SCÈNE II. Ulysse, Eumée. §
EUMÉE.
675 Ciel, conserve la reine, et permets qu’aujourd’hui
Le prince puisse en elle avoir un sûr appui.
ULYSSE.
À part.
Nous sommes seuls, parlons.
À Eumée.
Nous sommes seuls, parlons. Si vous êtes Eumée,
Dont j’ai vu la vertu par Ulysse estimée,
Un malheureux, sauvé des vagues en courroux,
680 Connu de votre roi, peut s’adresser à vous.
EUMÉE.
Ah ! pour votre secours vous devez vous promettre
Tout ce qu’un sort contraire à mes voeux peut permettre.
ULYSSE.
Tout me surprend ici. Qu’est-ce donc que je vois ?
Ces lieux ne sont point tels qu’ils étaient autrefois.
EUMÉE.
685 Ulysse y fit jadis régner par sa présence
La gloire, le bonheur, et la magnificence ;
Mais d’un roi si fameux le triste éloignement
Y produisit bientôt un affreux changement.
Si vous l’avez connu, déplorez notre perte,
690 Regrettez ce grand roi.
ULYSSE.
Regrettez ce grand roi. Pénélope, Laërte,
Que sont-ils devenus ? Qu’est devenu son fils ?
EUMÉE.
Le cours de leurs malheurs voudrait de longs récits :
Ils vivent ; mais, hélas ! leur triste destinée...
ULYSSE.
On parle de la reine, on parle d’hyménée ?
EUMÉE.
695 Eurimaque prétend devenir son époux.
ULYSSE.
Son époux, Eurimaque ! Ah ! que me dites-vous ?
Donnez-vous ces conseils ? La reine y consent-elle ?
Laissez-vous pour Ulysse éteindre votre zèle ?
EUMÉE.
Ah ! ses mânes sacrés et les dieux sont témoins
700 Si j’ai manqué jamais de zèle ni de soins.
La reine, de sou sexe et l’exemple et la gloire,
Dont la noble constance à peine peut se croire,
Abhorre cet hymen ; mais il faut à ce prix
Racheter la couronne et la vie à son fils.
ULYSSE.
705 Les dieux de son tyran confondront l’injustice ;
Attendez leur secours, ils vous rendront Ulysse.
Il est vivant.
EUMÉE.
Il est vivant. Cent fois, pour calmer nos ennuis,
Par ce flatteur espoir d’autres nous ont séduits ;
Mais le temps dissipant cette trompeuse joie,
710 De nouvelles douleurs nous devenions la proie.
ULYSSE.
J’en atteste les dieux, il revient ; croyez-moi.
EUMÉE.
Je reverrais encor mon cher maître, mon roi !
ULYSSE.
Et que ferait pour lui votre ardeur si fidèle ?
Sauriez-vous affronter la fortune cruelle,
715 Mourir pour le défendre ?
EUMÉE.
Mourir pour le défendre ? Ah, bonheur glorieux !
Que pour lui tout mon sang...
ULYSSE.
Que pour lui tout mon sang... Eumée, ouvrez les yeux.
Quoi, mon fidèle Eumée a pu me méconnaître !
EUMÉE.
Ah ! Qu’entends-je ? Que vois-je ? Ô ciel ! Vous pourriez être.
Ces traits changés... Ma joie et mon étonnement...
720 Ah ! seigneur, pardonnez à mon aveuglement.
Les dieux vous ont sauvé !
ULYSSE.
Les dieux vous ont sauvé ! Gardez qu’on ne vous voie.
Levez-vous.
EUMÉE.
Levez-vous. Qui croirait que le vainqueur de Troie
Revînt seul, inconnu, sans armes, sans vaisseaux ?
Où sont tous ces guerriers partis sous vos drapeaux ?
ULYSSE.
725 Parmi tant de combats, de courses vagabondes.
Tous ont été la proie ou du fer ou des ondes.
Le long siège de Troie, et ses mortels assauts,
Ne fuient que l’essai de mes rudes travaux.
Pour aborder ces lieux, j’ai durant dix années
730 Lutté contre les flots, contre les destinées,
Et seul de tous les miens tu me vois échappé,
Mais en d’autres périls peut-être enveloppé.
Donne-moi de mon sort l’entière connaissance.
Parle ; ne cèle rien.
EUMÉE.
Parle ; ne cèle rien. Dans votre longue absence
735 On a vu cent rivaux, l’un par l’autre animés.
Du trône et de la reine également charmés ;
Au bruit de votre mort l’Ithaque désolée.
