L'Intrigue des filous
Comédie

De Claude de L’ESTOILE

A PARIS
Chez ANTOINE DE SOMMAVILLE,
au Palais, dans la petite salle des Merciers,
à l’Escu de France.
M. DC. XLVIII
AVEC PRIVILEGE DU ROY

Édition critique établie par Jie Chen dans le cadre d'un mémoire de master 1 sous la direction de Georges Forestier (2008-2009).

Introduction §

Héros traditionnels, mère autoritaire, rival obsessionnel, revendeuse incarnant la figure de la « dame d’intrigue » : la combinaison de ces éléments familiers d’un lecteur des comédies du XVIIe siècle ferait une pièce tout aussi classique que banale. Pourtant, le destin de L’Intrigue des filous fut tout autre. Car il y eut des filous qui, dans leur poursuite d’un receleur, firent irruption dans le théâtre. Les « invasions barbares » étaient heureuses, ces criminels furent donc tolérés, puisqu’en les autorisant à « voler en public1 », les spectateurs témoignèrent en 1647, à l’Hôtel de Bourgogne, la naissance d’une grande comédie.

Biographie de Claude de L’Estoile §

Né à Paris un peu avant le 13 septembre 1597, jour de son baptême, Claude de L’Estoile, sieur du Saussay, a vécu presque toute sa vie dans la capitale avant qu’il ne se retire dans une maison de campagne dans ses dernières années.

Son père, Pierre de L’Estoile, était audiencier à la Chancellerie de Paris, connu pour ses Mémoires-Journal sur les règnes d’Henri III et d’Henri IV. Claude était vraisemblablement un fils qu’il avait eu pedant son second mariage. Ce fait est attesté dans les mémoires qu’écrit Pierre lui-même et qui peuvent se trouver dans la Collection complète des mémoires relatifs à l’histoire de France2. Ils sont précédés d’une notice établie à base de ces mémoires et contenant un abrégé biographique de Pierre de L’Estoile. Nous y apprenons que Pierre avait connu deux mariages : sa première femme qui lui avait donné un fils et trois filles mourut vers la fin de l’année 1580 ; son second mariage lui apporta six fils et deux filles, l’aîné qui prit le prénom de son père fut avocat ; le deuxième, Mathieu, fut secrétaire du cardinal de Lyon ; et le troisième est bien notre Claude.

Le petit Claude que l’on prédestinait à une carrière plus brillante entra d’abord dans la maison de Mademoiselle de Montpensier comme page. Cette fameuse famille lui aurait pu assurer un bel avenir si un accident n’était pas arrivé vers la fin de 1610. Ce fut un incendie causé par sa propre imprudence dans lequel Claude fut brulé au cou, aux mâchoires et aux oreilles, ces marques de brulure devraient lui rester pendant toute sa vie. Tallement des Reaux confirma ce fait en écrivant dans ses Historiettes : « A la vérité, c’éstoit un visage extravagant et difforme tout ensemble3 ». La conséquence de cet accident est d’autant plus importante qu’il a joué probablement un rôle décisif dans la formation de sa psychologie. Il était toujours très timide et son comportement était marqué par beaucoup d’affectation. La lettre de M. Ballesdens4 nous révèle en plus son manque de confiance en soi : ce dernier écrivit à L’Estoile quelques jours après la représentation de L’Intrigue des Filous devant la Cour pour le féliciter en l’informant du grand succès qu’avait eu sa pièce, mais il regretta en même temps l’absence de l’auteur dû à « un excès d’humilité sans exemple » selon lui. Certaines de ses habitudes, si nous croyons Pellison, sont aussi très étanges : par exemple, il faisait fermer les fenêtres de sa chambre dans la journée et allumait la chandelle pendant qu’il travaillait5. Une dernière conséquence de cet accident se traduisit peut-être par sa grande jalousie dont il semble avoir souffert dans son mariage, elle est attestée dans les Historiettes et reprise aussi par Richard Parker dans son ouvrage6. Cette jalousie n’est-elle pas plus ou moins liée à un complexe d’infériorité dû à sa disgrâce physique ?

Claude chercha dès lors refuge dans les lettres. Son talent se manifeste d’abord dans la poésie. Une grande partie de ses nombreux poèmes ont été publiés dans plusieurs recueils collectifs entre 1627 et 1635. Le Recueil des plus beaux vers en renferme 467, les autres n’en contiennent qu’un ou deux. Dans beaucoup de ces poèmes, il se plaint de la froideur d’une femme à qui il implore de cesser d’être cruelle, ce qui n’est pas étonnant, puisqu’il s’agit d’un thème classique de la poésie lyrique.

Ce talent de poète le fit connaître aussi comme auteur de ballet dont il composait le texte, parfois en collaboration avec d’autres poètes. Le premier fut le fameux Grand Bal de la Douanière de Billebahaut dont un quart des vers étaient de la main de L’Estoile, le ballet fut dansé par le Roi en 1626, d’abord au Louvre, puis à l’Hôtel de Ville. Vers la fin de 1626, il écrivit pour un deuxième intitulé Ballet du Naufrage heureux, dansé au Louvre en présence du Roi. Un autre parut par la suite : Vers sur le Sujet du Ballet du Roi. Le dernier ballet attribué à L’Estoile s’intitule Le Ballet des Fols aux Dames, composé en 1627.

Avec Boisrobert, Corneille, Colletet et Rotrou, L’Estoile fit partie ensuite des « Cinq Auteurs » qui composèrent quelques pièces de théâtre commandées par Richelieu. La première pièce ainsi produite fut La Comédie des Tuileries, jouée en 1635, son deuxième acte avait été écrit probablement par L’Estoile. Suivirent L’Aveugle de Smyrne, représentée en 1637, dont le cinquième acte est attribué à L’Estoile, et La Grande Pastorale, perdue aujourd’hui.

Son talent de poète, le patronage de Richelieu et sa grande amitié avec Boisrobert qui était à ce moment l’ami intime du Cardinal lui valurent d’entrer à l’Académie française dès 1634, à sa création. Au tout début de la fondation de l’Académie, on organisait une réunion hebdomadaire pendant laquelle tous les membres prononçaient, chacun à leur tour, un discours d’un sujet de leur choix. Quant à ceux de L’Estoile, nous en connaissons un : De l’excellence de la Poésie, et de la rareté des parfaits Poëtes, selon Pellison, il « déclame fort agréablement contre la servitude de la rime, et se venge de tout le mal qu’elle lui a jamais fait souffrir8 ».

Lors de la fameuse Querelle du Cid en 1637, l’académicien L’Estoile fut l’un des poètes chargés d’examiner les vers du chef-d’œuvre de Corneille, alors que l’observation de la pièce dans son ensemble était confiée à Bourzeys, Desmarets et Chapelain, ce dernier assembla aussi leurs efforts collectifs pour en faire un texte officiel. Pourtant, cette première version des Sentiments de l’Academie fut jugé trop sévère par Richelieu, on dut donc les modifier tout en faisant un changement de membres au sein de la comité de l’observation, Sérizey et Sirmond prenant les places de Baro et de L’Estoile. Finalement, la part de notre auteur devint négligeable dans sa version définitive de 1638 rédigée par Chapelain9.

L’Estoile en vient à la poésie dramatique assez tardivement. À l’âge de quarante cinq ans, il composa sa première pièce, une tragi-comédie intitulée La Belle Esclave. Plusieurs années s’étaient écoulées depuis ses coups d’essai avec les productions des « Cinq Auteurs », il sut enfin maîtriser la structure dramatique et se consacra désormais au domaine théâtral. Cette pièce représentée en 1642 pour la première fois avait un succès durable, la preuve se trouve dans la scène 5 du Baron de la Crasse, pièce de Poisson, jouée probablement en 1661 à l’Hôtel de Bourgogne. Au moment où le Baron demande si L’Agesilan de Calcos est dans la répertoire de sa troupe, le comédien lui répond :

Non, nous n’avons qu’Eudoxe, & l’Hospital des Foux,
Messieurs ; le Dom Quichot, l’Illusion Comique,
Argenis, Ibrahim, & l’Amour tyranique,
La belle Esclave, Orphée, Esther, Alcimedon, [...]10

Le nom de L’Estoile reparut cinq ans plus tard sur la page du titre de L’Intrigue des Filous, comédie créée à l’Hôtel de Bourgogne en 1647, puis représentée à Fontainebleau devant la Cour. Cette dernière représentation eut un succès énorme selon M. Ballesdens11.

La composition de L’Estoile était toujours marquée par un « soin extraordinaire », comme disait Pellison, « il repassoit cent fois sur les mêmes choses : de là vient que nous avons si peu d’ouvrages de lui ». En fait, L’Intrigue des Filous serait sa dernière pièce complète, il travailla, avant sa mort, sur une autre pièce qu’il aurait intitulée Le Secrétaire de Saint-Innocent, mais elle resta inachevée.

La mort de L’Estoile fut, comme toute sa vie, teintée d’une touche d’étrangeté. Si nous croyons les Historiettes, « il s’estoit mis en fantaisie de ne manger que des confitures, et cela luy causa une indigestion estrange : il rendoit les choses comme il les prenoit, et ne sentoit point la douleur. Il en trespassa pourtant12 ».

Le 4 février 1652, cet homme dont Tallemant des Reaux disait que « tout est bizzare en luy13 » s’éteignit.

Sources §

Il est vrai que beaucoup de comédies créées dans les années 1640 ont emprunté leurs grandes lignes à la comedia espagnole14, pourtant, il n’existe pas une source précise pour L’Intrigue des filous. Et la présence exceptionnelle de voleurs dans la littérature de cette époque rend encore plus curieuse cette pièce. Selon Parker, L’Estoile, sous l’influence de son père qui avait illustré dans ses journaux la vie du peuple parisien dans tous les aspects, y mettait aussi un grand intérêt15. Mais s’il était normal qu’une comédie fît jouer les hommes de basse condition, ce qui étonna le public du XVIIe siècle, ce fut de voir sur la scène d’un théâtre les filous qui guettent, poursuivent, voire battent leur victime. Toutefois, ces voleurs rusés ont trouvé expression dans l’Histoire générale des larrons, recueil fait par un certain François de Calvis, sieur d’Aubrincourt, paru d’abord en 1623. Cet ouvrage regroupe bon nombre d’histoires illustrant la cruauté et la méchanceté des voleurs, les ruses et la subtilité des coupeurs de bourses ainsi que les finesses, les tromperies et les stratagèmes des filous. Et l’auteur défendit son entreprise hardie en proclamant dans la préface qu’il est justifiable de vouloir satisfaire la curiosité de l’homme pour un tel domaine qui restait encore inconnu. De surcroît, il développa, au cours de la narration de chaque histoire, quelques préceptes afin d’instruire ceux qui voulaient y obtenir une leçon. Cela peut se repérer, en effet, dès la préface dans laquelle il avertit les lecteurs que l’oisiveté est la « mère des vices16 ».

Mais si la curiosité constitue le premier motif de l’écriture d’une telle histoire qui avait pour l’ambition de « faire voir succinctement […] les actes les plus tragiques et les plus esloignez du sens de hommes que jamais on ait escrit17 », L’Estoile, dans sa lettre dédicatoire jointe à L’Intrigue des filous, affecta de vouer une admiration à ses voleurs : selon lui, « leur adresse est leur excuse » et « les crimes sont beaux quand ils les font », il continua en prétendant même « qu’il y peut avoir de la gloire à faire le mestier dont ils se meslent ». Mais passé ces remarques ironiques, L’Estoile en revint au traditionnel argument de l’utilité de la poésie en affirmant que l’autorisation de cette pièce apporterait « plus d’utilité que de dommage ». Car le peuple, en voyant représenter sur la scène l’industrie de ces « ennemis descouverts », apprendra à se garder, dans la vie réelle, d’en être trompé.

    À part cette Histoire générale des larrons, une pièce de théâtre intitulée Comédie de Francion créée par Gillet de la Tessonerie en 1642 mérite aussi notre attention. Comme L’Intrigue des filous, elle faisait jouer les voleurs sur la scène, et un même projet de vol rapproche encore ces deux comédies. Nous allons donc la mettre en parallèle avec notre pièce, et pour faciliter cette comparaison, il serait bien de connaître d’abord l’argument de cette comédie. Francion, jeune seigneur à Paris, est épris de Laurette qui l’aime aussi dès leur première rencontre, mais avant que cet amour n’aboutisse à un mariage, Laurette est accordée, par sa mère, à Valentin, vieux seigneur de Province. Ce vieux est tourmenté par l’impuissance, malheur qu’il tient en secret. Francion, déguisé en médecin, se rend au château de Valentin avec son suivant Anselme pour voir Laurette. Le vieux, trompé par eux, leur épanche son secret. Ils prétendent qu’ils peuvent le guerir et l’envoient à un hôtel où ils devaient le soigner par la suite. Les deux amoureux peuvent donc se parler sans contrainte. Et avant de se séparer, ils se donnent un rendez-vous pour le soir.

En même temps que ce fil d’amour se déroule, nous avons dans la pièce une bande de voleurs qui convoitaient depuis longtemps la richesse de Valentin. Ils ont un compère, qui a été déguisé en fille et infiltré dans le château, c’est la « suivante » de Laurette, Catherine. Ce dernier leur promet de tendre une échelle de corde à la basse fenêtre pour qu’ils puissent avoir l’accès au château et exécuter le vol. Quand ils y sont, le chef des voleurs, Petit Jacques, a forcé un gentilhomme qu’il a tenu en otage de monter avant eux. Ce gentilhomme voit, en grimpant, Laurette qui attend Francion à la même fenêtre. La beauté de Laurette suscite en lui un grand courage, et il ose tirer l’échelle pendant que les voleurs grimpent, et ces derniers se font tous tomber. Le gentilhomme se retrouve après devant Laurette et l’avertit du projet de vol et de la vraie identité de Catherine. Cette « suivante », après avoir chassé Francion qui est venu voir sa belle, entre dans la chambre de sa maîtresse et se fait jetter hors la fenêtre grâce à la ruse de Laurette. Valentin qui resta pendant toute la nuit attaché à un arbre à cause d’Anselme, regagne son château avec fureur après avoir été sauvé par quelques paysans. Il se résout à croire que Francion est celui qui a conçu le vol et ordonne que l’on l’arrête. Laurette s’en va aussitôt pour avertir son amant de ce danger. Enfin, Francion se défend en révélant son statut de seigneur. Et pour légitimer son amour, il invente un engagement passé entre Laurette et lui, de plus, il accuse ce dernier d’impuissance. Valentin, ayant peur que son secret ne soit répandu, cède sa femme à Francion.

La structure à deux fils qui sont indépendants au moins jusqu’à la scène six de l’acte quatre est le premier élément qui nous intéresse dans cette pièce. Car dans L’Intrigue des filous, les trois filous poursuivant Béronte forment un groupe qui s’écarte des acteurs de l’action principale. Il faut attendre la fin de l’acte quatre où un même projet de vol est proposé par Béronte pour que ce groupe retrouve le fil d’amour de la pièce. Cette ressemblance structurale est nuancée par la durée du projet de vol. Dans La Comédie de Francion, les voleurs l’ont conçu avant le commencement de la pièce, et la servante de Laurette est d’emblée un garçon déguisé, ce qui veut dire, son infiltration précède l’ouverture de la pièce. Qui plus est, la préparation et l’exécution du vol a duré jusqu’à l’acte quatre. Pourtant, ce projet ne paraît qu’à la fin de l’acte quatre dans L’Intrigue des filous, Béronte le propose pour se sauver la vie au moment où il est attrapé par les trois filous.

De surcroît, les rôles qu’ont joués ces deux projets de vol dans la pièce ne sont nullement pareils. Il constitue plutôt une action indépendante dans La Comédie de Francion pour le peu d’influence qu’il a sur le fil principal. Car imaginons que s’il n’y avait pas de vol, Valentin, ayant été trompé par Francion, demanderait toujours que l’on l’arrête ; ensuite, même si l’on considère le vol comme l’élément primordial qui conduit Valentin à accuser Francion, il n’exerce pas pour autant une influence sur le dénouement de la pièce. Puisque Valentin cède sa femme à son rival non pour l’innocence de ce dernier, mais parce qu’il craint que son secret ne soit répandu. Nous constatons ainsi que tout en fournissant de nombreuses circonstances comiques, une telle action est assez gratuite.

Revenons à L’Intrigue des filous : le projet de vol, en dépit de sa courte durée, constitue une péripétie importante dans le dénouement de la pièce. Car le projet d’enlèvement de Lucidor, dans tous les cas, ne pourrait pas surmonter le grand obstacle de la part d’Olympe, s’il n’était pas exercé au même moment où les filous volaient la maison d’Olympe. Car un tel enlèvement ne fera qu’irriter la mère de Florinde s’il échoue, et la bienséance au XVIIe siècle ne permettra pas à un auteur dramatique de dénouer la pièce par un enlèvement réussi, malgré le choix de ce procédé dans une dizaine de tragi-comédies. L’Estoile recourt alors à cette péripétie qui fournit en effet une occasion précieuse à Lucidor pour qu’il puisse sauver en même temps la maison d’Olympe et son amour.

En plus de ce rapprochement structural, nous aurons l’occasion de développer d’autres croisements des deux pièces en ce qui concerne les personnages.

Résumé de la pièce par acte §

Acte 1 §

Roué de coups par le Balafré, le Borgne et le Bras-de-Fer dans sa propre maison, Béronte échappe ensuite à leur poursuite et heurte chez Ragonde pour demander l’abri. Ayant peur de ces filous, Ragonde lui ferme la porte au nez. En se plaignant de sa situation, le receleur s’aperçoit qu’un capitaine et une fille entrent secrètement chez Ragonde : ce sont Lucidor et Clorise. Cette dernière est la confidente de Florinde, elle est chargée par sa maîtresse de donner un portrait à Lucidor, son amant. À cause de la surveillance d’Olympe, mère de Florinde, Lucidor ne peut pas la voir librement. Mais Clorise a perdu le portrait. Béronte, après l’avoir récupéré, s’imagine que c’était celle figurant dans le portrait qui est entrée chez la revendeuse. Et il soupçonne aussi que Ragonde prostitue des filles chez elle. En entendant sortir des gens, le receleur prend la fuite.

Consciente enfin de la perte du portrait, Clorise implore à Lucidor de ne pas dire la vérité à Florinde qui pourrait la chasser pour une telle faute. Lucidor, après avoir hésité, lui promet de se taire, mais cela en échange d’un rendez-vous matinal avec Florinde que Clorise et Ragonde devaient arranger. De son côté, Florinde, n’ayant plus de patience d’attendre le retour de sa suivante, vient la chercher. Pendant qu’elles discutent, apparaît Olympe qui a suivi sa fille. Elle montre sa méfiance envers Ragonde qui, selon elle, fait l’intermédiaire entre Lucidor et Florinde. Et en dépit de la volonté de sa fille, Olympe veut lui imposer Tersandre comme époux du fait qu’elle le croit riche.

Acte 2 §

Béronte se retrouve dans sa maison pillée par les filous au début de l’acte. Il en sort après avec le portrait dont il pense se servir pour séduire les passants. À ce moment, il voit Tersandre, rival de Lucidor. Ce dernier reconnaît dans le portrait Florinde, accusée de débauche par Béronte. Les paroles du receleur ont choqué Tersandre et déchaîné à la fois sa jalousie et sa fureur. Ayant payé Béronte d’une pièce, il se hâte d’aller heurter chez Ragonde où il croit pouvoir trouver Florinde. Un quiproquo sur le mot « petit-cœur » aboutit enfin au dévoilement de l’intention de ces deux hommes, Ragonde, furieuse d’être considérée comme une maquerelle, leur claque la porte au nez.

Béronte s’enfuit et laisse Tersandre tout seul qui ne sait pas s’il va répandre la conduite déshonorante de Florinde ; enfin, il voit Clorise auprès de qui il pense obtenir un éclaircissement. La confidente s’étonne de revoir le portrait dans les mains de Tersandre, elle est choquée d’autant plus que ce dernier accuse sa maîtresse de débauche. Pourtant, elle considère cette calomnie comme étant liée à sa jalousie et se moque de lui. Tersandre, toujours dans la confusion, ne sait pas s’il a cru trop légèrement les propos de Béronte, il va donc tester Lucidor afin de s’éclaircir.

Les deux rivaux se rencontrent pour la première fois et se vantent tous deux de posséder le cœur de Florinde. Mais Tersandre lui montre le portrait en prétendant qu’elle lui en fait le don ce matin, Lucidor, désespéré et furieux, le provoque en duel pour une heure plus tard avant de quitter le plateau. Ensuite, Florinde, informée de la calomnie par Clorise, vient demander à Tersandre une explication pour ses propos. Mais ce dernier détourne la situation en prétendant qu’il a arraché le portrait de la main de Lucidor pendant que Lucidor se vantait d’avoir Florinde à sa libre disposition. Elle est ainsi trompée par Tersandre.

Acte 3 §

L’acte s’ouvre avec un monologue de Florinde qui, troublée par la calomnie de Tersandre sur Lucidor, s’efforce de ne plus souffrir pour un amant qui l’a trahi. Pendant ce temps, Ragonde vient lui apporter une lettre de la part de Lucidor : ce dernier a attendu sa maîtresse au temple pendant toute la matinée sans l’avoir vue. Florinde répète à Ragonde ce qu’a dit Tersandre, tout en signalant que ce dernier avait le portrait comme témoignage, mais la revendeuse l’avertit que ses paroles extravagantes ne sont point crédibles et qu’il faut écouter Lucidor s’expliquer. Pourtant, Florinde veut rompre avec son amant et demande à Ragonde de retirer toutes les faveurs qu’elle lui a laissées auparavant.

À ce moment, Olympe apparaît et revoit donc la revendeuse qui parle avec sa fille. Elle l’accuse d’avoir suborné Florinde, alors que Ragonde se défend en disant qu’elle vient spécialement pour vendre des bijoux. Olympe en achète finalement deux rangs à bas prix mais garde toujours sa méfiance envers la revendeuse. Ensuite, Ragonde retrouve Béronte qui chancèle pour avoir trop bu. Sa fureur est déchaînée contre lui en se souvenant de l’affront qu’elle a reçu ce matin. Le receleur, voyant rentrer Ragonde, continue à trébucher, enfin, il est pris par Tersandre et lui avoue qu’en réalité, il ignorait l’identité de celle qui a perdu le portrait. Et avec sa description, Tersandre a compris qu’il s’agissait d’une autre que Florinde.

Une scène de reconnaissance a lieu par la suite. Tersandre, en voyant Béronte de près, reconnaît en lui le visage de son ancien valet. Ensuite, Béronte lui raconte ses expériences militaires avant qu’il ne se mêle avec les filous. Et Tersandre, quant à lui, épanche son amour pour Florinde. Il avoue qu’il en souffre beaucoup, puisque Florinde en aime un autre. Le nom de Lucidor rappelle à Béronte sa mésaventure, car il faisait partie justement d’un régiment commandé par l’amant de Florinde, mais ce dernier l’a chassé ensuite. Toujours rancunier, le receleur se résout à se venger en vengeant Tersandre.

À ce moment, Lucidor apparaît pour le duel, et Béronte se cache aussitôt en prétendant lui donner un coup fatal par surprise. Pourtant, Tersandre est vite terrassé, et le portrait est aussi arraché par Lucidor. Furieux, il se retourne vers Béronte qui dormait pendant que les deux se battaient. Réveillé par Tersandre, le receleur prend la fuite. Les trois filous se montrent sur le plateau à la fin de cet acte. Ils reconnaissent Béronte qu’ils voulaient attraper et décident donc de le guetter.

Acte 4 §

Ragonde, sortant de chez Lucidor, voit apparaître les trois filous, et y retourne tout de suite avec une grande peur. Mais en les voyant disparaître, elle se dépêche d’aller rejoindre Florinde qui l’attend pour ravoir ses faveurs. Mais Lucidor ne veut pas les lui rendre et se plaint de la cruauté de sa maîtresse, il déplore aussi que la négligence de Clorise l’a fait tant souffrir. Pendant ce temps, Florinde vient avec sa confidente et les deux amants se voient enfin. Ils se détrompent de la calomnie de Tersandre aussitôt que Clorise avoue le mensonge qu’elle a proféré concernant le portrait. Pourtant, il leur reste toujours le grand obstacle de la part d’Olympe qui veut marier sa fille à Tersandre, Lucidor propose donc à Florinde de partir avec lui. Pensant à son honneur, elle a hésité avant d’être convaincue par son amant, car elle supporte encore moins d’épouser Tersandre. Etant enfin délibérée, Florinde qui ne voulait pas attendre a demandé Lucidor de l’enlever dès minuit.

De leur côté, les trois filous qui guettaient Béronte depuis un long moment l’ont attrapé enfin à la dernière scène de cet acte. Et pour se sauver la vie, le receleur leur propose de voler la maison d’Olympe qui contient une richesse énorme selon lui, il indique aussi l’existence d’une porte secrète qui peut leur faciliter l’accès à cette maison. Etant persuadés par Béronte, les trois filous se résolvent à exécuter le vol dans la nuit.

Acte 5 §

La Balafré et Béronte reviennent pour rejoindre Le Borgne et le Bras-de-fer avec tous les instruments nécessaires au vol. Les trois filous s’en vont enfin pour l’expédition. Béronte reste alors seul pour faire la sentinelle. Etant extrêmement craintif, il imagine lui-même, en monologuant, toutes sortes de danger qu’il pourrait courir. C’est aussi pendant ce temps qu’il voit Lucidor, l’épée à la main, allant enlever Florinde. Et puis, Béronte entend quelques cliquetis d’épées, mêlé des bruits causés par les gens qui montent et descendent.

En effet, ce sont les filous qui, ayant été découverts et battus, commencent à prendre la fuite. Olympe, secourue par Lucidor seul, continue à crier et Ragonde vient. Lucidor trouve Béronte se cachant dans un coin. Le receleur, pour se sauver la vie, dit qu’il connaît un secret concernant Tersandre, son ancien maître. Il s’agit en fait de démasquer ce dernier. Celui qui a été considéré comme l’homme le plus riche n’est rien d’autre qu’un faux monnayeur, et les chaînes d’or ainsi que les deux sacs de pistoles qu’il a précédemment déposés chez Olympe ne valent rien. Choquée de ce qu’a dit Béronte, la mère de Florinde se dépêche d’aller vérifier ces dépôts. Et Lucidor reconnaît enfin le receleur qui fut jadis chassé de son régiment. Ragonde, toute seule, déplore dans un monologue qu’il ne faut plus croire l’apparence. À ce moment, Tersandre, attiré par les bruits de chez Olympe, vient pour savoir ce qui s’est passé. La revendeuse profite alors de cette occasion pour railler sa richesse prétendue, mais Tersandre fait semblant de n’avoir rien compris. Enfin, avec la réapparition de Béronte qui le démasque devant lui, toutes ses feintes ne tiennent plus. La pièce se dénoue, sans surprise, avec le mariage entre Lucidor et Florinde.

Étude dramaturgique §

Structure interne de la pièce §

Pourquoi « l’intrigue des filous » ? §

C’est après la lecture de cette comédie qu’une curiosité pour l’intitulé survient. Car la pièce nous présente une action d’amour qui ne croise l’apparition des trois filous que vers la fin, et ces derniers ne cherchent à aucun moment à embrouiller les deux amoureux. En réalité, avant que Béronte ne leur propose de voler la maison d’Olympe, le seul but de ces trois filous est d’attraper ce receleur. Pourtant, ils n’ont point d’autre méthode qu’un simple guet qui a failli finir par les lasser. Comment donc justifier un tel titre qui, nous semble-t-il, attibue à ces filous une intrigue, c’est-à-dire un ensemble d’associations secrètes et compliqués ? Pour essayer de répondre à cette question, il convient de nous interroger d’abord sur la notion de l’intrigue.

Parmi les acceptions proposées par le Dictionnaire universel sous l’article « intrigue », il y en a une qui mérite notre attention : « Assemblage de plusieurs événements ou circonstances qui se rencontrent en quelques affaires, et qui embarasse ceux qui y sont interressés ». Furtière développe cette définition par la suite en affirmant que « dans ce sens, [l’intrigue] est le nœud d’une piece dramatique ». L’appréhension du terme « intrigue » renvoie donc à une autre notion qui nous donne moins d’ambiguïtés, puisqu’il est évident que le nœud est ce qui sera dénoué à la fin d’une pièce. Un même rapprochement entre l’intrigue et le nœud a été aussi révélé par Jacques Scherer dans La Dramaturgie classique en France18, il nous fournit une définition pour chacun de ces deux termes. Celle du nœud se trouve dans le manuscrit 559 de la Bibliothèque nationale de France : « on doit entendre par le nœud les événements particuliers qui, en mêlant et en changeant les intérêts et les passions, prolongent l’action et éloignent l’événement principal ». De l’autre côté, la manière dont Marmontel définit l’intrigue dans Eléments de littéraure est exactement la même selon Scherer : « dans l’action d’un poème, on entend par l’intrigue une combinaison de circonstances et d’incidents, d’intérêts et de caractères, d’où résultent, dans l’attente de l’événement, l’incertitude, la curiosité, l’impatience, l’inquiétude, etc ». Selon ces deux définitions, toutes les circonstances devaient donc agir sur le fil principal, et le nœud, comme l’intrigue, consiste en leur assemblage.

Cela étant, la question sur l’intitulé de la pièce peut se poser d’une autre manière : quel est le rapport entre les filous et le nœud de cette comédie ? Pour y répondre, il est important de savoir d’abord comment étudier le nœud d’une pièce. À cela, Scherer annonce un principe général qui insiste sur le mot « obstacle » : « sans obstacles, pas de nœud, même pas de pièce du tout : l’homme heureux n’a pas d’histoire ». Il s’agit donc, pour étudier le nœud, de connaître la nature des obstacles et de comprendre de quelle manière l’auteur dramatique mobilise ces difficultés pour construire son intrigue.

Le nœud §

Dans L’Intrigue des filous, le fil principal, à savoir l’amour entre Florinde et Lucidor heurte deux obstacles qui sont l’empêchement d’Olympe, mère de Florinde, et la malveillance de Tersandre, rival de Lucidor. Commençons par le premier, il s’agit d’un véritable obstacle extérieur, classique mais assez banal, c’est-à-dire les parents, en l’occurrence une mère qui s’oppose au mariage de leurs enfants. Dans notre pièce, Olympe veut que Florinde épouse Tersandre, malgré l’amour de sa fille pour Lucidor, et cette décision est prononcée avec une autorité imposante, d’où le vers : « Il sera vostre Espoux, c’est un point arresté. (V. 337) ».

Nous nous demandons maintenant pourquoi elle est opposée au bonheur de sa fille, la raison en est tout aussi classique, Olympe l’a expliquée avec les vers suivants :

Lucidor est gentil, genereux, obligeant,
Mais toutes ses vertus ne sont pas de l’argent. (V. 317-318)

C’est donc à cause de la pauvreté du héros qu’elle empêche les deux amoureux, quoiqu’elle reconnaisse les vertus de Lucidor qui font de ce dernier un amant parfait, puisque Lucidor est à la fois « gentil », « genereux » et « obligeant », c’est-à-dire beau, noble et courtois au XVIIe siècle. En refusant Lucidor, elle veut imposer à sa fille Tersandre qu’elle croit riche :

Ne luy gardons-nous pas deux grands sacs de pistolles,
Un coffret tout comblé de chaisnes d’or massif,
Et qui pour leur grosseur sont d’un prix excessif,
Un diament encore, en splendeur admirable,
En grandeur monstrueux, en tout incomparable ? (V. 324-328)

Nous pouvons maintenant examiner le second obstacle qui vient de la part du rival de Lucidor. Tout en restant un obstacle extérieur, il est beaucoup plus compliqué que le premier. Tersandre qui est épris de Florinde a obtenu, de la part de Béronte, un portrait de cette belle. Le receleur accuse Florinde de débauche, ce qui trouble profondément Tersandre, puisqu’il ne sait pas si les propos de Béronte sont crédibles. Il va donc d’abord chercher un éclaircissement auprès de la suivante de Florinde. Mais indignée par la calomnie de Tersandre, Clorise a préféré le traiter comme fou. À part les railleries et les injures qu’ils se sont échangés, Tersandre n’a rien obtenu. Toujours dans un trouble qu’il ne supporte pas, il pense sonder Lucidor pour savoir si ce dernier était avec Florinde à l’aube, parce que Béronte a prétendu avoir vu Florinde entrer dans une maison close au lever du soleil avec un jeune galant. Pour le tester, Tersandre lui montre le portrait de Florinde en disant ceci : « Elle m’en a faict don au lever de l’Aurore. (V. 599) ».

C’est à partir de ce moment que Tersandre va créer un malentendu chez Lucidor. Ce dernier, sans avoir bien raisonné, croit que Florinde l’a trahi. Et pour regagner l’honneur, Lucidor le provoque en duel pour une heure plus tard. Voilà un faux obstacle causé par Tersandre qui reste lui-même un obstacle vrai, puisqu’Olympe le préfère toujours à Lucidor et qu’il est possible que Lucidor soit battu dans le duel.

Le malentendu causé par Tersandre touche également Florinde et ce faux obstacle est double. Ayant appris la calomnie par Clorise, Florinde vient se défendre devant Tersandre avec beaucoup d’indignation. Tersandre cherche alors à détourner la fureur de Florinde. Naturellement, il va la diriger contre son rival, ces vers de Florinde lui en fournissant une belle occasion :

Cessez d’estre en m’aymant captif d’une Captive,
D’esperer guerison de qui meurt en langueur,
Et d’aymer tant un corps dont un autre a le cœur. (V. 636)

Tersandre commence sa calomnie en répliquant à Florinde : « Doit-il le posseder ? (V. 639) ».

