ALCIMEDON
TRAGI-COMÉDIE

M. DC. XXXVI AVEC PRIVILÈGE DU ROI.

Par P. DU RYER, Secrétaire de Monseigneur le Duc de Vendôme.

Extrait du Privilège du Roi. §

Par grâce et Privilège du Roi, donné à Paris le 18. novembre 1634. Signé par le Roi en son Conseil, DE MONSSEAUX : Il est permis à Pierre de Ryer, de faire imprimer par tel imprimeur qu’il voudra un livre de sa composition, intitulé "Alcimédon Tragi-comédie", en telle forme et caractère qu’il avisera bon être, et ce durant le temps de six ans, à commencer du jour que ledit Livre sera achever d’imprimer : Et défenses sont faites à tous Libraires et Imprimeurs, de contrefaire ledit Livre, ni en vendre ou distribuer d’autres, que ceux dudit du Ryer, ou de ceux qui auront droit de lui durant ledit temps, à peine de cinq cent livres d’amende, confiscation des exemplaires, et de tous dépens, dommages et intérêts.

Et ledit du Ryer a cédé et transporté le susdit privilège à Antoine de Sommaville Marchand Libraire à Paris, pour en jouir par lui le temps y porté, ainsi qu’il appert par l’accord fait entre eux.

<imprimeur id="SOMMAVILLE">À PARIS, Chez ANTHOINE DE SOMMAVILLE, Au Palais dans la petite Salle, à l’Écu de France.</imprimeur>
Achevé d’imprimer le vingt-huitième Décembre mil six cent trente quatre.
À TRÈS HAUT, ET TRÈS PUISSANT PRINCE, CÉSAR, DUC DE VENDÔME. DE MERCOEUR, DE PENTHIÈVRE, de Beaufort et d’Étampes, Prince d’Anet et de Martigues, etc. Pair de France.

MONSEIGNEUR, §

Je n’avais jamais fait voir de mes ouvrages qu’en tremblant, et le peu d’opinion que j’ai de moi-même, ne m’avait jamais pu permettre de faire des jugements avantageux de ce que je produis. Alors qu’Alcimédon recevait de si favorables applaudissements, je ne me considérais que comme un mauvais Artisan, qui trouve quelquefois par hasard, ce que les plus grands Maîtres ne peuvent bien souvent rencontrer après une longue expérience. Mais depuis que j’ai l’honneur d’être en quelque considération auprès de votre Grandeur, je me trouve obligé de relever mes opinions en ma faveur ; je crois que la vanité qui est accusable en tout le monde serait excusable en moi seul ; et j’ai même de la peine à confesser que je ne tiens que de ma bonne fortune une réputation que je suis honteux de ne pas devoir à ma vertu. Aussi serais-je sans raison si je n’étais glorieux de l’approbation que mes ouvrages reçoivent de votre Grandeur. C’est un bien qui pourrait servir de récompense aux plus nobles productions d’esprit, et qui n’est pas moindre que le Soleil qui ne saurait reluire sans donner du lustre à tout ce qu’il éclaire. Ainsi, MONSEIGNEUR, Alcimédon va voir le monde, sans dessein de lui demander de l’estime et de la réputation ; il en est assez riche puisqu’il a plu à votre Grandeur, et je le trouve assez fort contre toutes sortes d’atteintes, puisque vous n’avez pas dédaigné de le prendre en votre protection. S’il n’est pas considérable pour son mérite, il sera sans doute recommandable à cause de son Protecteur : et comme on respectait autrefois les moindres victimes aussitôt qu’elles étaient consacrées aux Dieux, je veux croire qu’on estimera cet ouvrage comme une offrande dédiée à la Vertu. Ne trouvez pas étrange ce discours, MONSEIGNEUR, je vous considère comme elle-même, puisque je n’ai jamais pu mettre de différence entre elle, et un Prince parfait. Mais, bien que le jugement que votre Grandeur a fait d’Alcimédon me fasse croire qu’il vaut quelque chose, il ne paraîtrait pas toutefois, si ce n’était pour satisfaire à vos commandements. La place qu’il possède dans votre Cabinet me semble bien glorieuse pour lui, que les applaudissements de tout un monde. Et s’il en sort aujourd’hui, ce n’est pas pour se donner aux autres, mais seulement pour faire savoir partout qu’il a l’honneur d’être à vous. C’est là son bien, c’est là son ambition ; et si les Pères se doivent réjouir de voir leurs enfants bien placés, j’ai toutes sortes de sujets de me louer de la fortune du mien. Elle est beaucoup plus éclatante qu’il ne m’était permis de l’espérer, et me doit être d’autant plus précieuse, qu’elle est cause que je puis me publier,

MONSEIGNEUR, de votre Grandeur. le très humble, très obéissant, et très fidèle serviteur.

DU RYER.

POUR SON AMI DU RYER §

STANCES.

Esprits dont l’esprit de travers
Censure autant qu’il voit de Vers,
Qui ne lisez que pour reprendre,
Voici cet ouvrage sans prix,
5 Épargnez pour lui vos mépris
De crainte de vous y méprendre.
Car il est fait pour vous apprendre,
Et non pas pour être repris.
Dans sa représentation,
10 Le monde en admiration,
Jure que c’est une merveille ;
Que sans avoir l’esprit brutal,
L’on n’y peut rien trouver de mal,
Que tout ravit l’oil et l’oreille,
15 Et que la Pièce est sans pareille,
Comme son Auteur sans égal.
Lui qui par mille autres écrits,
Précieux aux plus grands esprits,
A semé partout son estime,
20 Tout rempli de civilité,
Tient en horreur la vanité
Comme une chose illégitime,
Et tient la Vertu pour un crime
Lors qu’elle est sans humilité.
25 Du RYER, pour qui j’écris ceci,
Permets que je te prie ici,
Ou si tu veux que je t’ordonne
Qu’Alcimédon ait des porteurs
Pour être ses distributeurs,
30 Qu’à tout le monde on l’abandonne,
Afin que sa beauté te donne
Autant que sa beauté te donne
Autant d’Amis que de Lecteurs.
Fais voir avec étonnement
35 Qu’il sait ravir également
Et le peu savant et l’habile ;
Que chaque esprit en soit charmé,
Que tout le monde en soit semé,
Que le Royaume en soit fertile,
40 Puisque en sa capitale Ville
Les bons esprits l’ont tant aimé.
Tous les hommes de jugement
Reconnaîtront facilement
Qu’à te bien louer j’ai pris peine :
45 Mais qu’après avoir combattu,
Mon faible esprit s’est abattu
Dans cette entreprise hautaine,
Et qu’il faut posséder ta veine
Pour bien parler de sa Vertu.
50 Il est vrai que je meurs de voir,
Qu’au lieu d’exalter ton savoir,
Mon esprit demeure infertile ;
Mais je t’en demande pardon,
En te faisant ce petit don,
55 Qui ne peut être qu’inutile,
Puisque pour admirer ton style
Il faut voir ton Alcimédon.

D. D. DU RYER, AMICO OBSERVANDISSIMO, ET ALCIMEDONTI SACRUM. §

Laudibus Alcimedon clarus qui dura fideli,
Fata fatigavit mentis amantis ope,
Clarior at dulci tu qui testitudine vates ;
Exuperas quotquot Gallus Apollo fouet,
5 Ergo tui reddet celebratum Heroïs amorem,
Non tam casta fides, quam tua Docta fides.
Henr. du Four, Blaesens.
Illustris. Princ. Vindoc.
Med. Posuit.

LES ACTEURS. §

  • DAPHNÉ, amoureuse d’Alcimédon.
  • NÉRINE, confidente de Scamandre.
  • SCAMANDRE, amoureux de Daphné.
  • PHILANTE, ami d’Alcimédon.
  • RODOPE, grande dame, veuve amoureuse de Scamandre.
  • TIRÈNE, gentilhomme de Rodope.
  • TRACINE, domestique de Rodope.
  • GÉRON, assassin.

ACTE I §

SCÈNE PREMIÈRE. Nérine, Daphné. §

NÉRINE.

Quitte, Chère Daphné, le titre de cruelle,
Pour te faire adorer il suffit d’être belle,
Et si tu ne me crois en fin tes cruautés
Détruiront les autels qu’on dresse à tes beautés.
5 Reçois donc mes conseils en faveur de toi-même.
Et pour ton intérêt aime celui qui t’aime.

DAPHNÉ.

Termine ce discours que j’entends chaque jour,
Tu perds contre un rocher les flèches de l’amour,
Appelle-moi cruelle, appelle-moi sauvage,
10 J’endurerai ces noms plutôt que son servage ;
Souffre enfin que mon cour hors de captivité
Ne reçoive des lois que de ma volonté.

NÉRINE.

Crois-moi, belle Daphné, sers-toi de ta jeunesse,
Et n’attends pas enfin que ta grâce te laisse,
15 Les beautés sont des biens qui ne se gardent pas,
Et le temps, qui les fait, efface leurs appas ;
Si l’on peut condamner l’avare qui possède
Autant d’or qu’il en veut, et jamais ne s’en aide,
Ne te pourra-t-on pas justement accuser
20 D’avoir cette jeunesse, et de n’en pas user ?
Durant l’aimable temps que la jeunesse dure
C’est un rare dépôt qu’on a de la Nature,
C’est un rare trésor dont il se faut servir
Devant qu’un nombre d’ans nous le vienne ravir.
25 Lors qu’on n’a pas joui d’un bien si délectable
Le mal de la vieillesse en est moins supportable,
Mais alors qu’en aimant l’âge nous l’a ravi,
Le plaisir reste encor de s’en être servi.
Reçois donc mes conseils en faveur de toi-même,
30 Et pour ton intérêt aime celui qui t’aime.

DAPHNÉ.

Si la beauté du corps est un bien si léger
Penses-tu que l’amour l’empêche de changer ?
Au contraire l’amour l’a détruit devant l’âge,
Les soins qu’il met au cour ternissent le visage,
35 Et lorsque de ses traits un esprit est atteint
Son feu sèche les lis, et les roses du teint,
Ainsi je fuis l’amour, cette source de larmes,
Pour garder plus longtemps si peu que j’ai de charmes
Souffre donc que mon cour hors de captivité
40 Ne reçoive des lois que de ma volonté.

NÉRINE.

Tu t’abuses, Daphné, l’amour est une flamme
Qui ne fait qu’échauffer, et ne brûle pas l’âme,
Son ardeur est semblable à ces douces chaleurs
Qui font germer la terre, et la couvrent de fleurs.
45 Puisque de la beauté l’amour tire son être
Voudrait-il outrager celle qui le fait naître ?
Au contraire, Daphné, tu sais bien qu’aux amants
On remarque toujours de nouveaux ornements.
Quand l’amour est au cour, l’oil en a plus de grâce,
50 Le visage en reçoit une agréable audace,
Et l’on dirait enfin qu’en nous jetant ses traits
Il verse dessus nous mille nouveaux attraits,
Si bien que c’est de lui d’où procède la grâce,
Et lorsqu’elle se perd, c’est le temps qui l’efface :
55 Mais puisque l’on doit perdre un trésor si charmant
Qu’on le perde du moins avec contentement,
Et que l’on puisse dire en sa froide vieillesse,
J’ai plutôt employé que perdu ma jeunesse.
Qui perd avec plaisir ce qui le doit quitter
60 Semble en quelque façon en perdant profiter.
Poursuis donc tes plaisirs, et n’attends pas que l’âge
Ennemi des beautés t’en dérobe l’usage.
Souffre qu’on te recherche, et te laisse toucher
Devant qu’un front ridé t’oblige à rechercher.
65 Alors que ton visage aura perdu sa gloire
Tu te repentiras de ne m’avoir pu croire,
Et lorsqu’en cet état un jour je te verrai,
Tu pleureras ta perte, et moi je m’en rirai,
Reçois donc mes conseils en faveur de toi-même,
70 Et pour ton intérêt aime celui qui t’aime.

DAPHNÉ.

Invente des discours, recherche des raisons,
Qui prouvent que l’amour a de belles prisons,
Dis-moi que ton conseil me peut faire revivre,
Je suis prêt à t’ouïr et non pas à te suivre.
75 Souffre donc que mon cour hors de captivité
Ne reçoive des lois que de ma volonté.

NÉRINE.

Nos propres volontés bien souvent nous abusent,
Et nous profiterions de ce qu’elles refusent.
Pense donc à toi-même et change dès ce jour.
80 Toute fille superbe est indigne d’amour,
Et le Ciel la punit de cet orgueil infâme
En la laissant vieillir devant que d’être femme.
1
Combien en voyons-nous toutes pâles d’ennui
Qu’on suivait autrefois, et qu’on fuit aujourd’hui ?
85 Combien en voyons-nous en beaucoup de familles
Qui meurent seulement du regret d’être filles ?
Daphné, c’est un effet de cet injuste orgueil
Qui chassa leurs Amants et les mit au cercueil,
Prends garde à ce discours, et sans faire la vaine
90 Tandis que tu le peux évite cette peine,
Rends ton âme à l’amour, ce glorieux vainqueur,
Comme il est dans tes yeux qu’il soit dedans ton cour,
Et que le changement de ton humeur sauvage
Précède pour ton bien celui de ton visage,
95 Scamandre que tu fuis a des perfections
Dignes à mon avis de tes affections !

DAPHNÉ.

Ha ! Nérine.

NÉRINE.

Aimes-tu ? Parle sans artifice.
Découvre-moi ton cour, l’amour n’est pas un vice,
Aimes-tu ?

DAPHNÉ.

Mes soupirs te le disent assez.

NÉRINE.

100 Scamandre verra donc ses voux récompensés ?

DAPHNÉ.

Je ne puis plus me feindre, il me faut faire entendre,
Mais si j’ai de l’amour, ce n’est pas pour Scamandre.

NÉRINE.

Ce n’est pas pour Scamandre ! Achève librement,
Nous ayant dit l’amour, tu peux dire l’amant.

DAPHNÉ.

105 Sache pour contenter notre commune envie,
Que je ressent l’amour aussitôt que la vie.
Et que j’ignore enfin par l’injure du sort
Si je plains un vivant, ou si je pleure un mort.

NÉRINE.

Explique-toi.

DAPHNÉ.

Tu sais que je suis de Candie.

NÉRINE.

110 Je sais bien ton pays, dis-moi ta maladie.

DAPHNÉ.

L’on dit que cet amour, qui donne tant d’ennui,
Ne blesse point les cours des enfants comme lui.
Mais selon sa coutume orgueilleux et sauvage
Étant encor enfant il me mit en servage.
2
115 J’aimai donc à douze ans, et celui que j’aimais
De sept ans plus âgé suivait les mêmes lois.

NÉRINE.

Je faisais des leçons à qui m’en pourrait faire ;
Mais achève de dire et de me satisfaire.

