SCÈNE PREMIÈRE. Tarquin, Brute, Collatin. §
TARQUIN.
Voit-on rien de pareil à son aveuglement ?
Tout marié qu’il est il nous parle en amant,
À l’entendre parler des beautés de Lucrèce,
On doute qu’elle soit sa femme ou sa maîtresse ;
5 Il lui donne l’encens qu’il doit aux Immortels
Et si l’on le croyait, elle aurait des autels.
COLLATIN.
Oui sa vertu mérite un si noble partage,
Et si l’on me croyait elle aurait davantage :
Mais s’il vous est permis de vanter votre bien
10 Pourquoi ne veut-on pas que je vante le mien ?
La vertu de Lucrèce est-elle moins charmante
Que lorsqu’un juste amour en faisait mon amante ?
Et pour voir ce trésor en ma possession
Dois-je moins de louange à sa perfection ?
15 Par quelle juste loi faut-il que je vous cède
Qu’on ne doit plus parler du bien que l’on possède,
Et par quel sort inique autant que rigoureux
Ne vanterions-nous pas ce qui nous rend heureux ?
Lucrèce tient du Ciel son illustre origine
20 Elle fut fille aimable, elle est femme divine,
Et j’avouerai sans honte et sans aveuglement
Que j’ai pour elle un cour et d’époux et d’amant.
TARQUIN.
Et d’époux et d’amant ! Collatin il me semble
Que ces deux qualités ne vont guère ensemble.
25 L’amour récompensé brûle moins ardemment,
Et le titre d’Époux chasse celui d’amant.
COLLATIN.
La beauté vertueuse est un illustre arbitre
Qui sait unir ensemble, et l’un et l’autre titre,
On ne se lasse point du soin de la garder
30 Bien qu’on l’ait possédée on la veut posséder,
Et par un don du Ciel elle a ce charme en elle
Que sa possession paraît toujours nouvelle,
Semblable aux grands trésors dont l’espoir réjouit
Et qu’on n’aime point tant que lorsqu’on en jouit.
TARQUIN.
35 C’est trop à mon avis discourir d’une affaire,
Dont votre oil seulement est le juge ordinaire.
Allons voir ces vertus, contemplons ces beautés
Ou plutôt allons voir tes seules déités,
Et puisque les Destins t’ont accordé Lucrèce
40 Fais-nous voir que le Ciel manque d’une Déesse.
COLLATIN.
Puisqu’à de vrais discours vous résistez si fort
Venez voir pour le moins que vous raillez à tort,
Et si vous en doutez, surprenez ma Lucrèce
Autant par mon conseil que par un peu d’adresse,
45 Ainsi vous apprendrez si ses beautés sans art
Sont des dons de Nature, où des présents du fard
Voici l’heure à près où l’on met en usage,
Ce qui peut réparer les défauts d’un visage,
Et donner au moins beaux les attraits éclatants
50 Ou que le Ciel refuse, ou que ravit le temps.
Surprenez donc Lucrèce, et contempler en elle
Ainsi que la douceur la beauté naturelle,
Allez. Nous vous suivrons avecques cet espoir
Que vous en verrez plus que je n’en ai fait voir.
TARQUIN.
55 S’il faut qu’à tes discours la vérité réponde
Je te croirai bientôt le plus riche du monde,
Quels biens te manqueraient si selon tes transports
La grâce et la vertu sont entre tes trésors ?
SCÈNE II. Brute, Collatin. §
BRUTE.
Ami cet entretien n’est pour moi qu’un mystère
60 De qui la nouveauté m’empêche de me taire,
Pourquoi louer ta femme, et pourquoi la vanter
Devant un esprit faible et facile à tenter ?
Lucrèce est adorable, il faut que je l’avoue
Mais je n’approuve pas que son mari la loue,
65 Si l’on doit être instruit de ses perfections,
Que ce soit moins par toi, que par ses actions.
Mais tandis que la guerre est partout allumée
Pourquoi vous voyons-nous de retour de l’armée ?
Quelque trêve accordée après tant de hasards
70 A-t-elle suspendu la colère de Mars ?
Ou bien Arde rebelle à la force Romaine,
De sa témérité reçoit-elle la peine ?