Cette question est suivie d’une série de fausses accusations dans lesquelles l’amant parfait est présenté comme un vaniteux indiscret qui se targue à tout moment de ses conquêtes amoureuses. Tersandre n’oublie surtout pas de lui montrer le portrait comme témoignage en prétendant qu’il l’a arraché de la main de Lucidor. Etant sensible à son honneur, Florinde le croit sans réfléchir. Voilà comment le faux obstacle est créé. Mais il ne faut pas négliger que cette calomnie aurait pu échouer si Clorise avait avoué avoir perdu le portrait.

***

Nous avons donc expliqué en détail les obstacles dans notre pièce, mais comme disait Jacques Scherer dans son ouvrage : « le nœud n’est pas, et ne peut pas être, constitué uniquement et toujours par des obstacles19 », et une pièce de théâtre doit comprendre des péripéties, dans la mesure où elle n’est pas l’exploitation d’une situation unique, « qui se présente sans changement de la première scène jusqu’à la dernière ». Cela étant, notre étude sera maintenant suivie par l’examen de cet autre constituant important du nœud, à savoir la péripétie.

Pour commencer, il faut essayer de comprendre le concept de la péripétie, comme cette notion a connu une longue histoire très complexe, il est nécessaire de remonter d’abord à l’Antiquité. Selon Scherer, Aristote, grand lecteur et théoricien des tragédies grecques, considère la péripétie comme « l’une des deux formes que peut prendre le dénouement, l’autre étant la reconnaissance20 ». Pour comprendre l’idée de Scherer, nous allons nous référer à deux passages de la Poétique. Celui du chapitre 18 d’abord : « Il y a dans toute tragédie une partie qui est nœud et une partie qui est dénouement ; […] J’appelle nœud la tragédie depuis le commencement jusqu’à cette partie, qui est la dernière, d’où procède le revirement vers le bonheur ou le malheur ; et dénouement la tragédie depuis le commencement de ce revirement jusqu’à la fin21 ». La traduction par J.Hardy est suffisamment claire pour que nous puissions comprendre ce revirement comme étant un constituant du dénouement. Il nous reste à savoir si un tel revirement porte le nom de la péripétie, la phrase inaugurant le chapitre 11 nous donne la réponse : « La péripétie est le revirement de l’action dans le sens contraire22 ».

L’idée de Scherer est avérée, et nous comprenons maintenant pourquoi la péripétie est une forme du dénouement pour Aristiote. De fait, Scherer en a dit plus dans son ouvrage : « […] il ne pourrait y avoir dans chaque pièce qu’une péripétie, puisqu’il n’y a qu’un dénouement23 ». Ce raisonnement nous paraît certain, mais une autre question se pose : nous sommes en train d’étudier le nœud de notre pièce afin de répondre à l’interrogation sur l’intitulé de cette comédie : si la péripétie n’est qu’un autre nom du dénouement, quel est l’intérêt de l’examiner ici ?

C’est encore Scherer qui va nous donner la réponse. Selon lui, l’idée de la péripétie unique, même si elle se retrouve encore chez les théoriciens du XVIIe siècle, n’a pas été toujours respectée. Qui plus est, il existait un bon nombre de pièces dont le succès était justement lié au procédé des péripéties multiples. En ce qui concerne cette hardiesse dans la création théâtrale, Scherer cite l’abbé Morvin de Bellegarde qui pensait que les spectateurs prennent moins de plaisirs si le héros d’une pièce reste toujours dans le bonheur ou dans le malheur. Pour lui, multiplier les péripéties tout en limitant leur nombre par la vraisemblance sera une approche heureuse, puisque ces péripéties sont hors l’attente du public et peuvent ainsi créer des surprises chez eux24. Cela étant, il devient nécessaire pour nous d’examiner de nouveau notre pièce afin de savoir si L’Estoile y a introduit plusieurs péripéties. Pour bien mener ce travail, nous allons suivre les quatre critères fournis par Scherer qui définissent une vraie péripétie.

Il y en a au moins deux que nous pouvons facilement repérer dans la pièce, puisqu’elles sont liées étroitement à ce double faux obstacle qui a été précédemment analysé. La première péripétie pourra s’exprimer par ce vers qu’a prononcé Tersandre devant Lucidor et que nous citons encore une fois : « Elle m’en a faict don au lever de l’Aurore. (V. 599) ».

La deuxième, si nous procédons de la même manière, s’amorce avec un autre vers de Tersandre que nous connaissons déjà : « Doit-il le posseder ? (V. 639) ».

Les deux péripéties portent, en effet, un nom identique : le mensonge de Tersandre. Ce dernier a menti successivement devant Lucidor et Florinde et a ainsi causé le double faux obstacle. Si nous examinons maintenant ces deux mensonges selon les critères de Scherer, nous verrons qu’ils y correspondent parfaitement.

Pour qu’une action soit une véritable péripétie, il faut d’abord qu’elle ne se situe ni dans l’exposition, ni dans le dénouement. Les deux mensonges de Tersandre se produisent dans les deux dernières scènes de l’acte deux, ils sont donc bien dans le nœud. Ensuite, une péripétie doit être imprévue et ne peut pas dépendre de la volonté du héros. Avant que Tersandre ne mente, le spectateur n’a aucune possibilité de prévoir comment il va sonder Lucidor la première fois, et de quelle manière il détournera la colère de Florinde la deuxième. Les mensonges sont donc hors de notre attente et il est évident qu’ils ne sont pas voulus par les deux amoureux. La condition suivante repose sur le fait qu’une véritable péripétie doit changer la psychologie du héros. Effectivement, les deux mensonges de Tersandre ont fait écrouler psychologiquement nos deux protagonistes. Ils ont tous cru être trahis par l’autre. Voyons d’abord un extrait du dialogue entre Tersandre et Lucidor :

LUCIDOR

[…] Mais encor, depuis quand avez-vous ce tableau ?

TERSANDRE

Depuis peu.

LUCIDOR

Mais de qui ?

TERSANDRE

D’elle mesme.

LUCIDOR

Ha ! tout beau. (V. 597-598)

La chute psychologique de Lucidor est parfaitement représentée, visualisée grâce à la stichomythie. De même, Florinde a été profondément bouleversée par la calomnie de Tersandre sur son amant :

Doncques de mes faveurs l’Insolent s’est vanté !
Ha ! je ne puis souffrir ce trait de vanité ;
Je veux estre vangée, & monstrer à ce Traistre
Que mon amour est mort pour ne jamais renaistre ; (V. 661-664)

Ainsi voyons-nous que le malentendu est transformé en un obstacle intérieur qui met en danger l’amour des deux héros. Il nous reste un dernier critère qui exige qu’une péripétie soit réversible. Comme il s’agit d’une condition qui n’avait jamais été indiquée chez les théoriciens de l’époque, Scherer nous a donné plus de précisions : « une péripétie est, étymologiquement, un retournement. Après s’être tournées en sens inverse, les choses peuvent, sous l’action de différentes causes, revenir à leur sens primitif25 ». Les deux péripéties dont nous parlons ne sont que deux mensonges proférés par Tersandre, et il suffit que les deux amoureux se voient pour que les malentendus ainsi causés s’effacent. C’est précisément ce qui est arrivé à la scène 3 de l’acte IV : Lucidor dément toutes les accusations de Tersandre et Clorise avoue enfin qu’elle a perdu le portrait.

À la démonstration de leur statut de péripétie, ajoutons un mot sur l’organisation de ces deux mensonges dans le nœud de la pièce. Ils servent, en effet, de point de départ à l’obstacle, la fin du mensonge est aussi le début du malentendu. Or, tant de points communs entre ces deux péripéties n’effacent pas pour autant une divergence profonde : s’il est dans l’intention de Tersandre de calomnier son rival devant Florinde, c’est avant tout un éclaircissement qu’il désire avoir lorsqu’il voit Lucidor. Voyons ces vers de Tersandre :

Mais cherchons ce Rival sans tarder davantage,
Monstrons luy ce portrait, pour voir si son visage,
Son geste, ou son discours, ne m’esclaircira point
D’un doute qui vrayment me trouble au dernier point ; (V. 547-550)

Et ce qui accroît l’intérêt de cette première péripétie, c’est que Tersandre se trompe en croyant obtenir la vérité. Car après avoir sondé Lucidor, il juge que son rival ne peut pas être celui qui est entré chez Ragonde. Le jugement repose sur le fait que Lucidor ne l’a pas démenti au moment où il se vantait d’avoir eu le don du portrait chez Florinde au lever du soleil. Pourtant, la réalité est tout à fait contraire : Lucidor était effectivement dans la maison de Ragonde, sauf qu’il n’était pas avec Florinde, mais avec sa suivante. C’est à nous de décrypter tout cela. Puisque L’Estoile ne fait pas exprimer le sentiment de Tersandre à l’issue de la conversation avec Lucidor, ni par la bouche d’aucun des deux, ni par une didascalie.

***

Les caractéristiques de ces deux péripéties étant établies, une réponse à la question sur l’intitulé devrait être esquissée. Or notre étude du nœud n’est pas encore complète. Puisque, en réalité, le nœud ne commence pas par les deux mensonges, il se passe d’autres choses après l’exposition ; de même, il existe d’autres événements avant que l’intrigue ne se dénoue. Un approfondissement de l’étude du nœud nous paraît donc nécessaire. Pour bien mener ce travail, il est besoin de délimiter d’abord l’endroit où s’arrête l’exposition. Nous allons, pour ce faire, énumérer les informations fournies dans cette partie de la pièce : il y a d’abord l’amour de Florinde et Lucidor qui est empêché par Olympe, cette dernière voulant que sa fille épouse Tersandre ; Florinde qui ne peut pas voir son amant librement a envoyé Clorise pour donner un portrait à Lucidor chez une revendeuse ; malheureusement, Clorise a perdu le portrait en route, mais elle ne veut pas que sa maîtresse le sache ; Béronte a récupéré le portrait ; ce receleur qui avait volé le dépôt des trois filous est poursuivi par eux. Tous ces éléments constituant l’exposition de notre pièce couvrent le premier acte.

Cette délimitation nous permet de comprendre que le nœud commence, en effet, avec une action de Béronte. C’est le receleur qui, en prétendant que Florinde est une fille facile, cause le trouble de Tersandre et déclenche ainsi la suite de l’intrigue. Il est donc le point de départ du nœud de la pièce. De plus, nous constatons que cette action correspond aussi aux critères de Scherer, sauf qu’elle change la psychologie du héros par l’intermédiaire des deux mensonges de Tersandre à qui il a laissé le portrait. D’abord, elle se situe au début du nœud ; ensuite, elle est imprévue et extérieure, puisqu’aucun indice dans l’exposition ne nous en prévient, et que Béronte décide de faire profit du portrait après avoir vu sa maison pillée par les trois filous. Enfin, cette action est réversible, puisque l’accusation de Béronte est démentie par lui-même à la cinquième scène de l’acte trois. Le receleur, repris par Tersandre, lui avoue qu’il ignorait les identités des deux personnes qui sont entrées chez Ragonde, et qu’il inventait l’histoire afin d’en tirer un profit.

Voyons maintenant une autre action qui se produit avant que l’intrigue ne se dénoue. Encore une fois, l’action dépend de Béronte. Et quoique ce ne soit pas son intention, le receleur créera un dernier obstacle en s’opposant aux deux amoureux de notre pièce. Attrapé enfin par les trois filous, Béronte leur propose de voler la maison d’Olympe dans la nuit. Voilà cette action en une phrase. Mais pour comprendre l’obstacle qui en découle, il faut préciser deux éléments autour de ce vol. D’abord, le projet d’enlèvement de Lucidor ayant été prévu pour la même heure que le vol, ces deux entreprises se croiseront. Deuxièmement, les filous sont tout aussi cruels que méchants, ils tueraient les gens s’il en était besoin :

BÉRONTE

Mais si par un mal-heur nous sommes apperceus,
Que faire ?

LE BALAFRÉ

On ne doit point consulter là-dessus,
Il faut que nostre main au carnage occupée,
Passe indifferemment tout au fil de l’espée. (V. 1405-1408)

Ces deux éléments étant établis, nous comprenons qu’un tel vol mettrait en danger non seulement la fortune, mais aussi la vie des deux héros.

Néanmoins, cette action est complètement détachée de l’affaire du portrait qui a couvert presque toute l’intrigue, et qui forme même, en quelque sorte, une autre comédie enchâssée dans L’Intrigue des filous. Voyons ce vers de Ragonde : « Qui ne prendroit cecy pour une Comedie ? (V. 1107) ».

À quoi renvoie le pronom démonstratif ? ou posons la question d’une autre manière : dans quelles circonstances Ragonde a-t-elle fait cette exclamation ? Il faut donc d’abord situer le vers. Dans la scène 3 de l’acte IV, les deux amants se voient pour la première fois. Ce sera une occasion précieuse pour dissiper le malentendu entre eux. La présence de Clorise dans cette scène est aussi importante, puisque la fin du malentendu dépendra de son aveu. Le vers de Ragonde précède, justement, ce coup de théâtre.

La question est donc élucidée : cette comédie qu’évoque la revendeuse concerne ce que nous appelons jusqu’ici l’affaire du portrait. Car enfin, la progression des actions, avant cette scène 3 de l’acte IV, est en même temps le parcours d’un portrait : Lucidor devait l’avoir, mais Clorise l’a perdu. Ces éléments constituant l’exposition de L’Intrigue des filous sont tout aussi ceux de la comédie selon Ragonde. Béronte qui a pris le portrait le laisse ensuite à Tersandre. Ce dernier, ayant le portait à la main, ment successivement devant les deux héros. Tels sont donc les péripéties et les faux obstacles de cette comédie enchâssée. Lucidor reprend le portrait après avoir battu Tersandre au cours du duel. L’action est gratuite, car le duel ne résoudra pas le malentendu. Mais elle joue un rôle symbolique : le retour du portrait est aussi une reconquête de l’honneur par Lucidor. Cette action sera suivie par la première rencontre des deux amoureux qui leur permet de sortir du malentendu, et cela grâce à un aveu de Clorise consituant la péripétie ultime de cette comédie enchâssée. Le nœud est lui-même une pièce, voilà l’originalité de L’Intrigue des filous.

La fin de l’affaire du portrait rejoint le début de notre pièce : l’amour de Florinde et Lucidor retrouve sa situation primitive, et l’obstacle de la part d’Olympe semble toujours immuable. Pourtant, la pièce devrait bientôt se dénouer, comment faire ? L’Estoile a calculé : l’aboutissement du bonheur des deux héros ne sera pas réalisé tant que le seul atout de Tersandre persiste, ce qui amènera donc à une privation de sa richesse ; en même temps, il faudra que Lucidor obtienne l’estime de la mère de Florinde, ce sera le second élément indispensable pour un dénouement réussi. L’auteur a ainsi inséré, au cours de la progression de l’intrigue, une scène de rattrapage, à savoir la scène 5 de l’acte III dans laquelle Béronte et Tersandre se reconnaissent, celui-ci était l’ancien maître de celui-là. Il s’agit alors d’une étape décisive pour la dénonciation de Béronte dans le dénouement. Quant à la deuxième condition qui détermine cette fin matrimoniale, le calcul de L’Estoile se trouve dans cette action de Béronte à laquelle nous revenons maintenant.

Tout d’abord, quelle est la logique de cette action de Béronte si elle est en rupture avec la comédie enchâssée ? Il convient de déceler un fil qui est jusqu’ici parallèle à l’amour de Lucidor et Florinde, ce fil trouve sa continuité dans les scènes I,1 (Béronte fuit les trois filous) ; III,7 (Les trois filous reconnaissent le receleur de loin et décident de le guetter) ; IV,4 (Ils le guettent toujours) et IV,5 où la présente action se produit. En effet, l’aboutissement de ce fil croisera le fil amoureux dans le dernier acte et permettra à la pièce de se dénouer. Ce deuxième fil a été construit par L’Estoile pour réaliser son ambition d’introduire les filous sur la scène d’un théâtre. Et l’action de Béronte qui se situe avant son aboutissement devrait alors se comprendre comme une préparation du dénouement, un prélude indispensable pour que l’obstacle venant d’Olympe soit levé à la fin, d’autant plus que le projet d’enlèvement conçu par Lucidor ne résoudra rien, nous avons déjà expliqué ce point lors de la comparaison avec La Comédie de Francion.

Enfin, nous comprenons que le statut de ces deux actions tient à la structure singulière de notre pièce. C’est aussi cette structure qui veut que Béronte soit et le début de l’intrigue et le point de départ du dénouement, mais qu’il reste, tout au long du déroulement de l’action, extérieur à l’action principale.

***

L’étude du nœud nous montre qu’une telle pièce aurait pu s’intituler « L’Intrigue de Béronte ». Car après avoir déclenché l’intrigue, c’est lui qui a relancé le dénouement. Examinons maintenant comment s’opère la fin de cette pièce.

Nous avons vu que le meilleur dénouement d’une pièce, selon Aristote, est celui qui consiste en une péripétie ou une reconnaissance qui change la situation dans laquelle se trouve le héros, soit du malheur au bonheur, soit le contraire. Ce changement de fortune permettra à la pièce de se dénouer. C’est précisément ce qui s’est passé dans les dernières scènes de L’Intrigue des filous ; qui plus est, la péripétie est accompagnée de la reconnaissance. Il est donc temps d’examiner les circonstances du dénouement de cette comédie : les trois filous s’en vont enfin pour un vol qui mettrait en danger la vie des héros, mais Lucidor, qui était venu pour enlever Florinde, les a chassés. Il sauve ainsi la maison d’Olympe. C’est un grand pas vers le bonheur final, puisque la mère de Florinde a beaucoup apprécié le courage de Lucidor en dépit de son enlèvement inachevé. Néanmoins, cette péripétie ne suffira pas. Car Tersandre resterait toujours le rival de Lucidor et le choix d’Olympe, si Béronte, attrapé par Lucidor, ne divulguait le secret de son ancien maître. Ce dernier n’est, en réalité, qu’un faux monnayeur, sa richesse prétendue qui naguère comptait seule dans le choix d’Olympe n’a, en effet, jamais existé. Béronte est donc au cœur de cette reconnaissance qui a balayé le dernier obstacle.

Pourtant, L’Estoile a préféré l’intituler « L’Intrigue des filous », un titre qui, d’un côté, renferme le receleur, puisque comme disait le Borgne :

Mais comme-quoy sans eux [les receleurs] ferions-nous nos affaires ?
Ces Marauts aux Larrons sont des maux necessaires. (V. 15-16)

Il est donc leur compère associé. Mais c’est un compère qui vole les voleurs (V. 14). De plus, ces filous n’entreraient pas dans la structure de cette comédie s’il n’y avait pas un intermédiaire comme Béronte. Insistons aussi sur le fait que le complément du nom porte ici une valeur générique26, c’est-à-dire que « L’Intrigue des filous » ne signifie pas l’intrigue du Bras-de-fer, du Borgne et du Balafré, mais bien une intrigue qui a affaire aux gens qui font partie de cette catégorie marginale.

L’autre raison qui justifie le choix de L’Estoile serait la suivante : un tel titre montre mieux l’intérêt particulier de cette comédie, à savoir que les filous qui sortent de l’obscurité exercent leur industrie sur la scène d’un théâtre, tout en débitant leurs rôles avec un langage qui ne déplaît point. En effet, dans la dédicace de cette pièce, comme dans la lettre de Ballesdens jointe à la première édition, on ne parlait que de cette admirable ingéniosité de L’Estoile qui a introduit des filous dans son œuvre avec tant de réussite. L’indéniable valeur de cette comédie serait, pour Ballesdens, d’avoir mêlé « judicieusement l’utile avec le delectable », ce qui est la finalité même de la littérature telle qu’on la concevait au XVIIe siècle, puisque tout en divertissant le public, ces filous découverts enseigneront aux gens à se garder d’être trompés de leur industrie. L’admiration de Ballesdens pour ces filous est tellement grande qu’il avouait enfin que « leur plus véritable larcin est de voler les cœurs et l’estime de ceux qui les écoutent ». Cela étant, le choix de L’Estoile sur l’intitulé nous semble bien légitime.

Structure externe de la pièce §

Nous entendons ici par « la structure externe », l’organisation des actes et des scènes d’une pièce écrite ainsi que sa mise en scène. Ce dernier élément est intrinsèquement lié aux différents lieux qu’exigent les actions, et leur unité, selon Scherer, se traduit pendant la période classique par une concentration de ces lieux. Il a d’ailleurs insisté, avec raison, sur une dissociation des trois unités qui ne sont guère sur un même plan. D’après lui, la détermination du lieu de représentation est souvent postérieure à la création de la pièce. Il en résulte donc que le choix du lieu qui se fait pendant la mise en scène pourrait heurter les exigences des actions d’une pièce préexistante. Notre analyse de la structure externe de la pièce ne saurait donc pas omettre cette contrainte, et nous la traiterons surtout en cas d’une division des actes ou d’un découpage des scènes, car finalement, c’est dans ces moments qui supposent un changement de situation que naît la difficulté dans la mise en scène.

Organisation des actes §

Un acte bien construit suppose d’abord qu’il renferme une scène centrale, parfois plusieurs, autour de laquelle s’organisent les autres. Cette idée de Scherer, comme beaucoup d’autres, s’applique plus à la tragédie qu’à la comédie. En effet, il est très difficile de repérer dans L’Intrigue des filous ce genre de scène que Scherer appelle « scène clou » dans son ouvrage. Pourtant, l’organisation des actes dans notre pièce saurait-elle se réduire à un « défilé de personnages sans crescendo », tel que Gabriel Conesa la critiquait dans son livre27 ? Nous ne pensons pas, puisqu’au contraire, il existe dans tous les actes avant le dénouement l’ascension d’une tension, et qui plus est, ces actes se terminent tous avec une attente créée chez le spectateur.

Examinons d’abord l’acte d’exposition dans lequel une telle tension naît au moment où Béronte a pris le portrait perdu. Elle s’accroît plus tard à cause du mensonge de Clorise, et la détermination d’Olympe sur le mariage de Florinde est enfin son point culminant. De plus, l’acte se termine avec une interrogation de Florinde dont le malheur ne viendra pas seulement de la part de sa mère, puisqu’elle ignorera pendant longtemps la vérité que sa suivante lui a cachée. Les spectateurs, qui en savent plus qu’elle, devraient vraisemblablement s’en inquiéter davantage, et leur désir serait grand de connaître la suite de l’action, surtout en ce qui concerne le receleur qui a eu le portrait par hasard. L’attente est ainsi créée à la fin de cet acte.

Continuons maintenant avec le deuxième acte. Les spectateurs, inquiets pour les deux héros, se plongent encore plus dans la même émotion. Car ils ont appris, dès le début de cet acte, ce qu’a fait Béronte avec le portrait. Pourtant, sa calomnie sur Florinde n’est que le commencement d’une série de malheurs. Elle a d’abord troublé Tersandre de qui les spectateurs ne se soucient guère, si ce n’est que pour savoir de quelle façon il obtiendra son éclaircissement. Pourtant, la pire conséquence que l’on puisse imaginer s’est produite : un premier mensonge de Tersandre a fait passer la douleur en Lucidor, et une autre calomnie qui termine l’acte a bouleversé Florinde tout en mettant l’inquiétude des spectateurs au paroxysme.

Le public ne verra pas la fin de l’affaire du portrait dans l’acte suivant, et la tension se maintiendra. Qui plus est, la scène 5 dont la fin évoque l’arrivée de Lucidor pour le duel la fait monter encore plus. Naturellement, les spectateurs s’apaisent un peu avec la victoire du héros. Mais le retour du portrait ne peut rien changer dans la psychologie des deux amoureux, et une telle victoire n’est importante que dans la mesure où elle permet à Lucidor de regagner son honneur. En effet, les spectateurs ne seront pas détendus tant que le malentendu persistera.

L’affaire du portrait est enfin terminée dans l’acte IV. La tension qui allait disparaître vers la fin de la scène 3 a été relancée du fait que l’obstacle principal n’est point résolu. Les spectateurs, ayant appris le projet d’enlèvement, auraient pu attendre tranquillement son résultat, si un autre projet de vol n’avait pas été prévu pour la même heure. Cette proposition de Béronte est d’autant plus menaçante que les filous sont à la fois méchants et cruels, si bien que les spectateurs devraient même s’inquiéter pour la vie des deux héros.

Voilà comment s’organise la tension dans chacun des quatre premiers actes. En effet, cette tension ne saurait être diminuée qu’à partir de la scène 3 du dernier acte, soit au moment où les spectateurs apprennent que Lucidor a sauvé tout seul la maison d’Olympe.

***

Notre étude sur l’organisation des actes ne saurait pas se dispenser des entractes. Car, comme disait Scherer, ils ne sont nullement des repos entre deux fragments d’actions. De plus, de nombreux théoriciens ont affirmé que dans les entractes, il devait se passer quelque chose. Ces actions invisibles, soit interdites par la bienséance, soit empêchées par les difficultés de la mise en scène, ne peuvent pas être représentées durant les actes. Ce qui ne veut pas dire qu’elles sont moins importantes. Au contraire, nous constatons que dans L’Intrigue des filous, elles sont tout aussi nécessaires que les actions visibles. Prenons maintenant un exemple dans lequel nous verrons que ce qui s’est passé en dehors de la scène peut être tellement important qu’il justifie les actions représentées. Pensons à la scène 4 de l’acte II : comment expliquer l’apparition de Clorise dans cette scène à un moment où Tersandre a juste besoin d’elle pour connaître la vérité ? De même, pourquoi Lucidor succède à la confidente de Florinde et se trouve devant son rival dans la scène suivante ? S’agit-il, dans les deux cas, d’un procédé bien artificiel de L’Estoile qui fait appel à un personnage tant que l’action l’exige et aux dépens de la vraisemblance ? Nous n’avons aucun indice dans la pièce qui peut justifier ces deux entrées et c’est en effet dans les entractes qu’il faut chercher la réponse.

Il convient de se reporter d’abord à la fin de la scène 3 de l’acte I où Lucidor consent à la demande de Clorise en échange d’un rendez-vous matinal au « temple » avec Florinde. Mais cette dernière n’a pas pu y aller, vraisemblablement à cause de sa mère qui la surveille. Ce qui n’empêche pas que Lucidor ne l’attende au « temple » pendant toute la matinée. Le fait est confirmé par Ragonde, un peu tardivement, dans la scène 2 de l’acte III :

Un Malade d’Amour sans espoir d’allegeance,
Lucidor, ce Resveur qui dort moins qu’un Lutin,
Vous attendant au Temple a passé le matin,
Et dans ce mot d’escrit vous dépeint son martyre. (V. 680-683)

Ragonde luy apporte une lettre de Lucidor.

Or cette action n’a pas été représentée sur la scène, elle a donc eu lieu dans un entracte. En réalité, ce ne peut être que le premier entracte. Puisqu’il est contradictoire que Lucidor, après avoir fui Florinde à la la fin de la scène 6 de l’acte II, s’en va au « temple » pour l’attendre. Lucidor ne serait pourtant pas le seul qui a agi entre les deux premiers actes, il est vraisemblable que Florinde, surveillée par sa mère, a envoyé Clorise pour informer son amant de sa situation. Une telle supposition expliquera pourquoi Clorise et Lucidor apparaissent l’un après l’autre devant Tersandre : c’est que les deux croisent ce dernier à leur retour du « temple ». Et si Lucidor se montre après Clorise, c’est probablement parce qu’il est d’abord allé chez la revendeuse pour lui laisser la lettre, cette action est évoquée dans le vers 683 que nous avons cité ci-dessus. De plus, les deux premiers vers de la scène 6 de l’acte II qu’a prononcés Tersandre justifient en partie notre supposition :

Où donc, triste & resveur allez-vous seul ainsi ?
Vous est-il survenu quelque nouveau soucy ? (V. 553-554)

Pourquoi cette mine triste et rêveuse de Lucidor, si ce n’est dû à sa déception pour n’avoir pas vu Florinde au temple ? Voilà notre raisonnement dont tous les détails n’ont pas de témoignage précis dans la pièce.

L’importance de ces actions invisibles étant démontrée, nous pouvons maintenant commencer l’examen des entractes. Comme la situation entre les deux premiers actes a déjà été élucidée dans l’exemple ci-dessus, continuons avec l’entracte qui suit. À la fin de l’acte II, Florinde quitte le plateau après avoir été trompée par Tersandre. Mais ce qui est curieux pour nous, c’est que l’acte III s’ouvre avec un monologue de l’héroïne qui nous montre son intention de rompre désormais avec Lucidor. Il existe alors une sorte de continuité dans la psychologie de Florinde qui rapproche ces deux actes. En effet, ils seraient suspects d’être liés si Tersandre quittait le plateau avant Florinde et laissait ainsi l’héroïne fermer l’acte II. La liaison entre deux actes est interdite dans le théâtre classique. D’Aubignac était clair sur ce point, « le même acteur qui ferme un acte ne doit pas ouvrir celui qui suit28 ». Mais si l’organisation des actes dans notre pièce a respecté la précepte classique et s’il existe un véritable intervalle entre l’acte II et l’acte III, qui donc a agi dans cet espace de temps ? et de quelle manière, puisque nous ne trouvons aucun vers qui fait allusion à cette action invisible ? Pour pouvoir y répondre, nous avons besoin d’examiner le lieux de représentation dans ces deux actes.

S’ouvrant chez Béronte qui nous décrit l’état de sa maison après le pillage par des filous, l’acte II se clot dans la rue, près de chez Ragonde. Ce changement de lieu s’opère dès la scène 2 où le receleur sort de sa maison afin de tirer profit du portrait. Ensuite, il amène Tersandre chez Ragonde qui leur claque la porte au nez après avoir compris leur intention. C’est à partir de cette scène 3 que le lieu de représentation s’est fixé jusqu’à la fin de l’acte. Poursuivons avec l’acte III : où est-ce que Florinde a prononcé son monologue inaugural ? La réponse se trouve une scène plus tard, dans ces vers d’Olympe :

Ainsi donc à toute heure il faut que je descende,
Pour voir ce que chés moy cette femme demande :
Quoy ? deux fois en un jour, nous venir visiter ? (V. 735-737)

C’est donc chez Olympe que s’ouvre cet acte. Ce changement de lieu de l’acte II à l’acte III est, en effet, réalisé par un mouvement de Florinde. L’héroïne rentre chez elle, telle est l’action toute simple qui se situe dans le deuxième entracte. Ce qui implique que cet intervalle n’occupe qu’un petit espace de temps, surtout par rapport au précédent dans lequel on suppose que toute la matinée s’est écoulée. Pourtant, ce n’est pas un hasard.

Une telle organisation du temps est voulue par L’Estoile, et nous en trouvons la logique dans ce vers de Lucidor : « Dans une heure au plus tard je seray seul icy. (V. 609) ».

Le duel est lancé par le héros à la fin de la scène 6 de l’acte II, il sera réalisé dans la scène 6 de l’acte III. Ce qui veut dire que l’espace de temps entre ces deux scènes, y compris un entracte, ne peut pas dépasser une heure. Mais si L’Estoile a respecté ici cette limite dont il est lui-même la cause, l’invraisemblance concernant le temps commence à surgir dans la dernière scène de l’acte III. Il convient de déceler d’abord le fil du temps pour expliquer notre remarque.

Cette pièce s’ouvre, comme Béronte l’indiquait au vers 118, « au poinct du jour ». Et puisque durant le premier entracte, Lucidor a passé toute la matinée en attendant Florinde, l’acte II devrait commencer vers midi. Ensuite, l’acte III s’ouvre dans peu de temps à cause de cette borne d’une heure, soit donc vers le début de l’après-midi. L’invraisemblance serait née avec un vers du Balafré : « Courons apres ces Gens, il est nuict, autant vaut. (V. 1021) ».

Ce vers implique que tout l’après-midi s’est écoulé durant ce seul acte qui devrait couvrir un temps beaucoup plus court, puisque selon Scherer, la représentation en entier ne dure que trois heures au maximum. Pourtant, il nous semble que L’Estoile n’avait pas le choix, car le futur projet d’enlèvement prévu pour minuit l’oblige à faire fuir le temps au détriment de la vraisemblance. Il faut dire que l’auteur lui-même a causé cet embarras, car il aurait pu se défendre de faire préciser cette « une heure » par Lucidor pour que tout le temps inutile soit supposé comme étant perdu dans l’entracte. C’est justement la proposition de Chapelain à l’égard du temps à perdre : « J’estime […], que les distinctions des actes, où le théâtre se rend vide d’acteurs et où l’auditoire est entretenu de musique ou d’intermèdes, doivent tenir lieu du temps que l’on se peut imaginer à rabattre sur les vingt-quatre heures29 ».

Nous avons donc analysé ce deuxième entracte dans tous les détails. Poursuivons maintenant avec les deux suivants dont les situations sont plus faciles à déterminer. La fin de l’acte III nous apprend que les trois filous, en reconnaissant de loin le receleur, décident de le guetter. Dans le début de l’acte suivant, pendant que Ragonde sort de chez Lucidor, ils réapparaissent sur le plateau. Deux scènes plus tard, leur conversation montre qu’ils n’ont toujours pas attrapé Béronte et qu’ils commencent à se lasser de ce guet, voici les vers :

Tandis qu’ainsi tous trois nous beyons aux Corneilles,
Ce maudit Receleur pourroit bien battre aux champs. (V. 1124-1125)

Il peut résulter de tout ceci que durant le troisième entracte, les filous ont passé le temps à guetter Béronte. Reste encore le dernier intervalle d’où les actions sont évoquées bien clairement à la fin de l’acte IV. Le Balafré ira chercher les outils de vol avec Béronte, et les deux autres filous iront boire avant de retourner au même endroit pour guetter les passants. C’est ce qui occupera cet entracte.