Par leurs divers partis soudain fut accablée.
En vain je m’opposais à leur injuste orgueil ;
740 Le prince enfant, Laërte au bord de son cercueil.
Et le peuple amolli par l’oisive licence.
Ne pouvaient des tyrans réprimer l’insolence.
Nous n’espérions qu’en vous. Nous demandions aux dieux.
Que vous vinssiez punir tous ces audacieux.
745 Mille funestes bruits troublaient cette espérance.
Mais la reine toujours soutenait sa constance :
Aux voeux de tant d’amants répondant par des pleurs.
Elle élevait son fils, nourrissait ses douleurs ;
Ni la force du temps, à qui tout est possible,
750 Qui soulage ou guérit l’ennui le plus sensible ;
Ni les flatteurs devoirs, les hommages pompeux ;
Ni l’appât engageant des fêtes et des jeux ;
Ni les brûlants transports, l’impatiente audace.
Qui portaient leur ardeur jusques à la menace ;
755 Enfin tout ce qu’amour a pour vaincre les coeurs
N’a pu de Pénélope adoucir les rigueurs.
Réduite à faire un choix, cette constante reine
Entre tous ces amants paraissait incertaine ;
Malgré son père même, inventait des délais,
760 Et désignait un jour qui n’arrivait jamais.
Mais le roi de Samos, las de sa résistance,
S’établit dans Ithaque, usurpe la puissance :
Aidé d’Antinoüs, ce lâche ambitieux,
Sans respect pour les lois, sans crainte pour les dieux.
765 De la reine captive ils méprisent les larmes.
L’hyménée, ou la mort...
ULYSSE.
L’hyménée, ou la mort... Vertu pleine de charmes !
Qu’elle a bien répondu par ce constant amour
Aux voeux impatients qui pressaient mon retour !
Sans cesse Pénélope était en ma pensée :
770 Rien n’a pu ralentir cette ardeur empressée ;
Des plus heureux climats les beautés, les plaisirs,
N’ont pu de mon Ithaque éloigner mes désirs.
Mais de lâches sujets, ô dieux, le peut-on croire.
Ainsi de mes bienfaits ont perdu la mémoire !
775 On opprime leur reine, ils la laissent périr !
Les Grecs que j’ai sauvés n’ont pu la secourir !
Et mon fils ?
EUMÉE.
Et mon fils ? Il suivra ses hautes destinées.
Sa naissance, Seigneur, lui vaut beaucoup d’années ;
Malgré son infortune il sentait sa grandeur :
780 S’échappant à nos soins, d’une héroïque ardeur
Il courut vous chercher, au sortir de l’enfance.
Tantôt sur nos tyrans préparant sa vengeance.
Son coeur impatient demandait votre appui ;
Tantôt pour les punir il ne voulait que lui.
785 En vain par les plaisirs, où la jeunesse engage.
Ses ennemis tâchaient d’amollir son courage ;
Il en sut éviter les pièges dangereux.
Mais quels périls ici vous menacent tous deux !
Le sort, qui ce jour même en ces lieux le ramène,
790 De nos cruels tyrans veut assouvir la haine :
Vous allez être ensemble en proie à leurs fureurs ;
Pour le prince et pour vous je n’aperçois qu’horreurs.
Vos perfides sujets, animés par un traître.
Comme un juge irrité regarderont leur maître.
795 Passant de la terreur à la rébellion...
ULYSSE.
Quel est donc le destin des vainqueurs d’Ilion !
Des Grecs enorgueillis la flotte triomphante
Partout des dieux vengeurs sentit la main pesante ;
La mer n’a point de banc, de gouffre, ni d’écueil,
800 Qui de quelqu’un de nous ne montre le cercueil.
Sur de brûlants rochers Ajax bravant la foudre.
Dans les flots irrités tombe réduit en poudre ;
Le grand Agamemnon, dans Argos retourné.
Par sa femme en fureur se voit assassiné.
805 Mais le courroux des dieux s’épuise sur ma tète :
Chassé de mers en mers, jouet de la tempête,
J’ai vu dans le long cours d’un destin rigoureux
Tout ce que l’univers a de monstres affreux.
