LE CAMPAGNARD
COMÉDIE EN CINQ ACTES

M. DC LVII

.

PERSONNAGES §

  • BAZILE, vieillard, oncle de Phénice et de Philis.
  • LE CAMPAGNARD, baron de la campagne, peu fait à la cour, affectant le proverbe et la pointe.
  • LÉANDRE, gentilhomme adroit, passant pour un marchand de tableaux.
  • CLITON, parisien de la connaissance du Campagnard.
  • SEIGNEUR ANSELME, fourbe et faux astrologue, ayant toujours accompagné Léandre dans ses courses et dans ses débauches.
  • UN PAGE de Bazile.
  • PHÉNICE, nièce aînée de Bazile, qui avait toujours demeuré à Paris jusques à la mort de sa tante, chez qui elle était.
  • PHILIS, nièce de Bazile, la plus jeune.
  • LISE, fille de chambre de Phénice.
  • JODELET, valet du Campagnard.
[La Scène est à Paris.]

ACTE I §

SCÈNE PREMIÈRE. Le Campagnard, Jodelet. §

LE CAMPAGNARD.

Tu ne la trouves pas plus belle que cela ?

JODELET.

Elle n’est pas tant sotte.

LE CAMPAGNARD.

Elle est...

JODELET.

Est là, là.

LE CAMPAGNARD.

Encor !

JODELET.

Point de quartier.

LE CAMPAGNARD.

1
Maraud, si je t’attrape !

JODELET.

Ma foi, sa beauté n’a que l’épée et la cape.

LE CAMPAGNARD.

5 Ne finiras-tu point ces discours impudents ?

JODELET.

Mentirez-vous toujours en arracheur de dents ?
C’est parler librement.

LE CAMPAGNARD.

Ta liberté me choque.

JODELET.

Vous vous en offensez ? Touchez là, je m’en moque.
Quoi, Monsieur, avec moi faire du réservé !
10 Être libre au pays, et froid sur le pavé !
Est-ce de la façon que l’on doit vivre ensemble ?
Parlez quand vous plaît, et moi, quand bon me semble.
2
Ne me défendez point d’être de votre écot
Et ne me baillez point ici du quiproquo.
15 Si ma fidélité vous fait quelques outrages,
Séparons-nous tous deux, et payez-moi mes gages.
Avecque le secours de mon petit magot
3
Malgré vous dans Paris je puis vivre à gogo ;
Et quand j’aurai besoin de maître ou de maîtresse
4
20 Je sais bien le Palais et le bureau d’adresse
Je suis valet d’honneur et ne redoute rien
Si je parle un peu trop, je sers aussi fort bien.
Quand avec la parole on fait quelques offenses,
Coup de langue est alors pire que coups de lances ;
25 Mais quand par la parole on dit fidèlement
Au maître que l’on sert quel est son sentiment,
Et que la parole est honnête, et belle, et bonne,
Que diable peut-on dire au valet qui raisonne ?
J’enrage et si j’étais à quelque raisonneur
30 Je ferais ma fortune avecque plus d’honneur.
Au diable de bon coeur, la noblesse champêtre,
Et maudit tout valet qui ne l’enverra paître.

LE CAMPAGNARD.

Jodelet !

JODELET.

Pour avoir des plumes au chapeau,
5 6
L’éguillette à la mode et le ruban nouveau,
35 Pour être chaque jour brave comme au dimanche,
Et me faire crayer ici la botte blanche,
7
Faut-il trancher du Prince avec un vieil valet
8 9
Qui vous a vu soudrille et petit argoulet,
Qui mange avecque vous le lard à la campagne
40 Et qui, pour lard manger, y mange ce qu’il gagne ?

LE CAMPAGNARD.

Parle bas, Jodelet.

JODELET.

Moi, Monsieur, parler bas !
Pestez, jurez, criez, je ne le ferai pas...
Tout valet que je suis...

LE CAMPAGNARD.

Vieil ami, tu te fâches.

JODELET.

Ôtez de vos papiers que vos gens soient des lâches.
45 Tous ceux de notre race ont eu le sang bouillant
Et qui dit Jodelet, dit autant que vaillant.

LE CAMPAGNARD.

Quand on a comme toi l’âme fort querelleuse
Et qu’on est, comme moi, d’humeur fort amoureuse,
Bien loin de se fâcher contre un vieil serviteur,
50 On endure aisément de sa mauvaise humeur ;
Aussi je te pardonne, et, pour ma récompense,
Dis-moi fidèlement tout ce que ton coeur pense :
Si tu crois que Phénice est pour moi toute en feu,
Ou si tu reconnais qu’elle n’en tient qu’un peu
10
55 Si son esprit te plaît, si tu la tiens adrette,
Si Cliton n’a dessein qu’à sa belle cadette,
Et si dans mes amours je procède fort mal.

JODELET.

Ma foi, dans vos amours vous n’êtes qu’un cheval.
11
L’autre jour je le vis qui cajolait Phénice
60 D’un air assez gaillard pour être sans malice,
Et qui lui conseillait qu’elle changeât de ton
Et puis en ajoutant deux fois "Qu’en dira-t-on" ?
12
Il lui dit qu’il fallait tâcher à vous surprendre.

LE CAMPAGNARD.

Hé ! Pauvre sot, c’était pour me les faire entendre,
65 Et tu ne comprends pas que ce qu’en dira-t-on
Est la chanson du temps.

JODELET.

Tout de bon ?

LE CAMPAGNARD.

Tout de bon.

JODELET.

Mais un autre soupçon trouble encor ma caboche :
Hier, je le vis penaud comme un fondeur de cloche,
Quand, proche de Phénice et voyant son portrait
70 Où le peintre achevait de donner quelque trait,
Il le prit brusquement et, le baisant de même,
Jura qu’il y trouvait une douceur extrême,
Et s’étant barbouillé le minois de couleur,
Me voyant arriver, s’enfuit comme un voleur.

LE CAMPAGNARD.

75 C’est qu’il a l’oeil mauvais et voit de près.

JODELET.

J’enrage :
C’est qu’il voulait l’avoir peinte sur son visage
Et par ce coup d’adresse, en épargnant le sien,
En avoir le portrait qui ne lui coustêt rien.

LE CAMPAGNARD.

Ne peux-tu concevoir qu’en voyant cet ouvrage,
80 Et la main lui manquant, il gâta son visage,
Et cherchait un miroir alors qu’il s’enfuyait ?
Bien, laissez-vous duper.

JODELET.

Mais chacun le voyait,
Et le Peintre m’a dit, lui qui sait notre intrigue
Et qui pour moi prend garde à tout ce qui se brigue,
85 Que de cet accident Phénice se moqua,
Et même jusqu’au point que Cliton s’en piqua.
Mais j’aperçois venir et Bazile et ma Reine.

SCÈNE II. Bazile, Phénice, Cliton, Philis, Jodelet, le Camapagnard. §

LE CAMPAGNARD.

Salut ! Où va la botte, et quel bon vent vous mène ?

PHÉNICE.

Nous vous allions chercher pour vous prendre avec nous.

LE CAMPAGNARD.

90 Pouvez-vous me chercher si je ne vis qu’en vous ?
D’une si belle ardeur mon âme est enflammée
Qu’elle est bien moins en moi que dans la chose aimée,
Et l’on me doit chercher, à quelque heure qu’il soit
Plutôt où vous serez qu’aux lieux où l’on me voit.

PHÉNICE.

95 C’est me donner mon reste.

BAZILE.

Avec assez d’adresse.

LE CAMPAGNARD.

13
Madame, je ne veux qu’amour et que simplesse ;
Jamais je n’eus dessein d’être controversant
Ni mon coeur de pousser un penser offensant
Cet amoureux captif, d’une ardeur singulière
100 Adore ses liens, sa geôle et sa geôlière,
Ou, pour eu mieux parler, dans son feu sans pareil,
Il ressemble à ces fleurs qui suivent le soleil
Et se trouve attiré par un secret mérite,
Comme la paille court vers l’ambre qui l’excite.

PHÉNICE.

105 Vous pouviez bien encor m’appeler votre aimant.

LE CAMPAGNARD.

Je l’eusse fait, Madame, et légitimement.

PHÉNICE.

Il est encor des corps dont l’humeur sympathique.

BAZILE.

Voyez-vous, elle a lu.

PHÉNICE.

Dites que je m’en pique
Et qu’on ne peut citer, ni me parler Phoebus,
110 Donner un quolibet, ni débiter rébus,
Qu’au plus fin du métier je n’en fasse la nique.

LE CAMPAGNARD.

Madame, votre esprit est tout scientifique
Et tant de beaux talents, qui surent m’asservir,
Font voir que vous avez l’âme belle à ravir.

CLITON, à Philis.

115 L’impertinent galant !

PHILIS.

Ah ! J’en pâme de rire !

BAZILE.

Ma nièce répondra.

PHÉNICE.

Cela lui plaît à dire
Et je connais fort bien, partout ce que je vois,
Qu’il dit tous ces beaux mots pour se moquer de moi.

LE CAMPAGNARD.

Ah ! Certes, dans l’excès du feu qui me consomme,
120 Je jure par vos yeux, et foi de gentilhomme,
Qu’après m’avoir ravi ma chère liberté,
Je ne dis rien de vous qu’avecque vérité.
Il faut, pour vous donner d’équitables louanges,
Vous mettre en parallèle au moins avec les anges,
125 Puisqu’enfin le soleil, ce clair flambeau des cieux,
N’a pas tant de rayons qu’en dardent vos beaux yeux.
J’en jure par ces mains !
Voulant lui baiser les mains, il laisse tomber sa casaque.

PHÉNICE.

Ô le serment étrange !

JODELET.

Ramassant la casaque.
Monsieur, ne jurez point, ramassez votre lange,
Et sans parler du ciel, ni de son clair flambeau,
130 Mettez-y le bouton et gardez le chapeau.
Il secoue sa casaque en la reprenant.

PHÉNICE.

Ah ! Dieux, vous nous avez tous emplis de poussière.

LE CAMPAGNARD.

Malgré son épaisseur, que je vois de lumière,
Et que ces yeux, brillant dans cette obscurité,
Ont de force, de grâce et de vivacité
135 Enfin...

PHÉNICE.

Avez-vous peur de n’en pas assez dire ?

LE CAMPAGNARD.

Madame, mes rivaux n’auront pas lieu d’en rire,
Puisque, pour vous cacher mes défauts en ces lieux,
J’ai bien su vous jeter de la poussière aux yeux.

BAZILE.

Hé bien ! Est-ce l’entendre, et...

LE CAMPAGNARD.

La pointe est commune.

PHÉNICE.

140 C’est être ménager que de n’en donner qu’une
Et lorsque vous avez si lourdement péché,
Vous en quitter pour trois, c’est un fort grand marché.

LE CAMPAGNARD.

Je voudrais pouvoir dire autant de belles choses
Que sur votre beau teint l’on peut compter de roses,
145 Et qu’il naist en tout temps de fleurs dessous vos pas.

PHÉNICE, à Bazile.

Certes, pour celle-là je ne l’attendais pas,
Et, pour en bien parler, je la trouve si prête
Que je gage à présent qu’il en a cent de reste.

BAZILE.

Enfin, c’est vous donner le change comme il faut.

PHÉNICE.

150 Ah qu’heureux est l’esprit qui va toujours par haut
Et qui peut débiter la fleurette nouvelle !
Ah ! Le rare talent !

LE CAMPAGNARD.

Ce n’est que bagatelle,
Et dedans le pays qui veut parler d’amour
Passerait pour un sot, s’il n’en dit cent par jour
155 Aussi j’avais le bruit d’en être inépuisable,
Et sans m’y préparer...

JODELET.

Ah ! Vous mentez en diable !

LE CAMPAGNARD.

Coquin !...

JODELET.

Ni vous, ni moi, n’avons l’esprit présent.

LE CAMPAGNARD.

Si...

BAZILE.

L’on vous connaît bien, et jusques à présent,
Comme vous, je ne suis que l’instinct de nature
160 Et fort souvent j’écris sans faire de rature.
J’ai, dans mon jeune temps, eu mon tour comme vous
J’ai mainte fois passé des heures à genoux
Et fait, le chapeau bas, mille galanteries
J’ai dit des vérités, j’ai dit des menteries,
165 J’ai tranché du poupin contrefait le joli,
Passé pour esprit fort et pour esprit poli,
Sans que j’aie jamais débité de fadaise,
14
Ni que j’aie escroqué d’Escuteaux, ni Nervaise
Enfin j’ai toujours eu l’esprit fort goguenard
170 Et, sans faire le vain, passé pour fin renard.
Mais aujourd’hui qu’il faut, près de ma sépulture,
Préparer le tribut que je dois à nature
Et dresser des états pour compter des moments
Que je laisse passer en divertissements,
175 Quand on dit un bon mot, quelque gai qu’on me voie,
La crainte de la mort est un grand rabat-joie.