Organisation des scènes §

Nous avons évoqué l’impossibilité de la liaison entre deux actes. Ce principe découle en effet d’une autre règle classique, à savoir la nécessité de la liaison des scènes. D’Aubignac, ferme partisan de la continuité de l’action, a proclamé que « le théâtre ne devrait jamais être vide30 ». De plus, il a distingué lui-même quatre formes de liaison dans sa Pratique du théâtre. La première qui est aussi la plus répandue dans les pièces du XVIIe siècle est la liaison de présence : il reste sur le plateau un ou plusieurs personnages de la scène précédente. Dans L’Intrigue des filous, la plupart des liaisons des scènes se réalisent sous cette forme. Pourtant, ce qui nous intéresse, c’est la manière dont le reste des scènes se lient. La liaison entre les scènes III,6 et III,7 d’abord : la fin de l’une nous montre que Tersandre et Béronte quittent le plateau en courant, et le début de l’autre est occupé par ce vers du Balafré : « Courons apres ces Gens, il est nuict, autant vaut. (V. 1021) », ce qui implique que la liaison se fait ici sous une autre forme que D’Aubignac appelle « la liaison de recherche », c’est-à-dire, l’acteur qui vient au théâtre cherche celui qui en sort.

Poursuivons avec les scènes IV,3 et IV,4 : la fin de la scène 3 de l’acte IV représente les personnages qui rentrent dans la coulisse après avoir vu apparaître les trois filous, il s’agit alors d’une liaison de fuite, proche de celle de recherche, mais condamnée par d’Aubignac. Voici ses propos : « cette liaison [liaison de recherche] ne se fait point quand l’acteur qui était sur le théâtre en sort pour ne pas être vu de celui qui vient, […] car en ce cas, ce ne serait pas une liaison de recherche, mais de fuite.31 » Néanmoins, Corneille fut plus tolérant sur ce point, pour l’auteur du Cid, cette liaison est suffisante, quoique moins bonne que la liaison de présence. Il l’admet d’ailleurs au même titre que la liaison dite « de recherche » par d’Aubignac32.

En effet, la liaison de ces deux scènes est plus complexe. Examinons le début de la scène 4 de l’acte IV dont le premier vers est fort significatif : « Quel bruit chers compagnons a frappé nos oreilles ? (V. 1223) », c’est surtout le mot « bruit » qui nous paraît important, car dans les quatre formes de liaison définies par d’Aubignac, il y en a une qui est justement nommée « la liaison par le bruit » qu’il explique avec une longue phrase : « [cette liaison] est lorsqu’au bruit qui s’est fait sur le théâtre, un acteur qui vraisemblablement a pu l’ouïr, y vient pour en savoir la cause ou pour quelque autre raison, et qu’il n’y trouve plus personne.33» S’agit-il, dans notre cas, d’une liaison de bruit ? Il faut donc d’abord savoir quel est le bruit entendu par Le Balafré. Le dernier vers de la scène 3 de l’acte IV nous apprend que ce bruit est causé vraisemblablement par Lucidor qui a dégainé son épée pendant qu’il se retirait avec Ragonde. Le Balafré l’entendait d’autant mieux que la nuit était tombée depuis la fin de l’acte III. Attirés par le bruit, les filous qui guettaient le receleur pendant tout l’acte regagnent le devant du plateau, alors que les acteurs de la scène précédente ne sont plus là. Voilà véritablement une liaison par le bruit que Scherer croyait introuvable dans le théâtre français du XVIIe siècle34. Elle constitue donc, entre autres, un trait unique de L’Intrigue des filous.

Il nous reste une dernière liaison dont la forme est vraiment très difficile à déterminer, il s’agit de celle entre les scènes I,2 et I,3. En fait, si nous ne regardons que les noms des acteurs indiqués au début de chaque scène, il est à croire que nous avons ici une liaison de présence, puisque Ragonde apparaît dans l’une comme dans l’autre. Pourtant, une didascalie de la scène 2 de l’acte I, à savoir « Elle rentre », nous apprend qu’elle a quitté le plateau au milieu de cette scène et laisse Béronte la terminer avec un monologue extrêmement long. Car normalement, une telle didascalie devrait se comprendre comme « elle rentre dans la coulisse ». D’ailleurs, la didascalie suivante indique que Béronte est seul sur le plateau. Mais il ne le serait plus à partir du vers 107 dans lequel il commence à évoquer les entrées de Lucidor et de Clorise chez la revendeuse, elles sont également indiquées dans la didascalie. Ces entrées prouvent d’abord une chose, à savoir que le compartiment qui représente la maison de Ragonde est assez grand pour que les acteurs puissent y tenir. Mais une autre question se pose : Béronte dont la demande a été refusée par Ragonde il y a peu de temps devrait se trouver devant sa maison, n’est-ce pas invraisemblable que les deux autres ne l’aient pas vu ?

Une convention de la mise en scène de l’époque nous expliquera ce point. Comme le public du XVIIe siècle ne pouvait pas toujours garder le silence au cours de la représentation et que l’acoustique dans la salle n’était pas très bonne, les acteurs jouaient la plupart du temps sur le devant du plateau pour qu’ils puissent être entendus de toute l’assemblée. Ce qui veut dire, à part le début de cette scène où Béronte et Ragonde sont obligés de se mettre devant le compartiment pour faire comprendre aux spectateurs le lieu de représentation, le reste de leur dialogue se passe vraisemblablement sur le devant du plateau, et le monologue de Béronte commence aussi à ce même endroit. Ainsi y a-t-il une distance importante entre Béronte et les deux autres, et il est donc possible que Lucidor et Clorise n’aient pas vu le receleur.

Revenons à la question de liaison. Le receleur, en se rapprochant de la maison de Ragonde, trouve le portrait et le prend. Quelques vers plus tard, il entend sortir quelqu’un et prend la fuite. Telle est la fin de la scène 2 de l’acte I. Mais la question se pose aussitôt que commence la scène suivante : comment Ragonde peut-elle sortir de chez elle avec Lucidor et Clorise, si elle est déjà entrée dans la coulisse précédemment ? Nous ne pouvons pas supposer que la revendeuse sort de la coulisse en même temps que les deux autres sortent de chez elle, car après avoir fermé la porte au receleur, elle est considérée comme étant retournée dans sa maison même si pendant la représentation, elle entre dans la coulisse. Et n’est-ce pas là une contradiction si les trois acteurs qui sont tous censés être chez Ragonde sortent de lieux différents ? Comme une telle supposition ne tient pas, la seule explication serait la suivante : il faut interpréter la didascalie « elle rentre » dans le sens où elle rentre chez elle, c’est-à-dire dans le compartiment qui représente sa maison sur le plateau, et « seul » dans la mesure où Béronte est le seul qui continue à jouer sur le plateau.

Tout ce que nous avons montré ou démontré jusqu’ici concernant ces deux scènes, n’est qu’une préparation nécessaire pour comprendre comment pourrrait s’organiser la mise en scène de la fin de l’une et du début de l’autre. Mais sous quelle forme se lient ces deux scènes ? Telle est la question qui nous occupe maintenant.

Comme les trois formes que nous avons évoquées ne pourraient pas justifier cette liaison, il convient d’aborder la dernière définie par d’Aubignac dans une longue phrase : « [la liaison] qui se fait par le temps, c’est quand un acteur qui n’a rien à démêler avec ceux qui sortent du théâtre y vient aussitôt après, mais dans un moment si juste qu’il n’y pourrait raisonnablement venir plus tôt ni plus tard.35 » D’Aubignac la juge « trop licencieuse » et ajoute d’ailleurs que cette liaison n’est admissible que si elle est faite « avec grande justesse, et avec des couleurs bien adroites ». La règle étant établie, nous pouvons examiner la liaison en question.

Les trois acteurs qui entrent sur le plateau au début de la scène 3 de l’acte I parlent tous du portrait perdu : Lucidor déplore cette perte et blâme la négligence de Clorise, la suivante de Florinde cherche à l’apaiser, Ragonde les écoute avant de prendre le parti de Clorise. Ils n’ont donc « rien à démêler » avec Béronte qui a quitté le plateau à la fin de la scène précédente, puisqu’aucun des trois ne sait que le receleur est resté longtemps près de chez Ragonde et qu’il a même récupéré le portrait. La liaison correspond donc au premier élément de la définition de d’Aubignac. Pourtant, la subtilité de cette règle réside, comme son nom l’indique, dans la maîtrise du temps. C’est-à-dire que cette forme de liaison n’existe entre nos deux scènes que sous la condition suivante : au moment même où Béronte fait le dernier pas pour rentrer dans la coulisse, les trois autres font les leurs en sortant de chez Ragonde et se montrent sur le plateau. Voilà pourquoi elle exige une « grande justesse » selon d’Aubignac. Nous nous contentons, faute du témoignage sur la mise en scène de cette pièce, de prouver la possiblité d’une telle forme de liaison entre les scènes I,2 et I,3.

Caractères §

Les filous §

En dépit de leur présence secondaire dans notre pièce, les trois filous sont dépeints non seulement avec des caractéristiques communes, mais aussi avec certains traits particuliers qui les distinguent les uns des autres. Pour mieux présenter leur portrait commun, nous allons mettre en parallèle la pièce de L’Estoile avec quelques autres dans lesquelles la présence des voleurs nous intéresse.

Ils sont d’abord tous résolus à exercer leur métier. Dans la scène 5 de l’acte IV, avant de se séparer pour préparer le vol, chacun des trois a montré sa détermination. Les vers du Borgne en premier :

Puisse mon luminaire estre estein tout à fait,
Si pour y voler tout je ne fais l’impossible,
Y d’eussay-je estre pris, & perce comme un crible. (V. 1302-1304)

Son camarade Le Bras-de-fer le suit aussitôt :

Et pour ce Bras-de-fer, puissay-je en avoir deux,
Si je ne suis encor plus que vous hazardeux. (V. 1305-1306)

Le Balafré l’exprime le dernier, mais non moins délibéré :

Je me resous aussi de tenter la fortune,
Deussay-je en rapporter cent balaffres pour une : (V. 1307-1308)

Mais une telle détermination ne se cantonne pas aux paroles, car les filous sont tous des hommes d’action. Le Balafré nous le montre en terminant les deux vers cités ci-dessus : « Mais il s’agist de faire, & non de discourir. (V. 1309) ».

Une même attitude est aussi exprimée par l’un des deux voleurs de Cléagénor et Doristée, tragi-comédie de Rotrou. « Fais plus & parle moins36 », voici le conseil que ce voleur donne à Doristée.

Connus pour leurs ruses, les filous ne sont pas moins brutaux. L’exemple se trouve dans la scène 2 de l’acte V : à la question de Béronte qui craint d’être découvert pendant le vol, Le Balafré répond :

Il faut que nostre main au carnage occupée,
Passe indifferemment tout au fil de l’espée. (V. 1407-1408)

Le Bras-de-fer l’approuve en prononçant le vers suivant : « De nos crimes jamais ne laissons de témoins, (V. 1413) ».

Dans La Comédie de Francion, Petit Jacques, chef d’une bande de voleurs, justifie cette cruauté devant son captif par le courage :

Au contraire l’amy tout homme de courage
Embrasse avec ardeur le meurtre & le carnage.37

Et le voleur de Cléagénor et Doristée l’évoque aussi comme l’un des traits de caractère qui leur sont inhérents :

On admet parmy nous pour premiere maxime
Les mots de vol, larcin, meurtre, carnage, crime,38

Brutaux envers leurs victimes, les filous sont implacables à l’égard de leurs camarades. À l’ouverture du dernier acte de notre pièce, Le Borgne et Le Bras-de-fer discutent en attendant les deux autres qui sont attardés. Le Bras-de-fer suppose que Le Balafré a été pris par les archers du guet, mais Le Borgne lui répond ainsi : « S’il est pris je le plains il faudra qu’il en meure, (V. 1343) ».

Enfin, les filous sont dominés par l’idée de vengeance qui s’inscrit au fond de leur mentalité. La preuve saute aux yeux, car dans notre pièce, l’occupation principale de ces voleurs est, la plupart du temps, de se venger contre le receleur. De surcroît, certains témoignages que nous avons trouvés dans d’autres pièces montrent bien que ce trait n’est nullement l’apanage des filous de L’Estoile, et que les voleurs sont en général vindicatifs. Plus curieuse serait leur apologie du métier qui est faite justement à base de l’idée de vengeance. Voyons d’abord ce qu’a dit Petit Jacques devant son captif :

[…] / Que nous aymons l’honneur tout voleurs que nous sommes,
[…] / Si nous prenons des biens on nous a pris les nostres39

La même manière de se défendre est tout aussi manifeste dans Le Gouvernement de Sanche Pansa, nous allons voir comment Bazile représentant un filou dans cette scène commence son apologie :

Sçachez donc que je suis un de ces bons graçons
Qu’on appelle Filous, coupe-j’arrests, larrons ;
Mais qui sont en effet les vangeurs legitimes
Des plus sanglans affronts & quelques fois des crimes.40

Nous avons jusqu’ici esquissé un portrait général pour les filous, mais dans la pièce qui nous occupe, L’Estoile a pris soin, outre cette peinture panoramique, de prêter à chacun des trois filous certains traits particuliers. C’est ce que nous allons étudier maintenant.

Le Balafré d’abord. Il est le plus délibéré parmi les trois à exercer leur métier. Son ambition est d’ailleurs plus grande que ses camarades dont il se moque un peu. Cela est manifeste lors qu’il répond au Bras-de-fer qui cherche à voler un passant en guettant le receleur :

Volons une maison, & non pas un manteau,
Changeons la bierre en vin, & la menestre en bisque ; (V. 1238-1239)

Tout en étant brutal et acharné, Le Balafré n’est pas moins divertissant, et L’Estoile lui a prêté, il nous semble bien, un trait d’humour lorsqu’il prononce ces vers devant Béronte :

Porter du camelot ! il gele à pierre fendre ;
Voila bien se mocquer de l’Hyver & de nous, (V. 1252-1253)

Passons maintenant à son camarade Le Borgne. Ce qui pourrait nous étonner dans ce personnage, c’est son penchant érudit. L’Estoile a insisté sur cet aspect en écrivant dans la lettre dédicatoire : « [Le Borgne] n’aymant pas moins l’estude que le larcin, est devenu borgne à force de lire ». Un tel trait particulier et rare pour un filou le rend d’abord plus prudent que ses deux camarades. Ce qui l’oppose en quelque sorte au Balafré : à la proposition bien ambitieuse de ce dernier que nous avons citée ci-dessus, il répond qu’il faut prendre garde au prévôt (V. 1240) ; c’est lui aussi qui s’est méfié dans un premier temps de la sincérité de Béronte qui leur a conseillé le vol (V. 1279). Cette prudence va se transformer parfois en une crainte que les autres filous bannissent. L’exemple le plus éclairant est sa propre imagination qui représente très concrètement une éventuelle fin tragique pour les gens de leur métier : l’arrivée du bourreau, le supplice, et enfin le sort des cadavres qui « sur quelque grand chemin demeurent exposez » et qui « servent d’exemple au peuple, & de pasture aux bestes » (V.345-1356). Autrement, il apparaît comme bon observateur qui a su révéler devant ses camarades l’importance des receleurs dans leur métier (V. 13-16).

Si la facette érudite de Borgne nous semble bien curieuse, le penchant philosophique du Bras-de-fer l’est encore plus. Il est particulièrement manifeste dans deux tirades assez longues qui ont pour objectif principal de chasser la crainte du Borgne (V. 1357-1370 et V. 1371-1376). Elles sont profondément inspirées du livre III du De Rerum Natura de Lucrèce qui transmet la pensée épicurienne au sujet de la crainte de la mort. Nous aurons l’occasion d’y revenir.

Béronte §

Ce personnage dont l’importance dans la structure de cette pièce a été démontrée précédemment est beaucoup plus riche qu’un simple receleur. Nous avons ici l’une des créations les plus réussies par L’Estoile qui a su mélanger en un seul personnage plusieurs caractères-types différents.

En tant que receleur, il correspond bien à la description du Borgne : dépourvu de foi, fourbe, méchant, et qui vole les voleurs (V. 13-14). Nous nous bornons à un seul exemple : il a l’habitude de détourner une partie du dépôt de ses compères pour se procurer de la nourriture et surtout du vin. De là paraît l’un des traits des valets de comédie : débauche de table. Ceci pourrait nous amener à faire une comparaison entre Béronte et Anselme, valet du héros éponyme de La Comédie de Francion.

La goinfrerie d’Anselme est d’abord soulignée par une suivante de l’Hôtel où il loge avec son maître :

Et principalement dedans une cuisine.
C’est là qu’il sçait parestre avec un grand esclat,
Et qu’il sçait nétoyer adroitement un plat
Jamais je n’en ay veu qui luy soit comparable,
Il a mangé luy seul tous les mets de la table,41

Quant à Béronte, nous n’oublions pas la fin de la scène 2 de l’acte I où le receleur, tout en contemplant le portrait de Florinde dont la beauté le séduit, pense toujours à manger :

Mais le flambeau d’Amour s’allume à la Cuisine,
Et sur cette peinture on n’auroit pas chopine. (V. 151-152)

Et ce n’est pas tout. Dans son récit rétrospectif fait devant Tersandre au sujet de ses années militaires, Béronte évoque son énorme courage, non pas devant les ennemis, mais face à la nourriture :

L’Allemagne est tesmoin si je crains le danger ;
Quand la Trompette sonne, & qu’il en faut manger,
J’y cours tout des premiers, & porte tout par terre ; (V. 885-887)

Le choix de ce ton fanfaron dont le récit est imprégné nous paraît d’ailleurs bien heureux. Il s’agit, en effet, d’un procédé efficace pour créer un double effet comique. Car d’abord, le personnage-type que l’on nomme « soldat fanfaron » est familier du public du XVIIe siècle, surtout depuis la réussite de la figure du Matamore de Corneille. Ce qui veut dire que les spectateurs sont presque prêts à rire chaque fois que l’on fait jouer un tel personnage sur la scène. Voilà un ressort comique conventionnel dont L’Estoile ne se contentait pas. Il l’a donc nuancé avec un rétrécissement du thème : le courage dont se targuent les fanfarons ne s’est réveillé chez Béronte qu’au moment où il faut manger. Ce qui serait tout à fait hors de l’attente des spectateurs. Etant prêts à rire pour une chose, ils s’amuseraient finalement pour une autre. Voilà le double effet comique. Ce procédé réapparaît à la fin de la même tirade :

Que vous diray-je plus ? j’estois dans le festin,
Où se fit le complot de tuër le Walstin ;
Et dés que ce grand Traistre eut perdu la lumiere,
On me luy vid donner mille coups par derriere. (V. 893-896)

Cette fois, Béronte se vante d’un courage qui n’existe que devant un ennemi mort. Ce qui nous paraît surtout admirable dans ce dernier exemple, c’est que L’Estoile a puisé le langage fanfaron, non pour montrer un courage excessif, mais pour le réduire au degré zéro. Le tout pour un rien.

Passons maintenant à son avidité pour le vin. La longue tirade qui termine la scène 4 de l’acte III nous semble particulièrement éclairante. Béronte, avant de nous révéler ses abus, y évoque le conseil que l’on donne sur la consommation modérée du vin. Ce qui forme donc une comparaison qui est d’autant plus précise qu’elle est faite au moyen des chiffres. Si un « demi-setier » de vin « conforte la nature », Béronte en a bu pourtant plus de « quarte », c’est-à-dire huit fois de ce qu’il faut, de sorte qu’il n’arrive plus à faire un pas et qu’il est attrapé enfin par Tersandre (V. 823-835). De surcroît, il prétend, comme Anselme, être capable de tout quand il boit. Mais ce qui différencie ces deux personnages, c’est que le valet de Francion tiendra sa promesse quand il prétend pouvoir rassurer le bonheur de son maître42, tandis que Béronte se comportera finalement comme un véritable couard.

À la fin de l’acte IV, les filous proposent d’aller boire avant l’expédition, ce qui plaît, sans nous étonner, à notre receleur. Et il prétend aussitôt que le vin le rend hardi et qu’il fera tout ayant bu (V. 1319). Pourtant, c’est un personnage dont le courage n’existe qu’en paroles, nous le verrons dans la scène 2 de l’acte V. Sa peur paraît lorsque les filous décident de le laisser tout seul faire le guet (V. 1434). Elle atteint très vite son point culminant avec l’imagination extravagante de Béronte sur le danger qu’il pourrait courir :

Il me semble desja que tout ce que je voy
Se transforme en Sergent, se vient saisir de moy,
Et m’enferme à cent clefs, où desja d’avanture,
J’ay sans devotion trop couché sur la dure : (V. 1449-1452)

Et une scène plus tard, lorsqu’il est découvert par Lucidor, il crie :

Dieu ! je tremble d’effroy,
Fends-toy par la moitié, muraille cache-moy, (V. 1493-1494)

Cette couardise est, en effet, nécessaire à la progression de l’action. Car si Béronte partage l’avidité du vin avec Anselme, il a pourtant un rôle dramatique tout à fait différent de ce dernier. Dans La Comédie de Francion, nous avons un valet qui devrait, comme ceux dans d’autres comédies, seconder le bonheur de son maître. Il est vrai que la pièce se dénoue gràce à Francion lui-même, mais Anselme a aussi réussi à tromper Valantin pour que son maître puisse aller voir Laurette. Tandis que dans L’Intrigue des filous, Béronte reste presque toujours extérieur au fil amoureux qu’il influence d’une manière indirecte. Sans sa poltronnerie, il n’irait pas demander l’abri chez Ragonde pour fuir les filous, ce qui veut dire qu’il n’irait pas récupérer le portrait et que l’intrigue de la pièce n’existerait pas. De même, s’il a une même vision sur la mort que les filous, il ne va pas leur proposer le vol en échange de sa vie et démasquer Tersandre lorsque Lucidor l’a pris. Ce qui empêcherait complètement le dénouement de la pièce. Voilà la nécessité de sa couardise.

Goinfre, craintif, vantard, Béronte est aussi un peu fou. Le Borgne nous a donné ses observations :

Il grimasse parfois comme un Enfant qu’on sévre ;
Tantost rit, tantost pleure, & pour rien prend la chevre,
Enfin il est bizarre, & parest insensé, (V. 27-29)

Son extravagance se manifeste, comme Tersandre l’indique, partout dans ses paroles (V. 899-900). Ayant dormi pendant le duel entre Lucidor et Tersandre, il ose encore se targuer, une fois réveillé par son ancien maître battu, de son « bras indompté » (V. 1014). À Tersandre qui est surpris par ses paroles imprégnées de fantaisie, il répond avec les vers suivants :

             Ces Filous en sont cause, ils m’ont écervelé,

Et tout mon pauvre esprit s’en est tantost allé,
Par trois ou quatre trous qu’ils m’ont faicts à la teste. (V. 901-904)

Nous comprenons pourquoi L’Estoile a ainsi jugé le caractère de Béronte dans la lettre dédicatoire : « le Receleur […] n’est pas fou, mais il n’est gueres moins plaisant que s’il l’estoit. Il n’est point de melancholie à l’espreuve de sa mine, & de son langage ; & il faudroit estre plus chagrin que ce Philosophe qui pleuroit tousjours, pour ne pas rire au recit de ses advantures ».

Tersandre §

Il paraît d’abord comme un rival conventionnel : agréé par la mère à cause de sa richesse, mais repoussé par la fille qui lui préfère un jeune capitaine sans fortune. C’est surtout son excès de jalousie qui déplaît à Florinde (V. 329-334). En effet, ce sera aussi le moteur principal de ses actions qui couvrent presque tout le deuxième acte. Nous allons étudier ce trait de jalousie avec ses deux monologues.

Trompé et troublé par Béronte dès leur première rencontre, Tersandre sera rejeté ensuite par Ragonde qu’il traite comme une maquerelle. Le receleur le quitte ayant peur que l’invention ne soit démentie et ainsi le laisse seul et déchiré. C’est dans une telle situation qu’il prononce un premier monologue terminant la scène 3 de l’acte II.

Tersandre commence par avouer l’impuissance de la raison devant tant de « transports » qui l’emportent (V. 445-446), c’est alors un premier pas vers la tyrannie de la jalousie. Homme extrêmement jaloux qui veut tout le temps « donner des lois » à la femme qu’il aime (V. 329-334), il ne supporte, et surtout ne peut pas croire que Florinde mène secrètement une vie débauchée. En effet, il aurait pu se garder de croire la calomnie de Béronte, mais malheureusement, comme nous avons pu le constater, il est tellement aveuglé par sa jalousie que tout jaloux qu’il est, il croit qu’il est encore trop « insensible » à la conduite de Florinde (V. 447-448). La trahison imaginée ou plutôt cette humiliation qu’il ressent va susciter en lui une idée de vengeance, et ceci par le moyen d’une divulgation de la conduite déshonorante de Florinde. Pourtant, une telle vengeance ne sauvera pas son honneur. Car après avoir pris tout le soin de la surveiller, comment Tersandre pourra-t-il supporter que sa mauvaise conduite soit découverte et divulguée enfin par lui-même ? Voilà pourquoi il déplore l’impasse dans laquelle il se trouve :

Mon honneur le deffend, mon despit le commande :
Sans honte je ne puis decouvrir mon malheur,
Et ne le puis celer, sans mourir de douleur ; (V. 452-454)

Ce dilemme annonce un retour de la raison, et la jalousie décroît après avoir atteint son faîte. Il pense ensuite chercher à connaître la vérité auprès de la suivante de Florinde. Mais avant que la raison ne s’installe complètement en lui, sa jalousie l’emporte de nouveau, et la fin de ce monologue nous fait prévoir son échec dans sa conversation avec Clorise. Puisque sans l’interroger, il s’imagine que la suivante seconde sa maîtresse dans sa vie débauchée. Voilà tout le mouvement psychologique dépeint dans ce premier monologue.

La scène 4 de l’acte II est devenue enfin, comme nous l’avons prévu, un échec pour Tersandre, puisque ses accusations ne lui ont rien rapporté, si ce n’est la raillerie de Clorise. Et il se retrouve tout seul dans la scène suivante. Un nouveau monologue deux fois plus long que le premier l’aidera pourtant à retrouver sa raison.

Le début de cette tirade est marqué par une fureur causée par l’attitude de Clorise, et nous entendons encore un Tersandre aveuglé par sa jalousie. La preuve en est que sans l’avoir vérifiée, il considère la calomnie comme une vérité (V. 517-522). Mais les paroles de Clorise, quelques piquantes qu’elles soient, font revenir enfin la raison en lui, et il commence ensuite à se méfier de l’accusation de Béronte à qui il a fait confiance trop facilement (V. 523-532). Ce retour de la raison n’est pourtant pas la fin de son trouble : le portrait dont il ignore l’origine ; la raison d’une telle calomnie, ces deux éléments inexpliqués perturbent toujours Tersandre qui regrette d’avoir trop tôt laisser fuir Béronte (V. 533-540).

La crainte de la conduite de Florinde va céder la place, dès le vers 541, à une nouvelle inquiétude qui l’oblige à penser que Florinde était entrée chez Ragonde avec Lucidor. Ce qui implique que le retour à la raison n’a jamais pu dissiper sa jalousie. En effet, il est déjà prêt à tester Lucidor et s’imaginera, à l’issue de la scène suivante, qu’il obtient au moins la moitié de la vérité. Pourtant, nous avons démontré dans l’étude dramaturgique qu’il est entré finalement dans une nouvelle erreur sans qu’il ne le sache.

Ce rival qui agit jusqu’ici sous la domination, tantôt absolue, tantôt relative, de sa propre jalousie, terminera l’acte II par une calomnie contre Lucidor. C’est en effet la dernière action qui dépend encore de ce personnage lui-même, car ses prochaines apparitions servent uniquement les différentes exigences de la pièce. La scène 5 de l’acte III, celle de la reconnaissance, est nécessaire pour le dénouement ; la scène 6 de l’acte III est importante dans la mesure où le héros a besoin de gagner le duel pour reconquérir son honneur devant un rival qui l’avait trompé ; enfin, si Tersandre réapparaît dans les scènes 5 et 6 du dernier acte, c’est parce que le dénouement de la pièce devrait être complet, c’est-à-dire qu’il faut que « le sort de tous les personnages importants soit fixé43 ».

Ragonde §

Voilà une revendeuse qui est destinée, comme dira Arnolphe dans L’Ecole des femmes, à « faire réussir les mystères d’amour44 ». Ragonde elle-même avoue devant Olympe qu’une partie de son métier est de faire des mariages (V. 276), et elle se propose aussitôt pour lui trouver un mari. Comme Olympe refuse son conseil, la revendeuse prononce une longue tirade afin de lui montrer la misérable situation dans laquelle vit une veuve (V. 280-292). La qualité d’entremetteuse de Ragonde sert beaucoup plus fréquemment l’amour des deux jeunes héros. Elle leur propose sa maison comme un lieu de rencontre et transmet des lettres d’amours entre eux. Ses actions vont tellement loin qu’elle suborne Florinde en l’incitant à ignorer son devoir au profit de son amour (V. 229-233). Car pour Ragonde, il n’existe pas de justice ni de raison dans l’amour : même Olympe, malgré son âge, « se laisse cajoller à mille courtisans » et peut donc servir d’un bon exemple à sa fille (V. 235-253).

Pourtant, la ferveur qu’elle a témoignée pour faire réussir l’amour des deux héros est nuancée par son relâchement dans deux moments cruciaux. Dans la scène 2 de l’acte III, trompée par Tersandre, Florinde veut rompre totalement avec Lucidor. Ragonde qui connaît parfaitement l’histoire du portrait perdu aurait pu tout de suite démentir la calomnie de Tersandre, mais elle a simplement choisi de suggérer cette perte (V.708-710) avant de se résigner complètement à la fermeté de Florinde. À la scène 2 de l’acte IV : le premier vers de Lucidor nous apprend qu’elle a été chez le héros il y a peu de temps, la peur d’être vue par les filous l’a fait retourner à sa maison. Mais ni précédemment, ni actuellement, elle n’a fait aucun effort pour aider Lucidor à dissiper le malentendu de Florinde. Elle a même fait le contraire au moment où Lucidor pense ne pas rendre les faveurs : « Je crains que ce refus n’irrite son courroux, (V. 1061) »

Une telle alerte nous semble déjà inappropriée, pourtant, la suite de son discours nous étonneront encore plus :

Est-il transport d’Amour qui le vostre surpasse ?
Mais c’est trop m’amuser. (V. 1064-1065)

Comment expliquer ce manque de patience ? Pourquoi se presse-t-elle de s’en aller à un moment où Lucidor aurait besoin de son aide ? De même, son mutisme devant Florinde dans la scène 2 de l’acte III est-il justifiable ?

C’est toujours la structure dramaturgique de la pièce qui nous éclairera sur ces questions. Comme nous l’avons pu constater dans l’étude précédente, l’affaire du portrait occupe la quasi-totalité de l’intrigue de la pièce et forme ainsi une comédie enchâssée dont le dénouement dépend de l’aveu de Clorise. Si Ragonde divulgue le secret dès le début de l’acte III, l’affaire sera trop tôt amenée à sa fin. Son mutisme devant Florinde diffère donc une telle révélation décisive. En effet, elle ne va pas se faire avant la rencontre des deux amoureux. Ce qui veut dire que le coup de théâtre est réservé à la scène 3 de l’acte IV, de sorte qu’elle devient une scène charnière qui, non seulement clôt l’affaire du portrait, mais relance aussi, avec le projet d’enlèvement, l’action de la pièce vers son dénoument définitif.

Cela étant, le comportement inattendu de Ragonde devant Lucidor s’éclaircit également. Puisqu’au début de l’acte IV, il est toujours besoin de différer la révélation, ce n’est que vers la fin de la scène 2 que la revendeuse commence à aider le héros en lui encourageant de rompre le silence devant Florinde (V. 1077-1082). Ses propos sont importants dans la mesure où ils justifient indirectement l’autodéfense de Lucidor dans la scène suivante aux dépens du secret de Clorise. Puisque sans la tirade de Ragonde, une telle manière de se défendre pourrait nuire à l’image du héros qui avait promis de se taire dans l’acte I. Enfin, nous pouvons regretter un peu la brutalité d’un tel changement d’attitude de Ragonde. Quoique L’Estoile essaie de le justifier avec ces deux vers :

Il faut nouveaux conseils à nouvelles affaires,
Je ne devinois pas ce qui vient d’arriver, (V. 1084-1085)

la cohérence du caractère de ce personnage est légèrement affaiblie.

Un autre trait qui distingue Ragonde des autres personnages est sa raillerie constante. La plus grande victime en est Lucidor qui lui demande maintes fois de cesser de rire de son malheur. Nous nous bornons ici à un seul exemple assez représentatif : dans la scène 3 de l’acte I, au moment où Lucidor refuse de mentir à Florinde au sujet du portrait perdu, Ragonde prononce toute une tirade pour se moquer du héros. Selon la revendeuse, rien n’est plus normal que de voir mentir un amant, et Lucidor lui-même ment très souvent. Cette considération nous paraît bien divertissante, car Ragonde a confondu volontairement la forme hyperbolique des paroles de Lucidor avec le contenu que le héros veut vraiment exprimer. La convention de la galanterie qui veut qu’un amant prétende toujours vouloir mourir en aimant est prise au sérieux par Ragonde avec beaucoup de malice, de sorte qu’elle peut ainsi questionner Lucidor :

Alors que tant de fois, sans rougir seulement,
Vous m’avez asseuré d’estre mort en l’aimant.
Vous parlez, vous marchez, qui doncques je vous prie
Vous a resuscité ? (V. 197-200)

Clorise §

Voilà une confidente atypique à qui la maîtresse n’a communiqué aucune confidence dans la pièce. Mais le personnage n’est pas pour autant insignifiant. Il se justifie par sa fonction dramaturgique. Car d’abord, la perte du portrait par Clorise ainsi que le mensonge qu’elle a fait à Florinde constituent deux éléments importants dans l’exposition de la pièce ; de plus, c’est son aveu dans la scène IV,3 qui termine l’affaire du portrait. Pourtant, l’absence de ce personnage à un moment où sa maîtresse subit une crise psychologique (scènes III,1 et III,2) peut nous surprendre à première vue.