Ses Murs bien attaqués, et si bien défendus,
Après tant de combats sont-ils pris ou rendus ?
COLLATIN.
75 Non, non, fidèle Ami, ni trêve, ni victoire
Ne nous accorde point de repos ou de gloire ;
Arde est toujours debout, et nos soldats campés
À battre ses remparts sont toujours occupés.
BRUTE.
Pourquoi donc de retour d’où la gloire est certaine ?
COLLATIN.
80 Sache qu’une dispute en ce lieu nous ramène.
BRUTE.
Une dispute ! Hé dieux, par nos propres discords
Nous rendons bien souvent nos ennemis plus forts,
Et nos séditions leur donnent les conquêtes,
Qu’un mutuel accord nous rendait toutes prêtes.
85 Arde que les Romains pressent de toutes parts,
Avait pour sa défense élevé ses remparts
Et croyait que ses murs aussi beaux que rebelles
Étaient de son État les forces plus fidèles,
Mais vos dissensions plus fortes que vos coups
90 Mieux que murs et remparts l’assurent contre vous.
COLLATIN.
Je savais bien qu’un mot échaufferait ton âme,
Que ton zèle trop vif nous chargerait de blâme,
Et que suivant partout tes sévères humeurs
Tu toucherais ici la censure des mours.
BRUTE.
95 Suis-je injuste en ce point, et vous suis-je contraire,
Lorsque de vos défauts je ne saurais me taire ?
Me blâme qui voudra de ma sévérité,
M’accuse qui voudra de trop de liberté,
L’on ne me peut blâmer que du vice d’un homme
100 Qui se rend trop sensible à la gloire de Rome,
Et qui de son pays seulement amoureux
N’a jamais combattu que pour le rendre heureux.
COLLATIN.
Le mal n’est pas si grand que Brute s’imagine.
BRUTE.
Il n’est jamais petit alors qu’on se mutine,
105 Ainsi que peu de chose éveille le Lyon
Peu de chose fait naître une rébellion,
Et l’on a vu souvent de légères querelles,
Donner à ce serpent du venin et des ailes :
Une dispute, un mot, nous refroidit d’abord
110 Et ce qui fut froideur est à la fin discord.
Blâmez, après cela mon humeur trop sévère,
Reprochez-moi qu’un mot excite ma colère,
Mais sachez qu’elle est sainte, et juste en ses rigueurs
Quand le soin du pays l’allume dans nos cours.
COLLATIN.
115 Ami, cette dispute est de crime aussi nette
Que le Ciel libéral rend sa cause parfaite,
On n’en troublera point le repos de la Cour,
Et pour te dire tout, ce n’est qu’un jeu d’amour.
BRUTE.
Les Dieux en soient loués mais hélas, il me semble,
120 Qu’on doit songer ailleurs, quand tout le monde tremble,
Et que l’amour sans traits doit terminer ses jeux
Où son père en courroux ne jette que des feux.
Instruis-moi toutefois dessus cette querelle,
À qui tu veux donner une face si belle,
125 Et fais enfin ton droit et si bon et si fort
Que je m’accuse ici de te blâmer à tort.
COLLATIN.
Sache qu’hier au soir d’une troupe Romaine
La table de Tarquin se trouva toute pleine,
Là chacun se pressa sans prendre garde au rang
130 Que lui donne autre part le mérite, ou le sang,
Là le verre à la main, la Noblesse occupée
Semble avoir oublié l’usage de l’épée,
Et tels jamais de Mars n’avaient été vaincus,
Qui firent gloire alors de l’être de Bacchus.
BRUTE.
135 Jusques-là Collatin, tout est assez croyable,
Et c’est toujours ce Dieu qui triomphe à la table.
BRUTE.
Il est vrai. Mais poursuis, ne me refuse pas
L’agréable récit d’un si fameux repas.
COLLATIN.
Là comme après le vin on parle avec franchise,
140 Chacun dit son avis, et chacun s’autorise.
L’un veut prescrire au camp de nouveaux règlements,
L’autre trouve à redire à nos retranchements,
Et d’un doigt plus hardi, qu’il n’était profitable,
En trace de nouveaux sur les coins d’une table :
145 Cependant on se joue, on exerce ses mains,
Et l’on renverse ensemble et tables et desseins.