DAPHNÉ.

Nous brûlions en secret dedans un feu si doux,
120 Et nos yeux n’en parlaient à personne qu’à nous :
Nos âmes recevaient de semblables atteintes,
Alcimédon et moi poussions de mêmes plaintes,
Hélas ! Voilà le nom de mon premier vainqueur,
Comme j’étais son âme, il était tout mon cour.
125 Mais je connus bientôt par mes peines diverses
Que le plus doux amour ne va point sans traverses,
Un des grands du pays, ha ! Cruelles amours.
Nérine c’est assez.

NÉRINE.

Achève ton discours.

DAPHNÉ.

Un des grands du pays me trouvant assez belle
130 Conçut à mon sujet une amour criminelle,
Et l’on apprit bientôt que ses sales désirs
S’attachaient moins à moi qu’à ses propres plaisirs.
Il voulut m’enlever, et sa force couverte
Avait mis mon honneur au moment de sa perte.

NÉRINE.

135 Hé Dieux je crains pour toi !

DAPHNÉ.

Mais écoute comment.
On rompit le dessein de ce ravissement ;
Mon Père en eut avis, il s’étonne, il se trouble,
Au moindre bruit qui court sa frayeur se redouble.

NÉRINE.

Mais pour rompre ce coup dis-moi ce qu’il fit.

DAPHNÉ.

140 Il feignit qu’un grand mal me retenait au lit,
Et peu de temps après, il fit en telle sorte
Que par toute la ville on crût que j’étais morte,
La crainte de ce rapt l’avait troublé si fort
Que ce trouble assura le faux bruit de ma mort,
145 Et la même pâleur qui venait de sa crainte
Servit en ce dessein à colorer sa feinte :
Il fit donc en ma place enterrer un cercueil
Que l’on accompagna de larmes et de deuil.
Mais il fallut quitter le lieu de ma naissance
150 De peur que de la ruse on n’eût la connaissance,
Si bien qu’au même soir, que l’aspect d’un tombeau
Me fit croire sous terre, il me mit dessus l’eau,
Aimant mieux que les eaux me livrassent la guerre
Que de voir mon honneur hasardé sur la terre,
155 Ainsi je le quittai traversé de douleurs,
Et pour tous ses adieux, je lui donnai des pleurs.

NÉRINE.

Tu vins en ce pays.

DAPHNÉ.

Oui, je vins chez son frère,
Qui m’a depuis servi de support et de père,
Et de peur que le temps ne l’apprît quelque jour
160 On me changea mon nom en changeant de séjour.

NÉRINE.

Comment t’appelait-on ?

DAPHNÉ.

On m’appelait Phénice
Devant que le destin commençât mon supplice.

NÉRINE.

Le jeune Alcimédon fut de tout averti ?

DAPHNÉ.

Hélas ! C’est en ce point que j’ai le plus pâti.
165 Mon départ trop pressé ne me put pas permettre
De le désabuser ou de bouche ou de lettre.

NÉRINE.

N’en as-tu rien appris depuis six ou sept ans
Que tu passes ici le plus beau de ton temps ?

DAPHNÉ.

Rien, sinon qu’on ne sait au pays d’où nous sommes
170 S’il est au rang des morts, ou bien au rang des hommes.

NÉRINE.

Daphné, s’il t’est ravi par l’effort du trépas
Tes soupirs et tes pleurs ne te le rendront pas :
Ou bien s’il est vivant, l’apparence t’assure,
Que son amour est mort dessus ta sépulture,
175 Et qu’une autre beauté charme aujourd’hui le cour
De qui ton oil divin fut autrefois vainqueur.
S’il est vrai que l’amour n’est qu’un désir extrême
De posséder un jour le sujet que l’on aime,
À l’aspect de ta tombe ayant perdu l’espoir
180 Crois-tu qu’il brûle encor du désir de t’avoir ?
Non, non, ne pense plus à ton premier servage,
Fais voir en le quittant un acte de courage,
Et montrant à Scamandre un peu plus de bonté
Fais voir en même temps un acte d’équité.
185 Quitte pour ton profit cette humeur solitaire
Qui te rend désormais à toi-même contraire,
Tu te prives Daphné de ton contentement
Quand tu veux en priver un si fidèle amant.

DAPHNÉ.

Nérine je t’ai fait un tableau de ma vie
190 Bien moins pour contenter ta curieuse envie
Que pour te faire ici justement deviner
Que je n’ai plus de cour ni d’amour à donner.

NÉRINE.

Mais j’aperçois Scamandre, il faut.

DAPHNÉ.

Adieu.

SCÈNE II. Philante, Daphné, Scamandre, Nérine. §

PHILANTE.

Cruelle
Autant que ton amant est aimable et fidèle,
195 Arrête.

SCAMANDRE.

Et souffre enfin adorable beauté
Que je voie une fois mon bonheur arrêté.
Ne refuse donc pas au malheureux Scamandre
Pour tous ses déplaisirs la faveur de l’entendre,
Et de tous les grands feux de sa vive amitié
200 Ne reçois seulement qu’un rayon de pitié,
Je serai satisfait, si mon mal incroyable
Te trouve à son excès seulement pitoyable,
Et de mes longs travaux je recevrai le prix
Si tu me vois mourir pour le moins sans mépris.

NÉRINE.

205 Il me touche le cour, et je ressens l’atteinte
Que l’ingrate devrait recevoir de sa plainte ;
Ha ! Si ce pauvre amant m’adressait son discours :
Qu’il me trouverait prompte à lui donner secours !

DAPHNÉ.

Scamandre ma rigueur, qui te semble inhumaine,
210 N’est pas en ton endroit un effet de ma haine.

NÉRINE.

Enfin elle se rend.

DAPHNÉ.

Mais plutôt du dessein
De chasser ce tyran qui règne dans ton sein.
Je t’offre mes rigueurs de même qu’un remède
D’où ton esprit blessé pourrait tirer de l’aide,
215 Je ne te les fais voir que pour ta guérison
Et ton cour les reçoit de même qu’un poison,
Si bien que si ton mal de jour en jour augmente
C’est faute d’employer l’aide qu’on te présente ;
Ton amour t’a réduit aux termes de périr
220 Et je t’en veux venger en le faisant mourir.

NÉRINE.

Qui n’eût jugé d’abord qu’elle s’était rendue ?

SCAMANDRE.

Voilà donc la faveur, que j’avais attendue !
Propice en apparence, et cruelle en effet,
Crois-tu guérir mon mal par le coup qui le fait ?
225 Et fermer une plaie en tant de maux féconde
Avec le même fer qui la rend plus profonde ?
Enfin, chère Daphné, crois-tu me secourir
Par les mêmes moyens qui me feront mourir ?

DAPHNÉ.

Puisque ton mal est grand, et qu’il se rend extrême,
230 Il faut pour le guérir un remède de même.

SCAMANDRE.

Adorable sujet de qui vient mon souci,
Le mal que fait l’amour ne guérit pas ainsi,
Ses plus fortes douleurs, à qui mon âme cède,
Ne peuvent s’alléger que par un doux remède.
235 Hé quoi, belle Daphné, connaissant ma langueur,
Tu détournes tes yeux de même que ton cour :
Si tu ne veux aider l’esclave qui t’implore,
Regarde pour le moins un amant qui t’adore,
Vois pendre à tes genoux.
3

NÉRINE.

Scamandre c’est assez,
240 Par tes soumissions les Dieux sont offensés,
Enfin relève-toi de corps et de courage,
Daphné va prendre part au joug de ton servage,
Et déjà ses beaux yeux adoucis par tes pleurs
Chassent par un souris tes plus vives douleurs.
245 Cette belle se change, et sa bouche divine
Va t’annoncer le bien.

DAPHNÉ.

Tu te trompes Nérine.
Et si Scamandre crois que j’accepte ses voux,
Par un commun abus vous vous trompez tous deux.

PHILANTE.

Ô fille de Rocher !

NÉRINE.

Orgueilleuse, cruelle,
250 Méprises-tu le cour d’un amant si fidèle ?
D’un amant qui t’adore, et qui dérobe aux Dieux
L’hommage qu’il leur doit, pour le rendre à tes yeux.

DAPHNÉ.

Il vaut mieux s’en aller, que vainement débattre.
Je ne gagnerais pas, j’en ai trop à combattre.

NÉRINE.

255 Arrête ingrate, arrête.

SCAMANDRE.

Ha ! Cruelle Daphné,
Indigne du bel oil, que le ciel t’a donné,
Ne croiras-tu jamais que tu brûles Scamandre
Qu’alors que tu verras sa misérable cendre ?
Attends, et tu verras après tant de transports
260 L’embrasement du cour par la cendre du corps,
Et qu’enfin mon amour aurait pu sans audace
Comparer son excès à celui de ta grâce.
Tourne donc devers moi ton visage et tes pas,
Mais que sert de parler si l’on ne m’entend pas ?
265 L’inhumaine qu’elle est, insensible au reproche,
De même que le cour, a l’oreille de roche.

SCÈNE III. Nérine, Philante, Scamandre. §

NÉRINE.

En vain ai-je espéré de pouvoir l’arrêter.

PHILANTE.

Quitte cette cruelle.

NÉRINE.

Il les faut écouter,
Tel nous parle d’amour, qui n’en a que l’image.

PHILANTE.

270 Résous-toi seulement, tu rompras ton servage.

SCAMANDRE.

Que sert de se résoudre à quiconque fut né
Pour être dans le monde esclave infortuné !
Ce destin, dont nos soins ne nous peuvent défendre,
Connaît Alcimédon sous le nom de Scamandre.
275 Il me trouve partout.

NÉRINE.

Qu’ai-je entendu, bons Dieux ?

SCAMANDRE.

L’amour et le malheur me suivent en tous lieux,
Ces communs ennemis qui font partout la guerre
M’ont suivi sur les eaux, et me suivent sur terre.
Le moyen d’espérer la fin de mes ennuis
280 Si je trouve partout les Tyrans que je fuis ?

NÉRINE.

Il les faut accoster, et savoir cette histoire,
Lorsqu’il n’y pense pas, il gagne une victoire.
Espère de Daphné qu’un mot l’adoucira,
Cette cruelle est fille, elle se changera.

SCAMANDRE.

285 Pourrait-elle changer, si c’est une statue ?
Que nous voyons dans Chypre en fille revêtue ?

NÉRINE.

N’a-t-elle point appris que ton cour est à deux,
Et qu’une autre reçoit la moitié de tes voux ?
Scamandre notre sexe est jaloux de nature,
290 Il ne perd cette humeur que dans la sépulture,
Et pour dire en un mot ce qu’on ne peut nier
Toute fille en amour désire un cour entier.
Parle je suis discrète, et bien que je sois femme
J’ouvre et cache à propos ce que j’ai dedans l’âme.

PHILANTE.

295 Montre en lui racontant ta vieille affection
Combien tu fais état de sa discrétion.

SCAMANDRE.

Oui, Nérine, autrefois ce cour moins déplorable
Reçut d’un beau sujet le portrait adorable,
Et ce même portrait, qu’amour m’avait donné,
300 Je le vois maintenant sur le front de Daphné.
Puisque mon sort le veut il faut que je te die
Que j’ai pris la naissance et l’amour en Candie,
Mais pour être sorti d’où naquirent des Dieux
Je n’en ai pas joui d’un sort plus glorieux.

NÉRINE.

305 Achève.

SCAMANDRE.

Là j’aimai sans fard, sans artifice
La grâce et la vertu sous le nom de Phénice.
Tu te troubles Nérine ! Ha ! Réserve tes pleurs,
Je ne suis pas encore au bout de mes douleurs ;
Si tu veux de mon mal ressentir les atteintes,
310 Voici, voici le coup qui mérite des plaintes,
Ma Phénice mourut, et ce triste moment
Ravit à l’Univers son plus riche ornement.

NÉRINE.

Es-tu bien assuré parmi tant de tristesse
Que la mort t’ait ravi cette belle maîtresse ?

SCAMANDRE.

315 Cet oil qui l’a pleurée et qui la pleure encor,
Vit cacher sous la terre un si rare trésor.

NÉRINE.

Poursuis donc.

SCAMANDRE.

Cette perte eut assez de puissance
Pour me rendre odieux le lieu de ma naissance :
Je quittai donc alors mes parents ébahis,
320 Sa mort l’ôta du monde, et moi de mon pays.

NÉRINE.

Ne te suivit-on point ?

SCAMANDRE.

Cela pourrait bien être,
Mais de peur que le temps ne me fît reconnaître,
Je déguisai partout mon pays et mon nom,
Scamandre tint caché le triste Alcimédon,
325 Et pour me déguiser encore davantage
L’âge et les déplaisirs ont changé mon visage.
Ainsi j’ai vu du monde l’un et l’autre bout,
Et mon seul désespoir fut mon guide partout.

NÉRINE.

Hé Dieux quelle aventure !

SCAMANDRE.

Après beaucoup d’années
330 Enfin cette belle île a mes courses bornées ;
Mais de quelque côté que tourne un malheureux
Il rencontre toujours un destin rigoureux.
À peine en ce pays avais-je vu la terre,
Que les yeux de Daphné m’annoncèrent la guerre,
335 Je vis Phénice en elle, et je fus étonné
De voir en même corps et Phénice et Daphné.
Je crus lors que sa mort n’était rien qu’un mensonge,
Et que mes déplaisirs ne venaient que d’un songe.
Mais quand je vis Daphné cruelle et sans pitié
340 Mépriser les transports de ma sainte amitié,
Quand je vis ses rigueurs, qui font tout mon supplice,
Je dis en même temps, ce n’est pas là Phénice.

NÉRINE.

Est-elle si semblable à ce premier objet
Qui fut jadis ta Reine, et dont tu fus sujet ?

SCAMANDRE.

345 Nérine, je ne sais tant elle lui ressemble
Si j’aime l’une ou l’autre, ou bien les deux ensemble,
Ton fidèle miroir ne te reçoit pas mieux,
Que Daphné représente et son port et ses yeux.

PHILANTE.

Scamandre, ton discours doit s’accorder au nôtre,
350 Tu n’aimes en Daphné que le portrait d’une autre.

SCAMANDRE.

Ha je vois bien que j’aime un portrait seulement,
Puisqu’elle est insensible aux peines d’un amant.

NÉRINE.

Réponds-moi maintenant, parle sans artifice,
Quitterais-tu Daphné, si tu voyais Phénice ?

SCAMANDRE.

355 Phénice elle n’est plus, ne me tente donc point,
Je ne te puis enfin répondre sur ce point.

NÉRINE.

N’as-tu rien de Phénice ?

SCAMANDRE.

Hélas j’en ai dans l’âme
Avec le souvenir un portrait tout de flamme,
Et pour vous témoigner qu’elle approuva mes voux
360 J’en reçus autrefois ce tissu de cheveux,
Où nos deux noms mêlés sont un vrai témoignage
Que nos cours autrefois le furent davantage.