Pour essayer de comprendre une telle organisation de la part de L’Estoile, il faut d’abord noter que malgré l’absence de Clorise, Florinde n’a pas été toute seule pendant cette crise. Ragonde y était présente à la place de la dite confidente. Reste donc à savoir pourquoi la revendeuse s’est substituée à Clorise. En effet, c’est toujours la fonctionnalité de ce personnage qui nous éclaircira sur cette question. En tant que personnage de qui dépend le dénouement de la comédie enchâssée, Clorise ne peut pas réapparaître plus tôt. Car si elle était présente dans la scène 2 de l’acte III et face à sa maîtresse trompée par Tersandre mais emportée contre Lucidor, elle avouerait sans doute le mensonge qu’elle avait fait et heurterait donc le calcul de l’auteur qui cherche à différer la révélation. La scène 2 de l’acte II où Clorise a défendu sa maîtresse contre les médisances de Tersandre pourrait justifier notre supposition.

Olympe §

Outre sa fonction dramaturgique, à savoir une mère qui veut imposer à sa fille un époux qu’elle n’aime pas, Olympe possède plusieurs traits de caractère particuliers. Elle est d’abord fort soupçonneuse et passe son temps à surveiller Florinde (V.254-257) ; cette méfiance paraît même plus grande devant Ragonde qu’elle soupçonne, non sans raison, de porter à sa fille « ces petits poulets qui cajollent les belles » (V. 744). Nous pouvons aussi déceler sa vision sur l’amour dans sa conversation avec Florinde. Pour convaincre sa fille de la supériorité de Tersandre, elle commence par accuser d’inconstance tous les hommes amoureux. Un renard, un lion et enfin un serpent, les trois métaphores qui qualifient l’amant dans les différentes étapes de sa conquête sauraient bien détruire l’imagination qu’une jeune fille peut avoir pour l’amour (V. 305-312). Cela étant, le choix d’un époux devrait donc se baser sur une autre valeur plus constante, plus solide que l’amour lui-même. Pour Olympe, ce ne peut être que la richesse. Voilà la vision de l’amour d’une femme intéressée, mais curieusement, elle est contrastée par la description qu’a donnée Ragonde sur Olympe. Il s’agit d’une longue tirade que la revendeuse a prononcée vers la fin de la scène 4 de l’acte I pour chasser le scrupule de Florinde. Olympe y est dépeinte comme une coquette qui, malgré son âge, « se laisse cajoller à mille Courtisans » (V. 238). Selon Ragonde, cette passion amoureuse la domine à un tel point que tous les biens dont elle dispose « seront pour un Plumet follement despensez » (V. 241-242). De là nous découvrons une éventuelle contradiction du personnage dont l’explication nous manque dans la pièce.

Florinde §

Dans une pièce dans laquelle l’auteur s’attarde très souvent sur des personnages dits secondaires, la faible présence de l’héroïne (8 scènes dont 2 sont muettes) ne nous étonne pas. Elle paraît d’abord comme une jeune fille amoureuse qui, malgré les ordres de sa mère, maintient un lien secret avec Lucidor dont elle est éprise. Toutefois, son penchant à l’amour n’est pas sans retenue à cause de l’interdiction d’Olympe. Dans la scène 4 de l’acte I, elle précise bien, tout en consentant au rendez-vous demandé par Lucidor, qu’elle n’osera pas parler avec lui (V. 225-228). Cet obstacle extérieur se transformera en un scrupule intérieur de Florinde, fille qui se soucie autant, même plus de son honneur que de son amour (V. 1213-1214), si bien qu’au moment où Lucidor l’informe de son projet d’enlèvement, elle lui répond : « Cette offre avec honneur se peut-elle accepter ? (V. 1133) ».

Le thème de l’honneur n’est pas nouveau, puisque son incompatibilité avec l’amour constitue un ressort dont les auteurs dramatiques du XVIIe siècle se servent beaucoup pour construire une intrigue tant dans les comédies que dans les tragédies. De surcroît, l’émotion de ceux qui en souffrent se traduit souvent par un dilemme que Corneille a orné de tant de noblesse. Ce qui est nouveau dans notre pièce, c’est qu’au nom de l’honneur, Florinde nous a précisé ses craintes concrètes. Il s’agit d’abord de sa sensibilité aux regards des autres :

Mais vous suivre en cent lieux comme une vagabonde !
Que diroit-on de moy ? (V. 1143-1144)

Et elle craint surtout qu’un tel affront n’irrite sa mère qui saurait la frustrer de son bien :

Ils [mes parents] sçauroient s’en vanger, romproient mon hymenée,
Pesteroient contre moy, retiendroit tout mon bien ;
Et jamais nul mal-heur ne fut esgale au mien. (V. 1151-1154)

Voilà les obstacles intérieurs qui empêchent Florinde d’accepter en premier lieu le dessein de Lucidor. Elle ne sera résolue à partir avec son amant que losqu’elle comprendra la conséquence de son refus ; les deux vers de Lucidor sont, en ce sens, décisifs :

Mais il faut l’un ou l’autre ; ou que je vous enleve,
Ou que de mon Rival l’entreprise s’acheve, (V. 1179-1180)

Car finalement, elle supporte encore moins un mariage avec Tersandre dont la jalousie l’irrite.

Lucidor §

Nous avons ici un personnage conforme à la caractérisation du héros classique par Scherer45. Il est jeune : Béronte l’appelle « vert galant » (V. 400) ; il est beau, Olympe nous le confirme en rappelant ses trois vertus (V. 317) ; la valeur militaire qui est nécessaire au héros classique selon Scherer se trouve aussi en Lucidor, le récit qu’a fait Béronte dans la scène 5 de l’acte III témoigne la vaillance du héros pendant les guerres d’Allemagne. Or ce courage ne s’accompagne point d’une naissance noble dont il est ordinairement l’apanage d’après Scherer, c’est ce qui distingue le héros de notre pièce. Le dernier élément qui constitue le charme d’un héros classique est son malheur, car il suscite la compassion chez le spectateur. Cela va de soi dans une tragédie, tandis que dans cette comédie, Lucidor est aussi tourmenté par son infortune durant la plupart de ses apparitions.

« O comble de mal-heurs ! » (V. 157) Voilà le permier vers prononcé par ce héros qui se désespère à cause de la perte du portrait. Lorsque Clorise cherche à le consoler en disant que ce n’est qu’un portraict perdu (V. 166), Lucidor se sert de la polysémie de l’adjectif « perdu » pour défendre sa juste douleur : « je le suis plus que luy » (V. 166), puisque pour le héros, le portrait est un double de Florinde qui saurait apaiser sa douleur pendant son absence (V. 171-174). Pourtant, ce n’est qu’un début de son infortune. La suite de l’action nous apprendra que le héros ne verra pas Florinde au temple et qu’il sera trompé par son rival. Pour comble de son malheur, Florinde le croira indiscret et voudra rompre avec lui. Ainsi nous constatons que l’action progresse dans cette pièce en même temps que le malheur du héros s’accroît. Et la tension dans les premiers actes que nous avons analysée dans l’étude précédente est avant tout une inquiétude de la part du spectateur pour le sort du héros.

Un tel amant parfait parle naturellement le langage de la galanterie, avec toutes ses hyperboles et ses métaphores consacrées. L’Estoile a sans doute accentué les transports de Lucidor dans l’ostentation de sa passion amoureuse. Le héros prétend qu’il lui faut perdre la vie après la perte du portrait (V. 197) ; lorsque Clorise le supplie de se taire devant Florinde au sujet de cette perte, il lui répond qu’il mourrait au lieu de mentir, sauf que cette fois, son propos est vite détourné par la revendeuse et ainsi fait l’objet de sa raillerie. Le héros n’évite pas non plus le ridicule dans la scène 2 de l’acte IV : ne pouvant pas supporter l’injustice de Florinde, il prétend conserver toutes les faveurs même après sa mort (V. 1052-1056), tandis que Ragonde s’en moque de nouveau avec le vers suivant : « C’est là qu’elles seront en lieu de seureté, (V. 1057) ».

Enfin, la manifestation de sa passion amoureuse va tellement loin qu’il jure de tuer son rival et de se percer ensuite du « même poignard » si Florinde refuse son enlèvement (V. 1193-1196).

Dimension philosophique ou filou épicurien §

Nous avons déjà évoqué, dans l’étude des caractères, le penchant philosophique du Bras-de-fer, il est temps de revenir sur cette question. Notre étude suivante sera basée sur la fin de la scène 1 de l’acte V, à savoir un débat entre Le Bras-de-fer et Le Borgne autour de la crainte de la mort. Il s’agit, en effet, d’un thème qui occupe une place importante dans la philosophie épicurienne, et ce qui nous intéresse, c’est surtout l’appropriation de la pensée d’Épicure dans ce débat entre deux filous.

Il convient de comprendre, pour commencer, en quoi la question de la crainte de la mort est importante dans le système épicurien. Selon Pierre Hadot46, il existe, au point de départ de l’épicurisme, une expérience et un choix. L’expérience est celle de la    « chair » qui est d’ailleurs nécessairement liée à l’âme ; quant au choix, il s’agit avant tout de délivrer cette « chair » de sa souffrance, et ainsi de lui permettre d’atteindre le véritable plaisir47. Dans la Lettre à Ménécée, Épicure nous enseigne une méthode pour parvenir à ce plaisir. Elle consiste en différentes conditions nécessaires pour l’aboutissement du choix épicurien, l’absence de la crainte de la mort en est une, autrement dit, il faut, pour atteindre le véritable plaisir, dissiper cette crainte. Voilà pourquoi la question qui nous occupe est importante chez Épicure.

Le bannissement de la crainte de la mort est tout aussi nécessaire pour les filous. Car, comme nous l’avons montré dans l’étude des caractères, la détermination est la première qualité que les gens de ce métier devaient avoir. Or, comment un filou peut-il vraiment être résolu s’il craint la mort en même temps ? Il faut donc, pour un voleur, comme pour un épicurien, chasser cette vaine frayeur. Cela étant, nous avons une possibilité de les rapprocher, voire d’approprier un discours épicurien à un filou, quoiqu’ils n’aient, à première vue, rien de commun.

Pourtant, il est invraisemblable que deux filous déterminés aient besoin de discuter encore sur cette question, car, après tout, ils ne sont nullement de vrais philosophes. Par conséquent, il faut que l’un des deux soit craintif, pour que l’autre puisse trouver la nécessité de le convaincre tout en se servant de la pensée épicurienne. Mais qui que ce soit, la cohérence du caractère sera légèrement heurtée, puisque tous les trois ont montré leur détermination dans la dernière scène de l’acte précédent. Le Borgne qui est inquiet d’une éventuelle fin tragique dans cette fin de la scène 1 de l’acte V, a juré auparavant, au contraire, de vouloir tout hasarder pour le vol, même être « percé comme une crible » (V. 1304).

Pourquoi était-ce Le Borgne et non pas Le Bras-de-fer qui a prononcé ce discours de couard ? Serait-ce parce qu’il est plus savant que ses camarades ? Pour répondre à cette question, il faut toujours se référer à l’épicurisme. Une observation de Marcel Conche sur le philosophe grec nous servira d’un début d’éclaircissement : « Épicure combat, par la clarté rationnelle, la fausse clarté que les récits de type religieux, les “mythes”, jettent sur l’origine de l’homme et sur sa destinée. Ainsi les mythes relatifs aux Enfers48 ». Autrement dit, selon Épicure, plus on est nourri de ces textes qui traitent faussement, entre autres, la question de la mort, plus on s’abandonnera à la crainte de la mort. Le Borgne, avec le trait d’érudit que L’Estoile lui a prêté, serait donc, vraisemblablement, plus capable d’avoir cette peur. Cela étant, nous comprenons aussi pourquoi Le Bras-de-fer commence sa tirade par une critique de la superstition du livre.

Il convient d’examiner maintenant ce que craint Le Borgne dans la mort. Il s’agit en premier de la peur du bourreau qui « fait trembler les plus fermes esprits » (V. 1346). Autrement dit, ce que craint Le Borgne, c’est la manière dont la justice lui fera expier son crime, c’est-à-dire, le supplice. Nous avons là une première appropriation de l’épicurisme, car il existe, pour les épicuriens, une crainte du châtiment de l’enfer qu’il faut dissiper. Lucrèce traita cette « peur de l’Achéron » avant la fin du livre III du De rerum natura. Le disciple d’Épicure voulut montrer, dans son ouvrage, que l’enfer n’est qu’une allégorie, ainsi inaugura-t-il sa démonstration avec les deux vers suivants :

Tous les supplices qu’en l’abîme infernal
place la tradition, dans notre vie réside. (III, 978-979)49

La suite du poème consiste à désabuser, avec différents exemples, le peuple qui croit ces supplices infernaux à cause des récits de mythes50. La démystification est suivie d’un dévoilement, celui du châtiment dans le monde réel :

Mais il est dans la vie pour les forfaits insignes
Insigne peur des châtiments, expiation du crime, (III, 1014-1015)

Ainsi rejoignons-nous la crainte du bourreau chez Le Borgne. L’idée de l’enfer allégorique justifie donc cette première appropriation opérée par L’Estoile.

Lucrèce montra ensuite, avec beaucoup de moqueries, à quel point la peur des supplices tourmente les gens :

A défaut de ces peines, l’esprit, conscient de ses fautes,
d’anxiété se torture et s’inflige le fouet, […]
Bref, c’est ici-bas que les sots vivent l’enfer. (III, 1018-1023)

Cette ironie de Lucrèce, nous la retrouvons avec notre filou. Les chimères qui inquiètent Le Borgne ne sont nullement autre chose qu’un « fouet » qu’il « s’inflige ». Incapable de supporter une telle torture, les hommes sauraient même avoir, selon Lucrèce, un « dégoût de vivre », en « oubliant que cette peur est source de leurs maux » (III, 80, 82). Cette idée est exprimée de nouveau chez Le Borgne qui pense que « le coup de la mort » sera pour lui « un coup de grâce » (V. 1352).

Parmi les craintes du Borgne, il y en a deux concernant le destin du corps après la mort. La question de la sépulture d’abord. Après avoir évoqué l’arrivée du bourreau et le supplice, ce filou pense au cadavre :

Ce coup est-il receu ? nos membres tous brisez,
Sur quelque grand chemin demeurent exposez, (V. 1353-1354)

Il s’agit, en effet, d’une crainte religieuse ici. Car, selon José Kany-Turpin, « une mort sans sépulture paraissait plus malheureuse pour la conscience du fidèle51 ». L’idée est aussi approuvée par Marcel Conche qui cite une formule de Fustel dans son introduction : « on craignait moins la mort que la privation de sépulture52 ». À cette inquiétude pour un corps délaissé, s’ajoute une autre crainte, celle de la putréfaction du corps, ou selon le propos du Borgne : un corps qui deviendra « la pasture aux bestes » (V. 1356). Crainte qui n’est plus religieuse, mais purement imaginative que Lucrèce bannit :

Si donc tu vois un homme s’indigner de son sort
à l’idée de pourrir après la mort, cadavre abandonné,
de finir dans les flemmes ou sous la dent des fauves
soit certain que ces mots sonnent faux […] (III, 870-873)

voilà l’appropriation de ces craintes concrètes dans la mort que les épicuriens cherchent à combattre.

De quelle manière Le Bras-de-fer pourrait-il chasser les chimères qui tourmentent son camarade ? Commençons par la crainte du bourreau. Comme nous l’avons évoqué précédemment, il s’agit ici d’un avatar de la crainte de l’enfer chez les épicuriens. Lucrèce traite cette question afin de dénier l’existence de l’enfer et de revenir sur les supplices d’ici-bas. Pourtant, il n’avait pas développé davantage sur cette nouvelle crainte du châtiment dans le monde réel. Dans L’Intrigue des filous, L’Estoile ne s’attarde pas non plus sur cette question. Puisque Le Bras-de-fer n’y a pas répondu directement, il l’a simplement évoqué pour passer à la suite de son argumentation :

Apres que la Justice a nos ans limitez,
Que nous importe-t’il où nos corps soient jettez ? (V. 1361-1362)

Que pouvons-nous déceler dans le vers 1361, sinon une juste résignation à la justice ? Mais si Le Borgne s’y résigne par crainte, l’attitude du Bras-de-fer est différente en ce qu’il considère le châtiment infligé par la justice comme son destin à quoi il n’échappera jamais. Voilà pourquoi il prononce les vers suivants :

Et quiconque a du cœur, au lieu de s’estonner,
Regarde d’un œil sec son destin terminer. (V. 1369-1370)

Nous avons là, de nouveau, une position épucirienne, référons-nous toujours à Lucrèce :

Un terme est pourtant fixé à la vie des mortels :
impossible d’esquiver la mort, il faut se rendre. (III, 1078-1079)

Nous pouvons donc dire que la justice inflige à un criminel la peine de mort de même que la nature fixe un « terme » à la vie d’un homme ordinaire. Et selon Le Bras-de-fer, un filou devant le supplice, devrait avoir la même attitude qu’un mortel épicurien face à la mort naturelle. Voilà une nouvelle appropriation de l’épicurisme.

Poursuivons avec la deuxième crainte, celle d’une mort sans sépulture. Il convient de comprendre d’abord sa cause. Le Borgne ne l’a pas évoquée, mais Marcel Conche nous l’a bien expliquée dans son introduction : « [Pour les Grecs], si le corps n’avait pas eu la sépulture rituelle et les honneurs funèbres, l’âme ne pouvait entrer dans l’Hadès, elle restait errante, repoussée par tous, n’ayant sa place ni dans la société des vivants ni dans celle des morts53 ». La réponse du Bras-de-fer n’est pourtant pas formulée sur cette cause, voyons les vers concernant cette crainte :

Que nous importe-t’il où nos corps soient jettez ?
Qu’ils soient sous des caillous, ou sous des pierreries,
Au milieu des parfums, ou parmy des voiries ;
Posez sur des gibets, ou mis en des tombeaux, (V. 1362-1365)

Sa position sur laquelle il a insisté est tout à fait celle d’un épicurien, sauf que les arguments y manquent, autrement dit, ces quatre vers ne nous éclairent point sur la raison pour laquelle il défend sa position. Il faut donc se référer à l’épicurisme.

« Il n’est pas possible de dissiper la crainte au sujet des choses les plus importantes sans savoir quelle est la nature du tout54 », la première partie de cette maxime XII d’Épicure nous révèle donc qu’il faut commencer par élucider la nature de l’objet de la crainte. Celle du Borgne, c’est en effet une inquiétude pour l’âme qui ne se repose pas après la mort. Ce qui nous amène à une étude de la nature de l’âme. Lucrèce ne procéde pas autrement. Car les deux tiers de son livre III sont consacrés à une traduction de la physique épicurienne de l’âme dont nous donnons ici les grandes lignes. Pour les épicuriens, l’âme est composée d’atomes, elle est inhérente au corps et ne peut pas subsister sans lui. Elle naît, souffre et meurt avec le corps. Voilà une caractéristique importante qui explique tout. Puisque si l’âme meurt avec le corps, il ne sera pas question qu’elle soit errante même après une mort sans sépulture, et cette crainte sera dépouillée de son objet.

Il nous reste la réponse du Bras-de-fer à la dernière crainte de son camarade, celle de la décomposition du cadavre. Elle est munie cette fois d’un argument :

[Que nous importe-t’il que nos corps]
[…] soient mangez des vers, ou mangez des Corbeaux ;
Tout est indifferent, ny loüange ny blasme,
Ne touchent un mortel quand il a rendu l’ame, (V. 1366-1368)

Autrement dit, pour Le Bras-de-fer, ce qui arrivera à nos corps après la mort, nous ne le sentirons point. Voilà une idée qui se trouve également chez Épicure : « la mort n’est rien par rapport à nous ; car ce qui est dissous ne sent pas, et ce qui ne sent pas n’est rien par rapport à nous55 ». Cette maxime II est traduite et développée par Lucrèce :

La mort n’est rien pour nous et ne nous touche en rien […]
rien, absolument rien, nous qui ne serons plus,
ne pourra nous atteindre ou émouvoir nos sens,
fût-ce le déluge, mer ciel et terre confondus. (III, 830 et 840-842)

Une telle démystification qui met l’accent sur la question de la sensibilité est tout aussi fondée sur la physique de l’âme. Puisque selon Lucrèce :

Ni l’âme ni le corps sans le pouvoir de l’autre
n’ont la faculté de sentir isolément,
mais leurs mouvements réciproques en notre chair
allument et attisent la flemme de la sensation. (III, 333-336)

Ayant répondu aux craintes de son camarade, le filou épicurien relance la question de la mort sous un nouvel angle, celui de l’égalité absolue dans la mort. Lucrèce en parle au début du livre III (59-86). Selon lui, la crainte de la mort précipite les gens dans la course de l’argent et de la gloire, car ils croient pouvoir y trouver de la sécurité. Pourtant, c’est un vain effort de chercher à esquiver la mort par l’accumulation de la richesse ou de la gloire. Puisque personne n’est à l’abri de la mort. Nombreux sont les exemples que Lucrèce donne afin de montrer que la mort est la loi commune, nous nous bornons à un seul :

Scipion, ce foudre de guerre, terreur de Carthage,
remit ses os à la terre comme le dernier des esclaves. (III, 1034-1035)

L’idée de l’égalité dans la mort est exprimée par notre filou avec les vers suivants :

Et qui finit ses jours couché bien mollement,
Entre les draps d’un lict paré superbement ;
Ne revit pas plutost que qui meurt sur la rouë, (V. 1373-1375)

En effet, la vaine tentative de chercher la sécurité dans la richesse ou dans la gloire accroîtra, au contraire, l’insécurité. Pierre Hadot partage notre opinion dans ce passage de son livre : « si les hommes sont malheureux, c’est qu’ils sont torturés par des désirs “immenses et creux”, la richesse, la luxure, la domination56 ». Par conséquent, les vrais épicuriens exercent une ascèse des désirs pour atteindre le véritable plaisir, un plaisir stable.

Note sur la présente édition §

Nous avons établi le texte selon l’édition originale de 1648 qui est disponible en ligne (Bibliothèque numérique Gallica). Toutefois, l’extrait du privilège lui manque, et nous l’avons trouvé dans l’exemplaire RES-YF-468 de la Bibliothèque François Mittérrand. Il est à croire que la version numérique est une reproduction de l’autre exemplaire RES-YF-577 qui ne présente pas non plus l’extrait du privilège. Ces deux exemplaires sont identiques pour le reste.

La première édition de cette pièce comprend un seul volume, in-4º, en voici la description :

(I) : L’INTRIGUE / DES / FILOUS / COMEDIE. / fleuron de la librairie / A PARIS, / Chez ANTOINE DE SOMMAVILLE, au Palais, dans la / petite Salle des Merciers, à l’Escu de France. / M. DC. XLVIII. / AVEC PRIVILEGE DU ROY.

(II) : verso blanc

(III - IX) : Epistre

(X - XIII) : Lettre de MR BALLESDENS

(XIV - XV) : Advis important au lecteur

(XV) : Extrait du privilège du roi

(XVI) : liste des Acteurs

1 à 119 : texte de la pièce

Le texte de la pièce est précédé d’un rappel de titre en haut de la première page.

Établissement du texte §

Nous avons conservé la graphie de l’édition originale tout en distinguant i et j, u et v. Nous avons aussi décomposé les voyelles nasales surmontées d’un tilde en voyelle + consonne. (V. 280, 292, 319, 416, 469, 499, 507, 550, 628, 652, 736, 749, 868, 871, 907, 944, 1028, 1037, 1143, 1219, 1261, 1550, 1555)

Nous avons corrigé les coquilles dans le texte, en voici la liste :

V. 49 : a pour à

V. 110 : ou pour

V. 394 : ou pour

V. 458 : la pour l’a

V. 472 : n’est pour nest

V. 530 : a pour à

V. 553 : pour ou

V. 763 : à pour a

V. 794 : troublé pour trouble

V. 993 : la pour

V. 1169 : mesprisera pour m’esprisera

V. 1175 : a pour à

V. 1251 et 1260 : Ça pour Ca

V. 1361 : a pour à

Nous avons respecté la ponctuation de la première édition tout en rectifiant les erreurs, en voici la liste :

V. 6 : suppression de “:” après Chambre

V. 241 : “,” pour “?”

V. 763 : marchandise, pour marchandise :

V. 764 : chalandise : pour chalandise,

V. 931 : bouteille, pour bouteille.

V. 973 : deux, pour deux ;

V. 1353 : receu ? pour receu ;

V. 1415 : suppression de “:” après potence

V. 1463 : bouë, pour bouë :

V. 1464 : moüe : pour moüe,

V. 1508 : ensemble ? pour ensemble.

V. 1509 : prisez, pour prisez ?

Liste des abréviations utilisées dans l’édition présente §

(Fur.) : Dictionnaire universel par Furtière, 1690.

(Aca.) : Dictionnaire de l’Académie française, 1694

(Ric.) : Dictionnaire françois, par Richelet, 1680

(TLFi) : Le Trésor de la langue française informatisé (http://atilf.atilf.fr/tlf.htm)

L’INTRIGUE
DES FILOUS §

A MESSIRE
CHARLES TESTU
CONSEILLER DU ROY
EN SON CONSEIL D’ESTAT,
MAISTRE D’HOSTEL ORDINAIRE
DE SA MAJESTE,
CHEVALIER ET CAPITAINE DU GUET DE PARIS57 §

MONSIEUR,

Je ne sçay quel jugement vous ferez de moy, & si vous ne m’accuserez point d’extravagance, ou du moins d’incivilité, de vous demander aujourd’huy vostre protection pour ceux là mesmes dont vous avez entrepris la ruine. La charge qu’on a donnée à vostre vertu, & qui depuis tantost un siecle a passé de pere en fils dans vostre Maison, vous oblige à faire guerre à ces Ennemis cachez, qui la font indifferemment à tout le monde, & portent leurs mains sacrileges jusques dans les Temples & sur les Autels. Cependant, quoy qu’il soit de vostre devoir de les exterminer tous, j’ose vous en presenter icy quelques uns, pour vous prier de les traiter favorablement, & d’embrasser leur deffense. Il est vray qu’il n’est bruit que de leur intrigue ; & toutefois pour estre les plus fameux, ils ne sont pas des plus coupables. Car apres tout qu’ont-ils fait? Ils ont fait possible autant que les autres 58 ; mais leur addresse est leur excuse : elle a comme fasciné les yeux de leurs Tesmoins, en leur faisant voir que les crimes sont beaux quand ils les font ; & qu’il y peut avoir de la gloire à faire le mestier dont ils se meslent. Aussi, MONSIEUR, il y a fort peu de plaintes contr’eux. Ils n’ont point de Partie : Aucun ne vous presse de mettre vos Gens en campagne pour les poursuivre ; & si vous daignés vous entretenir avec eux de leurs tours de souplesse, ils vous feront passer peut-estre quelques heures assez agreablement. Les termes dont ils expriment leurs pensees sont grotesques ; la maniere dont ils attrapent les plus Fins, l’est encore davantage, & le Receleur dont ils se servent n’est pas fou, mais il n’est gueres moins plaisant que s’il l’estoit. Il n’est point de melancholie à l’espreuve de sa mine, & de son langage ; & il faudroit estre plus chagrin que ce Philosophe 59 qui pleuroit tousjours, pour ne pas rire au recit de ses advantures. Enfin, MONSIEUR, ils sont le divertissement & des yeux, & des oreilles ; & comme ils ont plus d’agréement ou de bon-heur que les autres, ils ont aussi plus de privilege. On permettoit en Lacedemone de voler en secret, mais on leur permet icy de voler en public, & cette nouvelle permission apporte plus d’utilité que de dommage. Ce sont des Ennemis descouverts, & qui desployant leurs finesses à la veue du Peuple & de la Cour, enseignent la Cour & le peuple à se garder d’en estre trompez. Mais quelque licence & quelque applaudissement qu’on leur donne dans les Assemblees, ils en prennent peu de vanité, & se desfient avecque raison de l’approbation de la Multitude. Quoy que ce Monstre ait un nombre infiny d’yeux, il ne voit que la superficie des choses ; & pour avoir tant de testes, ils n’en a pas plus de jugement. Ils croyent donc que c’est à vous & non pas à luy à prononcer* sur leurs actions, & ils ne sont entrez chez vous qu’avec crainte, sçachant bien que ce qu’il admire le plus est quelquesfois ce que vous condamnez davantage. Ils apprehendent d’estre examinez en particulier par un Juge si clair-voyant, & si juste, & de n’estre rien moins dans le Cabinet, que ce qu’ils paroissent sur le Theatre. Certes, MONSIEUR, ils ont beau faire les asseurez ; ils ne disent pas un mot qu’ils ne tremblent ; & je n’en excepte pas ce Compagnon, qui parmy eux tranche du sçavant, & qui n’aymant pas moins l’estude, que le larcin, est devenu borgne à force de lire. Il me semble toutesfois qu’ils ne sont pas si criminels qu’ils s’imaginent, & qu’estant plus dignes de faveur que de chastiment, vostre bonté peut parler pour eux à vostre justice. Ce ne sont pas des Filous ordinaires, de ces Trouble-festes, dont la rencontre est importune. On accourt en foule pour les veoir ; & comme il y a plus de gloire à les proteger qu’à les perdre, je pourrois les adresser sans rougir au plus grand Prince de la terre 60  ; mais je ne veux tenir leur grace que de vous, & pour l’obtenir, je vous offrirois mesme des presens, n’estoit que vous n’estes pas moins incorruptible que je suis.

MONSIEUR,

Vostre tres-humble, & tres-
obeyssant serviteur, DE LESTOILE.

LETTRE DE MR BALLESDENS61 §

A MR DE LESTOILE §

MONSIEUR,

Il faut que vous soyez bien ennemy de vostre gloire, puisque vous n’estes pas venu Jeudi dernier à Fontaine-bleau. Je vous y avoit convié par mon Billet, pour vous faire jouyr des honneurs dont l’Intrigue de vos Filous vous auroit comblé. Mais sans doute il vous suffit de meriter des Couronnes : & par un excez d’humilité qui n’a point d’exemple, vous avez voulu éviter l’occasion d’en recevoir une de ces mains royalles qui les distribuent à ceux qui sçavent regner comme vous sur les Esprits. Je ne croyois pas jusques à present qu’il y eust de Philosophie si severe, que de vous obliger à fuyr tant d’honneur avec tant d’indifference ; ny d’Autheur si humble ou si delicat, que de s’absenter comme vous de la plus belle Cour de l’Europe, de crainte d’estre incommodé de ce battement de mains, dont le bruit, quelque grand qu’il soit, charme tousjours le cœur & les oreilles des autres. Mais si les grandes Assemblees vous sont importunes, souffrez au moins que cette Lettre vous aille trouver dans vostre Cabinet. Pour vous dire des nouvelles du beau monde ; & ne me sçachez pas mauvais gré, si cognoissant l’aversion que vous avez pour les loüanges, je ne puis m’empescher en passant de vous en donner quelques unes ; puis qu’en vous les donnant je ne suis qu’un faible Echo de la voix publique. En tout cas, j’ayme mieux courir le hazard de vous offencer, à l’imitation de tant d’honnestes gens qui font si hautement vostre Eloge ; qu’en me taisant tout seul, passer parmy eux pour ignorant ou pour insensible, j’auray pour le moins cét advantage, que si vous tenez pour vos ennemis ceux qui vous loüent, il ne vous fera pas si facile de vous vanger de moy que vous croiriez : puis qu’en cette occasion j’ay le bon heur d’estre du party des Princes, & des plus illustres Esprits du Royaume. Sans mentir, MONSIEUR, toute la France vous est beaucoup obligee du present que vous luy avez fait de cét ouvrage, qui ne contribuë pas moins au divertissement public, qu’à la seurté des particuliers. Vous y avez meslé si judicieusement l’utile avec le delectable, que vous nous avez fait voir avec joye, & sans aucun sujet d’apprehension, des personnes dont l’adresse a esté jusques icy d’un tres dangereux usage parmy les hommes. Les belles paroles que vous leur avez mises dans la bouche, en nous descouvrant leurs artifices, nous ont appris à nous en deffendre : & dans un pays de Forests & de Rochers, qui est ordinairement si favorable aux desseins des voleurs, nous les avons veus de prés & sans danger, quoy que leur approche soit tousjours funeste. L’objet de nos craintes s’est changé en un sujet d’admiration & de loüange. Ces Meschants qui ont fait un pact avec la malice, & une alliance avec la mort, sont devenus divertissants & officieux : Et il ne nous font point d’autre violence que de nous contraindre d’aymer nos ennemis, à force de nous donner du plaisir. Bien loin de crier aux voleurs en les voyant, ils n’ont tiré de nous que des applaudissemens & des cris de joye ? Et je ne puis m’empescher de croire, ou que vous estes de moitié avec eux, ou que vous en estes le Receleur, puisque leur plus veritable larcin, est de voler les cœurs, & l’estime de ceux qui les escoutent. Aussi ne sont-il pas de ceux à qui les portes du Louvre sont deffenduës. Ils traversent toutes les Compagnies des Gardes, sans apprehender le grand Prevost, ny le Chevalier du Guet. Lorsque les autres cherchent l’obscurité, ceux-cy cherchent le plus grand jour, pour avoir plus de tesmoins de leurs actions. Ils font mesme le mal avec tant de grace, qu’ils obligeroient les Juges les plus severes à les en absoudre ; Et vos vers leur ont acquis tant de faveurs aupres de leurs Majestez, que les Fleurs de Lys, qui sont la terreur des autres, & les marques les plus ordinaires de leur punition, n’environnent ceux-cy que pour leur servir d’ornement, & de marques d’honneur. Certes, MONSIEUR, il seroit à souhaiter que tant de beaux Esprits, qui travaillent comme vous pour le public, nous donnassent des ouvrages de pareille instruction que le vostre. Vous avez choisi sans doute à ce coup la plus vaste & la plus belle matiere que les Muses pouvoient prendre pour s’occuper utilement. Il y a des Filous de toutes sortes de conditions ? Et l’on ne presente point de Piece qui ait tant d’Acteurs que cette grande Comedie, que tant de Fourbes joüent incessament dans le monde, & dont le Theatre est tout l’Univers. Quant à moy je ne sçaurois jamais y faire un bon Personnage. Quelque connoissance que j’aye de cette adresse, qui semble passer aujourd’huy pour la premiere vertu du siecle, & quelque amour que vous m’ayez donné pour vos Filous j’ay trop de sincerité, pour n’avoir comme eux que des compliments dissimulez ; Et je vous supplie de croire que ma main est parfaictement d’accord avec mon cœur, quand je vous escris que je suis,

MONSIEUR,

VOSTRE & C.