Après avoir bravé tant de morts inhumaines,
810 Cyclopes, Lestrigons, et Carybde et Sirènes ;
Après m’être tiré des sauvages déserts,
Des abîmes des flots, de l’horreur des enfers,
Mes maux semblaient finir dans l’île de Corcyre :
On m’offre des vaisseaux, le vent propre m’attire ;
815 Je pars, je vois l’Ithaque ; et mon coeur transporté
Croyait enfin toucher à sa félicité,
Quand, pressé de nouveau par un cruel orage,
Sur ces bords tant cherchés je fais encor naufrage.
Tout périt ; je suis seul, désarmé, sans secours :
820 Mais j’espère en l’appui que j’éprouvai toujours.
Cette nuit m’a fait voir, dans son horreur profonde.
Minerve dont la main me retirait de l’onde :
Sa voix m’appelle ici, son esprit me conduit,
À celer mon retour, c’est elle qui m’instruit.
825 Je veux me cacher même à mon père, à la reine :
Vers de si chers objets quelque amour qui m’entraîne,
En ce funeste état irais-je me montrer ?
Non, non : de leurs tyrans il faut les délivrer.
La reine trop touchée en me voyant paraître,
830 Par ses tendres transports me ferait reconnaître.
On ne me connaît plus ; l’état où je me vois
À tes fidèles yeux même a cache ton roi.
Mais vois si dans les coeurs mon nom pourra revivre,
Et si j’ai des sujets qui soient prêts à me suivre :
835 Promets-leur mon retour, tâche à les animer ;
Je verrai quels projets je puis encor former.
Je prendrai mon parti. Les fortunes humaines
Ont toujours des plaisirs mêlés parmi les peines ;
Les dieux versent sur nous, par un mélange égal,
840 Le mal avec le bien, le bien avec le mal.
Que l’amour de la reine et l’ardeur de tout zèle
Sont un charme puissant à ma douleur cruelle !
Sûr d’être aimé, j’éprouve en mon sort rigoureux
Des plaisirs que n’ont pas les rois les plus heureux.
845 Mais fais-moi voir mon fils ; il parlera sans feinte,
Ni séduit par l’espoir, ni forcé par la crainte.
Dis-lui qu’un étranger cherche à l’entretenir.
EUMÉE.
Chez la reine, Seigneur, le prince doit venir.
Il me suivait. Il vient.
ULYSSE.
Il me suivait. Il vient. Ô vue aimable et chère !
850 Il faut contraindre ici les tendresses de père :
Mon fils, trop jeune encor pour d’importants secrets,
Pourrait mal ménager de si grands intérêts.
SCÈNE III. Télémaque, Ulysse, Eumée. §
EUMÉE.
Cet illustre étranger, que le ciel vous envoie,
A suivi votre père à la guerre de Troie ;
855 Seul du destin d’Ulysse il peut vous informer,
Et vous devez, seigneur, et le croire et l’aimer.
TÉLÉMAQUE.
Eh bien, noble étranger, par des récits fidèles
Tracez-moi d’un héros les vertus immortelles,
Son funeste trépas...
ULYSSE.
Son funeste trépas... Ulysse voit le jour :
860 Je croyais qu’en Ithaque il était de retour.
TÉLÉMAQUE.
Grands dieux ! il ne vit plus que dans notre mémoire.
Ma mère tous les jours me parlait de sa gloire ;
Élevé dès l’enfance au bruit de ses exploits,
J’admirais le plus grand, le plus parfait des rois.
865 Eu vain de l’imiter un beau désir me presse,
Cet exemple est trop haut pour ma faible jeunesse.
Hélas ! Si j’avais eu ses conseils, son appui.
L’âge et mes soins m’auraient rendu digne de lui ;
Et peut-être qu’un jour il eût vu, plein de joie,
870 Renouveler par moi ses triomphes de Troie.
Mais le sort qui nous l’ôte envie à nos douleurs
De baigner seulement sa cendre de nos pleurs.
ULYSSE.
Ah ! mon juste transport ici ne se peut taire.
Quel plaisir, quel bonheur, prince, pour votre père.
875 D’entendre, de revoir un fils si généreux !
Les dieux, n’en doutez point, le rendront à vos voeux.
Qu’il va pour vous encor redoubler sa tendresse !
Il respire ; il revient dégager ma promesse.
Vous l’allez voir bientôt.
TÉLÉMAQUE.
Vous l’allez voir bientôt. À cet air noble et grand,
880 Qui me touche en secret, m’engage, me surprend,
Vous obtenez d’abord toute ma confiance ;
Je reprends un espoir qui n’a point d’apparence :
Il semble qu’attachés par des noeuds inconnus.