NÉRINE.

Donne-moi ces cheveux, et pour ces beaux liens
Espère de Daphné toutes sortes de biens.
365 Je vais les faire voir.

SCAMANDRE.

Que me dis-tu Nérine ?
Veux-tu me faire voir le jour de ma ruine ?
Suivons-la ; mais hélas ! Cet esprit obstiné
Est déjà chez Rodope, où demeure Daphné.

PHILANTE.

Chez Rodope, Daphné ! Depuis quand s’y tient-elle ?

SCAMANDRE.

370 Depuis deux ou trois jours Rodope a cette belle,
Et peut dire qu’enfin son logis glorieux
Est plus riche en beautés que ne sont pas les cieux.

PHILANTE.

Va la voir chez Rodope.

SCAMANDRE.

Hélas Rodope m’aime.

PHILANTE.

Elle t’aime ?

SCAMANDRE.

Elle m’aime.

PHILANTE.

Il faut faire de même.
375 Ainsi pour ton plaisir et pour te soulager
Le Ciel fait naître ici les moyens de changer :
Elle est veuve, il est vrai, mas elle est riche et belle,
Et vaut bien pour le moins une fille cruelle.
Borne là, cher ami, toutes tes volontés,
380 Les biens à mon avis sont de grandes beautés,
Ils donnent aujourd’hui de l’estime aux familles,
Et trouvent plus d’amants que les grâces des filles.
Si de tes longs travaux tu désires du fruit,
Scamandre, aime qui t’aime, et fuis ce qui te fuit.
385 Pour oublier Daphné songe à qui te caresse,
Daphné n’est que suivante, et Rodope est maîtresse,
Résous-toi de changer et d’apprendre à ton tour
Que bien souvent l’amour est chassé par l’amour.

SCAMANDRE.

Ô funestes cheveux ! Ô plaintes trop frivoles !

PHILANTE.

390 Que voilà justement répondre à mes paroles !

SCAMANDRE.

Ha, si Daphné les voit, ne croira-t-elle pas
Qu’une autre a pris le cour que j’offre à ses appas.

PHILANTE.

Qu’un amant est aveugle, et qu’il est incapable
D’écouter et de suivre un conseil profitable !

SCAMANDRE.

395 Courons après, Philante, allons lui faire voir
Que je lui rends par tout un fidèle devoir.

ACTE II §

SCÈNE PREMIÈRE. Daphné, Nérine. §

DAPHNÉ.

Nérine que tiens-tu ?

NÉRINE.

Daphné, toutes les belles
Ne sont pas pour Scamandre également cruelles.
Il trouvera bientôt plus de contentement
400 Que ta sévérité ne lui fait de tourment ;
Ce tissu que lui donne une belle maîtresse
Par un secret pouvoir charmera sa tristesse,
Bornera ses travaux, finira ses langueurs,
Et sera le lien qui rejoindra deux cours.
405 Tu t’étonnes Phénice, et tu deviens muette !
Ces cheveux auraient-ils quelque vertu secrète ?
Ou crains-tu que Scamandre aime un sujet plus doux ?
Et n’ayant point d’amour as-tu l’esprit jaloux ?
Tu pâlis, tu rougis, et ton âme contrainte
410 Montre par ces couleurs ta colère ou ta crainte.

DAPHNÉ.

Que vois-je ?

NÉRINE.

Des cheveux.

DAPHNÉ.

Qui t’en a fait don ?
Je les donnai jadis au jeune Alcimédon.
Qui te les a donnés ? Dis Nérine.

NÉRINE.

Lui-même.

DAPHNÉ.

Nérine, allons le voir, bienheureuse s’il m’aime.

NÉRINE.

415 Tu le vois tous les jours, et tu t’enfuis de lui :
Tu peux finir sa peine, et tu fais son ennui.

DAPHNÉ.

Tu te moques Nérine, ou je ne puis t’entendre,
Ai-je d’autres amants que l’importun Scamandre ?

NÉRINE.

Sache qu’Alcimédon si longtemps mal traité
420 S’est jusqu’ici caché sous ce nom emprunté.

DAPHNÉ.

Alcimédon, Nérine, ha nouvelle agréable !
Mais ce bien est si grand qu’il me semble incroyable.
Te croirai-je mon cour ? Vous croirai-je cheveux,
Qui fûtes son plaisir, et le prix de ses voux ?

NÉRINE.

425 Ils te parlent assez de ce bonheur extrême,
Et ce sont des témoins qui viennent de toi-même.

DAPHNÉ.

Je ne veux plus douter de l’excès de mes biens,
Je connais mon captif à ses propres liens.
Nérine allons le voir.

NÉRINE.

Mais.

DAPHNÉ.

Que me veux-tu dire ?

NÉRINE.

430 Ce n’est plus en ces lieux qu’Alcimédon soupire,
Enfin ta cruauté l’oblige à les quitter

DAPHNÉ.

M’as-tu donné l’espoir afin de me l’ôter ?
Tu m’offres d’une main des fleurs et des délices,
Et l’autre en même temps me donne des supplices.
435 Tu m’as fait concevoir les voluptés du port,
Pour rendre plus cruels mon naufrage, et ma mort.
Que ne me cachais-tu ce qui me désespère,
C’est avoir quelque bien qu’ignorer sa misère,
Quelque trait que nous pousse un astre rigoureux
440 Tant qu’on ne le sent pas on est encor heureux.
Mais suivons mon Amant.

NÉRINE.

Pourquoi veux-tu le suivre,
Si de tes cruautés la fuite le délivre ?

DAPHNÉ.

T’ai-je vu mon souci, t’ai-je trouvé mon cour ?
As-tu vu ta captive, ai-je vu mon vainqueur ?
445 Ô peine sans pareille, et rarement soufferte,
Au point que je le trouve, on m’annonce sa perte.
Hélas il me suivit, et s’approcha de moi
Tandis que mes rigueurs combattirent sa foi,
Et par un sort étrange, il fuit, il m’abandonne,
450 Maintenant que ma main lui porte une Couronne.
Ô malheureux effet d’un dessein innocent,
Présent je l’affligeais, et je le pleure absent.
Reviens, Alcimédon, mais le Ciel équitable
Refus à mes travaux ce prix incomparable,
455 Et de la cruauté que j’eus pour mon amant
La Justice Divine a fait mon châtiment.
Remèdes souverains du mal qui nous dévore,
Dieux donnez-moi l’espoir de le revoir encore.
Mais puis-je seulement mériter cet espoir
460 Si même en le voyant je n’ai pas pu le voir ?
Mais dis-moi son départ, contente une insensée,
Et m’achève de perdre après m’avoir blessée.

NÉRINE.

Apaise-toi Daphné, j’ai feint ces déplaisirs
Pour savoir si ton cour jetait de vrais soupirs.

DAPHNÉ.

465 Hélas je te l’ai dit.

NÉRINE.

Les yeux et le langage,
Ne donnent en amour qu’un douteux témoignage,
Et pour dire en deux mots, la seule vérité
Qui m’avait fait douter de ta fidélité,
N’est-ce pas un miracle à bon droit incroyable
470 De voir en notre sexe un amour si durable ?

DAPHNÉ.

Mais que dois-je espérer qui termine mon deuil,
Le repos de la vie, ou celui du cercueil ?
Ne me fais plus languir. Verrai-je.

NÉRINE.

Oui Phénice,
L’appel de ton amant finira ton supplice.

DAPHNÉ.

475 De même que les Dieux je te dois respecter,
Puisque tu sais comme eux l’art de ressusciter.

SCÈNE II. Scamandre, Philante, Nérine, Daphné. §

SCAMANDRE.

Je n’ose l’approcher.

PHILANTE.

Avance-toi Scamandre,
Et parais plus hardi puisqu’il faut te défendre.

DAPHNÉ.

Heureux gage d’amour !

SCAMANDRE.

Hélas qu’ai-je aperçu !
480 Ha Philante, Daphné regarde ce tissu !

DAPHNÉ.

Mais dis-moi sa fortune, et par quelle aventure
Il est venu finir le tourment que j’endure.

NÉRINE.

Sache qu’Alcimédon sans espoir de guérir :
Mais entrons dans ce bois pour en mieux discourir,
485 Si l’un de ces causeurs, que ton bel oil attire,
Nous surprenait ici, je ne pourrais rien dire.

SCAMANDRE.

Que ferai-je Philante en l’état où je suis ?
Ha pour mourir plutôt que n’ai-je plus d’ennuis !
Il me semble déjà que je vois la cruelle
490 Offenser mon amour du titre d’infidèle,
Et sur le faux rapport de ses traîtres cheveux,
Condamner son esclave à mourir dans ses feux.
Ô cheveux, ô liens autrefois salutaires,
Qu’à tous autres liens vous me semblez contraires,
495 Vous ne m’êtes cruels, et vous ne me gênez
Qu’au malheureux moment que vous m’abandonnez.
Déloyale Nérine est-ce là l’assistance
Que tu semblais offrir à ma vaine constance ?
Et par qui ta pitié me promit plus de fleurs
500 Que l’ingrate Daphné ne m’a tiré de pleurs ?
Cesse, cesse d’aigrir la douleur qui m’outrage,
Laisse à mon inhumaine un dessein si sauvage,
Et lorsque mes ennuis me traînent au trépas
Si tu ne veux m’aider, au moins ne me nuis pas.
505 Hélas ! Mon innocence aussi claire que sainte
Ne me peut exempter des assauts de la crainte,
Et j’apprends des malheurs qui me viennent troubler,
Que le plus innocent peut quelquefois trembler.
Ami va lui parler, va dire à cette belle
510 Que je meurs seulement pour être trop fidèle,
Et que malgré les maux qui tombent dessus moi
Elle est plus dans mon cour qu’aux lieux où je la vois.

PHILANTE.

Quelles impressions ne peuvent pas séduire
Un cour appréhensif à qui tout semble nuire ?
515 Il trouve bien souvent un rigoureux trépas
Dans la crainte d’un mal qui n’arriverait pas.
Empêche-toi de craindre une telle aventure,
La crainte d’endurer fait même qu’on endure :
Attends à t’affliger quand ta chère Daphné
520 T’appellera coupable, et t’aura condamné.

SCÈNE III. Nérine, Daphné, Scamandre, Philante. §

NÉRINE.

Voilà de ses erreurs la véritable histoire.

DAPHNÉ.

À moins que de le voir je ne te saurais croire.

NÉRINE.

Je le vois, mais attends.

DAPHNÉ.

Que j’aille l’embrasser.

NÉRINE.

Phénice ne fais rien qui te puisse offenser.
525 Que dirait cet ami dont il fait tant de compte
Si l’amour devant lui triomphait de ta honte ?

DAPHNÉ.

Nérine, allons le voir.

NÉRINE.

C’est à lui d’approcher,
Les hommes ne sont faits que pour nous rechercher,
Feins de te promener, je ferai bien en sorte
530 Que tu lui parleras auparavant qu’il sorte.

DAPHNÉ.

Nérine il s’en retourne.

NÉRINE.

Attends-moi seulement.

PHILANTE.

Scamandre les voici, retourne promptement.

NÉRINE.

Scamandre attends un peu.

SCAMANDRE.

Que j’attende, perfide,
Veux-tu donc achever d’être mon homicide ?
535 Et pour comble de maux recevrai-je la mort
De cette même main qui m’offrait du support ?

NÉRINE.

Donne-moi le loisir.

SCAMANDRE.

Quoi, de m’ôter la vie ?
Si Daphné l’a conclu, contente son envie,
Ouvre, ouvre-moi le sein, arrache-moi le cour,
540 Et le porte sanglant aux yeux de son vainqueur,
Et si pour ce dessein tu manques de courage,
Je prêterai ma main à ce funeste ouvrage,
Et serai satisfait de l’amour et du sort
Si l’ingrate Daphné le reçoit vif ou mort.

DAPHNÉ.

545 Hé Dieux qu’il est changé !

NÉRINE.

Dis-moi d’où vient ta plainte,
Ou laisse-moi parler.

SCAMANDRE.

Parle, invente une feinte,
La nature marie en ton sexe léger
L’art de feindre aisément à l’humeur de changer.

NÉRINE.

Qu’en parlant de la sorte il nous donne de gloire !
550 La passion l’emporte, il ne le faut pas croire.

PHILANTE.

Scamandre écoute-la ; bien souvent le discours
Aux peines de l’esprit apporte du secours.

NÉRINE.

Pour te dire en un mot ce que tu dois apprendre,
Un rival a causé la peine de Scamandre.

SCAMANDRE.

555 Un rival ! Dis-le moi.

NÉRINE.

Mais Daphné l’aime bien.

SCAMANDRE.

S’il veut garder son cour, il faut qu’il ait le mien.

NÉRINE.

Mais tu l’aimes Scamandre à l’égal de toi-même.

SCAMANDRE.

Il est mon ennemi si ma maîtresse l’aime.
Mais où puis-je trouver ce glorieux rival
560 Qui reçoit le secours que l’on doit à mon mal ?
Nérine dis-le moi, rend ma rage contente,
Je veux avoir son sang, si je n’ai son amante ;
Où puis-je le trouver, Nérine dis-le moi ?

NÉRINE.

Tous les jours, à toute heure, il est avecques toi.

SCAMANDRE.

565 Avecques moi Nérine !

NÉRINE.

Avecques toi Scamandre,
Et tu voudrais enfin toi-même le défendre,
Tu ne le quittes point.

SCAMANDRE.

Que dit-elle bons Dieux !
Philante n’es-tu point ce rival odieux ?
N’es-tu point ce cruel, ce traître, ce perfide,
570 Qui sous un front d’ami cache un cour d’homicide ?

PHILANTE.

Nérine réponds-lui.

NÉRINE.

Veux-tu savoir son nom,
Scamandre a pour rival.

SCAMANDRE.

Achève.

NÉRINE.

Alcimédon.

PHILANTE.

Alcimédon, Nérine, en ce transport extrême
Scamandre est donc jaloux seulement de lui-même ?

NÉRINE.

575 On aime Alcimédon, n’est-ce pas ton ami ?
Voudrais-tu l’outrager, ou l’aimer à demi ?
Les mêmes déplaisirs qui le viennent surprendre
Ne sont-ils pas communs au fidèle Scamandre ?
Parle.

SCAMANDRE.

Pour te répondre en cet événement
580 Tu me devais donner un moindre étonnement.

NÉRINE.

Redonne l’assurance à ton âme incertaine,
Que ton étonnement soit ta dernière peine ;
Enfin par un prodige à ton bien destiné
Les cheveux de Phénice ont adouci Daphné.

SCAMANDRE.

585 Hé Dieux !

DAPHNÉ.

