par P. DU RYER, Secretaire de Monseigneur le Duc de Vandosme.
Chez ANTHOINE DE SOMMAVILLE, au Palais dans la petite Salle, à l’Escu de France.
M. DC. XXXVI.
AVEC PRIVILEGE DU ROY.
Édition critique établie par Coralie Fenin sous la direction de Georges Forestier (2011)
Introduction §
Tout tombe sous sa dent meurtriere,Homere et Virgile sont morts,Et leurs escripts comme leurs corps,Yront un jour dessous la biere :L’homme n’estant point immortel,Ne sçauroit faire rien de tel…Vivons loin de ces soins estrangesLes plus aises que nous pourrons,Que si tandis que nous vivronsL’on nous donne quelques loüanges,Jouïssons alors de ce bien,Car apres nous n’en sentons rienStances à Damon contre la vanité du temps, Du Ryer, 1629
Lorsque Du Ryer écrit ces stances à la tonalité élégiaque, c’est la souffrance liée au temps qui passe et à l’abandon de toute forme de considération qui se lit. Cruelle ironie pour un auteur qui suscita bien des éloges avant de faire les frais d’une amnésie littéraire quasi-totale. Pierre Du Ryer, poète, dramaturge, traducteur, historiographe, académicien, ne laisse derrière lui que quelques pages dans les ouvrages de littérature marginale. Force est de constater que les spécialistes de la traduction le tiennent pour un auteur secondaire ; que les dramaturges reconnaissent en lui un homme de talent mais éclipsé par des figures de plus haute importance. En effet, le théâtre du XVIIe aurait pu exister sans Du Ryer, il n’aurait pu se passer de Corneille. Tel est le sort de cet auteur dont on parle beaucoup mais dont personne ne retient le nom. C’est qu’il y a là pour les chercheurs un auteur énigmatique qui, bien que partie prenante des deux genres absolus du XVIIe siècle, la traduction et le théâtre, brille par son absence de commentaires métadiscursifs ou d’écrits théoriques sur sa pratique. Ne pas participer au débat sur le théâtre, alors que le genre est en pleine formation et que cet homme évolue dans l’entourage de Chapelain, le grand théoricien, c’est légitimer son évincement. Mais faut-il réfléchir à sa pratique pour lui donner du sens ou ne vaut-il pas mieux laisser ses écrits littéraires parler pour soi… ? Du Ryer n’aura pourtant de cesse de proposer un théâtre novateur : Clitophon est la première pièce de théâtre dans laquelle un héros donne son épée à sa dame ; Argénis et Poliarque fait état de la première occurrence au théâtre du mot stance ; Alcimédon est la première tragi-comédie qui fait le lien entre le changement de scène et les allées et venues des personnages. Pour ce qui est de la prose d’art il s’inscrit dans un courant particulièrement original mais ne s’affirme pas. Bon nombre de conjectures restent alors permises… Mais s’il est une certitude c’est que lire Du Ryer c’est questionner l’évolution du théâtre. La lecture de Cléomédon telle qu’elle est ici accompagnée se veut être une étape de sa réhabilitation.
Vie et œuvre de Pierre Du Ryer §
D’Isaac Du Ryer à Pierre Du Ryer :
deux générations de lettrés §
De façon significative, lorsque l’érudit Frédéric Lachèvre décide de mettre un terme à sa longue carrière de chercheur, c’est avec la biographie d’Isaac Du Ryer qu’il le fait1. Ainsi, penser la vie de Pierre Du Ryer, c’est l’envisager au regard de ce père qui semble être une figure du siècle ; du moins, n’est-il pas inconnu. Les dates présumées de son existence se résument à quelques faits majeurs : il naît probablement en 1568, se marie en 1603, engendre Pierre Du Ryer en 1605 et meurt aux alentours de 1634. Il apparaît qu’Isaac Du Ryer travaille durant sept années pour Roger de Bellegarde, Grand Ecuyer de France qui part pour Florence en 1600, porteur de la procuration d’Henri IV pour épouser, en son nom, Marie de Médicis. Du Ryer le père est donc entré dans la maison de Bellegarde, gage d’un prestige certain. Il fait partie de cette génération de poètes, avec Mathurin Régnier, Pierre Motin, Jean Auvray, qui, marquée par les guerres des dernières années du XVIe siècle, accueille très favorablement le projet de pacification d’Henri IV. Pour autant, il se tient à l’écart des productions de recueils poétiques collectifs qui sont le propre de ces auteurs. Peut-être manquait-il de protecteurs influents… En 1608, la publication du Temps perdu, son premier recueil de poèmes, révèle un auteur particulièrement touché par les événements de son temps : célébration des hauts faits du roi, acclamation de la naissance du Dauphin, obsession de la guerre, éloge de Louis XIII etc. L’assassinat d’Henri IV, dont il a allègrement chanté les vertus pacificatrices, réveille en lui les craintes d’un homme marqué par les événements de sa jeunesse. Durant les temps troublés de la Régence il se montre donc avide de paix et encourage fortement la réconciliation entre la Régente et son fils2 ; il espère la renaissance définitive de la paix lors de la réduction de La Rochelle, en 16283. Parallèlement à ces préoccupations, le poète se livre à une revendication passionnée pour un statut honorable des écrivains et une rémunération digne de leur charge. En effet, le rêve de partenariat éclairé entre les poètes et les Princes, dans une glorification mutuelle, se voit radicalement brisé lorsqu’en 1600, la veille de son ambassade, de Bellegarde le congédie sans motif apparent. Le grand érudit doit se contenter d’un emploi de clerc à la douane du quai Saint Paul, à Paris. Dès lors, l’angoisse de la précarité sociale ne le quittera plus. Plus tard, il obtient l’office de Secrétaire de la Chambre du roi, une charge qu’il cèdera à son fils. Cette charge permet à Isaac Du Ryer de côtoyer Malherbe, Racan, L’Hermite, ou encore Hardy. En outre, poète lui-même il connaît le succès littéraire. Le Temps perdu a donné lieu à des rééditions augmentées multiples en 1609, 1610, 1616 et 1624, signe d’un engouement certain ; il modifiera sa pastorelle La Vengeance des satyres pour les commodités du temps ; Les Meslanges plaisent aux poètes contemporains. En ce sens, Sainte-Beuve affirme que l’on se doit de le considérer comme « un des rares écrivains du commencement du XVIIe siècle4 ».
Par bien des aspects, la vie du père permet d’expliquer et de comprendre celle du fils. Soucieux de placer Pierre Du Ryer dans la droite continuité d’Isaac Du Ryer et de créer ainsi un doublon comme il y en eut tant d’autres, Jehan et Clément Marot, Guillaume et François Colletet, Jean et Louis Racine, Lancaster prétend que le père inculqua à son fils « sa foi religieuse, sa dévotion envers le roi et les nobles, sa capacité à supporter la pauvreté, son esprit gaulois5 ». Par ailleurs, il « donna sans doute à son fils […] son éducation classique, son amour des vers et des pièces de théâtre, et une certaine connaissance de la cour6 ». La reconstitution du parcours de Pierre Du Ryer révèle que le cursus du fils est plus ou moins l’exact reflet de celui du père.
Pierre Du Ryer est né, selon toute vraisemblance, entre 1604 et 1605. De sa jeunesse l’on ne retient que son entrée au prestigieux collège des jésuites de Clermont, rue Saint-Jacques, à Paris. Il y étudie aux côtés du comte de Moret, fils naturel d’Henry IV et de Jacqueline de Bueil. La vie de Pierre Du Ryer est scandée par quelques dates qui font autorité dans l’établissement de sa carrière. En 1621 il reçoit de son père la charge de Secrétaire de la Chambre du roi. En 1627 il est chargé de conseiller la gestion des finances du roi, un rôle qu’il conservera durant sept années. À la même époque il est avocat au Parlement de Paris. Il fait donc partie de la noblesse de robe parisienne, un milieu qui lui est familier grâce à son père. C’est également Isaac Du Ryer qui lui donne le goût de la poésie à laquelle il vient en 1624 avec la publication de son premier recueil de vers latins qu’il lui dédie, Patri suo. Son Dialogue de la Digue et de La Rochelle paru en 1629, contenant trois poèmes patriotiques à l’occasion de la prise de la ville, confirme son intérêt pour la poésie et pour le sort du pays, deux préoccupations directement héritées de son père.
Pierre Du Ryer dramaturge §
L’année 1628 marque son entrée sur la scène par la voie de la polémique. En effet, si son père fut admirateur de Hardy, lui appartient à cette jeune génération de poètes, constituée notamment de Mairet, Scudéry, Tristan et bien sûr Corneille, qui s’emploie à renouveler la scène française dès 1645. Alors que Hardy fait figure de lettré dépassé, Malherbe s’impose comme le chef de file de la jeune génération, en outre soutenue par la cour. Le style pesant et archaïque de Hardy se voit détrôné par les règles de syntaxe et de versification de Malherbe. Fortement marqué par ce nouvel engouement pour la langue, Du Ryer fait jouer Arétaphile en y appliquant les leçons de Malherbe. Son ami Auvray suit les mêmes théories.
Se sentant spolié, Hardy, dans la préface de l’édition de son Théâtre entreprend une virulente critique de cette nouvelle génération effrontée. Les deux jeunes rivaux sont mis à l’index (sans jamais pour autant être nommés directement par Hardy) et raillés sous les noms de Damon et Poliarque. Ces dramaturges sans scrupule apparaissent tels :
[…] des excremens du Barreau qui s’imaginent de mauvais advocats pouvoir devenir bons poëtes, […] deux bonnets carrés qui ne couvrent pas la moitié d’une cervelle.
Or Du Ryer était effectivement devenu de bonne heure avocat en même temps qu’il écrivait pour le théâtre. Partant, les deux jeunes dramaturges publient Les Lettres à Poliarque et Damon sur les médisances de l’Autheur du théâtre dans lesquelles les deux auteurs dénoncent le vieillissement des théories théâtrales de Hardy et déclarent :
C’est une loi générale, qu’il faut observer les loix du pays où l’on est : nous ne sommes pas Romains ni Romans, nous escrivons à Paris, on y parle assez bien, sans emprunter un idiome estranger.
C’est alors que, confirmant les relations ténues entre le père et le fils, Isaac Du Ryer réplique avec les stances Au Sieur Hardy7 dans lesquelles il demande au poète de l’ancienne génération de s’effacer et d’envisager que la considération du public, dont bénéficie la jeune génération, est la seule sanction possible. Certes, ce sont deux générations, deux conceptions divergentes de l’art dramatique qui s’affrontent mais Hardy n’en demeure pas moins le chef de file des préclassiques. C’est ainsi que Du Ryer ouvre sa carrière littéraire, un début qui conteste le théâtre en place et qui ouvre le débat. Cette même année 1628, un petit groupe de jeunes auteurs dramatiques se fédère autour de lui parmi lesquels Auvray, Rayssiguier, Mareschal et Pichou qui vont entretenir des relations amicales qui se manifestent dans la rédaction de pièces liminaires8. Ces jeunes auteurs, « unis par l’amitié, fortifiés par le sentiment d’entreprendre en commun une grande œuvre9 », se veulent l’incarnation du renouveau de la scène française. Bien qu’encore inexpérimenté, mais introduit dans les milieux intellectuels par son père, Du Ryer semble bien être le chef de file de cette mouvance littéraire qui s’étiolera vers 1633 sans que l’on sache réellement pourquoi.
Sa carrière de dramaturge semble à la fois diverse et d’ampleur. Entre 1628 et 1649 il publie vingt-et-une pièces de théâtre recouvrant quatre genres différents : une pastorale, une comédie, six tragédies et treize tragi-comédies. Conscient d’appartenir à une génération qui voit la scène dramatique se transformer il va, semble-t-il, suivre l’évolution du goût du public afin de toujours se conserver l’avantage de la préférence des contemporains. La période durant laquelle il écrit connaît une profonde désaffection pour la tragédie au profit du genre de la tragi-comédie. Cette dernière, émancipée des règles, marquée par les rebondissements multiples, affranchie des dénouements malheureux trouve son acmé de façon spectaculaire et totalement paradoxale puisqu’à peine quinze ans auparavant rien ne semblait pouvoir arrêter l’hégémonie de la tragédie. En 1634 par exemple, l’Hôtel de Bourgogne ne donne que deux tragédies pour soixante-neuf tragi-comédies. Or la carrière de Du Ryer dramaturge est bien celle d’un auteur de tragi-comédie. De façon générale nous observons que les genres pratiqués par l’auteur correspondent toujours aux genres en vogue du moment. C’est ce que révèle une mise en regard des courbes de popularité des genres théâtraux établies par Scherer et la production dramatique de Du Ryer10. Pourtant, si le théâtre de Du Ryer s’inscrit dans la lignée de celui des novateurs qui précipite le vieillissement des théories de Hardy, c’est tout de même ce dernier qui popularise la tragi-comédie et en fait le genre dominant de la période avec « une constante préoccupation de l’effet, des nécessités et des conventions du théâtre11 ». Il donne alors un public à la nouvelle génération qui cependant va rejeter ce vieil admirateur de Ronsard qui puise ses sujets dans l’Antiquité plutôt qu’il ne les renouvelle. Ainsi, Du Ryer se place du côté de l’évolution irréversible du goût. Il voit dans le principe moderniste un principe de liberté conformément à la théorie de Mareschal qui défend l’affranchissement de l’art dramatique au détriment des règles stériles des théoriciens. De 1628 à 1633, Du Ryer et son groupe ont le sentiment de créer une forme dramatique nouvelle et parfaitement adaptée au goût de leur génération. La liberté qu’ils ont gagnée leur paraît féconde et susceptible d’attirer la faveur du public. La période comprise entre 1633 et 1634 est particulièrement favorable à Du Ryer. L’hôtel de Bourgogne joue sept de ses pièces : sa pastorale Amarillis, sa comédie Les vendanges de Suresnes, et cinq tragi-comédies, Arétaphile, Alcimédon, Cléomédon, Argénis et Poliarque et Lisandre et Caliste.
Cependant, Sophonisbe que Mairet fait jouer dès 1634 ou encore le Cid de Corneille, en 1637, marquent un regain d’intérêt pour un théâtre plus normé. L’apparition d’un « parti des règles » qui « s’en mêlaient et pesaient de toute [leur] autorité dans le sens de la régularité12 », va obliger les auteurs de cette génération audacieuse à se montrer plus soucieux de l’orthodoxie. Les règles s’imposent alors à nouveau sans que Du Ryer et ses amis ne s’y opposent véritablement. Ainsi, tandis que Du Ryer s’était fait remarquer pour ses nombreuses tragi-comédies, il ne se consacre plus qu’aux tragédies à partir de 1639. En effet, c’est cette dernière qui retrouve la préférence du public jusqu’à la Fronde. Le Théâtre du Marais fait représenter Saül.
Ce souci constant qui porte Du Ryer à suivre l’évolution du goût du public montre bel et bien qu’il est un auteur désireux de charmer ses contemporains au détriment de l’affirmation d’un quelconque goût personnel et revendiqué. Ainsi ne faut-il pas s’étonner de le voir écrire tantôt pour la tragi-comédie irrégulière, tantôt pour la tragédie classique. La production théâtrale de ce dramaturge versatile semble bien être celle d’un public historiquement daté, hétéroclite, cultivé, peu préoccupé des règles et qui cherche des élans héroïques soutenus par des déclamations d’acteurs puissantes, peu soucieux en définitive de la véritable esthétique littéraire13. Du Ryer occupe donc une place importante dans ce courant qui permet de penser et de faire du théâtre autrement.
Du Ryer et la prose d’art §
En 1634 le dramaturge s’impose comme traducteur en publiant la version du Traité de la Providence de Dieu de Salvien, écrit en latin. Cette transposition, accueillie favorablement par le groupe des Illustres bergers14, signe son entrée dans le rang des traducteurs reconnus. C’est le début d’une longue carrière qui l’occupera toute sa vie et exclusivement à partir de ses dernières années. En tant que traducteur, Du Ryer appartient à la mouvance des « Belles Infidèles ». Il s’agit d’un groupe constitué autour de Valentin Conrart qui accueille les grandes figures de la période tel Nicolas Perrot d’Ablancourt. Ce dernier fonde le principe de la traduction qui admet qu’il ne faut pas hésiter à modifier les formulations contenues dans les textes afin de les acclimater aux règles d’élégance, d’harmonie et de bon goût selon lesquelles la langue française se construit désormais. Bien que souvent contestées, les « Belles Infidèles » gagneront la postérité sans pour autant que le nom de Du Ryer ne se distingue. Ainsi, en 1911, Paul Claudel écrivait à André Gide à propos d’une œuvre de Tacite traduite par d’Ablancourt :
Elle réalise aussi pour moi l’idée que je me fais d’une bonne traduction, qui, pour être exacte doit ne pas être servile, et au contraire tenir un compte infiniment subtil des valeurs, en un mot être une véritable transsubstantiation.15
Ce courant de la traduction soutient un véritable projet puisqu’il s’agit de constituer le genre de la traduction en tant que grand genre littéraire en prose et de promouvoir l’esthétique et l’éloquence françaises par l’Histoire. Or trop souvent les commentateurs affirment que Du Ryer n’a traduit que pour des raisons financières. L’adhésion à un groupe tel que celui des « Belles Infidèles » nous autorise cependant à nuancer ce propos. Du Ryer semble bien avoir conscience d’appartenir à ce groupe et de partager ses ambitions lorsqu’il déclare dans une formule souvent citée16 : « Oui, j’ai cette vanité de croire que je pourrois être d’Ablancourt ou Vaugelas, et je suis devenu Marolles. Ô fortune ! fortune ! » Sa pratique de la traduction se place sous la paternité de deux maîtres de la langue : il achève la traduction du Sénèque de Malherbe ; il édite la traduction du Quinte-Curce de Vaugelas. Il est courant d’affirmer que son entrée à l’Académie française, en 1646, qui, à ce moment, n’est composée presque qu’exclusivement de dramaturges et de traducteurs, s’explique, en grande partie, par son œuvre de traducteur. D’Ablancourt, Giry, Patru et Vaugelas s’y trouvent déjà, proposant de véritables manifestes de la prose d’art française. Du Ryer, dramaturge et traducteur, s’inscrit légitimement dans cette lignée. Succédant à Faret, son élection se fait de préférence à Corneille qui échouait alors pour la seconde fois, avant d’être élu l’année suivante. Cette nomination suggère que Du Ryer semble être davantage reconnu pour ses traductions que pour son théâtre. Les jugements des critiques sur son art de la traduction sont d’ailleurs élogieux. Ainsi, Sorel dans la Bibliothèque française d’affirmer :
Pierre du Rier qui d’abord avoit paru par ses Poësies, et principalement par ses Pieces de Theatre, s’adonna enfin à la Traduction. Il a mis en François l’Oraison de Ciceron pour le Roy Dejotarus, l’Oraison pour la Paix, les Philippiques, et la pluspart de ce qui reste des Oraisons, avec les Paradoxes, les Offices, et les Tusculanes du mesme Autheur. Il a encore traduit l’Histoire d’Herodote, l’Histoire de Flandres de Strada, l’Histoire de Tite-Live, les Ouevres de Seneque, et les Metamorphoses d’Ovide. Quand il est mort il avoit commencé la Traduction de l’Histoire du President de Thou (…). On s’est (…) fort contenté de tout ce qu’a fait M. du Rier qui a toujours passé pour un de nos meilleurs Traducteurs17.
Et Du Ryer lui-même de dire dans l’épître dédicatoire adressée à la Reine Catherine de Suède de sa traduction de Tite-Live de 1653 : « Si j’avois pû faire davantage pour votre satisfaction, je l’aurois sans doute entrepris ; car il me semble que l’honneur que l’on m’a fait jusqu’icy de souhaiter mes traductions, en est un pris si considerable, que je ne doy rien espargner pour tascher de m’en rendre digne. » Du Ryer était donc un traducteur recherché et reconnu. Enfin, notons qu’Emmanuel Bury dans sa « Note sur Pierre Du Ryer traducteur18 » affirme que « la traduction de Cicéron, suivie sur plus de dix ans, offre sans doute au public du plein « classicisme » (celui de la génération de Balzac, et des premières générations du règne de Louis XIV) le Cicéron français de référence… ce qui n’est pas rien ! Si le public mondain, non latiniste, a eu accès à ces grands textes après 1650, c’est à Du Ryer qu’il le doit. » Toujours la carrière de Du Ryer traducteur s’est liée à celle de Du Ryer dramaturge. Les pièces tardives telles que Scévole, datée de 1647 ou encore Thémistocle, de 1648, jouent nettement sur un fond historique qui devait être des plus familiers à Du Ryer, qui au même moment traduit les textes-sources de l’histoire gréco-romaine. Par ailleurs, Du Ryer semble avoir confié ses traductions exclusivement à Antoine de Sommaville, le grand éditeur du théâtre du siècle, au détriment de son concurrent Camusat. La participation exceptionnelle de Du Ryer aux deux arts fait de lui un auteur marginal. Balzac ne traduit pas ; d’Ablancourt n’écrit pas pour la scène pour prendre deux exemples manifestes. Pierre Du Ryer quant à lui mène une réflexion sur les deux pôles majeurs de la création littéraire au XVIIe siècle. Son talent duel est consacré par Guillaume Colletet19 :
Lorsque j’ai vu tes vers j’ai rendu témoignage,Qu’il n’est point d’Astre au Ciel si clair que ton ouvrage,Mais depuis que ta Prose est l’objet de mes yeux,Quelle nouvelle étoile est-ce que je vois luire ?Quoi que ton esprit fasse on ne voit rien de mieux,Et tu sais inventer, aussi bien que traduire.
L’interaction entre sa carrière dramatique et sa carrière de traducteur paraît enrichir ses productions, révélant de la sorte un auteur polygraphe capable de mener de front et de lier deux pans de l’art littéraire. C’est pourtant l’hypothèse financière qui est retenue par les commentateurs pour justifier sa carrière de traducteur. La cause de son oubli dans l’histoire de la traduction tient d’une part à ce discrédit qui consiste à penser qu’il ne traduisit que pour gagner sa vie ; d’autre part à l’idée selon laquelle il participa à un mouvement de traduction novateur sans être lui-même un auteur original. D’Ablancourt, véritable initiateur de ce courant de la version est quant à lui passé à la postérité ; Du Ryer ne serait que son élève. Confirmant l’hypothèse des commentateurs il est possible d’établir que Du Ryer traduit à une époque où la traduction est rentable. En effet, comme le préconise Sorel dans la Bibliothèque française20 il faut remettre à jour les traductions. Une telle recommandation garantissait le débit constant des traductions au moins autant que la vente des textes de théâtre. Pourtant Du Ryer reste célèbre pour sa pauvreté extrême. Richelet par exemple, dans son Dictionnaire, à l’article pain, prend l’exemple du traducteur et affirme que : « Feu du Rier travailloit pour du pain. » Baillet quant à lui aime à rappeler qu’il vendait ses traductions trente sous la page21. Ménage dit que « pour éviter la dépense, il demeuroit hors de Paris22. » Enfin, sa pauvreté passe à la postérité avec cette anecdote pittoresque célèbre rapportée par Vigneul-Marville23 :
Un Beau jour d’été, nous allâmes plusieurs ensemble lui rendre visite. Il nous reçût avec joie, nous parla de ses desseins et nous montra ses ouvrages : mais ce qui nous toucha, c’est que, ne craignant pas de nous laisser voir sa pauvreté, il voulut nous donner la collation. Nous nous rangeâmes dessous un arbre ; on étendit une nappe sur l’herbe ; sa femme nous apporta du lait, et lui des cerises et de l’eau fraîche et du pain bis. Quoique ce régal nous semblât très-bon, nous ne pûmes dire adieu à cet excellent homme sans pleurer de le voir si maltraité de la fortune surtout dans sa vieillesse, et accablé d’infirmités.
En ce sens et légitimement, Edouard Fournier dira :
Il n’est connu que par sa pauvreté et par ses œuvres qui, bien qu’en très grand nombre et très diverses, ne l’en tirèrent pas. Il en sortit un peu vers la fin […] mais n’eut guère que le temps de s’étonner de n’être plus pauvre. Son père, Isaac Du Ryer, lui avait donné le douloureux exemple du travail récompensé par la misère24
Dès son élection à l’Académie française en 1646 et jusqu’en 1650 il écrit une tragédie, Thémistocle, et deux tragi-comédies, Nitocris et Dynamis. Il traduit plus qu’il n’écrit pour le théâtre.
Des choix personnels et politiques peu judicieux §
En 1633 Du Ryer se marie avec Geneviève Fournier, une bourgeoise peu fortunée qui est la source, pour bon nombre de commentateurs, de la gêne financière du dramaturge. De cette union naissent quatre enfants, tous morts en bas âge. Lucrèce sera enterrée à Saint-Gervais le 4 Juin 1638 ; Pierre à Sainte-Marguerite le 25 mai 1650 ; Elisabeth meurt en 1651 ; Marthe est enterrée le 6 Septembre 1652. Ce « mariage d’inclination25 » l’oblige à vendre sa charge de secrétaire du roi afin de récupérer quelques sous et à entrer assez rapidement au service du duc de Vendôme, peu en grâce auprès de Richelieu, en 1634. Il y restera jusqu’en 1640. César de Vendôme, fils illégitime d’Henri IV et de Gabrielle d’Estrées, se distingue par sa farouche opposition à Richelieu qui lui vaudra quatre années d’emprisonnement et un exil en Angleterre. Etre le protégé du duc est alors bien imprudent. Du Ryer lui offre, entre autre, Alcimédon, dont la dédicace stipule : « Je veux croire qu’on estimera cet Ouvrage comme une offrande dédiée à la Vertu. Ne trouvez pas étrange ce discours, Monseigneur, je vous considère comme elle-même, puisque je n’ai jamais pu mettre de différence entre elle et un Prince parfait ». Ce faisant, le dramaturge loue le prince le moins en grâce de tout le royaume de France. En ce sens, Du Ryer bénéficie de la protection de cette « aristocratie en révolte larvée contre le pouvoir royal26 » qui se rallie à Gaston d’Orléans et dont la politique indépendante et orgueilleuse nourrit les poètes qui gravitent autour d’elle. C’est, pour le dramaturge, l’occasion de s’imprégner des idées nouvelles des salons. Par ailleurs, de son expérience au collège des jésuites, Du Ryer retient cette rencontre décisive avec le comte de Moret, qui demeurera son ami jusqu’à sa mort en 1632, à la bataille de Castelnaudary, au cours de laquelle il paye son inébranlable fidélité à Gaston d’Orléans, en révolte contre son frère Louis XIII et Richelieu. Bien imprudemment, au moment même où la rupture se consomme entre le parti de Gaston d’Orléans et celui du roi, Du Ryer publie dans les Autres œuvres poétiques une ode intitulée « Le Midy », écrite à la gloire du jeune prince :
Si ce Dieu qui donne le jour,Par le travail des matinees,Va chercher son plus haut sejourC’est pour se rendre egal avec tes destinees
Cependant, dès que le duc de Vendôme redeviendra trop ouvertement séditieux, Du Ryer dédicacera Alcionée à la nièce de Richelieu, une adresse indirecte au cardinal, afin de regagner grâce aux yeux du pouvoir. C’est pourtant là une tentative bien faible même si elle peut en partie expliquer qu’il obtiendra son brevet d’historiographe du roi en 1658. Ainsi à trop vouloir plaire à tous, Du Ryer ne plut en réalité à personne. Ces choix peu stratégiques le conduiront à partir de 1640 à renoncer à toute protection. La dédicace de Saül en témoigne : « Je ne dédie cet ouvrage à personne, parce que je le dédie à tout le monde. » En 1653, sa femme, Geneviève Fournier, meurt. Deux ans plus tard il se remarie avec Marie de Bonnaire qui le tire pour un temps de sa détresse financière. Elle lui donne une fille. Du Ryer, qui jusqu’alors vivait dans le village de Picpus, revient à Paris et s’installe dans le quartier du Marais. Il meurt quelques mois après l’obtention de son brevet d’historiographe27 et sera inhumé à Saint-Gervais, dans le caveau familial. De multiples façons, la vie d’Isaac Du Ryer préfigurait celle de son fils. Fréquentation des beaux esprits, absence soudaine de protecteur, carrière théâtrale, fin de vie miséreuse… l’hérédité semble même les tenir jusque dans l’oubli par la postérité.
