SCÈNE PREMIÈRE. Araxe, Atis. §
ARAXE.
En vain j’ai relevé ma fortune abattue,
En vain de tant de gloire elle s’est revêtue,
Son calme n’est pour moi qu’un calme dangereux,
Et le bien que je tiens ne me rends pas heureux.
5 Plus le destin me donne en cette ample carrière,
Et plus à mes désirs je trouve de matière.
Triste condition de l’homme infortuné
Dont le coeur n’est jamais ni content ni borné !
Lors que je m’imagine obtenir la victoire
10 De tout ce qui blessait mon repos et ma gloire,
Je trouve dans moi-même un ennemi nouveau,
Mon propre esprit me gêne, et devient mon bourreau.
ATIS.
Qu’est-ce que votre esprit se forme et se propose ?
Et que désire-t-on quand on a toute chose ?
ARAXE.
15 Hélas quand un esprit ne peut goûter son bien
Même en possédant tout il ne possède rien.
ATIS.
On ne voit toutefois aucun signe d’orage,
Et le Ciel est pour vous tranquille et sans nuage.
Vous tenez à la Cour et la place et le rang
20 Que doivent occuper le mérite et le sang,
Bref, on vous y regarde au degré de vos pères
Comme dispensateur des fortunes prospères,
Seriez-vous malheureux dans ces heureux instants
Qu’un seul de vos regards rend les autres contents ?
ARAXE.
25 Il est vrai qu’à me voir, parmi cette abondance
On doit me croire heureux, si l’on croit l’apparence ;
Mais ce qui me tient lieu de cent calamités
C’est d’avoir un égal qui marche à mes côtés.
Que de biens et d’honneurs le Ciel nous assouvisse,
30 Il ne nous donne rien que pour notre supplice
Lors qu’avec ses faveurs, un trait de son courroux
Nous donne un compagnon aussi puissant que nous.
ATIS.
Quoi Seigneur, Cléodate...
ARAXE.
Quoi Seigneur, Cléodate... Oui Cléodate même
Est celui que je crains quand il faut que je l’aime.
ATIS.
35 Seigneur, c’est toutefois par les soins qu’il a pris
Que vous êtes en grâce auprès de Nitocris.
Pour vous sa seule main fidèle et généreuse
Soutint votre fortune autrefois malheureuse ;
Et par une vertu qu’on ignore à la Cour
40 Votre calamité fit briller son amour ;
Enfin un Compagnon qui lui sera semblable
Est plutôt un appui qu’un fardeau redoutable.
ARAXE.
Oui, sa seule amitié plus forte que le sort
Dans mes jours orageux fut mon guide et mon port,
45 Et pour ne pas montrer une âme trop ingrate
Je dois ce témoignage aux soins de Cléodate.
Mais c’est à mon avis le plus grand de nos maux
De devoir notre gloire aux soins de nos égaux,
Et lorsque de leurs mains, on tient une victoire
50 Confesser qu’on la doit c’est trop payer sa gloire.
Une secrète honte en revient dans mon coeur,
En vain je la repousse, en vain j’en suis vainqueur,
Toujours elle y renaît, toujours elle l’emporte,
Et plus elle y renaît, plus elle devient forte.
55 Bref, je crains que ce feu que je laisse allumer
Me force de haïr ce que je dois aimer.
Je le confesse, Atis, ses peines fortunées
Redonnèrent le calme à mes tristes journées,
Mais enfin je voudrais qu’ennemi de mon bien
60 Il m’eût laissé périr pour ne lui devoir rien.
Si le coup de ma mort si longtemps poursuivie
Eût de mes ennemis la fureur assouvie,
Je n’aurais pas la honte en ce pompeux état
Et de devoir ma gloire, et d’en paraître ingrat,
65 Et peut-être qu’heureux en mon malheur extrême
Le sort qui m’abaissa m’eût relevé lui-même.
J’aime enfin Cléodate, et sa fidélité,
Mais je hais sa fortune, et notre égalité ;
Un peu plus bas que moi c’est un objet aimable,
70 Mais dans le même rang il m’est épouvantable ;
Ainsi pour mon repos, et sans plus y penser
Il faut perdre de lui ce qui peut me blesser ;
Et s’il ne se peut pas que sa grandeur périsse
Sans qu’il tombe lui-même au même précipice,
75 Il n’importe qu’il tombe, et sans trouver d’appui
Que même chute entraîne et sa grandeur et lui.
C’est faiblesse d’esprit, c’est être malhabile,
D’épargner un ami quand sa perte est utile.
ATIS.
Voulez-vous donc le perdre et le priver du jour ?
ARAXE.