L’amour plus fort que n’est la bienséance
Me contraint de céder à mon impatience.
Il les faut accoster, et feindre néanmoins
Que c’était à les voir que je songeais le moins :
Nérine je te cherche, et j’en suis hors d’haleine.

NÉRINE.

590 Phénice je le pense, et plains beaucoup ta peine.

SCAMANDRE.

Phénice.

NÉRINE.

Oui Phénice.

SCAMANDRE.

Hélas que plût aux Dieux
Qu’elle en eût la douceur comme elle en a les yeux !

NÉRINE.

C’est elle, tu la vois, et tu viens de l’entendre.

SCAMANDRE.

La mort qui retient tout a-t-elle appris à rendre ?
595 Et ce Dieu des tombeaux et d’un si long sommeil
N’a-t-il pu chez les morts endurer un soleil ?
Ma voix à tout moment de sanglots étouffée
A-t-elle eu le pouvoir de la lyre d’Orphée ?
Ha ! Si je n’ai le bien que trouva cet amant,
600 Je suis trop assuré d’en avoir le tourment.

NÉRINE.

Cette jeune beauté qui connut ton mérite,
4
A traversé la mer, et non pas le Cocyte.
Si tu peux voir enfin ton supplice borné,
Qu’importe que ce soit ou Phénice ou Daphné ?
605 Mais les yeux peuvent-ils reconnaître un visage
Alors que dans le cour on en porte l’image ?

DAPHNÉ.

Si tu ne m’as connue à ma longue rigueur,
Reconnais-tu Phénice aux plaies de son cour ?

SCAMANDRE.

Est-ce vous ?

NÉRINE.

En ce bien que le Ciel vous envoie
610 Modérez-vous un peu, ne mourez pas de joie,
Ne servons point d’obstacle à leurs contentements,
Un tiers déplaît toujours aux plus chastes amants,
Sans doute elle lui dit l’histoire de sa vie.

PHILANTE.

Contente là-dessus ma curieuse envie.

NÉRINE.

615 Sortons, et vous aurez un entretien si doux,
Ces amants feront bien leurs affaires sans nous.

SCÈNE IV. Scamandre, Daphné. §

SCAMANDRE.

Hé Dieux !

DAPHNÉ.

Oui cette mort a causé ton supplice,
Mais pardonne à Daphné pour l’amour de Phénice,
Accorde à mes soupirs un généreux pardon,
620 J’ai mal traité Scamandre, et non Alcimédon :
Que mes pleurs soient taris, que ta peine finisse,
Daphné te fut cruelle, et non pas ta Phénice.
Enfin par un mystère inconnu tant de mois
5
Je ne t’ai pas aimé, pour ce que je t’aimais.

SCAMANDRE.

625 Pardonne-moi plutôt doux sujet de mes peines,
D’avoir cent fois nommé tes beautés inhumaines.
Chère cause des biens qui suivent mes désirs,
Ma bouche est impuissante à dire mes plaisirs,
Et dedans ce transport, quelque bien qui me vienne,
630 Je ne m’en puis servir que pour baiser la tienne.
Que l’on doit estimer les fers et les tourments,
D’où l’on voit naître enfin tant de contentements !
Et qu’on embrasserait volontiers les supplices,
S’ils devaient tous finir par de telles délices !

DAPHNÉ.

635 Excuse si mes yeux ne t’ont pas reconnu
Au portrait que mon cour a de toi retenu.
Ton visage a changé cher auteur ce ma flamme,
Mais non pas le portrait que j’en avais dans l’âme.

SCAMANDRE.

Qui t’eût fait reconnaître un malheureux amant,
640 Qui n’a rien du passé que l’amour seulement,
Et qui changea si fort par sa douleur extrême,
Qu’à peine seulement il se connaît lui-même ?
J’aime enfin ta rigueur, j’aime ta cruauté,
Puisque c’est un témoin de ta fidélité.

DAPHNÉ.

645 Ayant aimé Daphné sans croire aimer Phénice,
D’un infidèle amant n’as-tu pas eu le vice ?

SCAMANDRE.

Il est vrai qu’en l’aimant, il semblait que mon cour
Fût sorti des prisons de son premier vainqueur.
Mais par une merveille incroyable et nouvelle
650 Quand j’ai cru te quitter je t’étais plus fidèle ;
Ainsi dans mes ennuis qui croissaient chaque jour
Mon visage a changé, mais non pas mon amour.
Lorsque je te rendais un véritable hommage
Je croyais en Daphné n’aimer que ton image ;
655 Et comme en leurs portraits on adore les Dieux,
J’adorais en Daphné la gloire de tes yeux ;
Mais pour ce qu’un portrait d’une belle maîtresse
Est un charme aux douleurs, un frein à la tristesse,
Je désirais Daphné que je prenais alors
660 Pour le portrait vivant des grâces de ton corps,
M’étant imaginé qu’après t’avoir perdue
Pour le moins ton image à mes voux était due.

DAPHNÉ.

N’en parlons plus mon cour, l’amour nous a rejoints
Pour les contentements, et non pas pour les soins.

SCAMANDRE.

665 Hélas que cet amour donne peu de délices,
Où le sort ennemi ne mêle ses malices !

DAPHNÉ.

Quelle peine t’oblige à de nouveaux soupirs
Alors qu’à pleines mains tu cueilles des plaisirs ?
Tout rit à nos souhaits, Rodope me caresse,
670 Et sa facilité te promet ta maîtresse.

SCAMANDRE.

Je ne trouve en mes maux que des remèdes vains.

DAPHNÉ.

Rodope me chérit, que crains-tu ?

SCAMANDRE.

Je la crains.

DAPHNÉ.

Quoi, pour me témoigner que ta flamme extrême
Deviendras-tu jaloux d’une femme qui m’aime ?

SCAMANDRE.

675 Mais qui m’aime.

DAPHNÉ.

Tant mieux, l’amour qu’elle pour nous
Rendra notre destin plus facile et plus doux.

SCAMANDRE.

Que le secours est faux qui t’offre des délices !
Et que notre fortune a d’étranges caprices !
Hélas ! Au même instant qu’on nous aime tous deux,
680 C’est alors qu’on se rend plus contraire à nos voux.
Mon destin remarquable en rigueurs éternelles
Ferme ma vieille plaie, et m’en fait des nouvelles :
Et lorsque ce malheur met mon espoir à bas,
Le même coup te blesse, et tu ne le sens pas.
685 On m’aime d’un amour, le dirai-je ? Mon âme,
Qui peut remplir le cour d’une jalouse flamme.

DAPHNÉ.

Que dites-vous ?

SCAMANDRE.

Gardons que son esprit jaloux
Contre notre assurance allume son courroux.
Retourne chez ton oncle.

DAPHNÉ.

Hélas sans son absence
690 Rodope n’aurait pas ton bien en sa puissance.
Il m’a mise chez elle attendant son retour
Que l’on ne verra point qu’un an n’ait fait son tour.

SCAMANDRE.

Écrivons en Candie, et nos bouches discrètes
Tiendront durant ce temps nos amitiés secrètes.
695 Rodope ne sais pas que nous nous connaissons,
Et n’en saurait enfin concevoir de soupçons.

DAPHNÉ.

Mais si durant ce temps elle apprend le contraire ?

SCAMANDRE.

Feignons d’être parents, toi ma sour, moi ton frère.

SCÈNE V. Rodope, Daphné, Scamandre. §

RODOPE.

Ha que c’est vainement qu’en matières d’amours
700 Hors de l’objet aimé l’on cherche du secours !
Rien ne me divertit que les yeux de Scamandre,
Et j’aime ainsi le feu qui me réduit en cendre ;
Mais ne le vois-je pas qui caresse Daphné ?
Quoi, se connaissent-ils ? Ô jour infortuné !

DAPHNÉ.

705 Rodope nous a vus !

SCAMANDRE.

Usons de notre feinte,
Et pour la mieux couvrir, ne montre point de crainte.
Ma sour, ma chère sour.

RODOPE.

Il l’appelle sa sour.

SCAMANDRE.

Que le Ciel favorable a pour nous de douceur !
Qu’il est en ton endroit prodigue de caresse
710 De t’avoir fait trouver Rodope pour maîtresse !
Sa grâce et sa vertu sont les plus beaux vainqueurs
Qui puissent parvenir à l’empire des cours.
Adore, chère sour, ses vertus sans limites,
De la même façon que j’aime ses mérites.

RODOPE.

715 Que ce discours me plaît !

SCAMANDRE.

Toutes ses actions
Sont autant de témoins de ses perfections.

RODOPE.

Que j’ai sans y songer la fortune prospère,
Le secours de la sour me donnera le frère !

SCAMANDRE.

Mais allons la trouver.

RODOPE.

Vous ne me direz rien
720 Qu’après tous vos discours je ne sache fort bien,
Mais depuis quatre mois que la bonne fortune
Te rend ainsi qu’à nous cette terre commune.

DAPHNÉ.

Amour aide les tiens.

RODOPE.

Depuis dis-je ce temps
Que cette Île te nombre entre ses habitants,
725 Quelle triste aventure ou quelle autre puissance
Aurait pu retarder votre reconnaissance ?

SCAMANDRE.

J’ignorais jusqu’ici qu’elle fut en ces lieux
Où nos mauvais destins la cachaient à mes yeux,
Mais si cette rencontre est le bien de ma vie,
730 Si de mille plaisirs j’en ai l’âme ravie,
Je vous dois ce bonheur si charmant et si doux,
Puisqu’en vous visitant je le trouve chez vous.

RODOPE.

Ne savais-tu pas bien l’aventure fatale
Qui fit sortir ta sour de sa terre natale ?

DAPHNÉ.

735 Que lui répondra-t-il ?

SCAMANDRE.

Deux mois auparavant
Flatté par la faveur d’un agréable vent,
Et poussé des désirs familiers à mon âge,
De mon pays natal je quittai le rivage.

RODOPE.

Et depuis-ce temps-là ?

SCAMANDRE.

Mille calamités
740 M’ont empêché de voir les bords que j’ai quittés,
Et des cieux irrités les sentences cruelles
M’ont même refusé d’en savoir des nouvelles.

DAPHNÉ.

Jusqu’ici tout va bien, je vois pour mon repos
Que c’est une vertu que mentir à propos.

RODOPE.

745 N’avais-tu pas appris autrefois de ton père
Que ton oncle habitait en cette ville étrangère ?

DAPHNÉ.

Notre oncle était encore où j’ai reçu le jour
Quand mon frère fort jeune en quitta le séjour.

SCAMANDRE.

Qu’elle m’a délivré d’une incroyable peine !

SCÈNE VI. Rodope, Scamandre, Daphné. §

TYRÈNE.

750 Madame on vous attend au château de Climène.

RODOPE.

M’y pouvez-vous mener, aurai-je ce bonheur ?

SCAMANDRE.

Devez-vous demander si je veux de l’honneur ?
Qui ne serait heureux de conduire les Grâces,
Et de suivre partout leurs amoureuses traces ?

RODOPE.

755 Ma fille, et vous Tyrène attendez-nous ici.

TYRÈNE.

Peut-on mieux me laisser qu’en me laissant ainsi ?

DAPHNÉ.

Il est vrai que ces lieux n’ont rien qui ne contente,
Rien qui ne plaise à l’oil, et qui ne nous enchante.

TYRÈNE.

Vous n’y voyez pas tout, ils ont d’autres appas,
760 Et j’y vois des beautés que vous n’y voyez pas :
Ce sont vos yeux, Daphné, ces deux sources de flamme,
D’où l’amour sort toujours pour entrer dans nos âmes.

DAPHNÉ.

De même que cour ignore l’art d’aimer,
Mes yeux sont ignorants en celui de charmer.

TYRÈNE.

765 Vous avez toutefois un amant qui soupire
Dans l’aimable prison de votre doux empire.

DAPHNÉ.

Saurait-il notre amour ! Quel est donc cet amant ?

TYRÈNE.

Tu viens de lui parler, il t’aime uniquement.

DAPHNÉ.

Nous sommes découverts ! Dis-moi son nom, Tyrène.

TYRÈNE.

770 Tu viens de le nommer, et j’en ressens la peine,
Il te voit, il te touche, il te parle Daphné,
C’est Tyrène en un mot que tu tiens enchaîné.

DAPHNÉ.

Après tant de contrainte à la fin je respire.

TYRÈNE, seul.

L’agréable façon d’alléger un martyre :
775 Hélas pauvre Tyrène, un départ si soudain
Te montre peu d’amour, et beaucoup de dédain :
Persévère pourtant, ose tout, importune,
Espère à ton secours l’Amour et la Fortune,
Ces deux divinités qu’on adore en tous lieux
780 Aident les importuns et les audacieux.

ACTE III §

SCÈNE PREMIÈRE. Rodope, Daphné. §

RODOPE.

Aimable et seul espoir de mon âme incertaine,
Ainsi que ton secours peut adoucir ma peine,
Que n’as-tu le pouvoir de lire dans mon sein,
Et de voir là-dedans mon mal et mon dessein :
785 Maintenant que mon cour secrètement soupire,
Tu pourrais m’épargner la honte de le dire.
Tu verrais en leur source et mes soins et mes voux,
Je ne rougirais pas au récit de mes feux.
Mais pourquoi fais-je ici ce discours ridicule,
790 Le front peut bien rougir alors que l’âme brûle :
Lors que l’amour est juste aussi les feux le sont,
Et qui les souffre au cour les peut souffrir au front.
J’aime, voilà le mal et le bien de ma vie,
Ton frère est le vainqueur qui la tient asservie,
795 L’amour et le destin ne sont plus dans les cieux,
L’amour est dans mon cour, mon destin dans ses yeux.

DAPHNÉ.

Il serait ennemi de son propre avantage
S’il n’entrait avec vous dans un même servage ;
Quand vos possessions ne le pourraient tenter,
800 Vos yeux poussent des traits qu’il ne peut éviter,
L’amour étend sur lui sa force et son empire,
Et s’il n’en parle pas, sans doute il en soupire.

RODOPE.

Le sais-tu bien, Daphné, le dois-je imaginer ?

DAPHNÉ.

Vos charmantes beautés me le font deviner.

RODOPE.

805 Tu prends de faux témoins pour me prouver qu’il aime.

DAPHNÉ.

Il aime assurément, et d’un amour extrême,
Mais ce vaincu discret respecte son vainqueur,
Et sa langue est captive aussi bien que son cour.

RODOPE.

Daphné, je connais bien que son âme contrainte
810 Mêle en ses actions le respect et la crainte,
Mais mon cour fait esclave à son premier aspect
Demande de l’amour, et non pas du respect.

DAPHNÉ.

Souvent l’amour honteux alors qu’il veut paraître
Emprunte le respect pour se faire connaître,
815 Et comme s’il craignait de se montrer tout nu,
Il se couvre d’un front modeste et retenu.