De l’unanime reconnaissance à l’unanime oubli §
De façon paradoxale, si Du Ryer jouit d’une reconnaissance unanime de son vivant, les siècles qui suivent ne lui sont, pour le moins, pas favorables. En effet, « ce poète ingénieux et qui sait parler28 » est un lettré polygraphe. Son œuvre de traducteur est reconnue par ses pairs et récompensée par l’Académie française ; sa poésie est célébrée par les érudits ; son théâtre est joué et débattu. Sans nul doute, Du Ryer est une figure incontournable du siècle. La preuve en est que souvent il est comparé à Corneille ou apparaît à ses côtés dans les écrits des contemporains. Lorsque Loret évoque les auteurs les plus célèbres de son époque il livre ces quelques vers :
Leurs vers me ravissent le cœurMieux que la plus douce liqueur,Quand je les lis, je les admire,Et voici ce qu’on en peut dire : […]Ceux de Corneille [sont] incomparables ; […]Ceux de Du Ryer sont merveilleux29
et rappelle que Du Ryer était aussi habile en vers qu’en prose :
Rare Auteur, dont j’aimai toujours,Les hauts Traités, les haut discours,Les Traductions sans égales,Les belles Pièces Théâtrales,Et, bref, tant de divins ÉcritsDont tu ravissais nos esprits30
En outre, les rares aversions ressenties à l’égard de Du Ryer s’accompagnent de celles liées à Corneille, renforçant de la sorte la proximité entre les deux auteurs. C’est dire qu’au XVIIe siècle la figure de Du Ryer est comparable à celle du grand Corneille. Gaillard, pour donner un exemple, déclare :
Corneille est excellent, mais il vend ses ouvrages :Rotrou fait bien des vers, mais il est Poëte à gages :Durier est trop obscur, et trop remply d’orgueil :Dorval est tenebreux, il aime le cercueil31
À l’inverse, lorsqu’on lui reconnaît un succès théâtral, on le rattache immédiatement à l’œuvre de Corneille pour légitimer la critique. Ainsi, la création de la tragédie Scévole accueillie favorablement par les frères Parfaict un siècle plus tard donne lieu à ce jugement de type comparatif :
Voici le chef-d’œuvre de du Ryer, et en même temps une Tragédie digne du grand Corneille, aussi a-t-elle été conservée au théâtre, et malgré les défauts de son siècle, elle fait toujours beaucoup de plaisir, lorsqu’on la représente32
De façon plus générale ils s’accordent pour dire qu’« il avait un style coulant, pur, égale facilité pour les vers et la Prose33 ». Sans que l’ensemble de l’œuvre de Du Ryer ne soit reconnue, certaines pièces ont un tel succès qu’elles suffisent à l’imposer comme la figure incontournable de la scène dramatique française. Scévole, précédemment évoquée, passe pour l’une d’entre elles ; Alcionée jouée au Marais et au Petit-Bourbon fut représentée par Molière en 1660 et le registre de La Grange indique qu’elle rapporta 1 400 francs, preuve d’un succès certain. L’élection de Du Ryer à l’Académie française de préférence à Corneille est une consécration littéraire pour celui que Scherer appelle le « besogneux34 ». Dans les années 1635-1645 le nom de Pierre Du Ryer apparaît systématiquement chez les commentateurs, les auteurs ou les traducteurs. On ne saurait penser la production littéraire du début du XVIIe siècle sans cet auteur consacré.
Or dès la fin du siècle, ce consensus autour de l’auteur s’estompe. Dès 1686, Baillet écrit « La plupart de ces pièces sont en paix maintenant, et l’on peut dire même que le bruit qu’elles ont fait n’a point été de longue durée35 » ; La Vallière trouve que le théâtre de Du Ryer n’est l’expression que d’une conception dramatique dépassée36 ; l’éditeur de La Petite Bibliothèque des Théâtres en 1783 écrit qu’il n’a pu « s’empêcher de payer le tribut au mauvais goût de son siècle par des jeux de mots pitoyables et des antithèses puériles et affectées. » Du Ryer est donc la victime des critiques du XVIIIe siècle comme bon nombre des auteurs de sa génération. Le siècle des Lumières lui reprochera d’être, en somme, d’un siècle passé, d’un siècle dépassé. Hélène Baby dira que « cette mauvaise opinion sur les tragi-comédies de Du Ryer s’explique par l’artefact critique qui fait de la tragi-comédie le balbutiement de la tragédie classique37 ». Trop souvent injustement donc les critiques de ce siècle portent un jugement sévère sur les préclassiques ; le XIXe siècle reste fidèle à cette critique menant ainsi vers l’oubli des auteurs aussi brillants qu’ils aient été. Corneille deviendra l’échelle de valeur à l’aune de laquelle les préclassiques seront jugés et ce toujours à leur détriment. Pourtant, les mesurer à Corneille, c’est les comparer au modèle qu’ils ont eux-mêmes contribué à former. Quant à Du Ryer, la Comédie-Française fait jouer Scévole le 28 juin 1747. Son théâtre ne devait plus jamais reparaître sur la scène publique.
Les raisons de l’oubli de notre auteur après un succès unanime en son temps sont multiples. L’hypothèse la plus couramment avancée est celle de son évincement par Corneille. Baillet en ce sens écrit que « Du Ryer avait pourtant du talent pour la poésie, mais il devait paraître sur le théâtre en un autre temps que Corneille pour n’en être point effacé comme la plupart des autres38. » Les rapports de Du Ryer à Corneille ont une réelle valeur explicative mais ne peuvent être suffisants car la notion de talent reste subjective et informelle. Il est également courant d’avancer que Du Ryer n’avait pas assez de temps pour achever ses œuvres et les mener à bien tant il était oppressé par la gêne financière. D’Olivet précise qu’il « ne manquait que de temps39 » pour rendre ses œuvres plus abouties. C’est aussi ce que les frères Parfaict avancent lorsqu’ils déclarent : « La nécessité où il se trouvait ne lui permettait pas de donner à ses ouvrages toute la perfection à laquelle il était capable de les porter, et de prendre le temps nécessaire à cela40. » Enfin, Du Ryer lui-même reconnaissait que sa pauvreté constituait un obstacle à son talent. Dans une lettre d’un recueil attribué à Furetière, Essais de Lettres familières, il déclare au sujet d’une de ses traductions de Sénèque : « Quoi ! Vous louez ma version de Sénèque ! A d’autres ! Vous ne m’y rattraperez pas. Sachez, Monsieur, que je l’ai faite en six mois, et qu’il faudrait six ans pour la faire comme il faut. » Force est de constater que dès lors que Du Ryer se retrouve sans protecteur son besoin d’argent ne cessera de s’amplifier. Pour autant, deux raisons semblent davantage satisfaire l’hypothèse de son oubli ; elles sont d’ordre esthétique mais aussi historique et politique.
Indépendamment de Corneille, les pièces de Du Ryer comportent en elles-mêmes un certain nombre d’erreurs dramaturgiques. Ainsi, le dénouement de Lucrèce ne satisfait pas le spectateur en proie aux incertitudes qui planent autour de la disparition de Tarquin l’assassin ; Thémistocle manque de cohérence globale ; dans Scévole, Junie se croit en sûreté dans le clan adversaire de Rome : les ressorts de l’intrigue semblent grossiers… C’est que toujours Du Ryer tente de cerner au plus près les attentes d’un public peu préoccupé par les règles et à la recherche de vers ampoulés et de rebondissements. C’est là toute l’esthétique de la tragi-comédie amenée pourtant à disparaître sous peu. Comme le souligne Philippe Bousquet41, Du Ryer fait s’entremêler les techniques tragi-comiques et tragiques dans l’ensemble de ses pièces. Ainsi se déprendre de la tragi-comédie c’est se déprendre du théâtre entier de Du Ryer. Dès lors que la tragi-comédie passera de mode, Du Ryer avec elle deviendra suranné. De surcroît, Lancaster d’ajouter que le style du dramaturge est insuffisant :
Son vocabulaire, comme celui de la plupart des écrivains de son école, est trop restreint, manque de couleur et de pittoresque. Il abuse d’expressions hyperboliques et de répétitions de mots et de phrases. Ses images sont vagues et banales, feu, tonnerre, naufrage, etc. Ses rimes ne sont ni suffisamment riches ni suffisamment variées42.
Par ailleurs, si le contenu idéologique des pièces de Du Ryer est encore acceptable sous Louis XIII, une période où l’on débat de l’autorité des rois et des révoltes, il ne saurait être toléré sous Louis XIV. Or chez le dramaturge, la mise en scène de la monarchie est toujours équivoque, au mieux elle est mise en débat. Rappelons que d’Aubignac vient de poser la règle selon laquelle :
Parmi nous, le respect et l’amour que nous avons pour nos Princes ne peut permettre que l’on donne au Public ces Spectacles plein d’horreur ; nous ne voulons point croire que les Rois puissent être méchants, ni souffrir que leurs Sujets, quoiqu’en apparence maltraités, touchent leurs Personnes sacrées, ni se rebellent contre leur Puissance, non pas même en peinture. (…) La seule usurpation contre la volonté des Sujets ne serait pas assez considérable pour faire mourir sans quelque horreur un Souverain par la main des rebelles43.
Pourtant dans Lucrèce, le roi fait outrage à l’un de ses meilleurs sujets ; dans Cléomédon il revient sur sa parole ; dans Scévole le peuple appelle à détrôner son monarque injuste ; la représentation de la monarchie chez Du Ryer est toujours subversive parce que les débat des personnages ne sont jamais une défense du pouvoir mais bien au contraire une invitation à la remise en question. Certes le règne de Louis XIII, parsemé d’attentats et en perpétuelle vendetta contre Richelieu, appelle un tel questionnement mais qui ne saurait cependant dépasser cette période.
Du Ryer fut donc un dramaturge trop proche de son public, celui des années 1630-1650, aussi bien sur le plan esthétique que politique. Ecrivain à la charnière de deux temps, de deux esthétiques, de deux régimes politiques, il devait payer sa position intermédiaire. Jamais sa réflexion ne se porte sur le général, l’enfermant ainsi dans le contexte de la société de Louis XIII à la Régence. L’évolution historique a rendu sa réflexion inactuelle et insupportable. Il ne pouvait que tomber dans l’oubli. La « stratégie du succès44 » telle qu’il l’a menée ne put suffire à lui gagner la postérité.
De la fiction romanesque à la représentation théâtrale : la genèse de Cléomédon §
Résumé de la pièce §
Les royaumes de la reine Argire et du roi Policandre, anciens amants, se livrent une guerre tenace. Alors qu’Argire semble sur le point de l’emporter, Policandre reprend espoir quand son héros national, Cléomédon, un ancien esclave, met à mal l’ennemi et capture Céliante, le jeune prince fils d’Argire qui promettait à sa mère l’ultime victoire. Résolu à récompenser Cléomédon pour sa bravoure, Policandre lui offre en mariage Célanire, sa fille aînée. Les deux jeunes gens, éperdument amoureux, accueillent le projet avec empressement. Toutefois, tout captif qu’il est, Céliante avoue à son confident son amour pour la jeune Célanire. Prêt à tout pour sortir son maître du joug de la servitude, le confident de Céliante, Oronte, décide de parler de cet amour à la cour du roi Policandre. Timante et Créon, deux intrigants qui répugnent à voir monter sur le trône un homme qui n’est pas de sang royal, attendent l’occasion de renverser la situation. C’est Oronte qui va la leur donner. Préférant le mariage de Célanire avec Céliante, ils décident de faire fléchir le roi en lui promettant une paix plus durable grâce à un tel mariage. Policandre, épuisé par les guerres successives qui accablent son royaume de dettes, cède à la proposition de ses courtisans. Ainsi, il annonce à Cléomédon son nouveau projet de marier sa fille à Céliante mais dédommage le héros en lui offrant Bélise, sa seconde fille, que celui-ci refuse fermement. Bélise est au comble du malheur, voyant sa sœur qu’elle chérit épouser celui qu’elle aime. Célanire quant à elle se résout à ce mariage pour la paix du royaume malgré l’intense déchirement dont elle souffre. De son côté, Cléomédon sombre dans la folie. Arrive alors, à la cour du Roi, Clorimante, ancien courtisan et familier d’Argire. Il révèle à Policandre qu’Argire mit autrefois au monde, dans le plus grand secret, un enfant de lui. Conçu hors-mariage mais dans l’amour, ce dernier fut élevé au détriment de celui qu’elle enfanta peu de temps après, issu de son mariage avec un roi santon. Clorimante, dans la confidence, devait se charger de l’échange des enfants et faire disparaître le second fils d’Argire. Il fut à ce moment rendu en esclavage et perdit l’enfant. Ainsi, Policandre, apprenant que Céliante est son fils et découvrant que Cléomédon est le second fils d’Argire, décide de revenir sur sa décision. Il promet alors Célanire à Cléomédon et dédommage Céliante, son fils, en lui offrant Bélise, qui n’est en réalité pas sa fille. Tout inceste étant évité, Policandre demande Argire en mariage, qui ayant toujours au cœur celui qui autrefois la trahit, cède à cette proposition d’union.
Résumé par acte de la pièce §
Acte I §
Certaine de sa victoire sur Policandre, Argire énumère les désastres essuyés par les ennemis et exhorte son fils Céliante à asséner l’ultime coup qui sera fatal au roi. Cependant elle souhaite apprendre qui est le fameux Cléomédon dont on parle et qui promet de relever Policandre. Placide, son confident, lui révèle qu’il est un ancien esclave venu autrefois secourir Policandre sur le point d’être blessé à mort par un lion. Argire affirme sa volonté de briser ce héros. Céliante, avec détermination, se retire pour aller éprouver son courage. Argire demeure alors seule avec Placide qui la questionne sur l’origine de sa haine contre Policandre. La reine se livre à une longue tirade durant laquelle elle avoue à son confident ses actes passés : éprise autrefois de Policandre elle s’offrit à lui, assurée d’un prompt mariage. Cependant, Policandre, alors qu’il était dans le royaume d’Argire, apprit la mort de son père. Contraint de retourner auprès de son peuple, il partit, promettant d’envoyer des ambassadeurs quérir la reine. Personne ne vint. Policandre donna sa foi à une autre. Argire découvrant sa grossesse, décida de la cacher à Policandre. Peu de temps après, le roi des Santons épousa Argire. En proie à une nouvelle grossesse, elle choisit de substituer son premier enfant au second afin d’élever à la cour un fils qu’elle avait eu par amour au détriment de celui qu’elle enfanta d’un mariage de convenances. C’est le fils de sa nourrice qui se chargea d’opérer l’échange. Le fils du roi des Santons fut cependant perdu dans les guerres civiles. Afin d’estomper les différences dues à l’âge des enfants, Argire prétexta à la cour que, sur ordre d’un oracle, elle ne pouvait montrer l’enfant avant trente mois révolus. Elle décide donc, au moment où s’ouvre la pièce, de se servir de Céliante pour se venger de Policandre, usant du fils au détriment du père. Argire se retire. Placide prend la résolution de tout avouer à Policandre pour éviter de nouveaux malheurs (scène 1). À la cour du roi Policandre, Célanire et Bélise, ses deux filles, plaignent le malheur de leur père (scène 2). Le roi apprend par Birène, son chef des armées, que Cléomédon s’est illustré dans une bataille durant laquelle il a fait prisonnier Placide, le confident d’Argire. Ce dernier paraît sur scène blessé à mort et expire avant d’avoir pu révéler le secret de la substitution (scène 3).
Acte II §
Célanire loue les mérites de Cléomédon à sa sœur Bélise qui, après avoir cru comprendre les sentiments de sa sœur envers le héros, s’empresse de lui rappeler qu’il est de rang social inférieur. Célanire se défend d’aimer Cléomédon mais affirme que le rang n’est rien sans le mérite. Bélise plaint quant à elle les malheurs de Céliante qui vient d’être fait prisonnier. Face à une telle empathie, Célanire insinue que sa sœur pourrait bien aimer le jeune captif. Bélise nie, affirmant que la condition sociale de Céliante autorise que l’on plaigne son sort. Restée seule, Célanire, s’avoue à elle-même son amour pour Cléomédon (scène 1). Cléomédon vient à la rencontre de Célanire pour lui parler avant que de partir pour un dernier combat. Les deux jeunes gens se disent avec passion leur amour. Célanire exhorte Cléomédon à triompher des ennemis pour légitimer ses sentiments pour lui (scène 2). Céliante et son confident Oronte se lamentent sur leur sort de captif, bien que leurs allées et venues ne soient pas entravées. Céliante avoue qu’il aime Célanire et déplore que cette relation soit impossible car il est l’oppresseur de son peuple. Oronte rassure son maître et promet de tout arranger même si celui-ci l’accuse de flatterie. Le jeune prince, après de multiples hésitations, laisse finalement son confident mener l’affaire à son gré pourvu qu’il obtienne Célanire, gage pour lui d’une gloire certaine (scène 3). Policandre, bien décidé à récompenser Cléomédon pour sa bravoure, lui offre Célanire. Alors que celle-ci y consent officiellement, Timante et Créon, deux intrigants complotent contre ce mariage, se refusant à voir monter sur le trône un homme qui n’est pas de sang royal (scène 4). Arrive Oronte que Timante et Créon questionne sur l’état de Céliante. Les deux courtisans lui apprennent que Célanire va épouser Cléomédon. Oronte avoue avoir fait un songe prophétique au cours duquel il a vu Célanire et Céliante unis. Timante et Créon confortés dans leur idée assurent à Oronte leur soutien pour unir les deux jeunes gens (scène 5).
Acte III §
Dans un monologue sous forme de stances, Bélise se lamente sur son sort. En effet, elle aime celui qui tyrannisa son peuple (scène 1). Entre Célanire. Elle vient d’apprendre que son père lui refuse Cléomédon. Bélise tente de consoler sa sœur en lui rappelant qu’elle s’apprêtait à épouser un ancien esclave. Lorsque Célanire lui révèle qu’elle doit maintenant épouser Céliante, cette dernière l’incite à désobéir à leur père : elle ne saurait s’unir à celui qui l’asservit autrefois. Célanire lui oppose le devoir filial (scène 2). Cléomédon apprend de Célanire que leur mariage est annulé. Il l’exhorte lui aussi à désobéir à l’ordre du roi. Nouveau refus de la princesse qui demande à son amant de maîtriser son cœur et d’obéir lui aussi à Policandre. Cléomédon affirme préférer la mort et présente à Célanire son épée. Elle fuit. Il demeure seul et se lamente sur son sort : pour avoir sauvé l’Etat il n’est pas récompensé (scène 3). Policandre se laisse définitivement convaincre du bien fondé de sa décision par Timante (scène 4). Dès lors, il apprend à Cléomédon son désir d’instaurer une paix durable dans le pays. Cléomédon lui adresse un long discours sur les fondements de la paix et lui suggère de ne rien précipiter. Timante lui oppose la souffrance du peuple qui attend une prompte trêve et annonce à Cléomédon qu’il n’aura pas Célanire, que l’on destine désormais au prince ennemi. Policandre le dédommage en lui offrant Bélise. Cléomédon, avec beaucoup d’audace, la refuse et rappelle à la mémoire de son roi ses exploits. Ce dernier fait taire son ancien esclave et lui fait recouvrer, par les mots, sa condition (scène 5).
Acte IV §
Céliante apprend à Célanire que Cléomédon a sombré dans la folie puis il s’épanche sur son propre sort et le revirement heureux de sa fortune avant de déclarer son amour à la princesse alors que Bélise assiste à la scène. Face au refus de Célanire de dire qu’elle aime, prétextant la pudeur féminine, Céliante prend à partie Bélise. Avant de se retirer il demande à cette dernière de parler pour lui à Célanire qui reproche à sa sœur de ne pas l’avoir assez soutenue face aux insistances du prince. Demeurée seule, Célanire rappelle à son esprit son amour pour Cléomédon et plaint son sort (scène 1). Timante vient alors informer la princesse que la reine Argire a fait naufrage alors qu’elle faisait voile vers la cour pour le mariage de son fils (scène 2). Cléomédon en proie à une violente folie erre aux côtés de Birène. Le seul nom de son aimée suffit à l’apaiser avant que sa folie ne redouble. Les hallucinations dont il est la victime lui font tenir des propos injurieux envers le roi ; il souhaite un temps renverser la situation militaire du pays puis finit par se résigner à mourir (scène 3).
Acte V §
Oronte et Birène s’entretiennent sur l’état de santé de Cléomédon, qui paraît aller mieux, mais sont interrompus par l’arrivée d’un homme à l’apparence misérable (scène 1). Cet homme si négligé, demande à parler au roi. Oronte et Birène le méprisent (scène 2). Policandre qui croise leur chemin reconnaît en lui Clorimante, un ancien ami. Clorimante demande un entretien privé (scène 3). Pendant ce temps, Célanire, au terme d’un monologue délibératif, décide de se donner la mort, ne pouvant accepter son sort (scène 4). Alors que Cléomédon avoue à Birène son projet de mettre à mal Policandre, Célanire s’avance et constate que la folie de Cléomédon a repris. Birène l’impute à l’annonce de l’arrivée d’Argire qui finalement a survécu. Célanire tente de rassurer Cléomédon sur son sort mais celui-ci n’accorde pas de crédit à ses paroles (scène 5). Enfin, Policandre, informé par Clorimante de la situation, annonce à Céliante qu’il est son père. Argire qui se réjouit d’une réconciliation future déplore tout de même d’être ignorante du sort de son second fils et regrette d’avoir été mauvaise mère en l’abandonnant. Le roi fait mander Clorimante afin qu’il informe la reine du sort qu’il connut. Le vieillard retrace son sort d’esclave et les péripéties subies durant vingt années. Il est pourtant sans nouvelles de l’enfant qu’il a perdu dans les guerres civiles. Enfin libre, il apprit les préparatifs de ce mariage incestueux et décida de se rendre à la cour pour dévoiler la substitution d’enfants. Célanire et Bélise se réjouissent. Argire qui croit son fils mort est détrompée par Policandre qui lui révèle avoir recueilli un enfant qui pourrait bien être ce fils perdu car il possède sur la main une tâche de naissance formant un laurier, tel que l’a décrit Argire. C’est Cléomédon (scène 6). Face à l’assemblée, qui lui révèle son identité, il croit que l’on se joue de lui. Le roi lui offre à nouveau en mariage sa fille aînée. Pour le bonheur de son fils, il offre Bélise à Céliante en révélant qu’elle n’est pas sa fille de sang, mais qu’elle est la fille d’une précédente épouse. Enfin, pour réparer ses torts, Policandre demande la main d’Argire qui y consent (scène 7).
Une source évidente : l’Astrée §
Dès la publication de la première partie de l’Astrée en 1607, c’est un succès éclatant qui se prépare et qui perdurera tout au long du siècle. L’ouvrage d’Urfé rattache le XVIIe siècle aux traditions polies et galantes de la société et de la littérature chevaleresques. Les guerres de la dernière moitié du XVIe siècle et leur influence sur les auteurs sont remplacées par des attitudes de personnages plus délicates. C’est la réaction de l’aristocratie élégante contre des mœurs et une éloquence jugées trop rudes. Le roman pastoral s’érige rapidement en modèle pour les auteurs de l’ensemble du XVIIe siècle et propose une littérature d’un nouveau type que veulent s’approprier les modernes. S’inspirer du roman devient alors un gage de raffinement et de succès. La diégèse de Cléomédon est directement issue de deux histoires de l’Astrée. La première, source la plus manifeste, correspond à l’intrigue qui met en scène Rosiléon dans le livre X de la quatrième partie du roman, « Histoire de Rosanire, Céliodante, et Rosiléon ».
Policandre, prince des Boyens et des Ambarres fait une promesse de mariage à la princesse Argire, fille du roi des Pictes. Rappelé dans son pays par une agression ourdie par le père d’Argire, il oublie rapidement ses engagements et épouse Clorisène, fille du roi des Lëmovices. De son côté, Argire, qui vient de mettre au monde l’enfant de Policandre sans que celui-ci ne le sache, épouse le roi des Santons dont elle a également un fils. Elle éloigne, sous prétexte d’un oracle, ce fils légitime et, après quelque temps, fait venir à sa place l’enfant de l’amour, à qui elle réserve sa couronne. Le vrai Céliodante est élevé au loin par Vérance, un homme de confiance. Le jeune homme est cependant enlevé par des pirates et vendu. Vérance, emprisonné, ne peut avertir la mère. Policandre a quant à lui eu de sa femme un fils, Arionte, et une fille, Rosanire, avec laquelle est élevée Céphise, la fille de sa première femme. D’aventure, il achète un jeune esclave auquel il s’attache pour sa beauté et sa gentillesse. Plus tard, face à l’imminence de la mort du roi, le jeune esclave se révèle plein de bravoure lorsqu’il abat le lion qui menaçait de tuer Policandre. Il est à cette occasion affranchi, fait chevalier et reçoit le nom de Rosiléon. Rosanire et Céphise le prennent en affection mais cette dernière lutte difficilement contre son amour pour le jeune héros, qui lui-même est dévotement amoureux de Rosanire. Argire, devenue veuve, rappelle à Policandre, dont l’épouse est morte, sa promesse de mariage. Elle essuie un refus. Dès lors, elle n’aspire qu’à la vengeance et lance le faux Céliodante, substitué au vrai, à l’assaut du royaume du perfide afin que « le père en cette guerre tue le fils, ou le fils le père ». Le faux Céliodante est vainqueur ; Arionte est tué, Policandre assiégé dans Avaric. Rosiléon, rappelé par Rosanire, accourt, renverse les séditieux, fait prisonnier Céliodante, affermit dans son trône Policandre, qui lui promet en retour la main de Rosanire. La joie des deux amants est de courte durée. Deux ministres, qui ont des fils, des ambitions et des jalousies, appuient la demande de Céliodante, qui est tombé amoureux de Rosanire. Un conseil politique se tient, délibère, et Policandre se range à l’avis des ministres. Rosiléon proteste devant le roi avec virulence et ne tarde pas à sombrer dans la violence. Policandre s’indigne de cette audace (« Ingrat et outrecuidé, (...) est-il possible que tu aies oublié le prix duquel je t’ai acheté esclave ? »). Rosiléon, de fureur et de désespoir, perd la raison. C’est alors qu’arrive Vérance, désireux de prévenir ce mariage contraire aux lois divines et humaines. Argire, survenue afin d’assister aux noces de Céliodante, confirme la révélation de Vérance. On reconnaît Rosiléon pour le fils d’Argire et du roi des Santons. La folie du héros est guérie en Forez par une sorte d’incantation antique. Ayant recouvré ses esprits, il épouse Rosanire, et on donne Céphise à Céliodante.