80 Je veux adroitement l’éloigner de la Cour,
Et durant son absence ôter à sa fortune
Tout ce qu’elle a de grand, et ce qui m’importune,
Et le mettre en état qu’il dépende de moi,
Qu’il me doive bientôt autant que je lui dois.
SCÈNE II. Atis, Araxe, Cléodate. §
ARAXE.
Le voici. Laisse-nous.
ATIS en se retirant.
Le voici. Laisse-nous. Dieux quelle ingratitude !
ARAXE.
Vous paraissez atteint de quelque inquiétude,
Auriez-vous des douleurs, seriez-vous en danger,
Sans que notre amitié me les fît partager ?
C’est m’avoir déjà fait une injure trop grande
90 Que d’avoir enduré que je vous le demande.
CLÉODATE.
Il est vrai, je l’avoue, un furieux tourment
Me suit de tous côtés, me presse incessamment ;
Enfin privé de force et presque sans remède
Je vous viens maintenant implorer à mon aide.
ARAXE.
95 Je suis prêt, Cléodate, où faut-il donc courir ?
Faut-il vivre pour vous, ou bien faut-il mourir ?
J’embrasse également ou la mort ou la vie.
CLÉODATE.
Vous pouvez sans péril contenter mon envie
ARAXE.
Mais enfin quel tourment vous travaille si fort ?
100 En quoi vous puis-je aider ?
CLÉODATE.
En quoi vous puis-je aider ? Enfin par un effort
À quoi l’on donnera de la gloire ou du blâme
Selon la passion que chacun a dans l’âme,
À moi-même propice ou cruel à mon tour
Je me suis résolu d’abandonner la Cour.
ARAXE.
105 D’abandonner la Cour ! Ô dieux, quelle surprise !
Cléodate en ce rang ferait cette entreprise !
Cléodate est assis dans le siège des Dieux,
Et lassé de la gloire il veut quitter les Cieux !
Non, non, je ne saurais...
CLÉODATE.
Non, non, je ne saurais... Non, non, laisse-moi faire,
110 Au dessein que je fais ne te rend point contraire.
Je sais que ta raison m’en voudra divertir,
Je sais que ton amour n’y pourra consentir,
Mais si je me fais tort souffre je t’en conjure
Que mon esprit blessé me fasse cette injure.
115 N’oppose point ici ta peine et ton effort
À mon vaisseau brisé qui veut aller au port,
Et pour contribuer à le pousser toi-même
Et pour favoriser ma passion extrême,
Tâche à te figurer que ma prospérité
120 Est un puissant obstacle à ta félicité,
Que par une faiblesse à l’homme trop commune
Je puis me repentir de ta bonne fortune,
Que dans le rang de gloire où le Ciel nous a mis
Un songe seulement peut nous rendre ennemis,
125 Et qu’il vaut mieux céder une si belle place
Que si tu me l’ôtais ou que je te l’ôtasse.
ARAXE.
Je sais que ton dessein est grand et généreux,
Et qu’avec tes vertus il peut te rendre heureux,
Je sais bien que la Cour si sujette aux orages,
130 De même que la mer est un lieu de naufrages,
Et que s’en retirer quand on est dans l’honneur
C’est aller triompher, c’est un nouveau bonheur
Que le sort inconstant qui se plaît à nous nuire
Avec tout son pouvoir ne saurait plus détruire.
135 Bref, je souhaiterais que ce même dessein
Par un peu de vertu pût naître dans mon sein,
Je me signalerais par une illustre fuite
Et t’en disputerais la gloire et le mérite.
Je n’oserais pourtant te donner un conseil,
140 De peur de me priver d’un ami sans pareil ;
Et je n’oserais aussi par un effort contraire
M’opposer à tes veux de peur de te déplaire.
Mais au moins ne fais rien de trop précipité.
CLÉODATE.
Le Conseil en est pris, le sort en est jeté.
145 La Reine a déjà su de ma plainte secrète
Que mon plus grand bonheur consiste en ma retraite,
Et son esprit divin sur le nôtre absolu
Doit m’apprendre aujourd’hui ce qu’il a résolu.
Mais enfin le secours le plus considérable
150 Que ma douleur attend de ton soin favorable,
C’est de faire à la Reine approuver mon départ
Si son intention se portait autre part.
ARAXE.
C’est à tes ennemis, c’est à leur artifice
Que tu dois demander ce funeste service.
155 Moi dont le bras armé voudrait te retenir
Je m’irais employer à te faire bannir !
CLÉODATE.
Si le bannissement est ma plus douce attente
Peux-tu mieux me servir qu’en ce qui me contente ?
Qu’importe en quoi l’on serve un coeur persécuté
160 Pourvu que l’on le serve, et qu’on l’ait contenté.
ARAXE.