RODOPE.

Va lui dire qu’il perde une humeur si craintive,
Il doit être plus libre avecques sa captive,
Et se servir enfin de ce titre de Roi
820 Que l’amour et le sort lui donnent dessus moi ;
Porte-lui ces baisers que mon âme dépose
Sur l’aimable beauté de ta bouche de rose,
Et fais tant que son cour plus touché que jamais
Prenne avec ces baisers tout le feu que j’y mets.

DAPHNÉ.

825 Puisque vous le voulez, je tenterai mon frère,
Je ferai beaucoup plus que votre amour n’espère :
Et si par des baisers nous le pouvons avoir,
Croyez qu’il est déjà dessous notre pouvoir.

RODOPE.

Daphné, voici ton frère, ou bien plutôt mon âme,
830 Porte-lui de ma part ces baisers tous de flamme.

DAPHNÉ.

Je vais plus en donner que vous ne m’en donnez.

RODOPE.

Dis-lui que tous mes biens lui sont abandonnés.
Je puis bien lui donner les plus grands biens que j’aime,
Puisqu’à ses volontés je me donne moi-même.
835 Va donc, et dans ce bois j’attendrai ton retour :
Porte-lui ces baisers, et fais pour moi l’amour.
J’aurai l’esprit content, pourvu que je le voie
Répondre sur ta bouche aux baisers que j’envoie ;
Aimable et cher auteur de mes justes transports
840 Je t’embrasse du cour, ne l’osant pas du corps.

SCÈNE II. Scamandre, Daphné, Rodope. §

SCAMANDRE.

Ma Reine.

DAPHNÉ.

Dis ta sour.

SCAMANDRE.

Puisque c’est ton envie
J’appellerai ma sour la Reine de ma vie :
Aussi chère Daphné sans feindre en ce moment
Je t’aime comme frère, et te sers en amant.

DAPHNÉ.

845 Et moi cher entretien d’une amour véhémente
Je t’aime comme sour, et te plains en amante.

RODOPE.

Il lui parle ardemment, et cette affection
Répond visiblement à mon intention.

SCAMANDRE.

Ma sour.

DAPHNÉ.

Mais parle bas, Rodope nous écoute ;
850 Et bien qu’elle nous aime, en fin je la redoute :
Elle me fait servir à découvrir ses feux,
Et veux que je lui gagne un trésor que je veux.

SCAMANDRE.

Que dis-tu ?

DAPHNÉ.

Que Rodope à tes yeux asservie,
Emploie un ennemi pour lui garder la vie ;
855 Et comme d’une offrande on charge les autels
Pour la rendre agréable aux yeux des immortels,
Ainsi pour te donner un bien qu’elle te voue ?
Elle en vient de charger et ma bouche et ma joue.

SCAMANDRE.

Ainsi Rodope aveugle ignore son devoir,
860 Faisant servir d’autel ce qui doit en avoir.

DAPHNÉ.

Mais il faut m’acquitter de ce que l’on m’ordonne,
Et rendre à ton amour les baisers qu’on lui donne.
Pour comble de plaisirs, mon frère, il t’est permis
De recueillir ton bien devant tes ennemis.

SCAMANDRE.

865 Il ne m’importe pas pour finir ma misère
De baiser en amant, ou de baiser en frère.
Ô plaisirs ! Ô transports ! Les baisers d’une sour
Froids au regard des tiens n’ont point cette douceur.

RODOPE.

Ô bienheureuse sour ! Ô baiser qui me touche !
870 Je le reçois dans l’âme, et Daphné sur sa bouche
Scamandre a jusqu’à moi répandu la douceur
Que sa bouche a versé sur celle de sa sour.

DAPHNÉ.

Les trouves-tu si doux venant d’une maîtresse
Dont tu ne peux souffrir l’importune caresse ?
875 Rodope te les donne, ils ne sont pas de moi.

SCAMANDRE.

Je les reçois pourtant comme venant de toi.

DAPHNÉ.

Enfin notre amoureuse (on ne peut nous entendre)
Met son cour en mes mains afin de te les rendre

SCAMANDRE.

En mains de sa rivale il est en grand danger.

DAPHNÉ.

880 Le veux-tu recevoir ? Le veux-tu soulager ?

SCAMANDRE.

Il le faut recevoir pour l’empêcher de nuire,
Et la nécessité semble nous en instruire,
Aimable et chère sour, il faut au moins flatter
L’ennemi que l’on craint et qu’on ne peut dompter.
885 Je la visiterai, j’apaiserai ses plaintes,
Sinon par amitié, pour le moins par des feintes ;
Ainsi j’achèterai par de fausses amours
Le véritable bien de te voir tous les jours :
Mais surtout chère sour garde bien devant elle
890 Que ton front amoureux ne nous soit infidèle,
Empêche à tes yeux d’exprimer nos langueurs,
Le mouvement des yeux montre celui des cours.

DAPHNÉ.

Je feindrai mieux que vous ; vous ne devez rien craindre.
Étant fille mon cour ne saurais-je pas feindre ?

RODOPE.

895 Il faut les écouter.

DAPHNÉ.

Elle s’approche d’ici.

SCAMANDRE.

Plus elle avancera, plus reculons aussi,
Mais feignons de tenir une route incertaine,
Et d’aller sans dessein où notre pied nous mène.

RODOPE.

Que je l’entende amour ainsi que je le vois,
900 Hé quoi serait-ce avoir trop de bien à la fois !
Arrête un peu Daphné, que ton frère s’arrête,
Je lui fais signe en vain des mains et de la tête,
Daphné, Scamandre, hé Dieux ! Dois-je les appeler ?
Je veux que l’on m’entende, et je n’ose parler.

SCAMANDRE.

905 Mais il faut que Nérine apprenne cette feinte,
Elle ignore l’amour, dont Rodope est atteinte,
Et pensant nous donner un fidèle secours,
Elle pourrait trahir mes secrètes amours.

DAPHNÉ.

Va la voir, cependant que dirai-je à Rodope
910 Pour me tirer des rets où le Sort m’enveloppe ?

SCAMANDRE.

Invente des discours qui flattent son souci,
Ce que tu lui diras, je le dirai aussi ;
N’ayant tous deux qu’une âme heureusement blessée
Nous ne pouvons avoir qu’une même pensée.

RODOPE.

915 Vous avez été longs à vous entretenir.

DAPHNÉ.

Quand on parle de vous, on ne saurait finir.

RODOPE.

Mais enfin ton discours, a-t-il touché son âme ?

DAPHNÉ.

Mon discours en a fait un homme tout de flamme.

RODOPE.

Comment a-il reçu mes baisers amoureux ?

DAPHNÉ.

920 Comme nous recevons ce qui nous rend heureux,
Son âme sur ma bouche heureusement ravie
Au lieu de ces baisers semblait prendre la vie.

RODOPE.

Phénice mon support, ou bien plutôt ma sour,
Puisque ton frère et moi nous sommes joints du cour,
925 Que maintenant ma bouche au défaut de la sienne
Recueille les baisers qu’il a mis sur la tienne :
Ô merveilleux effet d’un baiser si charmant !
J’y trouve avec le feu du rafraîchissement ;
6
Phénice, si jamais Alcimédon se trouve
930 Tu verras de mes soins une fidèle preuve,
Quand il adorerait d’autres yeux que les tiens
Je le ramènerais dans ses premiers liens.

DAPHNÉ.

L’amour qu’il eût pour moi lui fut si naturelle
Qu’il ne peut vivre encor qu’il ne me soit fidèle.

RODOPE.

935 Fais état de Rodope, et de ce qu’elle peut.

DAPHNÉ.

Elle m’offre un amant, et c’est ce qu’elle veut.

RODOPE.

Que dis-tu ?

DAPHNÉ.

Que le sort me prive d’espérance.

RODOPE.

Espère tout Daphné de ta persévérance,
La fortune et l’amour qui font vivre nos soins,
940 Les font aussi mourir quand nous l’espérons moins.
Mon exemple l’enseigne, et te fait reconnaître
Que les fleurs de l’amour en tout temps peuvent naître.
Mais retourne à ton frère, et dis-lui de ma part
Qu’il se retrouve ici dans une heure au plus tard,
945 Va rappeler ainsi mon âme et mes délices,
Mille faveurs suivront de si rares services.

DAPHNÉ.

Bien que de vos faveurs les effets soient bien doux,
J’en trouve assez, Madame, à m’employer pour vous.

RODOPE.

Va mon cour, va Phénice, et mille fois encore
950 Baise en mon nom la bouche, et les yeux que j’adore,
Va

DAPHNÉ.

Je n’oublierai rien de vos commandements,
Mais que je crains la fin de mes contentements.

RODOPE, seule.

Chère source de biens et de maux sans exemples
Que je te dois amour, et de voux, et de temples !
955 Il commença mes maux, il finit mes douleurs,
Sa main au lieu de traits jette sur moi des fleurs,
Et de tous les transports que ce Dieu nous envoie
Je n’ai plus dans le cour que celui de la joie.
Ha ! Que l’amour est juste, et que dans ses liens
960 Il trouve de chemins pour avancer les siens.
Au point qu’il semblait sourd à ma longue prière
Il m’a donné la sour pour me donner le frère,
Et m’apprend aujourd’hui par de secrets plaisirs
Que s’il ne voit nos pleurs il entend nos soupirs.
965 Mais quelqu’un vient ici, c’est Nérine.

SCÈNE III. Nérine, Rodope. §

NÉRINE.

C’est elle
Qui vous vient apporter une bonne nouvelle.
Celui qui prit hier vos perles à Daphné
Convaincu du larcin vient d’être condamné.

RODOPE.

Je le savais déjà ; mais je te veux apprendre
970 Le bonheur que Daphné rencontre avec Scamandre.

NÉRINE.

Je sais tout le bonheur qui leur fut destiné,
J’ai ma part des plaisirs que possède Daphné,
Et vois par le discours que vous me tenez d’elle
Que nous ne dirons point aujourd’hui de nouvelle.
975 On ne peut toutefois rien dire de plus beau,
Et de qui le succès me semble plus nouveau.
Jamais un accident ne fut plus véritable,
Et jamais vérité ne sembla mieux la fable.

RODOPE.

Les désirant chérir tous deux uniquement
980 Je partage avec eux tout leur contentement,
Et voudrais que leur bien ne fût pas vraisemblable,
Car il serait plus grand, s’il était moins croyable.

NÉRINE.

Je les crois désormais parfaitement heureux
Par la seule amitié que vous avez pour eux,
985 Et leur bonne fortune également se montre,
Et dedans votre amour, et dedans leur rencontre.

RODOPE.

Quelques contentements qu’ils puissent désirer
Je ferai plus pour eux qu’ils n’osent espérer,
Donne m’en si tu veux de la gloire ou du blâme,
990 Mes biens leur sont ouverts aussi bien que mon âme.

NÉRINE.

On n’est jamais blâmé de ces nobles désirs
Qui nous ouvrent les mains pour faire des plaisirs.

RODOPE.

J’admire en leur endroit cette vertu profonde,
Qui regarde, qui juge, et qui conduit le monde.

NÉRINE.

995 Et moi je pense voir ces fabuleux Romans
Quand je pense au destin de ces parfaits amants

RODOPE.

Que dit-elle d’amant, n’est-ce donc pas son frère ?
Mais dis-moi tout.

NÉRINE.

Daphné lui fut longtemps contraire,
Vous savez tout cela, je crois que leur discours
1000 Ne vous a rien caché de leurs chastes amours.

RODOPE.

Non ; mais ce qui nous plaît et nous semble incroyable
Au centième récit est encore agréable.

NÉRINE.

Sachant donc que Scamandre était Alcimédon
Son cour par ses soupirs lui demanda pardon.

RODOPE.

1005 Il n’en faut plus douter.

NÉRINE.

N’en doutez point Madame,
Jamais un chaste amour ne jeta plus de flamme.

RODOPE.

Il est vrai.

NÉRINE.

Mais d’où vient ce changement si prompt
Qui couvre de soucis les lis de votre front !

RODOPE.

D’un petit mal de tête, et je prévois, Nérine,
1010 Que d’un mal incurable il sera l’origine.

NÉRINE.

Nous verrons un effet contraire à ce propos,
Mais pour votre secours je vous laisse en repos.

SCÈNE IV. §

RODOPE, seule.

En repos ! Quel repos ! Que dit cette insensée ?
Le corps en reçoit-il lorsque l’âme est blessée ?
1015 Ha ! Cruelle Nérine, hélas sans y penser
Tu m’ôtes le repos que tu crois me laisser.
Ainsi mon entreprise à moi-même fatale
Dans les bras d’un amant a porté ma rivale,
Et ma crédulité vient d’établir entre eux
1020 Un commerce d’amour qui les rend bienheureux.
Ils en ont le plaisir, et j’en suis à la gêne.
Ils en ont tout le gain, et moi toute la peine.
Mais je ferai connaître à ces audacieux
Que le gain qui doit nuire est en fin odieux.
1025 Malheureuse Rodope, amante infortunée,
Aveugle par l’amour et par la destinée,
Ainsi pour te combler de rage et de tourments
Tu sers une impudique en ses contentements.
Et comme si Phénice eût manqué de caresses
1030 Pour faire à son amant de lascives largesses,
Prodigue à mon malheur des plus chers de mes biens
J’ai joint à ses baisers les plus ardents des miens,
Ô rage ! Ô désespoir ! Hé Dieux, qui peut le croire ?
J’ai mis mes ennemis au comble de leur gloire,
1035 Je les viens d’élever au trône où je les vois.
Et je leur aide enfin à triompher de moi.
Mais je leur apprendrai par leur perte prochaine
Que l’amour méprisé se convertit en haine,
Et qu’il ne m’a laissé que les funestes feux
1040 Qui me peuvent servir à les perdre tous deux.
Où j’attends du respect je reçois des outrages,
Je reçois des mépris où j’attends des hommages ;
Et le mépris est seul le trait plus rigoureux
Dont l’on puisse toucher un esprit généreux.
1045 Venge-toi donc Rodope, et pour ton allégeance
Marque ici de leur sang le jour de ta vengeance,
Que Scamandre, ha ce mot a mon esprit charmé !
Puis-je perdre bons Dieux ce que j’ai tant aimé ?
Un reste d’amitié m’oppose tous ses charmes,
1050 Affaiblit ma fureur, me fait quitter les armes,
Et remontre à mon cour qui l’avait condamné,
Que le mal est venu seulement de Daphné.
Mais de quels mouvements ai-je l’âme battue ?
Dois-je excuser encore l’ennemi qui me tue ?
1055 Fureurs à qui je cède et qui me commandez,
À quoi réduirez-vous mes esprits possédés ?
À quelle extrémité n’ira pas mon courage,
Autrefois plein d’amour, maintenant plein de rage ?
N’ai-je pas vu le traître embrasser ardemment
1060 L’impudique sujet de son contentement ?
N’a-t-il pas à mes yeux caressé l’impudente
Autrement qu’une sour, ou qu’une confidente ?
Et ses puissants transports que j’ai vus aujourd’hui,
Sont-ils pas les témoins qui parlent contre lui ?
1065 Il n’en faut plus douter, Scamandre est sans défense,
L’un et l’autre a poussé la flèche qui m’offense,
Lâche auteur de mes maux et de tant de soupirs,
Pour la dernière fois saoule-toi de plaisirs,
Épuise de baisers la bouche de Phénice,
1070 Arme-toi contre moi de quelque autre artifice,
Et crois que si l’amour t’apprend à m’outrager,
La haine désormais m’apprend à me venger.
Porte-toi donc mon âme où la rage te pousse,
La plus prompte vengeance est toujours la plus douce ;
1075 La colère se perd dans le retardement,
Et qui se venge tôt, se venge doublement.
Entreprends, ose tout, passe jusques aux crimes,
Donne à ta passion de sanglantes victimes,
Et montre qu’une femme a rarement appris
1080 À souffrir sans vengeance un si lâche mépris.