LE CAMPAGNARD.

Quoi, vous êtes sans goût pour les plaisirs des sens ?

BAZILE.

Ceux de l’entendement sont bien plus innocents
Est-il rien de pareil à ces belles sciences
180 Qui nous font découvrir l’effet des Influences ?

LE CAMPAGNARD.

Je ne m’étonne plus si notre hoôte vous plaît.

BAZILE.

Ma foi, c’est un trésor, tout bizarre qu’il est ;
C’est un savant garçon, s’il en est dans le monde :
Son esprit est perçant, sa doctrine est profonde,
185 Et tantôt il m’a fait une réflexion
De l’astre dominant la constellation,
Qui semble surpasser l’effet de la Nature.

PHÉNICE.

Mais quand nous dira-t-il notre bonne aventure ?

BAZILE.

D’un air assez adroit je l’y veux engager ;
190 Mais comme il est bizarre, il le faut ménager.
Les savants ont leur verve et font tout par caprice ;
Je le sais par moi-même, et je connais mon vice.
Mais Léandre s’approche.

SCÈNE III. Bazile, Phénice, Cliton, Léandre, Philis, Le Campagnard, Jodelet. §

LÉANDRE.

Hé bien, le jour est beau
Pourrons-nous aujourd’hui retoucher au tableau ?
195 L’atelier est dressé, je n’attends que votre ordre.

PHÉNICE.

Je vais faire visite, et n’en veux point démordre ;
Fâchez-vous-en, ou non, je vous jouerai ce tour.

LÉANDRE.

Madame, nous aurons ce bien un autre jour.

LE CAMPAGNARD.

Mais si, prenant mon temps, alors que l’on vous quitte,
200 Je vous laissais aller faire votre visite
Et pouvais l’obliger à travailler au mien,
Serait-ce fort mal fait ?

BAZILE.

Au contraire, fort bien.

LE CAMPAGNARD.

Si vous tardez beaucoup, il faudra que je meure.

SCÈNE IV. Le Campagnard, Léandre, Jodelet. §

LE CAMPAGNARD, à Léandre.

Picquart ne t’a-t-il pas été voir tout à l’heure ?

LÉANDRE.

205 Non.

LE CAMPAGNARD.

Mon Biernois ?

LÉANDRE.

Point.

LE CAMPAGNARD.

Et mon Basque ?

LÉANDRE.

Non plus.

LE CAMPAGNARD.

Le More, ni l’Anglais ?

LÉANDRE.

Je ne les ai point vus.

LE CAMPAGNARD.

Ni Champagne ?

LÉANDRE.

Aussi peu.

LE CAMPAGNARD.

Tu n’as point vu mon page !

LÉANDRE.

Non, Monsieur.

LE CAMPAGNARD.

Dis-moi donc, sans tarder davantage,
As-tu quelque nouvelle, et m’en feras-tu part ?
210 C’était pour ce sujet.

LÉANDRE.

Puis-je parler sans fard ?

LE CAMPAGNARD.

Oui.

LÉANDRE.

Mais sans vous fâcher

LE CAMPAGNARD.

Parle en toute assurance.

LÉANDRE.

Éloignez ce valet.

LE CAMPAGNARD, à Jodelet qui s’approche.

Trêve de confidence !

JODELET.

Au diable soit le maître et tous les confidents !
Vous ne m’empêchez pas de me curer les dënts,
215 De me jouer tout seul, ou de faire la moue !
Il se retire et badine des doigts avec ses lèvres.

LE CAMPAGNARD.

Non, fais pis.

JODELET.

Encore est-ce ?

LE CAMPAGNARD, à Léandre.

Hé bien !

LÉANDRE.

Cliton vous joue :
Il en veut à Phénice, et je les ai trouvés
Qui se parlaient tous deux en des lieux réservés,
Et juraient que leurs feux passaient jusqu’à l’extrême.
220 Enfin il est aimé.

LE CAMPAGNARD.

Ah dieux, Phénice l’aime !

LÉANDRE.

Il n’est que trop certain mais, Monsieur, gardez bien
Que d’un si grand secret l’on ne découvre rien :
Il y va de ma vie.

LE CAMPAGNARD.

Hélas! je désespère.
Ah! Jodelet, un mot

JODELET.

Ce n’est pas mon affaire,
225 Je suis un indiscret.

LE CAMPAGNARD.

Mais j’ai besoin de toi.

JODELET.

Vous avez beau prier, je n’irai pas, ma foi.
Moi, Monsieur, me vouloir traiter de ridicule
Et me faire garder à toute heure la mule,
M’éloigner, m’appeler !

LE CAMPAGNARD.

Ah ! Viens.

JODELET.

J’ai trop de coeur.

LE CAMPAGNARD.

230 Je ne puis plus souffrir de ta mauvaise humeur.
Il faut... Je vois Anselme ; adieu, je me retire.
À Jodelet.
Viens.

LÉANDRE.

Mais au moins, Monsieur, gardez bien de rien dire.

LE CAMPAGNARD.

Je suis mort, ne crains pas que je puisse parler.

SCÈNE V. Léandre, Anselme. §

ANSELME.

Le dessein va-t-il bien ?

LÉANDRE.

Tout ce qu’il peut aller :
235 La dupe s’intimide, et par ta seule adresse
Je me conserverai l’honneur et ma maîtresse,
Embarrassant Cliton avec le Campagnard ;
Son mariage après court un fort grand hasard,
Étant fort assuré d’épouser son amante,
240 S’il est tué, s’il tue, ou s’il faut qu’il s’absente...

ANSELME.

D’effet, où seriez-vous, n’eut été mon secours ?
J’ai trouvé de l’argent, ménagé vos amours,
Et, pour mieux concerter une sourde pratique,
Je vous ai fait passer pour un peintre authentique,
245 Et si bien réussi qu’en tout temps vous parlez
À la personne aimée autant que vous voulez.
15
Pour avoir empaumé l’oncle de bonne sorte,
Vous voyez maintenant notre intrigue si forte
Que ce beau Campagnard n’a qu’à s’en retourner.

LÉANDRE.

250 Mais quel est ton secret ?

ANSELME.

C’est de bien enfourner.
Ayant vu qu’il fallait rompre le mariage
Et jouer en grand maître un adroit personnage,
Je me suis introduit avec un étranger
Dans la maison garnie où je les vis loger,
255 Et pendant quelques jours, ayant eu connaissance
Du faible du vieillard, qui chérit la science
Et cherchait des savants pour les entretenir,
Je résolus de l’être ou de le devenir
Et comme en ces maisons il est bien difficile
260 De se pouvoir cacher, même au plus habile...

LÉANDRE.

Il est vrai qu’on y sait tout ce que chacun fait.

ANSELME.

Pour leur tendre le piège avecque plus d’effet,
Faisant le retiré, le grave et le cynique,
Le détaché du monde et le mélancolique,
265 Chacun fut curieux de savoir qui j’étais
Et tâchait de me voir alors que je sortais,
Ce qu’ayant aperçu, pour mieux leur faire accroire,
Par jour t’en m’apportait des volumes d’histoire,
Des auteurs grecs, latins, anciens et nouveaux,
270 Des cercles, des carrés, des angles, des fourneaux,
Des cartes, des compas, des globes et des sphères,
Et tout cela, notez, pendant que mes affaires,
Que je feignais toujours, avec quelque raison,
M’obligeaient fort souvent de quitter la maison.
275 Ainsi, quand le marchand les rendait à mon hôte,
Le bon Parisien eut cru faire une faute
Si dessus son comptoir il n’eut tout étalé
Et, voyant un valet, ne l’en eut régalé,
Ce qui dans la maison courant à l’heure même
280 Servit de telle sorte à notre stratagème
Que l’oncle de Phénice, en voulant plus savoir,
Envoya demander si l’on me pouvait voir.

LÉANDRE.

Vous vous vîtes tous deux ?

ANSELME.

Et par ma complaisance
M’introduisis si bien dedans sa confidence
285 Que, m’ayant déclaré son faible de tout point,
Je m’emparai de lui pour n’en démordre point ;
Et voyant que surtout il était pour la sphère,
Je feignis de savoir plus qu’un homme vulgaire
Et, par les lieux communs de quelques almanachs,
290 Le cajolai si bien qu’il en fit un grand cas.
Ainsi je vins à bout d’approcher votre belle,
De vous donner moyen de vous assurer d’elle,
Dans le temps qu’un jaloux l’obsédait puissamment,
Sans vous donner moyen de la voir seulement.

LÉANDRE.

295 Tu n’as pas ton égal ! Qui pourrait si bien feindre ?

ANSELME.

Sachant que le vieillard se voulait faire peindre
Et qu’enfin vous saviez tant soit peu dessiner,
Je lui dis qu’il fallait vous faire gouverner,
Que je vous connaissais pour un excellent homme
300 Qui depuis quelques mois était venu de Rome
Et que, si vous vouliez faire le moindre trait,
Vous feriez un miracle, et non pas un portrait.

LÉANDRE, lui montrant l’habit qu’il porte et qui semble trop riche pour un peintre.

Qu’as-tu dit pour laisser l’habit de broderie ?

ANSELME.

Que votre garde-robe est à la friperie,
305 Que tout peintre est fantasque, et qu’étant des plus fous,
Comme un musicien vous mettiez tout sur vous
Et que vous vous piquiez d’orgueil et de noblesse.
Enfin, nous nous quittons, avec prière expresse
De vous faire venir loger avecque lui ;
310 Je l’ai fait, et vous vois en état aujourd’hui
De ne plus craindre rien au point où nous en sommes.

LÉANDRE.

Ah ! Je te tiens aussi le plus adroit des hommes !

ANSELME.

Mais songez que Phénice avec quelques discours
A payé jusqu’ici vos soins et vos amours.
315 Feignant, outre cela, d’aimer Cliton, je gage
Qu’elle fait sans contrainte un pareil personnage ;
Étant dedans Paris le seul qu’elle écoutait,
Devant que de vous voir elle s’en contentait.

LÉANDRE.

Depuis que, dans un bal, ce miracle visible
320 Rendit en m’y voyant sa belle âme sensible,
Ses soupirs et ses pleurs sont d’assez bons témoins
Qu’elle est prête à payer mes respects et mes soins.
Comment la soupçonner et la croire infidèle,
Puisque dedans Lyon, n’osant la voir chez elle,
325 Elle me fit trouver en certain rendez-vous,
Et m’apprit qu’on voulait lui donner un époux,
Mais qu’allant à Paris faire leur équipage,
Elle me conjurait de faire ce voyage,
Pour rompre le dessein de ces funestes noeuds
330 Qui nous empêcheraient de nous unir tous deux ?
Je lui promets, je pars, j’obéis et m’engage
En des déguisements qui blessent mon courage.
Je suis tous tes avis, je fais ce que tu veux :
Que faut-il davantage ?

ANSELME.

Achever d’être heureux,
335 Et dans vos libertés en tirer quelque gage
Qui nous mette tous deux à l’abri de l’orage.

LÉANDRE.

Va, si j’y suis jamais, je te ferai du bien.

ANSELME.

Allons-nous-en dîner, et ne promettez rien.
Ne nous repaissons point d’une vaine fumée,
340 Et, buvant la santé de la personne aimée,
Avouons que Bacchus est un dieu sans pareil,
Qui peut guider l’Amour et lui donner conseil.

ACTE II §

SCÈNE PREMIÈRE. Le Campagnard, Jodelet. §

LE CAMPAGNARD.

Il faut que de Cliton j’aie le sang et l’âme.

JODELET.

Monsieur, dans son fourreau rengainez votre lame
345 Oncques Dieu ne la fît pour glaive exterminant,
Ni pour aller du corps l’âme déracinant.
Ne savez-vous pas bien que la vieille pucelle
Conserve saintement sa blancheur naturelle ;
Que, de peur de rougir, elle hait la pudeur
350 Et tient tout vermillon de soi mauvaise odeur ?

LE CAMPAGNARD.

Hélas ! Loin de railler au fort de mon martyre,
Songe...

JODELET.

Que tout marchand qui perd ne saurait rire.

LE CAMPAGNARD.

Que, trahi de l’ami qui devrait m’adorer...

JODELET.

Ce vous sont des morceaux bien durs à digérer.