Il faut donc malgré moi plaire à ta frénésie,
Et te servir enfin selon ta fantaisie.
CLÉODATE.
Mais ne me promets pas pour nuire à mon dessein.
ARAXE.
Doutez-vous de ma foi ?
CLÉODATE.
Doutez-vous de ma foi ? Non, non, j’en suis certain.
165 Mais en cette rencontre où tu sembles me plaindre,
Un ami croit sans blâme, et nous tromper et feindre.
ARAXE.
Non, je ne feindrai point, et je te le promets
De suivre exactement tes voeux et tes souhaits.
CLÉODATE.
Si j’avais mis ton sort aussi haut qu’il doit être,
170 Ainsi ton amitié m’en pourrait reconnaître.
ARAXE.
Mais ne saurai-je point le sujet malheureux
Qui te rendra toi-même injuste et rigoureux ?
Faut-il que je l’ignore et que tu m’y contraignes ?
CLÉODATE.
Tu le sauras, Araxe, afin que tu me plaignes,
175 Et que selon mes voeux ton propre jugement
Me condamne plutôt à mon bannissement.
J’aime, et mon coeur charmé du feu qui le dévore
Voudrait dire j’aimai, sans dire j’aime encore.
J’aime, mais d’un amour qui ne peut rien souffrir,
180 Non pas même l’espoir qui pourrait le nourrir.
Mais laissons là le mal et songeons aux remèdes.
ARAXE.
Mais enfin qu’aimes-tu ?
CLÉODATE.
Mais enfin qu’aimes-tu ? La princesse des Mèdes.
CLÉODATE.
Axiane ! Elle-même avecque ses appas
Elle me fait la guerre et ne le pense pas.
185 Mon coeur comme un captif qui redoute son Maître
Devant elle brûlant n’osa jamais paraître,
Et jusqu’ici ses yeux trop aimables flatteurs
N’ont pas de leur triomphe été les spectateurs.
Ce n’est pas toutefois qu’une honte invincible
190 Ait caché cette flamme, et la rende invisible ;
Non, non, Je ne suis pas de ces timides coeurs
Qui craignent de paraître aux yeux de leurs vainqueurs,
Je dirais mon amour à des Déesses même,
N’est-ce pas adorer que de dire qu’on aime ?
195 Et taire à la beauté l’amour qu’on en reçoit
N’est-ce pas retenir le tribut qu’on lui doit ?
Mais si tu n’ignores pas que suivant ces maximes
Que l’intérêt des Rois rend pour eux légitimes,
La Reine veut garder Axiane à la Cour
200 Pour tenir en suspens les Princes d’alentour,
Pour ruiner entre eux la paix et l’alliance,
En leur laissant à tous une égale espérance,
Et conserver enfin la concorde avec eux
Tant qu’ils espéreront cet objet glorieux.
205 Ainsi connaissant bien qu’une flamme si vaine
Blesserait et les yeux et le coeur de la Reine,
Pour elle ayant vaincu des peuples belliqueux,
Pour elle je saurai me vaincre aussi bien qu’eux.
Mais dans le triste état où mon âme est réduite
210 Je ne puis me sauver que par ma seule fuite ;
Que si l’éloignement ne peut me secourir
Je mourrai de douleur, et ce sera guérir.
ARAXE.
Depuis quand cet amour est-il dedans ton âme,
Qu’on en n’a jamais vu le moindre trait de flamme ?
CLÉODATE.
215 Hélas ! Trois ans entiers ont achevé leur cours
Depuis qui je combats ces fatales amours.
Quand le Scythe ennuyé de sa stérile terre
Chez les Mèdes surpris eût apporté la guerre,
Et qu’à leur violence, et qu’à leur cruauté
220 Le père d’Axiane eût en vain résisté,
Comme pour elle seule il craignait la tempête,
Qui menaçait son peuple, et son trône et sa tête,
Il la fit, tu le sais, venir en cette Cour,
Où bientôt de la Reine elle gagna l’amour.
225 Je la fus recevoir, je dirai-je sans blâme ?
Hélas ! Je la reçus, et ce fut dans mon âme.
Dès l’instant que je vis cette illustre beauté,
Son règne commença dans mon coeur enchanté.
Ce coeur qui fut toujours, et si libre et si brave
230 Prit enfin du plaisir à devenir esclave,
Et comme on est aveugle aussitôt qu’amoureux
Il crut que sa prison le rendrait bienheureux,
Il ne regarda point quelle en serait l’issue,
Et se serait flatté quand même il l’aurait sue.
235 Ainsi j’aime Axiane, et dans ce coeur blessé
Son empire fut grand dès qu’il eut commencé.