Du Ryer double cet écheveau en y intégrant des éléments d’un autre récit de l’Astrée, celui de Diane et Silvandre, une intrigue amoureuse qui s’étale tout au long des différentes parties du roman. Les grandes étapes sont les suivantes : dans la quatrième partie du roman Diane et Silvandre s’avouent leur amour. Cependant Silvandre prend connaissance d’un oracle qui l’inquiète :
Ton present desplaisir bien tost se finiraMais celle que tu veux, Paris l’espousera,Et tu ne dois pretendreD’accomplir tes desirs qu’en la mort de Silvandre.
Or Paris est le fils d’Adamas à qui la mère de la jeune fille la destine. Par ailleurs Silvandre est arrivé en Forez dont il n’est pas originaire mais personne ne connaît sa véritable naissance. Les éléments d’une substitution sont donc en place. Silvandre se révèlera le fils d’Adamas, Paris de son vrai nom. Au livre VI, Diane et Silvandre prêts à consulter un autre oracle surprennent la prophétie de celui-ci faite à un vieil homme, le berger Ergaste :
Ergaste ne doute de rienDéjà la moitié de ton bienEst dans cette saincte demeure.Bien-tost l’autre doit t’arriver,Mais il faudra que Paris meure,Le jour que tu dois la trouver.
Apparaît la possibilité qu’Ergaste ait perdu ses deux enfants : la moitié présente est Diane ; la mort de Paris est à comprendre au sens métaphorique : il perd son nom en le donnant à Silvandre. Paris et Diane sont donc frère et sœur ce qui écarte toute possibilité de mariage. Silvandre est en réalité Paris qui épousera Diane. Adamas reconnaît son fils lors d’une scène dramatique au cours de laquelle Phillis et Astrée distinguent une marque de naissance sur son bras. La mère de Diane retrouve son enfant dans le faux Paris.
Même s’il est vrai que Du Ryer reprend de façon quasi-intégrale la première intrigue, la seconde, bien que plus éloignée de Cléomédon, constitue très certainement une source d’inspiration dans la réflexion sur le traitement psychologique des jeunes amants. On retrouve également le thème de la substitution d’enfant, celui de l’illustre naissance cachée, des oracles, de la reconnaissance par signe de naissance etc. Toutefois les axes structurels de la pièce de théâtre demeurent ceux de la première intrigue de L’Astrée que Du Ryer suit de très près. Si les noms sont quelque peu transformés (Rosiléon devient Cléomédon ; Rosanire, Célanire ; Céliodante, Céliante ou encore Céphise qui se change en Bélise), les caractères restent les mêmes. Le seul nom à se transformer véritablement est celui de Vérance, l’homme de confiance d’Argire, qui devient Clorimante sous la plume du dramaturge. De ce récit romanesque Du Ryer laisse de côté les détails liés à la jeunesse de Cléomédon, les intrigues de la cour beaucoup plus développées dans L’Astrée, et les raisons des origines des hostilités entre la reine Argire et le roi Policandre. Le merveilleux est également omis ce qui implique de transformer la présence oraculaire du roman en subterfuge humain dans la tragi-comédie. Argire ment au roi des Santons :
Je fis acroire au Roy qu’une Vierge sçavanteMenaçoit de la mort le petit Celiante (v. 244-245)
La reconnaissance finale est à peine retouchée. On reconnaît Rosiléon par la marque en forme de rose qu’il porte sur le bras (sans doute pour établir un lien ténu entre lui et Rosanire) alors que Cléomédon est marqué d’un laurier. Les événements majeurs sont donc retenus et les personnages restent les mêmes. Même les propos jouissent d’une certaine proximité. L’héroïne de L’Astrée, Rosanire, déclare :
J’ayme mieux qu’on raconte à l’advenir que Rosanire à trop obey que si l’on pouvoit dire qu’elle eust manqué à son devoir45
Alors que Célanire, dans Cléomédon, affirme :
Et j’ayme mieux enfin que ce cœur soit blasmé,D'avoir trop obey, que d’avoir trop aymé (v. 1093-1094)
Et encore cet exemple parlant lorsque le Policandre de L’Astrée assène à Rosiléon des propos méprisants :
Souviens-toy du prix duquel je t’ay achepté esclave46
Le Policandre de la tragi-comédie en fait autant selon les propos suivants :
Et pour vaincre l’orgueil, où je te voy monté,Esclave, souviens-toi que je t’ay rachepté (v. 1346-1347)
Toutefois Du Ryer modifie de façon conséquente les repères spatiaux. Seules deux allusions géographiques se lisent dans la pièce. La première, conforme au roman, fait état d’une ancienne province romaine :
A peine fus je libre, et de crainte et d’effroy,Que le Roy des Santons jetta l’œil dessus moy (v. 222-223)
La seconde est un ajout propre au dramaturge et se lit dans la bouche de Clorimante :
Et depuis dans Tunis on me mit en des fers,Où j’ay passé vingt ans comme on vit aux Enfers (v. 1996-1997)
Nulle allusion au nom du peuple de la nation d’Argire, les Pictes, le nom de la ville de Policandre, Avaric, est passé sous silence ainsi que ses peuplades, les Boyens et les Ambarres. La topographie bien définie d’Urfé est relayée par une incertitude ambiante chez Du Ryer qui semble ne pas se soucier du cadre spatial au profit d’une imprécision historique relativement éloignée dans le temps.
Au théâtre, Du Ryer se veut néanmoins inventif. Le principal écart qu’il est possible de mesurer entre le roman et la pièce est probablement la présence, sur scène, de rapides épisodes de comédie qui entretiennent le spectateur dans son goût pour la vivacité d’esprit. Dans Cléomédon nombreuses sont les scènes rythmées par des décalages langagiers. Ainsi, lorsque Célanire apprend le naufrage d’Argire :
CELANIRE un peu bas.Si j’en pleure aujourd’huy, si je m’en desespere,C'est de voir que le fils n’a pas suivy la Mere.TIMANTEMais pour vous consoler de cette aversité,C'est assez de sçavoir que le fils est resté. (v. 1580 à 1583)
L’impatience des personnages face à des situations complexes confirme cette portée comique appliquée à l’ensemble de la pièce. Argire par exemple ne peut soutenir l’attente de la révélation de Clorimante qui se révèle vite déceptive :
ARGIREDy viste, est-il vif ? est-il mort ?CLORIMANTEIl est.ARGIREAcheve,CLORIMANTEIl est ce qu’[a] voulu le Sort. (v. 1981 à 1984)
Notons encore parfois des scènes qui frôlent le grotesque notamment à l’acte V lorsque Policandre suppose que le fils perdu d’Argire est sans doute Cléomédon et que Clorimante serait à même de le reconnaître :
Ne seroit-ce point luy ? Mandez Cleomedon.Le recognoistrez-vous ?CLORIMANTENon pas, Sire, à ce nom.POLICANDRECeluy de Quinicson le fera-il connoistre ?CLORIMANTEHa ! Sire, je le voy.ARGIREJe ne voy rien paraistre. (v. 2013 à 2018)
Cet écart, le plus conséquent par rapport au roman et aisément mesurable, transforme quelque peu le sujet romanesque qui prend une dimension moins galante pour devenir plus accessible. Les personnages touchent davantage le public du XVIIe siècle que ceux de l’Astrée. Le dramaturge s’est donc efforcé d’appliquer à l’ensemble de la pièce un ton badin que soulignent des scènes comiques rapides qui ponctuent Cléomédon. C’est d’ailleurs ce procédé et cette atmosphère légère et moqueuse que met en avant Ménage lorsqu’il évoque la pièce47.
Le passage du roman au théâtre implique donc des changements nécessaires : là où le roman permet un déploiement de l’intrigue en plusieurs lieux et sur une durée relativement élevée la pièce de théâtre invite à resserrer de tels épanchements. En ce sens, la cour de la reine Argire n’est présentée qu’en une unique scène, la scène liminaire, le reste de l’intrigue se jouant à la cour de Policandre. Du Ryer ne donne pas d’indication temporelle permettant au spectateur de définir la durée de l’action. La plasticité de l’intrigue issue de l’Astrée permet au dramaturge de proposer une tragi-comédie romanesque : substitution d’enfant, naufrage, reconnaissance, mort du confident juste avant sa révélation, princesse qui aime un captif, une autre amoureuse d’un esclave qui devient prince etc.
Création de la pièce §
Lorsque Du Ryer compose Cléomédon, en 1636, le théâtre français connaît une période charnière. En effet, cette même année, l’on joue autant de tragédies que de tragi-comédies. Si les théoriciens aspirent au renouveau des règles dramaturgiques, le ton romanesque de la tragi-comédie assure toujours le succès des auteurs. La distribution de la pièce s’inscrit donc dans une période d’entre-deux qui se verra dépasser par la domination de ce que l’on nommera « tragédie classique ». La tragédie régulière a par ailleurs amorcé son rayonnement sous l’impulsion de Mairet qui fait jouer Sophonisbe (1635), de Benserade qui donne Cléopâtre (1636), ou encore de Scudéry avec La Mort de César (1636)… autant d’auteurs qui choisissent de remettre au goût du jour les sujets antiques qui ont à nouveau la faveur du public. Cléomédon se situe donc à la croisée des chemins, entre la vogue naissante de la tragédie romaine et l’engouement persistant pour la tragi-comédie romanesque. Du Ryer fait alors jouer une pièce susceptible de plaire mais dont le succès ne saura se poursuivre. Dans cette période en voie d’affirmation de la grande tragédie romaine il revendique une certaine autonomie par rapport aux règles et à la rigueur. C’est ainsi que le contexte permet de justifier les choix de création. Rappelons, pour préciser, les tenants et aboutissants de la tragi-comédie. De façon à peu près exactement contemporaine, Durval publie son Discours à Cliton48 et donne une définition précise de la tragi-comédie qu’il appelle « poème composé » par opposition aux « poèmes simples » dont les événements et circonstances s’achèvent en un jour. La tragi-comédie est ainsi composée de multiples événements et dispose d’un espace et d’un temps fictifs qui peuvent couvrir plusieurs pays et plusieurs années. Elle n’a donc pas de prise avec la vraisemblance externe liée aux conditions matérielles de la représentation. Au contraire, elle se veut douée d’une cohérence interne c’est-à-dire qui ne respecte que les besoins du sujet. Ce dernier concerne toujours des amours contrariées qui finissent par trouver une résolution heureuse et se déroule au sein de l’aristocratie contrairement à la comédie. Une telle conception implique une dramaturgie de la prolifération ou encore de la variété ainsi que nous la retrouvons dans Cléomédon. Période de transition donc pour le théâtre mais aussi pour l’auteur lui-même qui fait jouer cette tragi-comédie héroïque à un moment intermédiaire de sa carrière, celui qui marque la rupture avec les créations de jeunesse et qui annonce les œuvres de la maturité dramaturgique.
C’est en 1634 que l’on joue la pièce pour la première fois. Les programmes de l’Hôtel de Bourgogne durant la semaine du carnaval de cette même année sont enthousiastes :
Allez-y tout le long de cette quinzaine, et vous n’y manquerez pas de rire, ou il faudra que vous ayez la bouche cousue. Vous y verrez le Clitophon de Monsieur Durier, autheur de l’Alcymedon ; ensuitte vous verrez le Rossyleon du mesme autheur, piece que tout le monde juge estre un des rares subjets de l’Astrée… pièces quy sont autant d’aimans attractifs pour y faire venir non seulement les plus graves d’entre les hommes, mais les femmes les plus chastes et modestes, quy ne veulent plus faire autre chose maintenant que d’y aller49.
Les premières traces de la création de la pièce apparaissent donc sous le nom de Rossyléon même si dans ses travaux de recherche K. Philipp prétendait qu’il s’agissait d’une œuvre perdue de l’auteur50. De façon plus convaincante, Lancaster affirme que Rossyléon est en réalité Cléomédon sous un autre nom :
Du Ryer a probablement composé en 1634 une pièce intitulée Rossyleon d’après le nom de son héros, publiée deux ans plus tard, et dont le titre et le nom du héros furent transformés en Cleomedon, certainement pour éviter toute confusion avec la tragi-comédie de Pichou sur le même sujet51.
En effet, vers 1629, Pichou avait composé Les Avantures de Rosylon, une pastorale qu’il ne publiera jamais mais dont on parlait certainement assez pour faire penser à Du Ryer qu’il valait mieux modifier le titre de sa pièce. Cléomédon est très certainement joué pour le public parisien durant le Carnaval de 1634 avant d’être publié en 1636. La remarquable absence de Cléomédon dans le Mémoire de Mahelot vient confirmer ces hypothèses. En effet, l’on sait que Mahelot complète son travail juste avant la période du Carnaval de 1634. En l’état, il est donc impossible de donner plus de précision quant à la création de la pièce, ses décors, son public. La dédicace au duc de Vendôme donne une indication quant au commencement de l’écriture de la tragi-comédie :
Je ne vous diray point quel est ce Cleomedon, que j’ose aujourd’hui vous presenter ; Vous le connoissez, puisqu’il est né en vostre maison
L’allusion suggère que Du Ryer écrivit entre septembre 1633 et février 1634.
Réflexions sur une tragi-comédie de « l’émotivité triomphante52 » §
La construction dramaturgique de Cléomédon §
Les scènes §
Les liaisons de scène sont vraisemblables dans Cléomédon. Pourtant très souvent les entrées et sorties des personnages ne donnent pas lieu à des subdivisions attendues. C’est que le découpage préclassique est inférieur au découpage classique définitivement appliqué à partir des années 1640. Ainsi, si l’on trouve vingt-trois scènes dans la pièce, l’exigence classique en aurait fait paraître au moins quarante. Le découpage est donc ample et imprécis. Le nombre de scènes nous donne un indice quant au rythme de l’action. Pour Jacques Scherer, le « nombre [des scènes] définit […] la rapidité de la pièce. Si les scènes sont nombreuses, c’est que les allées et venues des personnages sont fréquentes, et que les apparitions des personnages sont assez courtes, puisque la durée de la pièce est à peu près constante ; si au contraire le nombre de scènes est peu élevé, ces scènes seront longues et le mouvement des personnages sera lent53 ». Conformément aux moyennes établies par le théoricien, Cléomédon, avec une quarantaine de scènes attendues, fait partie des pièces rapides. L’acte V est de loin le plus rapide, avec sept scènes il précipite l’action vers sa fin. A contrario, les actes I et IV sont des plus lents (trois scènes pour chacun d’eux). La construction globale est donc largement irrégulière. À la rapidité de la pièce fait écho l’exceptionnelle longueur de Cléomédon. Rappelons que la moyenne des pièces du XVIIe siècle est de 1700 vers et que l’œuvre de Du Ryer en compte 2149. La seule première scène de l’acte I fait plus de 320 vers ce qui correspond à la longueur d’un acte entier. Cléomédon pièce rapide mais démesurément longue fait figure de pièce originale.
Le dénouement §
Le dénouement de la pièce est fragile car il semble ne reposer que sur la seule bonne volonté de personnages désormais prêts à se pardonner sans que ne soit entendue la moindre demande de pardon. La nature éphémère et provisoire de la fin de la pièce est le propre de la tragi-comédie. Ainsi, elle ne met pas en évidence une réelle progression : à l’acte I, Policandre voulait unir sa fille à Cléomédon, il scelle cette alliance au dernier acte. À ce titre, l’acte liminaire n’est qu’un moment d’apaisement pour les héros qui viennent de résoudre un obstacle et la fin de la pièce n’est qu’une suspension provisoire du malheur (les rivaux de Cléomédon pourraient de nouveau se rebeller).
La vraisemblance §
Venant contredire la notion, certaines idées ou révélations auraient pu survenir dès le début de la pièce mais l’auteur les réserve pour les besoins de la dramaturgie. En ce sens, relevons les propos de Policandre à Argire :
Vous deviez terminer tant de maux inhumains,Puisque vous en aviez le remede en vos mains (v. 1931-1932)
Ou encore cette révélation tardive de Policandre au sujet de Bélise :
Elle n’est pas ma fille, on le sçait, tu le sçais.Alors que j’espousay la Reine Doranise,D'un premier mariage elle avoit eu Belise (v. 2129-2131)
C’est ce que Scherer appelle une « invraisemblance invisible54 ». Il paraît en effet bien improbable que la reine ou le roi n’aient pas fait ces annonces plus tôt. Bien des déboires auraient été ainsi évités. Or la pièce n’aurait pu être légitimée : « Ce remède qui est la possession d’un secret aurait terminé la pièce avant qu’elle ne commence. » Pourtant cette invraisemblance ne heurte pas la sensibilité du public qui voit dans ce dénouement une façon de résoudre des conflits sérieux et profonds. L’intrigue de la pièce est telle que l’on ne se soucie pas de cette vraisemblance relativement grossière. Les caractères sont eux-mêmes parfois peu cohérents : Argire accepte d’épouser celui qui la méprisa ; Céliante abandonne subitement tous sentiments pour Célanire ; Clorimante vient à la cour après vingt ans d’absence justement au moment opportun.
Les péripéties §
Elles sont fausses. Le spectateur apprend la mort d’Argire à l’acte IV, scène 2 puis son arrivée à la cour du roi à l’acte V, scène 5. Ces faits ne sont pas de réelles impulsions et ne servent en rien à l’action car ils n’introduisent pas de situation nouvelle. Il s’agit donc là de péripéties artificielles. L’obstacle demeure de même nature malgré ces contretemps, la dramaturgie s’attache alors à entasser les périls successifs pour le plaisir du public. Une vraie péripétie modifie la situation matérielle de la pièce ou la situation psychologique des héros. Le passage de la vie à la mort est un moyen constant et facile de passionner la fin d’une action. Leur nature, par ailleurs, est romanesque. Les coups d’épée, les unions clandestines, l’enlèvement d’enfant par des pirates, le naufrage, les intrigues de palais, la substitution d’enfants, la folie, la fausse mort, les amours contrariées…. Autant d’actions qui pourtant ne retentissent pas dans l’âme des héros et laissent la pièce dans l’inertie. Le recentrement est tout entier psychologique. Ainsi, la scène 1 de l’acte II, pour prendre un exemple, est fondée sur des répliques qui filent la métaphore de la servitude amoureuse. Elles mettent en lumière l’amour des jeunes princesses pour les deux héros. Pourtant, Célanire et Bélise ne se révèlent rien et même à l’acte IV, scène 2, où Bélise se montre plus téméraire dans son aveu, Célanire ne semble toujours pas comprendre les inclinations de sa sœur. Les péripéties de ce genre permettent donc à Du Ryer de faire la démonstration d’une certaine acuité intellectuelle (métaphore, jeu de sonorités, jeu de mots, parallèles…) mais elles n’annoncent pas de révélation et ne font pas avancer la pièce.
Les unités §
Nous observons que si Du Ryer ne respecte pas l’unité de lieu la spatialité de la pièce ne semble pas pour autant éclatée. Dès la deuxième scène de l’acte I, l’intrigue se situe à la cour de Policandre, second lieu de l’action. La pluralité spatiale, puisque nécessaire, vraisemblable et raisonnable est admise55. Toutefois le dramaturge ne présente la cour d’Argire qu’en une unique scène (I, 1) ce qui évite l’impression d’éparpillement. Ce choix semble cohérent avec la période de transition à laquelle appartient Du Ryer : s’il écrit pour la scène tragi-comique, fort appréciée, il n’en délaisse pas moins des exigences de rigueur dramaturgiques pour ne pas heurter la vogue des tragédies classiques qui renaissent. Quant au temps, une unique allusion s’est immiscée dans la pièce :
Adieu ; va voir le Roy ; voicy la fin du jour (v. 1113)
Est-ce à dire que Du Ryer respecte l’unité temporelle ? Si tel est le cas il le fait au détriment de la vraisemblance puisque, rappelons-le, Argire traverse les mers pour venir assister au mariage de son fils, un éloignement géographique qui ne saurait faire tenir l’action en vingt-quatre heures. Toutefois, stricto sensu, les vers n’expriment aucune entrave à la règle des vingt-quatre heures.
L’unité d’action est quant à elle scrupuleusement respectée. L’action secondaire, celle qui fait que Céliante est aimé par Bélise, se rattache à l’action principale en autorisant les deux unions pour une fin heureuse qui ne spolie personne.
Le personnel dramatique §
Cléomédon §
Héros éponyme de la pièce de Du Ryer, Cléomédon possède toutes les qualités attendues par le spectateur contemporain. Un seul détail le fait échapper au type même du héros classique, son âge avancé. En effet les rares allusions temporelles de la pièce permettent de donner à Cléomédon environ vingt-six ans. Clorimante lors de son récit final expose :
A peine eust-il atteint l’âge de six annees,Que l’on recommença les guerres terminees (v. 1990-1991)
Et plus loin dans cette même réplique :
Et depuis dans Tunis on me mit en des fers,Où j’ay passé vingt ans comme on vit aux Enfers (v. 1996-1997)
Ainsi donc le héros n’est pas un jeune premier tel qu’on en trouve dans la quasi-totalité des pièces du XVIIe siècle. Pour répondre à une exigence sociale le héros classique est toujours jeune car la vie d’adulte commence très tôt mais s’achève également précocement. Ici l’âge de Cléomédon est relativement avancé compte tenu de son statut. Pour autant il s’agit là d’un âge vraisemblable car il a fallu lui laisser du temps pour passer de sa condition d’esclave à celle de grand général de guerre. Outre ce détail, Cléomédon correspond aux exigences dramaturgiques du héros. Il est tout d’abord un personnage dont la beauté physique est relayée par un esprit fin (v. 51-52). C’est donc là le signe premier de son élection divine. Pour autant son statut d’esclave n’est absolument pas conforme à sa valeur morale. Même le clan adverse en prend conscience et Placide en ce sens affirme que le héros de Policandre est « reservé / Plustost à captiver, qu’à se voir captivé » (v. 55-56). De la même façon ses vertus sont disproportionnées relativement à son âge ce qui est encore l’effet d’un dérèglement qui ne peut s’expliquer que si le voile qui cache la naissance de Cléomédon se lève (v. 61-62). Cette naissance obscure laisse pourtant un indice conséquent : une marque de naissance sur la main en forme de laurier qui annonce déjà ses prouesses. C’est ainsi qu’Argire nous apprend, certes tardivement, l’existence de ce (v. 2033-2034) et que Policandre établit immédiatement le lien entre cette distinction naturelle et les exploits de son héros (v. 2076-2079). Nous retrouvons ici le personnage héroïque par excellence, celui dont le physique annonce les prouesses, signe évident qu’il possède la faveur des dieux. Sa naissance ne pouvait que confirmer et légitimer ses exploits. Les qualités du héros vont vite avoir le loisir de s’exprimer pleinement et à plusieurs reprises. Tout d’abord il sauve la vie du roi lors d’une partie de chasse (v. 75 à 80). C’est là la première étape de son parcours initiatique qui lui vaut une récompense royale de taille : il devient chevalier (v. 83-84). Cléomédon regagne progressivement ses droits de sang. Bien que nous manquions de réelles précisions relativement au nom même de ce personnage il est possible d’avancer que son nom, qui fut changé par Policandre, est directement lié à ses exploits. Ainsi Cléomédon n’est pas sans lien avec le substantif latin leo qui signifie lion. À ce sujet nous n’avons que la vague allusion du roi quant aux raisons qui le poussèrent à transformer le nom premier de Cléomédon mais rien en revanche sur les origines du nom nouvellement donné. Lorsqu’Argire questionne Policandre sur le changement de nom celui-ci prétexte une simple inadéquation entre la douceur du physique de l’enfant qu’il était et la dureté des sonorités de son nom (v. 2026-2027). Le thème du lion, très présent dans la pièce, autorise un tel rapprochement.
Notons par ailleurs que très souvent Cléomédon est comparé à Alcide dans la pièce (v. 95, 98, 414, 1610), lui-même reconnu pour avoir vaincu le lion de Némée. Le motif récurrent du lion est sans doute une des manifestations directes de la lecture de L’Astrée par Du Ryer. Dans le roman pastoral, Rosiléon possède en plus d’une rose que forma la nature sur son bras, une pierre portée en pendentif dont le motif est un lion, préfiguration de sa victoire contre ce lion prêt à dévorer son roi. Il semble que le dramaturge ait préféré l’ancrage mythologique à l’ancrage ésotérique, sans doute plus conforme aux sensibilités de son temps. Ce détail, signe allégorique du personnage éponyme, subit bel et bien une transposition significative qui témoigne d’une recherche dramaturgique : l’objet facilement évoqué dans le roman devient inscription dans une lignée prestigieuse, celle d’Alcide, qui oblige le protagoniste à une stature morale irréprochable. Ainsi, le lecteur érudit du XVIIe siècle n’aura pas manqué de faire un lien entre le nom Cléomédon et Kléos qui signifie en grec la gloire. Du Ryer, en opérant ce changement de nom, transforme le personnage urféen, qui perd son statut de protagoniste romanesque, pour devenir un héros de théâtre. À mi-chemin entre son essence romanesque et celle des héros cornéliens, Cléomédon est un personnage de tragi-comédie. Le remaniement de Kléos et de Rosyléon qui s’actualise dans Cléomédon transforme l’être du personnage. Pour autant remarquons que Du Ryer transpose à l’identique la psychologie du héros qui, en tous points, se comporte dans le roman comme sur la scène. Il est donc probable que ce soit ce personnage qui ait plu au dramaturge plus que la diégèse elle-même car cette dernière connaît quelques altérations. Cléomédon est ainsi personnage central de l’œuvre mais aussi celui à partir duquel se construit l’œuvre. La dramaturgie tout entière dépend de son caractère.
Comme tout prince Cléomédon doit éprouver son courage dans l’errance, en quête d’aventures (comme le fit pitoyablement par contre Policandre), un voyage qui lui sera favorable (v. 87 à 90). On le voit, bien que libre de ses actions il décide de revenir aider son roi à qui il ne doit pourtant plus rien. C’est un personnage intègre et fidèle. Le long récit de ses aventures par Placide à l’acte I, scène 1 permet de présenter indirectement ce jeune héros dont les prouesses sont connues même du clan adverse. Sa réputation précède donc sa présence scénique et contribue à alimenter l’être de ce personnage qui intrigue. C’est d’ailleurs aussi ce que confirme l’imminence de son entrée en scène :
Enfin Cleomedon vient à vostre secours,Et desja de ses faits la seule renommeeA chez les ennemis l’espouvante semee (v. 377 à 379)
À sa réputation de valeureux guerrier s’ajoute la confiance que lui porte toute la cour de Policandre. Cléomédon est un jeune homme sur qui l’on peut compter (v. 414-415).