LE CAMPAGNARD.

355 Dis qu’il faut, pour venger ma franchise trompée,
Qu’avecque ce brouillon je fasse un coup d’épée.

JODELET.

S’il vous frottait aussi ?

LE CAMPAGNARD.

Si grands que soient ses coups,
Il frottera fort peu des gens faits comme nous.
Tel que soit ce géant, je suis sûr de l’abattre,
360 Puisque l’amour me rend seul aussi fort que quatre,
Et que ce petit dieu qui m’anime aujourd’hui
Doit un fameux triomphe à qui combat pour lui.

JODELET.

À ce compte, Monsieur, sa mort est assurée.

LE CAMPAGNARD.

Qui peut l’en garantir, puisque je l’ai jurée ?
365 Mais le coup qui finit un si rigoureux sort
Est une guérison bien plutôt qu’une mort ;
Ainsi le malheureux...

JODELET.

Ah parlez d’autre sorte !
Le petit chien vivant vaut la panthère morte
Hier dessus le Pont-Neuf, en lisant Piramus,
370 Je vis...

LE CAMPAGNARD.

Quoi qu’il en soit, mon rival ne vit plus.

JODELET.

Vous deviez l’éloigner au lieu de l’introduire.

LE CAMPAGNARD.

Ah ! Je ne songeais pas que tel rit qui veut nuire.
Il était dans Paris le seul que j’estimais
Et qu’on souffrait ici parce que je l’aimais.
375 Cependant il prétend rompre mon hyménée ;
En quittant la cadette, il s’adresse à l’aînée.
Ah ! C’en est trop, il faut, en se tirant du sang,
Savoir qui de nous deux aura le premier rang.

JODELET.

Monsieur, tous les duels ne valent pas le diable ;
380 Le péril en est grand.

LE CAMPAGNARD.

Mais il est honorable.

JODELET.

On peut estre tué,

LE CAMPAGNARD.

L’on peut ne l’être pas.

JODELET.

Blessé.

LE CAMPAGNARD.

C’est un hasard.

JODELET.

On peut faire un faux pas.

LE CAMPAGNARD.

Tant pis.

JODELET.

Mais si l’on tue ?

LE CAMPAGNARD.

On trouve une retraite.

JODELET.

Si l’on n’a point d’argent ?

LE CAMPAGNARD.

Quelque ami vous en prête,

JODELET.

385 Si l’on n’a point d’ami ?

LE CAMPAGNARD.

L’on en trouve toujours.

JODELET.

Mais quand il faut quitter l’objet de ses amours.

LE CAMPAGNARD.

C’est un coup de malheur qui vraiment est sensible.

JODELET.

Ne vous battez donc point.

LE CAMPAGNARD.

Mais il est impossible.

JODELET.

Outre cela, j’y vois mille abîmes profonds.

LE CAMPAGNARD.

390 Comme quoi ?

JODELET.

L’embarras de chercher des seconds
Et de trouver un sot qui se donne la peine
D’aller faire pour vous bouclier de bedaine,
Et la faire cribler de maints coups dangereux
Quel plaisir peut-on prendre à perdre un malheureux
16 17
395 Qui n’a jamais lorgné le rustre qui l’empaume
Et n’a désobligé ni Pierre, ni Guillaume ?...
En ce temps les seconds sont rares, sur ma foi.

LE CAMPAGNARD.

En tout cas je m’apprête à me servir de toi.

JODELET.

Ah ! Je me doutais bien de ce trait de chicane.
400 Mais dussé-je de vous avoir cent coups de canne,
Vous ne me verrez point aller dessus le pré
18
Pour y battre un second, ou pour être bourré.
Monsieur, en ma faveur, épargnez-vous un crime,
N’entrez point au combat, et souffrez que je prime ;
405 Pourvu que de second je n’aie pas le nom,
Je me battrai sans peur, même à coups de canon.

LE CAMPAGNARD.

Va, je ne ferai pas ce que je te propose,

JODELET.

Monsieur, ce que j’en dis ce n’est pas pour la chose :
Vous pouvez disposer de mon peu de valeur ;
410 Mais c’est que les seconds vous porteraient malheur
Et que j’ai fait serment qu’il faut que j’accomplisse.

LE CAMPAGNARD.

Si faut-il toutefois me rendre un bon office.

JODELET.

Quel donc ?

LE CAMPAGNARD.

D’aller porter ce billet à Cliton.

JODELET.

Ne serait-il point homme à jouer du bâton,
415 Et reçoit-il souvent un semblable message ?

LE CAMPAGNARD.

Il n’oserait jamais.

JODELET, faisant le beau.

Il peut bien être sage,
Ou je lui ferai voir que je ne suis pas sot.

SCÈNE II. Le Campagnard, Jodelet, Alcipe, Un Page. §

LE PAGE.

Monsieur, un cavalier voudrait vous dire un mot.

LE CAMPAGNARD.

Fais-le entrer... Je ne puis savoir qui ce peut être.

ALCIPE.

420 Quoi que je n’aie pas le bien de vous connaître,
Vous puis-je dire ici quatre mots seulement ?
Monsieur, je vous viens faire un mauvais compliment.
Ils se reculent et parlent bas.

LE CAMPAGNARD, haut.

Je me bats seul à seul.

ALCIPE.

Puisque je sais l’affaire,
Aujourd’hui les seconds sont un mal nécessaire,
425 Autrement je ferais qu’on s’accommoderait.

JODELET.

Tout bien considéré, Monsieur, il le faudrait.
J’ai fort bien entendu quel est votre message.

ALCIPE.

Cet homme vous sert-il ?

LE CAMPAGNARD.

Je l’ai nourri mon page,
Et depuis quelque temps l’ai fait mon écuyer.

JODELET.

430 Le mensonge est trop grand, je ne puis l’appuyer :
Monsieur, je ne vous sers que de valet de chambre.
Ah ! Je tremble en été comme au mois de décembre !
19
Au diable la querelle et tous les querelleux !

ALCIPE.

Je crois que ce valet n’est pas fort généreux,
435 Lisez donc ce billet, et gardez qu’il n’entende.

JODELET.

Que disent-ils tout bas ?

ALCIPE, s’en allant qu’ils se sont parlés bas.

La peine n’est pas grande.

SCÈNE III. Jodelet, Le Campagnard. §

LE CAMPAGNARD, lisant le billet qu’Alcipe lui a laissé.

Je ne vous connais plus pour ami désormais,
Ayant fait cent discours a mon désavantage,
Et pour me satisfaire en homme de courage,
440 Venez par votre sang réparer cet outrage
Que, sans votre trépas, je n’oublierai jamais.
CLITON.
Hé bien il faut marcher, ma parole est donnée.

JODELET.

Pour cela ?

LE CAMPAGNARD.

Si je crains, c’est pour mon hyménée.

JODELET.

Qu’importe ?

LE CAMPAGNARD.

Tes avis frappent mon jugement,
445 Et j’entre maintenant dedans ton sentiment.
Je crains qu’étant blessé je reste sans maîtresse.

JODELET.

Cliton n’est pas vaillant.

LE CAMPAGNARD.

Mais quoi, si je le blesse,
Ou bien si je le tue ?

JODELET.

Il faudra l’enterrer.

LE CAMPAGNARD.

Mais la justice après ?

JODELET.

Aura beau murmurer.

LE CAMPAGNARD.

450 Et le frère du mort ?

JODELET.

Il faudra qu’il l’endure.

LE CAMPAGNARD.

À te dire le vrai, je crains la procédure,
Et me souviens toujours des édits rigoureux
Qui furent publiés en six cent trente et deux,
Trente-trois, trente-six, trente et neuf, et quarante ;
20
455 Le moindre peut m’ôter trois mille écus de rente.
Outre cela, j’ai peur d’entrer dans les prisons.

JODELET.

Vous n’y pourririez pas.

LE CAMPAGNARD.

J’ai bien d’autres raisons,
Qui sont pour m’arrêter les meilleures du monde.

JODELET.

Et quelles ?

LE CAMPAGNARD.

De trouver quelqu’un qui me seconde.

JODELET.

460 Pour vous dire le vrai, celle-là peut passer.

LE CAMPAGNARD.

Mais Phénice s’approche et peut m’embarrasser.
Va-t’en trouver Cliton, mais vite, je te prie,
Et lui dis qu’il remette à tantôt la partie ;
Nous, cachons nos desseins.

SCÈNE IV. La Campagnard, Bazile, Phénice, Philis, Jodelet, Lise. §

PHÉNICE.

Hé quoi, toujours rêver,
465 Monsieur ?

LE CAMPAGNARD.

Je proposais de vous aller trouver
Et de rendre à mes yeux la source de leur joie ;
Mais, puisque mon bonheur permet que je vous voie
Dedans le temps fatal que je l’espérais moins,
Je m’en vais redoubler mes travaux et mes soins,
470 Pour faire un sacrifice à ma bonne fortune
Et payer ses faveurs d’une ardeur non commune.

PHÉNICE.

En quels lieux est le temple, et quel sera l’autel ?

LE CAMPAGNARD.

Madame, c’est le coeur d’un malheureux mortel,
Qui, brûlé de vos feux, pour expier son crime,
475 Est lui-même l’autel, le temple et la victime.
C’est se tirer d’affaire assez adroitement.

PHÉNICE.

Ou, pour en mieux parler, mentir éloquemment,
Puisque de son discours, il me reste un scrupule.

PHILIS.

Quel ?

PHÉNICE.

De ne pouvoir pas croire que son coeur brûle,
480 Car, depuis le moment qu’il le dit enflammé,
Il devrait être au moins mille fois consommé.
Cependant quel péril courrait sa renommée
Si, sans avoir le coeur, il allait à l’armée !
Dieu sait s’il périrait dans les moindres hasards.

LE CAMPAGNARD.

485 Vénus n’est-elle pas compagne du dieu Mars ?
Et Cupidon ayant et ses champs et ses armes,
Tout amant est soldat au plus fort des alarmes.

BAZILE.

21
Ce passage est d’Ovide, il m’en souvient fort bien.

LE CAMPAGNARD.

Si c’est son sentiment, il est aussi le mien ;
490 Soit de l’un ou de l’autre, il est fort raisonnable,
Et je puis en servir de preuve indubitable.

PHÉNICE.

Comment ?

LE CAMPAGNARD.

Depuis un an, votre bel oeil vainqueur
M’a mis dedans ses fers, et m’a ravi le coeur.
Et cependant j’ai fait la dernière campagne
495 Et suis prêt, celle-ci, d’aller en Allemagne.

PHÉNICE.

Vous n’y vîtes pourtant l’ennemi que de loin?

LE CAMPAGNARD.

Celui qui vous le dit fut un mauvais témoin
22
Qu’à vos yeux je voudrais traiter de chiquenaudes ;
Jamais occasions ne se virent si chaudes,
500 Et jamais l’ennemi ne fit de tels efforts,
Après avoir jonché la campagne de morts.
Mais, s’il faut le prouver pour vous le faire croire,
Je veux bien au besoin rappeler ma mémoire,
Et prendre mon récit dès le premier de l’an.
23
505 Si tôt que l’on eut fait sonner l’arrière-ban,
Étant déjà pourvu d’armes et de bagage,
Je fais de trois mulets grossir mon équipage,
24
Tire de mon fermier quatre chevaux de bâts,
Habille six valets du haut jusques en bas,
510 Et vais, quoique d’amour j’eusse l’âme troublée,
Monté comme un Saint-George au lieu de l’assemblée.
Là, je trouve d’abord vingt ou trente voisins,
Onze ou douze neveux et dix et huit cousins,
Deux oncles, trois filleuls, un bâtard de mon père,
515 Et six de vos parents, avecque mon beau-frère.
Nous étant ameutés et lestes à ravir,
Nous allons droit aux lieux où nous devions servir,
Voyons le général, qui lors (par parenthèse),
En me reconnaissant parut être fort aise,
520 Et dit en m’embrassant que j’avais le bonheur
D’avoir été le fils d’un fort homme d’honneur,
Et qu’il se doutait bien que je chassais de race.
Mais, courant au récit qu’il faut que je vous fasse,
Je ne vous dirai point ce que je répondis,
525 Le discours que je fis, ni tout ce que je dis.
L’assiette de la place était fort favorable :
Elle était sur le haut d’un rocher imprenable,
Qui n’était d’aucun lieu ni vu, ni commandé.
De deux larges fossés son mur était bordé.
25
530 Quatre grands bastions, garnis de demi-lunes,
Qui pouvaient effrayer des forces non communes,
Tous revêtus de pierre, et tous fort bien flanqués,
Nous ôtaient tout espoir d’avoir les attaqués.
On ne voyait partout que bonnes palissades,
535 Que travaux avancés, fortins et barricades.
Bref, pour vous exprimer quelle était sa bonté
Un fleuve fort rapide en gardait un côté,
Qui, tout enflé d’orgueil d’en défendre l’approche,
Baignait à gros bouillons les pieds de cette roche.

