce dans une nouvelle thématique qui tranche avec celle de la comédie traditionnelle et qui sera repris par la suite dans diverses comédies, et notamment dans les comédies larmoyantes du XVIIIe siècle. L’originalité de la pièce réside donc dans le caractère tout à fait nouveau qu’elle présente et dans la morale qu’elle parvient à donner à des spectateurs dont l’envie principale au théâtre était de se divertir.
Note sur la présente édition §
Description du volume §
Nous avons travaillé à partir du texte numérisé de l’édition de 1695, qui se trouve à La BNF et dont les références sont les suivantes : NUMM-73926.
[I] : Page de titre.
[II] : verso blanc.
[III-VIII] : Epistre.
[IX-XI] : Au lecteur.
[XII] : Acteurs.
(1-174) : Les Dames vangées ; les numéros des pages 158 et 159 ont été omis.
Errata.
Extrait du Privilége du Roy.
L’exemplaire comporte un certain nombre d’errata qui sont les suivantes :
Page 18, ligne 6, marinble, lisez mariable.
Page 29, ligne 9, t’apprendra, lisez t’apprendre.
Page 34, ligne 18, les hommes disent tout ce qu’il leur plaist, lisez les hommes disent de nous tout ce qu’il leur plaist.
Page 47, ligne 4, Silvandre, lisez Silvanire.
Page 61, ligne penultième, & il, lisez il.
A la fin de la page 76, les Filles font voir, lisez les Filles font souvent voir.
Page 89, ligne penultième, &, lisez si.
Description de la page de titre §
LES DAMES/ VANGEES, / OU/ LA DUPE/ DE SOY-MESME. / COMEDIE. / [VIGNETTE] / A PARIS, / Chez MICHEL BRUNET, dans la/ grand’Salle du Palais, au Mercure galant. /[filet]/ / M. DC. XCV. / AVEC PRIVILEGE DU ROY.
Un autre exemplaire de l’édition de 1695, dont la référence est RF-2765 à la Bibliothèque Richelieu, présente exactement le même nombre de pages, avec la même erreur de pagination ; il y a néanmoins un élément qui varie : la lettre au Dauphin n’est signée que de « D », au lieu de « De Vizé ».
Il existe deux autres éditions de la pièce, dont les références sont les suivantes :
- BNF 8-YTH-4386.
Cette édition est une édition pirate faite à Amsterdam en 1696.
LES DAMES / VANGEES / OU / LA / DUPE / DE SOY-MESME. / COMEDIE. / Suivant la copie de Paris. / A AMSTERDAM, / chez J.LOUIS de LORME, & ESTIENNE ROGER, Marchands / Libraires, sur le Rockin. / M. DC. X CVI.
In-12 ; 154 pages.
Sans privilège ni achevé d’imprimer.
(2) : Frontispice (Orasie descend de carrosse avec sa fille devant la maison de Silvanire).
(3) : Titre.
(5-8) : Epistre, signée de D., contrairement à l’édition de 1695, signée de « De Vizé ».
(9-12) : Au lecteur.
(13-154) : Les Dames vangées.
Cette copie tient compte des errata de la première édition et corrige d’autres fautes non relevées. Les deux pages blanches apparaissant dans la première édition ne figurent pas dans cette édition.
- BNF YF-5164.
Cette édition date de 1737 :
THEATRE FRANCOIS, / ou / RECUEIL / des Meilleurs Piéces / de Théâtre, / A Paris / chez P. Gandouin, quai des Augustins / avec Approbation et Privilége du Roy. / 1737.
In-12 ; tome VIII, pages 338-502.
Liste des coquilles §
Les erreurs que nous avons relevées et corrigées ont été pratiquement toutes corrigées dans l’édition de 1696. Nous renvoyons ici aux pages de l’édition originale, qui apparaissent entre deux barres (/) dans le texte.
Page 3 : Mr POLIDOR.
Page 6 : SILVANIRE. à M. Polidor.
Page 17 : toûjourssans.
Page 34 : on bride les coquestes.
Page 34 : Marron, prens garde à toy.
Page 34 : & trompant tour le sexe
Page 41 : Cependant mon Oncle avoir resolu
Page 43 : Tant pis pour eux, Une
Page 43 : l’heure se passe, Ma soeur
Page 45 : présentation des personnages, SILVANDRE.
Page 47 : 1ère réplique, SILVANDRE.
Page 49 : ALCIPPE, à t.
Page 50 : C’estoit jadis l’ordre de la Noblesse Suisse ?
Page 51 : Merlusine
Page 58 : Je mourray de douleur et d’amour ?
Page 59 : Vous avez baisé la Vielle ?
Page 60 : didascalie, le frapant.
Page 71 : Mais où prendrez-vous du bien ;
Page 89 : St l’Ingrate.
Page 101 : tontes les autres Beautez.
Page 101: qu’un pur mour.
Page 103 : la scène VIII était IX.
Page 103 : S’il réüssi,
Page 104 : l’établissemet des Valets.
Page 105 : Lisandre ne lui est par indifferent.
Page 106 : j’endure tout ce que je luy fais souffrir, Le chagrin m’accable
Page 110 : Lisandre n’aime rien Vous me l’avez dit
Page 118 : spirituelles.
Page 123 : entrer dans un Convent, & son Frere marié ;
Page 123 : dernière réplique de la scène : SILVANIRE était LISANDRE.
Page 124 : de ma mère
Page 124 : Je ne puis donc plus lesignorer
Page 128 : quə m’ont fait vos yeux.
Page 132 : la personne que vousaimez,
Page 140 : Il faut le servir Il est galant homme
Page 145 : l’estar où je me trouve.
Page 165 : Me refuserez-vours
Page 165 : ça voyons
Corrections de l’édition de 1737.
Les Dames vangées s’écrit Les Dames vengées. Toutes les autres fautes corrigées dans la présente édition sont aussi corrigées dans l’édition de 1737.
Liste des éléments conservés §
Nous avons conservé un certain nombre d’éléments appartenant à l’édition de 1695, et qui n’ont pas de véritables répercussions sur le texte lui-même :
– la ligature & ;
– les majuscules présentes sur tous les mots, noms propres comme substantifs ;
– le mot « convent », doublet de « couvent » au XVIIe siècle.
Nous n’avons pas modifié la ponctuation, sauf lorsqu’elle avait été omise ; le texte de la première édition ne comportant pas de typographie très ancienne, j pour i par exemple, aucune modification n’a été nécessaire ; et suivant l’usage, nous avons mis les didascalies entre parenthèses.
Nous avons toutefois opéré une rectification graphique, qui nous a paru indispensable pour une parfaite intelligence du texte :
– ∫ devient s.
La comédie est entièrement écrite en prose, à l’exception de trois alexandrins, certainement cités, mais dont nous n’avons pu identifier les auteurs.
LES DAMES
VANGÉES,
OU
LA DUPE
DE SOY-MESME.
COMEDIE. §
A MONSEIGNEUR LE DAUPHIN52. §
MONSEIGNEUR.
J’ose me flater que vous aurez les mêmes bontez* pour cette Comedie que pour mes autres Ouvrages, qui sont depuis dix-neuf ans sous vôtre protection. Vostre auguste nom se trouve à la teste de plus de deux cens, qui renferment les actions les plus remarquables de vostre illustre Vie. Vous y paroissez toujours égal, toujours bon, & toujours infatigable dans la carriere qui conduit à l’immortalité. Vous en avez donné des preuves si éclatantes pendant la derniere Campagne53, que vostre diligence pour prévenir les desseins de nos Ennemis, a passé pour un prodige aux yeux de toute la terre. Vous avez acheté cette gloire par des fatigues dont l’Histoire fournit peu d’exemples, & vous avez passé des nuits entieres sans prendre le repos auquel la nature assujettit tous les hommes. Je ne repeteray point icy, MONSEIGNEUR, ce qui a fait une des plus belles parties du grand nombre de volumes que vous m’avez permis de vous offir. La matiere est trop vaste, & les bornes d’une Epistre sont trop resserrées. Je diray seulement qu’après avoir travaillé sur tout ce qui vous distingue autant par vous-mesme, que vous estes élevé par vostre auguste naissance, j’ay cru que je devois tâcher de contribuer à vos plaisirs. C’est ce qui m’a fait entreprendre la Comedie que je prens la liberté de vous presenter. L’attention favorable dont vous avez bien voulu la favoriser, lors qu’elle a esté représentée devant vous54, m’engage à continuer de donner une partie de mes soins à d’autres Ouvrages de cette nature, persuade que le desir de vous plaire & de vous divertir, me fera acquerir de nouvelles lumieres pour un travail dont le succés est toujours douteux. Quel avantage pour moy, MONSEIGNEUR, si tout mon temps se trouve heureusement partagé entre vostre gloire & vos plaisirs, & si en travaillant à vostre Histoire, je puis en même temps devenir utile à vos divertissemens ! La beauté de la matiere m’assure du succés de tout ce qui parlera de vous. J’aurois tout à craindre de celle qui ne regardera que vos plaisirs, mais je suis seur que mon zele & vostre bonté vous feront toujours excuser ce que vous y trouverez de défectueux. Je suis avec un profond respect,
MONSEIGNEUR,
Vostre tres-humble
& tres-obeissant Serviteur,
DEVIZE.
AU LECTEUR. §
On veut que je fasse une Preface pour rendre justice au bon goust du Public. L’affaire est delicate, puis que les loüanges que je suis obligé de luy donner, semblent en devoir faire retomber sur moy. Voicy le fait. Depuis quelques années les murmures du Parterre & mesme ses éclats un peu trop vifs pour condamner ce qui luy déplaisoit dans une Piece, & qui sembloit approcher du serieux, avoient fait croire qu’il ne vouloit rien souffrir* au Theatre dont les plaisanteries ne fussent outrées ; que toutes les Scenes devoient estre courtes pour luy plaire, & les Acteurs toujours en action pour arrester les mouvemens de ce mesme Parterre, qu’on prétendoit vouloir toujours rire, & ne pouvoir se donner la patience d’entendre l’exposition d’un sujet. Toutefois le contraire vient d’arriver, puis que ce mesme Public est entré dans toutes les delicatesses du rolle d’Hortense ; qu’il a applaudy à tout ce qu’elle a dit de fin à sa Mere ; qu’il a écouté favorablement deux longues Scenes qu’elle fait avec son Amant, quoy que serieuses ; qu’il a fait voir que les caracteres galans* de cette Piece ne le divertissoient par moins que les Comiques, & qu’enfin dans cette Comedie les applaudissemens ont esté meslez aux éclats de rire. Tout cela est prouvé par un fait connu & incontestable. On m’avoit tellement persuadé que je devois faire rire le Public, si je voulois que ma Piece en fust favorablement receuë, qu’il m’estoit échapé contre mon goust un cinquiéme Acte plus Comique que les quatre premiers, & auquel on a beaucoup plus ry qu’à tous les autres. Cependant cet Acte n’a pas laissé d’estre si generalement condamné, que le Public ayant souhaité que je le changeasse, j’en ay fait un nouveau dans le goust des quatre premiers, & je l’ay fait avec d’autant plus de plaisir, que j’ay esté détrompé par là de la mauvaise opinion qu’on m’avoit voulu donner du goust du Parterre, & que j’ay connu que les Ouvrages fins, delicats & travaillez, plairont toujours plus que ceux dont les traits seront trop marquez, pour ne pas dire, qui auront un comique plus bas. Ainsi la carriere est presentement ouverte à tous ceux qui croyoient que l’esprit devoit estre banny du theatre, & qui dans cette pensée n’osoient faire paroistre sur la Scene des Ouvrages dont ils s’imaginoient que le Public eust perdu le goust.
ACTEURS. §
- SILVANIRE, Mere de Lisandre et d’Henriette.
- HENRIETTE, promise à Alcippe.
- LISANDRE.
- ORASIE, Mere d’Alcippe et d’Hortense.
- HORTENSE, Aimée de Lisandre.
- ALCIPPE, Amant d’Henriette.
- PASQUIN, Valet de Lisandre.
- MARTON, Suivante de Silvanire.
- LISETTE, Suivante d’Orasie.
- M. POLIDOR, Banquier.
ACTE I. §
SCENE I. §
SILVANIRE.
Et bien, as-tu trouvé Monsieur Polidor ?
MARTON.
Ouy, Madame. Lors que je suis entrée dans son cabinet sa Cour estoit nombreuse. Il estoit occupé à recevoir une grosse somme [p. 2] que cent emprunteurs devoroient des yeux.
SILVANIRE.
On ne doit pas juger de la richesse des Banquiers par l’argent que l’on voiture* chez eux. Tel reçoit quelquefois de gros payemens, qui deux heures aprés en fait de plus grands. Ce n’est pas que Monsieur Polidor ne soit riche.
MARTON.
Ces Messieurs ont esté fort en vogue depuis quelque temps, & la robe & l’épée ont rendu leurs tres-humbles respects à leurs caisses & à leurs comptoirs.
SILVANIRE.
Tu sçais qu’il est correspondant de mon Frere, qui demeure à la Rochelle.
MARTON.
Ouy, je sçay qu’il aime les correspondances, & si je voulois correspondre, il seroit aussi mon Correspondant, mais je n’entens pas le commerce*.
SILVANIRE.
Il t’en a donc conté* ?
SILVANIRE.
Il te connoist mal quand il s’adresse à toy. Mais le voicy.
SCENE II. §
M. POLIDOR.
Vous le voyez, Madame, je viens selon vos ordres. Bon jour, Marton.
MARTON, brusquement.
Bon jour, Monsieur, bon jour.
SILVANIRE.
Je voudrois sçavoir, Monsieur Polidor, si vous n’avez pas reçû depuis peu des nouvelles de mon Frere.
M. POLIDOR.
Un de mes Amis & des siens, & qui connoist toute votre Famille, est arrivé depuis deux jours de la Rochelle. Il a trouvé les affaires de Monsieur Richard en si bon estat, qu’il le croit riche de [p. 4] plus d’un million. Mais, Madame, je suis trop dans vos interests pour vous cacher qu’à mesure que sa fortune croist, son aversion augmente pour Monsieur vostre Fils.
SILVANIRE.
Voilà ce que j’ay toûjours apprehendé.
M. POLIDOR.
Si j’en crois mon Ami, vostre Fils ne doit rien attendre de son Oncle. Prenez vos mesures là-dessus. C’est un bien acquis dont il peut disposer. Tout est à craindre.
SILVANIRE.
Je n’y vois point de remede.
M. POLIDOR.
Mon Ami a pris inutilement le party de vôtre Fils. Il faut que le bon homme ait icy des Espions qui l’avertissent de tout le dereglement de sa conduite.
SILVANIRE.
Est-il possible que rien ne puisse obliger mon Fils à changer de vie ?
MARTON.
Il en changera.
SILVANIRE.
Il en changera ?
M. POLIDOR.
Ce ne sera donc pas si-tost ?
SILVANIRE.
Il semble que le chagrin* de mon Frere se répande aussi sur moy. Je luy ay mandé* que j’estois sur le point de marier ma Fille. Je l’ay instruit de tout ce qui regarde l’alliance que je vais contracter, & cependant je n’en ay reçû aucunes nouvelles.
MARTON.
Vous n’en devez pas aussi recevoir si-tost.
SILVANIRE.
Et pourquoy ?
MARTON.
Pourquoy ? L’usage veut qu’il fasse un present de Noces à vôtre Fille, & les réponses sont lentes quand il s’agit de donner.
M. POLIDOR.
Vostre Frere estoit un peu indisposé quand mon Amy est party de la Rochelle.
MARTON.
Vous avez raison de vous allarmer. Les maladies des Vieillards sentent le Testament, & les Testaments sont dangereux pour les absens.
SILVANIRE, à M. Polidor.
Mais croyez-vous que mon Frere en ait fait un ?
M. POLIDOR.
Je ne sçay, Madame, mais croyez-moy, ne comptez que de bonne sorte sur sa succession. Vostre Frere est gouverné* par une Femme qu’il appelle sa Commere, & à qui ce nom a donné de grands privileges dans sa maison. Elle a fait chasser sous divers pretextes tous les Domestiques qui n’estoient pas dans ses interests, & s’est renduë Maistresse absoluë de son esprit.
MARTON.
Vos affaires vont mal. Ces sortes de Gouvernantes ont un gouvernement bien dur pour les Heritiers.
SILVANIRE.
Ne pourriez-vous point, Monsieur [p. 7] Polidor, trouver moyen d’avoir des nouvelles plus certaines de ce beau ménage-là ?
M. POLIDOR.
Il me vient en pensée d’écrire à un de mes Amis, qui en doit sçavoir quelque chose. Il est jour d’ordinaire*. Adieu, Madame, comptez sur mes soins.
MARTON.
J’aimerois mieux compter sur son coffre fort.
M. POLIDOR, se retournant.
Il ne tiendra qu’à toy d’y compter.
SILVANIRE.
Que dites-vous, Monsieur Polidor ?
M. POLIDOR.
Je dis, Madame, que Marton peut venir chez moy de temps en temps pour sçavoir si j’auray reçû des nouvelles.
MARTON.
Si mes visites estoient payées au poids de l’or, je vous fatiguerois peut-estre.
M. POLIDOR.
On ne peut me fatiguer quand on vient de la part de Madame.
SILVANIRE.
Elle ira, Monsieur Polidor.
SCENE III. §
MARTON.
Il aime ses commoditez*, il faut aller chez luy.
SILVANIRE.
Je te devray les services qu’il me rendra.
MARTON.
Vous ne luy en devrez donc guere.
SILVANIRE.
Ce qu’il vient de me dire me met de mauvaise humeur. Parlons d’autre chose. Tu sçais qu’Alcippe à qui j’ay promis ma Fille attend sa Mere qui doit quitter la Province, pour venir icy mettre la derniere main à cette alliance ?
MARTON.
Je sçay de plus que cette Mere est tellement préoccupée de l’ancienneté de sa Maison, qu’elle croit que ses Ayeux [p. 9] estoient nobles avant qu’on eust inventé la Noblesse, & que lors qu’elle veut prouver les chimeres dont elle est entestée* là-dessus, elle ne déparle* point.
SILVANIRE.
Telle qui la condamne a peut estre des entestemens plus ridicules, mais puisque tu connois son caractère…
MARTON.
Ou plutost sa folie.
SILVANIRE.
N’oublie pas d’encenser tous ses discours.
MARTON.
Ouy, je la traiteray à la grandeur55, j’admireray toutes les sottises qu’elle dira.