L’un ne parle que sang, et ne souffle que flammes,
L’autre moins furieux, ne parle que des Dames ;
Et dit sans y songer ce qu’il eût étouffé,
150 Si d’autres Dieux qu’Amour ne l’avaient échauffé.
À ce nouveau discours tout le monde s’éveille,
Chacun parle d’Amour, ou lui prête l’oreille,
Et selon la chaleur, qui soutient ses transports,
Vante de ce qu’il aime, ou l’esprit, ou le corps.
155 Là bien plus justement que pas un de la presse
Je louai l’un et l’autre en ma chère Lucrèce :
Aussi n’est-elle point de ces Dames du temps,
Qui n’ont pour la vertu, que des cours inconstants :
Mais de cette Déesse, à ses yeux si charmante,
160 Elle est la plus fidèle et la plus noble amante.
Le bal n’a point d’attraits qui la puissent tenter,
Le théâtre n’a rien qu’elle puisse goûter,
Mais la seule vertu, dont elle est idolâtre,
Est en toute saison son bal et son théâtre ;
165 Et son ambition loin du faste des Rois
N’a que pour sa maison des desseins, et des lois.
BRUTE.
Tu t’emportes, Ami, vers l’objet de ta gloire,
Et ne te souviens plus d’achever ton histoire,
Poursuis donc, et me dis comment elle acheva.
COLLATIN.
170 Je louai donc Lucrèce, et chacun m’approuva,
Mais Tarquin qui m’ouït avec impatience
À tant de vérités, refusa sa croyance.
BRUTE.
Que dit-il après tout ?
COLLATIN.
Que dit-il après tout ? Il rit, et dit tout haut.
Ou qu’elle n’est pas femme, ou qu’elle a son défaut,
175 Et que pour la juger de tant d’attraits pourvue,
Il ne se peut fier qu’au rapport de sa vue.
Je m’offre en même temps à la lui faire voir,
Et crus cette franchise être de mon devoir.
Tarquin me prend au mot, moi je le presse encore,
180 On résout de partir à la première Aurore,
Le jour vient, nous partons, et sans être attendus,
Deux heures de chemin nous ont ici rendus.
Ainsi naquit au camp l’agréable dispute
Qui vient de provoquer la colère de Brute.
BRUTE.
185 Qu’elle vienne d’amour, qu’elle vienne de Mars,
L’une ou l’autre origine, est féconde en hasards,
Si chacun a son vice, et son sujet de blâme,
Ami, le tien consiste à trop louer ta femme.
Ce n’est pas toutefois qu’un mérite si haut
190 Soit à mon jugement, capable de défaut.
Comme une déité je regarde Lucrèce,
Ses vertus sont partout, sans tache et sans faiblesse,
Mon esprit soupçonneux, ne craint rien de leur part,
Mais je redoute tout du côté du hasard.
COLLATIN.
195 Qui des deux a le tort ? Ou qui des deux s’abuse ?
Je vante le mérite, et Brute m’en accuse !
Veux-tu que de Lucrèce, oubliant les appas,
Je t’en fasse un portrait, qu’on ne connaisse pas ?
Veux-tu qu’à ses vertus j’oppose quelque voile,
200 Et qu’enfin d’un Soleil je te fasse une Étoile ?
BRUTE.
Ami n’en parlons plus, elle est belle, on le croit,
Et si c’est un Soleil, tout le monde le voit.
Tu nous vantes ta femme, et ne sais pas peut-être,
Qu’on hasarde un trésor, quand on le fait paraître ;
205 Si la femme est un bien agréable et charmant,
C’est un bien peu durable, et qu’on perd aisément.
On le fait désirer aussitôt qu’on le vante,
Ce désir est dans l’âme un Démon qui la tente,
Et quoi que l’on oppose à cette vérité,
210 Je tiens presque perdu le bien trop souhaité.
COLLATIN.
Lorsque par les vertus une âme est possédée,
Par les mêmes vertus elle est aussi gardée,
Et quoi qu’on fasse agir pour un bien désiré,
Si la vertu le garde, il est trop assuré.
BRUTE.