PHILIS, bas à Phénice.

540 Ce morceau de récit est dans quelque roman.

PHÉNICE, bas.

Dites dans la Gazette. Oh ! L’agréable amant!

PHILIS.

L’excès de son amour doit excuser sa faute.

BAZILE, au Campagnard.

Oui, par ce seul récit déjà le coeur me saute.

LE CAMPAGNARD.

On ouvre la tranchée, où tous nos Maréchaux
545 Cette première nuit conduisaient nos travaux,
26
Et dedans chaque attaque avaient fait des redoutes,
Lorsque les ennemis, se tenant aux écoutes,
Dès la pointe du jour vinrent, bout-ci, bout-là,
Dessus nos travailleurs qu’ils massacrèrent là.
550 Mais, comme nous avions bien prévu leur sortie,
Et qu’ils avaient affaire avec forte partie,
D’abord un régiment s’en vint là, ta, ta, ta,
Si bien donner sur eux qu’il les épouvanta
Et les fit reculer ici vers la rivière.
555 Lors un autre aussitôt les surprend par derrière
27
Et s’en vint, boute, et haie, allons, vous en aurez,
Leur fermer le passage et les serrer de près.
Ah ! Que la mort alors ferma d’yeux et de bouches !
28
Que de grands horions !

JODELET.

Que d’abreuvoirs à mouches !

LE CAMPAGNARD.

560 Que de coeurs palpitants !

JODELET.

Que de nez morfondus !

LE CAMPAGNARD.

Que d’hommes écrasés !

JODELET.

Que de chapeaux perdus !

LE CAMPAGNARD.

Que de sang et de cris !

JODELET.

Que de coups par derrière!

LE CAMPAGNARD.

Et qu’enfin, d’hommes-là firent leur cimetière !

BAZILE.

Je crois qu’il faisait chaud à quatre pas de là.
565 Quelle éloquence !

LE CAMPAGNARD.

Enfin l’ennemi s’en alla,
Et trois mille des siens moururent sur la place ;
Après, pendant un mois, on attaque, on menace,
Et la mine étant prête à les faire voler,
Sans que le Gouverneur voulut capituler,
570 On résout un assaut, où j’acquis l’avantage
D’avoir eu le second témoigné mon courage :
29
D’abord que je montais, un coup de fauconneau,
30
Raste, de son boulet, m’emporta mon chapeau
Car, pour dire le vrai, ce jour je fis la bête
575 Et ne voulus jamais mettre de pot en tête.

RAZILE.

C’est un trait de jeune homme, et c’est en user mal.

LE CAMPAGNARD.

Ayant donc esquivé le pas le plus fatal,
31
J’étais, comme de vous, proche de la courtine,
32
Lorsqu’un chef espagnol, d’un coup de javeline,
580 Me jette cul sur tête aux pieds de ses remparts,
33
Où des grêles de plomb tombant de toutes parts,
On me fit emporter pour mort et fort malade.

BAZILE.

Et la ville ?

LE CAMPAGNARD.

À la fin fut prise d’escalade,
Et souffrant trois assauts, vous pouvez bien juger
585 Si l’on vit l’ennemi, si j’y courus danger,
Et si ce beau témoin qui vous conta l’affaire
N’eut pas beaucoup mieux fait s’il eût voulu se taire.

PHÉNICE.

Sans doute ; mais voici notre peintre qui vient.

SCÈNE V. Le Campagnard, Bazile, Léandre, Phénice, Philis. §

BAZILE, à Léandre.

Hé bien ces beaux tableaux sont ?...

LÉANDRE.

Mon valet les tient.

BAZILE.

590 Je suis ravi de voir un homme de promesse.

LÉANDRE.

De plus, j’ai fait la chose avecque tant d’adresse
Que vous même du prix vous serez étonné,
Puisqu’à dire le vrai, c’est un marché donné.
34
J’en ai d’André del Sarto, de Breughel, du Valèse,
595 Du Giosepin, du Tite et de Paul Véronèse,
Du Titien, du Gobbo, et du vieil Tintoret,
Du Guide, de Lucas, de Rembrand, de Janet,
Du Palme, d’Intlaët, de Pierre Pérugin
De Michel-Ange enfin, de qui la main divine,
600 D’un art dont nul ne peut être l’imitateur
À presque usurpé les droits du Créateur.

LE CAMPAGNARD.

Auriez-vous de leur main quelque histoire profane ?

JODELET.

Le profil du Pont-Neuf, ou la noce de Jeanne ?

LÉANDRE.

Je ne le pense pas.

LE CAMPAGNARD.

Mais au moins par bonheur
605 Auriez-vous le portrait de notre gouverneur ?

LÉANDRE, bas.

Ne mérite-t-il pas mille fois qu’on le berne ?
Monsieur, je n’en ai point d’aucun peintre moderne.

LE CAMPAGNARD.

Pensez qu’en ce pays ils sont tous ignorants ?

LÉANDRE, au Campagnard, voyant qu’il prenait "Moderne" pour le nom d’une ville.

Moderne, ce n’est pas un pays.

LE CAMPAGNARD.

Je comprends.

LE CAMPAGNARD.

610 Chut !

LÉANDRE.

Mais ou je me trompe, ou j’aperçois mon homme.
Vous allez voir l’élite et la gloire de Rome.

BAZILE.

J’ai grand dessein de voir quelque chose de beau.

LÉANDRE.

Dites donc votre avis de ce premier tableau
C’est Hercule qui file auprès de sa maîtresse ;
615 Ne semble-t-il pas dire, en l’ardeur qui le presse,
Par des regards qu’Amour rend complaisants et doux
« Ô céleste maîtresse, où me réduisez-vous ? »
Voyez son coloris, et comme son visage
Dans cet abaissement montre encor du courage,
620 Comme un reste d’honneur lui fait rougir le teint,
Comme il semble avoir honte, et comme il se contraint !

BAZILE.

Cette pièce est hardie.

LÉANDRE.

Elle est incomparable.
D’autre côté, voyez cette nymphe adorable
Qui, d’un oeil dédaigneux et plein de mille appas,
625 Reçoit ce grand hommage et ne s’en émeut pas.

PHILIS.

Il est donc mal payé de son amour extrême ?

PHÉNICE.

Mais, puisque le héros sait que la Nymphe l’aime,
Lui peut-on souhaiter un meilleur traitement,
Et l’amour déplaît-il traité modestement ?

LÉANDRE.

630 On pourrait souhaiter que d’un oeil moins sévère
Elle payât l’effort que l’amour lui fait faire,
Et qu’en reconnaissant qu’Hercules s’abaissait
Elle brûlât d’amour quand il en rougissait.

LE CAMPAGNARD.

Moi, je souhaiterais, en la voyant si nue,
635 Que jusques au menton le peintre l’eût vêtue.
Et qu’on ne vit du bras que les extrémités.

LÉANDRE.

Le savoir ne paraît que dans les nudités.

BAZILE.

En effet, la peinture est....

LE CAMPAGNARD.

Voyons-en un autre.
Madame, ai-je raison ?

PHÉNICE.

Mon avis est le vôtre.

LE CAMPAGNARD.

640 Montrez-nous-en quelqu’un d’un style plus nouveau.

LÉANDRE.

De grâce, auparavant regardez ce tableau :
C’est Achille caché sous des habits de femme
Qui, dans les beaux excès de l’amour qui l’enflamme,
A forcé son courage à ce déguisement,
645 Pour voir en liberté l’objet de son tourment.
Voyez comme il est gai près de Laodamie,
Et comme en cet état sa valeur endormie
Renonce à tous les biens qu’on lui peut présenter,
Pour voir cette princesse et ne la point quitter.
650 Sous ces habits honteux ne semble-t-il pas dire :
« Un seul de vos regards m’est plus cher qu’un Empire,
Et je ne connais point d’honneur qui soit plus doux
Que celui de vous plaire et d’être aimé de vous. »

LE CAMPAGNARD.

Rien n’y manque en effet, si ce n’est la parole.

JODELET.

655 M’en dût-on prendre au mot, j’en donne ma pistole.

LE CAMPAGNARD.

J’en donnerais bien dix et ne les plaindrais point.
Passons.

LÉANDRE.

Celui qui suit me plaît au dernier point
35
C’est du vaillant héros qui délivre Andromède.
Regardez comme il vole en courant à son aide,
660 Et comme, en descendant avec dextérité,
Le monstre qui l’approche en est épouvanté.
Ayant dessus le front une joie excessive,
Ce héros semble dire à la belle captive
Je vous délivrerai du monstre qui paraît. »
665 Remarquez sa laideur.

PHÉNICE.

Ah ! Dieux qu’il me déplaît !

LE CAMPAGNARD.

Le cheval est bien pris.

BAZILE.

Sa tête est des plus belles.

LE CAMPAGNARD.

36
C’est mon barbe tout fait, n’était qu’il a des ailes.

JODELET.

Me dessiez-vous berner pour mon trop de caquet,
37
Je ne puis avouer que votre bourriquet
670 Ressemble à ce cheval, et qu’il soit de sa taille.

LE CAMPAGNARD.

Ce fat n’a jamais vu mon cheval de bataille.

JODELET.

Pour ce coup, il est vrai, je confesse ce point
Le moyen de le voir, si vous n’en avez point ?
Un barbet !

LE CAMPAGNARD.

Jodelet, trêve de raillerie !

JODELET.

675 Trêve de barbe aussi, monsieur, je vous en prie !

LÉANDRE.

Il vient d’un bon auteur et ne peut être mal.

LE CAMPAGNARD.

Ce cavalier pourtant n’est pas bien à cheval
Je voudrais qu’il fût mieux scellé dessus la selle,
Et qu’il portât le corps d’une façon plus belle,
680 Que la pointe du pied se tournât autrement.

PHÉNICE.

On change de costume en changeant d’élément,
Et les chevaux ailés se peignent de la sorte.

LE CAMPAGNARD.

Madame, je me rends, la partie est trop forte ;
Mais achevons le reste.

SCÈNE VI. Le Campagnard, Bazile, Philis, Phénice, Léandre, Hodelet, Lise, Un page. §

LE PAGE.

Ah ! Monsieur...

BAZILE.

Que veux-tu ?

LE PAGE.>

685 Monsieur, on dit partout que Cliton s’est battu,
Ou qu’il s’en va se battre, et que partie est faite.

BAZILE.

38
Vite, un cheval de main ! Qu’on m’apprête ma brette,
Mes bottes de campagne et mes bons pistolets !
Viste, sellez, bridez ! Où sont tous mes valets ?
690 Ces marauds, on les voit quand on n’en a que faire.

LE CAMPAGNARD, à Jodelet.

Feignons, et, pour montrer que j’ignore l’affaire,
Sortons, et nous tirons doucement à l’écart.

BAZILE.

Champagne, La Forêt, petit Basque, Picart
Au diable les valets, maudite soit la race !
695 Je n’en puis plus souffrir, il faut que je les chasse.
Ma nièce, je reviens ici dans un moment.

ACTE III §

SCÈNE I. Le Campagnard, Anselme, Jodelet. §

LE CAMPAGNARD.

Que faisait en ce lieu le plus savant des hommes?

ANSELME, d’un ton grave.

Nous en sommes le moindre, en l’état où nous sommes,
Et verrions notre esprit tous les jours en défaut,
39
700 Sans les rayons infus qui nous viennent d’en haut.

LE CAMPAGNARD, à Jodelet.

Ô dieux ! Qu’il est savant !

JODELET.

Monsieur, c’est un vrai diable.

LE CAMPAGNARD.

À quoi pouvait rêver votre esprit admirable ?

ANSELME.

J’étais dans les douleurs d’un grand enfantement
Que j’allais mettre au jour assez heureusement
705 Pour traiter la chimie avecque plus de gloire
Je songeais à construire un grand laboratoire,
Dont les récipients et les vaisseaux lutés
Par le feu graduel ne fussent point gâtés.
Je voulais tempérer l’ardeur immodérée
710 Du sel élémentaire et de l’huile éthérée ;
Je songeais à trouver quelques secrets nouveaux,
Pour aisément pouvoir calciner les métaux
Et tirer l’élixir des choses pénétrantes,
Pour extraire le sel essentiel des plantes,
715 Pour faire promptement la sublimation,
Fixation d’esprit et fumigation.
Je songeais au pouvoir qu’a le divin Mercure
Sur le corps métallique en changeant sa nature,
40
Comme il se volatise et se peut congeler,
720 Corroder et dissoudre et se coaguler.