ACTE IV §

SCÈNE PREMIÈRE. §

TYRÈNE, seul.

Que notre cour est faible et sait peu se défendre
Alors que de beaux yeux lui parlent de se rendre,
Il se jette lui-même aux fers de son vainqueur,
Et quand même il soupire il aime sa langueur :
1085 Mais pourquoi voudrait-on le refuser aux belles,
Puisque le Ciel le forme et le donne pour elles :
Il nous fait de nos cours un dépôt amoureux
Pour le rendre aux beautés qui président sur eux ;
Aussi chère Daphné, Daphné toute divine,
1090 Je te donne ce cour que le Ciel te destine,
Et bien que ton mépris veuille le rejeter,
Ton bel oil le retient et semble le flatter.
Adorable sujet à qui je rends les armes,
Mesure mon amour par l’excès de tes charmes,
1095 Et tu verras alors que mon affection
Est égale en grandeur à ta perfection.
Toi qui comme mes feux rends ma douleur extrême,
Doux tyran des esprits amour fais qu’elle m’aime,
Ou que ses yeux plus doux ayant su m’enflammer,
1100 Me donnent pour le moins plus de sujets d’aimer.
Mais Rodope s’avance.

SCÈNE II. Rodope, Tyrène. §

RODOPE.

Il faut trouver Tyrène.
Que son bras contribue à me tirer de peine,
Il est à mes bienfaits obligé dès longtemps,
Et doit à mes faveurs l’effet que j’en attends.

TYRÈNE.

1105 Daphné ne la suit pas.

RODOPE.

Le voici qui s’avance,
Découvre-lui sans peur ce dessein d’importance ;
Commande en menaçant, parle sans t’ébahir,
Qui commande en tremblant montre à désobéir.
Tyrène en un dessein où je suis occupée
1110 J’appelle à mon secours ton bras et ton épée.

TYRÈNE.

Disposez de mon sang si souvent répandu,
Je le tiendrai pour vous heureusement perdu.

RODOPE.

Dois-je suivre un dessein qui m’inspire une rage ?

TYRÈNE.

D’où vient cette pâleur qui couvre son visage ?

RODOPE.

1115 Tyrène, une autre fois je te pourrai parler.
Non, l’instant est venu qu’il la faut immoler,
Mais plus je veux parler, plus ma bouche pressée
Refuse le passage à ma triste pensée,
Mon dessein m’épouvante, et pourtant il me plaît.
1120 Que dois-je faire ? À Dieu.

TYRÈNE.

Je serai toujours prêt.

RODOPE.

Non, non, approche-toi, promets, atteste, jure,
Que tu me tireras des peines que j’endure.

TYRÈNE.

Pourrais-je refuser à tirer des liens
L’incomparable main qui m’a comblé de biens ?

RODOPE.

1125 Tu sais bien que ce bras a fondé ta fortune,
Qui l’élève aujourd’hui par-dessus la commune.
Et tu sais bien aussi que de ce même bras
Je la puis ébranler, et la jeter à bas,
Considère ce point, il te touche, il te presse,
1130 Garde donc de me faire une vaine promesse.

TYRÈNE.

Je sais ce que je dois à vos rares bienfaits,
Madame, commandez, vous verrez des effets.

RODOPE.

Que dessous de grands maux mon âme est abattue ?
Sache que j’entretiens un serpent qui me tue,
1135 Que je veux aujourd’hui par tes mains l’étouffer,
Et renvoyer là-bas cette rage d’enfer ;
En un mot c’est Daphné, tu t’étonnes Tyrène,
Tu n’oses et tu veux m’appeler inhumaine,
Ton courage abattu condamne ma rigueur,
1140 Et je vois sur ton front ce que pense ton cour.

TYRÈNE.

Vous n’y pouvez rien voir qu’un désir de vous plaire.
Mais d’où vient ce transport ? D’où vient cette colère ?

RODOPE.

Ne t’informe de rien, exécute mes voux,
Et pour toute raison apprends que je le veux.

TYRÈNE.

1145 Ne peut-on jeter d’eau sur des flammes si grandes ?

RODOPE.

Qui désire obéir ne fait point ces demandes.
Quand mes commandements t’imposent quelques lois,
Tu dois agir des mains plutôt que de la voix.

TYRÈNE.

Je n’y refuse point ni ma main, ni ma vie.

RODOPE.

1150 Pourquoi donc sembles-tu combattre mon envie ?
Parle, réponds, veux-tu te perdre et m’outrager ?

TYRÈNE.

Non, Madame.

RODOPE.

Il faut donc aujourd’hui me venger.
Embrasse ce dessein, injuste ou légitime,
Ma colère ne peut s’apaiser sans victime.

TYRÈNE.

1155 À quoi que vous voudrez j’ai le courage prêt.
Mais où ferai-je voir l’effet de cet arrêt ?

RODOPE.

Prêt de ce grand étang dont la vaste étendue
Cache de tous côtés ces bords à notre vue,
Là tu feras tomber son esprit chez les morts,
1160 Et les eaux de l’étang recèleront son corps,
Les eaux qui couvriront l’ingrate, la perfide,
Couvriront tout ensemble un si juste homicide.
Mais je vais de ce pas faire sortir Daphné,
Va l’attendre, Tyrène, à l’endroit destiné.

TYRÈNE, seul.

1165 Ô Dieux qui punissez les crimes de la terre !
Avez-vous oublié l’usage du tonnerre ?
Qu’une femme est étrange en son ressentiment,
Que toute passion en dispose aisément ;
Il n’est rien de plus doux alors qu’elle nous flatte,
1170 Et rien de plus cruel quand sa fureur éclate.
Ses attraits adorés aussitôt que connus
Devant nos yeux charmés en font une Vénus,
Et le premier transport qui vient de la colère
D’une aimable Vénus en fait une Mégère.
1175 C’est en fin vainement qu’elle appelle ma main
À l’exécution de cet acte inhumain,
Ni bienfaits, ni faveurs, ni craintes, ni supplices,
Ne peuvent m’obliger à de lâches services :
Nous devons être ingrats au plus rare bienfait
1180 Alors que pour son prix on demande un forfait ;
Qu’elle m’appelle ingrat, et mille fois timide,
Il vaut mieux après tout être ingrat qu’homicide,
En pareille rencontre un esprit combattu
Fait de l’ingratitude un acte de vertu.
1185 Cruelle ! Peux-tu voir tant de beautés reluire
Sans perdre en même temps le dessein de leur nuire ?
Penses-tu que ses yeux nos plus puissants vainqueurs ?
Puissent peu sur nos bras pouvant tout sur nos cours ?
À l’aspect de son sein d’où naissent tant de charmes
1190 Qui ne voudrait pas rendre et le cour et les armes ?
Pourrait-on l’outrager par de si rudes coups,
Elle, dont les beautés en donnent de si doux ?
Non, non, ce beau Soleil qui brûle tant de monde
N’a pas été formé pour mourir dedans l’onde ;
1195 Mais t’accuse Rodope, et je dois l’excuser,
Puisque enfin son dessein me peut favoriser,
Si je dis à Daphné cette cruelle envie
Qui menace aujourd’hui le filet de sa vie,
Et si enfin je puis lui conserver le jour
1200 Ce bienfait infini m’obtiendra son amour ;
Mais la voici qui vient semblable à la victime
Qu’on destine à la mort, et n’a point fait de crime.

SCÈNE III. Daphné, Tyrène. §

DAPHNÉ.

Il lui faut obéir, l’étang est ici près.

TYRÈNE.

Peut-on être cruel à de si doux attraits ?
1205 Tu vas donc à l’étang ?

DAPHNÉ.

Qui te l’a dit Tyrène ?

TYRÈNE.

Je connais mieux que toi le sujet qui t’y mène.

DAPHNÉ.

J’allais le voir pêcher, Rodope me l’a dit.

TYRÈNE.

Ha Daphné !

DAPHNÉ.

Laissez-moi, vous êtes interdit,
C’est un effet d’amour.

TYRÈNE.

Mais plutôt d’une crainte
1210 Dont tu dois recevoir la plus sensible atteinte,
Tu ne sais pas Daphné qu’à l’endroit où tu cours
Un puissant ennemi menace tes beaux jours.

DAPHNÉ.

Tyrène, en me jouant, vous vous jouez vous-même,
Ai-je des ennemis où tout le monde m’aime ?

TYRÈNE.

1215 Les ennemis cachés sous un front plein d’appas
Sont d’autant plus cruels qu’on ne les connaît pas.

DAPHNÉ.

Dis-moi cet ennemi, s’il me veut entreprendre
L’amitié de Rodope a de quoi me défendre.

TYRÈNE.

Qu’une faible apparence abuse ta raison !
1220 Tu cherches ta santé dans le même poison,
Tu cherches ton salut dedans le précipice,
Tu cherches du repos au milieu du supplice,
Et par un sort étrange et rempli de rigueur
Tu caresses le bras qui te perce le cour.
1225 Celle que ta frayeur appelle à ta défense
Est celle qui te flatte, et celle qui t’offense,
Rodope est l’ennemi qui demande ton sang,
Et la mort t’attendait sur les bords de l’étang.

DAPHNÉ.

Hé ! Dieux que me dis-tu ? D’où procède sa haine ?
1230 Elle a sans doute appris.

TYRÈNE.

Quoi Daphné ?

DAPHNÉ.

Rien Tyrène.
Mais dois-je croire en fin ce funeste rapport ?

TYRÈNE.

Voudrais-je la blâmer et l’accuser à tort ?
Elle dont la faveur sans peine poursuivie
M’élève jusqu’au point de donner de l’envie.
1235 Crois donc que sa fureur te destine au trépas,
Et que pour t’immoler elle a choisi mon bras ;
Mais qu’elle est aveuglée et prompte à se méprendre
D’employer à ta mort ce qui t’en doit défendre.
Je fais gloire Daphné de sauver mon vainqueur,
1240 Et de garder la vie à qui m’ôte le cour.

DAPHNÉ.

Ici l’étonnement égale mon martyre,
Que dirai-je, Tyrène, où j’en ai tant à dire ?
Mais plutôt quel endroit s’offrira désormais
Pour garder sûrement le bien que tu me fais ?
1245 Où pourrai-je éviter le coup de ma ruine ?

SCÈNE IV. Scamandre, Philante, Daphné, Tyrène. §

SCAMANDRE.

En vain de tous côtés j’ai recherché Nérine,
Je ne la trouve point, Dieux que je suis gêné.

PHILANTE.

Mais peut-être Nérine a tout su de Daphné.

SCAMANDRE.

Amour fais voir ici que ton soin nous regarde,
1250 Montre que tes sujets ont un Dieu qui les garde,
Conserve-nous le bien que tu nous as donné,
Et montre Alcimédon seulement à Daphné.

PHILANTE.

Ne l’aperçois-tu pas, Tyrène est avec elle.

TYRÈNE.

Où veux-tu donc aller ?

DAPHNÉ.

Nérine m’est fidèle.

PHILANTE.

1255 N’en es-tu point jaloux ?

SCAMANDRE.

Philante apprends de moi
Que le monde n’a rien d’assuré que sa foi.
Tâchons de les ouïr, et tu diras sans feindre
Que si Tyrène l’aime il est beaucoup à plaindre.

DAPHNÉ.

Conduis-moi chez Nérine, elle m’aime,

TYRÈNE.

Allons-y.
1260 La main qui te défend te doit conduire aussi.

SCAMANDRE.

Écoutons.

DAPHNÉ.

Que rendrai-je à tant de bons offices ?
Quel assez digne prix suivra tant de services ?

TYRÈNE.

Si tu veux de mes soins me donner quelque prix,
Fais-moi voir seulement la fin de tes mépris.

DAPHNÉ.

1265 Reçois avec ma main l’assurance certaine
Que jamais mon dédain ne causera ta peine.

SCAMANDRE.

Reçois avec ma main, dieux qu’est-ce que je vois ?
Elle donne sa main et peut-être sa foi ;
Mais dois-je le souffrir et contre tant d’atteintes
1270 Opposer seulement des larmes et des plaintes ?
Non, non, mais où sont-ils ? Ô parjure trop clair !
L’ingrate a disparu de même qu’un éclair,
Et malgré ma constance et mon amour extrême
Son esprit trop léger rend son corps tout de même,
1275 Ou pour en mieux parler dans mes justes transports
Le vice de l’esprit passe jusqu’à son corps.

PHILANTE.

Est-ce là, cher ami, cette rare merveille
Dont la fidélité n’eût jamais de pareille ?

SCAMANDRE.

Non, non, de mes plaisirs un démon envieux
1280 A pris pour me gêner et sa vois et ses yeux ;
Mais que veux-je te dire, et que viens-je d’entendre ?
Je me flatte insensé.

PHILANTE.

Je le pense Scamandre,
Et si tous les Démons avaient autant d’appas,
L’enfer à mon avis ne me déplairait pas.

SCAMANDRE.