De Fontainebleau Ce

6, d’Octobre, 1647.

ADVIS IMPORTANT AU LECTEUR §

Cher Lecteur, j’offre à tes yeux un corps sans ame, j’appelle ainsi toute Comedie qui se voit sur le papier, & non pas sur le Theatre. Les plus galantes & les mieux achevees sont froides pour la pluspart & languissantes, si elles ne sont animees par le secours de la representation. Les comediens n’en font pas seulement paroistre toutes les graces avec esclat : ils leur en prestent encore de nouvelles ; & la mesme piece qui semble admirable quand ils la recitent, ne se peut lire quelquesfois sans degoust. Ils ont fait valoir celle-cy, quoy que ce ne soit autre chose qu’une pure bouffonnerie, qui n’est digne ny de toy ny de moy-mesme : aussi serois-je encore à te la donner, n’estoit que j’apprehendois avec raison qu’il ne prist envie à quelqu’un de t’en faire un present à mon deçeu, & que la faisant imprimer avec peu de soin, il n’adjoustât des fautes aux miennes, qui ne sont desja qu’en trop grand nombre. Neantmoins, cher Lecteur, je ne desadvouë point ce petit ouvrage, quoy qu’il soit de peu de merite : mais je t’avertis qu’il y en a quelques autres que tu acheptes pour estre de moy qui n’en sont point ; & que faute de bien cognoistre ma façon d’escrire, tu te laisses abuser par une fourberie qui n’est guere adroite que plaisante. Un certain Libraire me fait passer tous les jours pour estre Autheur de plusieurs livres qui ne sont pas de ma science, & dont je n’ay jamais seulement veu le titre : cependant il te les debite avec asseurance qu’ils partent de mon esprit, & pour donner couleur à ce mensonge il se sert de cét artifice. Il met à la premiere page, & à la fin de l’Epistre, un petit nombre d’estoilles, n’osant y mettre mon nom ; & voila comme il te trompe, & me fait tort. J’ay bien voulu t’en donner advis, afin qu’à l’advenir tu ne t’y laisses plus surprendre, & que tu sçaches que je ne fus jamais d’humeur à me parer des despoüilles, ny des Vivans, ny des Morts.

Extrait du privilege du Roy §

Par grace & Privilege du Roy donné à Paris le 5 jour de Fevrier 1648. Signé par le Roy en son Conseil LE BRUN : il est permis à ANTHOINE DE SOMMAVILLE Marchand Libraire à Paris, d’Imprimer ou faire Imprimer, vendre & distribuer une piece de Theatre intitulee l’Intrigue des Filous, & ce pendant le temps & espace de cinq ans, à compter du jour que ladite piece sera Imprimée, & deffences sont faites à tous autres Libraires & Imprimeurs d’en vendre d’autres impressions que de celle qu’aura fait, ou fait faire ledit SOMMAVILLE ou ceux qui auront droit de luy, sous les peines portées par lesdites lettres qui sont en vertu du present Extrait tenuës pour deuëment signifiées.

Achevé d’Imprimer le 24, Avril 1648

ACTEURS §

  • LUCIDOR Capitaine François
  • OLYMPE Veuve d’un Partizan62
  • FLORINDE Sa fille & Maistresse de Lucidor
  • CLORISE Confidente de Florinde
  • TERSANDRE Rival de Lucidor
  • RAGONDE Revendeuse
  • LE BALAFRÉ Filou
  • LE BORGNE Filou
  • LE BRAS-DE-FER Filou
  • BERONTE Receleur
La Scène est à Paris, dans l’Isle du Palais63, devant le Cheval de Bronze64.
[A,1]

ACTE PREMIER,65 §

SCENE PREMIERE. §

BERONTE. LE BALAFRÉ. LE BRAS-DE-FER. LE BORGNE.

BERONTE.

Bon-courage, mes pieds, courons viste, volons,
Ils sont au Roy de Bronze, ils sont à nos talons,
Au Voleur, au Filou, mais Dieu je perds l’haleine !
Cachons-nous, autrement nostre perte est certaine.
Il se cache.

LE BALAFRÉ.

[p. 2]
5 Où donc ce Malotru peut-il s’estre fourré ?
Dans sa Chambre à l’envy nous l’avons bien bourré66,
Et nous le poursuivions, pour l’achever de peindre67.

LE BORGNE.

Il va comme la foudre, on a peine à l’atteindre.

LE BRAS-DE-FER.

Je l’atteindray pourtant, & le rouëray de coups,
10 Ainsi qu’ à des Valets ce Faquin parle à nous,
Et nous a destourné68 cette Casaque* bleuë,
Qui nous mit l’autre jour cent Archers à la queuë.

LE BORGNE.

La Foy* n’habite point parmy les Receleurs ;
Ils sont fourbes, meschants, & volent les Voleurs :
15 Mais comme-quoy69 sans eux ferions-nous nos affaires ? [p. 3]
Ces Marauts aux Larrons sont des maux necessaires.

LE BRAS-DE-FER.

Quoy ? souffrir* qu’un Pendard70 qui devroit estre sec,
Nous fasse ainsi passer la plume par le bec71?
Si de ce bras de fer une fois je l’attrappe,
20 Il sera bien subtil, & bien fort s’il eschappe :
Mais prenons-en quel-qu’autre ; aussi-bien on sçait trop
Qu’aux petites Maisons72 il va le grand galop.

LE BORGNE.

Depuis que le jettant contre un pillier de couche,
Vous fistes de sa teste un abbreuvoir à mouche73,
25 Il a le cerveau creux, & sent une douleur,
Qui le rend comme fou quand la Vigne est en fleur :
Il grimasse parfois comme un Enfant qu’on sévre ;
Tantost rit, tantost pleure, & pour rien prend la chevre74,
Enfin il est bizarre, & parest insensé,
30 Mais ce mal n’est pas long, il est bien-tost passé.

LE BALAFRÉ.

Non non, il a tousjours la cervelle en escharpe75,
Et sa main a desja trop joüé de la harpe76;
Il nous gasconne77 tout, & dans le Cabaret
Il fait à nos despens tirer blanc & clairet ;
35 Mais quoy qu’il nous ayt pris, il faut qu’il le rapporte,
Sinon il se verra traitter d’estrange sorte.
Courons donc le chercher suivons le jusqu’au bout,
Et frotons*-le à l’envy sur le ventre et par tout.
Ils rentrent.78

BERONTE seul.

Aller frotter* un Asne, & non un honneste Homme,
40 Mais silence, je crains que leur main ne m’assomme,
Si dans ce petit coin ils m’eussent rencontré, [p. 4]
Dieu sçait de quelle sorte ils m’auroient accoustré* ;
Je tremblois d’une peur qui n’estoit pas petite,
Et j’en aurois voulu pour un bras estre quitte79.
45 Mais ils s’en sont allez ces Cruels sans mercy*,
Ma frayeur est passée, ils sont bien loing d’icy :
Retirons-nous pourtant où Ragonde demeure.
Beronte heurte chez Ragonde.

SCENE SECONDE. §

RAGONDE. BERONTE.

RAGONDE.

Qui-va-là ?

BERONTE.

Vostre Amy.

RAGONDE.

Vrayment il est belle heure ;
Mais que voy-je ? la crainte a mon coeur tout transy.

BERONTE.

50 Je suis

RAGONDE.

Quelque Vaut-rien, retire-toy d’icy,
Ragonde mécongnoist Beronte, & luy ferme la porte.

BERONTE.

[p. 5]
Recognoissez ma voix, & r’ouvrez-moy la porte.

RAGONDE.

Qui vous recognoistroit vestu de cette sorte ?
Le plaisant équipage, hé ! Dieu d’où venez-vous ?

BERONTE.

Je viens de me sauver de la main des Filous.
55 Ouy, grace à ma lanterne80, avec assez d’adresse,
Je me suis finement éschappé de la presse* ;
Mais voyez si j’éstois estourdy du bateau* ?
J’ai pris un garderobe* au lieu de mon manteau ;
Et n’ayant eu loisir de chausser qu’une botte,
60 J’ay fait la culebutte au milieu de la crotte.

RAGONDE.

En ces occasions81 on perd tout jugement.

BERONTE.

Il y paroist assez à mon habillement ;
La méprise est plaisante, & certes me fait rire,
Quand je crains de tomber d’un grand mal dans un pire.
65 S’ils reviennent à moy, je seray mal-traité,
Et cû par dessus teste en l’eau precipité.
Si bien qu’il dira vray ce Liseur de Grimoire82, [p. 6]
Qui m’a prédit qu’un jour je mourrois de trop boire.

RAGONDE.

D’où vient donc leur colere ?

BERONTE.

Ils sont venus tantost*
70 Revoir quelques habits qu’ils m’ont mis en depost,
Et sans nulle raison me voulant faire accroire,
Que j’avois engagé de leurs hardes pour boire,
Ils m’ont poché d’abord un oeil au beurre noir83,
Et cassé sur le nez & bouteille & miroir,
75 Ces Batteurs de pavé84, ces Marauts sans resource,
Vouloient m’oster la vie aussi bien que la bourse ;
Qu’ils m’ont bien testonné* ! suis-je pas beau garçon85?
Je ne me suis point veu traitter de la façon86,
Ma teste en mille endroits est eslevée en bosse,
80 Et jamais Receleur ne fut à telle nopce87:
Me prenant pour cheval ils m’ont bien estrillé*,
Et chez-moy chacun d’eux jouë au Roi despoüillé88;
Par terre l’un assis sur son cû comme un singe,
Amasse en un paquet le meilleur de mon linge,
85 L’autre destend mon lict, & serre sous ses bras
Les pantes*, les rideaux ; la couverte & les draps,
Enfin ils pillent tout ces Plieurs de toilette,
Et m’ont fait malgré moy déloger sans trompette89:
Quelques-uns m’ont suivy, mais ils ne m’ont pas veu [p. 7]
90 Dans ce coin où j’éstois, pied chaussé, l’autre nu.

RAGONDE.

Je vous retirerois, fust-ce en ma chambre mesme,
Mais j’ay de ces Escrocs une frayeur extrême ;
S’ils sçavent que chez-moy, je vous ay fait cacher
A l’heure de minuict ils viendront vous chercher ;
95 Ils me chanteront poüille*, ils me feront desordre,
Et jamais ces Mastins* n’ont abboyé sans mordre ;
Cherchez-donc giste ailleurs.
Elle rentre

BERONTE, seul.

Qui s’en seroit douté ?
Quelle reception ? quelle civilité ?
Me voila bien camus* : mais quel sujet la porte
100 A refuser ainsi les hommes de ma sorte ?
Elle est inexcusable, & fourbe de tout poinct,
Ces Filous qu’elle craint ne la cognoissent point,
Cependant, que feray-je ? où sera mon azile ?
Au Diable le denier*, je n’ay ny croix ny pile90.
105 Je suis leger d’un grain, & la Necessitê
S’en va me rendre sec, comme un Pendu d’Estè91.
Mais d’où vient qu’au logis de cette fine Mouche*
Qui Chapelet en main fait la Saincte Nitouche*,
Le nez dans son manteau, sans suitte & sans clarté, [p. 8]
Lucidor heurte chez Ragonde & une jeune fille qui le suit de loin entre apres luy.
110 Heurte ce Gentilhomme ou ce Vilain* botté ?
Iroit-il si matin faire emplette chez-Elle ?
Il y va bien plustost attendre cette Belle,
Habillée en j’en-veux92 qui de loin suit ses pas
Et qui de son mouchoir me cache ses appas ;
115 Elle entre chez Ragonde, & non comme je pense,
Pour luy communiquer un cas de conscience,
Seule apres un Plumet93: par un petit destour
Chez une Revendeuse entrer au poinct du jour,
Et d’un mouchoir encor, prenant de tout ombrage94,
120 De peur d’estre cognuë affubler* son visage,
Mon doute est esclaircy, je cognois la raison,
Qui trop indignement m’a fermê sa maison95:
La Matoïse* qu’elle est, a peur que je ne voye,
Qu’elle y loge tousjours quelque fille de joye96.
125 Elle en est soubçonnée, & c’est le commun bruit,
Que sans avoir procez souvent elle produit*.
Il semble cependant97 à voir sa contenance,
Qu’elle a de tout son cœur fait vœu de continance* ;
Et que de luy parler de toucher un teton
130 Ce soit luy parler Grec, Arabe ou bas Breton ;
Mais Elle fait l’Amour, ou du moins le fait faire ;
Et fust-ce aux Quinze-vingts98, la preuve en seroit claire.
L’Hypocrite à la fin se cognoist tost ou tard ;
On cajolle* chez elle, aussi bien qu’autre part,
135 Et corrompant l’honneur des meilleures Familles, [B,9]
Peut-estre qu’elle vend moins d’habits que de Filles.
Ma foy c’est un mestier qui vaut mieux que le mien ;
On y fait des amys, on y gaigne du bien,
On void mille Beautez, & s’il en prend envie,
140 On se donne un plaisir le plus doux de la vie.
Changeons donc d’exercice*, & pour nous rendre heureux,
Soyons Ambassadeur du Roi des Amoureux.
Beronte treuve ici le portrait de Florinde que Clorise a laissé tomber en entrant chez Ragonde.
Mais que voy-je ? est-ce pas le portraict de la Belle ?
Que n’aguere Ragonde a fait entrer chez-elle,
145 Et que sans y penser elle aura laissé cheoir
Lors que pour se cacher elle a pris son moucheoir.
Elle a passé soudain, je ne l’ay qu’entre-veuë,
Mais si* la recognois-je, ou j’ay bien la berleuë99;
Ouy voila son visage, & j’y voy des appas,
150 Qui me pourroient tenter, apres un bon repas.
Mais le flambeau d’Amour s’allume à la Cuisine,
Et sur cette peinture on n’auroit pas chopine100.
Allons donc veoir chez-moy, si rien ne m’est resté
Sur quoy je puisse un peu trinquer à ma santé ;
155 Aussi bien quelqu’un sort, & je crains non sans cause,
Qu’on ne vienne m’oster une si belle chose :
Fuyons à tout hazard.

SCENE TROISIESME. §

[p. 10]
LUCIDOR. CLORISE. RAGONDE.

LUCIDOR.

O Comble de mal-heurs !
Puis-je chere Clorise assez verser de pleurs,
Regrettant le portrait de celle que j’adore ?
160 Mais comment as-tu pû le perdre ?

CLORISE.

Je l’ignore,
De sa part chez Ragonde allant vous le porter,
Je ne sçay pas comment on a pû me l’oster.

LUCIDOR.

Ha que ton peu de soin est peu digne d’excuse !

CLORISE.

Aussi, loin d’en chercher, moy-mesme je m’accuse :
165 Mais ne voulez-vous point moderer vostre ennuy*?
C’est un portraict perdu : [p. 11]

LUCIDOR.

Je le suis plus que luy101.
Ce bien m’estoit promis, & ta belle Maistresse
Me l’envoyoit aussi pour tenir sa promesse,
Et consoler par là son mal-heureux Amant*
170 De n’ozer plus la voir qu’en secret seulement ;
Mais je ne l’auray point, ta negligence extresme
M’a frustrè pour jamais de cét102 autre elle-mesme,
De ce charme des yeux, qui ravissant les miens,
Eust flatté* ma douleur en l’absence des siens.

RAGONDE.

175 Faut-il pester ainsi contre vostre advanture,
Pour un petit carton barboüillé de peinture,
Où, peut-estre Florinde est laide en cramoisy103?

LUCIDOR.

Ha ! ne ris point du mal dont mon coeur est saisy.

CLORISE.

Il faut se consoler.

LUCIDOR.

Il faut perdre la vie.

CLORISE.

[p. 12]
180 Je sçay qu’à fondre en pleurs ce malheur vous convie.
Mais tenez-le secret, ou bien preparez-vous
A me voir de Florinde essuyer le courrous.
Ouy, si ma negligence arrive à ses oreilles,
J’auray beau reclamer ses bontez nompareilles,
185 Je seray soufflettée, et sans plus de caquet*,
Il faudra me resoudre à faire mon paquet*.

LUCIDOR.

Luy pourrois-je cacher une si grande perte ?

RAGONDE.

Devez-vous l’advertir que vous l’ayez soufferte* ?
Au contraire en parlant avec elle aujourd’huy
190 Mentez comme un beau Diable, & donnez-vous à luy,
Si tousjours ce portrait n’occupe vostre veuë.

LUCIDOR.

Mentirois-je à qui voit mon ame toute nuë ?
Que puissay-je plustost estre privé du jour,

RAGONDE.

Que fait-on que mensonge en l’Empire d’Amour ?104
195 C’est-là qu’impunément à toute heure il s’en forge,
Et vous avez menty cent pieds dans vostre gorge105; [p. 13]
Alors que tant de fois, sans rougir seulement106,
Vous m’avez asseuré d’estre mort en l’aimant.
Vous parlez, vous marchez, qui doncques je vous prie
200 Vous a resuscité ?

LUCIDOR.

Treve de raillerie,
Moy pour cacher un crime en commettre un si noir ?

CLORISE.

Si le mien se cognoist, où sera mon espoir ?
Par une menterie asseurez ma fortune,
J’en ay fait cent pour vous, pour moy faites en une.

LUCIDOR.

205 Puis donc que107 tu le veux, si je n’y suis forcé,
Je ne luy diray rien de ce qui s’est passé,
Je t’en donne parolle, & le Ciel me confonde*,
Si j’en parle jamais à personne du monde.
Mais au Temple108 aujourd’huy ne la pourray-je voir ?

CLORISE.

210 Ragonde avec moy s’en vienne le sçavoir.

LUCIDOR.

Va, Ragonde, va donc, sa mere a mille doutes
Qui la tiennent souvent tout un jour aux escoutes109: [p. 14]
Mais tes inventions, qu’on ne peut esgaler,
Treuvent bien toutesfois moyen de luy parler.
215 On n’en soupçonne rien, ton adresse est extrême,
Et tu pourrois tromper la deffiance110 mesme.
Mais adieu, je t’amuse*.
Il rentre.

RAGONDE.

O quels transports* d’Amour !
Mais Florinde parest.

SCENE QUATRIESME. §

FLORINDE, CLORISE, RAGONDE.

FLORINDE.

J’attens vostre retour ;
L’avez-vous veu Clorise ? a-t’il ce qu’il demande ?

CLORISE.

220 Il s’est treuvé surpris d’une faveur* si grande ;
Cent fois il l’a baisée ; & mesme devant nous
Il s’est pour l’adorer voulu mettre à genous :
Mais quoy que ce portrait luy donne tant de joye,
Il dit qu’il faut qu’il meure, ou qu’enfin il vous voye. [p. 15]

FLORINDE.

225 Au Temple ce matin je pourray bien aller,
Mais qu’il n’espere pas que j’ose luy parler ;
Il n’est pas à sçavoir111 qu’on m’en a fait deffense,
Et que son entretien me tiendroit lieu d’offense.

RAGONDE.

Faut-il que vos parens contraignent vos desirs ?
230 Voyez en liberté l’objet* de vos plaisirs :
Est-il pas Gentil-homme ? est-il pas Capitaine ?
Si j’estois que de vous, ma foy ribon ribene112
Bongré malgré leurs dents113, je les ferois bouquer114.

FLORINDE.

Sans choquer* mon devoir, pourrois-je les choquer* ?

RAGONDE.

235 Quoy dependés-vous d’eux ? vous n’avez plus de Pere,
Et le bien vient de luy, non pas de vostre Mere,
Qui se voyant encore en la fleur de ses ans,
Se laisse cajoller* à115 mille Courtisans.
Mais si quelque Galand luy donne dans la veuë116,
240 Vous imaginez-vous d’en estre mieux pourveuë ?
Les biens que vostre Pere a pour vous amassez,
Seront pour un Plumet follement despensez, [p. 16]
Et Dieu sçait cependant comme iront ses affaires,
Et combien au procez les amours sont contraires117.
245 Le miroir qu’elle prend, afin de s’ajuster,
Est le seul Advocat qu’elle ira consulter.
Desja son plus grand soin est de parestre belle,
Elle invente à tous coups quelque mode nouvelle ;
Et vostre Pere est mort en sa jeune saison,
250 Du regret de la voir ruyner118 sa Maison,
Et non pas, comme croit sottement le vulgaire,
De quelque qui pro quo119 de son Apotiquaire.
Mais à vous convertir perdray-je mon latin ?

FLORINDE.

Taisons-nous, la voicy.

SCENE CINQUIESME §

OLYMPE, FLORINDE, CLORISE, RAGONDE,

OLYMPE.

Vous sortez bien matin,
255 Mais plus matin encor je me suis habillée, [p. C,17]
Pour sçavoir qui si tost vous avoit esveillée,
Où courez-vous ?

FLORINDE.

Au Temple.

OLYMPE.

Et cette femme aussi ?

FLORINDE.

Afin de vous parler, elle venoit icy.

RAGONDE.

Madame, si j’en croy la nouvelle publique,
260 Vous donnez un Espous à vostre fille unique ?

OLYMPE.

Vous venez de bonne heure, afin de le sçavoir.

RAGONDE.

Madame excusez-moy, je ne viens que pour voir
Si vous auriez besoin de quelques Pierreries,
De beaux Linge de Lits, ou de Tapisseries

OLYMPE.

[p. 18]
265 Non pas pour le present.

RAGONDE.

J’ay des meubles chez moy,
Capables de servir dans la chambre du Roy.
Mais pour les achepter je ne treuve personne,
Le temps est miserable, on vend moins qu’on ne donne :
A peine le Bourgeois me demande combien,
270 Et chacun à la Cour veut avoir tout pour rien.
On apprend la Lezine120, on a plus d’autre livre,
Je suis de tous mestiers, & si* je ne puis vivre,
Je perds sans rien gaigner mes peines & mes pas.

OLYMPE.

Hé que faites-vous donc ?

RAGONDE.

Mais que ne fais-je pas ?
275 Madame je revends, je fais prester sur gages,
Je predis l’advenir, & fais des mariages :
Cherchez-vous un mary ? Je sçay bien vostre fait*,
C’est un homme de mine121, & plus encor d’effet122.

OLYMPE.

[p. 19]
Je le croy, mais l’Hymen est un joug que j’abhorre.

RAGONDE.

280 Quoy vous tiendrez-vous Veuve, estant si jeune encore,
J’en voy remarier123qui passent cinquante ans,
Reprenez un Mary, mesnagez vostre temps,
Et ressouvenez-vous, qu’il n’est rien si semblable
Que l’estat d’une Veuve, & d’une miserable.
285 Souvent elle est reduitte à vaincre ses desirs,
Pour garder son honneur, elle perd ses plaisirs :
Que si quelqu’un la void, soudain on en caquette*,
Elle est au ROQVANTIN124, on l’appelle Coquette,
Et ses propres enfans condamnant ses humeurs,
290 Sont par fois les premiers à censurer ses mœurs :
Tout veuvage est fâcheux, & j’en fais bien l’espreuve125,
Fust-on femme d’un Sot, on est mieux qu’estant Veuve.

OLYMPE.

Je la suis toutesfois, & la seray tousjours,
Adieu, n’en parlons plus, brisons là ce discours.

RAGONDE.

295 Vous refusez un bien que le Ciel vous presente.

OLYMPE.

[p. 20]
La charge d’un Mary me semble trop pesante.

RAGONDE.

Vous pourriez toutes-fois la porter aysément :
Mais je parle Madame un peu trop librement,
Et crains de vous avoir trop long-temps arrestée.
Elle rentre.

OLYMPE.

300 Ne seroit-ce point là quelque Femme apostée* ?
Peut-estre Lucidor emprunte son secours,
Pour vous faire tenir des lettres tous les jours ;
Et peut-estre à respondre encore il vous engage,
A dessein seulement d’en tirer advantage :
305 L’Amant* dans la poursuitte est un Renard si fin,
Que nous n’avons poulets qu’il n’atrappe à la fin.
Mais il devient lyon aux caresses premieres,
Nous fait trembler de peur, nous retient prisonnieres,
Et dans la jouyssance il se change en serpent,
310 Dont le mortel venin contre nous se respand,
Il nous siffle, il nous mord, & nous quitte avec joye,
Pour chercher autre part quelque nouvelle proye.

FLORINDE.

Mes yeux sont à sçavoir comment sa main escrit126,

OLYMPE.

[p. 21]
Vous devez pour jamais, l’oster de vostre esprit :
315 Mais qui croiroit qu’Amour vous eust préocupée
D’un homme qui n’a rien que la cappe & l’espèe127?
Mais toutes ses vertus ne sont pas de l’argent :
Cependant il vous charme, & Tersandre au contraire,
320 Avecque tous ses biens tasche en vain de vous plaire ;
Mais en fuyant Tersandre, & suivant son Rival,
Vous fuyez vostre biens ; & suivez vostre mal :
Tersandre est en effet plus riche qu’en parolles,
Ne luy gardons-nous pas deux grands sacs de pistolles,
325 Un coffret tout comblé de chaisnes d’or massif,
Et qui pour leur grosseur sont d’un prix excessif,
Un diamant128 encore, en splendeur admirable,
En grandeur monstrueux, en tout incomparable ?

FLORINDE.

Ouy, mais il est jalous, jusques-là que129 parfois,
330 A ma langue, à mes yeux, il veut donner des loix ;
Je n’ose entretenir ny regarder personne,
Sans aucune raison souvent il me soupçonne,
Et si de moy s’approche, ou servante, ou valet,
Il jure qu’en mes mains on a mis le poulet*.

OLYMPE.

[p. 22]
335 Plus un homme est jalous, plus son amour est forte130,
Et nulle ne s’egale à celle qu’il vous porte ;
Il sera vostre Espoux, c’est un point arresté,
Rentrons.

FLORINDE.

Dieu ! que feray-je en cette extremité ?

Fin du premier Acte.

[p. 23]

ACTE II. §

SCENE PREMIERE. §

BERONTE, seul.

Ha ! je m’en doutois bien que je serois Prophete ;
340 Sans user de balais, ils ont fait maison nette131;
Ces Filous qui juroient en Chartier embourbez132,
Ont en moins d’une nuict tous mes biens desrobez ;
Et ne me laissant pas, pour me pendre, une corde,
A cette seule botte ont fait misericorde ;
345 La voyant vielle, seiche, & moisie à moitié,
Tous barbares qu’ils sont, ils en ont eu pitié ;
Mais il faut au besoin* de tout bois faire fleche,
Il n’importe dequoy l’on repare la brêche,
Ny mesme à quel mestier on gaigne de l’argent,
350 Quand de biens & d’amys on se treuve indigent ;
Faisons profit de tout, cet objet plein de charmes,
De la Chasteté mesme arracheroit les armes ;
Et pour se resjouyr* une heure seulement [p. 24]
Avec l’Original d’un portrait si charmant ;
355 Il n’est point de boiteux qui ne prenne la course,
Ny d’homme si vilain133, qui ne m’ouvre sa bourse ;
Donc nous promenant seul par ces lieux destournez,
Voyons qui des passans aura le plus beau nez ;
Et soudain pour tirer profit de sa rencontre,
360 D’une telle peinture allons luy faire monstre.
Je pourrois bien sans elle, apres cet accident,
Comme les Espagnols, disner d’un Cure-dent134.

SCENE DEUXIESME. §

TERSANDRE. BERONTE.

BERONTE.

Mais qui voy-je parestre ? Amour me favorise,
Ce frizé semble avoir l’oeil à la friandise135;
365 La pochette garnie, & le cœur genereux,
Pour bien payer le droit d’un advis amoureux,
Monsieur,

TERSANDRE.

Que me veux-tu ?

BERONTE.

[p. D,25]
Que vaut-bien cét ouvrage ?
Se peindra-t’il jamais un plus gentil* visage ?

TERSANDRE.

Ce portraict a vrayment un charme tout nouveau :

BERONTE.

370 Vous, & l’Original, en feriez un plus beau.
Il est icy tout proche, & si je vous y meine,
Vous me confesserez qu’elle en vaut bien la peine.

TERSANDRE.

O Ciel ! dans ce portraict voy-je pas esclater
Tous les traits dont Florinde a sçeu me surmonter*?
375 Que dis-tu mal-heureux ? me veux-tu faire accroire
Que ce corps si parfaict ait une ame si noire ?

BERONTE.

C’est un jeune Tendron*, de l’âge de quinze ans :
Mais qu’on ne peut gaigner qu’à force de presens.

TERSANDRE.

O Dieu quelle rencontre ! ô Dieu quelle nouvelle !
380 Je me la figurois aussi chaste que belle,
Mais je veux me vanger, ou terminer mes jours, [p. 26]

BERONTE.

Il faut plustost cueillir le fruit de vos amours ;
De la faute d’autruy porterez-vous la peine ?
Et mourrez-vous de soif, aupres d’une fontaine ?
385 Où tant d’honnestes Gens se vont desalterer ?

TERSANDRE.

Ce mot suffit tout seul pour me desesperer ;
Mais c’est trop discourir, accomply ta promesse,
Ma curiosité136 se plaint de ta paresse :
Marche, sers moy de guide, est-ce par ce destour ?

BERONTE.

390 Fait-on marcher pour rien un Messager d’Amour ?

TERSANDRE.

Je te tiens, tu viendras, tu ne t’en peux deffendre.

BERONTE.

Vous avez la main dure,ou bien j’ay la peau tendre.
O la chaude pratique*! Où me suis-je adressé ?

TERSANDRE.

Je pense qu’il est ivre, ou plustost incensé ;
395 Mais donnons luy la piece, afin qu’il nous y meine. [p. 27]
Tersandre donne une piece d’argent à Beronte.
Tien, voilà bien dequoy te payer de ta peine.
Je ne veux rien pour rien; mais dépesche, autrement
Une rupture d’os sera ton chastiment.

BERONTE.

Dans ce petit logis lestement* accoustrée,
400 Avec un Vergaland*, tantost* elle est rentrée ;
Ils y seront encore.

TERSANDRE.

Est-ce point mon Rival ?
Tirons-nous promptement d’un doute si fatal :
Entrons, & là dedans le treuvant avec elle,
Poignardons-le à l’instant au sein de l’Infidèle.
405 Heurte, redouble encore. Ha ! je meurs de regret.

BERONTE.

Beronte heurte chez Ragonde.
Dans tous les lieux d’honneur137 il faut estre discret.

SCENE TROISIESME. §

[p. 28]
TERSANDRE. RAGONDE. BERONTE.

RAGONDE.

Que vous plaist-il Monsieur ? voulez-vous dans ma chambre
Voir quelques bracelets, ou de coral, ou d’ambre ?
De beaux emmeublemens, mille sortes d’habits,
410 De nouveaux Pointct-coupez138, des Monstres de rubis ?

BERONTE.

Il ne vient pas icy pour y faire rencontre
Beronte tire à part Ragonde, & luy parle.
D’habits, de bracelets, de dentelle, ou de monstre :
Mais bien d’un petit Cœur, dont l’esclat est si grand,
Et que vous desirez de vendre au plus Offrant.

RAGONDE.

415 Il est vray qu’il est beau, mais ces Traisneurs d’espée139
Sont Seigneurs d’argent-court140, & souvent m’ont trompée ;
J’ayme bien mieux le vendre à quelque Financier.

TERSANDRE.

Contentez le desir de qui veut bien payer.

RAGONDE.

[p. 29]
Ce que vous desirez de cent feux estincelle,
420 Mais Monsieur, sçavez-vous comment cela s’appelle ?
Ce joly petit Cœur qui n’a rien de commun,
Et cinquante escus d’or, en un mot c’est tout un.

TERSANDRE.

Monstrez-le promptement,vostre longueur me tuë,

RAGONDE.

Vous ne donnerez rien pour en avoir la veuë ;
Elle luy monstre un cœur de diamant.
425 Le voilà, n’est-il pas plus brillant qu’un Soleil ?
Ce Cœur de diamant n’eut jamais de pareil.

TERSANDRE.

O rencontre bizarre ! ô plaisante équivoque !
Qui malgré ma douleur à rire me provoque,
Je ne cherche rien moins qu’un cœur de diamant.

RAGONDE.

430 Hé ! que cherchez-vous donc ? parlez plus clairement,

BERONTE.