LE CAMPAGNARD.

Si bien qu’on ne saurait obtenir audience
Sans détruire les fruits d’une longue science !

ANSELME.

Parlez-nous, mais en bref.

LE CAMPAGNARD.

Je viens savoir de vous
Si le sort me doit être ou rigoureux ou doux,
725 Si je serais heureux en épousant Phénice.

ANSELME.

Je veux, dans peu de temps, vous rendre ce service.

LE CAMPAGNARD.

Vous m’avez déjà fait cent fois ce compliment,
Mais, comme ce désir me touche vivement,
Monsieur, pardonnez-moi si je vous presse encore
730 De vouloir satisfaire un feu qui me dévore
Et de diligenter mon horoscope un peu.
Je ne suis point ingrat.

ANSELME, bas ce vers.

Puis-je avoir plus beau jeu ?
Monsieur, à dire vrai, votre horoscope est faite ;
Mais, vous ayant vu né sous mauvaise planète,
735 Je me suis résolu de n’en déclarer rien.

LE CAMPAGNARD.

Hé ! De grâce, Monsieur, soit mon mal ou mon bien,
D’une ou d’autre façon veuillez me satisfaire.

ANSELME.

C’est un point résolu, je ne le saurais faire.
Tout autre, pour tirer son salaire de vous,
740 Vous ferait changer d’astre, ou le rendrait plus doux
Mais, étant au-dessus de toute récompense,
Je me tais, ou je dis les choses que je pense.

LE CAMPAGNARD.

Encore un coup, Monsieur, parlez-moi franchement,
Et veuillez de ma part prendre ce diamant.

ANSELME, prenant le diamant.

745 Rien ne me peut tenter, Monsieur, je vous le jure ;
Mais sachant votre bonne ou mauvaise aventure,
Si vous n’étiez pas homme à vous épouvanter
Des maux qu’avec le temps vous pourriez éviter,
Et si vous compreniez, en voyant vos désastres,
750 Qu’un esprit tout-puissant prédomine les astres
Et change leurs décrets selon sa volonté,
Je vous ferais savoir votre nativité.
Mais...

LE CAMPAGNARD.

Je vous le promets.

ANSELME.

Je ne vous puis rien dire.

LE CAMPAGNARD.

Monsieur, c’est redoubler l’excès de mon martyre.
755 De grâce !...

ANSELME.

Armez-vous donc de résolution.
Il fait semblant de lire un grand papier qu’il tire de sa poche.
Vous avez pris naissance au signe du Lion,
Sous sa tête, où l’on voit quatre étoiles semées,
Qui d’un feu toujours vif semblent être allumées.
Il est l’onzième signe, et des plus capitaux,
760 Étant particulier de trente partiaux.
Le nom d’Algebaac est celui qu’on lui donne.

JODELET.

Ô dieux ce nom tout seul tuerait une personne.

ANSELME.

Vous avez sur le chef deux signes fort menus.

JODELET, à Anselme le tirant à part.

Monsieur?

ANSELME.

Qu’est-ce ?

JODELET.

Avouez que c’est Capricornus.

ANSELME.

765 Jodelet !

JODELET.

41
Jean Petit fit l’amour à ma tante
Pierre de Larivé nous doit cent sols de rente,
Maistre Eustache Noël a bu cent fois chez nous.
42
Et le jeune Troyen...

LE CAMPAGNARD.

Maître sot, taisez-vous.

ANSELME.

Vous avez à treize ans eu quelque maladie ;
770 Dans peu vous en aurez si l’on n’y remédie,
Et si vous échappez les maux que je pressens,
Vous n’en sentirez plus qu’a quarante et huit ans.
Votre fatal ayant la part orientale ;
Vous ferez une faute et lourde et sans égale,
775 Si devers cet endroit, dedans tous vos logis,
Vous ne disposez pas vos chambres et vos lits,
Et si vous n’y traitez vos meilleures affaires.
Juin, Janvier et Juillet, vous seront bien contraires.
Votre jour malheureux sera le Samedi ;
780 Vos heureux sont Mardi, Dimanche et Vendredi,
Et si vous trafiquez, prenez l’ambre et l’agate,
Le cuivre et les chevaux, et l’or et l’écarlate,
Autrement...

LE CAMPAGNARD.

Ce n’est pas ce que je veux savoir.

ANSELME.

Attendez ; chez un grand vous aurez du pouvoir,
785 Et vous serez btessé d’un grand coup à la bouche ;
Vous serez marié.

LE CAMPAGNARD.

C’est là ce qui me touche.

ANSELME.

Et vous devez avoir deux femmes tout au moins ;
Elles vous aimeront ; mais, malgré tous leurs soins,
Vous ne pourrez avoir aucun amour pour elles :
790 Elles auront du bien et ne seront pas belles.
Vénus en quantité vous promet des enfants
Jupiter les rendra joyeux et triomphants ;
Mais l’opposition de Mars et de la Lune
De quelques-uns par mort bornera la fortune...
43
795 Votre an climatérique est proche d’arriver.
Mercure ayant reçu Mars qui le vient trouver,
Promet un grand désordre en votre mariage
Le quadrat de Vénus, encore davantage,
Vous rendant malheureux pour avoir trop vécu.

JODELET.

800 Ne l’ai-je pas bien dit que vous seriez cocu ?

LE CAMPAGNARD.

Tais-toi.

ANSELME.

Je ne sais point mal qui ne vous arrive,
Si vous n’abandonnez l’objet qui vous captive
Des meurtres, un déluge et des embrasements,
Des prisons, des douleurs et des bannissements,
805 Des pertes, des affronts et des têtes coupées,
Des coups de pistolets, de poignards et d’épées,
Et des valets pendus.

JODELET.

Ah ! Monsieur, quittez-la.

ANSELME.

Suivent le premier feu dont votre coeur brûla.

LE CAMPAGNARD.

De sorte qu’il faudra que je quitte Phénice ?

JODELET.

810 Belle demande !

LE CAMPAGNARD.

Ah ciel, quelle est ton injustice !

ANSELME.

A-t-elle la première échauffé votre coeur !
Peut-être ?

LE CAMPAGNARD.

Son bel oeil fut mon premier vainqueur.

ANSELME.

Il faut donc la quitter, puisqu’il est manifeste
Que votre premier feu n’a rien que de funeste,
815 Et que ceux qui suivront vous seront plus heureux.
Mais vous m’aviez promis d’être plus généreux,
Et cet accablement dont je me trouve cause
Fait voir que je devais vous déguiser la chose.
Adieu, j’ai trop parlé.

JODELET, à Anselme.

Que vous avez bien fait

ANSELME, le voyant qui soupire.

820 Les dieux rendent parfois les astres sans effet.

SCÈNE III. Le Campagnard, Jodelet. §

LE CAMPAGNARD.

Ah ! Jodelet !

JODELET.

Monsieur, le diable est bien aux vaches.
44

LE CAMPAGNARD.

Injuste ciel, rends-moi le bien que tu m’arraches,
Et me voyant si près du naufrage et du port,
Accorde-moi Phénice, ou me donne la mort !
825 Mais j’ai beau le prier en affaires pareilles
Le cruel prend plaisir à fermer ses oreilles.
Ah ! rage, ah ! Sort cruel, ah destins conjurés !
Vous, grand Dieu des Enfers, qui me désespérez,
Amour, qui de mon sang fais des torrents de flamme !...

JODELET.

830 Petit perturbateur du repos de nos ames

LE CAMPAGNARD.

Barbare !

JODELET.

Traître !

LE CAMPAGNARD.

Aveugle, insensible

JODELET.

Fort bien,
Mais sans frapper du pied tout cela ne vaut rien ;
Il faut serrer les poings et, roulant les prunelles,
Par de fréquents regards lorgner les hirondelles.

LE CAMPAGNARD.

835 Ah ! Jodelet, laissons cet importun discours.
Et reconnais qu’enfin, après tant de beaux jours,
Dans les champs amoureux ma moisson sera sèche.

JODELET.

Vous ne sauriez donc plus de quel bois faire flèche ?

LE CAMPAGNARD.

Hélas ! Qui le pourrait en cette extrémité,
840 Si je ne fais vertu de la nécessité ?

JODELET.

Hé bien, n’est-il pas vrai, qu’il faut qu’un coeur fidèle
Se vienne tôt ou tard brûler à la chandelle ?

LE CAMPAGNARD.

Hélas ! Pour mieux parler, dis un ardent flambeau
Qui luit comme ces feux qui mènent au tombeau.
845 Maudits soient tes devins et leur philosophie !

JODELET.

Sot est qui les consulte, et fol est qui s’y fie !

LE CAMPAGNARD.

Mais comment l’épouser après ce qu’il m’a dit ?
Ah ! De rage et d’amour je suis tout interdit,
Et dedans ces douleurs par qui le coeur me saigne...

JODELET.

850 Vous tueriez volontiers un mercier pour un peigne
Pourquoi vous affliger jusques au dernier point ?

LE CAMPAGNARD.

Je l’aime, Jodelet.

JODELET.

Ne la quittez donc point.

LE CAMPAGNARD.

En ne la quittant point, vois quelle est ma misère.

JODELET.

Quittez-la donc.

LE CAMPAGNARD.

Hélas !

JODELET.

Gardez donc de le faire.

LE CAMPAGNARD.

855 Si je l’épouse aussi, quel malheur est le mien !
C’est ma perte assurée.

JODELET.

Hé bien ! N’en faites rien.

LE CAMPAGNARD.

Aussi je n’en aurai jamais une si belle.

JODELET.

Ne pensez donc jamais à vous défaire d’elle.

LE CAMPAGNARD.

Mais je puis-être heureux avec moins de beauté.

JODELET.

860 Abandonnez-la donc.

LE CAMPAGNARD.

Mais je suis arrêté
Et lié pour jamais d’une flamme trop forte.

JODELET.

Aimez donc jusqu’à tant que le diable l’emporte.

LE CAMPAGNARD.

Ah ! Sois plus sérieux si tu veux m’obliger.

JODELET.

Et vous, et votre amour, me feriez enrager.

LE CAMPAGNARD.

865 Attends, je prémédite une bonne défaite :
Abandonnant l’aînée et prenant la cadette,
Je suis dans même sang et dans même maison,
Et me fais un ami du querelleux Cliton.

JODELET.

Il est certain.

LE CAMPAGNARD.

De plus je n’aurai rien à craindre
870 De ces astres fâcheux dont j’aurais à me plaindre,
Et Philis, en causant mes secondes amours,
Me rendra fortuné le reste de mes jours ;
Au lieu que, si je veux m’obstiner à Phénice,
Qui reçut de mon coeur le premier sacrifice,
875 Je me dois assurer de mourir malheureux.

JODELET.

Suivez donc ce conseil.

LE CAMPAGNARD.

Il est bien rigoureux.

JODELET.

Ne le suivez donc point.

LE CAMPAGNARD.

S’il faut que je le fasse,
Enfin c’est du temps seul que j’attends cette grâce.
Mais s’il faut oublier Phénice pour jamais
880 Je veux en sa cadette adorer ses attraits.

JODELET.

La composition est assez raisonnable.

LE CAMPAGNARD.

Ah ! Que j’aurai de peine en rencontre semblable !
J’y veux encor penser. Mais quelqu’un vient ici.

SCÈNE IV. La Campagnard, Bazile, Cliton, Phénice, Philis, Jodelet. §

BAZILE, à Cliron, pour l’accomoder avec le Campagnard.

Vous devez avancer, puisqu’il avance aussi,
885 Et parier le premier, ayant 6meu l’affaire.
Embrassez-vous.

CLITON, au Campagnard, montrant Phénice.

Monsieur, je viens vous satisfaire,
Et devant ces témoins vous jurer sur ma foi
Que vous aurez toujours un serviteur en moi.

LE CAMPAGNARD.

Les nommer des témoins ! Ah ! Changez-leur ces titres :
890 Ces yeux sont assez beaux pour être nos arbitres.
Ces juges souverains, avecque tant d’appas,
Nous peuvent d’un regard condamner au trépas.

PHILIS, bas à Phénice.

Le peut-on écouter, ma soeur, sans qu’on le berne?

PHÉNICE, au Campagnard.