215 Songe à ce que tu fais, commence à te connaître,
Le bien dont nous parlons cesse bientôt de l’être,
Et par un sort étrange, autant qu’infortuné,
Tel a cru le montrer, qui l’a souvent donné.
COLLATIN.
Que de vaines horreurs troublent ta fantaisie !
220 Et que ta sombre humeur penche à la jalousie !
BRUTE.
Par elle, Collatin, l’on a souvent gardé
Ce que trop de franchise eût bientôt hasardé.
COLLATIN.
Bien souvent un mari par ce transport infâme
Au lieu de la garder, perd une honnête femme :
225 Et de cette cruelle, et lâche passion,
Cette perte qu’il fait est la punition.
BRUTE.
Vante ou blâme ta femme au gré de ton caprice,
Mais crois qu’en un mari l’un et l’autre est un vice.
COLLATIN.
Il est vrai, c’est un vice aux esprits importuns,
230 Qui n’ont rien à vanter que des attraits communs :
Mais s’ils avaient du Ciel obtenu des Lucrèces,
Ils loueraient justement de si nobles richesses ;
Et malgré tes avis un peu trop rigoureux,
Le vice que tu dis serait vertu pour eux.
BRUTE.
235 Que l’amour le plus juste, et le plus raisonnable
Produit par son excès un effet condamnable !
Chacun tient comme toi pour un point débattu,
Que le nombre est petit des femmes de vertu :
Et chacun toutefois abusé par une ombre
240 Croit que la sienne a place en un si petit nombre.
Mais je veux que Lucrèce y soit au premier rang,
Et qu’elle porte un cour plus noble que son sang ;
Penses-tu qu’étant chaste elle en soit moins aimable ?
Qu’un front un peu sévère en soit moins estimable ?
245 Et que l’oil innocent, d’où naissent tes plaisirs,
Ne puisse pas donner de coupables désirs ?
Assez et trop souvent la chasteté sévère
D’un vicieux Amour est l’innocente mère,
Et ce fils criminel devenu le plus fort
250 Attaque enfin sa mère, et lui donne la mort.
Mais veux-tu que je parle avec cette franchise,
Qu’une longue amitié nous a toujours permise,
Tarquin est d’une humeur qui s’émeut aisément,
Et qui passe bientôt jusqu’au dérèglement,
255 Son désir échauffé ne respecte personne,
Il croit que la licence est un droit de Couronne,
Que c’est un trait d’esprit de tromper ses amis,
Et que quand l’on peut tout, tout est aussi permis.
Tu l’as vu, tu le sais, et te trahis toi-même !
260 Tu montres au lion la pâture qu’il aime !
Et découvres peut-être à sa brutalité
Ce que sans ton discours il n’eût pas souhaité.
Quelques fortes raisons qui te puissent défendre
Trop vanter de grands biens c’est montrer à les prendre.
265 Tu t’en ris toutefois, et tu n’aperçois pas
Les gouffres apparents qui s’ouvrent sous tes pas !
Et ton esprit aveugle en pareille rencontre
Prendra pour le serpent celui qui te le montre !
Que sais-tu si Tarquin n’a pas en d’autres lieux
270 Jeté sur ta Lucrèce un regard vicieux ?
Que sais-tu si Tarquin ne cache pas pour elle
Une flamme amoureuse, et vieille, et criminelle ?
Et pour visiter l’objet de ses amours
Il n’a pas à dessein contredit ton discours ?
275 Penses-y de plus près, songe à cet artifice,
Mille subtilités accompagnent le vice,
Il se porte aisément où jamais il ne fut,
Et cent chemins secrets le mènent à son but.
COLLATIN.
Un esprit défiant trouve en tout quelque tache,
280 Tout nuit à son repos, ainsi que tout le fâche ;
Devant lui fortement à son sens attaché
La vertu n’est qu’un voile à couvrir le péché ;
Et comme toi toujours à soi-même sévère
D’un seul mot sans dessein il se fait un mystère.
285 Me préserve le Ciel de semblables humeurs
Qui ne furent jamais que la peste des mours.
BRUTE.
Qu’il t’en préserve donc, mais repasse en ton âme
Que Tarquin porte un Sceptre, et que Lucrèce est femme.