Ce n’est pas avec moy qu’il faut faire la fine,
Que141 ne luy monstrez-vous cette jeune Poupine*;
Dont le teint est si frais, & l’oeil est si riant, [p. 30]
Qu’on n’a jamais tasté d’un morceau plus friand ;
435 On sçait bien cependant que chacun en dispose,
Et qu’on ne treuve point d’espine à cette Rose.

RAGONDE.

Les Filous de tantost* ne pardonnant à rien,
T’auroient-ils emporté l’esprit avec le bien ?

TERSANDRE.

Nous vous contenterons, n’usez plus de remise.

RAGONDE.

440 Je n’ay pour vous, Messieurs, aucune marchandise ;
Fors142 une couverture, où l’on berne143 les Foux.
Elle rentre.

TERSANDRE.

Quoy ? nous fermer la porte en se raillant de nous ?
Faire l’honneste femme, & produire* des filles ?

BERONTE.

Troussons144, de peur des coups, nostre sac & nos quilles,
Il rentre.

TERSANDRE, seul.

445 Il s’enfuit, & me laisse avecque des transports*,
Dont jamais ma raison ne vaincra les efforts,
Mais plus que ce portrait, suis-je pas insensible, [p. 31]
Si je ne me ressens d’un affront si visible ?
J’oublieray toute chose, avant que l’oublier,
450 Et moy-mesme par tout j’iray le publier* ;
Mais dois-je declarer une faute si grande ?
Mon honneur le deffend, mon despit le commande :
Sans honte je ne puis decouvrir mon malheur,
Et ne le puis celer, sans mourir de douleur ;
455 Au moins sa Confidente en doit estre advertie,
Mais n’est-il pas trop vray qu’elle est de la partie ?
Qu’avecque sa Maistresse, elle passe son temps,
Et peut-estre la vend à beaux deniers contans.
La voicy l’Effrontée*; où s’en va donc Clorise ?

SCENE QUATRIESME. §

TERSANDRE, CLORISE.

CLORISE.

460 Icy prés.

TERSANDRE.

Toute seule ? & mesme si surprise ?

CLORISE.

A quoy tend ce propos ? mais, ô Ciel ! qu’avez-vous ?
Dieu je vous voy rougir & paslir à tous coups, [p. 32]
Et de tant de couleurs se peint vostre visage,
Que jamais l’Arc-en-Ciel n’en monstra d’avantage.

TERSANDRE.

465 Allez vous resjouyr* & saoulez vos desirs
Des molles voluptez des amoureux plaisirs.
Allez avec Florinde en des Maisons de joye,
Mais au moins gardez-bien que quelqu’un ne vous voye,
Car, si l’on vous y prend, quel excez de bon heur
470 Vous pourra faire un jour recouvrer vostre honneur ?
Lorsque la renommée est une fois perduë,
Quoy que l’on face apres, elle n’est point renduë ;
Il vaudroit mieux pécher, & que l’on n’en sçeut rien,
Que faire penser mal à l’heure qu’on fait bien,

CLORISE.

475 Les Ivrognes, les foux, & les enfans font rire,
Et l’on a peu d’esgard à ce qu’ils peuvent dire ;
Mais on doit encor moins s’offencer d’un Amant*,
A qui la jalousie oste le jugement :
C’est une passion qui jamais ne vous quitte,
480 On rit des mouvements dont elle vous agite.
Elle vous fait tenir d’extravagans propos,
Vous fait parler tout seul, vous oste le repos,
Et fait que tous les jours quelque soubçon vous porte.
A veoir combien de fois on ouvre nostre porte ; [E,33]
485 Ce Monstre est défiant, & croit que la Beauté
Ne sçauroit compatir avec la Chasteté,
Il est tousjours au guet, il est tousjours en doute,
Il a plus d’yeux qu’Argus145, & pourtant ne voit goutte.

TERSANDRE.

Je ne voy que trop bien, il n’est plus de couleur*,
490 Qui puisse déguiser un si honteux mal-heur ;
Florinde est descouverte, & je cognoy la flâme,
De l’impudique feu qui brusle dans son ame.

CLORISE.

Ma foy, si vostre esprit, que j’ay tant admiré,
N’est perdu tout à fait, il est bien esgaré :
495 Qui prendroit garde à vous, vous voyant si peu sage,
Pour apprendre à parler, vous feroit mettre en cage146.

TERSANDRE.

Ma foy, si vostre honneur que j’ay tant protegé,
N’est vendu tout à fait il est bien engagé.
Qui prendroit garde à vous, pourroit bien vous déplaire,
500 S’il ne vouloit tout voir, tout oüyr, & se taire.

CLORISE.

Hé ! qu’avez-vous donc veu ? qu’avez-vous donc ouy ?
Quelles fausses clartez vous ont donc esblouy ? [p. 34]
Florinde n’a jamais fait d’actions blasmables,
Et plus que ses beautez, ses vertus sont aymables ;
505 J’espouserois plutost un tombeau qu’un jalous,
Quel Vertigo147 vous prend ? & vous met hors de vous ?
Quels discours ? quels regards ? quels transports* de folie ?
Si vous continuez je crains qu’on ne vous lie,
Et que vous ne faciez les cordes rencherir ;

TERSANDRE.

510 Ha ! ne m’en parlez plus, vous me faites mourir ;
N’allez-vous pas ensemble en ces maisons infames
Où souvent un seul corps a fait perdre mille ames ?

CLORISE.

Non, mais j’iray bien-tost avec devotion,
Prier sainct Mathurin148 à vostre intention.
Clorise r’entre chez Florinde.

TERSANDRE.

515 Et moy j’iray prier, descouvrant qui vous estes,
Qu’on vous donne logis dans les Magdelonnettes149;

SCENE CINQUIESME. §

[p. 35]

TERSANDRE, seul.

Voyez quelle response, & de quelle fierté,
Elle ose devant moy nier la verité ;
De tout ce que je dis, elle fait raillerie,
520 Et je ne vis jamais pareille effronterie :
J’accuse sa Maistresse, & loin de l’excuser,
J’ay tort si je l’en croy, je me laisse abuser ;
Elle me traitte enfin de Jalous, de credule,
Et d’esprit qui va mesme au de là du scrupule :
525 M’auroit-on bien deceu*? crois-je point de leger150?
Ay-je juste subjet de me tant affliger ?
Cette accusation possible n’est pas vraye151,
Le bruit m’a renversé, la peur m’a fait la playe ;
Et c’est trop la blasmer sur le simple rapport
530 D’un homme que le Vice a choisi pour support.
Il ne cognut jamais pas une honneste fille,
Et des pechez du peuple il nourrit sa famille :
Mais si tout ce qu’il dit n’est qu’un conte inventé,
Et qu’elle soit si chaste avec tant de beauté,
535 D’où luy vient ce portrait ? & l’audace de dire
Qu’on en peut obtenir tout ce qu’on en desire ?
Ha ! que je devois bien, imprudent que je suis, [p. 36]
Tirer quelques clartez, pour dissiper mes nuits,
Avant que de laisser eschaper cet Infame,
540 Par qui mille soubçons se glissent dans mon ame.
Quand je pleure (peut-estre) elle se resjoüit*,
Et peut estre à souhait Lucidor en joüit.
Dans ce logis, dit-il, lestement accoustrée,
Avec un Ver-galand tantost* elle est entrée.
545 Est-ce un autre que luy ? Je n’en sçay que juger,
Mon esprit là dessus se laisse partager :
Mais cherchons ce Rival sans tarder davantage,
Monstrons luy ce portrait, pour voir si son visage,
Son geste, ou son discours, ne m’esclaircira point
550 D’un doute qui vrayment me trouble au dernier point ;
On tente tous moyens pour se tirer de peine,
Mais je pense le voir, mon bon-heur me l’ameine.

SCENE SIXIESME. §

LUCIDOR, TERSANDRE.

TERSANDRE.

Où donc, triste & resveur allez-vous seul ainsi ?
Vous est-il survenu quelque nouveau soucy ?

LUCIDOR.

[p. 37]
555 On voit à tous momens quelque affaire importune
Survenir à qui suit l’Amour ou la Fortune.

TERSANDRE.

J’ay pourtant peu souffert, depuis l’aymable* jour,
Que j’ay suivy par tout la Fortune & l’Amour.

LUCIDOR.

La Fortune vous rit, & vous est favorable,
560 Mais je croy que l’Amour vous rend fort miserable.

TERSANDRE.

Quiconque peut avoir la fortune152 pour luy,
A bien dequoy guerir de l’amoureux ennuy*.

LUCIDOR.

[p. 38]
La Fortune se plaist à nous estre infidelle,
Et quiconque la suit est aveugle comme elle.

TERSANDRE.

565 Est-ce un aveuglement que de suivre en tous lieux
Celle dont la richesse esblouit tous les yeux ?
Mais posseder le cœur de la belle Florinde,
Est plus que posseder tous les tresors de l’Inde.

LUCIDOR.

Je l’advouë, il est vray ; mais le possedez-vous
570 Ce cœur qui sembloit estre insensible à vos coups ?

TERSANDRE.

Je sçay bien que n’aguere elle m’estoit cruelle,
Et qu’au joug de vos loix vous reteniez la belle :
Mais pour s’en desgager, elle a pris mes liens,
Et semble avoir esteint tous vos feux dans les miens.

LUCIDOR.

575 A flatter vos desirs, on l’invite, on la force ;
Mais d’un arbre si beau vous n’aurez que l’escorce.

TERSANDRE.

Si* m’a-t’elle fait don ;

LUCIDOR.

De quoy?

TERSANDRE.

Je suis discret,
Un Amant* doit mourir avecque son secret.

LUCIDOR.

Sa main, par qui l’Amour mit le feu dans mon ame,
580 Vous a peut-estre escrit au mespris de ma flame.

TERSANDRE.

[p. 39]
Point du tout.

LUCIDOR.

Ses cheveux semez de tant d’appas,
Ainsi que vostre cœur, ont-ils lié vos bras ?

TERSANDRE.

Encor moins.

LUCIDOR.

Qu’est-ce donc ? cette belle farouche
Vous fait-elle cueillir les roses de sa bouche ?

TERSANDRE.

585 Vous l’avez deviné, je baise quand je veux
Le coral de sa bouche, & l’or de ses cheveux.

LUCIDOR.

Quelle foy vous croiroit ?

TERSANDRE.

Ce n’est point un mensonge.

LUCIDOR.

Peut-estre qu’en dormant vous la baisez en songe.

TERSANDRE.

[p. 40]
Non non, je ne dors point, & d’amour transporté*,
590 Je puis mesme à vos yeux baiser cette beauté.

LUCIDOR.

A mes yeux !

TERSANDRE.

A vos yeux, j’en feray la gageure,

LUCIDOR.

Hé ! comment la baiser si ce n’est en peinture ?

TERSANDRE.

Ha ! je l’entens ainsi, la baiser autrement,
Tersandre luy monstre le portrait.
N’appartient pas à nous.

LUCIDOR.

C’est là mon sentiment*;
595 En ce cas je le quitte153, & croy que tout à l’aise
En ce petit carton vostre bouche la baise :
Mais encor, depuis quand avez-vous ce tableau ?

TERSANDRE.

Depuis peu.

LUCIDOR.

[F,41]
Mais de qui ?

TERSANDRE.

D’elle mesme.

LUCIDOR.

Ha ! tout beau.

TERSANDRE.

Elle m’en a faict don au lever de l’Aurore.

LUCIDOR.

600 Voyez-vous si matin ce Soleil qu’on adore.

TERSANDRE.

Dans sa chambre parfois j’entre avecque le jour,
Et voy lever du lit ce bel Astre d’Amour.

LUCIDOR.

Ha ! vous en dites trop, pour acquerir creance154,
Et ne pas en fureur tourner ma patiance.
605 Certes vos vanitez passent jusqu’à l’excez,

TERSANDRE.

On permet de crier à qui perd son procez.

LUCIDOR.

[p. 42]
Moy je perdrois le mien ? mais Florinde s’avance,
Et pourroit contre moy prendre vostre deffense.
Dans une heure au plus tard je seray seul icy155.

TERSANDRE.

610 Et pour vostre mal-heur j’y seray seul aussi.

SCENE SEPTIESME. §

FLORINDE. TERSANDRE.

TERSANDRE.

Adorable beauté, pour moy seul inhumaine,
Dans les lieux où je suis, quel sujet vous ameine ?

FLORINDE.

J’y viens pour m’esclaircir d’un doute seulement ;
On dit que vous avez perdu le jugement ?
615 Et que dans vos discours, dont je suis si touchée,
La plus fille de bien passe pour desbauchée.
Que vostre mesdisance est seule esgale à soy,
Et que vous n’espargnez, ny Clorise, ny moy.
Je sçay bien qu’un excez d’aveugle jalousie, [p. 43]
620 De tant de faux soubçons rend vostre ame saisie,
Que peut-estre au rapport de vos sens abusez,
Les filles que je voy sont garçons desguisez :
Mais que vostre folie à ce poinct fust venuë,
Que de parler de moy comme d’une perduë156;
625 Qui me l’auroit predit, fust-ce un esprit divin,
Auroit passé chez moy pour un mauvais Devin157;
Et n’estoit que je suis158 plus sage que vous n’estes,
Tous mes proches sçauroient l’affront que vous me faites
Et pas un ne seroit insensible à ce coup.

TERSANDRE.

630 J’ay peu dit à Clorise, elle en a dit beaucoup ;
Mais vous arrestez-vous à des contes frivoles ?
Le vent, avec la poudre emporte ses parolles.
Plaise au Ciel seulement qu’on ne vous blasme pas,
De porter des liens honteux à vos appas.

FLORINDE.

635 Puis qu’un indigne Objet* de liberté me prive,
Cessez d’estre en m’aymant captif d’une Captive,
D’esperer guerison de qui meurt en langueur,
Et d’aymer tant un corps dont un autre a le cœur.

TERSANDRE.

Doit-il le posseder ? Il est vain* jusqu’à dire
640 Que ce n’est que pour luy que vostre cœur souspire, [p. 44]
Et qu’enfin.

FLORINDE.

Poursuivez.

TERSANDRE.

Que selon son desir,
Chez une Revendeuse il vous voit à loisir.
Ayant de vostre amour tous les jours quelques gages.

FLORINDE.

Luy faire ce mensonge !

TERSANDRE.

Il fait bien d’avantage,
645 Il monstre vos faveurs*, mais je n’ay pû souffrir*,
Que jusques à mes yeux il ozast les offrir.
Ma main a de la sienne avecque violence,
Arrachant le portraict, puny son insolence :

FLORINDE.

Où donc l’a-t’il treuvé ? de qui l’a-t’il receu ?
650 Il l’a fait quelque part tirer à mon deceu159:
Mais redonnez-le moy, de crainte qu’à ma honte
Quelqu’un vous le voyant n’en fasse un mauvais conte.

TERSANDRE.

[p. 45]
Mes yeux l’admireront, mon cœur l’adorera,
Mais fors* moy seulement aucun ne le verra.

FLORINDE.

655 Quoy vous me refusez ?

TERSANDRE.

Dieu quelle est vostre envie !
Demandez-moy plutost jusqu’à ma propre vie.

FLORINDE.

Gardez-bien le portraict, mais croyez desormais,
Que pour l’Original vous ne l’aurez jamais.
Elle rentre.

TERSANDRE.

Aucun ne l’aura donc, que devant cette espée
660 Ne se voye en son sang jusqu’aux gardes trempée.

Fin du second Acte.

[p. 46]

ACTE III. §

SCENE PREMIERE. §

FLORINDE, seule.

Doncques de mes faveurs* l’Insolent s’est vanté !
Ha ! je ne puis souffrir* ce trait de vanité ;
Je veux estre vangée, & monstrer à ce Traistre
Que mon amour est mort pour ne jamais renaistre ;
665 Pour ne jamais renaistre ! ha ! je m’en vante à tort,
Un amour si parfait renaist dés qu’il est mort :
Dans mon cœur je le sens qui desja resuscite,
Et pour l’en empescher ma force est trop petite :
Mais si nostre raison n’a rien d’assez puissant,
670 Pour estouffer en nous ce Monstre renaissant ;
En mourant dans ses fers au moins treuvons l’usage
De porter la franchise160 & la joye au visage ;
Dissimulons enfin nostre honteux regret,
Et ne souspirons plus, si ce n’est en secret,
675 Moy souspirer pour luy ! moy l’estimer encore ? [p. 47]
Non non je me mesprens, je le hay, je l’abhorre ;
J’ay recouvré la veuë, & changé tout soudain,
Une si grande estime en un plus grand dedain,
Mais Ragonde en ces lieux arrive en diligence*.

SCENE DEUXIESME. §

FLORINDE, RAGONDE.

RAGONDE.

680 Un Malade d’Amour sans espoir d’allegeance161,
Lucidor, ce Resveur qui dort moins qu’un Lutin162,
Vous attendant au Temple a passé le matin,
Et dans ce mot d’escrit vous dépeint son martyre163.
Ragonde luy apporte une lettre de Lucidor.

FLORINDE.

Quoy, le Fourbe qu’il est, ose encore m’escrire ?
685 Reportez-luy sa lettre, & lui faites sçavoir,
Que jamais de sa part je n’en veux recevoir ;
Il monstre mes faveurs*, il en prend adavantage,
Et j’en ay de Tersandre un certain tesmoignage,

RAGONDE.

[p. 48]
O le plaisant tesmoin qu’un Rival si jalous !
690 Il a des visions, il est au rang des fous.
Vous le dites vous-mesme, & son extravagance
Ne se peut comparer qu’à sa seule arrogance :
Il se vante en Gascon164, se marche165 en Espagnol,
Et pense que le Ciel est trop bas pour son vol :
695 Il enrage de voir son amour maltraittée,
Son tymbre en est feslé*, sa cervelle eventée*,
Et tantost* un caprice hors de comparaison
L’a fait sans me cognoistre heurter à ma maison :
Il m’a chante goguette*, & sans aucune cause
700 Il luy sembloit à voir que j’estois quelque chose166;
Mais le reste à loisir se pourra mieux conter ;
Madame cependant cessez de l’escoutter,
Il est fou, mais meschant, & menteur au possible.

FLORINDE.

Que dit-il dont je n’aye une preuve visible ?
705 Apres avoir d’abord arraché de sa main,
Mon portraict, dont ce traistre osoit faire le vain*,
Me l’a-t’il pas fait voir ? pouvez-vous le deffendre ?

RAGONDE.

Ne le condamnez pas, avant que de l’entendre ;
Peut-estre son mal-heur a perdu le portrait, [p. 49]
710 Et l’autre le treuvant vous a joué d’un trait167.

FLORINDE.

Quoy qu’il en soit, Ragonde, il a fait une offense,
Sinon de vanité, du moins de negligence ;
Folle donc qui s’y fie, & qui ne cognoit bien,
Que de tous les Amants* le meilleur ne vaut rien ;
715 Je sçay leurs vanitez, je sçay leurs médisances,
Je prens pour trahison toutes leurs complaisances,
Et c’est mon sentiment* qu’il n’est rien de si doux,
Que de n’avoir jamais ny d’Amant* ny d’Espoux.

RAGONDE.

Mais encor,

FLORINDE.

Brisons là ; tout ce que je souhaitte
720 N’est que de me vanger pour mourir satisfaitte,
Ne l’excusez donc point, & courez le trouver,
Ce méchant, qui du Ciel doit la foudre esprouver ;
Il a de mes faveurs*, allez, faites en sorte,
De l’amener ce soir, & qu’il me les rapporte.

RAGONDE.

725 Madame,

FLORINDE.

[p. 50]
Je le veux.

RAGONDE.

J’y vay donc de ce pas.

FLORINDE.

Mais dites luy qu’il vienne, & qu’il n’y manque pas,

RAGONDE.

C’est assez dit.

FLORINDE.

Sur tout vous luy ferez promettre,
Qu’il me rapportera jusqu’à la moindre lettre,
Je veux rompre avec luy pour ne plus renouër.

RAGONDE.

730 Vostre colere est grande, il le faut advouër.

FLORINDE.

Sa faute l’est bien plus, mais Dieu ! voicy ma Mere,
Reserrez168 cette lettre, évitez sa colere.

RAGONDE.

Je sçauray dans le nid remettre ce poulet* ;
Et craignant son courroux filer doux comme laict169.

SCENE TROISIESME. §

[G,51]
OLYMPE, FLORINDE, RAGONDE.

OLYMPE.

735 Ainsi donc à toute heure il faut que je descende,
Pour voir ce que chés moy cette femme demande :
Quoy ? deux fois en un jour, nous venir visiter ?

RAGONDE.

J’avois tantost*, Madame, oublié d’apporter
Des perles que voicy, blanches, rondes, polies,
740 Et que par l’artifice on n’a point embellies.

OLYMPE.

Est-ce le seul sujet qui vous conduit icy ?

RAGONDE.

J’ay bien quelques bijoux à vous monstrer aussi.

OLYMPE.

Et vous n’apportez point parmy ces bagatelles,
De ces petits poulets* qui cajollent les belles ? [p. 52]

RAGONDE.

745 Qu’entendès-vous par-là ? pour qui me prenés-vous ?
Moy donner des poulets* en monstrant des byjoux !
Qu’une femme de bien est souvent soubçonnée !

OLYMPE.

Ne vous y joüez pas, vous seriez mal-menée :
Mais combien en un mot, vendrez-vous ces deux rangs ?

RAGONDE.

750 Pas une maille170 moins de seize mille francs.

OLYMPE.

Je ne vous puis qu’offrir171, cette somme est trop grande.

RAGONDE.

Je les ay refusez, ou jamais je n’en vende.

OLYMPE.

Ne les pourrois-je point avoir pour la moitié ?

RAGONDE.

Bien moins pour ce prix là, que pour vostre amitié,
755 Il faudroit sur ma foy qu’on les eust desrobées,

OLYMPE.

Comment entre les mains vous sont elles tombées ?

RAGONDE.

[p. 53]
Pourquoy dire comment ? cela m’est deffendu,
Il suffit que je livre, apres que j’ay vendu.

OLYMPE.

L’eau ne m’en desplaist pas,

RAGONDE.

Nulle autre n’en approche ;
760 Voyez il ne faut point achepter chat en poche172:
Regardez-les partout, c’est un marché donné ;
Mais quoy, je ne vends rien, je n’ay pas estrené173;
Et ne laisse à si peu, si belle marchandise174,
Que pour avoir l’honneur de vostre chalandise175:
765 Madame, ce collier, foy de femme de bien,
Vaut entre deux amis, vingt mille francs ; ou rien ;
Je ne surfais jamais, hé bien ! vous duisent* elles ?
Si vous en acheptez prenez-en d’aussi belles176;
Qui choisit prend le pire, & qui barguigne* tant,
770 En a tousjours plus cher,

OLYMPE.

Je paye argent contant,

RAGONDE.

On ne fait plus credit de quoy que l’on achèpte,
Sinon depuis la main jusques à la pochette,
Qui preste maintenant n’est pas fin à demy177, [p. 54]
Et souvent d’un Intime, il fait un ennemy ;
775 Maudy soit le premier qui presta sur la mine,
Vive l’argent contant, il porte medecine178,
Chez-moy Credit est mort179, & l’on n’ignore pas,
Que de mauvais payeurs ont causé son trespas.

OLYMPE.

Je vous veux bien payer, mais c’est chose certaine,
780 Que ce collier n’est point tout ce qui vous ameine,
Vous ne le mettez pas à raisonnable prix,
La peur en me parlant agite vos esprits,
Vostre teint a changé quand je me suis monstrée,
Et je vous tiens enfin, une femme attiltrée180;
785 Vous subornez ma fille, & contre mon dessein,
Luy soufflez par l’oreille un poison dans le sein ;

RAGONDE.

O Dieu ! qui vid jamais femme plus soubçonneuse ?
Quoy ? je passe chez-vous pour une suborneuse,
Je suis femme d’honneur, j’en leverois la main181,

OLYMPE.

790 Je devrois la lever, & vous punir soudain,
Je ne sçay qui me tient.
Elle r’entre.

RAGONDE, seule.

[p. 55]
Je l’ay belle eschappee,
Mais je veux bien mourir si j’y suis ratrappee ;
Je n’ay membre sur moy qui de peur n’ayt tremblé,
Et mon esprit encore en est comme troublé ;
795 D’une telle frayeur taschons à nous remettre,
Courons chez Lucidor, redonnons-luy sa lettre.
Mais, qui vois-je arriver ?

SCENE QUATRIESME. §

RAGONDE, BERONTE.

BERONTE.

Je suis un vray longis*,
D’estre encore à courir jusqu’à vostre logis ;
Mais j’allois pour m’y rendre, afin d’obtenir grace,
800 Et puis avecque vous trinquer* à pleine tasse.

RAGONDE.

Ny viens pas, si d’abord tu n’en veux à mon gré
Conter à reculons182 jusqu’au dernier degré :
Oses-tu bien encor, Monstre de medisance,
Apres un tel affront parestre en ma presence ? [p. 56]
805 Devant ce Fanfaron, devant ce Fierabras183,
Qu’à peine je cognois, qui ne me cognoit pas :
Me traitter de gaillarde*! & conter des sornettes ;
A te faire au derriere attacher des sonnettes184,
J’en creve en mes panneaux185, ouy cet indigne tour,
810 Me fait enfler le sein aussi gros qu’un tambour186:
Mais je sçauray te rendre injure pour injure,
Adieu, garde ton dos de mauvaise avanture.
Elle rentre.

BERONTE, seul.

Le feu de son courroux, tant soit il vehément,
Dans un peu de piot187 s’esteint facilement :
815 Aussi pour l’en coiffer188 je m’en irois la suivre,
N’estoit que je ne sçay si je ne suis point ivre :
J’ay trinqué trop de fois d’un certain vin nouveau,
Qui fait tinter l’oreille, & tourner le cerveau,
Ce portrait merveilleux, & treuvé par merveille,
820 Tout jusques au goulet a remply ma bouteille.
J’en ay tiré la piece & peut-estre sans luy,
J’aurois couru danger de jeusner aujourd’huy.
Mais sont-ce pas vraiment des esprits d’imposture,
Qui disent que le vin conforte la Nature :
825 Et que pour soustenir le corps un jour entier,
Il suffit le matin d’un bon demi-setier189:
J’en ay beu plus de quarte190; & si*, quoy que je fasse,
A peine sans broncher*, je puis changer de place, [H,57]
Je chancelle, & je croy que celuy n’est pas fin,
830 Qui pour marcher plus ferme a fait jambes de vin191.
Cependant, ô mal-heur ! si je ne prens courage,
Ce grand Coupe-jaret* viendra me faire outrage.
Fuyons, mais je ne puis faire un pas maintenant,
Ce vin n’est gueres fort, il n’est pas soustenant
835 Je tombe, je suis pris.

SCENE CINQVIESME. §

TERSANDRE. BERONTE.

TERSANDRE.

Enfin je te retreuve
Et de ce bras vangeur tu vas faire l’espreuve ;
Ouy je te tiens, perfide, & tu m’esclairciras,
Ou de cent coups d’espée à l’instant tu mourras,
Parle, qui t’a donné ce portrait adorable ?

BERONTE.

840 Le hazard.

TERSANDRE.

Le hazard ! qui t’a donc, miserable,
Fait feindre qu’elle mesme avoit mis en tes mains, [p. 58]
Un ouvrage à charmer tous les yeux des humains ?

BERONTE.

La faim,

TERSANDRE.

Comment la faim ?

BERONTE.

N’ayant plus de quoy frire192,
J’ay tasché d’en r’avoir.

TERSANDRE.

Qu’est-ce que tu veux dire ?

BERONTE.

845 J’ay treuvé son portrait, je ne la cognois pas.

TERSANDRE.

Mais chez la Revendeuse elle a porté ses pas,
Avec un Vergalant,

BERONTE.

C’est chose que j’ay veuë,

TERSANDRE.

Hé ! de quelle façon estoit-elle vestuë ?

BERONTE.

[p. 59]
Ravy de ses appas, Monsieur, j’ay seulement,
850 Comtemplé le visage, & non l’habillement,

TERSANDRE.

Qu’est-cecy ?

BERONTE.

Toutesfois cette jeune merveille,
Avoit, comme je croy, le bouquet sur l’oreille193,
Sans doute, elle est a vendre :

TERSANDRE.

Elle n’en met jamais,
Ne sçais-tu rien de plus,

BERONTE.

Non, je vous le promets :
855 Si ce n’est que mon nez, m’a dit entre autre chose,
Qu’elle porte des gans qui sentent comme rose.

TERSANDRE.

Tu la prens pour une autre, elle craint les senteurs,
Et dés-là je te tiens le plus grand des menteurs ;
Mais plus je te regarde, & plus je m’imagine,
860 Qu’en toy, je voy parestre, & le port* & la mine :
D’un assez bon Valet, qui par legereté, [p. 60]
Depuis desja long-temps mal-gré moy m’a quitté ;
Les transports* où j’estois par ton faux tesmoignage,
M’ont tantost* empesché d’observer ton visage :
865 Je t’ay veu, sans te voir, mais tu m’ostes d’erreur,
Et chasses loin de moy cette aveugle fureur,
Enfin je voy Beronte.

BERONTE.

Hé Dieu ! voy-je Tersandre ?
Quoy mon Maistre, est-ce vous ? on m’avoit fait entendre,
Que vous aviez en Greve194 esté roüé* tout vif.

TERSANDRE.

870 Certes tu n’es pas moins credule que naif.

BERONTE.

On a donc pris pour vous quelqu’un qui vous ressemble ;
Cependant est-il vray que le sort nous r’assemble.
La voix vous a grossy, le poil vous est venu,
Si bien qu’en vous voyant, je vous ay mescogneu.

TERSANDRE.

875 La barbe comme à moy t’estant aussi venuë,
Et ton crotesque* habit ont fasciné* ma veuë :
Mais voicy les jours gras, & possible allois-tu
Porter quelque Momon195, estant ainsi vestu. [p. 61]

BERONTE.

Je suis un peu plus leste196 à mon accoustumée,
880 Et j’avois vaillamment faict fortune à l’Armée ;
Ouy, j’en estois venu vestu comme un oignon :
Mais de certains Filous, qui me portent guignon197,
Ont crocheté ma chambre, & pris tout mon bagage.

TERSANDRE.

Je te plains, mais où donc a paru ton courage ?

BERONTE.

885 L’Allemagne est tesmoin si je crains le danger ;
Quand la Trompette sonne, & qu’il en faut manger,
J’y cours tout des premiers, & porte tout par terre ;
Aussi Frappe-d’abord estoit mon nom de Guerre.
Dans la meslée un jour treuvant le Papenain198,
890 Je parus un Geant, qui combattoit un Nain,
Et mon front fut deslors à l’honneur de la France,
Plus couvert de Lauriers qu’un jambon de Mayence.
Que vous diray-je plus ? j’estois dans le festin,
Où se fit le complot de tuër le Walstin199;
895 Et dés que ce grand Traistre eut perdu la lumiere,
On me luy vid donner mille coups par derriere.

TERSANDRE.

Donc apres qu’il fut mort tu luy fis bien du mal ?

BERONTE.

[p. 62]
Aux Trigaux200 comme luy mon courage est fatal.

TERSANDRE.

Tes discours autrefois marquoient quelque prudence :
900 Mais tu ne parles plus qu’avec extravagance.

BERONTE.

Ces Filous en sont cause, ils m’ont écervelé,
Et tout mon pauvre esprit s’en est tantost allé,
Par trois ou quatre trous qu’ils m’ont faicts à la teste.

TERSANDRE.

Je les quitterois*-là.

BERONTE.

C’est à quoy je m’appreste,
905 Je n’ay que trop servy ces trois Diables d’Enfer,
Le Balafré, le Borgne, avec le Bras-de-fer :
Mais qui201 vous rend chagrin ? si mon oeil ne void trouble,
Je suis plus gay que vous, moy qui n’ay pas le double202.

TERSANDRE.

Je n’ai jamais de rien faict secret avec toy,
910 Je suis dans un malheur seul comparable à soy.
J’ayme. [p. 63]

BERONTE.

Hé bien ! vous aymez, c’est chose assez commune.

TERSANDRE.

Mais on ne m’ayme point, un Rival m’importune,
Et nul effort secret de mes inventions,
Ne le peut destourner de ses pretentions.
915 Nous avons eu parolle, & quoy qu’il m’en advienne,
Je m’en vay mesurer mon espée à la sienne.

BERONTE.

Pourveu que grand de cœur, & souple de jaret,
Vous fassiez à l’espée aussi bien qu’au fleuret,
Quel qu’adroit qu’il puisse estre il en aura dans l’aisle203:
920 Mais de vos differens au moins la cause est belle ?

TERSANDRE.

Belle, à n’avoir rien veu de si beau sous les Cieux.

BERONTE.

La beauté vaut beaucoup, mais l’argent vaut bien mieux,
En a t’elle ?

TERSANDRE.

Son pere estoit un homme chiche,
Et qui, dans les partis204, comme un Juif, s’est faict riche. [p. 64]

BERONTE.

925 Comment l’appellez-vous ?

TERSANDRE.

Almir.

BERONTE.

Quoy, ce Maraut,
Qui seul a faict monter le vin à prix si haut ?
Quoy ce Monopoleur, dont l’art diabolique
A retranché le quart de la liqueur Bachique ?
Un jour, si des talons il n’eust esté dispos205,
930 L’appellant Maltotier206, Voleur, Rogneur de pots,
Cent beuveurs l’alloient pendre avec une bouteille,
Pour avoir mis impost sur le jus de la Treille.

TERSANDRE.

Tay toy.

BERONTE.

C’est un secret que je ne puis celer,
Une juste douleur me force de parler.
935 Je ne boy presque plus que vinaigre & qu’absinthe,
De simple ripopé207 vaut cinq & six sous pinte.
Enfin il est si cher, que qui n’a bien de quoy, [p. I,65]
Souvent avec sa soif se couche comme moy.