L’amour n’est dans nos yeux qu’un juge subalterne
895 Et ne peut condamner le moindre criminel
Sans que son jugement soit suivi d’un appel.

LE CAMPAGNARD, à Cliton.

Quoi qu’il en soit, je suis tout à votre service,
Et dans peu je vous veux rendre un si bon office
Que vous m’appellerez ami plus que jamais.

BAZILE.

900 Embrassez-vous encor pour confirmer la paix.

CLITON.

Je suis son serviteur, quoiqu’indigne de l’être.

LE CAMPAGNARD.

Vous êtes fort brave homme et l’avez fait connaître,
En me serrant un peu le bouton de fort près.
D’abord en vous voyant je reculais exprès
905 Pour revenir sur vous fondre comme un tonnerre,
Et vaincre en pratiquant cette ruse de guerre.

CLITON.

Je l’ai connu d’abord.

LE CAMPAGNARD, à Philis.

Il est joli garçon.
45
Or çà, que dites-vous de cet estramaçon.
Que je vous ai porté ?

CLITON.

Qu’il part de grande adresse.

LE CAMPAGNARD.

910 La feinte ?

CLITON.

Qu’elle était poussée avec justesse.

LE CAMPAGNARD.

Et quand j’ai dégagé, vous en souvenez-vous ?

CLITON.

Jamais je ne parais de si dangereux coups.

BAZILE.

Quand je vous séparai sans aucun avantage,
Vous aviez fait tous deux en hommes de courage.

PHÉNICE.

915 L’un ni l’autre n’était désarmé, ni blessé.

LE CAMPAGNARD.

Je vais vous raconter comme tout s’est passé
D’abord tirant l’épée et gagnant la mesure,
Portant de petits coups, poussés à l’aventure,
Nous nous tâtions l’un l’autre et nous pressions un peu,
920 Pour savoir seulement quel était notre jeu,
Alors qu’en allongeant il vint de bonne grâce,
Comme s’il eut voulu faire la feinte basse ;
Mais, ayant bien prévu son dessein en partant,
Je l’attends de pied ferme, et je pare en quartant.
925 Trompé par cette ruse, aussitôt je hasarde
De rompre la mesure en l’ôtant hors de garde
Je pousse droit à lui quand, par un coup fourré,
Il évita celui dont je l’aurais bourré.
Mais découvrant son corps et faisant une feinte,
930 Je lui pousse en trois temps une assez rude atteinte,
Et comme j’allongeais, tiersant il fit cela
Il porte sans y penser un coup dans l’estomac de Phénice, pour montrer comme il fit.
Et s’exempta du coup alors qu’il recula.

PHÉNICE.

Je croyais de ce coup qu’il m’avait assommée.

PHILIS.

N’épargner pas le sexe à la personne aimée,
935 C’est trop !

LE CAMPAGNARD.

Excusez-moi, je parle avec chaleur ;
Mais aimée, elle l’est, et trop pour mon malheur,
Puisqu’il est arrêté qu’il faut que je la quitte !

BAZILE.

Que dites-vous, Monsieur ?

LE CAMPAGNARD.

Que, malgré son mérite,
Je dois l’abandonner et reprendre mon coeur
940 Pour en faire un présent à son aimable soeur.

PHILIS.

Que dit-il ?

LE CAMPAGNARD.

À Cliton enfin je l’abandonne.

CLITON, à Bazile.

A-t-il perdu le sens ?

BAZILE.

Ce changement m’étonne.

PHÉNICE.

Moi, je ne connais pas jusqu’où va mon malheur.

BAZILE.

Monsieur ?

LE CAMPAGNARD.

Je m’en sépare avec grande douleur,
945 Et pendant le dîner, de qui l’heure s’approche,
Vous saurez...

JODELET.

46
Que l’amour a troublé sa caboche.

BAZILE.

De grâce !...

LE CAMPAGNARD.

Dedans peu je dirai mes raisons.

JODELET.

47
J’en connais un plus sage aux Petites-Maisons.

ACTE IV §

SCÈNE PREMIERE. Léandre, Anselme. §

LÉANDRE.

Tu viens, en ma faveur, par un grand coup d’adresse,
950 De faire qu’un rival me quitte sa maîtresse ;
Mais, au point de la prendre, un sentiment secret
Me fait voir mon hymen avec quelque regret.

ANSELME.

Qui vous pourrait causer cette prompte retraite ?

LÉANDRE.

Je viens d’entretenir son aimable cadette,
955 Qui m’a peint son humeur avec de certains traits
Qui font que je craindrais de ne l’aimer jamais ;
Et tu sais quel malheur traîne le mariage
Quand il faut malgré soi faire mauvais ménage.

ANSELME.

C’est être homme de bien vingt fois plus qu’il ne faut ;
960 Mais que craignez-vous d’elle, et quel est ce défaut ?

LÉANDRE.

Anselme, elle est fantasque et coquette et volage.

ANSELME.

C’est beaucoup, et je crois sa cadette plus sage.

LÉANDRE.

Il n’en faut point douter : n’ayant pas vu la Cour
Et n’ayant pas goûté cet aimable séjour,
965 Elle est beaucoup moins fine et vaut mieux que l’aînée
Qui n’est dans le pays que depuis une année,
Et qui chez une tante, où l’on cajolait fort,
Demeura dans Paris jusques après sa mort.

ANSELME.

Quitter pour un soupçon trois mille écus de rente !

LÉANDRE.

970 Pour les trois mille écus, que rien ne t’épouvante !
J’ai conçu des desseins pour me les conserver,
Si tu veux m’y servir et tant soit peu rêver
À l’important tissu d’une intrigue nouvelle.
Sa cadette.

ANSELME.

Parlez.

LÉANDRE.

Tu sais qu’elle est plus belle ;
975 Mais c’est pour ses vertus plus que pour sa beauté
Que mon coeur aujourd’hui penche de son côté.
Depuis un mois je tiens cette affaire secrète
Et, brûlant tous les jours d’une flamme discrète,
Je serais étouffé sans te parler de rien
980 Si je n’eusse pas eu ce dernier entretien,
Par où je reconnais qu’elle est fort raisonnable
Et qu’enfin je lui suis un peu considérable.

ANSELME.

Après un tel discours je tombe de mon haut.
Monsieur, corrigez-vous d’un semblable défaut,
985 Car pour moi j’y renonce et je perds mon escrime.
Après de pareils tours, cherchez qui vous estime
Et qui pour vous servir fasse ce que j’ai fait.

LÉANDRE.

Écoute.

ANSELME.

Mes travaux auront un bel effet.

LÉANDRE.

Ah ! Ne te fâche pas, mais écoute.

ANSELME.

J’enrage !

LÉANDRE.

990 Cher ami.

ANSELME.

N’espérez rien de moi davantage.

LÉANDRE.

Ah ! Qu’elle a de beautés !

ANSELME.

Mais, avec ses appas,
Elle est indifférente.

LÉANDRE.

Elle ne me hait pas ;
Au moins je n’y vois point de certaine apparence.

ANSELME.

Quitter un bien certain, dessus une espérance !
995 Ah ! Bons dieux !

LÉANDRE.

Que veux-tu ?

ANSELME.

N’est-ce pas assez fou ?
Je voudrais de bon coeur m’être cassé le cou,
Lorsque j’ai travaillé pour un ami semblable.

LÉANDRE.

Anselme, prends pitié d’un amant misérable.

ANSELME.

Mais quand je le voudrais, croyez-vous tout de bon
1000 Que je puisse éloigner et le noble et Cliton ?
Ayant au Campagnard prédit ses aventures
Et fait voir faussement ses misères futures,
De vers cette cadette ayant tourné ses voeux,
Alors que de Cliton elle approuve les feux,
1005 Tel que soit mon esprit, et tel que soit le vôtre,
Pouvons-nous l’arracher ou de l’un ou de l’autre ?
Si Cliton l’abandonne, alors le Campagnard
Ne l’épouse-t-il pas !

LÉANDRE.

Ce sera grand hasard.

ANSELME.

Hé quoi ! Sur ce hasard perdre votre fortune !

LÉANDRE.

1010 Ah ! Quittons la raison quand elle est importune !

ANSELME.

Mais à ce cher objet si Phénice avait dit
Une chose qui put me perdre de crédit,
Que je fais l’Astrologue, et découvre la bourde ?

LÉANDRE.

Elle n’aura pas fait une faute si lourde.

ANSELME.

1015 Pourquoi se déclarer à demi sur ce point,
Puisqu’elle sait déjà qu’elle ne vous hait point ?

LÉANDRE.

En ayant eu besoin, elle avoua la chose
Et lui fit croire après, de peur qu’elle ne cause,
Qu’elle seule savait le secret.

ANSELME.

Et pour moi ?

LÉANDRE.

1020 Elle ne pense pas qu’on se serve de toi,
Ne nous ayant jamais pu remarquer ensemble.
Tente donc cet esprit, et vois ce qui t’en semble,
Car pour moi, je ne puis hasarder cet aveu
Sans savoir que son coeur brûle de même feu.

ANSELME.

1025 Mais comment découvrir ses secrètes pensées ?

LÉANDRE.

Mais comment as-tu fait tant d’actions passées ?
Imagine, médite et rêve seulement.

ANSELME.

Je n’y réussirai que difficilement,

LÉANDRE.

Si je me trompe au moins en voyant qu’elle m’aime,
1030 Ne lui découvrant rien de mon amour extrême,
Je serai toujours bien dans l’esprit de sa soeur.

ANSELME.

C’est donc votre coup sûr !

LÉANDRE.

N’en aie point de peur ;
Médite seulement une adresse nouvelle,
Pour savoir si je puis me déclarer pour elle.

ANSELME.

1035 Je le ferai, mais c’est pour la dernière fois.

LÉANDRE.

Tais-toi, Phénice vient, je l’entends à la voix.

SCÈNE III. Philis, Anselme. §

PHILIS.

N’ai-je pas vu ma soeur qui fuit devant Léandre ?

ANSELME.

Madame, ils m’ont donné l’ordre de les attendre,
Pour me communiquer quelque affaire qu’ils ont.

PHILIS.

1040 Je voudrais bien savoir le commerce qu’ils font.
Mais depuis quelque temps ma soeur est si rêveuse
Que tout autre que lui la trouve un peu fâcheuse.

ANSELME.

C’est peut-être un effet de son tempérament.

PHILIS.

Vous en faites peut-être un autre jugement,
1045 Mais vous ne m’aimez pas assez pour me le dire.
Ma soeur obtient de vous tout ce qu’elle désire,
Et pour moi, je n’ai point de zélés ni d’amis.

ANSELME.

Madame...

PHILIS.

Où sont les soins que vous m’aviez promis
Pour m’apprendre le cours de ma bonne aventure ?

ANSELME.

1050 Je m’y suis préparé, Madame, je vous jure,
Et si vous le vouliez, dès ce même moment...

PHILIS.

Brisons là, je le veux.

ANSELME.

Votre main seulement,
Et dites, s’il vous plaît, quel mois vous êtes née !

PHILIS.

L’onzième de Juillet.

ANSELME.

Vous serez fortunée,
1055 Et jusques à trente ans en fort bonne santé ;
Ensuite vous aurez quelque incommodité :
Des douleurs d’estomac, de tête et de poitrine.
Vous êtes bilieuse, et replette et sauguine.
Cette ligne qui prend du pouce au mitoyen
1060 Vous promet des honneurs avec beaucoup de bien ;
Celle que vous voyez, qui coupe sous l’indice,
Montre que vous n’avez ni fraude, ni malice.
Cet angle qui s’étend au mont de Jupiter
Fait voir que vous aurez un grand à redouter.
1065 Ce cercle qui paraît dessus l’auriculaire,
Joint avec cette croix qu’on voit sous l’annulaire,
M’apprend qu’ayant pour vous Mercure et le Soleil,
Vous aurez et prudence, et force, et bon conseil.
Vers la table quadrangle est une grande ligne
1070 Qui menace vos jours d’un accident insigne,...
Et, si j’ose parler, sur ce mont de Vénus
J’observe certains traits qui me sont inconnus.
Mais....

PHILIS.

Vous me causerez une peine incroyable
Parlez.

ANSELME.

M’avouerez-vous si je suis véritable ?

PHILIS.

1075 Oui, je vous le promets.

ANSELME.

Vous avez de l’amour,
Et craignez toutefois qu’il ne paraisse au jour.
Vous voyez fort souvent l’objet qui vous captive ;
Mais, parmi les transports d’une ardeur excessive,
Une sainte pudeur, contraignant vos désirs,
1080 Tempère vos regards et retient vos soupirs.

PHILIS.