1285 À peine ai-je vu naître un bien incomparable
Que sa soudaine fin m’a rendu misérable,
Hé Dieux qu’une faveur est sujette à changer
Alors qu’elle dépend de ce sexe léger !
L’ingrate ne reçut de mon amour extrême
1290 Qu’une image d’amour, et non pas l’amour même,
Quelques voux enflammés qu’on ait faits chaque jour
Un amour qui finit ne fut jamais amour.
Enfin ce cour léger plus que son front n’est grave
Me traite maintenant ainsi qu’un vieil esclave,
1295 Qu’on voudrait voir fuir, et qui ne le peut pas,
Pour ce que ses langueurs s’opposent à ses pas.
Te joindras-tu volage avec les destinées
Pour éteindre en un jour un feu de dix années ?
Et malgré des ennuis si longs et si cuisants
1300 M’ôteras-tu le prix d’un travail de dix ans ?
Ainsi belle inhumaine, orgueilleuse, cruelle,
Je te perdis constante, et te trouve infidèle ;
Mais puisque l’inconstance est jointe à tes appas,
Il m’eût été plus doux de ne te trouver pas.
1305 Je te perdis constante, et j’en fus au martyre,
Je te trouve infidèle, et mon sort en est pire ;
Ainsi tu m’es cruelle, et tu me mets aux fers
Alors que je te trouve, et lorsque je te perds.

PHILANTE.

Que fais-tu ? Que dis-tu ? De quoi te plains-tu d’elle ?
1310 Voir changer une fille est-ce chose nouvelle ?
Hé bien l’on t’a quitté, quitte pour te venger,
Ce mal est-il si grand qu’il te doive affliger ?

SCAMANDRE.

Si ce mal est si grand, ha Philante, ma bouche
Ne te saurait montrer la douleur qui me touche,
1315 Mais tu la verras mieux dedans ce cour ouvert
Quand ma main et ce fer te l’auront découvert.

PHILANTE.

Je l’ai pour te servir, et non pas pour te nuire.

SCAMANDRE.

Peut-il mieux me servir qu’en m’ôtant de martyre ?

PHILANTE.

Ne te montre point faible en cette extrémité,
1320 Mais tire ton secours de sa déloyauté.

SCAMANDRE.

Son inconstance éteint le feu qui me consume,
Mais sa beauté plus forte aussitôt le rallume ;
Enfin elle me quitte, et pourtant sa beauté
Me touche beaucoup plus que sa déloyauté.
1325 Que l’Empire d’amour est rempli d’injustice
Lorsqu’une fille change elle y commet un vice,
Elle se rend coupable, et toutefois l’amant
Qui n’a pas fait le mal en a le châtiment.

PHILANTE.

Dis plutôt que l’amour est la même Justice,
1330 Et qu’il sait à l’offense égaler le supplice,
Ne fais-tu pas un crime en adorant des yeux
Qu’une infidélité te doit rendre odieux ?
Ne fais-tu pas un crime indigne de sa grâce
Quand tu veux l’adorer en une seule place ?
1335 Il est Dieu cet Amour, et comme tous les Dieux
Il veut que sans réserve on l’adore en tous lieux,
Qu’on le craigne en Philis ainsi qu’en Arténice,
Qu’on le suive en Rodope aussi bien qu’en Phénice,
On l’éprouve autrement superbe et rigoureux,
1340 Et par notre constance il nous rend malheureux.
Quitte donc cher ami cette vaine constance
Qui donne tant de maux et si peu d’assistance,
Et crois que la raison permet le changement :
Lors que nous le suivons pour notre allègement.
1345 Souffre qu’un feu plus doux échauffe sa belle âme,
Et tu triompheras de ta première flamme :
Je t’ai dit mille fois qu’on apprend chaque jour
Qu’une flamme éteint l’autre en matière d’amour.
Vois Rodope, poursuis, ses mains te sont ouvertes
1350 Et l’excès de son bien réparera tes pertes ;
Les biens à mon avis et les possessions
Sont un puissant remède à nos afflictions.
Mais elle vient ici.

SCÈNE V. Rodope, Scamandre, Philante. §

Rodope doit sortir avec un valet à qui elle parle.

RODOPE.

Va, cours après Tyrène,
Il est devers l’étang.

SCAMANDRE.

Que je me trouve en peine.

RODOPE.

1355 Dis-lui qu’il s’en revienne, et qu’il n’achève pas,
Il sait bien ce que c’est, n’épargne point tes pas.
Que le remords est prompt à succéder au crime !
Et qu’il porte en mon cour un tourment légitime !

PHILANTE.

À Dieu, va-t-en la voir.

SCAMANDRE.

Elle m’a vu, bons Dieux !
1360 Rends le calme à ton front, et rassure tes yeux.

RODOPE.

À son funeste aspect je tremble, je me trouble ;
J’ignore si ma haine ou mon amour redouble,
Je l’aime, je le hais, ce lâche, ce brutal,
Et je ne sais si je veux ou son bien ou son mal.

SCAMANDRE.

1365 Plus comblé de vos biens, que rempli de mérites,
Je donne à vos désirs mes voux et mes visites,
Ne trouvant rien en moi d’aimable ni de doux
Que l’honneur seulement d’être chéri de vous.
Vous avez adouci ma fortune cruelle,
1370 Je reçois de vos mains les biens qu’on reçoit d’elle,
Et pour tant de faveurs qui m’imposent des lois
Il faut donner le cour, et retenir la voix.

RODOPE.

Et toutefois, ingrat, tu fais voir le contraire,
Tu parles en ami, tu fais en adversaire ;
1375 Et sans appréhender ma haine et ma rigueur,
Tu me donnes ta voix, et tu retiens ton cour.

SCAMANDRE.

Hé Dieux que dites-vous ?

RODOPE.

Ce que je dis infâme !
Phénice est donc ta sour ?

SCAMANDRE.

Vous le savez, Madame.

RODOPE.

Oui traître je le sais.

SCAMANDRE.

Que mon malheur est grand !
1380 À peine plains-je un mal qu’un autre me surprend.

RODOPE.

Daphné n’est pas ton cour, ce n’est pas la Déesse
Qui reçoit ton encens, qui finit ta tristesse,
Tu n’es pas son amant.

SCAMANDRE.

Je ne sais qui je suis
Dans ce dédale obscur de peines et d’ennuis,

RODOPE.

1385 Tu l’adores toujours comme elle persévère,
Et sous ces chastes noms, et de sour et de frère,
On a trouvé l’amour plus doux et plus charmant,
Que sous ces noms lascifs de maîtresse et d’amant.

SCAMANDRE.

Oui je suis son amant, et je ne dois plus feindre
1390 Puisque dans mes malheurs je n’ai plus rien à craindre :
Je l’aime, je la sers depuis mon premier jour,
Et le feu qui m’anime est celui de l’amour.
Je l’adore par tout inconstante, ou fidèle,
Je fais état des maux alors qu’ils viennent d’elle,
1395 Et comme je naquis pour adorer ses yeux,
J’aurai même en mourant ce dessein glorieux ;
Mais ce cruel amour qui demande mes larmes
Est plutôt un destin qu’un effet de ses charmes.
Voulez-vous donc Madame en vain lui résister ?
1400 Et si c’est un destin, croyez-vous le dompter ?
Non, non, si des malheurs aussi vieux que moi-même
Font une vaine guerre à mon amour extrême,
Il ne doit plus céder qu’à l’invincible effort
Que ce cour malheureux recevra de la mort.

RODOPE, seule.

1405 Arrête, arrête, ingrat. Mais hélas il me laisse,
Et mon cour aveuglé suit celui qui le blesse,
Reviens cruel, reviens contenter ta rigueur,
Et m’emporte la vie aussi bien que le cour.
Reviens Alcimédon, excuse ma colère ;
1410 Puisqu’elle vient d’amour, elle devrait te plaire,
Le courroux d’une amante à peine dure un jour,
Et venant de l’amour, c’est un signe d’amour.
Aime ailleurs, feins pour moi, j’arrêterai mes larmes,
La feinte qui nous flatte a même quelques charmes ;
1415 Mais de quelles erreurs ai-je l’esprit atteint ?
Guérit-on d’un vrai mal par un remède feint ?
Et peut-on sans miracle en pareille aventure
Éteindre de vrais feux par des eaux en peinture ?
Triste et cruel amour adoucis ton effort,
1420 Ou bien change tes traits avec ceux de la mort,
Et pour guérir ce cour où ta force préside
Ne sois plus mon tyran, ou sois mon homicide.
Mais je l’implore en vain après tant de travaux,
Ainsi qu’il est aveugle il est sourd à mes maux,
1425 Et ce tyran des cours est bien plus redoutable
Que toute sa faveur ne nous est profitable,
Cependant je l’implore, et ce cour insensé
Appelle à son secours celui qui l’a blessé,
Non, non, j’ai le pouvoir de rompre mon servage,
1430 Toute ma guérison dépend de mon courage,
Et bien qu’amour me traite en superbe vainqueur ;
Un coup de désespoir l’ôtera de mon cour.
Scamandre, aime Daphné ; mais que dis-je, cruelle ;
Peut-être que sa mort m’a rendu criminelle !
1435 Il me semble déjà que son ombre sans corps
Pour rompre mon repos quitte celui des morts.

SCÈNE VI. Tyrène, Rodope. §

TYRÈNE.

Rodope parle seule, ha quelle extravagance !
Mais il faut l’écouter devant que je m’avance,
Lors que l’on parle ainsi l’esprit est bien gêné.

RODOPE.

1440 Dieux détournez le coup qui menace Daphné.
Et si par mon amour je me rends misérable
Ne souffrez pas grands Dieux qu’il me rende coupable.

TYRÈNE.

Ô d’un mauvais dessein heureux et doux effet ?
Rodope se repent.

RODOPE.

Tyrène qu’as-tu fait ?

TYRÈNE.

1445 Votre commandement, elle est morte, Madame.

RODOPE.

Tyrène qu’as-tu fait ? Ô malheureuse femme ?
Ne pouvais-tu juger que ce commandement
N’était rien qu’un effet d’un premier mouvement ?
Ne pouvais-tu juger qu’un remords trop sévère
1450 Succéderait bientôt à ma prompte colère ?
Et que j’aurais horreur de cette extrémité
Où l’aveugle fureur a mon esprit porté ?

TYRÈNE.

Je l’ai prévu Madame, Et Daphné n’est pas morte.

RODOPE.

Que le plaisir est grand que ton discours m’apporte !
1455 Tu ne m’as pu combler d’un vrai contentement
Qu’en te montrant rebelle à mon commandement.
En quels lieux est Daphné ?

TYRÈNE.

Chez Nérine.

RODOPE.

Sait-elle
Combien en son endroit je me rendis cruelle ?

TYRÈNE.

Je sais ce qu’il faut dire et ce qu’il faut celer,
1460 Et je n’ai pas jugé qu’il en fallût parler.

RODOPE.

Que je sens d’un grand faix mon âme soulagée.
Tu m’as en même temps par deux fois obligée,
Mais puisque ta pensée a si bien réussi,
Va-t-en dire à Daphné qu’elle revienne ici.
1465 Le remords a rompu tous mes desseins tragiques,
Va vite, j’aperçois l’un de mes domestiques,
Tracine, que veux-tu ?

SCÈNE VII. Tracine, Rodope. §

TRACINE.

Je vous viens assurer
Que la force d’un Dieu ne l’en peut retirer.

RODOPE.

De qui veux-tu parler ?

TRACINE.

Vous m’avez fait entendre
1470 Que vous aviez reçu des mépris de Scamandre.

RODOPE.

Hé bien ?

TRACINE.

Vous m’avez dit qu’un outrage si fort
Vous donnait des désirs qui regardent sa mort.
Pour moi qui n’ai pour vous qu’un courage fidèle,
Et qui vous sert bien moins par devoir que par zèle,
1475 Je viens de pratiquer des amis assurés
Qui le mettront bientôt où vous le désirez.
Ils l’attendront ce soir dans ce petit bocage
Qu’en allant chez Nérine il trouve à son passage.

RODOPE.

Tracine, que dis-tu, de quoi m’as-tu parlé ?
1480 Leur as-tu dit mon nom ?

TRACINE.

C’est ce que j’ai celé,
Mais j’ai dit seulement que Dame outragée
Voulait être aujourd’hui par leur aide vengée,
Et ces esprits touchés par l’attente d’un don
M’ont plutôt demandé votre or que votre nom.

RODOPE.

1485 T’avais-je commandé cette indigne vengeance ?
Tu me donnes la mort au lieu d’une allégeance,
Tâche à les prévenir, inhumain cours après,
D’un si mauvais dessein va rompre les apprêts.

TRACINE.

Mais, Madame.

RODOPE.

Va vite, il faut que je te suive.
1490 Empêche pour ton bien qu’un désastre m’arrive,
Et crois qu’en ce sujet de désordre et d’effroi
Le coup qui l’atteindra rejaillira sur toi.

ACTE V §

SCÈNE PREMIÈRE. Nérine, Daphné. §

NÉRINE.

Phénice, j’aurais peine à croire cette histoire,
Si ton étonnement ne me la faisait croire.

DAPHNÉ.

1495 Après tant d’accidents laisse-moi respirer,
Ou bien plutôt, mon cour, laisse-moi soupirer.
Et par l’extrême bien dont me comble Tyrène,
Juge ici du loyer que je dois à sa peine.
Et quoi sans être ingrate et mériter la mort
1500 Dont il vient d’affranchir mon misérable sort.
Nérine mon appui, Nérine que j’embrasse,
Lui pourrais-je en mon cour refuser une place ?
Non, non, quand mes dédains lui fermeraient ce cour,
Son bienfait l’ouvrirait, et s’en rendrait vainqueur.
1505 Nérine, les bienfaits ont une force étrange,
Par eux on s’amollit, par eux l’esprit se change,
Ils peuvent triompher des plus fortes rigueurs,
Et les bienfaits en fin sont les clefs de nos cours.

NÉRINE.

Je ne vous comprends point, il semble à vous entendre
1510 Que Tyrène ait le bien que possédait Scamandre.

DAPHNÉ.

Mais quittons ce bocage, allons enfin chez vous.
Déjà l’obscurité s’avance devers nous.
Le Soleil de plus près se mire dedans l’onde,
Sa clarté se dérobe aux yeux de tout le monde,
1515 Et cet astre réglé par les lois du destin
Me donne un triste soir après un beau matin.

NÉRINE.

Console-toi mon cour, les mêmes destinées
Après de tristes nuits sont des belles journées.

DAPHNÉ.

Hélas !

NÉRINE.

Que peux-tu craindre après cet accident
1520 Où le Ciel t’a montré son amour évident ?
Daphné, le même Dieu qui nous veut faire naître,
Est curieux aussi de conserver notre être.
Si comme les plus hauts, les plus bas des humains,
Tâchent à protéger l’ouvrage de leurs mains,
1525 Si même par l’instinct dont l’animal abonde
Il conserve et défend ce qu’il a mis au monde,
Penses-tu que ce Dieu qu’on implore au besoin,
Ait formé les mortels pour en perdre le soin ?
Non, non, sa providence est toujours sans pareille.

DAPHNÉ.

1530 Mais quelque bruit confus a frappé mon oreille.

SCÈNE II. Géron, Daphné Nérine, Scamandre. §

GÉRON.

Scamandre, il faut mourir.

SCAMANDRE.

Traîtres.