TERSANDRE.

C’est trop.

BERONTE.

Vostre Rival, est-il plus honneste homme ?
940 Apprenons ce qu’il est, & comment il se nomme.

TERSANDRE.

Son nom est Lucidor.

BERONTE.

Quoy luy vostre Rival ?
Je crains, non sans raison, qu’il ne vous traitte mal :
Je connois sa valeur, c’estoit mon Capitaine,
Quand sur les bords du Rhin, j’ai souffert tant de peine :
945 Mais enfin avec luy, je m’y suis signalé,
Nous avons veu Galas208, & l’avons bien galé209.

TERSANDRE.

Est-il donc si vaillant ?

BERONTE.

Mes yeux l’ont veu combattre,
Et contre l’Ennemy faire le diable à quatre210: [p. 66]
J’estime ce Guerrier, mais je ne l’ayme pas ;
950 Et je voudrois desja qu’il eust passé le pas211,
Il m’a traitté cent fois avec ignominie,
Et mis honteusement hors de sa compagnie.

TERSANDRE.

Hé ! la raison ?

BERONTE.

Un jour il creut prendre sans vert212
Ce brusleur de Maisons213, ce fameux Jean de Vert214:
955 Mais nous perdismes temps, & peine à le poursuivre,
Il s’eschappa de nous, encore qu’il fust ivre.

TERSANDRE.

Hé ! comment fit-il donc ?

BERONTE.

Disons tout aujourd’huy,
C’est que mes compagnons estoient plus saouls que luy,
Et qu’estant estourdis d’avoir trop fait desbauche,
960 Ils le suivoient à droit, lors qu’il fuyoit à gauche.
Lucidor, que sa fuite avoit mis hors de soy,
Me treuvant, deschargea sa colere sur moy ;
Me traitta d’éventé, de poltron, & d’ivrogne,
Et me chassa d’abord, me donnant sur la trogne*,
965 Je veux donc contre luy vous servir au besoin*, [p. 67]
Battez-vous hardiment, je seray dans un coin ;
Et si tost que de-là je verray son courage,
Estre prest d’emporter sur le vostre advantage ;
Je viendray finement d’un coup d’estramaçon*:
970 Pour fendre jusqu’aux dents un si mauvais garçon.

TERSANDRE.

Ainsi tu vangera ta querelle & la mienne,
Je viens l’attendre icy.

BERONTE.

J’enrage qu’il n’y vienne,
Son trespas est certain ; nous avons bien tous deux,
Fait ensemble autresfois des coups plus hazardeux,
975 Combien ayant pour vous ma valeur occupée,
Ay-je usé de mouchoirs essuyant mon espée ?
Il apprendra dans peu ce Fendeur de nazeaux215,
Si je sçay dégaisner & joüer des cousteaux216,

TERSANDRE.

Le voicy, cache toy, mais retien ta colere,
980 Et ne te monstre point, qu’il ne soit necessaire.
Beronte se cache.

SCENE SIXIESME. §

[p. 68]
LUCIDOR. TERSANDRE. BERONTE.

TERSANDRE.

Enfin vous le voulez, le sort en est jetté ;
Mais n’est-ce pas folie ou plutost lascheté ?
Que de se battre ainsi pour une ame inconstante ?
Et qui honteusement a trahy vostre attente ?
985 Reprenez vos Esprits, n’aymez plus qui vous hait,
Et laissez-moy jouyr du bien qu’elle m’a fait.

LUCIDOR.

Quoy, Florinde, en vos mains a remis sa peinture ?
Il ne se dit jamais de pareille imposture.
Tirez, tirez l’espée, & sans plus discourir,
990 Songez à vous deffendre, ou plutost à mourir,
Si vous ne me rendez une chose si belle.

TERSANDRE.

Pour la derniere fois jette les yeux sur elle,
Tersandre se deboutonne, & fait voir à Lucidor le portrait de Florinde sur sa chemise.
La voilà.

LUCIDOR.

Je seray bien-tost victorieux217.
Quoy que vous m’ayez mis le Soleil dans les yeux. [J,69]

TERSANDRE.

995 Qui vous !

LUCIDOR.

N’en doutez point, ouy selon mon envie,
Vous rendrez le portraict, ou vous mourrez.

TERSANDRE.

La vie218.

LUCIDOR.

Hé bien, je vous la laisse, & vostre espée encor,
Il suffit que j’emporte un si rare tresor.
Lucidor l’ayant terrassé luy arrache le portraict, & s’en va.
Il rentre.

TERSANDRE.

Toy qui les bras croisez nous as regardé faire,
1000 Homme le plus poltron que le Soleil esclaire ;
Pourquoy, lasche, pourquoy quand il m’a terrassé,
N’as-tu pas dans ses reins un poignard enfoncé ?
Responds : mais dans ce coin il dort ou je m’abuse.
Holà-ho ?

BERONTE.

Beronte s’estant endormi dans un coin se reveille en sursaut.
Qui-va-là ? J’y suis ; mon harquebuse ?
1005 Où sont les Ennemis ? courons faut-il donner*? [p. 70]
Vous verrez si jamais on peut mieux assener*,

TERSANDRE.

Est-ce ainsi sac à vin219 que l’on tient sa promesse,

BERONTE.

Ha ! pardon, je resvois, j’ai tort, je le confesse ;
Mais vos dons en sont cause, ouy vostre quart-d’escu
1010 A fait que j’ay tantost* mis bouteille sur cû220;
Ce n’estoit que ginguet*, & pourtant ses fumées,
Ont insensiblement mes paupieres fermées.

TERSANDRE.

Cependant mal-heureux, il m’a tout emporté.

BERONTE.

Vous auriez eu besoin de ce bras indompté,
1015 Je vous l’avois bien dit qu’il alloit à la charge,
Et vous en donneroit* & du long, & du large221;
Que ne m’esveilliez-vous ? je veux estre berné,
Si ce ne seroit fait222 de ce Diable incarné.

TERSANDRE.

Suy-moy, traistre, suy-moy.

BERONTE.

[p. 71]
Dieu ! prenez ma deffense.

TERSANDRE.

1020 Mille coups de baston puniront ton offense.
Comme Tersandre & Beronte rentrent, les Filous les apperçoivent.

SCENE SEPTIESME. §

LE BALAFRÉ. LE BRAS-DE-FER. LE BORGNE.

LE BALAFRÉ.

Courons apres ces Gens, il est nuict, autant vaut.

LE BRAS-DE-FER.

Que profiterons-nous à les prendre d’assaut ?
Au Diable soit donné le lange* qui les couvre,
Puis ils heurtent là bas, & voilà qu’on leur ouvre.

LE BORGNE.

1025 Ils rodent en pourpoinct223 sans lumiere & sans train,

LE BALAFRÉ.

Les manteaux en Hyver craignent fort le serain224,
Et leurs Maistres le soir les laissant dans la chambre,
Comme au chaud de Juillet vont au froid de Decembre,
Mais l’un de ces deux-là, si mon oeil n’est trompé, [p. 72]
1030 Est nostre Receleur de nos mains eschappé,
Attendons-le au retour, pour luy donner atteinte ;

LE BORGNE.

Mais s’il nous apperçoit, il fremira de crainte,
Et fust-il Cû-de-jatte225, en ce mesme moment,
Il treuvera des pieds, & fuyra promptement.

LE BRAS-DE-FER.

1035 Cachons-nous donc tous trois, & s’il sort sans escorte,
Battons-le jusqu’à tant que le Diable l’emporte.

Fin du troisiesme Acte.

[K,73]

ACTE IV. §

SCENE PREMIERE. §

RAGONDE.

Dieu, qu’est-ce que je voy ? n’allons pas plus avant,
De peur de ce Filou, tapy sous cet auvent ;
Mais un autre plus loin s’offre encore à ma veuë,
Les Filous paroissent.
1040 Ils sont deux, ils sont trois, c’est fait, je suis perduë,
Où fuiray-je ? le cœur me bat comme un claquet*,
Et s’ils m’appercevoient, je serois bien du guet226.
Heurtons viste, r’entrons.
Elle heurte chez Lucidor d’où elle vient de sortir.

SCENE DEUXIESME. §

LUCIDOR, RAGONDE.

LUCIDOR.

Qu’est-ce qui te r’amene ?

RAGONDE.

[p. 74]
Je tremble.

LUCIDOR.

Qu’as-tu donc ?

RAGONDE.

Trois grands Tireurs-de-laine227
1045 Sont au guet à cette heure, & jette dans ces lieux,
La main sur les passans aussi-tost que les yeux ;
Je les viens d’entrevoir, et prenant l’espouvante,
Aussi-tost j’ay heurté plus morte que vivante ;
Mais ils sont disparus, & je cours à l’instant,
1050 Treuver à petit bruit Florinde qui m’attend,
Pour r’avoir ses faveurs*, qu’elle vous redemande,

LUCIDOR.

S’est-il jamais commis d’injustice plus grande ?
Qu’ay-je dit ? qu’ay-je fait ? ha ! malgré son desir,
Je les conserveray jusqu’au dernier souspir,
1055 Et quand mesme la mort aura finy mon terme,
Sous la tombe avec moy je veux qu’on les enferme,

RAGONDE.

C’est là qu’elles seront en lieu de seureté,

LUCIDOR.

[p. 75]
Vouloir m’oster ainsi ce qui m’a tant cousté !
Non, non Ragonde non, retourne-t’en luy dire,
1060 Qu’elle n’obtiendra rien de ce qu’elle desire.

RAGONDE.

Je crains que ce refus n’irrite son courroux,

LUCIDOR.

S’il m’estoit plus cruel, il me seroit plus doux,
Qu’il m’arrache la vie, & je luy rendray grace,

RAGONDE.

Est-il transport* d’Amour qui le vostre surpasse ?
1065 Mais c’est trop m’amuser*.

LUCIDOR.

Que dira-t’elle, helas ?
Revien,

RAGONDE.

Que voulez-vous ?

LUCIDOR.

Rien, rien, poursuy tes pas,

RAGONDE.

[p. 76]
Adieu donc.

LUCIDOR.

Toutesfois, encore une parolle.
A quoy me résoudray-je ?

RAGONDE.

O demande frivole !
Il luy faut obeir.

LUCIDOR.

O trop injuste sort.
1070 Faut-il que ce portrait soit cause de ma mort ?
Clorise l’a perdue par trop de negligence,
Et cependant moy seul j’en fais la penitence,
Sa faute, & mon mal-heur ne peuvent s’esgaler.

RAGONDE.

Vostre bouche a promis de jamais n’en parler,
1075 Mais vous estes Norman228, vous pouvez vous dédire.

LUCIDOR.

Ha ! ne te raille point, il n’est pas temps de rire,

RAGONDE.

[p. 77]
Que vous estes Niais de vous taire aujourd’huy,
Quand on punit en vous la sottise d’autruy,
Que dira le pays où vous pristes naissance ?
1080 Luy qui se fait nommer pays de sapience229?
Jamais à son dommage on n’y garde sa foy,
Et c’est estre peu fin que d’agir contre soy.

LUCIDOR.

Tu me donnois tantost* des conseils bien contraires.

RAGONDE.

Il faut nouveaux conseils à nouvelles affaires,
1085 Je ne devinois pas ce qui vient d’arriver,
Mais Florinde parest, allons tost la treuver.

SCENE TROISIESME. §

LUCIDOR, FLORINDE, CLORISE, RAGONDE.

LUCIDOR.

Puis-je bien me resoudre à cette perfidie ?
Amour inspire moy ce qu’il faut que je die230,
Je viens pour obeyr à vos commandemens,
1090 Vous rendre ce qui fait tous mes contentemens :
Mais du moins, ô merveille ! à mes yeux adorables ; [p. 78]
Apprenez moy, de grace, en quoy je suis coupable.

FLORINDE.

Quoy vostre vanité, temeraire, indiscret,
N’a pas dit que souvent je vous parle en secret,
1095 Et n’a jamais monstré mon portraict à personne?

LUCIDOR.

Non, ou que pour jamais Florinde m’abandonne.

FLORINDE.

Tersandre ne l’a pas arraché de vos mains ?

LUCIDOR.

Tersandre peut-il seul plus que tous les humains ?

FLORINDE.

Il a sceu toutesfois vous contraindre à le rendre.

LUCIDOR.

1100 Ce que je n’avois pas, pouvoit-il me le prendre ?
Helas !

FLORINDE.

Expliquez-vous, sans faire l’estonné.
De ma part ce matin vous l’a-t’on pas donné ? [p. 79]
Quoy vous ne l’aviez pas ? qu’en dites-vous Clorise ?
Vous changez de visage, & paroissez surprise ;
1105 D’où vient ce changement ? parlez.

CLORISE.

Madame.

FLORINDE.

Hé bien,
Vous en demeurez-là ! vous ne dites plus rien.

RAGONDE.

Qui ne prendroit cecy pour une Comedie ?

CLORISE.

Dieu comme on me trahit ! Dieu quelle perfidie !

RAGONDE.

La mesche est descouverte231, implorez sa mercy.

FLORINDE.

1110 Je ne la veux plus voir, qu’elle sorte d’icy,
Ou que de mon portraict elle me rende conte232.

CLORISE.

Ce conte peut-il bien se rendre qu’à ma honte233?
Il est vray, Lucidor ne l’a jamais tenu : [p. 80]
Mais je vous ay caché le malheur advenu ;
1115 Je l’ay perdu, Madame, & n’ozant vous le dire,
Mon silence a causé vostre commun martyre.

FLORINDE.

Dieu ! que me dites-vous ?

CLORISE.

Je vous parle sans fard.

FLORINDE.

Tersandre l’avoit donc rencontré par hazard ?

LUCIDOR.

Il est ainsi, Madame, & j’ay sceu par les armes
1120 Arracher de sa main ce miracle de charmes :
Plus que sa propre vie il feignoit le cherir,
Mais il a mieux aymé le rendre que mourir.

FLORINDE.

De quelle ancre assez noire est digne d’estre escrite
La malice qui regne en cette ame hypocrite ?
1125 Il est esgalement, & meschant, & jaloux.

LUCIDOR.

Cependant on vous force à l’avoir pour Espoux :
Mais à la violence opposons la finesse, [L,81]
Ne peut-on surmonter la force par l’adresse ?
Si vous m’aimez,

FLORINDE.

Quel si ! pouvez-vous en douter ?

LUCIDOR.

1130 À la faveur de l’ombre il nous faut absenter,
L’Amour garde par tout ceux qui luy sont fidelles,
Et pour nous enfuir il nous offre ses aisles ;

FLORINDE.

Cette offre avec honneur se peut-elle accepter ?

LUCIDOR.

En ce pressant besoin* doit-on la rejetter ?
1135 Sauvez-vous, sauvez-moy,

FLORINDE.

Sauvez ma renommée,
Voulez-vous pour jamais me rendre diffamée ?
Ha ! vous ne m’aimez point.

LUCIDOR.

Ha ! si vous pouviez voir,
Ces Esprits* qui me font & parler & mouvoir, [p. 82]
Vous verriez vostre image au plus beau de mon ame,
1140 Et seriés esbloüye, à l’esclat de ma flame*.

FLORINDE.

La mienne n’est pas moindre, & mon contentement
Seroit d’estre avec vous jusqu’au dernier moment,
Mais vous suivre en cent lieux comme une vagabonde !
Que diroit-on de moy ?

LUCIDOR.

Laissez parler le monde,
1145 Et rendez-vous heureuse en me rendant heureux,

FLORINDE.

Mon devoir me deffend de complaire à vos vœux,

RAGONDE.

Enfin que dira-t’il ? enfin que dira-t’elle ?
Vous empesche d’aller où l’Amour vous appelle
Ou quelque bon Frater234, estant peu scrupuleux,
1150 Puisse en Catiminy235, vous espouser tous deux,

FLORINDE.

Ferois-je cet affront à ceux dont je suis née ?
Ils sçauroient s’en vanger, romproient mon hymenée,
Pesteroient contre moy, retiendroit tout mon bien ; [p. 83]
Et jamais nul mal-heur ne fut esgal au mien.

RAGONDE.

1155 Je croy bien que d’abord quelque Diable en soutane,
Lancera sur vous deux mille traits de Chicane236;
Mais contre la justice ayant bien regimbé*,
Il faudra qu’ à la fin ils viennent à jubé*;
Jusqu’au dernier teston* ils rendront la richesse,
1160 Qu’autresfois vostre pere acquit par son adresse,
A-t’on veu Partizan faire mieux son mago*?
Il pondoit sur ses œufs237 & vivoit à gogo238,
Vous estes belle au coffre aussi bien qu’au visage,
Et vingt mille escus d’or sont vostre mariage239.
1165 Mais quoy ? si vostre mere un jour y met la main ?
Ces vingt mille Soleils240 s’esclipseront soudain,
Et n’ayant plus l’esclat dont ils vous font parestre,
Chacun fera semblant de ne vous plus cognoistre ;
Quoy que vous soyez belle on vous mesprisera,
1170 Et nul pour vos beaux yeux ne vous espousera ;
Toutesfois je me trompe, & quand vostre richesse,
Consisteroit sans plus en l’or de vostre tresse,
Lucidor est fidelle, & si coiffé* de vous,
Qu’il feroit vanité de se voir vostre Espoux.

LUCIDOR.

1175 Vostre seule personne a mon ame ravie,
L’esclat de vos grands biens tente peu mon envie ; [p. 84]
Et si quelque mal-heur vous les avoit ostez,
Je n’en serois pas moins captif de vos beautez :
Mais il faut l’un ou l’autre ; ou que je vous enleve,
1180 Ou que de mon Rival l’entreprise s’acheve,
Et qu’on voye à ma honte, & malgré vos efforts,
Cet orgueilleux Démon posseder ce beau corps.

FLORINDE.

Quoy luy me posseder ! puisse plutost la Foudre
Me frapper à vos yeux & me reduire en poudre.
1185 Il n’a bien ny vertu qui me puissent tenter,
Et ses soubmissions* ne font que m’irriter.
Moy sous ses volontez me voir assujettie !
Moy souffrir* qu’on m’attache à mon antipathie !
Non, non, ne craignez rien, je vous tiendray la foy,
1190 Et la mort avant luy triomphera de moy.

LUCIDOR.

Donc la peur de vous voir à son joug asservie
Arresteroit le cours d’une si belle vie !
Je rompray par sa perte un si sanglant dessein,
Ouy cent coups de poignard luy perceront le sein ;
1195 Et si mon action attire vostre blasme,
De ce mesme poignard je coupperay ma trâme*.

FLORINDE.

[p. 85]
Quelle aveugle fureur vous agite aujourd’huy
Jusqu’à le vouloir perdre, & vous perdre apres luy ?
Chassez loin le desir de ce double homicide,

LUCIDOR.

1200 Chassez donc loin aussi cette vertu timide*
Qui s’effroyant de tout vous retient d’eviter
L’orage qui sur vous est tout prest d’esclatter.

FLORINDE.

A la fin vos raisons ébranlent ma constance,
Et ce n’est plus qu’en vain qu’elle y fait resistance :
1205 Donc à ce qu’il vous plaist je veux bien consentir,
Et mesme avant le jour me resoudre à partir ;
Mais lorsque de vous seul estant accompagnée
Je seray pour jamais de ces lieux esloignée,
Ne me demandez rien contre ce que je doy,
1210 Monstrez que vous m’aimez moins pour vous que pour moy ;
Et sans jamais brusler d’une illicite flame*,
Gardez-bien que le corps ne triomphe de l’ame,
Quoy que je vous estime, & vous prefere à tous,
J’ayme encor toutesfois mon honneur mieux que vous
1215 Et si vous l’offensez, je m’osteray la vie.

LUCIDOR.

Quel Demon peut jamais m’en inspirer l’envie ?
Vos seules volontez regleront mes desirs, [p. 86]
Et le bien de vous voir fera tous mes plaisirs.

FLORINDE.

Doncques sur le mi-nuit sans qu’on vous puisse entendre
1220 A la porte secrete ayez soin de vous rendre ;
Mais adieu, quelqu’un vient.
Elle rentre.

RAGONDE.

Dieu ! ce sont ces Filous,

LUCIDOR

Ne crains rien.

RAGONDE

Hé ! tout beau, rengainez, sauvons-nous.

SCENE QUATRIESME. §

LE BALAFRÉ. LE BRAS-DE-FER. LE BORGNE.

LE BALAFRÉ.

Quel bruit chers compagnons a frappé nos oreilles ?
Tandis qu’ainsi tous trois nous beyons aux Corneilles241,
1225 Ce maudit Receleur pourroit bien battre aux champs242,

LE BORGNE.

[p. 87]
Ce Coquin a bon nez, il prendra mieux son temps ;
Et peut-estre desja sentant nostre partie*,
Il a fait en secret un bransle de sortie243.

LE BRAS-DE-FER.

Soit icy, soit ailleurs, je l’attraperay bien,
1230 Et cent coups de baston ne luy cousterons rien :
Mais ferons-nous encor long-temps le pied de gruë244,
Attendant chappe-cheute245, au coin de cette ruë ?
Filer icy la laine246 est un pauvre mestier,
Il ne passe personne en ce maudit quartier ;
1235 Mais si quelqu’un y vient, il faut qu’on le destrousse,
Et s’il a bien dequoy nous en ferons carrousse247.

LE BALAFRÉ

Je ne treuve rien tel que nager en grand’eau248
Volons une maison, & non pas un manteau,
Changeons la bierre en vin, & la menestre249en bisque ;

LE BORGNE

1240 Mais garde le Prevost250,

LE BRAS-DE-FER

Nous courons peu de risque,
Cet homme environné de Chevaliers errans, [p. 88]
Prend les petits voleurs, & laisse aller les grands,
Mais quand il me prendroit ? si ma faute est punie,
Je mourray pour le moins en bonne compagnie.

SCENE CINQUIESME. §

BERONTE. LE BORGNE. LE BALAFRÉ. LE BRAS-DE-FER.

LE BORGNE.

1245 Silence, Compagnons, quelqu’un marche là bas.

LE BALAFRÉ.

Suivons-le.

LE BORGNE.

Ne bougez, il dresse icy ses pas.

LE BRAS-DE-FER.

Il nous voit, il s’enfuit, attrapons-le à la course.

LE BALAFRÉ.

Je le tiens, peu s’en faut, rends la vie, ou la bourse.

BERONTE.

Là voilà.

LE BALAFRÉ.

[p. M,89]
Quelle est platte ! elle est vide, es-tu fou ?
1250 Tu portes une bourse, & ny mets pas un sou,
Ça le manteau.

BERONTE.

Prenez-le,

LE BALAFRÉ.

Il ne vaut pas le prendre,
Porter du camelot251! il gele à pierre fendre ;
Voila bien se mocquer de l’Hyver & de nous,

BERONTE.

Mon Maistre contre moy s’estant mis en courrous,
1255 J’ai happé le taillis252, & courant en chat maigre253
J’ay pris sans y penser ce manteau de vinaigre254.

LE BRAS-DE-FER.

Vrayment la prise est belle,on la doit bien garder,
Mais encore au minois* il faut le regarder,
Sa parolle me trompe ou me le fait cognoistre,
Il prend la lanterne & regardant Beronte au visage il le recognoist.
1260 Ça la Lanterne, hé bien, le voila pas le traistre,
Qui comme un honnest homme a fait courre apres luy,
Ha ! que nous te ferons bonne chere255aujourd’huy, [p. 90]
Tu nous as fait cent vols, tu nous as fait cent niches,

BERONTE.

Faites-moy quelque grace, & je vous feray riches.

LE BORGNE.

1265 Aurois-tu quelque part un peu d’argent caché ?

BERONTE.

Ay-je gousset ny poche où vous n’ayez cherché ?
Non, je n’ay pas un sou, mais sçachant vostre addresse,
Je veux vous enseigner un monde de richesse,
Voyez-vous ce logis.

LE BALAFRÉ.

N’avons-nous pas des yeux ?

BERONTE.

1270 Il ne s’y treuve rien qui ne soit precieux,
Personne de deffense à present n’y demeure,
Et faire un si beau vol est l’ouvrage d’une heure,
Une femme s’y tient veuve d’un Partizan,
Qui voloit en un jour plus que vous en un an,
1275 Et qui par un impost qu’il mit sur la vendange,
A fait de son logis un second Pont au Change : [p. 91]
Y peut-on plus de biens l’un sur l’autre entasser,
Tout s’y treuve d’argent, jusqu’aux pots à pisser.

LE BORGNE.

Pour t’eschapper de nous dis-tu point une fable ?

BERONTE.

1280 Ce ne sont que trésors, ou je me donne au Diable,

LE BORGNE.

Et ce riche logis est de facile accez ?

BERONTE.

Nous y pourrons entrer & remplir nos goussets ;
Il regorge de biens cette veuve fertille,
Pour se remarier, de marier sa fille,
1285 Ce mariage est prest, & c’est argent contant,

LE BALAFRÉ.

Hé ! de qui tiens-tu donc, cet advis important ?

BERONTE.

Je le tiens d’une femme avec qui j’ay commerce*,
Le mestier de revendre est celuy qu’elle exerce,
Au deceu de256la Veuve, elle y va tous les jours, [p. 92]
1290 Et cognoit de ce lieu les biens & les destours :
Quelquesfois sur la brune* avec elle en cachette,
Elle m’y fait entrer par la porte secrette,
Y reçoit d’une fille habits, nappes & draps,
Et j’en reviens chargé comme un cheval de bats ;
1295 Or si j’en croy mes yeux, cette porte est mal seure,
Ses verroux sont mauvais, mauvaise est sa serrure,
Et de l’ouvrir enfin vous viendrez bien à bout,

LE BRAS-DE-FER.

Avecque nos engins nous entrerons par tout.

BERONTE.

Mais elle a pour deffense un effroyable Dogue,

LE BALAFRÉ.

1300 Je sçay pour l’assoupir une admirable* drogue ;
Et dont en un moment il sentira l’effet.

LE BORGNE.

Puisse mon luminaire estre estein tout à fait257,
Si pour y voler tout je ne fais l’impossible,
Y d’eussay-je estre pris, & perce comme un crible.

LE BRAS-DE-FER.

[p. 93]
1305 Et pour ce Bras-de-fer, puissay-je en avoir deux,
Si je ne suis encor plus que vous hazardeux*.

LE BALAFRÉ.

Je me resous aussi de tenter la fortune,
Deussay-je en rapporter cent balaffres pour une :
Mais il s’agist de faire, & non de discourir.
1310 Et depenser plustost à vivre qu’à mourir :
Que Beronte avec moy vienne donc tout à l’heure*,
Pour prendre ce qu’il faut jusques à sa demeure :
Nous y courons ensemble, & dans peu de momens,
Nous reviendrons chargez de divers instruments,
1315 Nous en apporterons pour limer les ferrures,
Et nous servir de clefs à toutes les serrures,

LE BRAS-DE-FER.

Allez, & cependant nous boirons prés d’icy.

BERONTE.

Avant nostre retour, nous trinquerons aussi,
Le vin me rend hardy, quand j’ay beu je fais rage.

LE BORGNE.

[p. 94]
1320 Nous trousserons la pinte & non pas davantage,
Et puis à pas de Loup nous reviendrons daguet258,
Pour voir qui va qui vient tous deux faire le guet.

Fin du quatriesme Acte.

[p. 95]

ACTE V. §

SCENE PREMIERE. §

LE BRAS-DE-FER. LE BORGNE.

LE BRAS-DE-FER.

Viennent-ils ?

LE BORGNE.

Nullement.
Le borgne regarde si ses compagnons ne reviennent point.

LE BRAS-DE-FER.

Qu’est-ce qui les arreste ?

LE BORGNE.

Ils s’amusent* peut-estre à trinquer teste à teste,
1325 Ces Engoule-bouteille, au gozier tout de feu,
Ne sont pas des Mignons qui boivent pour un peu,
Et n’ozent de rubis enluminer leurs trognes. [p. 96]

LE BRAS-DE-FER.

Mais ne craignez vous point que ces maistres ivrognes
Laissent le jugement au fonds du gobelet,
1330 Et qu’icy jusqu’au jour nous gardions le mulet259?

LE BORGNE.

Souvent le Receleur est rond comme une boule,
Mais pour le Balafré rarement il se saoule :
Il boit, mais sans jamais se barboüiller l’armet260,
Et son ventre est petit pour tout ce qu’il y met ;
1335 Ses debauches de vin sont en tout monstrueuses,
Et je n’asseure pas qu’il n’ait les cuisses creuses.

LE BRAS-DE-FER.

A ce conte il auroit trois ventres au lieu d’un,

LE BORGNE

Au moins il boit & mange au delà du commun,
N’ayme rien que la table, & n’en sort qu’avec peine,

LE BRAS-DE-FER.

1340 De leur retardement c’est la cause certaine,
Mais on a cent decrets contre ce Balafré,
Et les Archers du Guet l’ont peut-estre coffré.

LE BORGNE.

[N,97]
S’il est pris je le plains il faudra qu’il en meure,

LE BRAS-DE-FER.

C’est à faire à passer quelque mauvais quart-d’heure.

LE BORGNE.

1345 Quand nous en venons là nous sommes bien surpris,
Le Bourreau fait trembler les plus fermes esprits ;
Et la corde à la main dans les lieux où nous sommes,
Quand cet homme gagé pour massacrer les hommes ;
Entre, & de par le Roy, s’en vient nous saluer,
1350 Ce funeste salut suffit pour nous tuër ;
Il nous rompt au milieu d’une publique place,
Et le coup de la mort nous est un coup de grace,
Ce coup est-il receu ? nos membres tous brisez,
Sur quelque grand chemin demeurent exposez,
1355 Sont l’horreur des passans, la butte des tempestes,
Servent d’exemple au peuple, & de pasture au bestes,

LE BRAS-DE-FER.

Vous qui n’estant pas moins sçavant qu’irresolu,
Estes devenu borgne, à force d’avoir leu,
N’avez-vous point appris que ces vaines images,
1360 Ne donnent de l’effroy qu’à de faibles courages ?
Apres que la Justice a nos ans limitez, [p. 98]
Que nous importe-t’il où nos corps soient jettez ?
Qu’ils soient sous des caillous, ou sous des pierreries,
Au milieu des parfums, ou parmy des voiries ;
1365 Posez sur des gibets, ou mis en des tombeaux,
Et soient mangez des vers, ou mangez des Corbeaux ;
Tout est indifferent, ny loüange ny blasme,
Ne touchent un mortel quand il a rendu l’ame,
Et quiconque a du cœur, au lieu de s’estonner,
1370 Regarde d’un oeil sec son destin terminer,

LE BORGNE.

C’est vostre opinion,

LE BRAS-DE-FER.

Que vostre ame est craintive !
La mort est tousjours mort, quelque part qu’elle arrive ;
Et qui finit ses jours couché bien mollement,
Entre les draps d’un lict paré superbement ;
1375 Ne revit pas plutost que qui meurt sur la rouë,
Et mort on est pas mieux dans l’or que dans la bouë ;

LE BORGNE.

On siffle, les voicy ;

SCENE DEUXIESME. §

[p. 99]
LE BALAFRÉ, BERONTE, LE BRAS-DE-FER, LE BORGNE.

LE BRAS-DE-FER.

Doublez doublez le pas,
Falloit-il si long-temps estre à fripper261 les plats ?
Dix heures ont frappé,

BERONTE.

Je croy qu’il en est onze,
1380 Mais à peine estions-nous prés du Cheval de bronze,
Que le Guet a passé tenant deux grands Filous,
Que nos yeux effroyez ont d’abord pris pour vous ;
Tant ils vous ressembloient d’habit & de visage,

LE BRAS-DE-FER.

La rencontre est fascheuse & de mauvais presage.
1385 Mais il est desja tard,

LE BORGNE.

Ne parlez pas si haut.

LE BRAS-DE-FER.

Nos engins* sont-ils prests ?

BERONTE.

[p. 100]
Voicy tout ce qu’il faut,
Crochets, passe-par tout, lime sourde, tenaille,
Et tant d’autres outils dont262 nostre main travaille.

LE BRAS-DE-FER.

Le morceau, pour jetter en la gueule du chien,
1390 L’avez-vous apporté ? ne nous manque-t’il rien ?

LE BALAFRÉ.

Tout est prest.

LE BRAS-DE-FER.

C’est assez, allons, la nuict s’avance ;

BERONTE.

J’ay dans la Gibeciere un outil d’importance,
C’est la main d’un Pendu263 dont je vous feray voir,
En cette occasion l’admirable* pouvoir ;
1395 Mettant à chaque doigt une chandelle noire,
Et prononçant dessus quelques mots du Grimoire ;
J’ose bien asseurer que ceux qui dormiront,
Ne s’éveilleront pas tant qu’elles brusleront ;

LE BORGNE.

Hé ! s’ils sont éveillez ?

BERONTE.

[p. 101]
Ils nous verrons tout prendre,
1400 Sans pourvoir ny parler, ny mesme se deffendre.

LE BRAS-DE-FER.

Quel esprit eust jamais plus de credulité ?
C’est un conte de vieille à plaisir inventé,
Défions-nous tousjours de la force des charmes,
Et ne nous asseurons qu’en celle de nos armes ;

BERONTE.

1405 Mais si par un mal-heur nous sommes apperceus,
Que faire ?

LE BALAFRÉ.

On ne doit point consulter là-dessus,
Il faut que nostre main au carnage occupée,
Passe indifferemment tout au fil de l’espée.

BERONTE.

Je ne tueray264 jamais, si je n’y suis forcé,

LE BRAS-DE-FER.