Son entrée sur scène à l’acte II, scène 2 présente un héros particulièrement galant et soucieux des choses de l’amour. À son discours guerrier correspond un discours courtois qui file la métaphore du combat, prouvant ainsi qu’il met sa gloire au service de celle qu’il aime (v. 513 à 516). Il n’est donc pas un homme qui souhaite le pouvoir dans l’absolu, ce qui serait trivial, il le recherche pour être digne de son amante. De plus, c’est son amour pour Célanire qui l’exhorte au combat (v. 525 à 528). Cléomédon combat par amour et pour l’amour ce qui fait de lui un cœur sincère. Ses motivations ne sont en aucun cas condamnables. Pourtant, même si son amour est intense, il n’ose y succomber tant il est modeste et déférent. Souvent, il envisage Célanire comme une entité suprême qu’il ne s’autorise pas à aimer charnellement :
Mais loing de dire j’ayme, alors que je soupire,Je doy dire en tremblant, j’adore Celanire. (v. 549-550)
Son amour, proche de la dévotion, oblige la princesse à l’encourager :
Donne moy de l’amour et non pas de l’encens. (v. 552)
C’est un personnage en quête d’absolu et qui vit intensément chacun de ses choix. Sa passion, bien que condamnable en elle-même, comme tout autre passion, paraît ici méliorative :
Bref par tout où le Ciel environne la terre,Je puis pour vous esteindre ou r'allumer la guerre :Mais vaincre mon amour, estouffer mes ennuis,Et vivre enfin sans vous, c’est ce que je ne puis (v. 1083 à 1086)
Cléomédon est ainsi un personnage certes aux multiples qualités mais peu entreprenant. Il est par exemple assez vite découragé par sa condition sociale sans même chercher à questionner son entourage en ce sens (v. 557 à 562). Partant, à l’acte III, scène 3 alors que Célanire lui insinue seulement qu’ils ne pourront s’unir, sans même chercher à voir le roi, il lui offre son épée, souhaitant sans appel la mort (v. 1099-1100).
Épris de justice, il accorde une grande importance à la parole. Ainsi chacune de ses répliques témoigne d’un souci constant du mot juste ou approprié et jamais il ne parle à la légère. Son erreur majeure est de croire que l’Autre est également attentif à la parole prononcée et qu’il possède cette même préoccupation des mots, qu’il leur accorde autant de sérieux. C’est ainsi que Cléomédon croit naïvement et sans réserve à la parole de Policandre (v. 769-770) et c’est d’ailleurs avec indignation qu’il constate que le roi méprise la parole donnée (v. 1278 à 1281). Qui plus est, la parole d’un roi ne saurait être parole de menteur. Cléomédon, qui plus qu’à tout autre, attribue au roi le sérieux de la valeur performative du langage commet là sa faute suprême. Rien ne justifie que ses principes soient ceux de l’Autre, tout roi qu’il est. Incontestablement le héros est un être innocent et fort éloigné des préoccupations politiques. Son incapacité à voir les manipulations du roi est à la hauteur de sa naïveté (v. 1059-1060). Son sens de la justice l’oblige à se questionner dans le monologue qui vient clore la troisième scène du troisième acte afin de trouver ce qui pourrait légitimer la décision du roi qu’il s’apprête à entendre (v. 1131 à 1136). C’est certainement plus encore l’injustice dont il est victime qui le fait souffrir plutôt que la perte d’une amante. Ainsi, il cherche à convaincre longuement le roi à la scène 5 du même acte. Bien que Policandre n’ose lui avouer directement son dessein de donner Célanire à Céliante et bien que Timante lui oppose des arguments de force, seul contre la cour et son roi, Cléomédon sait se montrer tenace et déterminé (v. 1240 à 1245). Son discours logique et rationnel s’attache à démontrer justement au roi qu’il a tort. Le souci de Cléomédon de s’adresser directement au roi est également notable puisque Policandre, lui, ne fait aucun effort pour exposer ses raisons à son sauveur, laissant cette tâche à Timante. L’injustice du roi ne fait donc pas ployer l’intégrité du jeune héros. La fin de la scène marque un tournant dans la psychologie de Cléomédon. Son caractère plutôt effacé et respectueux laisse place à une témérité proche de l’audace. En ce sens, il défie le roi :
Comme indigne de biens et de prosperitez,Je refuse l’honneur que vous me presentezSoit que je vive encor, soit enfin que je meure,Si je vous ay servy la gloire m’en demeure :Et pour le prix qu’on doit au secours de ce bras,Je me veux contenter d’avoir fait des ingrats.J'auray d’assez grands biens, tant que j’auray l’espee,Qui remit dessùs vous la Couronne usurpee.Si je veux des Estats où le monde en aura,Vous en ayant sceu rendre elle m’en donnera. (v. 1326 à 1335)
La perspective d’être privé de l’amour de Célanire ajoutée à l’injustice cruelle qu’il subit donne à Cléomédon la force de se révolter contre son roi. L’outrage asséné au héros est tel qu’il ne tarde pas à sombrer dans la folie ce qu’apprend Céliante à Célanire (v. 1365-1366). Cette perte momentanée de l’esprit révèle en définitive une personnalité plus affirmée qu’il n’y paraissait. La modestie que Cléomédon affichait auprès de Célanire lorsqu’elle louait ses exploits s’est envolée au profit d’une assurance nettement provocatrice (v. 1609 à 1612). Cléomédon en vient même à conspirer contre ce roi qu’il respectait tant en laissant découvrir des projets de révolte (v. 1641 à 1644). Plus loin, ce projet se transforme en fanatisme :
Sa perte est arrestee,Dés le mesme moment que je l’ay meditee.Puisque je l’ay juré sa ruïne le suit.Tu me retiens en vain. (v. 1824 à 1827)
déclare-t-il à Birène. Pourtant un homme si honnête ne saurait survivre à un tel acte de barbarie :
Il faut que son trespas precede icy le mien (v. 1838)
À ce moment de l’intrigue, capable de tous les sacrifices pour un amour perdu, la parenté de Cléomédon avec Argire transparaît nettement. C’est bien le désir exacerbé de vengeance envers Policandre et sa trahison qui les lie tous deux (v. 1876 à 1878). La scène finale fait de Cléomédon un personnage marginal qui n’a pas l’occasion, en tant que héros de la pièce, de recouvrer ses esprits qui ne font que légèrement s’apaiser. Sa guérison demeure, bien que certaine, hypothétique car elle se déroulera en dehors de la pièce. Aucun personnage ne lui révèle directement sa véritable identité et tout se passe à son insu (le signe sur sa main regardé subrepticement ; Argire qui ne prononce qu’une fois le mot mère ; Policandre qui ne lui présente pas d’excuse…). En somme, une sortie de scène relativement modeste pour ce héros aux qualités pourtant nombreuses.
Personnage éponyme de la tragi-comédie, Cléomédon sait être valeureux et peut être érigé en modèle. La portée didactique de la pièce trouve en lui son porte-parole ; l’engouement des contemporains pour l’héroïsme peut se satisfaire de ce personnage. Il répond aux caractéristiques majeures du héros romanesque, celui dont le courage n’a d’égal que son amour pour une femme honorable et vertueuse.
Célanire §
Personnage féminin majeur de la pièce, Célanire semble bien être le véritable héros de cette tragi-comédie. En présence dans treize scènes sur vingt-trois, son rôle est pratiquement deux fois plus important que ne l’est celui de Cléomédon. Elle se livre au spectateur sous l’égide de deux traits caractéristiques essentiels : elle est une fille exemplaire et une amante irréprochable.
La deuxième scène du premier acte la présente. Accablée par la défaite imminente de son père, elle ne peut retenir ses larmes qu’elle juge nécessaires pour témoigner de l’affection qu’elle lui porte (v. 347 à 352). Signe de son implication dans les affaires de l’Etat elle ne sait prendre de la distance avec les maux qui touchent son pays. D’ailleurs, alors que sa sœur Bélise quitte la scène, Célanire demeure pour assister à l’entrevue de la cour avec Placide (I, 3). Si sa parole est de faible teneur (trois mots pour constater la mort du messager) c’est sa présence qui importe ici. Elle figure sur scène dans les moments d’intensité dramatique. Sa passion pour les affaires d’Etat, que laissent transparaître sa sensibilité et son émotion au moment où elle découvre la situation catastrophique de son pays, nous dévoile un personnage sensible et profondément féminin. Cependant, c’est également cette même passion qui lui fait tenir un discours emphatique assez proche de ceux des hommes. Ainsi, lorsqu’elle découvre la victoire de Cléomédon sur Céliante (v. 428 à 433). Son amour pour sa nation la conduit très vite à laisser des indices de son admiration pour le héros national. Alors que Bélise la soupçonne d’aimer Cléomédon quand elle écoute le discours élogieux de sa sœur, Célanire s’en défend en mettant en avant une valeur qui lui est chère : la reconnaissance. Sa réplique la montre particulièrement déférente :
Je paraistrois ingrate, et plaine d’injustices,Si ma loüange au moins ne payoit ses services.Ma sœur, l’ingratitude arrive au dernier point,Lors qu’on reçoit des biens, et qu’on n’en parle point.Ne t’estonne donc pas si ma bouche est ouverte,Aux loüanges du bras qui destourne ma perte,Pour n’estre pas ingrate à ce noble vainqueur,Si ma voix ne suffit je donneray le cœur. (v. 466 à 473)
La figure dérivative ingrate – ingratitude – ingrate met en lumière sa volonté de récompenser les méritants. C’est donc bien à la justice qu’est sensible Célanire qui partage ainsi cette valeur avec Cléomédon. De ce fait, elle est bien plus sensible aux prouesses du jeune héros qu’à sa condition d’ancien esclave, préférant ainsi la valeur à la naissance (v. 497 à 500). Si Argire aima Policandre sous le joug de l’impulsion (« Il me vid, il m’ayma, je le vis, je l’aimay » v. 174), Célanire déploie un amour fort mais raisonnable, constant et durable (v. 491 à 494). Elle est à ce titre une femme sage et responsable. Son amour pour Cléomédon est solide et ne souffre pas la tiédeur. Elle avoue donc sans équivoque ses sentiments à l’acte II, scène 2 (v. 521-522). Cet aveu suppose encore une fois une attitude masculine car l’on sait que les femmes des pièces de théâtre du XVIIe siècle ne doivent pas avouer leur amour, aussi légitime soit-il. Là où Cléomédon paraît parfois abattu ou résigné, la jeune princesse n’a de cesse de l’encourager et de lui opposer un optimisme sans faille. Fervente croyante en la providence elle sait que le destin d’un homme tel que Cléomédon ne peut que se révéler heureux (v. 567 à 572) et ne tolère pas l’abattement de son amant (v. 591-592). Lorsqu’elle lui annonce son futur mariage avec le prince Céliante elle ne montre à Cléomédon aucune forme d’émotion ni de douleur, l’exhortant de la sorte à se montrer digne d’elle et à prouver à la cour qu’il est une âme vaillante. C’est donc la réputation de son amant qui l’emporte sur sa douleur (v. 1075 à 1078). Elle est une femme qui ne prend pas le temps de s’appesantir sur son propre sort et qui préfère la loyauté qu’elle doit aux siens plutôt que de céder aux caprices de ses amours. Lorsqu’elle le fait ce n’est autrement qu’en secret car sa blessure ne saurait être exposée. Au cours d’un monologue plaintif le lecteur découvre que ses sentiments pour Cléomédon n’ont pas changé (v. 1562 à 1567). Pourtant, elle n’est pas réellement tiraillée entre son rôle de princesse et celui d’amante puisque c’est sans hésitation aucune qu’elle décide de se soumettre aux volontés de son père (v. 1091-1092). Elle fait preuve de beaucoup de solennité et de distance envers Cléomédon afin qu’il n’offense pas le roi qui la fait souffrir :
Adieu ; va voir le Roy ; voicy la fin du jour,Monstre lui du respect, et cache mon amour.Resiste prudemment à ce malheur extreme,Et lors que tu me perds ne te perds pas toy-mesme (v. 1113 à 1116)
Toujours fidèle à Cléomédon même dans une situation extrême, elle refuse de céder le moindre mot de tendresse à Céliante. Lorsqu’il lui demande de lui dévoiler ses sentiments c’est l’argument de la dignité qu’elle présente (v. 1430 à 1433). Son langage équivoque et fondé sur l’atténuation lui permet de ne pas directement offusquer Céliante et par là même son père tout en demeurant fidèle à Cléomédon. Toutefois sa haine envers lui s’exprime largement lorsqu’elle parle à Bélise. C’est que Célanire ne peut souffrir le mal que Céliante fut contraint de faire à son peuple. Du Ryer fait de ce personnage un être profondément soucieux de sa nation et qui fait passer la raison d’État avant tout. C’est aussi pour cela qu’elle ne résiste pas aux ordres de son père, consciente qu’elle doit agir pour son peuple. En ce point le dramaturge s’éloigne quelque peu du personnage-source, Rosanire, qui est davantage caractérisé par sa sensibilité amoureuse plus que patriotique. Rosanire répugne à épouser celui qui dans le roman se nomme Céliodante car celui-ci n’est autre que le meurtrier de son frère Arionte, personnage complètement évincé par Du Ryer. C’est donc au nom du fratricide que Rosanire rejette Céliodante. Célanire repousse Céliante au nom de la nation. Du Ryer transforme ainsi le caractère du protagoniste dans le sens de l’idéal car Célanire est capable de toutes les abnégations pour son peuple. Dans L’Astrée, Rosanire est un personnage plus charnel et qui écoute davantage ses sentiments de femme. Ainsi, bien que dans Cléomédon elle manifeste une dévotion sans faille pour sa sœur, dans L’Astrée elle se querelle avec cette dernière pour l’amour de Rosiléon et met au point quelques ruses afin que celle qui se nomme Céphise se détourne de son amant. Point de renoncement de soi dans le roman pastoral. Rosanire est une jeune femme spontanée et qui place le sentiment amoureux au dessus de la raison d’Etat.
Dans la pièce, son amour pour Cléomédon, bien que fort établi, ne saurait remettre en question l’autorité paternelle aussi injuste soit-elle. Elle déclare en ce sens :
C'est à moy d’obeïr quand vous faites des loix, (v. 786)
Ou encore :
Helas ! il faut me taire,Et dire seulement, c’est mon Roy, c’est mon Pere (v. 1066-1067)
Elle se résout alors à épouser Céliante sur ordre de son père à la fois par refus de désobéir à son roi mais aussi parce qu’elle choisit une vie d’abnégation au profit de son peuple qu’elle chérit (v. 982 à 985). La fin de l’intrigue qui rend conforme ses aspirations et la décision du roi ne donne pas lieu à une effusion de transports (v. 2116 à 2118). C’est que Célanire est un personnage tout intérieur, digne et respectable qui ne saurait dépasser les bienséances.
Personnage impulsif toutefois, par deux fois Célanire décide de mettre brutalement fin à son entrevue ou à sa conversation avec sa sœur ce qui prouve qu’elle aspire à la solitude pour réfléchir. À l’acte II, scène 1 elle ne peut entendre plus avant les suspicions de sa sœur (v. 478 à 482). Plus loin, en proie à la douleur après avoir appris qu’elle doit épouser Céliante, elle n’hésite pas à se retirer alors même que sa sœur lui adresse une longue réplique, sans un mot d’explication et sans justification apparente (v. 1031 à 1034). Pourtant ça n’est pas là l’expression d’une haine familiale car l’on devine aisément que Célanire estime sa sœur au plus haut point lorsque cette dernière lui avoue qu’elle souhaiterait prendre sa place (v. 1515 à 1518).
Bien plus que sa sœur Bélise, Célanire est un véritable enjeu pour l’Empire. Elle est le centre d’attention des courtisans, de l’ennemi et du roi. À l’acte III, scène 5, où l’on annonce qu’elle sera donnée au prince Céliante, son nom n’apparaît pas moins de six fois, sans jamais pour autant être le sujet du vers, soulignant ainsi l’objet politique qu’elle représente. Ce poids de la charge lui pèse tant qu’elle en vient à ne plus pouvoir le porter sans jamais pour autant vouloir désobéir. En revanche, elle ne peut se faire à l’idée de laisser croire à Cléomédon qu’elle lui est infidèle et c’est donc légitimement la mort qu’elle envisage comme solution ultime (v. 1815 à 1822). Si la mort n’est pas un signe de lâcheté chez Célanire c’est qu’elle est nécessaire pour lui éviter de se rendre coupable soit aux yeux de son père soit aux yeux de son amant. C’est justement cette innocence qu’elle ne peut conserver si elle vit.
Céliante §
Le prince Céliante est avant tout un homme de gloire. Son courage est à la hauteur de ses ambitions même si celles-ci peuvent sembler parfois assez viles. Fils d’Argire et de Policandre il tient de l’un son irrésistible envie de prestige, de l’autre son instabilité psychologique. La scène liminaire présente d’emblée au spectateur son attrait pour le pouvoir (v. 25 à 28). À la manière des héros cornéliens, Céliante se bat pour lui, pour le prestige. Le danger paraît décupler son audace tant il peut l’aider à s’approprier une renommée certaine (v. 99 à 105). Ainsi ses trois répliques liminaires contiennent toutes le substantif gloire. Pourtant sa capture par Cléomédon lui est fatale et abat net son courage. Incarnant les espoirs de son peuple tout entier, sa défaite, relativement prompte, entache ses ambitions. Du fond de sa geôle (II, 3), il se morfond à la fois sur son sort de captif et sur son amour pour Célanire (v. 671 à 674). Son précédent discours sur la gloire semble bien éloigné de ses préoccupations actuelles, et il se laisse de la sorte aisément abattre par la situation. Les propositions téméraires d’Oronte ne trouvent pas spontanément d’écho en lui. Ne pouvant souffrir l’échec, il s’empresse de poser une alternative radicale prouvant ainsi qu’il est un personnage intransigeant, qui souhaite tout et ne supporte rien :
Que pourrois-je escouter pour mon soulagement ?Pour me tirer des maux où mon ame souspire,Il faut à mon secours la Mort ou Celanire (v. 708 à 710)
Il n’en reste pas moins un adversaire de valeur comme l’affirme Célanire au vers 428 en évoquant ce « superbe ennemy ».
Contrairement à son demi-frère Cléomédon, le prince Céliante envisage la parole selon une méfiance raisonnable qui lui permet de rejeter tout discours lui semblant peu en accord avec les circonstances. Il déclare à son confident Oronte :
Crois-tu me secourir quand tu flattes mes maux ?Le discours qui nous flatte est un remede faux. (v. 685-686)
De ce fait, il est un homme pragmatique. Un homme d’action plus que de parole. Son sens de l’événement ne lui permet pas de s’appesantir sur des mots ni de spéculer :
Que pourrois-tu trouver qui fust à mon secours ?Penses–tu m’alleger avecques le discours ? (v. 689-690)
Or Cléomédon est son exact opposé. Leur seule convergence semble s’établir dans leur passion pour Célanire. De prime abord, Céliante peut sembler lui aussi profondément amoureux de la princesse. C’est ainsi que dans sa prison il se soucie davantage de la jeune femme que de son état de captif (v. 623 à 626). Pourtant il déclare bien vite à Oronte qui est en charge d’arranger un hypothétique mariage entre la jeune fille et lui :
Et songe en ce dessein d’où dépend mon bon–heur,Que j’ayme esgallement Celanire et l’honneur. (v. 745-746)
C’est que Célanire semble pour lui davantage un gage de libération et de pouvoir que de relations sincères (v. 755-756). Le discours galant qu’il adresse à la princesse ne peut être en réalité considéré que comme un leurre tant l’on sait qu’il n’accorde que peu de foi aux paroles (v. 1398 à 1403). D’ailleurs à ses propos courtois et charmeurs succède bien vite l’impertinence de son impatience (v. 1424-1425). Il rejoint en ce sens la fourberie de son père Policandre. Sans même connaître sa véritable naissance, la conformité de ses actions avec le roi établit le lien entre les deux personnages. Il tente de persuader Célanire de la sincérité de son cœur en n’hésitant pas à présenter Cléomédon comme un ambitieux (v. 1348 à 1351) tout autant qu’il tente de faire douter Célanire au sujet de l’amour que Cléomédon lui porte (v. 1354-1355). La fin de l’intrigue révèle son peu d’intérêt pour Célanire puisque l’annonce de leur lien de sang ne suscite pas chez lui d’épanchements (v. 1953 à 1956). C’est sans réticences qu’il accepte d’épouser Bélise qui se révèle même très vite pour lui un objet des plus attrayants :
La loy que je reçoy de vostre volonté,Je la prendroy bien-tost de sa seule beauté.Si Madame y consent, je l’adore, je l’ayme,Et mon ame luy fait un present de soy mesme (v. 2132 à 2135)
Peu de constance donc pour ce personnage qui semble aller là où son intérêt le porte.
L’ensemble de la scène 1 de l’acte IV n’est pas favorable au jeune prince qui n’a de cesse de se montrer sot. Il ne daigne pas voir le mépris à peine masqué que lui adresse Célanire ; il ne se rend pas compte de l’attitude de Bélise qui laisse transparaître sa passion pour lui. Dans le clan adverse, Céliante est perçu selon deux représentations différentes. Bélise ne saurait être plus élogieuse à son égard, elle en est éperdument amoureuse (v. 908 à 911). Célanire de son côté affiche un mépris sans faille pour ce jeune prince venu combattre son peuple. C’est sous le qualificatif de « cruel » (v. 966) qu’elle le désigne. Céliante s’appréhende donc dans une perspective toute manichéenne. Du reste, les autres personnages ne semblent lui témoigner aucun intérêt. Timante et Créon, les deux intrigants, ne voient en lui que la possibilité d’évincer Cléomédon. Il est donc un moyen en vue d’une fin. Policandre ne lui prête pas attention avant de reconnaître en lui son fils. Argire l’envoie à sa perte pour satisfaire sa vengeance. Il n’est guère plus à son avantage dans le roman d’Urfé. Certes il est homme de grande valeur militaire, remporte de nombreuses batailles et tue le valeureux Arionte, fils de Policandre, mais il ne se distingue aucunement par sa psychologie. Son amour pour Rosanire semble un peu plus assuré mais il ne souffre pas réellement de sa perte. Du Ryer ne paraît donc pas transformer véritablement le caractère de ce personnage. Son rôle dans la pièce permet de faire toute la lumière sur l’ampleur des sentiments que Cléomédon éprouve à l’égard de Célanire.
Personnage falot donc, Céliante est un prince tragi-comique de bas-étage. Jamais ses sentiments ne sont sincères, jamais il ne pense à autre chose qu’à sa propre gloire. On ne peut somme toute pas lui ôter sa valeur guerrière, prêt à tout certes pour le prestige, mais ne craignant pas les dangers.
Bélise §
Face à sa sœur Célanire, il est bien difficile pour Bélise de s’imposer dans cette tragi-comédie. Personnage relativement discret mais sincère elle semble être destinée à subir l’intrigue. Sa première apparition à l’acte I, scène 2 ne lui donne pas vraiment de consistance. Son autonomie dans cette scène est réduite au profit de l’épanchement lyrique de Célanire qui plaint les malheurs de son père. Certes, Bélise est elle aussi touchée par les maux du royaume comme en témoigne sa réplique empreinte de douleur :
Quand vostre volonté me deffend de me plaindre,Vos maux sont des tyrans qui m’y viennent contraindre.Mais pour estre obey sans peine, et sans effort,Au lieu de la constance ordonnez-nous la mort,Il nous est plus facile, et bien plus honnorableDe terminer nos jours qu’une plainte equitable (v. 357 à 362)
mais ses propos se révèlent l’écho de ceux de sa sœur aînée. Bélise sert ici à introduire les malheurs de la cour de Policandre à qui il faut une oreille pour les entendre. Cette scène fait d’elle la fille du roi plus qu’un caractère individualisé. Conformément à Célanire elle y exprime toute son affection filiale. Pourtant, alors que Célanire est constante dans sa soumission à son roi, Bélise ne l’est qu’un temps. Tout d’abord, ayant appris la décision de son père d’annuler le mariage de sa sœur avec Cléomédon, elle tente de faire se résigner Célanire (v. 942-943). Face au ressentiment toujours intact de sa sœur, elle n’hésite pas à abaisser Cléomédon sans se soucier des sentiments véritables de Célanire (v. 948 à 951). Mais dès lors qu’elle apprend que c’est celui qu’elle aime que l’on destine à sa sœur, sa soumission filiale laisse place à de la témérité et c’est sans scrupule qu’elle incite sa sœur à la désobéissance :
Vous pourriez vous resoudre à ce lâche hymenee ?Pourriez–vous conserver un courage si franc,Et donner vostre cœur à qui veut vostre sang ? (v. 970 à 972)
C’est donc une obéissance toute relative qu’elle propose, celle qui consiste à choisir selon son bien la meilleure forme de loi. Si elle exhortait plus haut Célanire à mépriser ses sentiments afin d’être digne fille de roi elle suggère maintenant de mépriser les devoirs filiaux au profit de ceux du cœur (v. 1005 à 1008). Signe évident de sa passion pour Céliante elle n’en reste pas moins en proie à la torpeur lorsqu’elle se trouve en sa présence. À l’acte IV, scène 1 elle assiste à la déclaration du jeune prince à sa sœur. Incapable de se retirer ni même de parler elle ne prononce que des apartés qui sont en réalité des prières voire des fantasmes. Elle ne prend la parole qu’une unique fois, lorsque Céliante la questionne sur la pudeur féminine relative à l’aveu amoureux. C’est ainsi qu’elle répond discrètement :
Il est vray que sans crime on peut nourrir l’Amour,Et mettre sans pecher ce bel enfant au jour :On le peut, on le veut : toutesfois on ne l’ose ;La honte seulement tient nostre bouche close ;Pour moy je le dirois, vous sçauriez mon ardeur,Si je pouvois dompter cette vaine pudeur. (v. 1438 à 1443)
Sa réponse suscite la colère de sa sœur qui croit qu’elle endosse le rôle d’une entremetteuse. Loin de cette idée, Bélise se défie de cette accusation en évitant toutefois de livrer ses véritables sentiments, preuve s’il en est de son irréductible pudeur (v. 1501 à 1504). Elle est un personnage sensible et capable d’empathie. Ainsi, si la cour se réjouit de la capture de Céliante, Bélise laisse s’exprimer sa gêne de voir un si noble cœur emprisonné (v. 440 à 445). L’attitude de la jeune princesse s’exprime à travers des actions simples mais bien innocentes. Elle consacre son temps à la prière (v. 485-486) ; Se plaint en secret à l’acte III, scène 1 (v. 912 à 915). Notons que Bélise est le seul personnage de la pièce à s’exprimer par des stances ce qui fait d’elle un être sensible et poète. Son épanchement lyrique, plus que tout autre, est une souffrance vive qui déchire son cœur. Bien qu’en proie à la douleur de ses sentiments, sa pudeur lui interdit toute forme d’audace. Elle se refuse à avouer volontairement son amour pour Céliante (v. 916 à 919). Cette réserve, caractéristique du personnage, la rend conforme aux exigences du public contemporain. Ainsi Bélise est une fille exemplaire, une sœur dévouée et une amante transie. Nulle audace encore une fois lorsque son père, satisfaisant ses vœux, la donne à Céliante :
J'aymerois peu mon bien et mon contentement,Si je n’acceptois pas un present si charmant. (v. 2136-2137)
La seule aspérité de ce personnage se déclare au moment où elle tente de convaincre Célanire de renoncer à son union avec Céliante. Là, elle s’affirme et s’autorise un langage plus ferme que légitime sa passion amoureuse pour le jeune prince dont elle ne saurait se passer. Du reste, Bélise incarne la douceur de la féminité et la fragilité de l’être. Sa faiblesse de caractère face à Célanire fait d’elle, non pas une femme inerte, mais bel et bien une femme sincère et blessée qui aspire à l’apaisement amoureux.