SILVANIRE.
Garde-toy sur tout, si on parle de mon Frere de la Rochelle, de rien dire qui sente le Commerce*.
MARTON.
S’il ne tient qu’à luy donner des Lettres de Noblesse, je les étendray…
SILVANIRE.
Doucement.
MARTON.
Si vous voulez, je le feray descendre [p. 10] de Pharaon, ou de Richard sans peur. Vous n’avez qu’à parler.
SILVANIRE.
Il n’est question que de dire qu’il est à une de ses Terres, prés de la Rochelle.
MARTON.
Suffit. J’attacheray vingt Fiefs à cette Terre, & j’y mettray l’équipage de Chasse de Jean de Paris56.
SILVANIRE.
Tu gasterois tout.
MARTON.
Dans l’humeur où je suis, j’ennoblirois toute la Ville.
SILVANIRE.
Souviens-toy plutost de ne rien dire qui fasse tort à certaines lueurs de Noblesse, qui sont dans ma Famille.
MARTON.
A dire vray, ces lueurs ne luisent guere.
SILVANIRE.
Je t’instruiray de tout ce qu’il faudra que tu répondes, s’il arrive qu’on t’interroge là-dessus.
MARTON.
Ne vous mettez point en peine. S’il [p. 11] ne faut que rendre galimatias pour galimatias*, comptez que l’avantage me demeurera, & que la Vieille & moy nous nous applaudirons sans nous entendre.
SILVANIRE.
Je crains que tu ne me fasses quelque affaire*.
MARTON.
Une Genealogie toute unie ne dit mot ; l’embarras en fait la beauté.
SILVANIRE.
Il faudra te laisser faire.
MARTON.
Si vostre Frere le Rochelois vouloit vous donner une partie de son bien, vous seriez noble tout-à-fait. Rien ne rend plus noble que le bien. Les Genealogistes ennoblissent peu de gueux.
SILVANIRE.
Ah, Marton, si mon Fils vouloit changer de conduite, mon Frère feroit beaucoup pour nous. Il faut que nous le mariions57, ma pauvre Marton, ce Fils qui aime tant sans aimer. Le mariage le fera du moins aimer pour un temps.
SILVANIRE.
Ce seroit toujours beaucoup. Quoy que mon Fils s’attache à cent Belles, il n’a pas assez d’amour pour en bien aimer une seule.
MARTON.
Je connois son amour. C’est une passion sans ardeur, un amusement éternel, un tissu de plaisirs fastueux, un amas de bonnes fortunes* assez équivoques, qui joint à la vanité d’un jeune homme, qui veut estre crû aimé de toutes les Belles, forme un amour avanturier, plus content du fracas que des réalitez.
SILVANIRE.
Puisque tu connois si bien mon Fils, ne l’épargne pas. Fais-luy honte de la vie qu’il mene, tourne-la en ridicule. Ces sortes de remontrances* font quelquefois plus d’effet que les conseils & les reprimandes. Je vais écrire à mon Frere, pour me plaindre de son silence.
SCENE IV. §
MARTON.
Ma réputation doit estre bonne, puisqu’on me choisit pour faire des remontrances*. Cependant je ne suis pas faite d’un air à ne servir que pour le conseil, mais par bonheur pour moy, je suis munie d’une fierté qui assomme tous les importuns conteurs de sornettes. Je vois nostre Amant Banal58.
SCENE V. §
MARTON.
Quoy, Monsieur ? Vous revenez déja de la Ville ? Il faut que vous soyez sorty bien matin. Vouliez-vous surprendre quelque Femme, avant qu’elle eust eu le temps de s’embellir ?
LISANDRE.
[p. 14]Je viens d’un rendez-vous, où j’ay trouvé une Fille assez jolie, vraiment. Elle est encore un peu Agnés59, mais son ingenuité* me plaist assez.
MARTON.
Il vous en faut de toutes les manieres.
LISANDRE.
Ah, Marton, mon bonheur commence à me fatiguer. J’avois encore un rendez-vous, mais je m’en suis débarassé. Tant de Femmes me veulent du bien, que je les confons, & rens quelquefois des visites à celles dont le tour n’est pas encore venu.
MARTON.
Ainsi vos méprises avancent leur bonheur. Mais sçavez-vous que vostre Beaufrere futur vient d’apprendre que sa Mere & sa Sœur sont en chemin, pour venir assister à son mariage ?
LISANDRE.
Nous allons donc estre fatiguez de deux Provinciales ?
MARTON.
La Mere se croit de la Noblesse la plus [p. 15] antique ; elle veut que son Fils releve sa Maison.
LISANDRE.
Ce ridicule enté sur les manieres Provinciales sera peu réjoüissant.
MARTON.
Mais vostre Famille profitera de ce ridicule, car cette bonne Mere a persuadé à sa Fille de donner tout son bien à son Frere, afin qu’il ait dequoy paroistre à l’exemple de ses Ayeux. C’est ce que sa Fille doit faire en signant le contrat de mariage de ce Frere avec vostre Sœur. La ceremonie faite, vous sçavez qu’elle est resoluë de se retirer dans un Convent, où elle se repentira à loisir de la sottise qu’elle va faire.
LISANDRE.
Il faut avoir l’esprit* bien Provincial, pour croire qu’une Fille, aprés avoir respiré l’air de Paris, se mettra dans un Convent.
MARTON.
La parole fait le jeu, elle la tiendra.
LISANDRE.
Si je luy en disois deux mots, elle oubliroit bien-tost sa resolution, mais [p. 16] cette conqueste ne me récompenseroit pas des momens qu’elle me déroberoit, & que j’employeray mieux auprés de quelques objets* plus appetissans qu’une Beauté campagnarde.
MARTON.
Les hommes sont de grands menteurs, quand il s’agit de nous déchirer.
LISANDRE.
Ah Marton, Marton, tu ne connois pas ton sexe*. Si tu prenois une Perruque & un Chapeau, il te paroistroit tout autre que tu ne penses.
MARTON.
En verité, je ne vous comprens point. Le mépris à la bouche & l’amour dans le cœur, vous courez sans cesse aprés toutes les Femmes, & vous en dites rage* dans le temps qu’il semble que Paris n’en ait pas assez pour vous.
LISANDRE.
Il m’en faudroit moins si je n’en craignois la possession. Les Femmes sont les plus amusantes creatures du monde quand on ne s’attache qu’à la superficie*. Elles sçavent accorder le mouvement perpetuel avec l’oisiveté. Cent deffauts [p. 17] embellis font tout leur brillant. Tout y surprend de loin, de prés tout y détrompe. On y démêle l’esprit de bagatelle, l’amour des plaisirs, & la passion du luxe. Elles parlent toûjours sans rien dire. Pour paroistre jeunes elles deviennent enfans par leurs manieres. Elles attaquent les cœurs par des regards étudiez, des langueurs affectées, & des sousrires hors d’œuvre*. Leur bouche est mise au miroir, le son de leur voix est contrefait, & tous leurs mouvemens sont comptez. Plus parfaites dans leur imagination qu’aux yeux des autres, elles passent leur vie à servir leur beauté. Rien n’est solide en elles, tout est dans les grimaces & dans les airs. Tout est art au dehors, au dedans tout est artifice, & la plus jolie femme n’a rien de naturel que le desir de plaire.
MARTON.
Médisant, vous croyez qu’en répandant vostre venin sur ce qu’il y a de plus parfait, qu’en interpretant tout en mal & en détruisant les réputations, vous vous érigerez en bel esprit, & que vos médisances seront autant d’Arrests, dont [p. 18] il ne sera pas permis d’appeller*, mais on a changé tout cela, & nous sommes vangées de ceux qui nous déchirent, par le peu de cas que l’on fait de leurs coups de langue60.
LISANDRE.
Ah, Marton, la moitié du monde ne sçait pas comment l’autre se gouverne*.
MARTON.
Ah, Monsieur, vostre peau dureroit moins que celle d’Orphée61, si toutes les honnestes Femmes entreprenoient de se vanger de vos médisances.
LISANDRE.
Les honnestes Femmes ! mais voila Pasquin bien effaré.
SCENE VI. §
PASQUIN.
Je viens d’apprendre, Monsieur, que vous avez une Maistresse de moins, & que Belise qui ne vouloit point aller [p. 19] à la Campagne, où sa mere la veut marier, vient de partir.
LISANDRE.
Belise vient de partir ?
PASQUIN.
Ouy, Monsieur. Elle vous aimoit hier à la fureur, & ce matin elle est partie pour aller épouser un Avocat Normand.
MARTON.
Un Avocat Normand ?
PASQUIN.
Ouy, la Normandie estant un pays de chicane, tous les Avocats y font fortune62.
LISANDRE.
Mais qui t’a dit que Belise est partie ?
PASQUIN.
Personne.
LISANDRE.
Que viens-tu donc me conter ?
PASQUIN.
Ce que j’ay vû.
LISANDRE.
Quoy tu as vû partir Belise ?
PASQUIN.
Ouy, Monsieur, dans le Carosse de [p. 20] Roüen. D’aussi loin qu’elle m’a apperçû, elle m’a fait des mines. Je ne sçay si elles estoient pour vous ou pour moy, mais je m’en suis fait honneur.
LISANDRE.
Paris perdra une grande Coquette.
MARTON.
Voila un homme bien amoureux.
PASQUIN.
Quoy, vous ne vous pendez pas ?
LISANDRE.
Dois-je me deseperer ? Manque-t’on de Coquettes à Paris ?
PASQUIN.
Aprés vous avoir vû comme un possedé pour Belise, je la croyois la Sultane Favorite. Je ne donneray plus dans le panneau*, & je vous verrois mort & enterré pour une Maistresse, que je croirois encore que ce seroit pour la tromper. Mais, Monsieur, vostre amour ou façon d’amour, n’a pas les manieres de qualité.
LISANDRE.
Je n’ay pas les manieres de qualité, moy !
PASQUIN.
Non, Monsieur. Quand les gens de [p. 21] qualité quittent, ou sont quittez de leurs Maistresses, ils reprennent tous les bijoux qu’ils leur ont donnez, & font détendre jusqu’à la tapisserie. Voila ce qui s’appelle suivre le bel usage.
LISANDRE.
Ces choses-là passent la portée de ton esprit.
PASQUIN.
N’en parlons donc plus. Sçavez-vous que Julie vient de venir icy ? J’ay dit que vous estiez sorty.
LISANDRE.
Je ne croy pas qu’il y ait sur la terre un plus malheureux mortel. Tu en jugeras, Marton. Julie est une petite personne, vive, piquante, toute de feu, qui ébloüit, touche & emporte d’abord tous les cœurs.
MARTON.
Vous voudriez la mettre au nombre de vos conquestes ?
LISANDRE.
Elle ne m’a pas donné le temps de l’attaquer63. Elle est folle de moy ; sans cela j’en serois enchanté. Ne suis-je pas bien malheureux, Marton ?
LISANDRE.
Je cherche un cœur qui n’ait pas resolu d’aimer. Je me fais par avance un plaisir de vaincre sa fierté, mais point ; tout céde dés que je parois, je n’ay pas mesme le temps de souhaiter. Un bonheur si uni me dégouste, & rien n’est plus insipide qu’une fortune de plein pied*. Non, te dis-je encore une fois, Marton, la terre n’a point de plus malheureux mortel. Si cela continuë, je seray contraint de renoncer à tout le Sexe*, je ne trouve point de Femme qui me veüille attendre.
MARTON.
Vous ? Paris est rempli de vos pareils qui se vantent de leurs bonnes fortunes, quand ils ont esté rebutez.
PASQUIN.
Cela nous arrive quelquefois.
LISANDRE.
Encore un coup64, Marton, tu connois mal les Femmes. Un peu de complaisance fait tout. Je m’en sers à propos. [p. 23] Je suis Joüeur avec la Joüeuse, Satyrique avec la Médisante, Oeconome avec l’Avaricieuse, Triste avec la Mélancolique, Indifferent avec l’Insensible, & flatant les Femmes dans tous leurs deffauts, je les mets en estat de me faire voir toute leur foiblesse.
MARTON.
Vous auriez beau découvrir la mienne, je vous arresterois tout court.
LISANDRE.
Toy ? Je t’emporterois d’emblée.
PASQUIN.
Monsieur se saisit d’abord du corps de la Place65. Défie-toy de ces donneurs d’assauts, ils connoissent le terrain.
MARTON.
Je le mets au pis*, j’ay la parade bonne. Comment feroit-il ?
LISANDRE.
Comment ? Je vanterois ta beauté, tes airs, tes manieres. La complaisance jouëroit son jeu, je louërois jusqu’à tes deffauts. Mes transports confirmeroient mon amour, les presens suivroient, je te meublerois un appartement.
LISANDRE.
Si je voulois épargner les presens, mes soupirs & mes soins feroient la mesme chose, mais la Place66 se rendroit plus tard.
MARTON.
Pour ce coup, il faudroit que le mariage s’en meslast.
LISANDRE.
Le Mariage ! Moy, parler de Mariage ! Ay-je la mine d’un Epouseur ?
PASQUIN.
Monsieur a-t-il l’encolure d’un Sot ?
MARTON.
De plus retifs ont suby le joug.
LISANDRE.
Tu verras plutost les Fleuves remonter vers leur source67.
MARTON.
Vous croyez estre né pour abaisser le Sexe*, & nous verrons peut-estre le contraire. Que j’aurois de joye à vous voir soupirer, abjurer vos erreurs, & [p. C, p.25] demander grace. Vous avez beau rire. Quand l’heure sonne & que les yeux sont pris, il faut que le cœur chante.
LISANDRE.
J’ay sçu en rentrant qu’on attend à ma chambre la réponse de plusieurs billets. Tu vois, Marton.
MARTON.
Les Femmes sont bien enragées, d’aimer leur plus grand ennemy.
LISANDRE.
Adieu ; je vais faire plaisir à trois ou quatre Belles, en leur laissant croire qu’elles ne me sont pas indifferentes.
SCENE VII. §
MARTON.
Pasquin ?
PASQUIN.
Que veux-tu ?
MARTON.
Il faut que nous travaillions ensemble, mon Enfant.
MARTON.
Il faut que nous mariions ton Maistre.
PASQUIN.
Parles-tu tout de bon ?
MARTON.
Ouy.
PASQUIN.
A d’autres ; tu ne connois pas le Pelerin*.
MARTON.
Les difficultez ne me font pas peur.
PASQUIN.
Ne vois-tu pas de quelle maniere il parle de tout ton Sexe* ?
MARTON.
Ouy.
PASQUIN.
Et tu crois qu’aprés cela il osera se marier ?
MARTON.
Il l’osera, j’en répons.
PASQUIN.
Je vois bien que tu ne sçais encore que [p. 27] la moitié de ce qu’il dit des Femmes. Ecoute, voicy ce qu’il ajoute à leur Portrait. Il dit que vous n’estes qu’un Salmigondis* de fousrires imposteurs, de minauderies enfantines, de trompeurs je ne sçay quoy, de riens ébloüissans, de voix radoucies, où le cœur & le gosier n’ont point de part ; que le ton de Coqueterie s’est fait naturaliser chez vous, & que c’est sur ce ton là que vos airs, vos coiffures, vostre bouche, & vos yeux sont montez ; que les Femmes ne sont enfin qu’un amas de brillans étrangers, formé de blanc, de rouge, de mouches, de points, de rubans, de rayons, & de firmamens, qui accompagnent un visage toujours masqué sans masque, & enterré dans des ornemens68, qui pendant le jour forment de belles tailles, qu’on ne revoit plus le soir, & qui déchargées du fardeau de la teste, & dégagées de la prison des pieds, se trouvent, en se mettant au lit, raccourcies de plus de trois quartiers69.
MARTON.
Ton Maistre est un grand scelerat.
PASQUIN.
[p. 28]Passionné sans tendresse, il se mocque des Femmes à leurs genoux mesmes. Son cœur desavouë ce que sa bouche leur dit, & souvent il pleure d’un œil, lorsque l’autre brille de joye. Juge aprés cela si mon Maistre est un homme mariable.
MARTON.
La difficulté m’anime. Je veux le marier malgré luy, & le faire heriter de son Oncle. Il sera marié, je suis Femme, & je le veux.
PASQUIN.
Tu le voudras inutilement. Il ne voit que les Filles que les Parens ne veulent ou ne peuvent pas marier si-tost, ou qui ne sont pas encore en pleine maturité.
MARTON.
Il aimera, te dis-je, malgré toutes ses précautions.
PASQUIN.
Quand son cœur seroit pris, il ne donnera jamais en ceremonie des marques de son amour. Mais tu dois sçavoir qu’il aime plus qu’il ne pense ; ce n’est pourtant qu’en peinture.
PASQUIN.
N’as-tu point vû un portrait de Femme attaché à la ruelle* de son lit ?
MARTON.
Moy ? Pour qui me prens-tu ? Les honnestes Filles ne doivent point aller dans la chambre d’un homme, qui a si mauvais bruit70.
PASQUIN.
Va, va, ce n’est que du bruit. Ton honneur y seroit moins en danger que ta reputation. Mais pour t’apprendre l’histoire du Portrait, il est d’un objet* tout aimable. Mon Maistre le vit à un Inventaire ; il en fut frappé & l’acheta, mais sans pouvoir apprendre le nom & la qualité* de l’Original. Cette avanture luy a valu depuis quelques bonnes fortunes. On crut que cette Beauté charmante l’avoit aimé jusqu’à luy faire present de son portrait. Les Femmes à la mode71 ressemblent aux Moutons. Quand le premier d’un Troupeau franchit un fossé, le reste le suit. Lors qu’une Belle [p. 30] se rend à l’amour d’un Cavalier, toutes les autres le courent, & veulent juger par elles-mesmes du charme qui a fait aimer les premieres. Ainsi il n’y a qu’à mettre les Moutons en voye.
MARTON.
C’est pour cela que l’on a vû Dorilas, quoy que petit & sans mine, couru d’un Regiment de Coquettes.
PASQUIN.
Il n’est pas le seul, mais pour t’achever l’histoire de ce Portrait, mon Maistre en est devenu amoureux jusques à l’extravagance, il en a fait faire l’horoscope.
MARTON.
L’horoscope d’un Portrait ?
PASQUIN.
Les devineurs ont aussi raisonné sur ce Portrait, & le Chevalier Cerbelus, qui a dupé tant de Femmes par ses fausses prédictions, n’en a pas donné plus d’éclaircissemens que l’Abbé Jobin72.
MARTON.