Ah certes, votre esprit n’eut jamais de semblable.

ANSELME.

Vous reconnaissez bien que je suis véritable !

PHILIS.

De grâce, que ma soeur n’en sache jamais rien.

ANSELME.

Celui que vous aimez n’a pas beaucoup de bien,
1085 Mais il est honnête homme et fera quelque chose
En vous prenant pour femme, ainsi qu’il se propose.
Quand votre âme est en feu, son coeur se sent brûler;
Si vous dissimulez, il n’oserait parler ;
Si votre mal est grand, sa douleur est extrême,
1090 Et vous l’aimez enfin bien moins qu’il ne vous aime.

PHILIS.

Il m’aime ?

ANSELME.

Il est certain.

PHILIS, bas.

Que dira-t-il de plus ?

ANSELME.

Du malheureux Cliton les soins sont superflus,
Et du beau Campagnard l’amour est inutile.
Mais je vous veux servir en confident habile,
1095 Et dire à cet amant qu’il se peut exprimer.

PHILIS.

Hélas ! C’est...

ANSELME.

Il n’est pas besoin de le nommer :
Ma science m’apprend, par un pouvoir suprême,
Ce qui se fait sur terre et dedans le ciel même.
Il sait peindre.

PHILIS.

Ah ! C’est trop, je m’abandonne à vous !

ANSELME, bas.

1100 Tout va bien.

PHILIS.

Ce baron s’avance devers nous.
Ah ! L’importun amant !

ANSELME, bas en sortant.

Ô fortuné Léandre,
Quel service important viens-je encor de te rendre !

SCÈNE IV. Philis, Le Campagnard, Jodelet. §

PHILIS.

Je ne vous pensais pas si proche de ces lieux.

LE CAMPAGNARD.

Quel coeur peut respirer absent de vos beaux yeux,
1105 Et quel homme mortel, ou barbare ou sauvage,
Ne brûlerait de voir un si parfait visage ?

PHILIS.

Ma soeur a plus d’attraits.

LE CAMPAGNARD.

Pour parler sans mépris,
Quoi que vous en disiez, chacune vaut son prix ;
Mais, pressé d’une chère et douce violence,
1110 Je sens que vos beautés emportent la balance
Et qu’en vous résistant, un coeur comme le mien
Ne faisait seulement que traîner son lien.

PHILIS.

Je crains votre inconstance et je la trouve extrême.

LE CAMPAGNARD.

Ah ! Ne redoutez rien, étant la beauté même,
1115 Et tenez assuré qu’en recevant ma foi,
Vous me rendrez constant, même en dépit de moi !
Si je commets un crime en me rendant volage,
J’ai trouvé mon bonheur dans mon propre naufrage
Et retrouvé ma gloire en entrant en prison ;
1120 J’ai fait d’un changement un acte de raison.
Je sais que je n’ai pas ni sceptre ni couronne
Pour payer dignement votre aimable personne
Mais enfin je vous donne une âme toute en feu,
Et puisque la nature est contente de peu,
1125 Je crois que trois châteaux avec trois métairies,
Huit cents arpents de terre et quatre bergeries,
Deux haras bien peuplés, et quatre ou cinq moulins,
Trois granges en bon ordre et trois celliers tout pleins,
Plus de trente coureurs dedans mes écuries,
1130 Des étangs à foison, des bois et des prairies,
Quatre meutes de chiens, bassets, moyens et grands,
Épagneuls, lévriers, mâtins et chiens courants,
Dix oiseaux excellents, une assez bonne table,
Quelque rente foncière et du bien raisonnable,
1135 Parmi deux cents voisins d’honneur et de vertu,
Vous mettront à votre aise.

JODELET.

Et bouche que veux-tu !

PHILIS.

Sans doute un tel parti vaut qu’on te considère,
Et...

LE CAMPAGNARD.

J’ai ma charge encore, et celle de mon père.

PHILIS.

Le sot !...

LE CAMPAGNARD.

Mais je vois bien qu’avecque tant d’appas
1140 Le secret est de plaire, et que je ne plais pas.

PHILIS.

Changez de sentiment.

LE CAMPAGNARD.

Ah ! Divine merveille,
Souffrez que dans l’excès d’une amour sans pareille,
Dessus ces belles mains...

SCÈNE V. Le Campagnard, Philis, Cliton, Jodelet. §

CLITON, voyant Philis qui se laisse baiser les mains.

Poursuivez à loisir,
Je n’en recevrai pas le moindre déplaisir :
1145 En perdant un esprit qui n’aime que le change,
Je ne me plains de rien, son changement me venge.

PHILIS.

Allez, puisqu’on vous venge à force de changer,
Je fais plus que jamais le voeu de vous venger.

CLITON.

Et moi qui vous connais encline à la vengeance,
1150 Je veux vous dérober cette douce allégeance
Et vous punir vous-même en me vengeant de vous.

LE CAMPAGNARD.

Monsieur !

CLITON.

Ingrate.

LE CAMPAGNARD.

Il faut modérer ce courroux !...
Vous allez un peu vite en menaçant Madame,
Et je croirais enfin être digne de blâme
1155 Si, souffrant devant moi ces mauvais compliments,
Je ne vous témoignais quels sont mes sentiments,
Et...

JODELET.

Qui se fait brebis, Monsieur, le loup le mange.
Déjà le sang me bout et la main me démange.

LE CAMPAGNARD.

Oui, n’étant pas toujours d’humeur à souffrir tout,
1160 Je sais, quand il le faut, pousser un homme à bout.

CLITON.

Je porte à mon côté de quoi vous le défendre.

LE CAMPAGNARD.

En autre lieu qu’ici je pourrais l’entreprendre.

CLITON, mettant l’épée à la main.

Ah ! C’est trop !

LE CAMPAGNARD.

En effet, le plutôt vaut le mieux.

PHILIS.

Ah ! Cliton !

LE CAMPAGNARD.

Il faut vaincre ou mourir à ses yeux.

JODELET, ne pouvant dédaigner.

1165 Ah ! La maudite rouille, ah ! Monsieur, ah ! Mon maître,
Au diable soit l’épée et ceux qui l’ont fait naître !
Au secours, aux voleurs, aux meurtres !

SCÈNE VI. Le Campagnard, Cliton, Philis, Bazile, Jodelet. §

BAZILE, les séparant.

Qu’est ceci ?
Faut-il que des amis se querellent ainsi ?

LE CAMPAGNARD.

Je lui montrerai bien qu’il prend mal ses mesures.

BAZILE, à Cliton qui veut parler encore.

1170 Ah ! Cliton !

JODELET.

48
Haut le bois !

BAZILE.

Dieux quelles procédures !

LE CAMPAGNARD.

Ce coup est un prêté, mais il sera rendu.
Il est bien attaqué, s’il est bien défendu.
Et...

BAZILE, au Campagnard.

Vous êtes brave homme, il faut qu’il le confesse.

CLITON.

Mais...

BAZILE, au Cliton.

Pour l’amour de moi, que ce désordre cesse !
1175 Quel est ce démêlé ?

PHILIS.

Cliton fait le jaloux
Et, se persuadant qu’il peut beaucoup sur vous,
Il prétend empêcher Monsieur de me rien dire.

CLITON.

Madame, il peut prétendre à tout ce qu’il désire ;
Mais de vos actions il est mal informé
1180 S’il se croit le premier que vous ayez aimé.

BAZILE.

Silence !

PHILIS.

C’en est trop.

CLITON.

Cette seule réponse
Veut que je l’abandonne et que je la renonce :
Sa soeur mérite mieux mon coeur et mes soupirs.

LE CAMPAGNARD.

C’en est trop de vouloir contraindre les désirs.

BAZILE.

1185 Il est vrai, mais il faut accommoder la chose.

CLITON, en s’en allant.

Le démêlé finit, puisque je hais la cause,
Et pour le témoigner, je suis son serviteur.

BAZILE.

Embrassez-vous.

LE CAMPAGNARD.

Je suis le sien de tout mon coeur.
Madame, je vous suis tout à fait redevable.

PHILIS.

1190 Je fais ce que je dois.

BAZILE.

Entrons.

LE CAMPAGNARD.

Qu’elle est aimable !
À Jodelet, bas.
Il fait bon se fier à de pareils valets.

JODELET, seul, tirant son épée.

Ah ! Reproche sensible au sang des Jodelets !
Pour te garder de rouille ô belle et claire lame,
Je te fais un fourreau de l’étui de mon âme.
1195 Me tuer ! Ah ! Ah ! Ah ! Le sentiment falot
Que si je l’avais fait je serais un grand sot !
49
Rouille-toi tout ton saoul aussi bien, chère Olinde,
N’es-tu pas pour l’oison, la poule et le coq d’Inde ?

ACTE V §

SCÈNE PREMIÈRE. §

Plaintes de Phénice à sa confidente Lise, à qui elle annonce vaguement ses projets de vengeance.

SCÈNE II. Philis, Lise, Phénice, Jodelet. §

PHÉNICE.

De peur que votre honneur ici ne se hasarde,
1200 Ce galant homme est-il pour vous servir de garde ?

PHILIS.

De mon nouvel amant au moins c’est le dessein.

PHÉNICE.

À ne vous point mentir, c’est jouer au plus fin :
Il connaît votre esprit et léger et facile.

PHILIS.

Ma soeur....

JODELET, interrompant.

Il n’en est rien ; mon maître est plus habile.
1205 Ayant le coeur épris de ses perfections,
Il veut lui témoigner des inclinations
Dont l’instinct pénétrant s’étende jusqu’aux choses
Par qui sont cimentés les effets et leurs causes ;
Car, comme le soleil, par un temps nébuleux,
1210 Peut bien, sans se servir d’un secours fabuleux,
Faire passer son feu par sa correspondance,
Comme le fait mon maître avec grande prudence,
Tout ainsi, si bien donc. Or l’amour, oui, ma foi...

PHILIS.

Laisse-nous là.

JODELET.

Je crois qu’on se moque de moi.

PHILIS, bas.

1215 De crainte que ma soeur ne dise quelque chose,
Éloignons-le de nous.
Haut à Jodelet, qui sort.
Dis-lui qu’il s’y dispose,
Que je l’attends ici.

PHÉNICE.

Que disiez-vous tout bas ?

PHILIS.

Quelque petit secret qui ne vous plairait pas.

PHÉNICE.

Aussi pour le savoir j’ai peu d’impatience.

PHILIS.

1220 C’est que vous savez vivre avec expérience.

PHÉNICE.

Oui, j’en ai plus que vous.

PHILIS.

Madame, je le crois :
L’âge vous a donné ce don par dessus moi.

PHÉNICE.

Vous n’aurez pas toujours un temps si favorable.

PHILIS.

50
Beaucoup voudraient bien courre une risque semblable.

PHÉNICE.

1225 L’amour frappe demain ceux qu’il frappe aujourd’hui.

PHILIS.

Je n’ai pas encor lieu de me plaindre de lui.

PHÉNICE.

Les pleurs suivent de près tous les biens qu’il nous donne.

PHILIS.

Je laisse soupirer celles qu’on abandonne.

PHÉNICE.

Ah ! C’est trop ! Je vois bien que vous parlez à moi,
1230 Mais je vous veux apprendre à me donner la loi,
Et, devant qu’il soit peu, dans ma fureur extrême,
Je vais perdre avec vous le fourbe qui vous aime.
J’ai les yeux dessillés après de longues nuits,
Et rougis de le voir, étant ce que je suis.
1235 Il me faut un époux plus digne et plus sortable ;
Mais, de peur de vous voir et lâche et misérable,
Sans dessein de venger les affronts qu’il m’a faits,
Je vais de vos desseins prévenir les effets.
Je ne vous croirai pas ; vous êtes en colère.

SCÈNE III. Philis, Jodelet, Léandre. §

LÉANDRE, avec des pinceaux à la main.

1240 Nous n’osions avancer de peur de vous déplaire,
Mais nous vous écoutions.

PHILIS, bas à Léandre.

Il faut adroitement
Éloigner Jodelet pour parler un moment.

LÉANDRE, lui faisant signe.

Il ne faudrait qu’avoir la toile tout à l’heure.

JODELET.

Je la trouverai bien sans changer de demeure :
1245 Derrière ce gros luth, je l’avais mise hier.

PHILIS, bas à Léandre.

C’est être prévoyant.

JODELET.

Nous sommes du métier.

LÉANDRE, bas à Philis.

Il ne s’en ira point, quelque effort que l’on fasse.
À Jodelet, haut.
Mais il faudrait avoir une chaise plus basse.

JODELET.