Du Ryer compose entièrement ce personnage dont le rôle est pratiquement inexistant dans L’Astrée. Celle qui se nomme là Céphise n’est qu’un doublon a minima de Rosanire. Elle n’est ni amoureuse ni souffrante. Dans sa jeunesse elle fut certes déçue de voir Rosiléon s’éloigner d’elle pour gagner le cœur de sa sœur mais cela semble s’envisager plutôt sous le signe de la rivalité sororale. Aucun épanchement, aucune inclination pour Céliodante qu’elle finit par épouser afin de satisfaire les intérêts de tous. Les querelles comiques de Rosanire et Céphise se transcendent, dans la pièce, en une rivalité passionnée qui se souffre en silence au nom de l’amour familial. Du Ryer amplifie et transpose ces quelques traits esquissés dans le roman afin de dramatiser les enjeux du conflit. Il reprend de la sorte la théorie aristotélicienne selon laquelle le drame qui se noue au sein d’une même famille est le seul porteur d’enjeux.
Argire §
Argire est une reine cornélienne qui fait avant tout la guerre pour sa propre gloire. Son ample présence dès la scène d’exposition ainsi que le récit de son histoire avec Policandre qui monopolise son discours induit le spectateur en erreur, persuadé qu’Argire et Policandre sont les personnages principaux de la pièce. L’histoire de la reine est celle d’une femme bafouée qui refuse de laisser son offenseur impuni. Ainsi, elle est un personnage soumis à ses passions. Passion amoureuse tout d’abord :
Et comme un jeune cœur est bien-tost enflammé,Il me vid, il m’ayma, je le vis, je l’aimay (v. 173-174)
qui se transforme rapidement en passion destructrice dès lors que Policandre reprend la promesse de mariage qu’il lui avait faite :
Mais apres tant de feinte, et de sermens faussezJuge si Policandre endure encor' assez.Je brusle de [fureur] lors que je considereQue j’ay donné mon Sceptre au fils d’un adversaire (v. 278 à 281)
Cette « fureur » dépasse l’entendement puisqu’Argire n’hésite pas, pour satisfaire sa vengeance, à sacrifier son fils pour le malheur de Policandre (v. 284-285). C’est bien son statut de femme plus que celui de mère qui s’exprime ici faisant d’elle un personnage proche de celui de Médée. Vouée tout entière à sa fierté de femme et aveuglée par son désir de vengeance elle ne peut entendre le discours raisonnable de Placide (v. 290-291). Cette vengeance prend des proportions extraordinaires puisqu’Argire souhaite tout sacrifier pour elle au point de mépriser son rôle de reine (v. 297 à 300). Elle illustre donc avec force la condition de la femme qui se perd par amour. Son comportement, proche de l’hystérie, brise les conventions liées au caractère d’une reine de théâtre. Ce n’est donc pas le personnage type de la reine que peint Du Ryer mais plutôt celui de la femme trahie qui cède à son orgueil, impuissante face au mépris de l’amant. Le dramaturge nous propose ainsi un personnage charnel, loin de la désincarnation traditionnelle des héroïnes de théâtre. Toutefois sa détresse psychologique, soit ignorée soit méprisée, la fait passer pour une excentrique capable d’allumer une guerre sans motif apparent. Personnage central de la pièce, bien que rarement présente sur scène, Argire occupe le discours de tous. Elle est davantage un objet de parole qu’une présence. À l’acte II, scène 2 Cléomédon déplore de devoir quitter sa bien-aimée pour aller combattre Argire ; Célanire dans cette même scène exhorte son héros à la détrôner. À l’acte IV, scène 2 c’est Timante qui annonce à Célanire le prétendu naufrage de la reine, l’occasion d’introduire le topos du bateau perdu par les climats hostiles (v. 1589 à 1594). Elle occupe l’intégralité du sujet de cette scène. Par ailleurs, sa présence est à nouveau de taille dans la scène 5 de l’acte V dans laquelle la folie de Cléomédon se réveille dès lors qu’il apprend qu’Argire est saine et sauve. Puis c’est au tour de Célanire de questionner le fidèle capitaine au sujet de la reine et ce dernier d’expliquer la façon dont elle sut échapper à la mort et d’annoncer que la cour se réjouit de sa présence en ces lieux. Parler d’Argire c’est lui donner de la présence scénique ce qui lui fait cruellement défaut. Pourtant sa présence est déceptive. Si Argire est le centre d’intérêt de l’ensemble des personnages elle ne reparaît sur scène qu’au dernier acte, scène 6. Là, sa première réplique va à l’encontre de ce à quoi le spectateur pouvait s’attendre puisqu’en effet, alors que la scène d’exposition l’a présentée comme un être cruel et avide de vengeance elle est ici résignée et pacifiste :
Et mesme je ne dis mon histoire à Placide,Qu'à dessein seulement qu’il se rendist perfide,Et qu’il pust en secret conclure avec son RoyUne honnorable paix, et pour vous, et pour moy. (v. 1941 à 1944)
Or de tels propos semblent bien en contradiction avec ses paroles liminaires. Argire est donc un personnage qui n’a pas de constance. Elle n’est ni un type ni un caractère. De même, alors qu’elle n’hésite pas à mener son fils Céliante à sa perte pour se venger de Policandre, l’avant-dernière scène révèle une mère éplorée (v. 1967 à 1970). Ces « sentimens de mere » se trouvent exacerbés à la fin de la pièce lorsqu’Argire se trouve face à son fils, cédant ainsi à la sensibilité de la tendresse maternelle et évinçant définitivement ses cruels projets de vengeance (v. 2072 à 2075). C’est « l’appel du sang » tel qu’il est défini par G. Forestier56 qui s’exprime ici. Le bon déroulement des événements de la tragi-comédie nécessite un retournement de l’état d’esprit d’Argire qui se voit subitement frappée de sentiments maternels. Ainsi apaisée, elle ne peut que consentir à la demande d’union que lui propose son ancien ennemi :
Je me declarerois indigne de bon-heur,Si je ne consentois à ce que veut l’honneur. (v. 2144-2145)
C’est en deux vers seulement que la reine revient sur les actes belliqueux dont elle est à l’origine. En effet, sa fureur sans borne a causé bon nombre de déboires mais semble pouvoir très rapidement se contrecarrer ce qui constitue une entrave à la vraisemblance. Ainsi donc, la reine Argire qui pouvait sembler être un personnage à la psychologie complexe tant par sa fureur que par ses sentiments devient un personnage relativement insipide dont la stature morale est transformée pour les nécessités de la dramaturgie tragi-comique. Dès lors que sa gloire est sauve (Policandre lui propose enfin d’accomplir ce qu’il lui avait promis mettant par là même fin à sa honte de femme bafouée) elle fait cesser la guerre. À nouveau affermie dans ses désirs de prestige elle recouvre ses sentiments de mère et de femme qui sont alors dépendants de sa gloire de reine. Elle peut être reine, mère et femme mais ne peut être mère ou femme si elle ne se sent pas reine. Son pouvoir est le fondement de sa psychologie et la rapproche des héros masculins. Nous retrouvons de la sorte la réflexion sur la femme forte, une étude qui s’est ouverte au moment des Régences, dès 1610, et qui consiste à interroger les modèles féminins de l’Antiquité pour débattre de la place des femmes d’éclat dans la société. Du Ryer, par l’intermédiaire de ce personnage féminin de charisme, interroge ce thème que perpétuera Pierre Le Moyne avec la Gallerie des femmes fortes (1647).
Dans L’Astrée, Argire est certainement le personnage qui donne le point d’ancrage au récit qui n’est pas l’histoire de Rosiléon mais bien celle de la reine. Elle permet au romancier de véhiculer une morale qui passe par le mauvais exemple que représente Argire. D’un point de vue urféen Argire incarne l’impétuosité et l’impatience. Portant à leur paroxysme ces deux défauts elle illustre les fondements de la mauvaise conduite. Si dans Cléomédon les raisons de Policandre pour l’abandonner sont passées sous silence, elles nous sont connues dans L’Astrée. Ainsi, toute la perspective en est changée. La pièce de Du Ryer légitime la colère de la reine car elle fait de Policandre un personnage impitoyable. Cependant le roman offre au lecteur une tout autre vision d’Argire qui, bien qu’abandonnée, n’est pas méprisée par son ancien amant. C’est ainsi qu’Argire est, dans le roman comme sur scène, une reine cruelle et intransigeante. Mais la pièce de théâtre en légitimant sa fureur autorise son comportement. Le roman livre l’image d’une femme incapable de toute contenance mais qui sait embraser un empire pour un amour déçu. La posture de Policandre, empreinte de remords et de bon sens, lui renvoie tout l’excès de son comportement. Argire mène un projet, celui de donner aux générations futures l’image de la femme susceptible de conduire son destin tel un homme. En ce sens elle manigance et se fait stratège afin de trouver le prétexte pour déclencher la guerre. Sa vengeance se veut exemplaire et sans borne. En tant que personnage romanesque Argire est donc une reine hystérique dont la vengeance n’a d’égale que sa cruauté ; en tant que personnage dramatique elle est une femme bafouée qui ne trouve l’apaisement que dans la vengeance.
Policandre §
Le roi est une figure essentielle de la pièce. C’est lui qui joue le rôle du principal opposant aux jeunes héros et qui génère l’intrigue. Sans lui, nulle guerre d’Argire, nulle folie de Cléomédon, nulle soumission filiale héroïque … Ce qui importe avant tout c’est de penser ce personnage en termes paradoxaux. En effet, s’il est omniprésent dans la pièce (son nom par exemple est prononcé pas moins de treize fois dans la seule scène d’exposition ; il est sur scène par sept fois, c’est-à-dire autant que Cléomédon) son caractère, lui, est pour le moins assez faible voire effacé. À sa présence corporelle ne correspond donc pas une épaisseur psychologique comme le montrera la facilité avec laquelle il se laisse manipuler par sa cour. Le roi illustre avant tout le libre-arbitre du potentat. Il est un politicien pour qui la parole ne vaut que pour l’avantage qu’elle fournit au moment où elle s’exprime. Elle n’a pas de valeur absolue. C’est ainsi qu’il est d’emblée présenté par Argire :
Si j’ay sollicité ce miserable Roy,Je l’ay pû sans rougir puis que j’avois sa foy.Ainsi je le pressay d’accomplir ses promesses,Mais l’ingrat dédaigna mon Sceptre et mes caresses (v. 139 à 142)
Sans véritable honneur, la parole est pour lui un moyen persuasif d’arriver à ses fins. Ses mots ont eu sur Argire l’effet escompté puisque c’est sans pudeur aucune qu’elle se livra jadis à lui (v. 189-190). Or, Policandre est un séducteur sans vergogne. Sa parole, de peu de valeur, est attrayante mais superficielle. Argire en subit les conséquences (v. 175-176). Ce faisant, il est donc un personnage qui s’appréhende tout entier dans le paraître plus que dans l’être. Ses propos sont en outre capables de rendre Argire aveugle à toute évidence. En ce sens elle croit fermement aux promesses de mariage que lui fait entendre le jeune prince alors même qu’il la quitte pour prendre le trône de son père. Une vague allusion à de futurs messagers suffit à apaiser les craintes de l’amante, signe de la puissance de la parole de Policandre qui arrive à convaincre Argire avec bien peu d’arguments (v. 202 à 207). On le voit, Policandre semble s’enivrer du pouvoir qu’il tient pour supérieur à l’amour. Il sera donc un roi de peu de valeur, obnubilé par sa volonté de conserver le trône au mépris de l’intégrité. Les femmes qui jalonnent son parcours ne semblent pas revêtir de grande importance pour lui. Alors qu’Argire attend son retour, assurée de sa promesse de mariage, il contracte une autre union. L’attention accordée aux femmes est donc minime. À l’acte 1, scène 3 lorsque Birène prononce le nom d’Argire (« Mais on a pris entre eux un confident d’Argire » v. 391), alors même que le spectateur attend que ce nom soit le prétexte pour le roi d’évoquer la reine et son passé avec elle, il n’en fait rien tant ce nom semble lui être indifférent. Ça n’est là ni l’occasion de regret ni d’épanchements haineux. Sa première femme n’est ni regrettée ni même évoquée autrement qu’en ces deux vers :
Alors que j’espousay la Reine Doranise,D'un premier mariage elle avoit eu Belise. (v. 2130-2131)
La fourberie de Policandre ne suffit pas pour autant à faire taire l’amour d’Argire. Elle choisira de fait de substituer son enfant légitime à celui qu’elle eut par amour avec le roi perfide. C’est donc bien la constance amoureuse qui oppose en tout point le personnage d’Argire à celui de Policandre qui lui n’est pas capable de se vouer exclusivement à une relation amoureuse. Le manque de précisions relatives à l’objet de sa rupture avec la reine nous oblige à penser que le dramaturge est davantage soucieux de nous présenter un type plutôt qu’un caractère mû par des motifs intelligibles. Or s’il est une qualité que Policandre possède c’est son dévouement paternel. De manière absolument opposée au caractère d’Argire, ce dernier se consacre tout entier au bonheur de ses filles. Rappelons que la reine de son côté n’hésite pas à sacrifier Céliante (v. 295-296). Policandre, dès la deuxième scène de l’acte I, laisse transparaître son souci paternel :
Bien qu’un sort rigoureux animé contre moy,M'oste avec le pouvoir, le nom mesme de Roy,Mes filles, mes tresors, je le trouve prospere,Puis qu’il me laisse encor la qualité de Pere.Et malgré mon desastre et mes adversitezIl me reste beaucoup puisque vous me restez. (v. 327 à 332)
Cette « qualité de père » paraît donc supérieure à tout autre prestige. S’il n’est pas un amant fiable il est un père dévoué, révélant ainsi une forme de sensibilité. De même la fin de l’intrigue qui lui révèle la naissance d’un fils le comble, oubliant ses ressentiments passés (v. 1951-1952).
Clairement, le roi n’est pas un héros. Jamais il n’est question de ses exploits. Certes sa jeunesse amorce les débuts d’un parcours chevaleresque (v. 169 à 172) mais cette expérience viatique est vite stoppée par sa rencontre amoureuse avec Argire. Par conséquent, une fois installé sur le trône il semble ne pas parvenir à gérer le conflit qui l’oppose à son ennemie. Lorsque son capitaine des armées vient lui dire que son peuple a de nouveau l’occasion d’espérer il se montre abattu (v. 385). De même, la connaissance de la capture du prince ennemi ne le touche pas : « Que servent cent captifs [à] qui perd un Empire ? » (v. 390) dira-t-il. Il oppose donc perpétuellement son pessimisme à chacun des actes héroïques de son peuple malgré les lacunes de son commandement. Sa parole se révèle encore une fois subversive, même proche de la mort puisqu’il feint d’être un cœur courageux auprès de ses armées en déclarant :
Faisons voir toutesfois proche de mon naufrage,Que si je perds l’espoir, je garde le courage.Mourons avec honneur si nous devons perir,On m’a veu vivre en Roy, l’on m’y verra mourir (v. 418 à 421)
Or son attitude future n’est pas conforme à ses propos qui sont ceux d’un homme qui ne peut plus guère perdre davantage.
À l’acte II, scène 3, Oronte nous apprend que Policandre paraît commettre quelques erreurs d’appréciation. La capture du prince Céliante semble être traitée à la légère par le monarque qui était peu de temps auparavant prêt à se faire détrôner par ce jeune premier. Nous apprenons en ce sens que, bien que prisonnier, Céliante peut librement se déplacer à la cour et qu’il bénéficie de l’estime du roi (v. 617 à 620). Erreur stratégique s’il en est, le roi n’est donc ni héroïque ni rusé. Son seul pouvoir réside en sa parole qu’il n’hésite pas à donner puis reprendre. En effet, l’acte qui le caractérise principalement dans cette tragi-comédie est celui selon lequel il reprend à Cléomédon la main de Célanire qu’il lui avait auparavant donnée avec solennité (v. 765 à 768). Acte remarquable donc par sa soudaineté et son absence apparente de fondement. La scène 4 de l’acte III est celle qui concrétise le caractère versatile de Policandre. Commençant in medias res, le spectateur ne peut avoir connaissance des arguments que Timante assène au roi pour le convaincre de revenir sur sa parole. Toutefois, on juge assez que ces derniers sont faibles (v. 1137-1138). L’argument principal du monarque tient à peu de choses : il est plus approprié de marier Célanire et Céliante afin que les deux provinces soient unies plutôt que de donner Célanire à Cléomédon car celui-ci n’est pas hostile à la province. Toutefois, rappelons que Cléomédon, en capturant Céliante, vient d’ôter à l’ennemi toute chance de se refaire. L’argument de la paix est assez lâche en ce cas. Cette scène met également en évidence la relation que le roi entretient avec sa propre parole :
Bien qu’à Cleomedon ma promesse m’engage,Bien qu’il en ait receu ma parole pour gage,Je sçay bien neantmoins que ses affectionsSe regleront tousjours par mes intentions (v. 1143 à 1146)
Il suffit donc d’avoir voulu le faire pour que cela suffise à satisfaire le concerné. La parole royale, pour Policandre, possède une valeur pour elle-même et non pas parce qu’elle s’accomplit. La scène suivante révèle la lâcheté du roi qui n’ose de lui-même annoncer ce revirement de décision au héros. C’est Timante qui s’en charge. Alors que Cléomédon s’indigne et tente de défendre rationnellement sa position c’est sans argument aucun que Policandre lui ordonne d’obéir (v. 1258-1259). Et lorsqu’enfin le roi est poussé dans ses retranchement il n’hésite pas à rappeler la basse extraction de Cléomédon qui par deux fois lui porta secours et à qui il doit son trône. Argument sans fondement donc qui n’a d’autre objectif que de heurter la sensibilité du héros et qui d’ailleurs entraînera sa folie (v. 1342 à 1347). Pour autant, Policandre sait par moment se montrer attentif et reconnaissant mais cela ne dure jamais. Que l’on songe justement à Cléomédon qu’il affranchit pour le remercier de lui avoir sauvé la vie (v. 83-84) avant bien sûr de lui rappeler sa naissance indigne. Ou encore au mariage prévu entre Cléomédon et Célanire qui n’a rien de péremptoire puisque le roi veille à ce que leur union soit consentie (v. 779-780). En revanche, il ne laisse pas le choix à sa fille d’épouser Céliante. Policandre est bel et bien un roi impulsif qui ne sait pas tenir ses engagements à long terme et dont les actes généreux ne durent jamais. La fin de l’intrigue qui assure à chacun un résultat satisfaisant et qui l’oblige à revenir sur ses décisions de donner Célanire à Céliante et Bélise à Cléomédon n’est l’occasion que de faibles excuses envers Argire qui n’en sont pas vraiment (v. 1933 à 1936). Relevons d’ailleurs que sa demande en mariage semble davantage conduite par la nécessité que par l’amour ou la volonté de se racheter aux yeux de la reine (v. 2138 à 2143). Pour cette raison la dernière réplique de Policandre qui clôt la scène peut paraître superficielle :
Mais apres tant de biens, sans borne et sans exemples,N'oublions pas le prix que l’on en doit aux Temples.Ainsi les feux de Mars estouffez à leur tour,Cederont pour jamais aux flames de l’Amour. (v. 2146 à 2149)
Il s’agit là d’un sentiment bien contradictoire qui apparaît dans la bouche de celui qui méprisa si facilement les vœux amoureux qu’il avait contractés.
Policandre incarne donc le roi méprisable capable de revenir sur sa parole par simple caprice et dont le libre-arbitre est démesuré. Il ne décide pas réellement dans son propre pays mais exerce son pouvoir en fonction des conseils les plus insistants qu’il reçoit. Son absence de valeur héroïque fait de lui un monarque de sang plus que de mérite et sa faiblesse psychologique est impardonnable.
S’il est un personnage que Du Ryer transforme radicalement, relativement à la source urféenne, c’est bien Policandre. Le choix de la pièce de taire les raisons de sa rupture avec Argire fausse pratiquement entièrement le caractère originel de ce personnage. Dans L’Astrée, Policandre, après avoir promis à Argire de l’épouser, doit s’en retourner dans son pays. Là, la guerre qui ravage ses terres le contraint à s’unir à Clorisène pour apaiser les conflits, encouragé au demeurant par la rumeur de la mort d’Argire. Certes il n’en éprouve pas de douleur particulière car la jeune Clorisène vers qui le conduit la raison d’Etat ne tarde pas à gagner son cœur. C’est ainsi que la mort de sa reine va lui causer de graves tourments et qu’il décidera de ne plus se consacrer qu’à ses enfants. Une décision que ne peut supporter Argire qui espérait qu’à la mort de Clorisène, Policandre saurait lui revenir. On le voit, le roi romanesque semble bien moins méprisable que celui de Du Ryer. En outre, la lecture de l’œuvre d’Urfé montre combien il est difficile pour lui de revenir sur sa décision de donner Rosanire à Rosiléon, fortement influencé par une cour plus que téméraire et ambitieuse. Dans le roman c’est un véritable Conseil d’Etat qui siège pour faire reculer le roi. Ce personnage, loin d’être vil est contraint d’obtempérer pour son pays. Son respect pour sa première femme et son amour posthume font de lui un homme d’honneur. C’est aussi au nom de l’honneur qu’il se résout à épouser Argire dans le but d’unir leurs deux nations et de tenir une promesse contractée longtemps auparavant. Si Du Ryer opère un tel basculement dans la psychologie de ce caractère il semble probable qu’il tente ainsi de concentrer une action romanesque trop éparse. Policandre, en assumant le rôle négatif de la pièce, stigmatise les passions des personnages et donne de la teneur aux épanchements lyriques. C’est de la sorte que le dramaturge parvient à épurer les traits d’une diégèse complexe et enchevêtrée et offre un type à son public, celui du roi versatile et prétentieux. La transformation de l’essence de ce caractère gomme la dilatation du récit au profit d’une brièveté et d’une concentration de l’effet sur scène.
Birène §
Capitaine des armées de Policandre, Birène n’est pas un personnage essentiel. Pourtant ses rares apparitions (six scènes en tout) sont d’importance pour la pièce. D’emblée, Birène est présenté comme un personnage optimiste. Alors que Policandre est abattu par sa défaite imminente, il tente de lui faire reprendre ardeur (v. 376). C’est Birène qui introduit Placide à la cour du roi, ce personnage qui semble capable de renverser positivement la situation de Policandre. Cependant, même lorsque le confident d’Argire expire, ôtant tout espoir au roi, Birène a la faculté de déplacer les espérances. Ainsi, non touché par la mort du confident il trouve d’autres raisons d’espérer (v. 414-415). En outre, Birène est le soutien de Cléomédon lorsque celui-ci sombre dans la folie. À l’acte IV, scène 3, il lui demande plusieurs fois de dompter ses transports. Ayant également pris conscience que seul le nom de son aimée parvient à apaiser Cléomédon, Birène n’hésite pas à nommer Célanire pour le bien du héros (v. 1693-1694). À l’acte V, scène 2, alors qu’Oronte méprise ouvertement Clorimante sur la seule foi de son habit, Birène s’abstient de tout jugement de valeur. Il est donc un personnage honnête et droit. Par ailleurs, le chef des armées, bien que dévoué à son roi, semble, par souci d’équité, soutenir Cléomédon, sans pour autant prendre véritablement partie, préférant s’en remettre aux « Dieux esquitables » (IV, 3, v. 1713). Il abrite l’entretien de Célanire et Cléomédon (v. 1849-1850) et mène à bien sa mission de surveillance (v. 1908). Il s’agit là de ses dernières paroles, laissant au spectateur, l’image d’un homme qui, sans trahir ni son roi (jamais il ne légitime les propos de Cléomédon à l’encontre de Policandre), ni la droiture morale, sait se montrer intègre et digne de confiance. Il introduit donc dans la pièce des valeurs morales positives et oppose à la folie de Cléomédon, à l’extravagance du roi, et aux intrigues de Timante, Oronte et Créon, sa constance et sa persistance dans la voie de l’intégrité.
Créon §
Simplement désigné dans la liste des acteurs comme un Prince, Créon incarne la posture belliqueuse. Foncièrement royaliste il se refuse, quel que soit le prix à payer, à voir monter sur le trône un ancien esclave (v. 819 à 823). Toutefois, Créon n’est pas un homme de décision. Il n’évoque son aversion pour Cléomédon qu’après avoir entendu celle de Timante (II, 4) et ne dit presque rien lors de l’entrevue avec Oronte (II, 5) laissant le soin à Timante de comploter. Créon est donc un homme susceptible d’alimenter les querelles mais non de les mener. Bien que méprisable par ses propos, c’est un personnage faible et effacé, doublon de Timante.
Timante §
Autre courtisan belliqueux avec Créon, Timante conspire contre Cléomédon qu’il méprise en raison de son statut d’ancien esclave. Farouche opposant à l’altération de la lignée royale il désire unir Célanire à Céliante pour assurer la pérennité de celle-ci. Il est à ce titre fervent royaliste, prêt à tout pour arriver à ses fins idéologiques (v. 807-808). La scène 2 de l’acte V le montre en parfait conspirateur. Aux côtés de Créon il tente de s’allier Oronte afin d’éloigner Cléomédon du trône. Coup fatal porté à son ennemi, il parvient à tourner l’esprit du roi en sa faveur (III, 4), prouesse qu’il accomplit seul. Policandre ne résiste pas aux attraits d’une paix durable présentés par Timante (v. 1137-1138). Enfin, sûr de la future rébellion de Cléomédon, Timante laisse croire au roi que le jeune héros ne saurait contester ce changement de décision, le faisant ainsi passer pour un homme en quête de pouvoir (v. 1153 à 1156). Soucieux d’agir vite et efficacement c’est lui qui annonce à Cléomédon que son mariage avec Célanire est annulé au profit de Céliante après avoir longuement exposé l’argument du bien-être du peuple pour desservir à l’avance le propos de Cléomédon (III, 5). À l’acte IV, scène 2, de façon bien étrange c’est lui qui vient annoncer à Célanire le prétendu naufrage d’Argire comme pour infliger à la princesse un léger soulagement qui ne fera que rendre plus cruelle l’infirmation de cette information. Il semble prendre plaisir à contredire les espoirs de l’héroïne :
CELANIRE un peu bas.Si j’en pleure aujourd’huy, si je m’en desespere,C'est de voir que le fils n’a pas suivy la Mere.TIMANTEMais pour vous consoler de cette aversité,C'est assez de sçavoir que le fils est resté. (v. 1580 à 1583)
Ce sera là sa dernière prestation scénique. La pièce ne le condamne pas. Ainsi, en flattant le roi et en conspirant contre le héros, Timante est un personnage qui correspond à l’image que les contemporains se font des courtisans, des hommes de basse morale et sans scrupules.