Mais encore, qu’ont dit tous ces diseurs de rien ?
PASQUIN.
Est-ce que ces gens-là sçavent quelque [p. 31] chose ? Ils viennent à l’heure du repas, mangent beaucoup, boivent encore davantage, disent force menteries* pour amuser les Payeurs, & sortent pour aller faire de nouvelles dupes.
MARTON.
Voila un bon mestier.
PASQUIN.
Je ne sçay ce qu’ils ont dit à mon Maistre, mais il cherche depuis longtemps l’Original du Portrait, au Bal, à la Comedie, à l’Opera, au Cours, aux Tuilleries73. Il regarde toutes les Belles d’un air si passionné, qu’il s’en trouve quelquefois dont les regards croisent avec les siens. Il les aggrege* aussi-tost au nombre de ses Maistresses.
MARTON.
Ce nombre doit estre grand.
PASQUIN.
J’en ay les noms sur mes Tablettes. Je suis Conseiller Garde-Maistresses de mon Maistre.
SCENE VIII. §
HENRIETTE.
Pasquin, mon Frere est-il icy ?
PASQUIN.
Il travaille à ses depesches.
HENRIETTE.
A ses depesches ?
PASQUIN.
Pourquoy s’en étonner ? Il a des Maîtresses, ou façons de Maistresses dans les seize quartiers de Paris.
HENRIETTE.
Le nombre le doit embarasser.
PASQUIN.
Mon Maistre est un homme d’ordre. Aux heures du Palais, il plaide sa cause auprés des Femmes de robe74. Pendant l’absence des Officiers, il chasse sur leurs terres. Sous pretexte d’emplettes, il fait venir les plus belles Marchandes [p. 33] chez luy, & voit en tout temps les Filles joüissantes, & abusantes*75 de leurs droits.
HENRIETTE.
Il faudra que toutes ces amours finissent avec le peu de bien qui reste à ton Maistre, & qu’un party avantageux raccommode ses affaires.
PASQUIN.
Il n’en aura pas si-tost besoin.
MARTON.
Il a donc trouvé la Pierre Philosophale ?
PASQUIN.
Voicy la Pierre Philosophale. Les declarations brillantes et les Vers galans font chanter les Spirituelles. Les respectueuses œillades & les feintes larmes gagnent les Amantes heroïques. Les Presens touchent les Interessées, & ce que mon Maistre tire des Vieilles, un peu de credit, quelques emprunts, & beaucoup de sçavoir faire, feront subsister encore long-temps ses Amours.
HENRIETTE.
Quand il ne manqueroit de rien, dés que son manege sera découvert par les Lettres qu’il écrit à toutes les Femmes qu’il trompe, on ne liera plus aucun commerce* avec luy.
PASQUIN.
[p. 34]Il paroist dans ses lettres si reconnoissant des faveurs les plus legeres, qu’il laisse encore à penser davantage, de sorte qu’il n’y a point de Femme qui ose les sacrifier. C’est ainsi qu’on bride les coquettes. Marton, prens garde à toy.
MARTON.
Ah, le dangereux homme, le dangereux homme !
PASQUIN.
Aimé, souhaité par tout, Amant sans amour, riche aprés avoir mangé son bien, & trompant tout le sexe* sans en pouvoir estre trompé, il n’auroit jamais d’embarras, si chez trop de Belles à la fois, l’heure du Berger76 ne sonnoit trop souvent pour luy. C’est une affaire, puisqu’on regarde toutes les Femmes comme des pendules à repetition77.
MARTON.
Les Hommes disent de nous tout ce qui leur plaist, & nous en faisons tout ce que nous voulons.
HENRIETTE.
Laissons cela. Je suis venuë pour dire à Pasquin d’avertir mon Frere de ne pas [p. 35] sortir, parce que la Mere & la Sœur d’Alcippe sont attenduës à tous momens.
PASQUIN.
Comme vous estes bonne Sœur, vous l’en faites avertir, afin qu’il ne se trouve pas au logis.
HENRIETTE.
Que veux-tu dire ?
PASQUIN.
Vous sçavez qu’il hait tous les Animaux de Province. Que voulez-vous qu’il dise à une Vieille, & à sa Fille dindonniere*, qui n’ayant esté élevée que pour le Convent, croira faire mal en écoûtant un compliment galant, & cependant mon Maistre n’en peut faire d’autres.
HENRIETTE.
Va luy faire sçavoir ce que je t’ay dit. Il sera plus raisonnable que tu ne le crois.
PASQUIN.
Les enfants de Paris sont volontaires*. Ils ne font que ce qu’ils ont en teste78.
SCENE IX. §
MARTON.
Vous estes bien obligée à cette future Belle-sœur, qui n’ayant de Frere que vostre Amant, luy doit laisser tout son bien. Ce bien va servir à vostre parure & à vos plaisirs, & vous gaster peut-estre comme la plupart des jeunes Femmes, qui souples sous le gouvernement des Peres & des Meres, se revoltent sous celuy des pauvres Maris.
HENRIETTE.
Marton, je seray veillée par deux Meres. Le moyen de me revolter ?
MARTON.
Une Belle-mere suffit pour controller, & pour faire enrager une jeune Femme.
HENRIETTE.
Ah Marton !
MARTON.
D’où vous vient cette joye ?
HENRIETTE.
[p. D, p.37]Ne vois-tu pas Alcippe ? Si tous les hommes estoient faits comme luy, peu de Filles voudroient aller au Convent.
MARTON.
Ah, ah, quelle vivacité !
SCENE X. §
ALCIPPE.
Je n’ay pû rien sçavoir davantage, Madame, sinon que ma Mere peut arriver à tout moment, & qu’elle ne vient point par la voye ordinaire. Elle en a pris une autre pour vous épargner, & à Madame vostre Mere, la peine d’aller au devant d’elle.
HENRIETTE.
Ce procedé est tout à fait honneste.
MARTON.
Il est peu provincial.
ALCIPPE.
Chaque pas qu’elle fait pour arriver [p. 38] icy, avance mon bon-heur, & je vais estre le plus heureux de tous les hommes. Mais Madame, il me semble que vostre joye n’approche point de la mienne.
HENRIETTE.
La bouche ne doit pas toûjours dire ce que pense le cœur. Il sied bien aux Hommes de parler de ce que les Femmes doivent taire, ou dont elles doivent du moins parler avec modération.
ALCIPPE.
Je vous entens, Madame, & je commence à esperer que rien ne manquera à mon bon-heur.
HENRIETTE.
Rentrons, Alcippe, ma Mere nous attend.
ACTE II. §
SCENE I. §
HENRIETTE.
Mais, mon Frere, vous devriez faire plus d’attention81 à ce que je vous dis.
LISANDRE.
Mais, ma Sœur, vous devriez me laisser en repos.
HENRIETTE.
Si vous examiniez…
LISANDRE.
Il faut que vous aimiez beaucoup à parler, pour recommencer si souvent la mesme chose.
HENRIETTE.
Je vous aime, mon Frere, & je parle [p. 40] pour vos interests.
LISANDRE.
Si vous m’aimez, ma Sœur, faites-moy le plaisir de m’aimer un peu moins, & de ne me plus fatiguer avec vos remontrances* eternelles.
HENRIETTE.
Vous ne sçavez pas ce que vous perdrez.
LISANDRE.
Je perdray ce que je perdray, mais il me plaist de le perdre.
HENRIETTE.
Il faut que vous ignoriez que le bien de mon Oncle monte à plus d’un million, que c’est un bien acquis dont il est maistre, & qu’il vous échapera si vous n’y prenez garde.
LISANDRE.
Il faut que vous ignoriez aussi que ces Oncles sont des Oncles éternels, lents à mourir, & prompts à nous faire enrager ; qu’ils nous vantent long-temps ce qu’ils nous promettent, & nous vendent bien cher ce qu’ils nous donnent, & souvent mesme ce qu’ils ne nous donnent pas.
HENRIETTE.
[p. 41]Cependant mon Oncle avoit resolu de faire un Testament où vous auriez eu bonne part.
LISANDRE.
Ah, pour son bien, je n’en veux point avec ses charges. Rien n’est plus terrible pour de jeunes gens, que des Oncles qui les menacent d’un gros heritage. Ils les preschent sans cesse, & comme mon Oncle peut vivre encore vingt ans, je veux fuir le chagrin* que me donneroient ses fatigantes leçons, & je perdrois en les écoûtant vingt années de bon temps qui valent mieux que vingt années de grimaces. Ainsi j’aime mieux, pour éviter la contrainte où je serois obligé de vivre, abandonner le sterile espoir d’une succession douteuse, que de renoncer à tous les plaisirs.
HENRIETTE.
Mais les sujets de plainte que vous donnez à mon Oncle retomberont sur moy.
LISANDRE.
Je vois ce qui vous chagrine, le present de noces n’est point venu, mais il [p. 42] peut arriver. En tout cas le bien que vous laisse la Sœur d’Alcippe vous recompensera.
HENRIETTE.
J’apperçois ma Mere, elle n’est pas contente de vous.
SCENE II. §
HENRIETTE.
Sçavez-vous, Madame, qu’Alcippe est allé au devant de sa Mere, & que lors qu’il a feint d’ignorer par quelle voye elle devoit venir, ce n’estoit que pour vous épargner la peine d’aller au devant d’elle ?
SILVANIRE.
Vostre Frere devoit aller avec luy.
LISANDRE.
Moy ?
HENRIETTE.
Mon Frere n’a d’empressement* que pour ce qui le divertit.
LISANDRE.
Elles devoient faire sçavoir leur arrivée.
SILVANIRE.
Il falloit la deviner. Les Provinciaux sont formalistes.
LISANDRE.
Tant pis pour eux. Une Duchesse m’a donné rendez-vous, l’heure se passe, ma Sœur, vous ferez mes excuses.
HENRIETTE.
Vous n’y pensez-pas, mon Frere.
LISANDRE.
Si j’y pensois bien, je ne les verrois point du tout de peur de m’ennuyer.
HENRIETTE.
Cependant on dit beaucoup de bien de la Sœur d’Alcippe.
LISANDRE.
Tant pis, j’en ay encore plus mauvaise opinion ; les Heroïnes de Province sont de grandes diseuses de rien. Elles gesticulent sans cesse, & se perdent dans des complimens ridicules.
LISANDRE.
Quand l’air est infecté, tous ceux qui le respirent sont attaquez de la mesme maladie82.
HENRIETTE.
Ceux qui sont d’un bon temperament en sont souvent garantis.
LISANDRE.
Je vous entens, mais quand Hortense auroit quelque esprit, il faut qu’elle soit de bien mauvais goust pour se resoudre à quitter le monde, à moins qu’elle ne soit laide ou contrefaite. Vous allez voir que je ne me trompe pas.
HENRIETTE.
On dit qu’elle est toute charmante, & que l’homme le plus délicat…
LISANDRE.
N’achevez pas de grace, vostre erreur me fait pitié. Pourroit-on aimer une Provinciale quand on est fait à l’air de Paris ? Pour moy, je vous déclare que je ne veux pas seulement la regarder. Madame me permettra bien de feindre [p. 45] quelque affaire, afin de pouvoir sortir si-tost qu’elle sera arrivée.
SILVANIRE.
En verité, mon Fils, vous devenez bien ridicule*.
SCENE III. §
MARTON, à Henriette.
Enfin vous n’attendrez plus, & vous perdrez bien-tost le nom de Fille. On débarque à nostre porte.
SILVANIRE.
Il faut aller au devant. Allez les recevoir à la portiere du Carosse, & nous les attendrons vostre Sœur et moy au haut du degré*.
LISANDRE.
Quoy ? vous voulez que j’essuye leurs premieres embrassades !
SILVANIRE.
Ne perdez point de temps.
MARTON.
Le jargon de Monsieur n’est entendu que des Coquettes.
SILVANIRE, à Marton.
Cours viste, va leur dire que nous descendons.
MARTON.
Me voila Maistresse des Ceremonies.
SILVANIRE.
Allons, mon Fils, donnez-moy la main.
LISANDRE.
Au moins, ne croyez pas me retenir icy toute l’apresdinée83.
HENRIETTE.
Les voicy. Vostre lenteur est cause qu’elles nous ont prevenuës*.
LISANDRE.
N’avez-vous point peur que cela ne fasse rompre vostre mariage ?
SCENE IV. §
SILVANIRE.
Si j’avois sçû vostre arrivée, Madame, nous aurions esté au devant de vous pour joüir quelques momens plutost du plaisir de vous voir.
ORASIE.
Que cela est obligeant, Madame ! On dit bien vray que Paris est le centre du bel esprit.
Croyez, Mademoiselle, que si vous ne trouvez pas en moy les airs polis de ce pays-cy, vous y trouverez beaucoup d’estime & de tendresse pour vous.
HENRIETTE.
J’y répondray, Madame, avec la mesme tendresse, accompagnée de beaucoup de respect.
LISANDRE, aprés avoir examiné Hortense attentivement.
[p. 48]Non, ce qui m’arrive aujourd’huy n’a point d’exemple.
SILVANIRE, embrassant Hortense.
Paris a peu d’aussi belles personnes.
HORTENSE.
Dites plutost qu’il en a peu d’aussi obligeantes que vous.
SILVANIRE.
Mon Fils.
LISANDRE.
Non, je ne puis sortir de ma surprise. Ce que je vois me semble incroyable. Je suis… Je sens…
SILVANIRE, à Lisandre.
Saluez donc.
ORASIE.
Monsieur a raison de faire peu de cas des Provinciales.
LISANDRE.
Je suis si surpris de voir tant de charmes*…
ORASIE.
Ma Fille n’a point de beauté, mais elle a un cœur digne de sa naissance. Elle se retire dans un Convent & donne tout [E, p.49] son bien à son Frere pour soutenir l’ancien éclat de nostre Maison84.
LISANDRE.
Ah, Madame, si vous voulez voir briller vostre sang, il faut laisser la belle Hortense dans le monde, & si vostre Fils fait revivre les exploits de ses Ayeux, on parlera encore davantage des conquestes de vostre Fille.
ORASIE.
Ma Fille, je vous l’ay bien dit, voila le langage de Paris. Cela est galant, mais cela ne doit guere persuader. Monsieur, tout est reglé entre nous : ma Fille aura plus de gloire d’avoir contribué à faire revivre ses Ayeux.
HORTENSE.
Ils sont assez connus, parlons d’autre chose.
ORASIE.
Que pourrois-je dire de meilleur ? je veux que Madame sçache les avantages dont nostre Maison se doit glorifier. Nous allons nous unir, & on ne sçait peut-estre pas bien ce que nous sommes.
ALCIPPE, à part.
Je suis au desespoir, son entestement* va paroistre.
ORASIE.
[p. 50]Nous comptons dans nostre Maison de sept ou huit sortes de Chevaliers, sçavoir des Chevaliers Bannerets, de la Table ronde, de l’Etoile, & de l’Ours. C’estoit jadis l’Ordre de la Noblesse Suisse85.
MARTON.
Il y a donc beaucoup de Gentishommes Suisses ?
ORASIE.
Assez. J’oubliois l’Ordre du Croissant86, dont il y a des Chevaliers dans toutes les branches de nostre Maison.
MARTON.
Cet Ordre s’étend loin, & l’on ne voit point d’Assemblée sans quelqu’un de ces Chevaliers.
ORASIE.
Nous avons parmy nos Ancestres de grands Bouteillers, de grands Arbalestriers, des Vicegerens87, & des Intendans des Ecuries de Hugues Capet. Enfin nous avons des alliances avec la Pucelle d’Orleans, Melusine, & les Rois d’Ivetot88. Rien n’est plus glorieux, & j’espere que par le moyen des nouvelles tiges que [p. 51] vostre sang & le mien feront pousser, on verra bien-tost reverdir l’arbre genealogique de nostre Maison.
LISANDRE.
Si l’on doutoit de son ancienneté, il suffiroit de voir la belle Hortense pour en estre convaincu. On lit dans ses yeux la noblesse de son ame. L’on ne peut rien ajouter à l’air majestueux qui paroist dans toute sa personne, & ce n’est pas d’aujourd’huy que sa beauté fait du bruit à Paris.
ORASIE.
On ne peut avoir vû ma Fille, à moins que d’estre venu dans la Province.
SILVANIRE.
Mon Fils ne peut avoir eu cet avantage. C’est un enfant de Paris, qui n’en a jamais sorty les portes89 que pour des parties de plaisir.
LISANDRE.
Il ne faut pas sortir de Paris pour sçavoir que la beauté d’Hortense s’y fait tous les jours des admirateurs. Il y a icy des gens assez heureux pour avoir son portrait.
ORASIE.
Son Portrait ! Que dites-vous ? Je me [p. 52] souviens que mon Frere, le Commandeur de la Taillade, me l’avoit demandé. Ce commandeur est mort, & je ne sçay ce que ce Portrait est devenu.
LISANDRE.
N’en soyez point en peine. Le hazard l’a fait tomber en bonne main, & celuy qui a le bonheur de le posseder, estime trop l’original pour n’en pas garder la copie.
SILVANIRE, à Orasie.
Allons dans ma chambre90. Je vous aurois plutost priée d’y entrer, si je n’avois apprehendé d’interrompre vos titres de Noblesse.
SCENE V. §
LISANDRE.
Madame, un moment. Mais mon trouble s’augmente, mon esprit s’embarasse, mon cœur combat contre ma raison.
HORTENSE, à Lisette.
[p. 53]M’arrester, me parler, & se taire tout à coup ! Ces manieres me paroissent nouvelles.
LISANDRE.
Ah, Ciel ! Faut-il que je sois obligé de me démentir ?
HORTENSE.
D’où peut venir cette agitation ?
LISANDRE.
Peut-on voir tant de merite & tant de charmes* ?
HORTENSE.
Souffrez* qu’en interrompant des loüanges peu sinceres, & que l’on donne icy à toutes les Femmes, je vous dise qu’on sçait mieux dans les Provinces ce qui se passe à Paris, que dans Paris mesme, par le soin qu’on prend d’y mander jusques aux moindres choses ; que nous sommes voisines d’une jeune Veuve, qui estant venuë icy pour quelques procés, y a fait des Amis, dont elle reçoit tous les ordinaires jusqu’aux moindres Vaudevilles*, & que ces mesmes Amis vous ont dépeint dans leurs lettres comme un homme singulier, qui [p. 54] estimant peu tout le sexe*, se fait une gloire d’en estre aimé.
LISANDRE.