Son père cependant pressé de tant d’alarmes
Implora de la Reine et la force et les armes ;
Tu sais qu’on m’envoya pour lui donner secours,
240 Que je rendis le calme à ses timides jours,
Et que je le remis dans ce siège de gloire,
Où son fils aujourd’hui jouit de sa victoire,
Car ce Roi plein d’honneur et de ravissement
Passa bientôt après du trône au monument.
245 Que je revins content de ce fameux voyage
Où l’amour animait mon bras et mon courage !
Je crus que la victoire accompagnant mes pas
Favorisait mes voeux, me donnait des appas,
Et qu’une fille illustre à qui la gloire est chère
250 Aimerait le vainqueur qui fit régner son père.
Mais la Reine aussitôt m’instruisit du dessein
Qu’une raison d’état inspire dans son sein,
Et comme il faut lui plaire, et qu’elle est absolue
Il fallut approuver le dessein qui me tue.
255 Voilà mon sort, Araxe, est-il à souhaiter ?
ARAXE.
Avecque ton amour il est à redouter.
Je le confesse enfin ta fuite est nécessaire.
C’est ainsi qu’on peut vaincre un si grand adversaire.
Que si victorieux de ce puissant amour
260 Tu veux dans quelque temps revenir à la Cour,
Tes services passés, ta foi toujours fidèle
T’en ouvriront toujours la porte la plus belle ;
Ou si tes ennemis voulaient te la fermer
J’y suis pour te défendre, et pour les désarmer.
CLÉODATE.
265 J’emporte au moins ce bien de ma faveur extrême
Que tous mes ennemis consistent en moi-même,
Et c’est en ce seul point que mon destin me plaît.
Mais la Reine revient, écoutons notre arrêt.
SCÈNE IV. Alcine, Axiane. §
ALCINE.
Mais d’où vient qu’Axiane a l’esprit si changé
280 Depuis que Cléodate a demandé congé ?
AXIANE.
Hélas ! Tu dois savoir...
ALCINE.
Hélas ! Tu dois savoir... Quoi ! Que voulez-vous dire ?
AXIANE.
Ha que ne dit-on pas lorsque le coeur soupire ?
ALCINE.
Tel discours, tel soupir est souvent un témoin
Que l’amour est au coeur ou qu’il n’en est pas loin ;
285 Et même à Cléodate étant si redevable
Croire que vous l’aimez c’est vous croire équitable.
AXIANE.
Oui j’aime ses vertus qui sont de grands appas.
ALCINE.
Vous aimez ses vertus, et vous ne l’aimez pas !
Vous soupirez pourtant, et quoi qu’on puisse dire
290 Pour les seules vertus rarement on soupire ;
Ou si l’on soupire il est à présumer
Qu’on aime beaucoup plus que l’on ne pense aimer.
Ne dissimulez point, l’amour n’est pas faiblesse
Quand son objet est noble.
AXIANE.
Quand son objet est noble. Enfin je le confesse ;
295 Lorsque par un dessein propice ou rigoureux
On aime la vertu d’un homme généreux,
Je sens bien par les soins que mon âme se donne
Que peu s’en faut aussi qu’on n’aime sa personne.
Depuis l’instant fatal que nous eûmes appris
300 Qu’il veut abandonner la Cour de Nitocris,
Hélas ! Je reconnais plus mon oeil le regarde
Qu’il était dans mon coeur sans que j’y prisse garde,
Que sans le ressentir l’âme peut s’enflammer,
Et qu’on aime parfois sans que l’on pense aimer.
305 Mais de grâce dis-moi, toi que je veux en croire
S’il est honteux d’aimer l’auteur de notre gloire ?
Puis-je moins lui donner ? Lui serait-il moins dû
Qu’une place en mon coeur pour un trône rendu ?
Enfin si je ne l’aime, il ne faut rien te feindre,
310 Je cherche les raisons qui peuvent m’y contraindre.
Enfin si je ne l’aime, au moins m’avoueras-tu
Que je pourrais l’aimer avec tant de vertu ;
Et comme je dois tout à son courage extrême
Je crois qu’il me fait tort s’il ne croit que je l’aime,
315 Et s’il juge mon coeur et grand et généreux
Il doit en sa faveur le juger amoureux.
ALCINE.
Qui sait s’il n’aime pas ? Au moins les grandes âmes
Font gloire de brûler dans de si belles flammes.
AXIANE.
Au moins c’est un effet que l’amour produit peu
320 Que de quitter les lieux où le coeur est en feu ;
Et l’âme un peu constante en ses prisons réduite
Aime mieux y mourir que de prendre la fuite.
ALCINE.
Mais en le retenant peut-on vous obliger ?
AXIANE.
Si tu connais l’amour je t’en laisse juger.