Oronte §
Confident de Céliante, Oronte sait être un ami sincère :
Puisque le bras fatal de l’aveugle fortuneNous a fait rencontrer une prison commune,Souffrez qu’à vos douleurs tous mes soins soient offerts,Et qu’enfin je vous ayde à supporter vos fers. (v. 597 à 600)
Lorsque le prince tente de lui révéler le nom de cet « ennemi » qui le met à mal, Oronte lui propose aussitôt un ferme secours (v. 641 à 644). Céliante trouve donc en lui un confident assuré et sait le reconnaître comme en témoignent les apostrophes affectives qu’il lui adresse (« mon fidelle Oronte » ; « mon cher Oronte »). Le prince pour autant ne paraît pas trouver de réconfort auprès d’Oronte qui lui seul met en place leur stratégie de libération (v. 713-714). Si le confident sait se montrer perspicace, le prince ne lui accorde qu’un crédit modéré. Ainsi, durant toute la scène 3 de l’acte II il ne cesse de changer d’avis, hésitant à confier cette tâche d’importance à Oronte. Une fois la décision prise c’est Oronte seul qui mène à bien l’affaire amoureuse. Face à Timante et Créon (II, 5) il se montre habile manipulateur. Il instille subtilement le doute sur le choix du roi de donner sa fille à un ancien esclave (v. 838 à 840) et dès lors qu’il prend conscience de la légèreté morale des deux princes il appelle à son secours la puissance de persuasion des oracles (v. 861-862). Enfin, à l’acte V, scène 1, Oronte questionne précisément Birène sur la santé de Cléomédon mais aussi sur ses conditions de détention afin de se rassurer (v. 1731). C’est un personnage calculateur et manipulateur tout autant qu’il est de moralité douteuse. En ce sens, il est méprisant envers Clorimante qui se présente à la cour pitoyablement vêtu (v. 1740-1741) et n’hésite pas à le dénigrer ouvertement (v. 1756-1757). En revanche, Oronte sait, quand son intérêt l’exige, se montrer versatile. Ainsi, lorsque Policandre témoigne de l’intérêt pour Clorimante, Oronte revient immédiatement sur son mépris : « Monsieur, pardonnez-nous. » (v. 1794) dira-t-il humblement. Il est donc un personnage stratège et de faible moralité. Pour autant sa dévotion envers Céliante est constante et fait de lui un homme au moins fidèle à ses principes, aussi peu louables soient-ils.
Placide
Confident d’Argire, Placide ne semble avoir de réelle présence qu’à la scène d’exposition. Il n’apparaît guère que dans deux scènes sur vingt-trois mais la minimisation de son rôle lors de sa deuxième apparition sur scène fait de lui un personnage protatique. À l’acte I, scène 1 le spectateur découvre Cléomédon à travers son récit. Placide, qui se montre d’abord prudent lorsqu’on lui demande de parler du jeune héros (v. 46), attendant ainsi l’exhortation d’Argire pour commencer sa narration, va vite se révéler être un conteur de talent. En effet, son récit emprunt de balancements et d’images donne à voir Cléomédon avant même qu’il ne soit sur scène :
Cleomedon esclave en son aage plus tendreFut autrefois offert au Prince Policandre,La Nature, et le Ciel firent tous leurs efforts,L'un à former l’esprit, l’autre à former le corps.Il charmoit tout le monde, en tous ses exercices ;De l’œil le plus barbare il estoit les delices,Et fit assez juger qu’il estoit reservéPlustost à captiver, qu’à se voir captivé. […]Enfin il devint grand, mais dans son esclavageIl crûst plus en vertus qu’il ne fit pas en âge ;Comparable au Soleil tousjours foible en naissantIl acquit plus d’eclat la journee s’avançant (v. 49 à 64)
Le récit très complet de Placide qui s’efforce de retracer aussi bien l’enfance de Cléomédon que son âge de raison ne semble pas connaître de lacunes donnant un caractère omniscient au confident. Par ailleurs, Placide demeure un personnage sans véritable autonomie ni épaisseur psychologique. Ainsi, lorsqu’Argire l’interroge les répliques de Placide paraissent suivre un ordre prédéfini qu’aucun questionnement ne saurait perturber :
ARGIRE.Ne pût-il s’affranchir avecques tant de grace ?PLACIDE.Un jour que l’on prenoit les plaisirs de la chasse,Le plus grand des Lions qu’on tenoit resserrez,Rompit de sa prison les fers mal assurez, (v. 65 à 68)
De même :
ARGIRE.Quoy, Placide, il vainquit cette effroyable beste ?PLACIDE.Enfin sa liberté suivit ceste conqueste,Son Prince degagé de crainte et de soucy,D'esclave le fit libre et Chevalier aussi. (v. 81 à 84)
La rupture syntaxique entre les deux répliques affirme que le confident, sans prendre en compte son auditoire, n’est là que pour présenter au spectateur le personnage éponyme. Si Placide se montre intarissable sur le héros du clan adverse la vraisemblance de son personnage connaît quelques limites lorsqu’il avoue ne rien savoir des événements qui concernent son propre clan (v. 149-150). Une telle ignorance, alors même que Cléomédon lui est familier, semble bien paradoxale. Personnage équivoque donc qui ne parle que lorsqu’on l’incite à le faire (v. 127-128), Placide est aussi un personnage qui brise la constance du type. En effet, alors qu’il se montre sans cesse prudent et déférent (v. 151 à 158) il n’hésite pas à trahir le secret de la reine qui pourtant lui recommande fermement de ne rien dire. Ainsi, à l’acte I, scène 3, Placide apparaît à la cour du roi Policandre avec l’intention de révéler le secret d’Argire. Blessé à mort il ne prononce que trois mots :
Grand Prince[,] Celiante. (v. 406)
Placide ne parvient pas à instiller le doute chez Policandre qui n’est que désabusé de cette courte entrevue. Le rôle de Placide est donc sans impact lors de cette ultime apparition sur scène. Enfin, il convient de rappeler que Placide devait jouer un rôle dans le projet d’Argire. Celle-ci en effet avoue à Policandre, à l’avant dernière scène, qu’elle souhaitait en secret que Placide la trahisse :
Et mesme je ne dis mon histoire à Placide,Qu'à dessein seulement qu’il se rendist perfide,Et qu’il pust en secret conclure avec son RoyUne honnorable paix, et pour vous, et pour moy (v. 1941 à 1944)
Placide, qui veut révéler le secret de la reine, n’est pas un personnage héroïque capable de trahir pour le bien de l’Etat. Au contraire, cette révélation d’Argire ne permet que de mettre en valeur le talent de manipulatrice de la reine. Placide est donc ce personnage protatique qui ne sert qu’à l’amorce de l’action. Il est le réceptacle du secret d’Argire et le moyen peu fiable de sa vengeance. Tout confident qu’il est, il tente de révéler le secret de la reine se rendant ainsi le simple passeur de la parole. Qu’il l’accueille ou qu’il tente de la révéler son rôle ne sert pas l’intrigue mais bien uniquement le spectateur. Il est le personnage qui permet de condenser une action complexe par sa parole et par sa capacité à écouter le long récit liminaire d’Argire.
Clorimante §
Clorimante est introduit dès la scène d’exposition par l’intermédiaire de la tirade d’Argire qui prononce son nom (v. 266-267). Ce personnage qui ne reparaîtra qu’à la fin de la pièce ouvre et ferme l’intrigue lui donnant sa cohérence. Figure essentielle de la pièce, lui seul peut révéler le sort de Cléomédon et corroborer son identité. Il amorce donc la résolution du drame qui se joue à la cour. Or sa fortune est obscure ainsi que le déclare Argire (v. 272 à 275) ce qui retarde son apparition sur scène. Lorsque la dramaturgie lui permet de se présenter, c’est à la cour du roi qu’il fait son retour avec la ferme intention de mettre fin à un mariage que ne saurait souffrir la nature. Là, il se montre capable d’une certaine pensée philosophique de l’être et du paraître (v. 1758 à 1761) qui l’anoblit. Car certes Clorimante est un être bon dont l’abnégation est mise au service de l’Etat. Du moins devons-nous considérer son dévouement comme utilitaire car sa personnalité est minime ; il semble bien incapable d’agir avec conscience et détermination tant son rôle dans la pièce est ambigu. En effet, sans que la reine Argire ne cherche à le sauver alors même qu’il se perdit en son nom, il n’hésite pas, dès sa liberté retrouvée, à venir à la cour pour lever une intrigue complexe. En ce sens, son sort ne préoccupe personne. La reine par exemple s’empresse de profiter de son savoir en s’évitant toute adresse de politesse :
ARGIREHé ! Dieux, c’est Clorimante.Que devint en tes mains le petit Celiante ? (v. 1978-1979)
Clorimante est alors à considérer comme un artifice. Il arrive bien à propos pour parler à Policandre (V, 3) et susciter l’évocation d’un signe de naissance que personne ne soupçonnait jusque là (V, 6) de sorte qu’il ne vient pas délivrer un secret mais plutôt donner la solution à un obstacle. Sa convocation tardive permet de renforcer la gratuité structurelle de la pièce. Ainsi, l’insistance sur cette artificialité est notable :
BIRENEMais quel est celui-cy qui vient si vistement ?ORONTEVous le pouvez juger par son habillement (v. 1735-1736)
ou encore Policandre qui demande à son sujet :
Qu'on esloigne ce gueux. (v. 1767)
Son apparence physique, son statut, sa non-considération par les autres personnages le rendent étranger à l’atmosphère de la pièce. Ils soulignent et signalent sa fonction extraordinaire. Tel un deus humain, il n’apparaît que pour achever l’action. Cette fois-ci, Du Ryer minimise le rôle du personnage romanesque alors même qu’il amplifie le caractère de la plupart des protagonistes urféens. Dans L’Astrée, Vérance est un personnage dont la psychologie se lit sur plusieurs pages. L’incipit de « L’histoire de Rosanire, Céliodante, et Rosiléon » donne à voir un être fiable et attentif. Non pas simple passeur, Vérance a la charge honorifique d’élever l’enfant d’Argire. Les circonstances ne seront pas en sa faveur mais il bénéficie de toute la confiance de la reine. L’excipit lui offre la possibilité d’épanchements lyriques nombreux. Entre regrets, résignation et abattement il s’excuse, pleure et implore. Policandre lui accorde toute son attention. C’est d’ailleurs Vérance lui-même qui annonce au roi que Céliodante est son fils. Si dans la pièce il amorce la possibilité d’un renversement de situation, dans le roman c’est lui qui bouleverse la diégèse. Du Ryer amoindrit donc son rôle pour ne faire de lui qu’un élément artificiel de la dramaturgie. Moyen efficace pour achever une action complexe.
Poétique fondamentale §
Convention et transgression §
De façon tout à fait paradoxale Cléomédon abrite deux conceptions psychologiques que soulignent deux esthétiques théâtrales. La première est celle qui consiste à faire des personnages des êtres galants et courtois, mus par des émotions polies et distinguées. La seconde, littéralement antithétique, met en scène des personnages en proie, pour le moins, à la déraison, et qui peuvent sombrer dans la folie.
La tragi-comédie est un genre propice à l’expression d’un type d’amour particulièrement codifié que l’on nomme « amour galant » ou encore « amour tendre ». Influencée par les romans courtois, elle met en scène des valeurs archétypales aisément reconnaissables et qui obligent les personnages à manier le langage avec dextérité et précaution. C’est que l’amante « en qui l’on reconnaît l’incarnation d’un idéal de beauté et de perfection57 » ne saurait tolérer la défaillance du langage amoureux. Célanire est tout à fait ce genre de bien-aimée. Son apparence laisse percer en filigrane l’éclat de la divinité, signe de sa perfection. Le héros, au sujet de ses yeux, déclare :
Je ne m’esloigne point sans adorer mes Dieux (v. 508)
L’amante, si proche de la perfection, devient une divinité que le héros peine à aimer charnellement tant il craint d’offusquer sa beauté :
Mais loing de dire j’ayme, alors que je soupire,Je doy dire en tremblant, j’adore Celanire (v. 549-550)
La reconnaissance de la divinité et de l’exceptionnalité de Célanire doit s’exprimer sans équivoque afin de convaincre la jeune fille de l’honnêteté de ses sentiments :
Où je voy vos beautez, là je trouve mes Dieux (v. 556)
Divinité certes mais aussi dignité. La femme aimée est respectable et honorable. Célanire est aimée parce qu’elle refuse de désobéir à son père. Ce faisant, elle plonge l’amant dans la détresse mais se montre digne de lui car elle affirme la pureté de sa stature morale. Bélise suscite immédiatement l’amour de Céliante dès lors qu’il lève les yeux sur elle car elle est une femme dont les vertus sont soulignées par le roi :
Voy-tu cette Princesse ?Elle est pour un Monarque une digne Maistresse (v. 2126-2127)
C’est en raison de la vertu qu’elle ne put déclarer son amour au prince :
Mais en vain de l’Amour j’implore cette grace,Il tient toujours du sexe où s’adressent ses coups,Dedans l’esprit d’un homme, il monstre de l’audaceEt se rend honteux dedans nous (v. 920-923)
De son côté, l’amant se doit d’être soumis, discret et constant. Respectivement, Cléomédon s’attache à suivre ces conventions. Il ne peut faire autre chose que s’en tenir aux volontés de Célanire et s’estime amplement payé d’être considéré. Il est un héros galant au sens établit par Furetière « Amant qui se donne tout entier au service d’une maîtresse » :
Ce n’est point là le prix, ny le bien que j’espere,Souffrez que je vous ayme, et j’auray mon salaire.En l’estat où le Ciel me voulut abaisser,Endurer mon amour c’est me recompenser (v. 585-590)
Ainsi, la mort est en soi un prestige pour celui qui meurt pour son aimée, signe ultime de sa soumission :
Le sort qui me conduit me semblera bien doux,Si comme j’ay vescu, je meurs aussi pour vous. (v. 563-564)
Si l’amant manque à son devoir, sa maîtresse, elle, ne manquera pas de le lui rappeler :
Arreste, et monstre moy par ton obeyssance,Que j’ay dessus ton ame un reste de puissance (v. 1863-1864)
La discrétion du héros l’oblige à détourner les éloges que lui adresse son amante qui loue son courage :
Alors qu’en vos liens mon cœur est arresté,N'appellez point ma flame une temerité :Je brusle sans espoir du beau feu qui m’esclaire,Et l’amour sans espoir n’est jamais temeraire (v. 559-562)
Enfin, la pérennité du sentiment amoureux est à toute épreuve :
Qui vous ayme une fois vous ayme incessamment,Et qui brusle pour vous brusle eternellement (v. 547-548)
Ces qualités forment donc un code galant que respecte même Céliante qui pourtant ne fait que feindre ses sentiments pour la jeune princesse. La divinité de l’amante est à nouveau remarquée :
Enfin je vous adore, enfin belle Princesse,Je ne cognoy que vous de Reine et de Deesse (v. 1420-1421)
Pourtant Céliante commet l’erreur suprême de commander à l’amante :
Mais lors que je vous dis, je brusle, je vous ayme,Pour me mettre en leur rang, respondez-moy de mesme (v. 1424-1425)
De sorte que jamais Célanire ne pourra aimer Céliante. Seconde erreur du prince ennemi :
Bien que vostre rigueur choque un peu ma constance,Je ne suis pas sans bien ayant cette esperance (v. 1452-1453)
Avouer que sa constance n’est pas sans faille est impardonnable pour un jeune cœur galant. Pour autant, l’amour, même sincère, ne va pas sans souffrance. Il est une composante essentielle du sentiment. La véritable contradiction de ce type d’amour c’est qu’il ne peut jamais s’exprimer librement, soumettant celui qui aime à des règles qui entravent sa liberté. Il s’agit en réalité de mises en garde contre l’embrasement amoureux qui est une précaution pour conserver la pureté du sentiment. Bien que l’obstacle à l’amour soit souvent une réalité dans cette pièce, Célanire par exemple, ne peut épouser celui qu’elle aime, ce qui la met au comble du désespoir malgré sa condition de princesse :
Le throsne n’est pour moy sans luy qui l’a sauvé,Qu'aux yeux de tout le monde un enfer eslevé.Si mon mal est le sien, sa douleur est la mienne,Il aura ma fortune, ou bien j’auray la sienne. (v. 1568-1571)
Il n’en reste pas moins que celui qui aime s’inflige à lui-même des obstacles. Bélise, éperdument amoureuse de Céliante, refuse de lui avouer ses sentiments sous l’effet de la seule pudeur et se réjouit de sa fermeté d’âme qui pourtant la conduit à son malheur :
Mais dedans ce triomphe où j’ay si peu de gloire,Je ne rencontre rien qui me blesse en effet,Sinon que Celiante ignore sa victoire,Et ne sçait pas ce qu’il a fait. (v. 912-915)
La plainte est donc une constante dans la pièce. Les monologues plaintifs sont nombreux. En témoignent ceux de Célanire à l’acte IV, scène 1 et scène 4 ; Bélise en prononce un à l’acte III, scène 3. Faisant écho aux monologues de détresse, les longues répliques de langueur sont également omniprésentes. Au deuxième acte, scène 3, Céliante se plaint d’aimer Célanire qui cause sa détresse ; à l’acte III, scène 3 Cléomédon se lamente sur son sort. Corollaire de la plainte, la volonté de mourir s’exprime largement au fil de la tragi-comédie. Mourir d’amour est partie intégrante de la rhétorique courtoise. Célanire exprime ce désir sans équivoque :
Je brusleray pour lui jusqu’à me consommer,Ou je sçauray mourir sy je ne say l’aymer. (v. 1572-1573)
Céliante propose une alternative toute semblable :
Il faut à mon secours la Mort ou Celanire. (v. 710)
Cléomédon souhaite tuer son rival avant de se donner la mort :
Ouy pour vostre repos, plustost que pour mon bien,Il faut que son trespas precede icy le mien. (v. 1837-1838)
Dans de pareilles conditions, l’amant est condamné à une difficile ascèse qui lui permet de mériter sa bien-aimée. La raison de Cléomédon sera mise à l’épreuve ainsi que sa persévérance. Face aux entraves, l’amoureux doit se montrer ferme et capable de toutes les transgressions que ne saurait pourtant tolérer la bien-aimée. Néanmoins, ne pas sombrer dans l’outrance c’est minimiser l’amour que l’on porte à l’amante. Il faut donc montrer sa capacité à dépasser les conventions par amour tout en restant dans les droites lignes du code éthique. C’est là le paradoxe de l’amour tendre.
La pièce met en scène, certes l’honneur, la parole et le mérite, mais elle n’en demeure pas moins une intrigue amoureuse qui donne à lire quatre-vingt-et-une fois le substantif amour, preuve s’il en est que le sentiment est le thème privilégié de Cléomédon. Le verbe aimer est quant à lui bien moins présent ce qui nous laisse croire que la pièce est davantage une réflexion sur la passion amoureuse qu’une mise en scène d’une action amoureuse. En effet, privilégier l’abstraction (le substantif) au verbe d’action c’est ancrer la pièce dans la discussion galante. Notons que amour est le mot qui referme la pièce. Face à ces références figées et ces tournures codifiées l’on trouve l’expression certaine de la transgression qui participe à obscurcir l’atmosphère de la pièce. C’est que la transgression rejoint la définition aristotélicienne de la tragédie, conçue comme le « passage du bonheur au malheur » par le « surgissement des violences au cœur des alliances58 ». Or Cléomédon, allié certain de Policandre, se voit finalement traité en ennemi par son roi. C’est là le début de sa volonté de transgresser les codes. Le thème de l’innocent persécuté présente toutes les caractéristiques tragiques et a trait à la mort, qu’elle soit concrète comme dans les tragédies, ou plutôt métaphorique, comme dans les tragi-comédies. Le souverain se voit contraint de renoncer à la contribution du bonheur de son héros. On rappellera ici la parenté naturelle qui relie la figure de l’innocent persécuté à la furie qui médiatise la mort (la tragédie diffère en ceci qu’elle ne contient pas de médiateur).
Un des épisodes les plus remarquables de Cléomédon est celui qui rapporte sa perte de raison. Celle-ci, mise en scène de manière relativement rigoureuse s’établit selon trois axes structurels : à l’acte IV, scène 1 le spectateur entend le récit de la folie de Cléomédon ; le même acte laisse place au déploiement de la fureur du personnage éponyme dans sa troisième scène ; le dernier acte, scène 7 présente la guérison et l’anagnôrisis de ce dernier. On le voit, la folie est tenace et s’étale sur plusieurs scènes. Elle est un élément parfaitement antithétique à l’amour tendre exprimé avec rigueur et raison. Pour comprendre la mise en scène de la folie de Cléomédon il convient de se rappeler que la fureur tragi-comique s’inspire de deux influences contemporaines59. La première, directement issue de la folie antique et plus particulièrement sénèquienne s’attache à la démesure et privilégie les situations extrêmes durant lesquelles les héros sont en proie à des hallucinations totales. Bien que Cléomédon ait perdu le sens il revient à lui si tôt que l’on prononce le nom de sa bien-aimée :
Cleomedon devenu furieuxChoque indifferement les hommes et les Dieux.Mais comme on ne void rien qui ne cede à vos charmes,Vostre nom seulement luy fait quitter les armes,Lors qu’on veut r'appeller ses esprits esgarezOn n’a qu’à luy crier que vous l’en blasmerez (v. 1365-1370)
La seconde folie, qu’il est commun de retrouver dans les mises en scène du XVIIe siècle, est d’inspiration erasmienne et ancre son fonctionnement dans la fausse vision, c’est-à-dire dans l’altération partielle du réel. C’est ce type de folie qui emporte la raison de Cléomédon. Sa fureur passe en effet par des hallucinations visuelles qui ne durent pas. S’il croit voir des créatures mythologiques :
Ne bougez donc Geans, ma Reine le desire (v. 1694)
Il se rend promptement compte que ça n’est pas la réalité :
Je pasme, soutiens-moy, termine mes erreurs (v. 1707)
À défaut de la mort ou encore de l’exil, le héros se réfugie dans la fuite mentale qui l’éloigne des réalités de sa détresse. L’opposition entre ses aspirations et la situation s’actualise dans la déraison. La folie de Cléomédon fait de lui un personnage de tragédie. En effet, l’écriture tragique met largement en scène la perte de raison (des régicides ou des tyrans notamment), topos antique dont le succès va gagner et convaincre les auteurs de tragi-comédies. Or la folie des tragi-comédies est souvent liée à l’amour et sa guérison est rapide. Ce caractère si réversible n’en ôte pas moins la force des scènes de folie qui sont autant d’épisodes marginaux. Pour autant, la fureur de Cléomédon, tout en faisant de lui un exemple de malade d’amour, ne permet pas de postuler qu’il est un personnage qui a vocation d’être érigé en modèle car, même s’il est encore fort éloigné de la folie d’Ajax, il est bel et bien devenu furieux. Un personnage éponyme donc mais pas exemplaire puisqu’il subit « la mélancolie érotique60 » au point d’en devenir extravagant. La déraison de ce personnage central témoigne d’une certaine acuité psychologique du dramaturge. Alors qu’il se voit finalement refuser la main de la princesse après qu’elle lui avait été promise par le roi, le héros sombre dans la folie. Cependant la mise en scène laisse voir cette folie comme, non pas un accès spontané, mais comme l’effet durable d’une réelle déchirure puisque cette fureur, loin de se réduire à une tirade conventionnelle, reparaît de multiples fois. Les autres personnages d’ailleurs expriment souvent leur désarroi face à la situation. Céliante apprend à Célanire l’état de santé de Cléomédon :
CELIANTEN'avez-vous pas apprisQu'Amour ou sa disgrace a troublé ses esprits ?Et que par les effets de la melancolieA son ambition succede la folie ?CELANIREHelas ! (v. 1360-1364)
Birène demande à Célanire d’agir pour éviter un drame engagé par cette folie :
Opposez-vous, Madame,A ce nouveau transport qui bourrelle son ame. (v. 1381-1382)
Entre hésitations et embarras la folie du héros perturbe l’ensemble de l’intrigue qui ne repose que sur le retardement de la reconnaissance de la naissance de Cléomédon. La pièce pose donc le problème de l’intériorité souffrante et le dérangement mental du héros contribue à lui donner une âme véritable. Cependant, ce dérangement est aussi et surtout un simple obstacle dramaturgique. Ainsi, lorsque Cléomédon apprend le naufrage d’Argire et donc la possibilité de retarder le mariage de celle qu’il aime avec son ennemi, sa conscience se soulage :
Ses esprits sont remis, et son ame arrestéeDompte les passions qui l’avoient surmontee (v. 1725-1726)
Mais l’annonce du retour de la reine le fait à nouveau sombrer :
Ayant sçeu le retour de la Princesse Argire,Il a fait le dessein que je vous viens de dire. (v. 1385-1386)
Cette folie est donc un élément figé qui relance ou termine les épisodes de l’intrigue. Les errances de la conscience de Cléomédon renouent ainsi avec l’essence même de la tragi-comédie dont les obstacles peuvent être à l’infini réactivés. Les frères Parfaict établiront une critique virulente des scènes de folie et celles de Cléomédon n’y échapperont pas : « Cléomédon de Du Ryer seroit assez passable, si Cléomédon n’y jouoit pas le personnage d’un fou pendant plus d’un Acte61 » Pourtant c’est là tout l’intérêt de la folie du personnage. L’apaisement de sa fureur va de pair avec l’anagnôrisis : l’égarement psychologique du héros s’achève avec sa reconnaissance qui lui permet de terminer sa quête identitaire. Il lui fait également dire des vérités politiques majeures.