Je n’ay jamais refusé d’estime à ce qui m’a paru en meriter, mais je me suis toujours deffendu d’aimer avec un entier abandonnement.
HORTENSE.
Je n’ay aucun interest à sçavoir de quelle maniere vous aimez.
LISANDRE.
Mon cœur… Mais, Madame, ne souhaitez vous point d’apprendre en quelles mains vostre portait est tombé ?
HORTENSE.
Quand on a beaucoup d’indifference, on a peu de curiosité.
LISANDRE.
Mais, Madame, il y a certaines conjonctures…
HORTENSE.
Je les veux ignorer pour ne m’embarasser de rien.
LISANDRE.
Rien ne peut embarasser un esprit comme le vostre.
HORTENSE, à Lisette.
Les portraits qu’on fait de Lisandre [p. 55] me paroissent peu ressemblans.
LISANDRE.
Si vous vouliez, Madame…
HORTENSE.
Dans la situation où je suis, la curiosité ne me convient pas.
LISANDRE.
Cependant…
HORTENSE.
Je pourrois apprendre ce que je ne veux pas sçavoir.
LISANDRE.
Quoy, Madame…
HORTENSE.
Vous me permettrez, s’il vous plaist, d’allez rejoindre la Compagnie*.
SCENE VI. §
PASQUIN.
Monsieur.
LISANDRE91.
Tais-toy. Ah, Madame, encore un moment.
LISANDRE.
Que je vais souffrir sans estre plaint !
SCENE VII. §
LISANDRE.
Non, jamais destinée ne fut égale à la mienne. Pasquin.
PASQUIN.
Me voila.
LISANDRE.
Et ce qui fait mon desepoir, c’est que je ne vois pas par où sortir de l’abisme où je me trouve. Pasquin.
PASQUIN.
Me voila, vous dis-je.
LISANDRE.
Que faire dans cette extremité ? Faut-il que je donne la Comedie au Public92 ? Pasquin, Pasquin, ne veux-tu pas me répondre ?
LISANDRE.
Ca maraut*-là faisoit le sourd.
PASQUIN.
Je n’entens que trop bien les injures dont vous m’honorez.
LISANDRE.
Prétens-tu que je passe la journée à t’appeller ? j’ay bien d’autres choses en teste.
PASQUIN.
Je crains qu’elle n’en soit trop remplie.
LISANDRE.
Non, mon cœur est fait pour l’aimer toute ma vie. Ecoute donc.
PASQUIN.
J’écoute.
LISANDRE.
Ce coquin*-là me fait enrager.
PASQUIN.
J’enrage moy-mesme.
LISANDRE.
Mais je suis bien en desordre aujourd’huy. Ouy, je voy bien que je mourray [p. 58] de douleur et d’amour !
PASQUIN.
Tant pis, si je ne suis payé auparavant.
LISANDRE.
Et bien, feras-tu ce que je t’ay dit ?
PASQUIN.
Et que m’avez-vous dit ?
LISANDRE.
Je pers patience.
PASQUIN.
Donnez-moy donc le temps d’ouvrir la bouche.
LISANDRE.
Ah Ciel ! Cette Perruque me sied-elle bien ?
PASQUIN.
N’en avez-vous pas déja vû des effets ? A peine l’eustes-vous mise que deux Prudes à longues manches devinrent folles de vous. Aprés cette épreuve vous pouvez vous en servir hardiment pour une affaire serieuse. Mais, Monsieur, vous souvient-il que Clarice vous attend ?
LISANDRE.
Va luy dire que je ne sçaurois la voir aujourd’huy.
PASQUIN.
[p. 59]Vous sçavez qu’un carrosse doit vous venir prendre pour aller promener seul avec Lucrece93 ?
LISANDRE.
Je n’iray point, deust-elle rompre avec moy.
PASQUIN.
Voilà une grande conversion. Fatigué des Provinciales que vous venez de quitter, vous ferez bien de vous reposer. Ce sont d’incommodes animaux, toujours abismez dans les civilitez. Vous avez baisé la Vieille ?
LISANDRE.
Ah, Pasquin.
PASQUIN.
Et la jeune aussi.
LISANDRE.
Ne redouble point mon mal.
PASQUIN.
Elle a des deffauts, & vous vous en estes apperçû ?
LISANDRE.
Je n’en sçaurois entendre parler sans émotion.
PASQUIN.
Elle jase peut-estre beaucoup, & [p. 60] ne sçait ce qu’elle dit.
LISANDRE.
Que94 n’a-t-elle dit ce que j’aurois voulu entendre !
PASQUIN.
Je le vois bien, elle n’a dit que des sottises ?
LISANDRE.
Des sottises, Bourreau, des sottises ?
LISANDRE.
Ah, Pasquin !
PASQUIN.
Qui a diverty la Compagnie* par un langage & des contorsions ridicules.
LISANDRE.
Si tu ne te tais.
PASQUIN.
Peut-on se taire quand il s’agit de ces animaux-là ?
LISANDRE, le frappant.
Insolent, voila ce que tu merites.
PASQUIN.
Et ce que j’attendois pour estre éclaircy. Réveur, emporté, ne sçachant ce F, [p. 61] que vous faites, ny ce que vous dites, vous me frappez, moy qui vous rens tous les jours des services chatoüilleux*. Vous aimez, & le pis que j’y trouve, c’est que vous aimez tout de bon.
LISANDRE.
Et comment veux-tu que je n’aime pas ? La Sœur d’Alcippe est la Dame du Portrait, dont depuis deux ans j’ay l’idée embarassée.
PASQUIN.
La Dame du Portrait ?
LISANDRE.
Ouy, Pasquin, la belle Hortense est la Dame du Portrait.
PASQUIN.
Ah, Monsieur, il y a là-dedans du merveilleux, de l’étoile, de la constellation96. Un ancien Moderne a fort bien deviné, lors qu’il a dit97 :
Et l’amour a son heure aussi bien que la mort.
La vostre avoit sonné il y a long-temps, vous aimiez sans le sçavoir, sans connoistre ce qui vous charmoit. Vous le voyez, il ne faut jurer de rien dans la vie. Mais, Monsieur, dites-moy, est-ce [p. 62] pour mariage, ou pour quelque chose d’approchant ?
LISANDRE.
Oses-tu me tenir ce langage ?
PASQUIN.
Vos amours sont si équivoques, que l’on ne sçait quel sens leur donner.
LISANDRE.
Je ne dois plus différer à découvrir tout ce que je sens à la belle Hortense. L’aveu sera un peu precipité, mais il est necessaire, puisqu’il pourra arrester la donation de son bien, & sa retraite dans le Convent, & dans la suite98 empescher peut-estre l’une et l’autre, si je puis trouver le secret de m’en faire aimer. Allons donc chercher les moyens de luy faire pressentir tout mon amour d’une maniere qui l’empesche d’en douter.
SCENE VIII. §
PASQUIN.
La playe est profonde, & l’amour bien violent, lors qu’on ne peut demeurer [p. 63] en place. Quand les cœurs sont si remplis d’amour, il faut des remedes bien specifiques pour guerir de pareilles repletions*.
SCENE IX. §
PASQUIN.
Ah, Marton, il y a bien des nouvelles. Devine tout ce que tu te peux imaginer de plus surprenant.
MARTON.
Quoy ? une Femme volontairement muette ?
PASQUIN.
Non.
MARTON.
Un Peintre de Femmes qui ne les flate point ?
PASQUIN.
Non.
MARTON.
Un jeune Abbé sans coqueterie ?
MARTON.
Une Bataille gagnée par nos Ennemis99 ?
PASQUIN.
Non, non, non.
MARTON.
Je m’y rens.
PASQUIN.
Mon Maistre aime matrimonialement.
MARTON.
Tu te moques, c’est superficiellement.
PASQUIN.
Non, ce n’est point en petit Maistre100, c’est en homme sage, en Amant bien feru, en Epouseur enfin, & c’est la Dame du Portrait.
MARTON.
La Dame du Portrait ? Par quelle avanture ? Où l’a-t-il trouvée ?
PASQUIN.
Icy.
MARTON.
Icy ?
PASQUIN.
Icy, & c’est Hortense, Sœur d’Alcippe.
PASQUIN.
Pour connoistre si son amour estoit de bon aloy, j’ay dit du mal d’Hortense ; il n’a pu le souffrir*, & les coups qu’il m’a donnez m’ont appris ce que je voulois sçavoir.
MARTON.
L’expedient est admirable.
PASQUIN.
Ouy, mais je ne m’en serviray pas souvent. Le voicy.
SCENE X. §
LISANDRE.
Moins j’ay sujet d’esperer, plus je sens croistre mon amour. Ah, Ciel !
PASQUIN.
Voy son agitation.
MARTON.
Ces transports marquent une fiévre d’amour.
LISANDRE.
Il n’y a que la mort qui puisse guerir mes maux.
PASQUIN.
Il entre dans les convulsions.
LISANDRE, à Pasquin.
Quoy, je te retrouve encore icy ?
PASQUIN.
Ouy, Monsieur.
LISANDRE.
Comment, ouy ?
PASQUIN.
Ouy, Monsieur.
LISANDRE.
Diras-tu toûjours ouy ?
PASQUIN.
Ouy, Monsieur.
LISANDRE.
Te souvient-il de ce que je t’ay dit ?
PASQUIN.
Ouy, Monsieur. Vous m’avez parlé de cent choses à la fois, & vous [p. 67] estes rentré sans me rien dire.
LISANDRE.
MARTON.
Il a raison. Quand on dit tant de choses à la fois, on ne dit rien.
LISANDRE.
Et qui peut en l’estat où je suis avoir la raison assez libre pour sçavoir ce qu’il dit ? Va m’attendre dans ma Garde-robe.
PASQUIN.
Prendray-je des eaux pour le teint101, si on en apporte de nouvelles ?
LISANDRE.
Sans doute.
SCENE XI. §
MARTON.
Vous voulez plaire, Monsieur, c’est-à-dire que vous avez dessein de tromper.
MARTON.
Est-ce à moy que vous parlez, & croyez-vous encore me prendre d’emblée?
LISANDRE.
Non, Marton, mais j’ay besoin de toy.
MARTON.
De moy ?
LISANDRE.
Je suis le plus amoureux de tous les hommes.
MARTON.
Et l’homme du monde qui merite le moins d’estre plaint.
LISANDRE.
Ah, Marton, Marton, les choses ont bien changé. Je sens des mouvemens qui ne me sont point connus. J’ay du respect, j’ay de l’estime pour la Beauté qui m’enchante. J’ay honte d’avoir soupiré pour d’autres. J’en aimois cent à la fois, & je sens dans ce moment que mon cœur suffit à peine pour en aimer une.
MARTON.
[p. 69]Voila le beau Sexe* à demi vangé. Je ne croy pas que vous puissiez vous saisir d’abord du corps de la Place102.
LISANDRE.
Ne raille point.
MARTON.
Il faudra enfin que vous parliez en Epouseur, mais je crains que ce ne soit inutilement.
LISANDRE.
Ne m’insulte point.
MARTON.
On devoit plutost voir les Fleuves remonter vers leur source, que de vous entendre parler de mariage.
LISANDRE.
Ne cherche point à me desesperer.
MARTON.
Oh, Monsieur, laissez-moy rire, s’il vous plaist. Ah, ah, ah.
LISANDRE.
Tu cherches à chagriner les gens.
MARTON.
Peut-on s’empescher de rire en vous voyant devenir la dupe de vous-mesme, aprés tout ce que vous m’avez dit ? Ah, ah, ah.
MARTON.
Je ris aussi. Hi, hi, hi. Il faudra que vostre fierté s’humilie, & que vous fassiez l’Amant transi.
LISANDRE.
Que tu es Femme !
MARTON.
Nous verrons si vous soupirez de bonne grace. Hi, hi, hi.
LISANDRE.
Rentreras-tu bien-tost dans ton bon sens ?
MARTON.
Je ne riray plus, mais mon serieux vous plaira encore moins. Nous avions resolu Pasquin, vostre Mere, & moy, de travailler à vous rendre honneste* homme, en cherchant à vous faire donner dans le mariage. Vous y donnez, mais mal, & gastez tous nos projets & toutes vos affaires. Pensez-vous que la Mere d’Hortense, qui ne cherche que les avantages de son Fils pour soûtenir sa chimerique grandeur, consente à [p. 71] vostre mariage qui osteroit à son Fils le bien que sa Sœur luy donne, & si cette donation n’avoit plus de lieu, croyez-vous que vostre Mere voulust que vostre Sœur épousast Alcippe avec moins de bien ?
LISANDRE.
J’avouë que ces obstacles paroissent invincibles, mais rien n’est impossible à l’amour.
MARTON.
L’amour fait quelquefois de ces sortes de miracles, mais c’est pour des Amans en meilleure intelligence que vous n’estes. Il faut du temps pour assieger & prendre le cœur d’Hortense. Cependant elle signera dés aujourd’huy la donation de son bien, & vous n’emporterez peut-estre pas en six mois un cœur aussi neuf que le sien.
LISANDRE.
Tout cela peut arriver, mais la donation signée, je puis toucher cette charmante personne & l’empescher d’entrer dans un Convent.
MARTON.
Mais où prendrez-vous du bien ? [p. 72] Vous avez mangé tout le vostre, Hortense aura donné tout le sien.
LISANDRE.
Veux-tu me réduire au desepoir ?
MARTON.
J’avois resolu de bien rire à vos dépens, mais l’estat où je vous vois commence à me faire pitié.
LISANDRE.
Les obstacles sont insurmontables, je le vois, mais un Amant ne renonce jamais à l’esperance, qu’il n’ait tout mis en usage pour se rendre heureux, & c’est ce que je vais faire.
MARTON.
Vous avez un grand rôle à soûtenir.
LISANDRE.
L’amour a fait d’aussi grands miracles.
MARTON.
Nous allons voir. Celuy-cy est des plus difficiles, & l’amour sera bien habile, s’il en peut venir à bout.
Fin du second Acte.
ACTE III. §
SCENE I. §
ALCIPPE.
Non, Madame, non, je n’en puis douter. Vostre Frere soupire pour ma Sœur. Il s’est approché d’elle d’un air inquiet & tremblant. Ses regards timides & pleins de feu ont parlé les premiers. Ses soupirs ont confirmé leur langage. Il a prononcé quelques mots d’un ton mal assuré, mais si bas que je n’ay pû les entendre qu’à demi. La rougeur a paru d’abord sur le visage d’Hortense. Vostre Frere a rougy de mesme, & leur émotion alloit tout découvrir, lors qu’ils se sont séparez, pour cacher leur trouble que je n’ay que trop remarqué.
HENRIETTE.
[p. 74]Ce que vous dites ne me persuade que trop. Vostre Sœur a des charmes*, elle a de l’esprit, & mon Frere est prompt à s’enflammer.
ALCIPPE.
De quelque maniere qu’il aime ma Sœur, sa passion ne peut que m’offenser, & nuire à la nostre. Ainsi soit qu’il aime d’une ardeur sincere, ou d’un feu passager, son amour nous sera toûjours fatal.
HENRIETTE.
Je le vois, je le sens, & j’ay les mesmes inquietudes.
ALCIPPE.
Cet amour me peut faire perdre le bien que ma Sœur me doit laisser.
HENRIETTE.
Ce n’est pas ce qui m’inquiette, mais nos Meres n’entrent point dans nos sentiments. Elles n’aiment pas, & n’ont que l’interest en vûë. Mais j’apperçois la vostre.
SCENE II. §
[p. 75]ORASIE.
J’aime à voir deux Amans ensemble sur le point d’estre unis, & j’en tire un bon augure pour la suite.
ALCIPPE.
Vous m’avez engagé dans de si beaux liens, que je ne me lasseray jamais de les porter.
ORASIE, à Alcippe.
Laissez-nous, je veux entretenir vostre Sœur.
SCENE III. §
[p. 76]ORASIE.
C’est en vain que vous prétendez me déguiser vostre chagrin ; il paroist trop depuis nostre arrivée. Il faut que Paris ait bien peu de charmes* pour vous, ou qu’il en ait que vous ayez peine à quitter.
HORTENSE.
Moy, Madame, moy ?
ORASIE.
Je ne vous ay point forcée à prendre le party que vous avez bien voulu embrasser.
LISETTE, à part.
Quand les Meres souhaitent, les Filles font souvent voir une volonté peu volontaire.
ORASIE.
L’amour que vous avez pour vostre [p. 77] Maison vous a fait donner à vostre Frere dequoy marcher sur les traces de ses Ayeux. S’il se distingue, la Gazette103 parlera de luy. Que cela vous doit causer de joye !
LISETTE, à part.
On n’en prend guere quand elle couste si cher.
ORASIE.
Que dis-tu, Lisette ?
LISETTE.
Je dis que si j’avois un Frere, je ne renoncerois pas au monde, pour le faire mettre dans la Gazette.
ORASIE.
Ma Fille se plaint-elle, & seroit-elle moins genereuse que les sept Filles de Mirame, qui ont toutes pris le party du Convent, pour faire leur Frere Colonel ?
LISETTE.
Leur retraite n’a mis qu’un Colonel dans leur Famille, & si elles en avoient épousé chacune un, il y en auroit eu sept.
ORASIE.
Ce raisonnement me fait voir que tes [p. 78] conseils pourroient bien estre cause du chagrin de ma Fille.
HORTENSE.
Non, Madame, non, & si vous aimez mon repos, vous me mettrez bientost en estat de vous faire voir que je n’ay point changé de sentiment.
ORASIE.
Que vous allez estre heureuse, ma Fille, & que j’aye de joye d’apprendre que Paris n’a rien d’assez touchant pour mettre obstacle au bonheur dont vous allez jouïr !
HORTENSE.
Helas !
ORASIE.
Vous avez du chagrin, vous dis-je.
HORTENSE.
Il me prend souvent des melancolies qui ne viennent que de mon temperament.
ORASIE.
Il y a plus que du temperament dans ce qui me paroist, & j’en veux sçavoir la cause.
HORTENSE.
Je vous demande en grace de ne me point presser là dessus.
HORTENSE.
Puisque vous le souhaitez absolument…
ORASIE.
Je crains d’apprendre quelque chose qui me chagrine. Et bien, parlerez-vous ?
HORTENSE, à part.
Que luy diray-je ?
ORASIE.
Ce silence me fait soupçonner bien des choses.
HORTENSE.
Il faut vous avouër la verité.
LISETTE, à part.
Voila une verité qui cherche à mentir.
HORTENSE.