1410 La pitié du Barbier est cruelle au blessé,
Et celle du Voleur est cruelle à luy-mesme,
Et le plonge souvent dans un mal-heur extrême, [p. 102]
De nos crimes jamais ne laissons de témoins,
On nous recherche apres avecque trop de soins,
1415 Un Prevost nous attrappe, & puis une potence
Est de nostre pitié la juste recompense ;
Mais devois-tu toy-mesme à ce vol nous porter ?
Pour t’éforcer apres de nous en degouster ?
As-tu cuvé ton vin ? n’es-tu point ivre encore ?

BERONTE.

1420 Le meurtre me déplaist, c’est chose que j’abhorre,
Desrobons plus de bien, & versons moins de sang,

LE BALAFRÉ.

Quoy, desja de frayeur vous devenez tout blanc ?

BERONTE.

Plaise au Ciel que ce vol ne nous soit pas funeste :

LE BALAFRÉ.

Funeste, ou bien heureux, j’y couche de mon reste265,
1425 Et quiconque viendra me saisir au colet,
Se verra saluer d’un coup de pistolet.
Mais puis que vous tremblez d’une frayeur si forte,
Au moins faites le guet au prés de cette porte,
Cependant sans tarder nous entrerons tous trois,
1430 Par celle où sur le soir vous entrez quelquesfois, [p. 103]
Nous l’ouvrirons sans bruit, mais non pas sans lumiere
Donnez-nous la Lanterne avec la Gibeciere,
De clartez & d’outils nostre adresse a besoin.

BERONTE.

Seray-je icy tout seul !

LE BALAFRÉ.

Nous n’en serons pas loin,
1435 Prestez l’oreille au bruit, faites la sentinelle,
Et si l’on vous descouvre enfilez la venelle266;

BERONTE.

S’il tombe sur mon dos une gresle de coups,

LE BALAFRÉ.

Vous n’avez qu’à siffler, & nous viendrons à vous :

BERONTE.

Tandis que vous viendrez, s’il advient qu’on me tuë,

LE BALAFRÉ.

1440 Que de vaines frayeurs vostre ame est combatuë ;
Nous serons plus heureux, ce mal n’adviendra point,
Adieu, conservez bien le moule du pourpoint267.
Ils s’en vont.

BERONTE.

[p. 104]
Conservez bien le vostre, & si l’on vous attrappe,
Et que de ce danger par miracle j’eschappe ;
1445 A quelque question* que vous soyez soubmis,
Ayez tousjours bon bec, beuvez à vos amys,
Allez, & que le Ciel rende vaine la crainte,
Qui m’attaque & me porte une si vive atteinte :
Il me semble desja que tout ce que je voy
1450 Se transforme en Sergent, se vient saisir de moy,
Et m’enferme à cent clefs, où desja d’avanture268,
J’ay sans devotion trop couché sur la dure :
Mais où va ce fendant269 que j’entrevoy de loin,
Lucidor passe pour aller enlever Florinde.
Le manteau sur le nez, marcher l’espée au poing ?
1455 Siffleray-je, ou plutost quitteray-je la place ?
Il passe outre, & mon sang est encor tout de glace,
La crainte qui souvent fait voir ce qui n’est pas,
Vient de me figurer l’image du trepas,
J’ay presque pris la fuite, & j’ay veu ce me semble
1460 En cet homme tout seul cinquante Archers ensemble ;
Je n’avois pas quinze ans, que le vol d’un manteau,
Fit que l’on m’attacha le dos contre un posteau,
Où le cou dans le fer, & les pieds dans la bouë,
Aux passans malgré moy je fis long-temps la moüe :
1465 Je fus marqué depuis à la marque du Roy,
Et si l’on me reprend n’est-ce pas fait de moy ?
Il n’est point de present, d’amy, ny d’artifice, [O,105]
Qui puissent m’exempter d’un infame supplice ;
Il faudra qu’en charette, & suivy du Bourgeois,
1470 J’aille sans violons dancer au bout d’un Bois270.
Mais qui cause les bruits qui maintenant s’entendent ?
Et fait que tant de gens & montent & descendent ;
Ce bruit est causé par les Voleurs, qui estant descouverts taschent à se sauver.
Sifflons, sifflons encor ; Ha ! Dieu pas un ne vient,
S’ils ne sont desja pris, qu’est-ce qui les retient ?
1475 Quel battement de pied ! quel cliquetis d’espées !
Quel murrmure confus de voix entrecouppées ?
Fuyons, mais où fuyray-je ! helas de tous costez,
Ce ne sont que Voisins, ce ne sont que clartez :
Ils ont pris ces Filous, ils me cherchent peut-estre,
1480 Et j’en tiens pour long-temps, s’il m’advient de parestre :
Laissons-les donc r’entrer, avant que de partir,
Cependant cachons-nous, j’entens quelqu’un sortir,
Il se cache.

SCENE TROISIESME. §

OLYMPE, RAGONDE, BERONTE, caché.

OLYMPE, seule.

Au Voleur, au Voleur, accourez à mon ayde,

RAGONDE.

Est-ce donc de chez vous que ce grand bruit procede ?
1485 Madame, avec frayeur je me viens d’éveiller, [p. 106]
Et pour vous secourir, je sors sans habiller271,

OLYMPE.

Des Larrons sont entrez par la petite porte,
Et nul que Lucidor ne me preste main forte :
Ma maison est perduë.

RAGONDE.

Il se bat comme il faut,
1490 Et seul à ces Coquins fera gaigner le haut272,
Mais le voicy.

SCENE QUATRIESME. §

LUCIDOR, OLYMPE, RAGONDE, BERONTE, caché.

LUCIDOR.

Madame, ils ont tous fait retraitte,
Apres s’estre sauvez par la porte secrete ;
Mais qui vois-je à ce coin ?

BERONTE caché.

Dieu ! je tremble d’effroy,
Fends-toy par la moitié, muraille cache-moy,

OLYMPE.

[p. 107]
1495 C’est un Voleur, prenez-le, il faut qu’il rende l’ame,
Entre mille tourmens.

BERONTE.

Grace, grace, Madame
Et je vous sauveray l’honneur avec le bien.

OLYMPE.

Tu fais une promesse où je ne comprens rien :
Mon bien & mon honneur sont-ils prés du naufrage ?
1500 Parle plus clairement, esclaircy ce langage ;
Et si tu m’avertis de quelque trahison,
Je t’exempte de tout, mesme de la prison.

BERONTE.

Donc sur vostre parolle escouter une histoire,
Que d’abord vostre esprit refusera de croire.
1505 Tersandre, qui chez vous se voit combler d’honneur,
Qui fait du magnifique, & tranche du Seigneur,
N’est rien asseurement de tout ce qui vous semble.

OLYMPE.

N’est-il pas honnest-Homme, & riche tout ensemble ?
Ses merites partout aujourd’huy sont prisez,
1510 Et ses biens trop cognus l’ont fait mettre aux Aysez ! [p. 108]

BERONTE.

Qu’en Espions le Roy despend mal d’ordinaire273,

OLYMPE.

Qui ne s’explique mieux gaigne autant à se taire :

BERONTE.

Que diriez-vous de luy, si par subtilité,
Ce Matois* abusant vostre credulité,
1515 Estoit le plus grand Gueux que le Soleil regarde ?

OLYMPE.

Où donc auroit-il pris tout ce que je luy garde ?
Ces chaisnes d’or massif ? & ce gros diament ?

BERONTE.

Ce sont chaisnes qu’il fait de cuivre seulement ;

OLYMPE.

Quoy ce n’est pas bon or ? ô grand Dieu quelle bourde*!
1520 Et ce gros diament.

BERONTE.

C’est une happelourde*,
Je l’ay veu travailler, je l’ay servy vingt mois, [p. 109]
Et je sçay les bons tours qu’il a faits mille fois.

OLYMPE.

O mal-heur ! mais je veux que274 ces biens soient frivoles*,
Ne luy gardons-nous pas deux grands sacs de pistoles275;

BERONTE.

1525 Je croy qu’au Roy d’Espagne elles ont cousté peu,
A faire fabriquer.

OLYMPE.

Desnouë, ou romps ce nœu,
Est-il faux Monnoyeur ?

BERONTE.

Il n’a point de semblable,
Pour fondre les metaux, ny pour jetter en sable276.

OLYMPE.

O le plus Scelerat du reste des humains ?
1530 Mais pourquoy mettre ainsi ces biens faux en mes mains ?

BERONTE.

Pour éblouir vos yeux, & ceux de sa Maistresse,
Par les trompeurs appas d’une feinte richesse.

RAGONDE.

[p. 110]
Dieu quel Maistre Gonin277!

BERONTE.

Il fait bien d’autres coups,
Mais je croirois plutost qu’il les cacha chez-vous,
1535 De crainte que le temps descouvrant toutes choses,
Ne vint à descouvrir chez-luy le pot aux roses278;
Et que quelque Grippeur279 de mauvais Garnements,
Ne le fist malgré luy changer de logement.

LUCIDOR.

Il s’en faut esclaircir.

OLYMPE.

Je n’ay point d’autre envie,
1540 Si ton rapport est vray, je te donne la vie ;
Mais s’il est faux aussi tu sera maltraitté,
Entrons visitons tout.
Elle rentre.

LUCIDOR.

Dis-tu la verité
Mais ne t’ay-je pas veu sous moy porter les armes ?
Ouy c’est toy qui tremblois aux premieres allarmes,
Lucidor recognoist Beronte.
1545 Et dont l’ivrognerie oza tant m’offenser,
Que de ma Compagnie il te fallut chasser. [p. 111]
Tu vivois en pourceau, tousjours la panse pleine :
Mais tu veux t’eschapper, Maraut,

BERONTE.

Mon Capitaine,
Me tiendra-t’on promesse ?

LUCIDOR.

Ouy, si tu ne ments point.

BERONTE.

1550 Que puissent vos Goujats* m’oster gregue* & pourpoint,
Et m’en donner* par tout, si c’est une imposture.

LUCIDOR.

Entre donc, & sans peur vien finir l’avanture.
Ils r’entrent.

RAGONDE, seule.

Que d’un tour si subtil j’ay l’esprit estonné !
Fust-ce Nostra damus280l’auroit-il deviné ?
1555 Quoy, ce n’est qu’un Trompeur, qu’un Donneur de bricoles281?
Qu’un Attrapeminon282, qu’un Rogneur de pistolles,
Qu’un Gueux pour tout potage283, encor que tous les jours
Monté comme un sainct George284il face mille tours !
Il n’est rien si trompeur qu’une belle apparence,
1560 Comment donc là dessus fonder quelque asseurance ? [p. 112]
Aucun sur ce qu’il voit ne peut prendre party,
Et doit dire à ses yeux, vous en avez menty :
Mais voicy ce Mangeur de charette ferrée285,
Qui m’est venu tantost* faire une eschauffourrée*,
1565 Les rayons de la Lune à mes yeux le font voir.

SCENE CINQUIESME. §

TERSANDRE. RAGONDE.

TERSANDRE.

Quels cris ay-je entendus ? ne le puis-je sçavoir ?

RAGONDE.

Ce sont Voleurs, Monsieur, qu’on cherche par la Ville,
Vous sont-ils point cognus ?

TERSANDRE.

La demande est civile,
A qui crois-tu parler ?

RAGONDE.

A qui je ne dois rien.
1570 A qui me cognoist mal, & que je cognois bien.
A qui doit s’en aller vendre ailleurs ses coquilles, [P,113]
A qui croit que je sois Revendeuse de filles.
Et pour me faire affront m’a tenu des propos,
A se faire casser cent bastons sur le dos.

TERSANDRE.

1575 Ha ! je te recognois, mais à cette heure induë,
Que fais-tu toute seule au milieu de la ruë ?
Ayant trop bû d’un coup, tu cherches ton chemin.

RAGONDE.

Je predy presque tout, quand j’ay bû de bon vin,
Et sans aucun aspect286 d’Estoile, ny de Lune,
1580 Je vous dirois bien-tost vostre bonne-Fortune.

TERSANDRE.

Cognois-tu l’advenir ?

RAGONDE.

Ouy, mieux que le passé,
D’un bizarre trespas vous estes menacè,
Et vous mourrez en l’air faisant la capriole287.

TERSANDRE.

Et plus que ton sçavoir, si le mien n’est frivole*,
1585 Avec quelque Commere ayant le verre en main288,
Tu mourras en chantant beuvons jusqu’à demain : [p. 114]
J’excuse ton ivresse à nulle autre pareille,
Et je pardonne au vin, mais garde la bouteille.

RAGONDE.

Gardez-vous bien vous mesme, autrement doutez-vous
1590 Que l’on ne vous enferme en la boëtte aux cailloux289?
Ne vous desguisez plus, il faut lever le masque,
Songer à la retraitte, & courir comme un Basque290;
On vous cherche par tout, & je vous donne advis
De chausser des souliers qui soient sans ponlevis291.

TERSANDRE.

1595 Qui dit cette Insensée ?

RAGONDE.

On sçait de vos affaires,
Les feintes maintenant vous sont peu necessaires.

TERSANDRE.

Moy feindre ! moy fuïr ! as-tu perdu le sens ?

RAGONDE.

N’apprehendez-vous point d’estre veu des Passans ?
Que de tous vos bons tours on ne sçache le nombre,
1600 Et que de peur du hasle on ne vous mette à l’ombre ?
Bandez viste la Quaisse292, ostez tout de ce lieu, [p. 115]
N’oubliez rien enfin sinon à dire adieu.

TERSANDRE.

Moy ?

RAGONDE.

Vous mesme.

TERSANDRE.

Hé ! qui donc t’a conté cette Fable ?

RAGONDE.

Celuy mesme qui vient.

SCENE SIXIESME. §

TESANDRE. RAGONDE. BERONTE.

TERSANDRE.

Qu’as-tu dis Miserable ?

BERONTE.

1605 Mais vous qu’avez vous fait, m’ayant si mal traitté ?
Pour avoir fait faillite à vostre lascheté ?
Ferois-je le Lyon, quand vous faites la Cane293? [p. 116]
Vous avez pris de quoy me sangler comme un Asne ;
Et si ma fuite alors n’eut trompé vostre main,
1610 J’aurois demeuré tard à me lever demain :
Mais n’aguere estant prest, pour un vol d’importance,
D’aller danser sur rien au bout d’une potence ;
J’ay, pour m’en exempter, & me venger aussi,
Fait de vos actions un portrait racourcy :
1615 Ouy, Florinde & sa Mere ont veu de quelle adresse
Vous sçavez des plus fins abuser la finesse :
Ce qu’elles vous gardoient elles l’ont visité,
Je leur en ay fait voir toute la fausseté ;
Et par ce seul moyen j’ay rachepté ma vie,
1620 Qu’un colier trop estroit eust sans doute ravie.

TERSANDRE.

Ha perfide !

RAGONDE.

Tout beau, soyez moins Furibon294,
Estant seul contre deux vous n’auriez pas du bon.

TERSANDRE.

Il mourra ; l’Imposteur,

BERONTE.

Rengainez je vous prie,
Ou je me jetteray sur vostre fripperie295, [p. 117]
1625 Vous feray sous ma main passer & repasser,
Et jamais Violon ne vous fit mieux danser.

TERSANDRE.

Hé ! je puis d’un valet endurer cet outrage ?

RAGONDE.

Adieu Monsieur l’Escroc.

BERONTE.

Adieu, devenez sage.

TERSANDRE.

Je deviendray Bourreau, pour te rompre le cou.
Tersandre donne un coup de pied à Beronte, & un coup de poing à Ragonde, & s’enfuit.

BERONTE.

1630 Ha Dieu quel coup de pied m’a lancé ce Filou !

RAGONDE.

Ha Dieu quel coup de poing ! je voy mille chandelles.
Au voleur.

BERONTE.

Au secours.

TERSANDRE.

Fuyons.
Il s’enfuit.

BERONTE.

[p. 118]
Il a des aisles.

SCENE DERNIERE. §

OLYMPE. LUCIDOR. FLORINDE. RAGONDE. BERONTE.

LUCIDOR.

Qui donc crie au voleur ? D’où provient ce grand bruit ?

RAGONDE.

Des coups que m’a donnez ce Fourbe qui s’enfuit.
Ragonde & Beronte r’entrent pour courir apres Tersandre.

LUCIDOR.

1635 Madame, laissez-moy, je sçauray le poursuivre.
Lucidor veut courir apres Tersandre, mais Olympe & sa fille l’en empeschent.

OLYMPE.

Pour sa punition il le faut laisser vivre,
Cependant mon honneur est blessé vivement,
Par le honteux dessein de cet enlevement :
Mais il a fait tout seul l’heureuse descouverte,
1640 De ces Voleurs de nuict qui conspiroient ma perte ;
Et sans qui toutesfois mon esprit abusé, [p. 119]
M’auroit donné pour gendre un Filou desguisé.
Puis donc que296 vostre espée à ce poinct m’a servie,
Qu’elle a sauvé mon bien, mon honneur, & ma vie,
1645 Je vous pardonne tout, & vous promets encor,
Que Florinde jamais n’aura que Lucidor.

LUCIDOR

O charmante promesse !

FLORINDE

O faveur non commune !

OLYMPE

Allez vous reposer, benissez la Fortune
Qui fait que dés demain pour finir vos langueurs,
1650 L’Hymen joindra vos corps, comme Amour joint vos cœurs.

Fin du cinquiesme & dernier Acte.

Annexes §

Lexique §

Accoutrer
« Mot comique figuré pour dire maltraiter. » (Ric.)
Vers 42
Admirable
« Qui est surprenant, merveilleux, qu’on ne peut comprendre. » (Fur.)
Vers 1300, 1394
Affubler
« Cacher sa teste et son corps par quelques habillements qui couvrent jusqu’au visage. » (Fur.)
Vers 120
Aimable
« Qui est digne d’estre aimé. » (Aca.)
Vers 557
Amant
« Celuy qui aime d’une passion violente et amoureuse. » (Fur.)
Vers 169, 305, 477, 578, 714
Amuser
« Arrester quelqu’un, luy faire perdre le temps inutilement. » (Fur.)
Vers 217, 1065, 1324
Aposter
« Disposer, preparer quelqu’un pour s’en servir dans une meschante action. » (Aca.)
Vers 300
Assener
« Porter un coup justement où on a dessein de frapper. » (Fur.)
Vers 1006
Barguigner
« Marchander sou à sou quelque chose » (Fur.)
Vers 769
Bateau
« On dit proverbialement qu’un homme est tout estourdi du bateau, quand il luy est arrivé depuis peu quelque infortune qui lui a causé quelque trouble d’esprit » (Fur.)
Vers 57
Besoin
Nécessité. (Aca.)
Vers 1134, dans les vers 347 et 965, « au besoin » signifie dans la nécessité.
Bourde
« Mensonge » (Aca.)
Vers 1519
Broncher
« Faire un faux pas, chopper. » (Aca.)
Vers 828
Brune
« On dit, Sur la brune, pour dire, Sur le commencement de la nuit. » (Fur.)
Vers 1291
Cajoler
« Tascher de seduire une femme ou une fille par de belles paroles. » (Aca.)
Vers 134, 238
Camus
« On dit proverbialement, qu’un homme est bien camus, qu’on l’a rendu bien camus, pour dire, qu’il a été bien trompé, qu’il est descheu de ses pretentions, qu’il est bien honteux. » (Fur.)
Vers 99
Caquet
« Babil. » (Aca.)
Vers 185, 287 (caqueter)
Casaque
« Manteau qu’on met par dessus son habit, et qui a des manches où l’on fourre les bras. Les casaques sont commodes pour les gens de cheval. » (Fur.)
Vers 11
Choquer
Offenser.
Première occurrence dans le Vers 234.
Déplaire.
Seconde occurrence dans le Vers 234.
Claquet
« Se dit d’une petite latte de bois qui sert à la tremie d’un moulin, qui est en perpetuelle agitation, et qui fait beaucoup de bruit. » (Fur.)
Vers 1041
Coiffer
« On dit aussi fig. Coeffer. se coeffer. estre coeffé d’une opinion, d’une affection, pour dire, Se préoccuper, estre préoccupé » (Aca.)
Vers 1173
Commerce
« Se dit aussi de la correspondance, de l’intelligence qui est entre les particuliers, soit pour des affaires, soit pour des estudes, ou simplement pour entretenir l’amitié. » (Fur.)
Vers 1287
Confondre
« Troubler, Mettre en desordre, Couvrir de honte. » (Aca.)
Vers 207
Continence
« Vertu par laquelle on s’abstient des plaisirs illicites, ou qui fait qu’on modere les appetits charnels. » (Fur.)
Vers 128
Couleur
« Signifie figurément. Pretexte, apparence. » (Aca.)
Vers 489
Coupe-jaret
« Batteur, assassin, qui ne porte l’épée que pour battre, assassiner, et faire insulte aux autres » (Fur.)
Vers 832
Décevoir
« Tromper adroitement. » (Fur.)
Vers 525
Denier
« Sorte de monnoie de fonte valant la moitié d’un double et aiant cours pour la douziéme partie d’un sou. » (Ric.)
Vers 104
Diligence
« Activité qui nous fait porter avec promptitude à executer nostre devoir, ou nos desseins. » (Fur.) Rapidement.
Vers 679
Donner
« Commencer le combat, aller à l’assaut. » (Fur.)
Vers 1005, 1016, 1551
Duire
« Convenir, estre utile. » (Aca.)
Vers 767
Échauffourrée
« Emportement de colere, Mouvement subit. » (Aca.)
Vers 1564
Effronté(e)
« Qui n’a point de pudeur, hardi à soustenir un mensonge, ou en d’autres mauvaises occasions et indecentes. » (Fur.)
Vers 459
Engin
« Signifie en general, les outils qui servent à faire quelque rupture. » (Fur.)
Vers 1386
Ennuy
« Il signifie… generalement, Fascherie, chagrin, deplaisir, souci. » (Aca.) Le mot a un sens très fort au XVIIe siècle.
Vers 165, 562
Esprits
« En termes de Medecine, se dit des atomes legers et volatils, qui sont les parties les plus subtiles des corps, qui leur donnent le mouvement, et qui sont moyens entre le corps et les facultez de l’ame, qui luy servent à faire toutes ses operations. » (Fur.)
Vers 1138
Estramaçon
« Coup qu’on donne du trenchant d’une forte espée, d’un coutelas, d’un cimeterre. » (Fur.)
Vers 969
Estriller
« Signifie aussi battre quelqu’un. » (Fur.)
Vers 81
Éventé
« Se dit d’Un homme qui a l’esprit leger, écervellé, évaporé. » (Fur.)
Vers 696
Exercice
« Occupation, travail ordinaire. » (Fur.)
Vers 141
Fait
« Ce qui est propre, convenable. » (Fur.)
Vers 277
Fasciner
« Il sign. fig. Charmer, Esblouir par un faux esclat. » (Aca.)
Vers 876
Faveur
« On appelle aussi faveurs, certains petits presents que font les Dames. » (Fur.)
Vers 220, 645, 661, 687, 723, 1051
Fêlé
« On dit, qu’Un homme a la teste feslée, le timbre feslé, pour dire, qu’Il est un peu fou. » (Aca.)
Vers 696
Flamme
« Sign. fig. et poët. La passion de l’amour. » (Aca.)
Vers 1140, 1211
Flatter
Consoler.
Vers 174.
Foi
« Serment, parole qu’on donne de faire quelque chose, et qu’on promet d’executer. » (Fur.)
Vers 13
Fors
« Horsmis, excepté. » (Fur.)
Vers 654
Frivole
« Ce qui n’est d’aucune valeur. » (Fur.)
Vers 1523, 1584
Frotter
« Battre. » (Fur.)
Vers 38, 39
Gaillard(e)
« Borel observe que tous les mots terminez en ard, sont composez du Gaulois ard, qui signifioit naturel. Ainsi gaillard veut dire naturel gay […] Du Cange derive ce mot de goliardus, qu’on a dit dans la basse Latinité pour signifier, un bouffon. » (Fur.)
Vers 807
Garderobe
« Ce que les femmes de basse condition mettent par dessus leur robe pour la conserver. En ce sens il est tousjours masculin. » (Aca.)
Vers 58
Généreux
« Qui a l’ame grande et noble, et qui prefere l’honneur à tout autre interest. » (Fur.)
Vers 317
Gentil
« Beau, joli, mignon. » (Fur.)
Vers 317, 368
Ginguet
« Petit vin qui n’a ni force ni agréement au goust, mais qui est extremement verd. » (Fur.)
Vers 1011
Goguette
« On dit proverbialement, qu’on chante goguettes à quelqu’un, quand on luy dit des injures. » (Fur.)
Vers 699
Goujat
« Valet de soldat » (Fur.)
Vers 1550
Gregue
« Haut-de-chausses qui serre les fesses et les cuisses, que tous les hommes portoient au siecle passé, et qui est demeuré seulement aux Pages » (Fur.)
Vers 1550
Grotesque
« Se dit figurément de ce qui est bisarre, extravagant, ridicule dans les personnes, dans les habits, dans les discours, etc. » (Fur.)
Vers 876
Happelourde
« Faux diamant, ou autre pierre precieuse contrefaite » (Fur.)
Vers 1520
Hazardeux
« Hardi, qui expose volontiers sa personne, son bien, sa fortune au hazard. » (Aca.)
Vers 1306
Heure
« On dit adv…tout à l’heure, pour dire, Dans un moment. » (Aca.)
Vers 1311
Jubé
« On dit prov. Venir à jubé, pour dire, Se sousmettre » (Aca.)
Vers 1158
Lange
« S'est dit quelquefois d’une piece d’estoffe dont on se couvre; et le peuple dit encore. » (Fur.)
Vers 1023
Lestement
« D'une maniere propre et riche. » (Aca.)
Vers 399
Longis
« Terme populaire, qui se dit des gens froids et paresseux qui sont longs à faire tout ce qu’ils entreprennent. » (Fur.)
Vers 797
Mago
« Amas de quelque chose qu’on cache. » (Fur.)
Vers 1161
Mâtin
« Gros chien de cuisine, ou de bassecour…se dit aussi des hommes grossiers, mal bastis de corps, ou d’esprit. » (Fur.)
Vers 96
Matois
« Rusé, difficile à estre trompé, adroit à tromper les autres. » (Fur.)
Vers 1514
Matoise
« Rusé, fourbe. » (Aca.)
Vers 123
Merci
« On dit d’un homme cruel et severe, que c’est un homme sans merci. » (Fur.)
Vers 45
Minois
« Terme Burlesque, qui signifie la mine, le visage de quelqu’un. » (Fur.)
Vers 1258
Mouche
« On dit, d’Un homme fort fin, fort rusé, que C'est une fine mouche. » (Aca.)
Vers 107
Objet
On emploie le mot poétiquement, « pour dire, la personne qu’on aime. » (Aca.)
Vers 230, 635
Obligeant
« Civil, courtois, prest à faire plaisir, à rendre office. » (Fur.)
Vers 317
Pante
« Terme de tapissier. C'est un morceau d’étofe qui entoure le lit, et qui a d’ordinaire de la frange. Il y a trois pantes dans chaque lit. » (Ric.)
Vers 86
Paquet
« On dit prov. Faire son paque…pour dire, S'en aller de quelque maison. » (Aca.)
Vers 186
Partie
« Se prend aussi en mauvaise part, d’un complot qu’on fait pour assassiner, pour perdre quelqu’un, pour le ruiner. » (Fur.)
Vers 1227
Port
« Se dit de la maniere de marcher, de porter son corps. » (Fur.)
Vers 860
Pouilles
« Vilaines injures et reproches. Les gueux, les Harengeres chantent pouilles aux honnestes gens. » (Fur.)
Vers 95
Poulet
« Un petit billet amoureux qu’on envoye aux Dames galantes, ainsi nommé, parce qu’en le pliant on y faisoit deux pointes qui representoient les aîles d’un poulet. » (Fur.)
Vers 334, 733, 744, 746
Poupine
« Qui a le visage, et la taille mignonne, et une grande propreté dans l’ajustement. » (Fur.)
Vers 432
Pratique
« Se dit aussi de la chalandise des Marchands et des Artisans... Un Cordonnier qui ne veut plus travailler pour quelqu’un, dit que c’est une chaude pratique » (Fur.)
Vers 393
Presse
« Se dit figurément en Morale, en parlant des choses fâcheuses ou dangereuses. » (Fur.)
Vers 56
Produire
« Il s’employe aussi en mauvaise part en parlant des personnes qui procurent la connoissance des filles desbauchées. » (Aca.)
Vers 126, 443
Prononcer
« Decider avec autorité. » (Fur.)
Dédicace.
Publier
« Rendre une chose publique…On dit aussi d’un indiscret, qu’il publie le secret de son ami, lors qu’il le découvre à quelque autre » (Fur.)
Vers 450
Quitter
Au sens de tenir quitte, oublier.
Vers 904
Question
« Signifie aussi la torture qu’on donne aux criminels pour sçavoir la verité de quelque crime qualifié. » (Fur.)
Vers 1445
Regimber
« Resister, ne vouloir pas obéïr. » (Ric.)
Vers 1157
Réjouir
« Quand on veut taxer une femme de faire trop ouvertement l’amour, on dit en termes honnestes, qu’elle se rejouït. » (Fur.)
Vers 353, 465, 541
Rouer
« Rompre un criminel, et l’exposer sur une rouë. » (Fur.)
Vers 869
Sainte Nitouche
« On dit aussi d’un hypocrite, qu’il fait bien la Sainte Nitouche. » (Fur.)
Vers 108
Sentiment
« L'Opinion qu’on a de quelque chose, ce qu’on en pense, ce qu’on en juge. » (Aca.)
Vers 594, 717
Si
Cependant.
Vers 148, 272, 577, 827
Souffrir
« Ne se pas opposer à une chose, y consentir tacitement. » (Fur.)
Vers 17, 188, 645, 662, 1188
Sousmission
« Deference respectueuse. » (Aca.)
Vers 1186
Surmonter
« Vaincre, dompter. » (Aca.)
Vers 374
Tantôt
Dans les instants qui précèdent ou qui suivent celui où l’on parle : « dans peu de temps. En un moment. Tout à l’heure. » (Ric.)
Vers 69, 400, 437, 544, 697, 738, 864, 1010, 1083, 1564
Tendron
« Se dit figurément des filles au dessous de vingt ans. » (Fur.)
Vers 377
Teston
« Monnaie d’argent frappée à l’effigie d’un monarque, d’abord en Italie, puis en France sous le règne de Louis XII, et qui valait à l’origine environ dix sols. » (TLFi)
Vers 1159
Testonner
« Battre et donner des coups, particulierement sur la teste. » (Fur.)
Vers 77
Timide
Craintif.
Vers 1200
Transport
« Se dit aussi figurément en choses morales, du trouble ou de l’agitation de l’ame par la violence des passions. » (Fur.)
Vers 217, 445, 507, 589 (transporté), 863, 1064
Trame
« Se dit figurément et poëtiquement en Morale, du cours de la vie. » (Fur.)
Vers 1196
Trinquer
« Boire en debauche…. Il est du stile familier. » (Aca.)
Vers 800
Trogne
« Terme burlesque, qui se dit d’un visage gros et laid, ou qui est rouge ou boutonné, comme celuy d’un yvrogne. » (Fur.)
Vers 964
Vain
« Il signifie aussi, orgueilleux, superbe, et alors il ne se dit guere que des personnes. » (Aca.)
Vers 639, 706
Vergaland
« On dit, d’Un jeune homme, vif, alerte, et vigoureux, que C'est un vert galant. » (Aca.)
Vers 400
Vilain
« Il signifioit autrefois Paysan, roturier. » (Aca.)
Vers 110

Bibliographie §

Œuvres §

ARISTOTE, Rhétorique, Paris, GF Flammarion, 2007.
ARISTOTE, Poétique, Paris, Gallimard, 1996.
CHEVALIER, Jean, L’Intrigue des carosses à cinq sous, Paris, P. Baudouyn, 1663.
CORNEILLE, Pierre, La Suite du Menteur, Paris, A. de Sommaville et A. Courbé, 1645.
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L’ESTOILE, Claude de, La Belle Esclave, Paris, F. Rouvelin, 1643.
GILET DE LA TESSONERIE, La Comédie de Francion, Paris, T. Quinet, 1642.
GUÉRIN DE BOUSCAL, Guyon, Le Gouvernement de Sanche Pansa, Paris, A. de Sommaville et A. Courbé, 1642.
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Approches générales §

CORVIN, Michel [dir.], Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Paris, Bordas, 1990.
CORVIN, Michel, Lire la comédie, Paris, Dunod, 1994.
FORESTIER, Georges, Introduction à l’analyse des textes classiques, Paris, Nathan, 1993.
KIBEDI VARGA, Aron, Rhétorique et littérature. Études de structures classiques, Paris, Didier, 1970.
LARTHOMAS, Pierre, Le Langage dramatique, Paris, PUF, 2005.
SCHERER, Jacques, La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1950.
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Ouvrages sur le contexte de l’époque §

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CALVIS, François de, Histoire générale des larrons, Paris, T. de La Ruelle, 1629.
DELSALLE, Paul, Vocabulaire historique de la France moderne, Paris, Nathan, 1996.
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PELLISSON-FONTANIER, Paul et D’OULIVET, Pierre-Joseph Thoulier, Histoire de l’Académie françoise, Paris, Didier, 1858.
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Ouvrages sur le théâtre de l’époque §

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Ouvrages divers §

GOUHIER, Henri, Le Théâtre et l’existence, Paris, Vrin, 1991.
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PARKER, R. A, Claude de L’Estoile, poet and dramatist (1597-1652), Baltimore, J. Hopkins Studies, 1930.
ROUSSET, Jean, L’Intérieur et l’extérieur. Essais sur la poésie et le théâtre au XVIIe siècle, Paris, Corti, 1968.
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Instruments de travail §

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CATACH, Nina, La Ponctuation, Paris, PUF, 1994.
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A,1
B,9