Mon coeur et mon esprit pour vous sont prévenus !
885 Je ne puis m’en défendre, il faut que je vous croie.
Si ce bonheur est vrai, si le ciel nous l’octroie,
Attendez-vous de voir, vous qui me l’annoncez,
Par-delà vos désirs, vos soins récompensés.
Mais venez de la reine apaiser les alarmes ;
890 Par cet heureux espoir venez sécher ses larmes.
EUMÉE.
Non, seigneur : évitons tous les bruits éclatants.
TÉLÉMAQUE.
Mais où donc est le roi ? Dites, depuis quel temps ?...
Où l’avez-vous laissé ?
ULYSSE.
Où l’avez-vous laissé ? Ce que je puis vous dire,
C’est qu’on vient de le voir dans l’île de Corcyre.
895 Là Neptune en courroux, à le perdre obstiné,
4
Allait ensevelir ce prince infortuné,
Lorsque de ces beaux lieux la charmante princesse.
Pour lui dans ce moment secourable déesse.
Sur les bords de la mer conduite par le sort,
900 Le vint tirer des flots, et du sein de la mort.
Il pressait son départ d’une ardeur incroyable.
Il va paraître enfin.
TÉLÉMAQUE.
Il va paraître enfin. Mer, sois-lui favorable ;
Ramenez-le, grands dieux !
EUMÉE.
Ramenez-le, grands dieux ! Seigneur, cet étranger,
Aperçu des tyrans, pourrait être en danger ;
905 Tout blesse de leurs coeurs la lâche défiance,
Et nous devons pour lui craindre leur violence.
Dans mon appartement, sans soupçon et sans bruit.
Libre de surveillants, vous serez mieux instruit :
Nous délibérerons du parti qu’on doit prendre.
TÉLÉMAQUE.
910 Je vais vous suivre, Eumée. Allez tous deux m’attendre.
Que veut Iphise ? Hélas ! quand je dois l’éviter,
Par quel charme fatal me laissé-je arrêter ?
SCÈNE IV. Iphise, Télémaque. §
IPHISE.
Que la reine, seigneur, se montre et se déclare.
Prévenez l’attentat qu’Antinoüs prépare.
915 Il obsède mon père : il veut lui faire voir
Qu’on l’amuse toujours par un trompeur espoir ;
Et mon père en ce jour, rempli d’impatience,
Du bonheur qu’il attend veut avoir l’assurance.
Il m’envoie à la reine. Allons presser ce choix,
920 Que le peuple assemblé demande à haute voix.
TÉLÉMAQUE.
La reine avec raison est toujours inflexible ;
Je ne puis la presser, l’obstacle est invincible.
IPHISE.
Puisque Ulysse n’est plus, quels devoirs ennemis
Traversent cet hymen que la reine a promis ?
925 Son âme à vos désirs enfin s’était rendue,
La joie à votre abord ici s’est répandue ;
L’obstacle est-il de vous ? Hélas ! aviez-vous peur
Que je ne prisse part à ce commun bonheur ?
TÉLÉMAQUE.
Croyez qu’on n’a jamais autant aimé que j’aime.
930 Mais que la reine enfin dispose d’elle-même :
Laissez-la de mon père attendre le retour ;
Tout change, s’il est vrai qu’Ulysse voit le jour,
Si les dieux l’ont sauvé, s’ils veulent nous le rendre.
IPHISE.
À cet espoir encor vous laissez-vous surprendre ?
935 N’êtes-vous pas lassé d’ouïr les imposteurs,
Qui vous trompent toujours par leurs récits flatteurs ?
Après tous ces rapports qu’on a vus se détruire.
Est-il quelqu’un encor qui puisse vous séduire ?
Est-ce cet étranger au palais arrivé ?
940 Les soins d’Antinoüs déjà l’ont observé ;
L’imposteur recevrait la peine de son crime.
Mais, hélas, prendrait-on une seule victime !
On rend de tous vos pas compte à vos ennemis ;
Vous voyez qu’à leurs lois ici tout est soumis :
945 Maîtres de ce palais, leur fureur déjà prête
Y tient partout le fer levé sur votre tête.
Au traître Antinoüs allez-vous vous livrer ?
Avec sa cruauté vous semblez conspirer.
À quel ardent courroux va-t-il porter mon père ?
950 Prince, pensez-y mieux. Moi, je saurai me taire.
Mais sur votre refus, que de maux je prévois !
Que dirai-je à mon père ? Où cacher mon effroi ?