Il faudroit qu’aprés toutes les bontez que vous avez euës pour moy, j’eusse peu de naturel & de reconnoissance, si sur le point de vous quitter, je ne sentois pas tous les mouvemens que la tendresse inspire en de pareilles occasions.
ORASIE.
[p. 80]Vostre bon naturel me comble de joye, & je ne pourrois me resoudre à nostre separation, si elle ne vous estoit avantageuse. On trouve si peu d’hommes raisonnables, que je craindrois de me tromper, en vous choisissant un Epoux.
HORTENSE.
Cette crainte n’a point de part à ma retraite. Tous les hommes ne se ressemblent pas, & quand on n’est point la dupe de ses yeux, & que la raison choisit, on peut faire un bon choix.
ORASIE.
Les hommes sont bien trompeurs, & il est malaisé de les connoistre quand ils ont resolu de se déguiser. Combien le Frere de vostre futur Belle-sœur a-t-il trompé de Femmes avec un air & des manieres agreables ! Cependant c’est un homme qui n’a nulle estime pour le sexe*, sans conduite, dereglé dans ses mœurs, & qui rendroit une Femme malheureuse.
HORTENSE.
Il est jeune, il peut changer. Il ne seroit [p. 81] pas le premier que l’âge a rendu raisonnable.
ORASIE.
Il faudroit estre bien entestée pour s’y fier.
HORTENSE.
Ne parlons point des hommes, puisque j’ay resolu de les fuïr tous. Vous pouvez, Madame, me donner moyen de n’en voir aucun, en me permettant d’entrer au Convent, si-tost que j’auray signé la donation que je dois faire. Si je demeure plus long-temps icy, je seray exposée dans les Assemblées qui se feront, aux fades douceurs de cent importuns, qui par conversation, font, dit-on, tous les jours, cent declarations d’amour.
ORASIE.
Je voudrois pouvoir vous accorder ce que vous me demandez, mais cela marqueroit trop de mépris pour la Famille où nous entrons. Je vais songer à cent choses necessaires pour sortir d’affaire entierement. Cela finira dans trois ou quatre jours, & vous irez ensuite jouïr de la tranquillité qu’on [p. 82] ne trouve point dans le monde.
SCENE IV. §
LISETTE.
Voila une bonne Mere, elle veut que vous dansiez à la Noce, mais elle ne vous laissera pas écouter les complimens du lendemain.
HORTENSE.
Je voudrois déja estre hors d’icy.
LISETTE.
Jargon que tout cela. Avouëz la verité ; vous ne sçavez pas bien ce que vous voulez.
HORTENSE.
Ah, Lisette, Lisette.
LISETTE.
Ah, Madame, Madame, vostre cœur est plus malade que vous ne pensez. Vous ne pressez vostre départ pour le Convent, que parce que vous ne voulez point partir. Le dépit vous le fait souhaiter, [p. 83] & l’amour vous le fait craindre.
HORTENSE.
Garde-toy de rien deviner.
LISETTE.
Vous deviez104 me le deffendre plutost. J’ay connu d’abord105 que vostre tendresse pour vostre Mere n’estoit pas une tendresse bien tendre, & le dépit vous ayant pris lors qu’elle a parlé contre Lisandre, vous avez eu recours au Convent. Vous l’aimez ?
HORTENSE.
Lisandre ? Moy, j’aimerois Lisandre, l’ennemy de tout mon Sexe*, un presomptueux, qui n’a d’attachement que par rapport à ses plaisirs, qui n’a rien de solide, & qui n’est constant que dans son inconstance ?
LISETTE.
Vous sçavez trop bien ses deffauts, pour ne pas connoistre ses vertus. Vous l’aimez, vous dis-je.
HORTENSE.
Et que me serviroit de l’aimer ? Nostre amour trouveroit cent obstacles, qui rendroient nostre union impossible.
HORTENSE.
Ne vois-tu pas que ma Mere, dans l’entestement* qu’elle a d’enrichir mon Frere pour élever sa Maison, seroit au desespoir si je luy manquois de parole ?
LISETTE.
Le temps raccommode tout.
HORTENSE.
Elle me refuseroit son consentement.
LISETTE.
Vous passerez par dessus cette formalité. Les choses deffenduës ont plus de goust que les autres.
HORTENSE.
Pour se vanger de moy, elle donneroit tout son bien à mon Frere. Elle feroit pis, Lisette, elle se remarieroit.
LISETTE.
Cela se peut. Quand les Vieilles trouvent un bon pretexte, elles ne manquent jamais de faire le saut ; mais Lisandre vous consoleroit de tout.
HORTENSE.
[H, p.85]Ouy, Lisandre, bonne ressource. Lisandre a fait une grande bréche à son bien ; il a fort endommagé celuy de ses Amis ; il n’a pas épargné celuy des Marchands ; il n’a rien, que ferions-nous ?
LISETTE.
Voulez-vous que je vous parle net ? Toutes ces difficultez me paroissent insurmontables.
HORTENSE.
Je ne le sçay que trop, mais ne trouves-tu pas que Lisandre a dequoy plaire ; qu’il est bien pris dans sa taille ; qu’il a l’air noble, aisé, engageant ? Ah, Lisette, ne m’en parle point.
LISETTE.
C’est justement me demander que je vous en parle.
HORTENSE.
Non, je vois bien qu’il ne peut estre à moy. Je veux… Ouy, je veux l’oublier.
LISETTE.
Vous ne l’oublierez point, tant que vous en parlerez.
HORTENSE.
[p. 86]Informe-toy de Pasquin, s’il est tel qu’on le dépeint. Il peut avoir des envieux. Tasche de sçavoir l’estat de ses affaires, & n’oublie pas à demander des nouvelles de son cœur. Que dis-je ? Fortifie-moy plutost dans le dessein que j’ay de le mépriser. Dis-moy sans cesse… ou plutost ne me parle point de luy. Mais je le voy. Lisette, ne m’abandonne pas. Je serois au desespoir qu’il connust ma foiblesse, tu m’aideras à la cacher.
SCENE V. §
LISANDRE.
Madame… mais que vois-je ? Cet air indifferent me fait connoistre que vous estes peu sensible à ma passion. Cependant je m’estois toujours fait une gloire de conserver en aimant la meilleure partie de mon cœur. Vos yeux ont sçû me le ravir tout entier, & ne me [p. 87] laissent pas seulement le desir de briser mes fers. Je ne suis plus maistre de garder un caractére qui m’estoit cher, puis qu’il me faisoit aimer avec tranquillité. Vous me la ravissez, cette heureuse tranquillité, que je ne pers qu’avec peine, & que pourtant je veux perdre.
HORTENSE.
Il ne tiendra pas à moy que vous ne la conserviez.
LISANDRE.
Je le vois. Vous me voulez accabler par vostre indifference.
HORTENSE, bas à Lisette.
Quelle indifference !
LISANDRE.
Pourquoy paroistre icy avec tant d’attraits & de merite, si vous ne vouliez pas estre aimée ? Il n’est point de mortel qui aprés vous avoir vûë, ne mette aussitost la raison du party de son amour.
HORTENSE.
Mille raisons me doivent empescher de vous répondre, & je risquerois trop en épousant l’ennemi de mon Sexe*.
LISANDRE106.
Ah, Madame, qui sçait mieux que [p. 88] moy, que vostre Sexe* fait la plus belle moitié du monde, qu’il est l’admiration de l’Univers, le charme des cœurs, & les delices des yeux, que les hommes consument leur jeunesse à se faire un esprit que les Femmes ont en naissant ; que leur goust nous sert de regle, que la vraye politesse se trouve chez elles ; que la delicatesse y regne, & que nous apprenons le chemin de la gloire, quand pour meriter leur amour, nous marchons sur les traces des Heros ?
HORTENSE, à Lisette.
Ah, Lisette ! s’il estoit bien persuadé de ce qu’il vient de dire.
LISANDRE.
Ah, Madame, l’entretien de Lisette vous plaist plus que le mien, & vous avez fait peu d’attention sur ce que je vous ay dit ?
HORTENSE.
Les loüanges que vous donnez à mon Sexe* ne suffisent pas pour gagner l’esprit de ma Mere. Comme elle s’est flattée que je laisserois tout mon bien à mon Frere, pourroit-elle, sans se plaindre, me voir changer de resolution ?
HORTENSE.
Il est inutile de repliquer à ce qui n’a point de remede. Tout ce que nous dirions seroit superflu. Je rejoins vostre Mere et la mienne.
LISANDRE.
Mon amour ne doit pas estre regardé comme un amour naissant & passager. Vostre seul Portrait depuis plus d’une année, a plus fait d’impression sur mon cœur, que cent objets* d’une beauté reconnuë.
HORTENSE.
Adieu, Lisandre, je ne dois plus vous écouter. Allons, Lisette.
LISETTE.
Si vous n’allez pas plus viste, vous n’arriverez de long-temps au Convent.
HORTENSE, à Lisette.
Quand on ne sçait ce qu’on veut, peut-on sçavoir ce qu’on fait ?
SCENE VI. §
LISANDRE.
Ah, ma pauvre Marton, mes affaires reculent au lieu d’avancer, & je suis le plus malheureux de tous les mortels. Hortense me traite avec la derniere rigueur.
MARTON.
Souffrez*, Monsieur, que je vous en felicite.
LISANDRE.
Comment ? Me feliciter d’une indifference si cruelle qu’elle va jusqu’au mépris ?
MARTON.
Jusqu’au mépris ! Je dois redoubler mes complimens. Que vous allez avoir de gloire & de plaisir !
LISANDRE.
As-tu perdu le sens ? Il ne m’est [p. 91] pas seulement permis d’esperer.
MARTON.
Tant mieux, Monsieur, tant mieux.
LISANDRE.
Comment tant mieux ? Rien n’approche des maux dont mon cœur est déchiré.
MARTON.
Que vous avez lieu d’estre content ! Allegresse, Monsieur, allegresse.
LISANDRE.
Puis-je estre content lors que tout s’oppose à mon bonheur ?
MARTON.
Et c’est ce qui va le rendre plus parfait. Que vous estes heureux, Monsieur, que vous estes heureux !
LISANDRE.
Que veux-tu dire heureux ? Prens-tu plaisir à me desesperer ?
MARTON.
Non, Monsieur, je sçais ce que je dis. N’est on pas heureux quand on est au comble de ses souhaits ?
LISANDRE.
Sans doute.
MARTON.
Vous y voila, Monsieur, vos souhaits [p. 92] sont accomplis. Vous cherchiez un cœur qui se deffendist, le voila trouvé. Hortense ne vous donnera point de rendez-vous, & vous ne la confondrez point avec toutes celles qui veulent que vous les aimiez.
LISANDRE.
Ne croy pas…
MARTON.
Vous estiez un malheureux mortel qui n’avoit pas le temps de former des souhaits. Vous avez à present le champ libre, & vous pouvez souhaiter à loisir.
LISANDRE.
N’aigris point ma douleur.
MARTON.
Vous regardiez avec mépris un bonheur tout uny, & vous estiez au desespoir d’entrer de plein-pié dans un cœur. Vous allez estre content. Hortense vous a attendu, mais vous attendrez peut-estre long-temps aprés elle.
LISANDRE.
Mon avanture est des plus surprenantes.
MARTON.
Vous le voyez, l’heure a sonné pour [p. 93] vous, mais ce n’est pas l’heure du Berger108 ; c’est l’heure des soins & des soupirs. Il vous en coustera dont l’interest sera mal payé.
LISANDRE.
Ah, Marton !
MARTON.
Ah, Monsieur, vous connoissiez mal le Sexe* quand vous avez cru que toutes les Femmes estoient formées sur le modèle des Coquettes.
LISANDRE.
J’ay tort, je l’avouë.
MARTON.
Cet aveu ne suffit pas, il faut que les Dames soient vangées, non-seulement de toutes vos médisances, mais aussi de vostre peu d’attachement pour les plus parfaites. Il faut que vostre repentir éclate. Il faut que vous aimiez long-temps, & peut-estre éternellement sans estre aimé, & je ne sçay pas mesme si pour faire un grand exemple, l’amour ne voudra point que vous soyez du nombre des Amans qu’une passion mal reçûë a fait partir pour l’autre monde.
MARTON.
Voila le ton que vous devez prendre pour vous raccommoder avec le Sexe*.
LISANDRE.
Ouy, je mourrois content, si j’estois seur que la belle Hortense donnast quelques larmes à ma mort.
MARTON.
Vous commencez à me faire pitié.
LISANDRE.
Fais donc quelque chose pour moy.
MARTON.
Comptez que je voudrois vous servir. Aprés tout les Femmes sont d’une bonne paste, elles ne sçauroient voir souffrir personne.
LISANDRE.
Enfin, Marton, je me repose sur toy. Fais en sorte de pressentir dans quels sentimens seroit ma Mere, si elle sçavoit mon amour, mais ne luy dis pas si tost le nom de la Beauté qui le cause. Tâche de penetrer dans le cœur d’Hortense pour sçavoir ce qui s’y passe. Ecoute [p. 95] tout, examine tout, ne laisse échapper aucune occasion de me servir, & si tu en viens à bout, je te rendray si heureuse, si heureuse… Ne m’abandonne pas, me le promets-tu ? Ne m’oublieras-tu point ? Te serviras-tu de tout ton esprit, de toute ton adresse pour sauver la vie du plus malheureux de tous les Amans ?
MARTON.
Quel torrent de paroles, & que les Amans en disent d’inutiles ! On gasteroit bien des affaires si pour les servir on se donnoit des mouvemens aussi empressez que leur amour. Vous allez voir si nous avons de l’esprit. Je prens sur mon compte Hortense & vostre Mere, & si d’abord je ne vous les rens pas favorables, j’exciteray de si grands troubles dans leur cœur, qu’elles seront dans peu contraintes de capituler. Je prouveray ensuite à Hortense que vous n’aimez ny la table, ny le jeu, & que vous n’estes point de ces Heros nocturnes, qui disputent le haut du pavé aux Archers du Guet109. Je luy feray voir que n’ayant soupiré que pour des Coquettes que vous estimez peu, [p. 96]
vous ne quitterez point pour vous marier, de ces Maistresses que l’on reprend aprés quelques jours de mariage. Je n’oublieray point à parler de vostre esprit, Hortense m’écoutera ; elle reflechira sur tout ce que je luy diray, l’amour s’en meslera, la raison parlera plus bas, & l’hymen pour nous réjouïr sera suivi de cent Epithalames*.
LISANDRE.
Ah, Marton, ma chere Marton, je te devray tout le bonheur de ma vie. Va viste executer tout ce que tu as projetté. Ne tarde point, cours, & reviens m’en dire des nouvelles.
MARTON.
Si je puis aller aussi viste que vos souhaits, vous serez bien-tost satisfait.
SCENE VII. §
[p. I, p.97]PASQUIN.
Il faut l’avouër, les Femmes sont habiles en tout. A quinze ans une Fille est faite, & souvent à trente un homme n’est qu’un sot. L’esprit leur vient avant la raison, & quand leurs Freres sont encore à l’Alphabet, elles regentent dans les ruelles*.
LISANDRE.
Les Femmes sont donc bien dans ton esprit ?
PASQUIN.
Depuis que vous les estimez, il m’a pris envie de les estimer aussi. Les Femmes sont les delices de la vie, la joye de la table, le Soleil des ruelles, la lune des Voyageurs nocturnes, la boussole des marins, & la ressource des Officiers ruinez. Sur leurs simples recommandations on donne des agrémens de Charges, des audiences, des emplois, des [p. 98] Arrests, & des Licences en Droit. Elles font les Academiciens, les Orateurs ont besoin de leur cabale. La pluspart des Traitans* leur doivent toute leur fortune. Elles font par tout la pluye & le beau temps,
LISANDRE.
Tu viens de voir que Marton prend mon party. Que feras-tu pendant qu’elle agira pour moy ?
PASQUIN.
Rien, Monsieur.
LISANDRE.
Comment rien ?
PASQUIN.
Non, Monsieur, puisque Marton fera tout.
LISANDRE.
Je n’auray pas trop de ton secours & du sien. L’excez de mon amour me cause une espece de létargie qui me rend tout stupide. Ah, Pasquin, quel changement, lors qu’on aime de bonne foy ! Quand je n’avois affaire qu’à des Coquettes, & [p. 99] que le plaisir estoit le seul but de ma passion, je faisois, sans m’embarasser, vingt declarations par jour, & cent faux sermens, avec l’air le plus assuré ; & depuis que j’aime Hortense, je n’ose qu’en tremblant découvrir la verité.
PASQUIN.
Je vois que vous avez besoin de mes conseils & de mon secours. Je ne vous dis point ce que je feray, mais vous en apprendrez des nouvelles.
LISANDRE.
Il faut que nous gagnions la Mere & la Fille.
PASQUIN.
L’une aprés l’autre, s’il vous plaist, gagnons la Fille.
LISANDRE.
Ouy, mais c’est pour le mariage, ayons la Mere. Sans la Mere nous ne tenons rien.
PASQUIN.
Est-ce que vous voulez aussi épouser la Mere ? Si je l’épousois, moy, vos affaires iroient plus viste ?
LISANDRE.
Ne plaisante point.
LISANDRE.
Ouy, Pasquin, je te le jure.
PASQUIN.
Quoy, sans elle la vie ne vous seroit rien ?
LISANDRE.
Non, Pasquin, je ne sçaurois vivre sans elle.
PASQUIN.
Et si vous la perdiez, vous seriez homme, là, à ne pas craindre la mort ? Vous chancelez, Monsieur, vous n’estes pas homme d’execution.
LISANDRE.
Non, te dis-je, je suis resolu de mourir, ou d’emporter le cœur d’Hortense.
PASQUIN.
Allez, Monsieur, vous aimez, & vous aimez pour la premiere fois de vostre vie. On ne fait jamais que dans une premiere passion la sottise de se vouloir tuer.
LISANDRE.
Je voudrois faire encore davantage [p. 101] pour l’incomparable Hortense. Je regarde tous mes autres engagemens comme des méprises d’un cœur qui la cherchoit dans toutes les autres Beautez.
PASQUIN.
La voila trouvée autant vaut. Elle est Fille, elle est belle. Sa Mere la sacrifie. Si vous sçavez bien vous y prendre, elle est à vous. Feignez seulement de vouloir vous tuer pour elle.
LISANDRE.
Si la feinte ne peut reüssir, je ne répons pas de ne point passer aux effets.
PASQUIN.