Parole politique et politique de la parole §
Cléomédon est avant tout une intrigue amoureuse dont les connotations politiques ne sont que des prétextes. Toutefois, il y a là un thème qui mérite que l’on s’y attarde. Le cœur même de cette tragi-comédie et l’obstacle essentiel qui entrave le parcours des héros prend son origine avec l’acte de Policandre qui consiste à donner puis à reprendre sa parole. Ce non respect de la promesse est vécu par Cléomédon comme une injure suprême. En effet, le héros au cœur pur et à la conscience naïve croit, envers et contre tout, à la valeur performative du langage. Dire c’est faire. C’est bien sûr sans compter sur Policandre qui en bon politicien manie le langage avec habileté, toujours pour éviter les conflits directs : il donne sa parole à Argire puis la reprend alors qu’il se trouve à distance, évitant de la sorte de lui annoncer sa rétractation ; il donne sa parole à Cléomédon puis laisse son conseiller lui révéler les desseins plus honteux qu’il a formés dans son dos. On le voit, le roi use du langage pour abuser des hommes au nom de la raison d’Etat. Partant, sa traîtrise langagière va pousser le personnage éponyme à commettre une double hamartia. Il va tout d’abord faire montre d’un orgueil démesuré et donc coupable :
Hé bien ! je fus esclave en mon aage plus tendre :Mais ce fut pour ton bien, infame Policandre,Tu dois ton Diasdesme à ma captivité,Et tu serois captif si je ne l’eusse esté (v. 1629-1632)
Ce discours téméraire est relayé par des actes concrets puisque Cléomédon détourne ouvertement l’offre du roi qui ne lui semble pas digne :
Je confesse pourtant que ma fidelitéEst au dessous du prix que l’on m’a presenté,Et de peur que l’Estat vous estime peu sageDe donner un salaire à qui vous fait outrage,Comme indigne de biens et de prosperitez,Je refuse l’honneur que vous me presentez (v. 1322-1327)
Enfin, harmartia plus cruelle encore, il laisse entrevoir qu’il songe à détrôner un roi légitime :
Ne laissons rien debout, où l’on veut m’abaisser :Si j’ay tout relevé, je puis tout renverser (v. 1643-1644)
La parole revêt donc une importance considérable puisqu’elle déclenche force troubles dans les esprits. Policandre n’accorde que peu de foi aux mots qui lui servent avant tout à conserver son autorité. Il mène une politique de la parole, celle qui consiste à mentir, si nécessaire, pour avoir la paix ou à s’engager promptement pour les besoins des circonstances sans que cela ne vaille pour affirmation irréversible. Il ne peut que se heurter à la sensibilité du héros galant pour qui justement le langage est un témoignage indéfectible de son intention. Il croit en la parole politique en particulier mais à la parole dans l’absolu en général. Par exemple, lorsqu’il sombre dans la folie, le seul nom de Célanire lui permet de recouvrer ses esprits. C’est dire que pour lui, la parole est un acte puissant. Au moment où l’on prononce le nom de son amante, croyant la voir, il cesse toute divagation. Parler c’est donc actualiser la teneur de ce que l’on dit. On ne saurait revenir alors sur ce qui vient d’être affirmé puisque l’action a déjà eu lieu.
Dans la pièce la parole politique, fausse et méprisable, se retrouve également dans les propos de Céliante, fils à ce titre légitime, de Policandre. S’il aspire au trône, c’est par les mots qu’il compte y arriver. Pour ce faire, bien qu’il n’estime pas réellement Célanire, il déploie, à l’acte IV, scène 1, une parole abondante, convenue et amène qui vise à tromper la jeune princesse. Comme son père le fit jadis avec Argire, Céliante éprouve son talent de manipulateur de la langue dans la relation amoureuse feinte. Il ne va pas tarder à libérer une parole de la stratégie politique lorsqu’il attribuera à Oronte le rôle d’entremetteur, à l’acte II, scène 3. Pourtant sa parole est encore peu sûre. Il ne parvient pas, bien que politiquement déterminé, à la diffuser avec aisance et assurance. C’est que son esprit se questionne encore sur la moralité de ses actions à venir. Ainsi la contradiction entre ses pensées et ses paroles s’actualise dans une hésitation longue et difficile. Alors qu’il vient de révéler ses projets à Oronte à qui il a demandé de mener à bien son idée :
Va, je te le permets. Helas ! Reviens Oronte (v. 743)
Et immédiatement après :
Va, ne differe plus : Amour, sois mon secours,Et si mes maux sont grands, faits au moins qu’ils soient courts.Mais escoute, reviens ; Il m’importe, Oronte,Que cette paix me comble ou de gloire, ou de honte (v. 749-752)
Céliante parle donc à mauvais escient. Sa parole politique, de l’intrigue, encore mal assurée, ne rivalise pas avec celle de son père. C’est que sans doute sa moralité n’est pas aussi pervertie. À l’inverse, Cléomédon exprime sans cesse le souci du mot juste. Sa personnalité intègre et pure peut en effet ne livrer qu’une parole de la sincérité. Ses répliques témoignent d’une attention particulière portée aux mots. Volonté d’exprimer le plus juste sentiment :
Mais loing de dire j’ayme, alors que je soupire,Je doy dire en tremblant, j’adore Celanire (549-550)
ou encore souci exigent de nommer les actes :
N'appellez point ma flame une temerité :Je brusle sans espoir du beau feu qui m’esclaire,Et l’amour sans espoir n’est jamais temeraire (v. 560-562)
Les épanorthoses souvent repérables dans son discours font de lui un monarque en puissance honnête et droit. Son langage jamais ne s’autorise l’obscur ou le mensonge. La parole définit les personnages et leur caractère.
Policandre est donc le personnage qui mène une politique de la parole. Tout entier tourné vers ses propos sans valeur, il n’agit jamais conformément à ce qu’il dit ou encore n’agit pas du tout. Sa parole le rend inerte. Céliante, inconsciemment, est un Policandre a minima qui se sert des mots pour parvenir au pouvoir. Radicalement opposé à cette politique de la parole, Cléomédon, à l’âme innocente, croit en la parole politique car pour lui elle est le gage d’une action à venir. Cette confrontation entre son être et la perversité de l’Autre le fera sombrer dans la déraison jusqu’à ce que chose promise soit effectivement due. Pour ce personnage, les mots actualisent les actions et le mensonge ou le désengagement est une faute impardonnable car il brouille les relations à autrui et ébranle ce en quoi l’on peut normalement se rattacher. La politique de la parole est sans lien avec la parole politique qui, naturellement, se doit d’être noble et assurée. En filigrane, Du Ryer émet une critique de la manipulation par les mots, surtout celle qui émane des Puissants. La dissonance entre le discours de Cléomédon et celui de Policandre, par des inflexions imperceptibles, crée une langue de la dissidence. Celui qui trahit sa parole ne mérite pas de gouverner, aussi bien né soit-il.
La naissance méritée ou le mérite de la naissance §
Cléomédon est une tragi-comédie de la dichotomie qui oppose la naissance et le mérite. Corollaire de cette opposition, le thème du prince déguisé fait ici son apparition. Ainsi, Cléomédon, prince sans le savoir, se comporte tel. Tirant sa diégèse de l’Astrée c’est bien là que Du Ryer puise l’esthétique du prestige de l’amant qui s’inscrit dans une « mystique platonisante62 » que vulgarisent les philosophes et penseurs italiens du siècle précédent. L’amour tendre ne saurait naître sans la connaissance des qualités extraordinaires du héros. Ainsi Pelous déclare :
L’entendement, seconde en dignité des facultés de l’âme, porte d’abord un jugement sur les qualités de l’« objet aimé » ; cette connaissance des mérites est le point de départ nécessaire de l’amour63
La pièce offre au spectateur la représentation d’un ancien esclave, devenu héros, et qui réclame la main d’une princesse. Pourtant, bien que sauveur du Royaume, Cléomédon demeure un homme sans naissance. Or la distance qui sépare la fille d’un roi d’un sujet, si glorieux soit-il, est « un obstacle plus infranchissable encore que celui de l’argent64 ». Cette inégalité de rang est le ressort traditionnel de la tragi-comédie. Pour cette raison, les intrigants de la cour vont conspirer contre Cléomédon sur la seule créance en son infériorité de rang bien que son mérite soit unanimement reconnu :
Mettons le throsne à bas, et mesme à nostre honte,Plustost que de souffrir que cét esclave y monte (v. 819-820)
Pourtant Cléomédon lui-même conscient de sa basse naissance hésite à accepter Célanire en mariage ce qui fait de lui un personnage dont la modestie le rend encore plus louable :
Mais me voyant si bas, je voy trop clairementQu'elle vous peut icy resister justement (v. 777-778)
Contrairement aux courtisans, Célanire, elle-même dotée de nombreuses vertus, sait reconnaître que le mérite de son amant suffit à légitimer son amour pour lui et la montée de celui-ci sur le trône :
S'il est d’un sang plus bas que mon extraction,Son merite l’esgalle à ma condition.Si d’un Sceptre fameux sa fortune n’herite,Il suffit, c’est assez que son bras le merite.Meriter la Couronne et sçavoir commander,Est autant à mon grè que de la posseder. (v. 1552-1557)
Seule l’estime permet de rendre honorable cet amour et l’autorise. La réflexion de Célanire est donc marquée par la pureté de la reconnaissance et l’affranchissement des codes sociaux infondés. Elle n’hésite donc pas à dire :
Mais si par la vertu l’on paraist des Dieux,Cleomedon sans doute est descendu des Cieux (v. 962-963)
Son discours, bien qu’empreint de sagesse, se heurte non seulement aux intrigants mais aussi à Céliante qui tente de la faire douter du bien fondé de ce mariage initialement prévu avec celui qui n’a pas de naissance et qui peut-être cherche à s’élever :
Je ne sçay si l’amour, ou bien l’ambitionLui firent souhaiter vostre possession. (v. 1354-1355)
Toutefois, mis à part les courtisans, farouches royalistes, et peut-être Céliante qui estime beaucoup le prestige de la fonction, les autres personnages, bien qu’ils tiennent eux-aussi des propos méprisant envers la basse extraction, semblent être portés davantage par la nécessité que par l’idéologie. Ainsi, Bélise, qui se refuse à voir sa sœur épouser celui qu’elle aime, présente des arguments certes méprisables mais inspirés uniquement par la jalousie :
Celuy que vous plaignez est–il de vostre sang ?Pourriez-vous sans rougir le voir en vostre rang ?Pourriez-vous sans horreur apres tant de miseresPartager avec lui le throsne de vos peres ?Considerez de prés ce que vous pretendez,Vous y gaignez beaucoup lors que vous le perdez.Que sçait–on quel il est ? Sa naissance est secrette,Et peut–estre son pere a porté la houlette. (v. 950-957)
Cette attitude altière est peu conforme au caractère du personnage, lui-même profondément sensible et déférent. L’argument est celui d’une amante éplorée plus que d’une aristocrate. De même, lorsque Policandre reproche au héros son extraction c’est à bout d’arguments qu’il le fait :
Et pour vaincre l’orgueil, où je te voy monté,
Esclave, souviens-toi que je t’ay rachepté
L’argument de la basse naissance est donc, excepté dans la bouche des courtisans, un prétexte qui sert l’obstacle dramaturgique. Sans doute, légèrement en marge, Argire accorde-t-elle une certaine dignité à la naissance, toute soucieuse des convenances qu’elle est :
Mais quoy qu’il employast, et qu’il m’offrist son sang,Il ne sceut son amour, que quand je sceus son rangVoiant donc que son Sceptre authorisoit la flameQue son premier regard alluma dans mon amePlacide à mon malheur, le traistre apprit de moyQu'il avoit pour subjette une fille de Roy (v. 181 à 186)
Une chose est sûre, Cléomédon est digne d’être aimé car son prestige valorise son amante. De façon plus générale, le mérite est un thème qu’affectionne particulièrement Du Ryer. Cette même opposition entre naissance et mérite se retrouve exacerbée dans Alcionée : le roi estime que le mérite du héros ne suffit pas à compenser sa basse naissance ; dans Nitocris la question est posée : la reine de Babylone peut-elle épouser un sujet ? Dans Bérénice, le personnage du même nom et Amasie débattent sur la légitimité ou non d’épouser un homme de mérite mais qui n’est pas de sang royal. L’analyse de J. Gaines apporte un éclairage nouveau sur la question :
Dans l’univers dramatique de Du Ryer, la force émane du mérite, mais le mérite est contingent à la sagesse, la reconnaissance et l’amour, malgré les déclarations contraires […] Le mérite doit être exploité pour être apprécié, sinon il est en jachère, car comme le dit La Rochefoucauld, « La nature fait le mérite, et la fortune le met en œuvre » (Maximes, n.153). À mesure que le siècle avance, ce divorce entre le mérite-disposition et le mérite-action devient de plus en plus prononcé65.
Ainsi nous lisons dans Scévole ces propos dans la bouche de Junie :
Roi couronné deux fois, une fois par ton sang,L’autre par ta Vertu qui vaut mieux que ton rang (III, 3)
Dans Alcionée :
Pourvu qu’à mon Destin je joigne une couronne,Qu’importe que mon Père ou ma main me la donne ? (II, 3)
Enfin, au sujet des Etats, le personnage éponyme de cette tragédie déclare :
Et lors je donnerai de glorieuses marquesQue qui peut en gagner est du sang des Monarques.Se mettre au rang des Rois, ne le devoir qu’à soi,N’est pas moins glorieux que de sortir d’un Roi. (II, 3)
Toutefois la fin de la tragi-comédie ne saurait faire autre chose que de révéler une adéquation entre le mérite et la naissance. C’est que le « déguisement66 » qui dissimule l’identité ne peut pas dissimuler les qualités du héros. L’ignorance qui entoure la naissance de Cléomédon se lève pour révéler un homme d’extraction royale comme c’est le cas dans la plupart des tragi-comédies. Cette résolution heureuse était en germe dès le début de la pièce avec le thème de la substitution d’enfants. Thème d’ailleurs préconisé par Aristote bien que blâmé par Corneille qui parle d’agnition. Le mérite est donc ainsi toujours en lien avec la naissance comme l’atteste la marque de naissance que Cléomédon porte à la main :
Ainsi le juste Ciel luy donna par avance,De ses hautes vertus la noble recompense,Et monstra qu’il seroit la gloire des guerriers,Puisque mesme en naissant il obtint des lauriers (v. 2076-2079)
La basse extraction, du moment qu’elle est relayée par le mérite, est pardonnée par des cœurs purs (comme Célanire) mais la dramaturgie la fait toujours coïncider avec une erreur identitaire.
Postérité d’un tel sujet §
En 1637 l’Hôtel de Bourgogne fait jouer Alcionée. Le public connaisseur de Pierre Du Ryer n’est pas surpris de découvrir sur scène un sujet qu’il avait vu représenter trois ans auparavant, proche de celui de Cléomédon. Passant de la tragi-comédie à la tragédie, le dramaturge exploite à nouveau le thème de la parole royale d’abord donnée puis reprise. L’intrigue qui entretient des liens ténus avec celle de Cléomédon se veut moins complexe.
Alcionée qui ne peut obtenir la main de la princesse Lydie en raison de sa trop basse condition sociale décide de prendre le pouvoir. Une fois destitué, son roi lui promet de l’unir à sa fille s’il décide de le remettre sur le trône. Alcionée, qui croit en la valeur performative de la parole du roi, y consent malgré les mises en garde de son fidèle ami Achate. À peine le monarque est-il rétabli qu’il ne tarde pas à faire l’éloge du change de la parole du roi dans une perspective toute machiavélienne. Par ailleurs, Lydie refuse désormais sa main à celui qui ne saurait en rien prétendre à l’épouser. Elle fait également état d’une double crainte : céder à Alcionée c’est encourager les idées anti-auliques des rebelles ; c’est aussi courir le risque d’épouser un homme qui aime plus le pouvoir que les vertus de sa femme. Le héros, abandonné de ses courtisans et de son amante se soumet, choisissant la mort de préférence à l’exil. Alors même qu’Alcionée expire, signe ultime de sa soumission au roi, Lydie prend conscience qu’il l’aimait d’un cœur sincère.
La réflexion sur le pouvoir royal, entamée dans Cléomédon, s’achève avec Alcionée. En ce sens, on considère souvent la première pièce comme le brouillon de la seconde. Il s’agit pour le dramaturge d’opérer une mise à l’épreuve, d’abord tragi-comique puis tragique, du rapport entre le héros et sa patrie. Pourtant, même si les deux pièces partagent un sujet commun, cette parenté ne permet que de mesurer les écarts qui séparent les deux esthétiques théâtrales majoritairement pratiquées par Du Ryer. Les rebondissements relativement superficiels de Cléomédon sont approfondis et dramatisés dans Alcionée. Prenons deux exemples.
Cléomédon et Célanire, bien que d’extraction différente, ne sont gênés en rien par leurs différences sociales. La bravoure du jeune héros suffit à conquérir le cœur de la princesse qui l’aime tout esclave qu’il est :
J'aimay Cleomedon durant son esclavage,La douceur de ses yeux commença mon servage (v. 493-494)
Alors que l’obstacle du sang pourrait constituer un obstacle de taille, il n’en est question ni pour Célanire ni même pour le roi qui lui offre sa fille sans réserve :
Tu dois voir par un prix qui soit digne de toy,Que je merite au moins qu’on travaille pour moy.Si ton bras genereux paru à ma deffense,Voy tu bien Celanire ? elle est ta recompense. (v. 765-768)
Dans Alcionée, Achate analyse ainsi le don de Lydie au jeune séditieux :
Il est vrai que le Roi vous promit la princesse,Mais comment et pourquoi fit-il cette promesse ?Dans ce gouffre d’horreurs où vous l’aviez jetéFut-ce lui qui promit ou la nécessité ? (v. 217-220)
ce qui semble plus conforme à l’attitude d’un monarque que ne l’est celle du roi Policandre dans Cléomédon.
La comparaison est donc de mise entre les deux pièces et c’est d’ailleurs sur ce mode que Lancaster les rapproche :
Alcionée diffère de Cléomedon par la simplicité de sa structure et la nature pathétique de son dénouement. Il semble que Du Ryer se soit débarrassé des nombreux épisodes de la première pièce qui lui a donné l’opportunité d’un développement psychologique, et la possibilité de créer une tragédie classique à partir d’une tragi-comédie romanesque.67
Cette « simplicité » tient aux différences majeures de sources. Là où Cléomédon puise l’inspiration dans la prolifique substance littéraire de l’Astrée, qui plus est il en extrait deux intrigues qui s’entremêlent, Alcionée semble ne devoir sa diégèse qu’à un unique épisode du Roland furieux de l’Arioste, le trente-quatrième chant.
Jugements §
S’il est une pièce de Du Ryer que la postérité retient c’est bien la tragédie Alcionée. Condensant les critiques élogieuses du XVIIe siècle et celles des siècles suivant Scherer déclare :
Jamais dans le théâtre français n’avait été réalisée une si grande concentration. Et jusqu’à la Bérénice de Racine, on ne verra point de sujet aussi mince en apparence développé si habilement en cinq actes tragiques68.
De fait, dans la dédicace d’Alcionée à la duchesse d’Aiguillon, nièce de Richelieu, Du Ryer écrit :
Qu’il a pleu à son Eminence, et qu’apres luy avoir donné des louanges, elle luy a donné une place parmy les ornements de son Cabinet… Et certes lorsque son Eminence me fit l’honneur de me commander de luy porter cèt ouvrage, et de vouloir encore que je luy en fisse la lecture apres l’avoir veu representer tant de fois, je crus qu’elle autorisoit mon entreprise, et qu’elle me rendoit l’asseurance que la crainte m’avoit ostée.
De son côté Ménage reprend l’éloge d’Alcionée en affirmant que :
C’est une piece admirable et qui ne cede en rien à celles de M. Corneille. Il y a des vers merveilleux, et elle est très-bien entendüe. Mondory y fesoit bien son personnage69.
La Pratique du théâtre de d’Aubignac consacre définitivement Alcionée :
Les petits sujets entre les mains d’un Poëte ingénieux et qui sçait parler, ne sçauroient mal reüssir. C’est le conseil que donne Scaliger en termes formels et nous en avons veu l’effet dans l’Alcionée de M. du Ryer, Tragédie qui n’a point de fonds, et qui néantmoins a ravy par la force des discours et des sentiments70.
Toutefois, d’Aubignac saura également dire qu’il admire la façon dont Du Ryer condense l’action complexe de Cléomédon, venue de L’Astrée, et que cette « belle intrigue »71 ne saurait être mieux exploitée.
Enfin, face à tant d’éloges relatifs à Alcionée il reste bien peu de place pour ceux de Cléomédon. Ce qui différencie majoritairement ces deux pièces, qui eurent du succès du temps de leurs représentations, c’est que Cléomédon semble ne pas passer à la postérité théâtrale, brouillon d’une tragédie en règle qui devait s’imposer en tant que genre théâtral majeur quelques années plus tard. Notons tout de même que la tragi-comédie est attachée à une anecdote célèbre que rapporte Albert Du Casse72. On prétend, dit-il, que le prince de Condé, interrogé par un de ses amis sur ce qui l’avait porté à combattre Louis XIV pendant la minorité de ce prince, répondit par deux vers du Cléomédon de Du Ryer, faisant allusion à Mme de Châtillon dont il avait été amoureux fou, et qui avait exigé de lui de se jeter dans le parti contraire à celui de la cour :
Pour obtenir un bien si grand, si précieux,J'ai fait la guerre aux rois, je l’eusse faite aux dieux.
Une bien belle postérité pour Cléomédon. À ceci près que l’historien de la littérature s’est mépris en faisant passer ces vers d’Alcionée (v. 912-913) pour ceux de Cléomédon…
Conclusion §
Du Ryer le petit poète, Du Ryer le traducteur dans la précarité sociale, Du Ryer le dramaturge qui ne porte rien vers la perfection… L’on peut certes condenser les critiques acerbes décochées à ce préclassique sans qui néanmoins le théâtre eût, à n’en point douter, souffert, mais l’on se doit de lire cette ombre de Corneille à la plume sûre et au vers noble afin de mener une réflexion sur le théâtre du premier XVIIe siècle. Cet auteur sans postérité ne manqua sans doute pas d’intuition mais ne put s’imposer sur la scène française tant il fut d’un temps de la transition. L’hésitation qui le fait osciller entre la tragi-comédie finissante et la tragédie naissante le condamne à l’oubli. Pourtant il fut homme de talent, polygraphe doué et reconnu. Est-ce à dire qu’il transforma le théâtre de son siècle ? Sans doute pas. Mais son empreinte n’est pas insignifiante. Cléomédon en témoigne. Tragi-comédie qui questionne le mérite, l’amour et la politique, elle n’est pas la fierté du théâtre français mais elle n’est pas non plus, loin de là, sa honte. Ses vers empreints de sensibilité, d’acuité intellectuelle, d’humour et de jouissance des mots savent toucher le lecteur érudit. Les personnages en proie à la souffrance, à la blessure d’amour, à la rivalité, aux conflits et aux stratégies politiques paraissent profondément proches d’un public confronté aux difficultés de son siècle. Du Ryer démontre à travers eux qu’il est capable de revisiter et d’approfondir une intrigue romanesque complexe. Quatre ans plus tard, la publication d’Alcionée témoigne d’un engouement certain pour les thématiques que le dramaturge parvint à mener vers l’intérêt et la sensibilité des spectateurs. Deux siècles plus tard, les critiques littéraires, même majoritairement agressives, attestent que cette plume sans postérité a encore des histoires à raconter. Mais c’est assez pour ce dramaturge d’être reconnu en son temps…Ainsi ces quelques mots de Jean Loret dans la Muse Historique :
Du RyerQui fut si dignes de lauriers.Un de vos plus chers Favoris,Un des ornements de Paris,L’Auteur de cent doctes Ouvrages,Le délice des âmes sages […]Noble et Française Académie, […]Séminaire de Gens Illustres,Dont il fut un des plus beaux lustres,Vous pouvez bien dorénavant,Regretter cet homme savant. […]Rare Auteur, dont j’aimais, toujours,Les hauts Traités, les hauts Discours,Les Traductions sans égales,Les belles pièces Théâtrales,Et, bref, tant de divins EcritsDont tu ravissais nos Esprits.
Note sur la présente édition §
Éditions contemporaines §
La présente édition reproduit l’édition originale de Cléomédon de Du Ryer, dont le privilège est daté du 31 décembre 1635 et l’achevé d’imprimer du 21 février 1636. L’édition suivie se trouve à la Bibliothèque Nationale de France, sous la cote YF-6853. Nous avons eu connaissance de dix-sept exemplaires. Parmi les plus notables les suivants :
- – Bibliothèque municipale d’Avignon, édition in-4°, 1638, chez Anthoine de Sommaville, 34841/2
- – Bibliothèque municipale de Lyon, édition in-4°, 1638, chez Anthoine de Sommaville, 321903 CGA
Un exemplaire a paru en 1637 chez le même éditeur. Les autres se trouvent dans les bibliothèques parisiennes :
- – Bibliothèque Nationale Tolbiac, édition in-4°, 1637, chez Anthoine de Sommaville, YF-529
- – Arsenal, édition in-4°, 1637, chez Anthoine de Sommaville, GD-40888
- – Bibliothèque des Arts du spectacle Richelieu, édition in-4°, 1637, chez Anthoine de Sommaville, 8-RF-6088
Interventions sur le texte §
Nous avons suivi le texte original en nous bornant à moderniser l’orthographe en distinguant les i des j et les u des v pour la commodité de lecture ; à corriger les coquilles ou les oublis manifestes (corrections faites sur la base d’éditions postérieures et signalées entre crochets) ; à établir le texte en caractères romains ; et à faire apparaître les didascalies conformément à l’usage typographique moderne (dans l’édition suivie, les didascalies apparaissent dans la marge dans un jeu de caractères romains, nous les notons en italique, au centre de la page). La ponctuation n’a été modifiée que lorsqu’elle entravait véritablement la compréhension du lecteur. Notre souci est celui de la fidélité à l’intention déclamatoire voulue par le dramaturge. Enfin, nous signalons que les accents diacritiques, très souvent omis dans les textes de théâtre du XVIIe siècle, sont pratiquement tous, dans ce texte, du fait de l’imprimeur lui-même.
Nous fournissons ici une liste des coquilles présentes sur le texte original :
où (privilège) / Cest peupour (v. 25) / Vid (v. 32) /t’entage (v. 114) / qu’à l’enchasser (v. 234) / de t’être (v.258) / ureur (v.280) / a (v. 390 / Prince Céliante (v. 406) / lon (v. 460) / d’oy (v.593) / CELANIRE (nom du personnage, note 103) / ma (v. 634) / rigoureuse (v. 868) / entant (v.989) /ache (v. 998) / este (v. 1002) / l’a (v. 1189) / l’a (v. 1226) / aversaire (v. 1384) / la (v. 1730) / la (v. 1756) / qu’à (v. 1984) / ma (v. 2050) / excrème (v. 2084)
Nous signalons que parfois les graphies d’un même mot varient sur une même page :
Alegresse et allegresse (v. 1846 et 1848)
Lyon et Lion (v. 77 et 80)
Enfin, le texte fait état de plusieurs ruptures brutales de la parole que la ponctuation ne souligne pas. Ces aposiopèses sont signalées ci-dessous :
- – Grand Prince, Celiante. (v. 406)
- – Courage, Celiante, achevez, (v. 409)
- – Celanire souvent. (v. 480)
- – Mais depuis. (v. 873)
- – Il est. (v. 1982)
Description de l’édition originale de 1636 §
Cléomédon, tragi-comédie, In-4°, Paris, chez Anthoine de Sommaville, 15 feuillets dont un non paginé (le cahier liminaire de huit pages), 143 p. (VIII-135 p.). Privilège du 31 décembre 1636, achevé d’imprimer le 21 février 1636.
[I] CLEOMEDON / TRAGE-COMEDIE. / par P. DU RYER, Secretaire de / Monseigneur le Duc de Vandosme. / [fleuron du libraire : écu de France] / A PARIS, / Chez ANTHOINE DE SOMMAVILLE, au Palais / dans la petite Salle, à l’Escu de France. / [filet] / M. DC. XXXVI. / AVEC PRIVILEGE DU ROY.