NÉRINE.

Que faites-vous ?
Opposons-nous, Phénice, à de si lâches coups.

GÉRON.

Il n’en peut échapper, il faut, il faut qu’il meure.

DAPHNÉ, prend Scamandre.

Traître enfin je te tiens.

GÉRON.

Donnons ?

NÉRINE.

Hé Dieux !

DAPHNÉ.

Demeure,
1535 Et permets que mon bras par la raison poussé
Venge sur ce cruel mon honneur offensé,
Alors qu’on est touché de quelque injure extrême :
Le plus grand bien consiste à se venger soi-même.
Contente mes désirs, j’en viendrai bien à bout,
1540 Une femme en colère est capable de tout.

GÉRON.

Amis n’est-ce point là cette Dame outragée
Qui veut être aujourd’hui par notre aide vengée ?

SCAMANDRE.

Achève maintenant par cette cruauté
Ce que tu commenças par ta déloyauté,
1545 Ce serait peu Daphné que ton cour fût perfide
Si ton bras inhumain n’était mon homicide,
Par un acte sanglant couronne ta rigueur.
Et rends ton bras coupable aussi bien que ton cour.

DAPHNÉ.

Permettez que ce fer seconde mon courage,
1550 Ma haine et ma fureur m’en apprendront l’usage,
Souffrez que par mon bras, je me puisse alléger,
C’est moi que l’on offense, et je m’en dois venger.
Alors que dans son sang ma main sera plongée
Vous serez satisfaits et je serai vengée ;
1555 Mais enfin si le sort a conclu son trépas
S’il doit ici mourir, qu’importe de quel bras ?

GÉRON.

C’est elle assurément pour qui l’on nous emploie,
Servez-vous du secours que le Ciel vous envoie,
Madame vengez-vous.

NÉRINE.

Que faites-vous Daphné ?
1560 Percez plutôt mon sein que cet infortuné.

GÉRON.

Madame je la tiens, contentez votre envie.

DAPHNÉ, présente l’épée à Scamandre.

Scamandre défends-toi, vends chèrement ta vie,
Si le sort ne veut pas que tu vives heureux,
Meurs pour le moins sans honte en homme généreux.

NÉRINE.

1565 Ô miracle d’amour !

GÉRON.

Hé Dieux quelle surprise !

SCAMANDRE.

Voici de quoi tromper votre lâche entreprise,
Ce fer injustement destiné contre nous
Est enfin justement employé contre vous.

NÉRINE.

Sois content de leur fuite, et de ton avantage,
1570 Tu dois craindre leur nombre, et non pas leur courage,
Mais dis-nous quel malheur t’a conduit au danger
D’où l’amour de Phénice a su te dégager ?

SCAMANDRE.

Pensant aller chez vous par ce petit bocage
Ces lâches inconnus m’ont surpris au passage,
1575 Et l’orage était prêt à tomber dessus moi
Quand ce jeune Soleil en a chassé l’effroi,
Ainsi chère Phénice en dépit de l’envie,
Ton pouvoir seulement a droit dessus ma vie.
Mais qui croirait enfin ce miracle d’amour
1580 Que qui m’ôte le cour me conserve le jour ?

NÉRINE.

J’approuve en quelque sorte un dessein si barbare
Puisqu’il nous a fait voir une action si rare,
Mais qui croirait Daphné qu’un grand étonnement
Pût laisser à l’esprit un si clair jugement ?

DAPHNÉ.

1585 Le désir violent de sauver ce qu’on aime
Peut plus dessus l’esprit que l’épouvante même.
Mais pour apprendre tout, écoute mon discours,
Et vois comme les Dieux nous prêtent leur secours.
Avant que te trouver auprès de ce bocage
1590 J’ai suivi trois soldats qui tenaient ce langage,
Je ne la connais point, mais il faut l’assister,
L’espérance du gain nous y doit inviter.
Or te voyant surpris par cette troupe infâme
Ce que j’avais ouï s’est remis dans mon âme.
1595 Si bien qu’ayant jugé qu’ils employaient leurs bras
Au secours de quelqu’un qu’ils ne connaissaient pas,
J’ai feint ce qu’on a vu, quelque Dieu m’a guidée,
Et pour te délivrer les traîtres m’ont aidée,
On voit dans les dangers l’esprit industrieux,
1600 Et la nécessité le rend ingénieux.

NÉRINE.

S’ils eussent fait leur coup, que tu semblais attendre.

DAPHNÉ.

J’eusse mêlé mon sang à celui de Scamandre.

SCAMANDRE.

Ha mon âme ! Ha Daphné ! Sans toutes ces rigueurs
L’amour est satisfait d’un mélange de cours.

SCÈNE III. Tyrène, Daphné, Scamandre, Nérine. §

TYRÈNE.

1605 Quel nouveau déplaisir me jette dans un gouffre !
Scamandre la caresse, et l’ingrate le souffre.
Scamandre c’est assez, je n’en ai que trop vu,
Et vous avez trop pris d’un trésor qui m’est du.

SCAMANDRE.

Qui vous est dû, comment ?

TYRÈNE.

Daphné vous le peut dire.

DAPHNÉ.

1610 Ha mes jours finiront plutôt que mon Martyre.

SCAMANDRE.

Ne vous abusez point, Tyrène elle est à moi.

TYRÈNE.

Ne te fais point de tort, Scamandre j’ai sa foi,
Parlez, parlez Daphné.

DAPHNÉ.

Tyrène je confesse
Que je vous ai donné ma main et ma promesse.

TYRÈNE.

1615 Et bien que dites-vous ?

DAPHNÉ.

Mais en cette rigueur
Je ne vous ai donné ni ma foi ni mon cour.
J’adore néanmoins la main qui m’a sauvée
J’aurai toujours au cour ton image gravée,
Et sans rien te cacher de mon ressentiment
1620 Je t’aime en défenseur, et non pas en amant.
Ne te rendrai-je pas un assez beau salaire
Quand je t’adorerai comme un Dieu tutélaire ?
Et ne seras-tu pas pleinement satisfait
Lorsque avec de l’encens, je paierai ton bienfait ?

TYRÈNE.

1625 Une âme de désirs et d’amour enflammée
Ne se contente pas avec de la fumée.

NÉRINE.

Quel sujet avez-vous de vous plaindre en ces lieux
Si l’on vous veut traiter comme on traite les Dieux ?
Ne lui conteste plus, que prétends-tu Tyrène ?
1630 Au lieu de son amour veux-tu gagner sa haine ?
Et n’as-tu pas appris ce précepte en aimant
Qu’un véritable Amour doit naître librement ?
Nous contraindre d’aimer c’est causer un divorce,
L’amour n’est pas un bien qui se gagne par force.

TYRÈNE.

1635 Je l’ai bien acheté, la sauvant du trépas.

NÉRINE.

Crois que l’amour se donne, et ne s’achète pas.

TYRÈNE.

Nérine il me suffit si la raison m’en prive
Ce fer la peut ôter à tout homme qui vive.

DAPHNÉ.

Armez-vous contre moi cachez dans le tombeau
1640 Ce malheureux sujet d’un désordre nouveau,
Pour être à deux amants dont je suis poursuivie
Si Scamandre a mon cour, Tyrène prends ma vie.
Et si je fus le but de vos douces erreurs
Que je sois aujourd’hui celui de vos fureurs.

SCAMANDRE.

1645 Ne me tiens point Nérine.

SCÈNE IV. Rodope, Tracine, Daphné, Scamandre, Nérine, Tyrène. §

RODOPE.

Arrête-toi Tyrène.

TRACINE.

Ce n’est pas lui, Madame.

DAPHNÉ.

Ha voici l’inhumaine.

RODOPE.

7
D’où viennent ces discords qui s’élèvent entre eux ?

NÉRINE.

Voici de tant de maux le sujet malheureux.

RODOPE.

Vous l’aimez donc Tyrène.

TYRÈNE.

Oui, Madame, je l’aime,
1650 Un feu comme le mien se montre de lui-même,
Et l’on me voit ici justement disputer
La foi qu’on m’a donnée et qu’on me veut ôter.

RODOPE, à Scamandre.

Si Tyrène a sa foi, pourquoi perds-tu ta peine
Dans le lâche dessein d’une poursuite vaine ?
1655 Tu peux trouver ailleurs pour ton allègement
Avec moins de travail plus de contentement,
Tu sais de qui je parle, et tu sais bien encore
Combien on te chérit et combien on t’adore,
Si pour plaire à tes yeux on a manqué d’appas,
1660 La foi que l’on te donne on ne te l’ôte pas,
Si l’on ne peut t’offrir une amante plus belle,
L’on t’offre pour le moins une âme plus fidèle ;
Et tu m’accorderas que sa fidélité
Surpasse en sa valeur l’inconstante beauté.

SCAMANDRE.

1665 Ne vous efforcez point d’étouffer cette flamme,
Qui doit être immortelle aussi bien que notre âme ;
L’amour joignit nos cours même dans le berceau,
Et le même lien les doit joindre au tombeau.
Ne pensez pas pourtant qu’un si libre langage
1670 Sois de quelque mépris le triste témoignage,
Je prise les honneurs qui me sont étalés,
J’honore la beauté de qui vous me parlez,
Et si je n’ai pour elle un cour assez fidèle,
Madame j’ai du sang à répandre pour elle :
1675 Mais si j’abandonnais cette jeune beauté
Pourrait-on s’assurer de ma fidélité ?
Celui qu’un premier change a pu rendre coupable
D’un second changement est d’autant plus capable.
L’amour nous assembla pour les maux et les biens,
1680 La mort nous sépara sans rompre nos liens,
Et si malgré la mort nous sommes joints ensemble
Pensez-vous désunir ce qu’un destin assemble ?
Percez plutôt ce corps abattu de langueur,
Et vous aurez mon sang si vous n’avez mon cour.

RODOPE.

1685 À quoi me résoudrai-je avec tant de faiblesse ?
Leur amitié me touche, et la mienne me blesse.

DAPHNÉ.

S’il vous souvient encor de vos premiers discours,
Vous devez à mes maux du soin et du secours,
8
Si jamais, disiez-vous, Alcimédon se trouve
1690 Tu verras de mes soins une fidèle preuve,
Il est trouvé, Madame, et vous devez juger
À quoi votre parole a pu vous obliger.
Vous deviez le remettre en mon obéissance
S’il eût été captif sous une autre puissance,
1695 Cependant votre soin le force à me quitter,
Et nie l’ayant donné vous voulez me l’ôter.

RODOPE.

Pourrais-je mieux cacher la grandeur de mon crime
Qu’en donnant à sa peine un secours légitime ?
Et puis-je me punir plus rigoureusement
1700 Qu’en me privant d’un bien que j’aime uniquement ?
Il le faut je le dois.

SCÈNE V. Philante, Rodope, Daphné, Scamandre, Nérine, Tyrène. §

PHILANTE.

Je te cherche Scamandre.
Je te cherche Daphné.

DAPHNÉ.

Que viens-tu nous apprendre ?
Nous n’avons pas tari la source de nos pleurs,
En devons-nous encore à de nouveaux malheurs ?

PHILANTE.

1705 Bannissez loin de vous une crainte si vaine,
Un triomphe d’Amour succède à votre peine.
Vos pères sont venus.

SCAMANDRE.

Nos Pères.

TYRÈNE.

Malheureux.

PHILANTE.

Et vos contentements sont venus avec eux,
Le Roi même travaille à vous tirer des gênes,
1710 Et ses Royales mains vous font de douces chaînes.

RODOPE.

Par un petit récit de cet événement
Fais-nous prendre une part de leur contentement.

PHILANTE.

Le Roi se promenait sur ce plaisant rivage
D’où l’on voit sans frayeur naître et mourir l’orage,
1715 Lorsqu’un vaisseau poussé par un vent furieux
Est venu contre un banc se briser à ses yeux,
Mais dedans son malheur il eut cet avantage
De saluer un Prince aussitôt qu’un rivage,
Ceux qu’il avait portés furent jetés au bord,
1720 Où le Roi les reçut et s’enquit de leur sort.
Deux vieillards étonnés autant que vénérables
Parlèrent les premiers comme les plus notables ;
Tout le monde accourut, et le moins curieux
Leur prêta tout ensemble et l’oreille et les yeux,
1725 L’on sut que la Candie est leur natale terre,
Et que leur exercice est celui de la guerre.
Alors le moins troublé de ces sages vieillards
De la belle Daphné raconta les hasards ;
Dit qu’il était son Père, et qu’enfin sa famille
1730 Pouvait en sûreté posséder cette fille.
L’autre moins consolé montra plus de douleurs,
Et son courage seul retint ces tristes pleurs.
Hélas, dit-il alors, les fières destinées
Me font chercher l’appui de mes vieilles années,
1735 Et cette feinte mort qui conserve Daphné,
Me fait perdre en effet un fils infortuné.
Lorsqu’il eût dit ton nom, je parle, l’on m’écoute
Plus je voulais parler plus on était en doute,
Le Roi même ravi par ces événements
1740 S’imaginait ouïr un récit de Romans,
Mais par lui-même enfin l’assistance étonnée
Vit arrêter le noud d’un si juste Hyménée,
Ce gentilhomme et moi nous venons de sa part,
Vous annoncer le bien que le Ciel vous départ.

RODOPE.

1745 Jouissez, chers amants, des voluptés du calme,
Joignez à votre Myrte une agréable palme,
Je cède sans regret, et de ma volonté,
Ce qu’un autre rendrait à la nécessité,
Je t’aime toutefois, et cette pure flamme
1750 Au-delà du tombeau sera jointe à mon âme.
Mais comme cet objet de ton contentement
Cesse d’aimer en sour pour t’aimer en amant,
Je cesse, Alcimédon, par un effet contraire
De t’aimer en Amant pour te chérir en frère,
1755 Et je te veux donner le loyer de ta foi
Devant que ton Amour le reçoive du Roi.

SCAMANDRE.

Qu’avons-nous entendu ? Phénice dois-je croire
Qu’à tant de déplaisirs succède tant de gloire ?
Ha ! Madame, nos biens sont d’autant plus certains,
1760 Que pour les appuyer vous nous prêtez les mains.

RODOPE.

Puissiez-vous les trouver aussi remplis de charmes
Que leur possession vous a coûté de larmes.

NÉRINE.

Tyrène il faut céder, et te rendre à ton tour,
Puisque un Roi prend ici le parti de l’amour.

TYRÈNE.

1765 Je n’ai jamais brûlé d’une amour obstinée,
Et le vouloir du Roi m’est une destinée

PHILANTE.

Venez prendre des mains d’un Prince glorieux
Le plus sacré lien qui nous vienne des Cieux ;
Votre sort est si beau, tant d’éclat l’environne
1770 Qu’il mérite aujourd’hui qu’un grand Roi le couronne.