Si vous vous tuez pour Hortense, il est certain qu’elle vous aimera. Une Fille nourrie en Province ne doit pas estre insensible à une pareille declaration d’amour. Cependant un Amant mort n’est pas long-temps preferé. Vivez, mais si vous trouvez Hortense opposée à vostre amour, abandonnez-vous au desespoir. Dites-luy qu’elle se plaist à vous voir souffrir, que c’est une cruelle, une tygresse qu’un pur amour ne sçauroit toucher, jettez vos gants, enfoncez vostre chapeau, frappez du pied contre terre. [p. 102] Que l’amour & la mort ayent plus de part dans vos discours que la raison. Entrecoupez vos paroles de sanglots, & faites le possedé comme un Financier qui trouve sa Maistresse en faute.
Non, vous n’en viendrez jamais à bout. Vous n’estes point accoutumé à mourir pour vos Maistresses ; vous n’aurez jamais la patience d’essuyer de longs refus. Vous reprendrez vos airs méprisans, & vous gasterez tout.
LISANDRE.
Ne crains rien.
PASQUIN.
Si tous vos empressemens sont sans effet, allez jusqu’à l’évanouïssement. C’est une pierre de touche merveilleuse pour éprouver l’amour. Souffrez* jusques au seau d’eau en homme tout-à-fait mort, pour faire voir que rien ne peut noyer vostre amour. Enfin en évanouy bien sensé, soyez sourd à toutes les voix qui vous appelleront. Que celle d’Hortense vous fasse seule entrouvrir les yeux, & dites-luy du ton d’un homme [p. 103] de l’autre monde, que sa voix vous a fait revenir des portes du trépas. Si vous remarquez que vous soyez ressuscité trop tost, redevenez mort, & selon que vous le jugerez à propos, soyez dans la suite, sage, emporté, doux, mort ou vivant. Il ne s’agit que d’estre bon Comedien111. Par là les plus fins sont dupez, & les plus belles en tiennent.
LISANDRE.
C’est assez, je n’oublieray rien, mais songe à ce que tu me promets.
SCENE VIII. §
PASQUIN112.
S’il réüssit, mes avis seront récompensez. Cecy prend un bon chemin. La folie* des Maistres doit estre utile aux Valets, & quand nous nous engageons avec un jeune homme, nous devons moins compter sur nos gages, que sur ce que ses plaisirs & ses amours nous rapportent. C’est dans ces occasions que [p. 104] nos services sont payez comptant. C’est par là qu’un Maistre-Valet gagne dequoy acheter une Noblesse, qui sert d’époussette à toutes les ordures de sa vie. Nombre de mes Camarades sont déja bien époussetez. Travaillons à gagner dequoy nous décroter comme eux. Les desordres des Maistres ne doivent pas moins contribuer à l’établissement des Valets, que la ruine des grandes Maisons à la fortune des Intendans. Allons mettre à profit nos maximes & nos lumieres.
Fin du troisiéme Acte.
ACTE IV. §
SCENE I. §
ORASIE.
Quoy ! vous croyez que Lisandre aime vostre Sœur. Que m’apprenez-vous ?
ALCIPPE.
Je ne le sçay que trop.
ORASIE.
Il ne se peut vanter d’estre aimé, puis qu’Hortense vouloit entrer dans un Convent dés aujourd’huy.
ALCIPPE.
Cette retraite fait voir que Lisandre ne luy est pas indifferent. Elle ne trouve que ce remede pour empescher le progrés d’un feu puissant. Elle craint* Lisandre, elle cherche à le fuir, elle l’aime.
ALCIPPE.
Vous craignez que je ne perde le bien qu’elle a resolu de me donner, & ce n’est pas ce qui fait ma peine. J’aime ma Sœur, elle se sacrifie pour moy, elle est genereuse, elle veut partir, elle devore son amour, j’en suis cause, j’endure tout ce que je luy fais souffrir, le chagrin m’accable, je ressens tout ce que cet amour va causer d’inquietude à la belle Henriette, je crains de la perdre. Peut-on sentir plus de maux à la fois ?
ORASIE.
Il faut trouver le moyen de les adoucir. Je veux parler à vostre Sœur.
ALCIPPE.
Ah, Madame, vous allez les augmenter si vous la chagrinez.
ORASIE.
Soyez en repos là-dessus.
ALCIPPE.
La voicy. Je me retire, son embarras me feroit trop de peine.
SCENE II. §
[p. 107]ORASIE.
Venez, ma Fille, venez apprendre une nouvelle qui doit vous réjoüir. J’ay pesé vos raisons, je consens que vous entriez dés aujourd’huy dans un Convent, je ne veux plus vous contraindre.
HORTENSE.
Quand il s’agit de vous obeir, je ne me fais aucune violence.
ORASIE.
Pour reconnoistre cette soumission, je vous accorde ce que vous m’avez demandé. Vous estiez tantost113 preste de quitter le monde. Ainsi rien ne doit vous arrester.
HORTENSE.
Vos bontez, Madame, me font souhaiter de demeurer encore quelques jours auprés de vous. Ce n’est pas trop [p. 108] pour vous bien marquer ma reconnoissance.
ORASIE.
S’il arrivoit que vous prissiez quelque attachement, vous m’imputeriez les maux qu’il pourroit vous causer.
HORTENSE.
Vous ne devez rien craindre là-dessus, je suis preste à suivre mon devoir.
ORASIE.
Pour le suivre, il faut entrer tout à l’heure114 dans un Convent, puisque c’est le party où vous estes resoluë.
HORTENSE.
Ah, Ciel !
ORASIE.
D’où vient cette repugnance pour ce que vous souhaitiez si ardemment ?
HORTENSE.
Madame…
ORASIE.
Et bien ?
HORTENSE.
Mon Frere me prie de ne le pas quitter si tost. Je l’aime, & je suis bien aise d’avoir pour luy cette complaisance.
HORTENSE.
Ouy, Madame.
ORASIE.
J’auray soin d’empescher qu’il ne se plaigne.
HORTENSE.
Il ne veut pas que vous sçachiez la priere qu’il m’a faite.
ORASIE.
Je sçay tout ce que je dois sçavoir là-dessus.
HORTENSE.
Mais que croira-t-on quand on sçaura que vous précipitez ma retraite, que vous ne vouliez pas qui se fist si tost ?
ORASIE.
Et que peut-on croire ?
HORTENSE.
Que sçay-je ? Le monde est si médisant.
ORASIE.
Vous avez raison, la médisance commence à parler. Il faut empescher qu’elle ne continuë.
HORTENSE.
Quoy, Madame, on parle déja de moy ?
HORTENSE.
Je vous demande en grace de me souffrir* encore quelque temps dans le monde, pour le détromper par ma conduite.
ORASIE.
Il faut l’avoüer, rien n’est plus ingenieux que vos détours, mais ils ne produiront rien, puis que j’en connois la cause.
HORTENSE.
Et que sçavez-vous, Madame ?
ORASIE.
Je sçay, puis qu’il faut m’expliquer clairement, & que vous ne voulez pas m’entendre, que Lisandre vous aime.
HORTENSE.
Lisandre m’aime, Madame ! Lisandre ! Lisandre n’aime rien. Vous me l’avez dit, & vous avez mesme pris soin de me le prouver.
ORASIE.
Il est vray, mais l’amour a trompé Lisandre aussi-bien que moy.
HORTENSE.
Quoy ? Lisandre seroit capable d’un [p. 111] veritable attachement ? Cela ne se peut.
ORASIE.
C’est pourtant une verité.
LISETTE, à Hortense.
Vous devez croire ce que vous dit Madame. Voudroit-elle vous tromper ?
ORASIE, à Lisette.
Taisez-vous, vous estes une raisonneuse*.
En un mot, je ne veux point sçavoir si Lisandre vous aime, ny si vous l’aimez. Je ne veux rien voir, j’excuse tout. Vous avez pris le party du Convent, vous m’avez fait prendre des mesures là-dessus, vous m’avez fait venir à Paris ; vous sçavez ce que cela veut dire, je vous y laisse resver*.
SCENE III. §
LISETTE.
Cela veut dire qu’il faut vous resoudre à partir. Deviez-vous vous engager [p. 112] à ce voyage sans retour, avant que de sçavoir si vostre cœur en seroit toujours d’accord ?
HORTENSE.
A peine ai-je sçu parler qu’on m’a fait dire que je voulois aller dans un Convent. J’ay crû que ce langage estoit ordinaire aux enfans. Je l’ay trop tenu sans sçavoir ce que je disois, & cependant il faut partir.
LISETTE.
C’est ainsi qu’on enrole les Filles pour le Convent. Il faut de l’adresse pour enroler.
HORTENSE.
Je vois la Mere de Lisandre. Retirons-nous, je ne suis pas en estat de luy parler.
SCENE IV. §
SILVANIRE.
Il semble qu’Hortense ait voulu m’éviter.
SILVANIRE.
Quoy, Marton, tu peux croire que mon Fils aime serieusement ?
MARTON.
Ouy, Madame, il aime du plus grand serieux du monde.
SILVANIRE.
Il se trompe, Marton.
MARTON.
Il vous trompe vous-mesme, puis qu’il aime en honneste* homme, & que vous n’en croyez rien.
SILVANIRE.
Plust au Ciel qu’il me trompast ainsi !
MARTON.
Il aime, vous dis-je, en tout bien & en tout honneur. Je m’en mesle, Madame, c’est tout dire.
SILVANIRE.
Ouy, cela dit quelque chose, mais comment peux-tu le sçavoir ? Les plus coquettes ne s’apperçoivent de ses tromperies qu’aprés qu’il les a quittées.
MARTON.
[p. 114]Oh, je n’ay point de caution à vous donner. Je vous en répons, & ma parole vous doit suffire. Je le sçay, je le vois, & je vois clair.
SILVANIRE.
Je voudrois bien qu’il pust se fixer. Un attachement veritable l’occuperoit entierement, & il seroit plus souvent avec sa Mere. Marton, si mon Fils aime à bonne intention, il va se faire honneste* homme.
MARTON.
Ouy, mais en ce temps-cy, les jeunes gens se marient assez d’eux-mesmes, & leur choix n’est pas toûjours au gré de leurs Parens.
SILVANIRE.
Comment ? Est-ce que mon Fils voudroit épouser quelque Fille d’un merite douteux ?
MARTON.
Oh, Madame, ces Creatures-là n’ont guere de Maris qu’en détrempe*, leur mariage ne dure tout au plus que pendant un quartier d’hiver. Vostre Fils a trop d’honneur, il tient de vous.
MARTON.
Vostre Fils veut épouser une Fille qui en regorge, mais si sa dot estoit moindre que son honneur, je croy qu’en consideration de sa vertu, vous fermeriez les yeux sur son bien.
SILVANIRE.
Mon Fils aimeroit-il une Coquette humanisée ?
MARTON.
Vous vous gendarmez* déja. Vous voulez le bien & l’honneur des gens, c’est trop, & quand l’honneur est sans tache, toute une Famille devroit se cottiser pour l’acheter.
SILVANIRE.
Va chercher mon Fils, je veux luy parler.
MARTON.
Mais n’en déplaise au pouvoir maternel, vous autres Meres vous estes un peu difficiles sur le chapitre des Brus que vous n’avez pas choisies. S’il arrive que vous n’approuviez pas le choix de vostre Fils, ne vous avisez pas d’appuyer [p. 116] sur le refus. Les Amans s’emportent lors que l’on s’oppose à leur amour. Approuvez d’abord, vous refuserez ensuite.
SILVANIRE.
Va chercher mon Fils, dépêche toy.
MARTON.
Souvenez-vous au-moins que si vous le cabrez, vous ne tenez rien. C’est le Gentilhomme de France le plus retif.
SILVANIRE.
Ce n’est pas là ton affaire. Dis-moy seulement le nom de la personne qu’il aime.
MARTON.
Vous l’apprendrez de sa bouche. Je vais luy dire que vous luy voulez parler.
SCENE V. §
SILVANIRE.
Je seray bien-aise de l’interroger sur son amour, avant qu’il se soit préparé à me répondre. Il ignore que sa passion [p. 117] me soit connuë. Mais voicy Orasie.
SCENE VI. §
SILVANIRE.
Vous venez tout à propos, Madame, pour vous réjoüir avec moy.
ORASIE.
Ce qui fait la joye des uns, fait souvent le chagrin des autres.
SILVANIRE.
Mon Fils veut s’attacher au mariage, & j’en suis ravie.
ORASIE, à part.
Je ne le suis pas, moy.
SILVANIRE.
Nous pourrions faire ces deux mariages en mesme temps.
ORASIE.
Si vous consideriez…
SILVANIRE.
J’ay tout consideré. Mon Fils estant fort jeune quand son Pere est mort, a [p. 118] toujours vécu avec une espece de desordre que les pauvres Veuves ne sçauroient empescher ; mais avec une Beauté sage, je suis seure qu’il aimera sagement.
ORASIE.
Si mon Fils n’estoit pas plus sage, je l’enfermerois, moy, entendez-vous ?
SILVANIRE.
Abus. Il vaut mieux souffrir un peu des Enfans que de les perdre dans le monde. L’âge corrige la jeunesse. Le Mariage le fixera bientost. Les carresses d’une jeune Femme, sage, belle & spirituelle, changent tout un homme. Quel plaisir j’auray de le voir marié ! Il me semble que vous ne me felicitez point assez.
ORASIE.
Ce mariage n’est pas encore fait.
SILVANIRE.
Non, mais il sera bien-tost resolu, si tout est comme on me l’assure.
ORASIE.
Nous verrons si mon opposition ne servira de rien.
SILVANIRE.
Mais, Madame…
SILVANIRE.
En verité…
ORASIE.
En verité, Madame, vous devriez avoir plus d’égards pour moy.
SILVANIRE.
Vous devriez en avoir vous-mesme. Vous pouvez rompre le mariage de vostre Fils avec ma Fille, mais mon Fils peut se marier sans vostre consentement.
ORASIE.
Comment l’entendez-vous, Madame ? Se marier sans mon consentement ?
SILVANIRE.
Je l’entens comme il faut l’entendre. Mon Fils ne dépendant que de moy, rien ne l’empeschera de se marier quand il me plaira.
ORASIE.
Je sçay que chacun peut consentir ou non au mariage de ses enfans, & c’est par cette raison que je n’approuveray jamais le mariage dont vous me parlez.
ORASIE.
Cela n’est pas en vostre pouvoir.
SILVANIRE.
La teste luy a tourné.
Avez-vous bien pensé à ce que vous dites ?
ORASIE.
Ouy, Madame, & je ne consentiray jamais que vostre Fils épouse ma Fille. Il semble que vous preniez à tasche de m’empescher de rétablir ma maison, puis que les biens partagez…
SILVANIRE.
Je n’ay jamais pensé à ce mariage.
ORASIE.
Pourquoy m’en parlez-vous donc ? Je sçay que vostre Fils est éperdument amoureux de ma Fille, & comme vous me parlez de le marier à ce qu’il aime, pouvois-je croire autre chose sinon que vous aviez conclu ce mariage ?
SILVANIRE.
On venoit de me parler de l’amour de mon Fils, sans me nommer la personne qui le cause. Je vous ay ouvert mon [L, p.121] cœur, & nous nous sommes chagrinées116 faute de nous entendre. Mais j’apperçois mon Fils. Je veux luy parler doucement, pour mieux travailler à sa guerison.
SCENE VII. §
SILVANIRE.
Que viens-je d’apprendre, mon Fils ? On dit que vous voulez épouser Hortense. Avez-vous pensé à tous les obstacles qui vous arresteront, au chagrin que vous donnerez à Madame, à moy, & à vostre Sœur, dont vous ferez rompre le mariage ? Vostre amour est mesme desobligeant pour Hortense, puis qu’il marque que vous la croyez assez foible pour vous aimer dés le premier jour, & pour quitter la genereuse resolution que sa vertu, & son bon naturel luy ont fait prendre.
LISANDRE.
[p. 122]Ouy, Madame, j’aime Hortense, & je l’aime avec toute l’ardeur dont un cœur puisse estre capable. Il n’est plus question de le cacher. J'ay prévû tout ce que vous venez de me dire, & rien n’a pû reculer un instant l’aveu de mon amour. Je l’aimois sans la connoistre. Il estoit arresté que je l’aimerois, & ce sont de ces passions violentes qui ressemblent aux torrens, dont rien ne peut arrester la rapidité.
ORASIE.
Songez-vous que vos plaisirs vous coustent la meilleure partie de vostre bien ?
LISANDRE.
Animé des beaux yeux de l’aimable Hortense, échauffé du plus pur & du plus ardent amour, je sçauray m’ouvrir le chemin qui mene à la plus solide gloire. Cette gloire conduit à la fortune, & quand une fois j’en seray favorisé, tout me sera facile pour élever ce que j’aime.
ORASIE.
Tout ce raisonnement sera inutile. Ma Fille me persecute pour entrer dans un [p. 123] Convent, & son Frere marié, elle monte en carosse, & dit adieu aux vanitez du monde.
LISANDRE.
Je n’obtiendray donc rien ny de vous ny d’Hortense ?
ORASIE.
Vostre cœur est rempli de tant d’objets*, que ma Fille y trouveroit trop peu de place. Je suis venuë exprés pour terminer nos affaires. Voulez-vous, Madme, que nous y travaillions ?
SILVANIRE.
Entrons dans mon Cabinet, pour estre moins interrompuës.
SCENE VIII. §
LISANDRE.
Peut-on trouver un Amant dans une situation plus cruelle117 ? Le cœur rempli de la plus violente passion qui fut jamais, méprisé par la Beauté que j’adore, deux Vieilles des plus obstinées contraires [p. 124] à ma flâme, la fortune aussi peu favorable que l’amour, raillé de tous ceux qui ont connu mon peu d’estime pour le Sexe*, accablé d’obstacles insurmontables, en faut-il davantage pour desesperer un Amant ? Mais j’apperçois Hortense. Faut-il que tout s’oppose à mon Amour ?
SCENE IX. §
HORTENSE, à part.
Je le vois. Aprés avoir découvert les sentimens de ma Mere, je dois plus que jamais luy cacher ceux de mon cœur.
Enfin, Monsieur, vous voulez que vos sentimens, vrais ou faux, ne soient plus inconnus. Ma Mere vient de m’entretenir, & la vostre n’en est pas moins instruite. Je ne puis donc plus les ignorer.
HORTENSE.
Doucement, Lisandre. Ces transports ne seront pas de nostre conversation, où je la finis sur l’heure.