[II] Verso blanc
[III-V] [bandeau] / A TRES-HAUT, / ET / TRES-PUISSANT PRINCE, / CESAR, / DUC DE VANDOSME, / DE MERCOEUR, DE PENTHIEVRE, / de Beaufort & d’Estampes, Prince / d’Anet & de Martigues, &c. / Pair de France. / [texte de l’épître dédicatoire]
[VI-VII] PRIVILEGE DU ROY [texte du privilège en date du 31 décembre 1636, accordé à « ANTHOINE DE SOMMAVILLE, Marchand Libraire », durant sept ans, pour « un Livre intitulé, Cleomedon, Trage-Comédie », le « dernier jour de decembre l’an de grace mil six cens trente-six », signé « DEMONCEAUX ».] / Achevé d’imprimer le 21 février 1636
[VIII] [bandeau] / LES ACTEURS. / [liste des acteurs]
1-135 [texte de la pièce]
N.B. Les mots marqués d’un * sont définis à la fin de cette édition, dans le lexique placé en annexe.
CLEOMEDON
TRAGE-COMEDIE §
A TRES-HAUT ET TRES-PUISSANT PRINCE CESAR,
DUC DE VANDOSME I, DE MERCOEUR, DE PENTHIEVRE, de Beaufort et d’Estampes, Prince d’Anet et de Martigues, etc. Pair de France. §
MONSEIGNEUR,
Je ne vous diray point quel est ce Cleomedon, que j’ose aujourd’hui vous presenter ; Vous le connoissez, puisqu’il est né en vostre maison, et vous l’avez toujours si favorablement eslevé depuis sa naissance, qu’il ne peut plus passer pour incognu aupres de vostre Grandeur. Il est Prince, Mais il n’est pas de ceux qui n’ont besoin que d’eux-mesmes pour se conserver l’éclat d’une condition si relevee ; Sa puissance n’est pas capable de travailler toute seule à l’establissement de sa gloire, et s’il n’est secouru de l’estime, dont vous l’avez tousjours honnoré, je desespereray bien-tost de son avancement. Par cette precieuse estime il a commencé de devenir grand, et par elle seule il s’est fait mesme considerer par ces Juges severes, qui ne trouveroient rien d’heroïque au monde si vostre vertu ne s’y rencontroit pas. Continuez-lui donc, Monseigneur, cét heureux avantage*, et jugez apres tout qu’il est de la gloire d’un grand Prince de proteger un Prince qui ne peut subsister de lui-mesmeII. Cleomedon est né seulement pour vous plaire, permettez qu’il vive seulement pour s’avoüer de vous III; Et puis que je ne veux vivre que pour le mesme dessein pour lequel est né celui que je vous presente, permettez aussi que je puisse incessamment publier* que je suis,
MONSEIGNEUR,
De vostre Grandeur.
Le tres-humble, tres-obeissant, et tres-fidelle serviteur, DU RYER.
PRIVILEGE DU ROY §
LOUIS par la grace* de Dieu Roy de France et de Navarre, A nos amez et seaux Conseillers les Gens tenans nos Cours de Parlement, Maistre des Requestes ordinaires de nostre Hostel, Baillifs, Seneschaux, Prevosts, leurs Lieutenans, et autres nos Justiciers et Officiciers qu’il appartiendra , Salut. Nostre bien amé ANTHOINE DE SOMMAVILLE, Marchand Libraire, Nous a fait remonstrer qu’il desiroit faire imprimer un Livre intitulé, Cleomedon, Trage-Comédie, ce qu’il ne peut faire sans avoir sur ce nos Lettres humblement requeranticelles. A ces causes desirant favorablement traitter ledit exposant, Nous lui avons permis et permettons par ces presentes de faire imprimer, vendre et debiter ledit Livre en tous les lieux et terres de nostre obeïssance, par tels Imprimeurs, en telles marges et caracteres, et autant de fois qu’il voudra, durant le temps et espace de sept ans entiers et accomplis, à compter du jour qu’il sera achevé d’imprimer. Faisant deffenses à tous Imprimeurs, Libraires et autres de quelques conditions qu’ils soient, tant Estrangers, que de nostre Royaume, d’imprimer, vendre ni distribuer en aucun endroit ledit Livre sans que le consentement de l’Exposant, o[u] de ceux qui auront droit de luy en vertu des presentes, ni mesme d’en prendre le tiltre, ou le contrefaire en telles sortes et maniere que ce soit, soubs couleur de fauce marge ou autre desguisement, sur peine aux contrevenans de trois mil livres d’amende, appliquable un tiers à Nous, un tiers à l’Hostel-Dieu de Paris, et l’autre tiers à l’Exposant, de confiscation des exemplaires contrefaits, et de tous despens, dommages, et interests : Mesme si aucuns Libraires et Imprimeurs de nostre Royaume, ou Estrangers trafiquans en iceluy estoient trouvez saisis des exemplaires contrefaits, Nous voulons qu’ils soient condannez en pareils amendes que s’il les avoient imprimez, à condition qu’il sera mis deux exemplaires dudit Livre dans nostre Bibliotheque publique, et un autre en celle de nostre tres-cher et feal le Sieur Seguier Chevalier, Chancelier de France, avant que pouvoir exposer* ledit Livre en vente, à peine de nullité des presentes, Du contenu desquelles Nous voulons, et vous mandons que vous faciez jouïr et user plainement et paisiblement ledit Exposant, où ceux qui auront charge de luy, faisant cesser tous troubles et empeschemens si aucuns leur estoit donné. VOULONS aussi qu’en mettant au commencement ou à la fin dudit Livre un extraict des presentes, elles soient tenuës pour deüement signifiées, et que foy* y soit adjoustée comme à l’original. MANDONS en outre au premier nostre Huissier ou Sergent sur ce requis, de faire pour l’execution des presentes tous exploits necessaires, sans demander autre permission : CAR tel est nostre plaisir, nonobstant Clameur de Haro, Chartre Normande, prise à partie, et lettres à ce contraires. Donné à Paris le dernier jour de Decembre l’an de grace mil six cens trente-six, et de nostre regne le vingt-sixiesme.
Par le Roy en son Conseil,
DEMONCEAUX.
Achevé d’imprimer le 21. Fevrier, 1636.
LES ACTEURS §
- ARGIRE Reine, Mere de Celiante et de Cleomedon.
- CELIANTE Frere de Celanire, et amoureux d’elle.
- PLACIDE Confident d’Argire.
- POLICANDRE Roy, Pere de Celanire, et de Celiante.
- CELANIRE Amoureuse de Cleomedon.
- BELISE Sœur de Celanire, amoureuse de Celiante.
- BIRENE Capitaine du party* de Policandre.
- CLEOMEDON Amoureux de Celanire.
- ORONTE Confident de Celiante.
- CREON Prince.
- TIMANTE Prince.
- CLORIMANTE Vieillard.
ACTE I §
SCENE PREMIERE73 §
ARGIRE.
CELIANTE.
ARGIRE.
CELIANTE.
PLACIDE.
ARGIRE.
PLACIDE.
PLACIDE.
ARGIRE.
PLACIDE.
ARGIRE.
CELIANTE.
ARGIRE.
CELIANTE.
ARGIRE.
PLACIDE.
ARGIRE.
PLACIDE.
ARGIRE.
PLACIDE.
ARGIRE.
PLACIDE.
ARGIRE.
PLACIDE.
ARGIRE.
ARGIRE.
PLACIDE.
ARGIRE.
PLACIDE.
ARGIRE.
PLACIDE.
ARGIRE.
PLACIDE.
ACTE I
SCENE DEUXIEME 132 §
POLICANDRE.
CELANIRE
POLICANDRE
BELISE
SCENE TROISIEME §
POLICANDRE.
QuelleBIRENE.
POLICANDRE.
BIRENE.
POLICANDRE.
BIRENE.
PLACIDE.
POLICANDRE.
CELANIRE.
POLICANDRE.
BIRENE.
ACTE II §
SCENE PREMIERE §
CELANIRE
BELISE
CELANIRE
BELISE
CELANIRE
BELISE
CELANIRE
BELISE
CELANIRE
BELISE
CELANIRE
CELANIRE seule.
ACTE II
SCENE DEUXIEME §
CELANIRE
CLEOMEDON
CELANIRE
CLEOMEDON
CELANIRE
CLEOMEDON
CELANIRE
CLEOMEDON
CELANIRE
CLEOMEDON
SCENE TROISIEME §
ORONTE
[CELIANTE]176
ORONTE
CELIANTE
ORONTE
CELIANTE
ORONTE
CELIANTE
ORONTE
CELIANTE
ORONTE
CELIANTE
ORONTE
CELIANTE
ORONTE
CELIANTE
ORONTE
CELIANTE
ORONTE
CELIANTE
ORONTE
CELIANTE
ORONTE
CELIANTE
ORONTE
CELIANTE
ORONTE
CELIANTE
ORONTE
ACTE II
SCENE QUATRIEME §
POLICANDRE
CLEOMEDON
POLICANDRE
POLICANDRE
CELANIRE
POLICANDRE
CELANIRE
CLEOMEDON
POLICANDRE
TIMANTE
CREON
ACTE II
SCENE CINQUIEME §
TIMANTE
ORONTE
TIMANTE
ORONTE
TIMANTE
ORONTE
TIMANTE
ORONTE
CREON
ORONTE
ORONTE
TIMANTE
ORONTE
TIMANTE
CREON
ORONTE
TIMANTE
ORONTE
CREON
TIMANTE
ORONTE
TIMANTE
ORONTE
TIMANTE
ORONTE
TIMANTE
ACTE III §
SCENE PREMIERE 212 §
BELISE seule
ACTE III
SCENE DEUXIESME §
BELISE
CELANIRE
CELANIRE
BELISE
CELANIRE
BELISE
CELANIRE
BELISE
CELANIRE
BELISE
CELANIRE
BELISE
CELANIRE
BELISE
CELANIRE
BELISE
CELANIRE
BELISE
CELANIRE
BELISE
CELANIRE
BELISE
ACTE III.
SCENE TROISIEME. §
CLEOMEDON
CELANIRE
CLEOMEDON
CELANIRE
CLEOMEDON
CELANIRE
CLEOMEDON
CELANIRE
CLEOMEDON
CELANIRE
CLEOMEDON
CELANIRE
CLEOMEDON
CELANIRE
CLEOMEDON
CELANIRE
CLEOMEDON seul.
ACTE III
SCENE QUATRIESME §
POLICANDRE
SCENE CINQUIESME §
POLICANDRE
CLEOMEDON
TIMANTE
CLEOMEDON
POLICANDRE
CLEOMEDON
POLICANDRE
CLEOMEDON
POLICANDRE
CLEOMEDON
POLICANDRE
CLEOMEDON
ACTE IV §
SCENE PREMIERE §
CELIANTE
CELIANTE
CELANIRE
CELIANTE
CELANIRE
CELIANTE
CELANIRE
CELIANTE
CELANIRE
CELIANTE
BELISE à l’escart.
CELIANTE
CELANIRE
CELIANTE
CELANIRE
CELIANTE
BELISE à l’escart.
CELIANTE
CELANIRE
BELISE à l’escart.
CELIANTE
BELISE
CELIANTE à Celanire.
CELANIRE
CELIANTE
CELANIRE
CELIANTE
BELISE
CELANIRE
BELISE
CELANIRE
BELISE
CELANIRE
BELISE
CELANIRE
BELISE
CELANIRE seule.
ACTE IV
SCENE DEUXIESME §
CELANIRE
TIMANTE
CELANIRE
TIMANTE
CELANIRE un peu bas.
TIMANTE
CELANIRE
CELANIRE
TIMANTE
CELANIRE
ACTE IV
SCENE TROISIESME §
BIRENE
CLEOMEDON
BIRENE
CLEOMEDON
BIRENE
CLEOMEDON
BIRENE
CLEOMEDON
BIRENE
CLEOMEDON
BIRENE
CLEOMEDON
BIRENE
CLEOMEDON
ACTE V §
SCENE PREMIERE §
BIRENE
ORONTE
BIRENE
ORONTE
BIRENE
ORONTE
ACTE V
SCENE DEUXIESME §
CLORIMANTE
ORONTE
CLORIMANTE
ORONTE
CLORIMANTE
BIRENE
CLORIMANTE
ORONTE
CLORIMANTE un peu bas.
ORONTE
CLORIMANTE
ACTE V
SCENE TROISIESME §
ORONTE
BIRENE
CLORIMANTE
POLICANDRE
CLORIMANTE
POLICANDRE
ORONTE
POLICANDRE
CLORIMANTE
POLICANDRE
CLORIMANTE
POLICANDRE
CLORIMANTE
POLICANDRE
ORONTE
CLORIMANTE
ACTE V
SCENE QUATRIESME315 §
CELANIRE seule.
ACTE V
SCENE CINQUIESME §
BIRENE
CLEOMEDON
Sa perte estCELANIRE
CLEOMEDON
BIRENE
CELANIRE
BIRENE
CLEOMEDON
CELANIRE
BIRENE
CELANIRE
BIRENE
CLEOMEDON
CELANIRE
CLEOMEDON
CELANIRE
CLEOMEDON
CELANIRE
CLEOMEDON
CELANIRE
CLEOMEDON
BIRENE
CELANIRE en s’en allant.
CLEOMEDON
ACTE V
SCENE SIXIEME §
POLICANDRE
ARGIRE
POLICANDRE
CELIANTE
CELANIRE
POLICANDRE
ARGIRE
POLICANDRE
ARGIRE
CLORIMANTE
ARGIRE
CLORIMANTE
ARGIRE
Acheve,CLORIMANTE
Il est ce qu’[a] voulu leARGIRE
CLORIMANTE
ARGIRE
POLICANDRE
CLORIMANTE
POLICANDRE
CLORIMANTE
ARGIRE
CLORIMANTE
ARGIRE
ARGIRE
BELISE à l’escart.
ARGIRE
CELANIRE
ARGIRE
POLICANDRE
ACTE V
SCENE DERNIERE §
CLEOMEDON
CLORIMANTE luy prend la main.
POLICANDRE
ARGIRE
POLICANDRE
ARGIRE
CLEOMEDON
ARGIRE
CLEOMEDON
POLICANDRE
CLEOMEDON
CELIANTE
POLICANDRE
ARGIRE
POLICANDRE
CELANIRE
CLEOMEDON
ARGIRE
POLICANDRE
CELIANTE
POLICANDRE
CELIANTE
BELISE.
POLICANDRE
ARGIRE
Glossaire §
V. 179, 284, 287, 303, 495, 922, 943, 969, 989, 1115, 1266, 1510, 1803, 1881
Annexe 1 : La querelle des préclassiques : Hardy et la tradition / Du Ryer et la modernité §
Hardy « Au lecteur349 » §
La Tragédie, qui tient au rang du plus grave, laborieus & important de tous les autres Poëmes, et que ce grand Ronsard feignoit de heurter crainte d’un naufrage de reputation, se traite aujourd’huy par ceux qui ne virent jamais la couverture des bons livres, qui sous l’ombre de quelques lieus communs pris & apris en Cour, se presument avoir la pierre philosophale de Poësie, & quelques rimes plates entrelassees de pointes affinées dans l’alembic de leurs froides conceptions, feront autant de miracles que de vers en chaussant le coturne : d’autres aussi, que l’on pourroit nommer excremens du barreau s’imaginent de mauvais advocats pouvoir devenir bons Poëtes en moins de temps que les champignons ne croissent, et se laissent tellement emporter a la vanité de leur sens & des louanges que leur donne la langue charlatane de quelque écervelé d’Histrion, que de la ces miserables corbeaux profanent l’honneur du Theatre de leur vilain croacement & se presument être sans apparence ce qu’ils ne peuvent jamais esperer avec raison jusqu’à bâtir, s’il étoit possible, sur les ruines de la bonne renommee de ceux qui daigneroient avouer de si mauvais écoliers qu’eus.
Lettre de Damon à Poliarque350 §
Il semble à l’ouyr que dans un changement de stile contraire au sien on face des heresies et des mutations d’Estat, qu’il soit contre l’ordre de la police et la paix du Royaume […] les discours à la mode sont de mauvais goust à cet autheur malade ; s’il falloit escrire comme anciennement, il faudroit donc aussi que ce fust sur des palmiers, des tablettes et de la cire pour ne deschoir en rien de la venerable Antiquité, comme il dit que vous faites. Mais on a treuvé depuis quelque chose de plus delicat que l’escorce pour recevoir aussi facilement les belles pensees, qu’elles se conçoivent par les bons esprits. Les Contes de la Reyne de Navarre ont eu leur temps, on travaille aujourd’huy plus utilement à de meilleurs ouvrages. Monsieur d’Urfé n’a pas escrit comme Esope, ny Theophile comme Marot : s’il n’y avoit que les gentils-hommes qui prissent les armes comme aux vieilles guerres, ce seroit suivre l’antiquité et faire beaucoup de fainéants. Il y a eu des temps si malheureux que les Sciences ont faict horreur ; la pureté des langues augmente de jour en jour : on ne gesne plus son esprit pour tirer par force une parole, et l’on treuve des senteurs d’eau de rose sans alambic. Tous les siecles ont produit de bons esprits, comme toutes les mers peuvent former de belles perles ; mais ils ne se faisoient pas si bien valoir. […] Les premiers Poëtes estoient devins, ceux d’aujourd’huy sont divins. Nous ne sommes plus au temps qu’il falloit chercher la doctrine dans les cloistres, on parle bon Latin hors les Cordeliers, et bon François ailleurs que dans la Cour : plusieurs génies du Parlement me font foy de l’une et de l’autre vérité. On ne s’amuse plus à disputer sur une etymologie : la science des lettres et des syllabes est bonne pour les enfans : on ne se met pas en peine d’où soient derivez les mots, pourveu qu’ils soient bons ; ceux qui sont barbares sont chassez du commun usage, comme autrefois les estrangers de Rome. On ne bastit plus comme en faisoit, les Peintres ont d’autres manieres, les tireurs d’armes d’autres leçons, les capitaines d’autres subtilitez : les aires nouveaux en la musique sont toujours agreables ; et les inventions non encore veuës ont un merveilleux appas dedans un poëme : le temps nous amene aves les jours de nouvelles experiences : qui eust laissé l’eau comme nous l’avions de nos premiers parens, nous n’aurions pas ces belles grottes ou
l’artifice dispute avec la Nature, et qui sont aussi plaisantes à l’œil que les grandes fleuves sont utiles au commerce. Si la France maintenant venoit à produire de l’or comme le Perou, on ne laisseroit pas d’en user, bien qu’on n’en eust point encore veu : et si l’Autheur du Theatre n’aime pas les nouveautez, que diroit il donc de ces nouvelles Estoiles d’Eloquence dont le premier miracle est de paroistre plus vivement au jour que mille lumieres qui prennent tiltre du Soleil ? Si l’on eust pris son conseil, la Digue assurément estant une nouveauté, seroit encore à la Rochelle. En fin pour conclure, c’est une loy generale, qu’il faut observer les loix du pays où l’on est : nous ne sommes pas Romains ny Romans, nous escrivons à Paris, on y parle assez bien sans emprunter un idiome estranger. Et à dire vray, les escrits de votre Censeur ont quelque teinture de doctrine, mais ils ressemblent auz medailles, que l’on cherit plus pour ce qu’elles marquent des antiquitez que pour leur propre beauté.
Réponse de Poliarque à Damon351 §
Il t’a faict sçavoir par escrit qu’il ne daigneroit t’advouer pour un de ses escoliers, aussi serois-tu fasché d’avoir estudié sous un si hardy Pedant, qui ne met en pratique que la seule ignorance des regles qu’il nous donne. Cependant sa témérité nous veut apprendre qu’il suit en cela les anciens Autheurs, tant Grecs, Latins, que Italiens, et autres ; mais on ne voit point dans leurs œuvres qu’ils ayent esté barbares en leurs langues comme il l’est en la sienne. Si la langue Latine n’estoit point morte, elle l’accuseroit de cruauté, pour l’avoir escorchée […] N’a-t-il pas encore appris que les Muses ne vieillissent point, et que leurs vestemens vieillissent tous les jours ? et qu’estant de la nature et de l’humeur des femmes, elles s’habillent selon le temps et favorisent plus tost les caresses des jeunes que les vieux ? Mais encore que je parle generalement, j’estimeray mon bonheur incomparable dans le respect que je dois à Monsieur Malherbe, de qui le merite et la science se sont acquis le privilège de leurs caresses par le consentement de toute la France, et malgre la rigueur des annees. Si l’Autheur du Theatre se veut mettre en son rang, et si sa vanité le flatte d’un merite imaginaire, il est assez âgé non pas pour avoir acquis la même faveur, mais pour avoir appris que les privilèges ne se donnent pas à toutes sortes de personnes.
HARDY, La Berne des deux rimeurs de l’Hostel de Bourgogne352 §
[…] Quant à la Pöesie aucun ne doute que Monsieur de Malherbe n’ait toujours semblable à soy-mesme suivy un mesme style, plus adoré qu’approuvent de beaucoup en son siecle. Or y a-t-il trente ans du moins qu’il commence à écrire, voila donc une vieille nouveauté […] Et pour montrer que les anciens se prevalurent d’inventions inimitables, ces jardins du Babilone suspendus en l’air, qui se sont que l’un des sept miracles du monde, laissent le démenty a ce nouveau rimailleur, qui ne sçait pas aussi que la Digue de la Rochelle, ou de semblables furent pratiquees en Hollande long temps devant la prodigieuse naissance de son adherant. […] Comme la marque du Prince fait valoir les especes, la suffisance d’un Auteur donne le poids et le cours à ses paroles, chose confirmee par le Phoenix de nos Poetes en son Art Poetique, ou il asseure que ce qui fut permis à Virgile estoit un sacrilege a d’autres moindres que lui, et qu’en cas de necessité on peut enrichir la pauvreté de notre langue de mots nouveaux et inusitez, pourveu que significatifs : luy mesme en sa Franciade nous sert de porte-enseigne […] Homere […] employe les quatre dialectes grecs à la construction d’un ouvrage qui n’a de fin que celle du monde, sans restraindre son style dans les termes du langage Attique, quoy que le plus poly et mignard de tous les autres, tel que le Toscan en Italie et le François en France.
Les Heures dérobées
« Au Sieur Hardy353 » §
Assez long temps et trop souventDe tes escrits l’on a fait conte,Souffre, Hardy, doresnavantQu’une jeunesse te surmonte,Et quelque grands labeurs que tu mettes au jour,Qu’elle offusque ta gloire et paroisse à son tour.Excuse-moi, si je te dis,Bien que tu sois une merveille,Que leurs beaux vers, dont tu mesdis,Plus que les tiens charment l’oreille.Tes vers sont un plain chant ordinaire et commun,Et les leurs un concert qui ravit un chacun,Mais ce n’est pas moy seulementQui suis pour eux et qui les loue ;Tous ont le mesme sentiment,Et le plus critique l’advouë :Toy mesme par ton fiel, ta rage et ta douleur,Tu tesmoignes quelle est leur force et leur valeur.Mais pourquoi ces jeunes espritsNe seront-ils chéris des Muses ?As-tu seul leur mestier appris ?Sont elles dans toy seul infuses ?Non, non, Hardy, crois-moy, sans plus estre envieux,Qu’elles cherissent plus les jeunes que les vieux.
Annexe 2 : Le théâtre de Pierre Du Ryer dans la diachronie354 §
1630, 10 mai Argénis et Poliarque, tragi-comédie (1629)
1631, 15 juin Argénis (seconde journée d’Argénis et Poliarque), tragi-comédie (1629)
1632, 5 août Lisandre et Caliste, tragi-comédie (1630)
1634, 28 décembre Alcimédon, tragi-comédie (1632)
1635, 16 novembre Les Vendanges de Suresnes, comédie (1633)
1636, 21 février Cléomédon, tragi-comédie (1634)
1638, 20 juillet Lucrèce, tragédie (1636)
1639, 23 mai Clarigène, tragi-comédie (1637-1638)
1640, 26 avril Alcionée, tragédie (1637)
1642, 31 mai Saül, tragédie (1640)
1644, 30 mars Esther, tragédie (1642)
1645, Bérénice (1644 ?)
1647, 2 janvier Scévole, tragédie (1644)
1648, 20 mars Thémistocle, tragédie (1646-1647)
1650, 28 janvier Nitocris, tragi-comédie (1648)
1650, 22 septembre Amarillis, pastorale (1631-1633)
1652, 28 décembre Dynamis, tragi-comédie (1649-1650)
1655, 26 mars Anaxandre, tragi-comédie (1653-1654)
Annexe 3 : Panorama des traductions de Pierre Du Ryer355 §
Huit Oraisons de Cicéron (1638)
Les Philippiques de Cicéron (1639)
La Louange de Busire d’Isocrate (1640)
Les Offices de Cicéron (1641)
Histoire de la guerre de Flandre de Famiano Strada (1ère décade, 1644)
Les Histoires d’Hérodote (1645)
Suite des Epitres de Sénèque [de la traduction de Malherbe] (1647)
La Vie de Saint Martin de Sévère Sulpice (1650)
Oraisons diverses de Cicéron (1650)
Consolations de Sénèque à Marcia, à Helvia sa mère et à Polybius (1650)
De la clémence de Sénèque (1651)
De la colère de Sénèque (1651)
De la providence de Dieu de Sénèque (1651)
Des questions naturelles de Sénèque (1651-1652)
Du repos et de la tranquillité de l’âme, de la constance du sage et de la brièveté de la vie de Sénèque (1651)
Les Oraisons de Cicéron contre Catilina (1652)
Histoire de la guerre de Flandre de Famiano Strada (2nde décade, 1652)
De la vie et des actions d’Alexandre le Grand de Quinte-Curce (1653)
Les Décades de Tite-Live (1653)
Suite des Epitres de Sénèque (1654)
Les Tusculanes de Cicéron (1655)
Histoires de Polybe (1655)
De la nature des Dieux de Cicéron (1657)
Œuvres de Cicéron (1640-1647)
Œuvres de Sénèque (1658-1659)
Histoires de M. de Thou (1659)
Les Métamorphoses d’Ovide (1660)
Annexe 4 : Cléomédon : Tableau de présence scénique §
I, 1 | I, 2 | I, 3 | II, 1 | II, 2 | II, 3 | II, 4 | II, 5 | III, 1 | III, 2 | III, 3 | III, 4 | III, 5 | IV, 1 | IV, 2 | IV, 3 | V, 1 | V, 2 | V, 3 | V, 4 | V, 5 | V, 6 | V, 7 | |
Argire | X | X | X | ||||||||||||||||||||
Celiante | X | X | X | X | X | ||||||||||||||||||
Placide | X | X | |||||||||||||||||||||
Policandre | X | X | X | X | X | X | X | ||||||||||||||||
Celanire | X | X | X | X | X | X | X | X | X | X | X | X | X | ||||||||||
Belise | X | X | X | X | X | ||||||||||||||||||
Birene | X | X | X | X | X | X | |||||||||||||||||
Cleomedon | X | X | X | X | X | X | X | ||||||||||||||||
Oronte | X | X | |||||||||||||||||||||
Creon | X | X | |||||||||||||||||||||
Timante | X | X | X | X | X | ||||||||||||||||||
Clorimante | X | X | X | X |