LISANDRE.
Quoy ? Vous avez la dureté … Ah, Ciel !
HORTENSE.
Songez, Lisandre, que vous n’estes pas en droit de me faire le moindre reproche. Nous ne nous connoissons qu’à peine. Vostre cœur a changé mille fois, le mien n’a jamais aimé. Je ne vous ay rien promis, & si je vous dois quelque reconnoissance, cet entretien m’en acquitte. C'est pour la premiere fois que j’écoute, & que je répons sur un ton que je n’ay jamais connu.
LISANDRE.
Ah, Madame, vos manieres enchantées redoublent ma passion. Quel tresor! Les Femmes raisonnables sont rares, je serois seur d’en trouver une en vous.
HORTENSE.
[p. 126]Que sçavez-vous, Lisandre, & que sçay-je moy-mesme dequoy je serois capable aprés avoir vû le monde ? L'exemple gaste, l’usage séduit, & le mariage nous dérange terriblement de nos devoirs.
LISANDRE.
Avec ce discernement on ne sçauroit avoir de deffauts.
HORTENSE.
Avec cette prévention118 on ne peut estre bon Juge.
LISANDRE.
Vous avez tout ce qui peut rendre un Epoux heureux.
HORTENSE.
On assure que tous les Amans parlent de mesme.
LISANDRE.
J'ay plus qu’eux étudié les Femmes.
HORTENSE.
Elles en ont trompé de plus vieux & de plus habiles.
LISANDRE.
Je suis seur que vous ne me tromperiez pas.
HORTENSE.
[p. 127]Chacun vante ce qu’il aime, & les Amans font parler la raison d’une Maistresse, quand les yeux seuls leur ont parlé.
LISANDRE.
Le contraire paroist à vostre égard. Vostre merite acheve l’ouvrage de vos yeux.
HORTENSE.
S'ils ne parlent pas comme moy, ce sont des imposteurs que je desavouë.
LISANDRE.
Leur pouvoir… Mon amour…
HORTENSE.
Ce discours convient mal au dessein que j’ay formé. Trouvez bon que je vous quitte.
LISANDRE.
Non, Madame, le temps & mon amour me fourniront des moyens pour lever les obstacles qui s’opposent à mon bonheur.
HORTENSE, à part.
Que119 ne dit-il vray ! C'est trop demeurer icy, adieu, Lisandre.
LISANDRE.
Quelle injustice ! mais elle ne m’écoute pas.
LISANDRE.
Ciel ! me quitter quand je suis prest de m’abandonner aux plus cruels transports ! Quelle reconnoissance de ma passion ! Que toutes les Femmes sont injustes ! Traiter ainsi le plus pur & le plus ardent amour ! Que je veux de mal à mon cœur de m’avoir trahy ! Je sçavois que les Femmes obstinées, contrariantes, n’aiment que ceux qui les fuyent. Que je les connoissois bien ! Hortense, injuste Hortense, vous n’aurez pas le plaisir de me voir mourir d’amour. Vostre cruauté est un remede au mal que m’ont fait vos yeux.
Que vois-je ?
HORTENSE.
Je vous felicite d’une si prompte guerison.
LISANDRE.
Je ne m’en dédis point. Ouy, mon cœur, mon lâche cœur m’a trahi. Je n’estois pas né pour aimer constamment. Ah, ne m’écoutez point, Madame, vos mépris sont cause que je ne sçay ce que [p. 129] je dis, je ne me connois plus. Vous estes au dessus de tout vostre Sexe*, & vous meritez seule l’hommage de tout l’univers.
HORTENSE.
Reprenez vostre indifference, elle vous siera mieux.
LISANDRE.
Je la reprendray, cruelle, ouy, je la reprendray.
HORTENSE.
Voila vostre vray caractere. La constance conviendroit mal avec le peu d’estime que vous avez pour les Femmes.
LISANDRE.
Vous n’en avez que le nom. La terre n’a rien de plus parfait, de plus digne d’estre aimé, & la passion…
HORTENSE.
Souvenez-vous que vous me verrez toûjours fuïr, dés que vous parlerez d’amour.
LISANDRE.
Et bien, demeurez, n’en parlons plus. Ah, Ciel! En quel estat suis-je reduit ? Je ne vous diray donc rien de ce que [p. 130] je sens. Ah, Madame, considerez les bassesses où vous forcez mon orgueïl. Je me rens, tout est contre mon amour. Ma Mere & ma Sœur s’en doivent plaindre. Vostre Frere me doit haïr, & je dois me vouloir mal à moy-mesme, puis qu’on trouve de la honte à se démentir, mesme en se corrigeant. J'ay tort enfin de vouloir empescher une action, dont le Ciel doit vous tenir compte. Je vois tout cela s’élever contre moy. Je le sens, je me le reproche, & cependant je vous aime. N'avez-vous point pitié de moy ?
HORTENSE, à Lisette.
C'est icy où j’ay besoin de toute ma raison. Et bien, Lisandre, je vous plains. Que puis-je davantage ?
LISANDRE.
Un mot de plus, un regard, un soupir de pitié me feroit mourir content. Quoy ! je n’obtiendray rien ? Vous détournez les yeux, vous cherchez à me fuïr. Je voudrois vous imiter, mais je n’en ay pas la force. Je demande du secours à ma raison, elle me le refuse. J'implore celuy de l’amour, il ne m’écoute [p. 131] pas. Ainsi tout m’est contraire, le repos me fuit, la raison me quitte, l’amour me demeure, vostre cruauté me tuë.
HORTENSE.
En l’estat où sont les choses, vous seriez bien embarassé de mon amour. L'aveu que vous souhaitez devroit vous faire trembler, & ne serviroit qu’à vous rendre malheureux.
LISANDRE.
Ah, Madame, que ce malheur me donneroit de joye !
HORTENSE.
Vous n’y pensez pas, Lisandre. Vous n’avez à present que le chagrin de ne pouvoir estre à ce qui ne vous aime pas, & vous auriez celuy de ne pouvoir posseder ce qui vous aimeroit. Cet aveu seroit si cruel, que je vous aime trop pour vous dire que je vous aime.
SCENE X. §
MARTON.
Je vous cherchois, pour vous dire d’aller parler à vostre Mere.
LISANDRE.
Je viens de la quitter.
MARTON.
Je l’avois preparée à vous écouter favorablement. Cependant je n’ay pas encore nommé la personne que vous aimez, mais j’en ay dit assez pour empescher que sa surprise ne soit aussi grande qu’elle devroit estre quand elle l’apprendra.
LISANDRE.
Mais qu’as-tu fait auprés d’Hortense ? Que t’a-t-elle dit ?
MARTON.
Rien, je me suis seulement fait écouter. C'est beaucoup, le reste viendra.
LISANDRE.
Apprens la suite de ce que tu as commencé. [p. M, p.133] Estant venu pour voir ma Mere, j’ay trouvé celle d’Hortense avec elle. Elles sçavoient mon amour. Ma Mere m’en a paru fachée, mais sans me marquer d’aigreur ; & la Mere d’Hortense m’ayant ensuite osté tout espoir, elles m’ont laissé seul, penetré de douleur & d’amour.
MARTON.
Vostre cœur estoit donc bien malade ?
LISANDRE.
Hortense a paru un moment aprés.
MARTON.
Cela vous a tout réjouy ?
LISANDRE.
Elle venoit pour me persuader d’étouffer mon amour.
MARTON.
Et c’est à quoy vous n’avez pas consenty ?
LISANDRE.
Ses yeux à demy baissez & languissans, & sa voix mal assurée, m’ont fait remarquer un trouble qu’une douce fierté vouloit me dérober. Je voyois l’embarras d’un cœur engagé, qui, craignant de se commettre, avouë en niant, céde en se deffendant, & se découvre dans le temps qu’il cherche à se déguiser. [p. 134] Plus cette Belle affectoit d’indifference, plus un feu timide & discret se faisoit remarquer. Ses discours prenoient le parti de sa raison, & ses yeux celuy de son cœur, & son trouble avoit un charme capable de tout enflamer, & qui m’a fait gouster le plaisir de sçavoir que l’amour me doit la conqueste d’un cœur qui n’avoit pas dessein de le reconnoistre.
MARTON.
Ainsi Hortense est venuë vous dire d’étouffer vostre amour, pour vous apprendre le sien ?
LISANDRE.
Quand nostre amour seroit reciproque, il seroit encore traversé pas tant d’obstacles, que j’ay lieu de croire que je seray toujours malheureux.
MARTON.
Dequoy vous plaignez-vous, quand vos affaires commencent à bien aller ? Calmez vos inquietudes, l’Amour & Marton sont pour vous, laissez-nous faire, nous avons assez bien commencé. Je vous ay fait honneste* homme, il ne vous manque que du bien ; c’est à Pasquin à vous en donner. Travaillez-y tous [p. 135] deux, je m’en vais penser au reste.
LISANDRE.
Et moy, je vais penser à toy, comme je le dois.
SCENE XI. §
LISANDRE.
Mes affaires prennent un assez bon train, mais quand il s’agit de mariage, le bien en fait plus avorter que l’amour n’en fait conclurre120. Mais voicy Pasquin.
SCENE XII. §
PASQUIN.
Enfin, Monsieur, tout va le mieux du monde. J'ay vû mon Amy de la Rochelle, qui sçait vostre Oncle par [p. 136] cœur. Nous avons concerté ce qu’il doit dire à vostre Mere, & si cet Oncle s’avise de ne vouloir pas mourir si tost, je me charge de le faire mort pour vous rendre riche, jusqu’à ce que vostre mariage soit fait. Songez seulement à empescher qu’Hortense ne veuïlle entrer au Convent.
LISANDRE.
C'est là tout ce que je crains ; mais, Pasquin, il faudra que tost ou tard la verité soit connuë.
PASQUIN.
Vous m’avez demandé du temps, je prétens vous en donner, servez-vous en pour gagner vostre Oncle. Mandez-luy vostre conversion*. Faites qu’il l’apprenne par tous vos Amis. Si son mal continuë, employez des gens de bien pour luy parler en vostre faveur. S'il revient en santé, servez-vous de ses Amis de plaisir & d’affaires.
LISANDRE.
Tu raisonnes fort juste.
PASQUIN.
J'ay donné rendez-vous à Lisette pour vos interests ; elle vient, laissez-nous.
PASQUIN.
Mais laissez-moy faire, & vous serez content.
LISANDRE.
Je te laisse.
SCENE XIII. §
PASQUIN.
Te voila tout à propos, écoute. Tu es Lisette ?
LISETTE.
Attens, je croy qu’ouy. Ouy, je suis Lisette.
PASQUIN.
Et moy, je suis Pasquin.
LISETTE.
Tu es Pasquin ?
PASQUIN.
Ouy.
PASQUIN.
Lisette qui sert Hortense ?
LISETTE.
Ouy.
PASQUIN.
Et moy Pasquin, Valet de Lisandre.
LISETTE.
Et que signifient tous ces Pasquins & toutes ces Lisettes-là ?
PASQUIN.
Ils signifient qu’il faut que Lisette & Pasquin fassent fortune, s’ils sçavent leur mestier, & que Lisette demeure à Paris.
LISETTE.
A Paris ? je l’aime de tout mon cœur.
PASQUIN.
Il est pourtant bien fourré de malice.
LISETTE.
Qu'il est remply d’honnestes gens! Dés que je fais un pas dans la ruë, j’entens que l’un dit, elle marche bien ; l’autre, elle est bien chaussée. L'un m’offre la main, l’autre me veut prester son carrosse, & si je fais un faux pas, un [p. 139] autre me retient. Vive Paris, les Femmes y sont trop heureuses.
PASQUIN.
J'ay songé à t’y faire demeurer pour toûjours.
LISETTE.
Tout de bon ?
PASQUIN.
Tout de bon, & si tu me crois, tu gagneras tout ce que tu voudras.
LISETTE.
Et à quel jeu?
PASQUIN.
Oh, c’est en travaillant, & non en joüant. Il faut se mettre en quatre pour servir nos Maistres.
LISETTE.
A qui parles-tu ? Je fais tout chez nous, je blanchis, je coiffe, je suis à la chambre, à la garderobe, & fais toute la besogne du logis.
PASQUIN.
Avec tous ces services-là, tu serviras toujours. Il faut que les services des gens d’esprit comme nous, soient plus relevez & plus selon le cœur de nos Maistres, & que nostre teste mette nostre esprit en [p. 140] besogne pour ceux que nous servons. Ils nous font alors la Cour, nous les querellons, loin d’en estre querellez, & nous devenons maistres de nostre service, & Patrons de nos Maistres.
LISETTE.
Ah, Pasquin, que tu en sçais long ! Je vois bien qu’il y a à profiter avec toy.
PASQUIN.
Profites-en donc. Mon Maistre perd l’esprit pour ta Maistresse, il faut le servir. Il est galant homme, libéral*…
LISETTE.
Si tu dis vray, je t’apprendray quelque chose qui le fera bien-aise.
PASQUIN.
Bien-aise, Lisette ? Parle, ne le fais point languir. Mon Maistre est l’homme du monde qui aime le mieux à estre bien-aise.
LISETTE.
Les Parisiens sont-ils secrets ?
PASQUIN.
Secrets ! Ils ne parlent jamais de ce qu’ils ignorent.
LISETTE.
Je les estime à cause de leur franchise.
LISETTE.
Les secrets ne se disent pas comme cela.
PASQUIN.
Croy-moy, mon Maistre les payera bien.
LISETTE.
Il faut vouloir ce que tu veux. Ma Maistresse…
PASQUIN.
Et bien, ta Maistresse ? ta Maistresse ? As-tu perdu la parole ?
LISETTE.
Quand j’aimerois, je n’aurois pas plus de peine à te le dire.
PASQUIN.
Elle aime donc ?
LISETTE.
Non pas encore tout-à-fait ; mais elle a déja senti de petits commencemens d’amour pour ton Maistre.
PASQUIN.
Ouy ? De petits commencemens d’amour ?
PASQUIN.
Il faut que tu les fasses devenir grands, & ta fortune croistra à mesure qu’ils grandiront.
LISETTE.
Elle en sentiroit de bien plus grands, si ton Maistre avoit du bien.
PASQUIN.
Va, va, s’il ne tient qu’à cela, elle n’a qu’à sentir toujours, le bien luy viendra.
LISETTE.
Qu'il luy vienne donc, & nous ferons venir de l’amour pour luy. Mais adieu. Si ma Maistresse nous trouvoit ensemble, elle ne m’ouvriroit plus son cœur, & nous avons encore besoin de voir ce qu’il y a dedans.
PASQUIN.
Fort bien. Tu seras bien-tost aussi grande fourbe que moy.
LISETTE.
Oh, cela te plaist à dire.
PASQUIN.
C'est un métier, dont il y a de grands [p. 143] Maistres à Paris. Mais au moins n’oublie pas…
LISETTE.
Les Filles feroient de la fausse monnoye, pour passer seulement un quartier d’hiver à Paris.
PASQUIN.
Je le croy, il y a assez d’Officiers qui cherchent à les divertir.
LISETTE, bas en s’en allant.
Il me croit plus ingenuë que je ne suis, mais je n’ay dit que ce que j’ay voulu dire.
SCENE XIV. §
PASQUIN.
Victoire, victoire. Que j’ay fait un beau coup, en arrachant le secret que Lisette vient de m’apprendre, & dont mon Maistre se doutoit seulement! Aprés cela nous pouvons agir, puis qu’il est seur que le seul [p. 144] manque de bien peut empescher son bonheur. C'est un Tresor que les Valets comme nous, pour les Maistres qui ont l’amour en teste ; ils seroient bien embarrassez s’ils ne nous avoient pas. De fausses langueurs, des soupirs réïterez, des je me meurs sans mourir, commencent leurs affaires, mais il leur faut des Pasquins & des Martons pour les achever. Mon Maistre avoit perdu tout espoir d’épouser Hortense. Il faut voir si mon adresse sera employée inutilement.
Fin du quatriéme Acte.
ACTE V. §
SCENE I. §
HORTENSE.
Non, il n’y a rien de plus cruel que l’estat où je me trouve. Quelque party que prenne mon cœur, il est destiné pour souffrir toujours.
LISETTE.
Les Amans font toujours le mal plus grand qu’il n’est.
HORTENSE.
Ah, Lisette, puis-je me consoler d’avoir laissé appercevoir à Lisandre qu’il ne m’est pas indifferent ? J'ay fait reflection sur son caractere. Aucun objet ne l’arreste, & il ne cherche à voir tout [p. 146] mon foible, que pour en tirer vanité.
LISETTE.
Mais il demande à vous épouser.
HORTENSE.
Je n’en seray que plus malheureuse. Les Inconstans le sont toûjours. Le Mariage le dégoustera. Mon amour augmentera tous les jours, le sien s’évanouïra, & j’auray le desespoir de l’aimer sans estre aimée. Non, Lisette, le peril est trop grand, & je veux pour l’éviter…
LISETTE.
Dites le vray, vous ne voulez rien de tout ce que vous voulez.
HORTENSE.
Ah, ce n’est pas la volonté qui me manque, mais il est des resolutions que l’on execute lentement. Mais comme mon cœur s’est échapé malgré moy, il faut que ma raison le rappelle. C'en est fait, je ne veux plus voir Lisandre.
LISETTE.
Et quand il vous cherchera, aurez-vous le courage de le fuïr ?
HORTENSE.
Ouy, je le fuiray, pour ne le plus voir, pour ne plus l’entendre.
HORTENSE.
J'ay reconnu mon erreur, & pour te montrer que je parle tout de bon, comme il pourroit venir me chercher icy, ne me voyant pas avec ma Mere, je quitte la place121.
LISETTE.
Vous avez deviné ; je le voy venir.
HORTENSE.
Ah, Lisette !
LISETTE.
Je sçavois bien, moy, que vous ne tiendriez pas vostre serment.
HORTENSE.
Tu vas voir si je veux manquer à le tenir.
SCENE II. §
[p. 148]HORTENSE.
Si vous avez quelque égard pour moy, j’ay une grace à vous demander. Me l’accorderez-vous ?
LISANDRE.
Parlez, Madame, parlez. Est-il quelque chose que je puisse refuser, quand je vous ay donné tout mon cœur ?
HORTENSE.
Vous avez peu d’estime pour toutes celles à qui vous parlez d’amour. Faites-moy voir que vous m’estimez en cessant de m’aimer.
LISANDRE.
Moy, Madame, je pourrois cesser de vous aimer ?
HORTENSE.
Ma conqueste vous donneroit peu de [p. 149] gloire. Si vous m’aimez, ne troublez point le repos de mon cœur.
LISANDRE.
Et croyez-vous qu’il soit possible d’étouffer un amour aussi fort que le mien ?
HORTENSE.
Vous pouvez du moins me le cacher. L'effort que vous vous ferez sera mille fois plus obligeant pour moy, que toute vostre passion.
LISANDRE.
Si mes inconstances passées vous alarment, dites-moy de quelle maniere je dois vivre. Faut-il vous meriter par de longs services ? Faut-il renoncer à tous les plaisirs ? Faut-il vous suivre dans un desert122 ?
HORTENSE.
Que vous estes cruel de me tenir ce langage ! Ah, Lisandre, que vous ay-je fait ? Au nom de vostre amour, faites-en moins paroistre pour moy.
Que tu me connoissois bien, Lisette, & qu’il est mal-aisé de fuir ce qui plaist !
SCENE III. §
[p. 150]ORASIE.
Quoy, ma Fille avec Lisandre ! C'en est trop. Vous vouliez demeurer encore quelque temps dans le monde, pour faire taire la médisance, mais si vous continuez, elle parlera plus que jamais. Il ne faut plus differer à entrer dans le Convent.
HORTENSE.
Madame.
LISANDRE.
Non, Madame, non, je ne souffriray* point que la belle Hortense vous quitte. Il n’y a point d’extremité où mon amour ne me porte, pour empêcher ce malheur.
ORASIE.
Je vous trouve admirable de vouloir épouser ma Fille malgré moy, & malgré [p. 151] elle-mesme. Puis que vous le prenez sur ce ton-là…
HORTENSE.
Je dois rendre justice à la verité. C'est moy, Madame, qui ay souhaité de parler à Lisandre.
ORASIE.
Quoy, vous avez la hardiesse…
HORTENSE.
Les apparences sont contre moy, mais si vous voulez bien m’écouter, je seray bien-tost justifiée. Vous sçavez, Madame, que Lisandre a mon Portrait. Je veux le retirer de ses mains, & je le pressois de me le rendre quand vous nous avez surpris.
LISANDRE, à part.
Je n’ay plus sujet de douter de son amour.
HORTENSE, à Lisandre.
Je vous l’ay déja dit, Monsieur, je ne veux point, lors que je renonce à tout, laisser aucun lieu de faire de méchans contes. Cela ne manqueroit pas d’arriver si vous gardiez mon portrait. On croiroit que vous le tiendriez de moy, [p. 152] & j’ay resolu de ne point partir que vous ne me l’ayez rendu123.
ORASIE.
Je vous entens, ma Fille.
HORTENSE.
Ma conduite sera justifiée dans le monde, quand on sçaura ce qui m’y retient.
ORASIE.
Je vois que vous avez vos raisons, & comme vostre demande est juste, Lisandre ne refusera pas de vous rendre vostre Portrait.
LISANDRE.
Moy ? je perdrois plutost mille fois la vie.
HORTENSE.
Je vous conseille, Monsieur, de ne le pas donner.
LISANDRE.
Il m’est trop cher pour l’abandonner jamais.
HORTENSE.
Je voudrois bien vous le voir garder124.
ORASIE.
Vous estes sincere, ma Fille, mais Lisandre aura peut-estre moins de peine à vous le rendre, que vous ne pensez. J'en sçay plus que l’on ne croit.
[p. 153]Connoissez-vous Clarice ?
LISANDRE.
Ouy, Madame.
C'est une jalouse qui aura fait quelque éclat.
ORASIE.
Elle m’a fait rendre cette lettre. Ecoutez, ma Fille.
LISANDRE.
Je reconnois ses manieres.
Madame…
ORASIE lit.
Je ne vous verray point aujourd’huy, ma chere Enfant. Le mariage de ma Sœur me dérobe tout le temps que je vous avois destiné. Plaignez-moy d’estre obligé de passer la journée avec des Campagnardes. Si vostre amour est aussi fort que le mien, vous devez juger par vous-mesme de l’excez de mon chagrin. Rien ne me plaist, rien ne me divertit quand je ne suis pas auprés de vous, & je compte pour rien tout le reste du monde.
LISANDRE.
Il est vray que cette lettre est de moy, mais…
HORTENSE.
Souffrez*, Madame, que je me retire, pour n’estre point exposée à voir plus longtemps le plus perfide de tous les hommes.
LISANDRE, à Hortense.
Ah, Madame, arrestez.
ORASIE.
Vous n’y pensez pas, Monsieur, c’est une Campagnarde.
LISANDRE.
Ne me desesperez point, Madame. Cette lettre a esté écrite avant vostre arrivée à Paris. Je ne sçavois pas alors tout ce que vous valez, & la belle Hortense m’estoit inconnuë. Mais, Madame, permettez que je la cherche pour me justifier.
ORASIE.
Elle sçait trop son devoir pour vous écouter davantage.
SCENE IV. §
[p. 155]ORASIE.
Je dois plus que jamais m’opposer à son amour. Depuis que je suis icy, j’observe tout ce qui s’y passe, & j’ay remarqué cent choses qui sentent la roture. J'entens parler sourdement* de Parens Banquiers, & d’un Oncle de la Rochelle, qui se mesle de negoce. Cependant on dresse le Contrat de mon Fils, & la donation de sa Sœur. Il faut rompre ou conclurre, & je me trouve dans un cruel embarras. J'ay fait dire à Marton que je voulois luy parler. Je la vois, elle pourra m’éclaircir de bien des choses.
SCENE V. §
[p. 156]ORASIE.
Je veux prendre soin de ta fortune, Marton. J'ay dit à mon Fils de te laisser auprés de ta jeune Maistresse, quand elle sera mariée.
MARTON.
Il faut l’avouër. La vraye Noblesse a toujours l’ame bienfaisante.
ORASIE.
A propos de Noblesse, il y a des gens qui médisent de celle de ta Maistresse.
MARTON.
Ce sont de francs Imposteurs.
ORASIE.
Cependant tous ses Parens…
MARTON.
Tous ses Parens sont d’aussi bonne Maison qu’elle.
ORASIE.
Et l’Oncle Richard ?
ORASIE.
Richard ! Ce nom fait pitié. Est-il un nom de plus méchant air, de plus mauvais goust, & qui soit plus mince & plus gueux ? Richard ! Ah Richard ! Il n’y a pas une syllabe de noble dans tout ce nom-là.
MARTON.
Mais…
ORASIE.
Mais il faut que ce nom-là soit roturier. Il n’est sur aucun des rolles de l’Arriereban, que j’ay lus & relus.
MARTON.
Les Richards roturiers ! les Richards qui sont d’une Noblesse moulée, & qui descendent d’un Duc Normand !
ORASIE.
Quoy ? ce Richard descendroit d’un Duc !
MARTON.
Ouy, Madame, il en descend en ligne perpendiculaire.
ORASIE.
Ah, ah!
ORASIE.
Mais ta Maistresse devroit se faire plus d’honneur d’une Noblesse Ducale.
MARTON.
Ce n’est pas l’usage de ce Pays-cy. En Province, les titres les plus moisis ont le pas ; à Paris les habits donnent les rangs, & les plus dotez passent les premiers. Ce n’est pas que ma Maistresse ait besoin de ces titres-là, & quand on descend de Monsieur Richard sans peur, on se fait jour au travers de la plus épaisse dorure. Mais venons au fait. Monsieur Richard est peut-estre à l’agonie. Son corps, dont il ne sera plus parlé aprés sa mort, demeurera à la Rochelle, on oubliera jusqu’à son nom, ses millions viendront icy, vos Enfans les partageront, & l’argent de la roture servira à faire briller la Noblesse.
ORASIE.
Quand cela arrivera, nous verrons ce que nous aurons à faire. Je connois icy [p. 161] un Banquier qui a de grandes correspondances à la Rochelle. Je suis seure qu’il ne me déguisera rien de tout ce qui regarde Monsieur Richard.
MARTON.
Sans aller plus loin, voicy un homme qui vous dira mieux que personne tout ce que vous voulez sçavoir.
SCENE VI. §
M. POLIDOR, regardant Orasie.
Que vois-je ? Non, je ne me trompe point.
ORASIE.
Je croy que c’est Monsieur Polidor.
M. POLIDOR.
Ouy, Madame, c’est luy-mesme.
MARTON.
Quoy, Madame, vous connoissez Monsieur Polidor ?
ORASIE.
C'est celui dont je parlois tout à l’heure.
M. POLIDOR.
Marton répond pour moy. Je te suis obligé, Marton.
MARTON.
Vous voudriez me l’estre encore davantage.
M. POLIDOR.
Mais, Madame, par quelle avanture estes-vous icy ?
MARTON.
Quoy ! vous ne sçavez pas que le Fils de Madame épouse ma jeune Maistresse ?
M. POLIDOR.
Je sçavois bien qu’elle se marioit à un Gentilhomme de Province, mais j’ignorois que ce fust au Fils de Madame.
ORASIE.
Et ne pourroit-on point aussi sçavoir ce qui vous amene icy ?
M. POLIDOR.
J'y viens pour une affaire pareille à la vostre.
ORASIE.
Comment ? Pour un mariage ?
MARTON.
Est-ce que vous voulez épouser ma vieille Maistresse ou moy ? Il n’y a plus icy que nous deux à marier.
M. POLIDOR.
Je suis venu dans le dessein de proposer un mariage pour Lisandre.
ORASIE.
Vous voulez marier Lisandre ! & ne sçavez-vous pas qu’il a dissipé la plus grande partie de son bien ?
M. POLIDOR.
Je sçay ce que je fais, & je vous garantis que Lisandre & sa Sœur sont aujourd’huy deux des plus grands partis de France.
ORASIE.
Expliquez-vous, Monsieur Polidor.
MARTON.
Vous estes muet ? Vous ne l’avez pas toujours esté avec moy. Si je suis de trop, vous n’avez qu’à parler, je me retireray.
M. POLIDOR.
Non, Marton, demeure. Tu sçais [p. 164] que je n’ay point de secrets pour toy. Je viens de recevoir des Lettres de la Rochelle, qui m’apprennent que Monsieur Richard est mort.
MARTON.
Il est mort ?
M. POLIDOR.
Ouy, & sans avoir fait de testament, & comme il est riche à millions…
MARTON, à Orasie.
Entendez-vous, Madame ?
M. POLIDOR.
Je voulois estre le premier a parler de mariage pour Lisandre, & luy faire épouser une Fille de qualité, à qui je suis bien-aise de rendre service. Elle a peu de bien, mais sa naissance doit luy en tenir lieu ; & comme je ne doute pas que dés que la mort de Monsieur Richard sera sçeuë, on ne luy propose cent partis…
ORASIE.
Mais la roture & le commerce de la Famille de Lisandre.
M. POLIDOR.
Lisandre n’est roturier que du costé de sa Mere.
MARTON.
[p. 165]La noblesse vient du costé de la barbe125. Vous voyez que nous ne sommes pas si roturiers que vous pensiez, & que nous avons des millions. Vous croyez les tenir, mais ils pourroient bien vous échapper. La mort rompt tous les traitez, & je ne sçay si ma Maistresse se voyant tant de bien, loin de consentir au mariage de son Fils, ne voudra point rompre celuy de sa Fille. Cependant il faut faire les deux mariages, & mettre tout son bien dans vostre Famille. Ce sera un beau coup de filet. Monsieur Polidor peut vous servir. Il est de vos Amis, il est galant homme, & je suis seure qu’il voudra bien aussi faire quelque chose pour moy. Me refuserez-vous, Monsieur Polidor ?
M. POLIDOR.
Il faut examiner…
MARTON.
Point de raisonnement. Voulez-vous, ne voulez-vous pas ?
M. POLIDOR.
Ça voyons, de quoy s’agit-il ? Il n’y a rien que je ne fasse pour servir Madame.
MARTON.
[p. 166]Il faut que vous nous promettiez, non seulement que vous ne parlerez point du mariage que vous vouliez proposer pour Lisandre, mais que vous ne découvrirez pas mesme la mort de Monsieur Richard, que ma Maistresse n’ait consenti aux deux mariages.
M. POLIDOR.
Mais…
MARTON.
Si vous me refusez, je n’écouteray plus. Vous m’entendez, Monsieur Polidor. Mais voicy ma Maistresse.
M. POLIDOR.
Tu écouteras donc ?
MARTON.
Ouy, j’écoute tant qu’on veut, mais je ne conclus jamais.
SCENE VII. §
SILVANIRE.
Le Contrat est dressé, Madame, & nous le signerons quand il vous plaira. Bon jour, M. Polidor.
ORASIE.
Rien ne me fait peine en le signant, que de voir Lisandre dans un excés de chagrin, & je luy donnerois volontiers ma Fille, si je croyois que ce double mariage vous fist plaisir.
SILVANIRE.
Je ne souhaite rien tant que de marier mon Fils. J'estime la belle Hortense, & si Lisandre n’avoit point dissipé son bien, ou que la fortune luy devinst favorable, je verrois ce mariage avec joye. On peut compter sur ma parole.
MARTON.
[p. 168]Il n’est donc plus question que de la tenir. Vostre Fils peut faire la fortune de celle qu’il épousera. Demandez à Monsieur Polidor.
M. POLIDOR.
Ouy, Madame, & j’ay des nouvelles certaines que Monsieur Richard est mort sans avoir fait de testament.
SILVANIRE.
Mon Frere est mort ? Je ne puis donner trop de larmes à la perte d’un Frere qui m’aimoit tendrement.
MARTON.
Pleurez donc pour la forme, & riez pour le fond.
SCENE VIII. §
LISANDRE.
Ah, Madame, si mon Oncle est mort, comme on vient de me le dire, [p. 169] je croy que vous voudrez bien consentir que j’épouse la belle Hortense.
Et vous, Madame, voudriez-vous me la refuser ? Accordez la moy, je vous en conjure par tout ce que l’amour a de plus touchant.
ORASIE.
Remerciez Madame vostre Mere, qui a bien voulu consentir à ce mariage.
LISANDRE.
Madame, que vous me rendez heureux !
SCENE IX. §
PASQUIN.
Ah, Monsieur ! il y a bien des nouvelles.
PASQUIN, à Orasie.
Ah, Madame !
ORASIE.
Explique-toy.
SILVANIRE.
Tire nous d’inquietude.
PASQUIN.
Vous avez tout perdu, Monsieur, vous avez tout perdu.
LISANDRE.
Ignores-tu qu’on me rend le plus heureux de tous les hommes ?
PASQUIN.
Vous changerez bien-tost de langage.
LISANDRE.
Ma Mere consent que j’épouse Hortense, & la sienne ne s’y oppose plus.
PASQUIN.
Vous n’en serez que plus malheureux.
LISANDRE.
J'ay du bien pour soutenir sa qualité.
ORASIE.
Que peut-il estre arrivé ?
SILVANIRE.
Je suis dans une inquietude mortelle.
PASQUIN.
Voicy Lisette, qui en sçait plus que moy.
SCENE X. §
LISETTE, à Orasie.
Ah, Madame ! je ne sçaurois parler. Quel dommage ! Que Paris perd aujourd’huy !
LISANDRE.
Je sens un trouble incroyable.
PASQUIN.
[p. 172]Les Dames sont vangées, Monsieur, les Dames sont vangées. Il n’y a plus d’Hortense pour vous.
LISANDRE.
Hortense seroit-elle morte ?
PASQUIN.
Ce ne seroit rien, & vous l’oublieriez plutost.
LISETTE.
Elle est dans un Convent.
LISANDRE.
Dans un Convent !
LISETTE.
Ouy. Je viens de l’y laisser.
ORASIE.
Ma Fille dans un Convent ?
SILVANIRE, à Orasie.
Quoy, sans vous avoir rien dit ?
PASQUIN.
Elle est partie in promptu, de peur de changer de resolution.
LISANDRE, à Orasie.
Allons, Madame, allons la presser de revenir, elle ne vous refusera pas.
MARTON.
Quand le dépit fait aller au Convent, on part incognito, & on revient en ceremonie.
ORASIE.
Elle ne reviendra pas.
LISANDRE.
Et qui pourroit l’y retenir, quand elle sçaura que mon Oncle est mort, & que vous consentez que je l’épouse ?
ORASIE.
J'y consentois avec peine, mais puis qu’elle a suivi son devoir & ma volonté, c’est une affaire finie.
LISANDRE.
Quoy ? je la perdrois quand la fortune me donne du bien, & que vous l’avez l’une & l’autre accordée à mon amour ? Fut-il jamais un Amant plus malheureux ?
MARTON.
Plus vous souffrirez, plus les Dames seront vangées.
PASQUIN.
Son ascendant* n’est pas pour les honnestes Femmes.
Extrait du Privilege du Roy. §
Par Grace & Privilege du Roy, donné à Paris le 17. jour d’Avril 1695. Signé, Par le Roy en son Conseil, DELAISTRE ; Il est permis à MICHEL BRUNET Marchand Libraire à Paris, d’imprimer, vendre & debiter un Livre intitulé, Les Dames vangées, ou la Dupe de soy-mesme, Comedie ; durant le temps & espace de six années, à compter du jour qu’il sera achevé d’imprimer ; & deffenses sont faites à tous Libraires & Imprimeurs d’imprimer, faire imprimer, vendre ny debiter ledit Livre, mesme d’impression étrangére, sans le consentement de l’Exposant, ou de ceux qui auront droit de luy, à peine de quinze cens livres d’amande, confiscation des Exemplaires contrefaits, & en tous dépens, dommages & interests, ainsi qu’il est plus amplement expliqué par ledit Privilege.
Registré sur le Livre de la Communauté des Libraires & Imprimeurs de Paris, suivant le Reglement de 1618, & l’Edit donné au mois d’Aoust 1686, le 23. Avril 1695.
Signé, AUBOÜYN, Syndic.
Achevé d’imprimer pour la premiere fois, le 22. Avril 1695.
Glossaire §
Ce glossaire a été élaboré à partir des définitions que donnent Furetière, Richelet et l’Académie Française. On y trouvera les termes des Dames vangées dont le sens a évolué et a été modifié entre le XVIIe siècle et nos jours.
Nous avons utilisé les abréviations suivantes :
- F : Furetière, Antoine, Dictionnaire universel.
- R : Richelet, P., Dictionnaire françois.
- Ac : Académie Française, Dictionnaire.
Les pages auxquelles nous renvoyons sont celles de l’édition originale.