Tenez, ce tabouret s’offre tout à propos.

PHILIS.

1250 Ô dieux ! Nous ne pouvons nous dire quatre mots.

LÉANDRE.

Il faudrait un peu d’eau.

JODELET.

Sans vous donner de peine,
Vous en pouvez trouver dans cette porcelaine.

LÉANDRE.

Mon crayon ?

JODELET, en fouillant dans sa poche.

J’en réponds, et sans sortir d’ici.
Mais qu’est-il devenu ?

PHILIS.

Quel bonheur !

JODELET.

Le voici.
1255 Bon.

PHILIS.

Il faut avertir que, si l’on me demande,
Je...

JODELET.

Personne ne sort, la chaleur est trop grande.

LÉANDRE, tirant une table sur laquelle il met ses pinceaux.

Nous lui dirons en vain jusqu’à la fin du jour ;
Commençons.

JODELET, allant quérir le tuorbe.

51
Je vous vais chanter un air de cour.
Voulez-vous Bénits soient les yeux bruns de Madame,
1260 Ou bien : Quand pour Philis mon coeur tout plein de flamme ?

PHILIS.

Pendant qu’il chantera, nous nous entretiendrons.

JODELET.

Je sais tout ce qu’ont fait les Picards, les Guedrons,
Les Lambert, les Camus et tous ces grands génies,
Que l’on nomme à la cour les dieux des symphonies.

PHILIS.

1265 Ne nous en chantez point qui soient si sérieux.

JODELET, s’essayant à chanter.

La, la, j’ai votre fait, mais il est un peu vieux.
Ah ! Que cet instrument a l’accord difficile !
Je n’en touchai jamais sans m’échauffer la bile.
52
Un peu cette cheville, encore celle-ci
1270 Maudit soit le rouquin qui m’embarrasse ici
Il laisse tomber son épée.
Cet accord est-il fin ?

PHILIS.

Il n’est guère agréable.

JODELET.

C’est que la corde est fausse, ou je me donne au diable.
Chanson.
Bel oeil, petit diablotin,
Clair Lutin,
1275 Qui carabine mon âme,
Je suis par ton trait fatal
Un arsenal.
Tout plein de fers et de flamme.

LÉANDRE.

Il faut partir ce soir et tromper leur attente.

JODELET.

1280 Que diable dites-vous cependant que je chante ?

LÉANDRE.

53
J’apprenais à Madame un secret curieux,
Pour me donner moyen de bien peindre ses yeux
Et lui faire un regard plus doux et plus modeste
Mais de grâce, achevez.

JODELET.

Voici le double.
Une corde se rompt.
Peste.
1285 Je crois qu’un Topinambour
Sans amour,
S’il avait lorgné ta trogne
Comme moi par ton regard
54
Serait ard
1290 Ô serait un vrai Jean Logne.
Il baille deux fois avant la fin du couplet.
Ah ! que le temps est lourd !

PHILIS.

Encor quelques accords.

JODELET.

Tout ce qu’il vous plaira mais, ma foi, je m’endors ;
Je m’en vais dans ce bouge y faire un petit somme,
Je reviens.

PHILIS.

Qu’il fait bon se fier à cet homme !

LÉANDRE.

1295 Madame, il ne faut point balancer aujourd’hui :
J’aurai dedans Paris un prince pour appui,
Chez qui nous trouverons une bonne retraite,
Jusques à l’heureux jour que notre paix soit faite.

PHILIS.

Mais mon oncle en mourra de douleur.

LÉANDRE.

Et tant mieux
1300 Qu’attend-il que la mort, étant déjà si vieux ?
Mais laissez-le crever et pester à son aise
Après quatre ou cinq jours, il faudra qu’il s’apaise.
Lorsque la chose est faite, enfin l’on file doux,
Et les embrassements succèdent au courroux.
1305 Mais quelqu’un vient.

PHILIS.

Feignons.

SCÈNE IV. Philis, Léandre, Le Campagnard. §

LÉANDRE, montrant le côté où est le Campagnard.

Madame, il faut, de grâce,
Éviter ce faux jour et prendre une autre place.

LE CAMPAGNARD, bas.

Ils ne me voient pas.

LÉANDRE.

Un peu plus de côté,
Et forcez votre humeur à plus de gaité.

LE CAMPAGNARD.

Je les interromprais paraissant davantage.

LÉANDRE.

1310 Maintenant mon esprit est plein de votre image.

LE CAMPAGNARD, bas.

Elle est encore mieux portraité dans mon coeur.

LÉANDRE, regardant fixement Philis, comme un homme qui se disposerait à la peindre.

Je vous suis obligé de cette belle humeur ;
Mais quelque temps encor tâchez de vous contraindre
Il faut de la constance alors qu’on se fait peindre.
1315 Je crains...

PHILIS.

Ne craignez point, c’est ne rien hasarder.

LÉANDRE.

Ne vous lassez-vous point de me tant regarder !

PHILIS.

Le plaisir que pour but j’ai dedans la pensée
Me fait trouver plaisante une action forcée,
Et dedans ce dessein loin de m’embarrasser,
1320 Je vous regarderais dix ans sans me lasser.

LE CAMPAGNARD, bas.

Que je serais heureux d’être traité de même !

LÉANDRE.

C’est être complaisante.

PHILIS.

On l’est pour ce qu’on aime :
Votre ouvrage m’est cher plus que vous ne pensez
Mais il le faut finir comme vous commencez.

LÉANDRE, montant encore le lieu où le Campagnard est caché.

1325 Tournez donc tant soit peu votre chaise, de grâce
L’ombre qui paraît là me choque et m’embarrasse
Et m’ôte le plaisir d’observer tous vos traits.
À Philis, bas.
Il ne vous verra plus tout au moins de si près.

LE CAMPAGNARD.

Ah ! Ce coup imprévu me dérobe sa vue.

LÉANDRE.

1330 Ah ! Que d’attraits divers cette bouche est pourvue !
Souffrez donc qu’à plaisir je les admire tous.

LE CAMPAGNARD.

Dieux ! Qu’il y prend de peine ! Il se met à genoux.
Mais je n’aperçois point Jodelet.

LÉANDRE.

Ah ! Madame !

LE CAMPAGNARD, bas.

Quel valet !

LÉANDRE.

Je n’ai plus de pouvoir sur ma flamme.

PHILIS.

1335 Songez que l’on vous voit ; feignez.

LÉANDRE, lui baisant la main.

Je n’en puis plus.

LE CAMPAGNARD.

Que fait-il ?

LÉANDRE.

Les pinceaux sont ici superflus.

LE CAMPAGNARD.

Dieux ! À quelle action s’émancipe ce traître !
Maraud !

PHILIS, à Léandre.

Contraignez-vous.

LE CAMPAGNARD, l’épée à la main.

Apprends à te connaître.

LÉANDRE.

Monsieur, pardonnez-moi ces petits mouvements
1340 Il me prend quelquefois des étourdissements
Qui ne me laissent pas disposer de moi-même.
Ayant dedans l’esprit une fille que j’aime
Et que j’adorerai le reste de mes jours,
Quoique j’en sois absent, je crois la voir toujours,
1345 Et principalement quand je peins quelque belle,
Je m’égare et m’emporte à croire que c’est elle.
Mais mon mal est passé.

LE CAMPAGNARD.

Tu n’es qu’un insolent,
Philis empêche le coup.
Et ce coup...

LÉANDRE.

Ah ! C’est trop faire le violent.

PHILIS.

Mais pour l’amour de moi, Monsieur...

LE CAMPAGNARD.

C’est un infâme.

LÉANDRE.

1350 Si nous n’étions tous deux ici devant Madame,
Je vous démentirais de la bonne façon.

PHILIS.

Hé ! Monsieur.

LE CAMPAGNARD.

Ce coquin fait le méchant garçon.

LÉANDRE.

55
Je ne suis pas méchant, mais je suis fort brave homme,
Et peut-être tantôt...

LE CAMPAGNARD.

Il faut que je l’assomme.

LÉANDRE, prenant l’épée que Jodelet avait ôtée en chantant.

1355 Mais qu’à propos je vois l’arme de Jodelet !
Ça, voyons.

LE CAMPAGNARD.

Il te faut battre contre un valet.

PHILIS.

Jodelet, appelons quelqu’un qui les sépare.

LÉANDRE.

Vous reculez.

LE CAMPAGNARD.

Ah ! Dieux, c’est mon pied qui s’égare,
Et je ne manque point de coeur.

LÉANDRE, lui engageant son épée.

Il faut mourir.

LE CAMPAGNARD.

1360 Ô dieux !

LÉANDRE.

Rien à présent ne vous peut secourir
Il faut mourir, ou bien me quitter la cadette.

LE CAMPAGNARD.

Encore...

LÉANDRE.

Il ne faut point me payer de défaite.

LE CAMPAGNARD.

Eh bien, je vous la quitte et m’abandonne à vous,
Et puis vous assurer qu’elle dépend de nous..

LÉANDRE.

1365 Vous me la promettez ?

LE CAMPAGNARD.

C’est ma plus grande envie.

LÉANDRE.

C’en est assez.

LE CAMPAGNARD.

Je suis à vous toute ma vie.

SCÈNE V. Philis, Bazile, Jodelet, Léandre, Le Campagnard. §

BAZILE.

Êtes-vous insensés ? Que faites-vous, Messieurs ?
56
Toujours flamberge au vent !

JODELET, frottant ses yeux.

Où sont-ils ? Aux voleurs,
57
Main-basse, tuons tout, à moi ma hallebarde !
1370 Un bâton à deux bouts, des pistolets.

BAZILE, étant heurté de Jodelet.

Prends garde.

PHILIS.

Il dormait ses esprits sont encore étonnés

BAZILE.

Je crois que ce coquin m’a fait saigner du nez.
Au diable le lourdaud ! Ah ! Sur ma foi, je gage
Que je suis écorché jusques au cartilage.
1375 Si le coup eut donné deux ou trois doigts plus haut,
J’en eusse eu pour mourir tout autant qu’il en faut :
L’artère de la temple est un endroit funeste
Où l’âme a toujours droit de jouer de son reste,
Quand, par solution de continuité,
1380 On la vient détourner de sa tranquillité.
Mais hâte ! Et vous, Monsieur, qui, pauvre gentilhomme,
Feignez pour nous duper que vous venez de Rome,
Et, passant pour un peintre avec un faux patois,
Nous jouez en grand maître un tour de fin matois,
1385 Vous pouvez bien porter dedans d’autres familles
Ces secrets merveilleux pour attraper des filles.
Phénice m’a tout dit, et vous ne tenez rien ;
C’est pourquoi, délogez, puisqu’on vous connaît bien,
Et ne prétendez pas duper notre cadette.

LÉANDRE.

1390 Je suis homme d’honneur.

BAZILE.

Ah ! Sonnez la retraite !
Notre aînée ayant su comme vous en usez
M’a tantôt déclaré que vous nous abusez
Et prétendez avoir sa soeur en mariage.

LE CAMPAGNARD.

Mais s’il est sans fortune, il n’est pas sans courage,
1395 Et je suis obligé de vous dire aujourd’hui...

PHILIS.

Que je n’aurai jamais d’autre mari que lui.

BAZILE.

Et moi, je vous promets qu’avant demain peut-être,
Nous vous mettrons en lieu dont nous serons le maître.
Je suis oncle et tuteur, et comme tel je dois
1400 Vous apprendre d’avoir plus de respect pour moi.
Il montre le Campagnard.
Quand Monsieur...

LE CAMPAGNARD, montrant Léandre.

À présent c’est un autre moi-même
Et je trouve un milieu dans ce désordre extrême,
Car l’aînée ayant eu mon inclination
Me laisse encore au coeur beaucoup d’affection,
1405 Et si le bon Anselme, avecque sa doctrine,
N’avait pas si bon jeu, comme il a bonne mine,
Et s’était pu tromper en me trompant aussi...

SCÈNE VI. Bazile, Philis, Le Campagnard, Léandre, Anselme, Jodelet. §

JODELET.

Ne l’allez point chercher autre part le voici !
J’écoutais.

BAZILE.

Mais enfin.

ANSELME.

Un peu de patience !
1410 Pour vous apaiser tous je ne veux qu’audience.
Léandre qui passait pour peintre dans ces lieux
Descend d’un riche père et de nobles aïeux ;
Trois oncles fort puissants, dont tout seul il hérite,
Lui laisseront de quoi répondre à son mérite.
1415 Sa jeunesse l’ayant par des pensers errants
Arraché dès douze ans au sein de ses parents,
Après avoir dix ans couru la terre et l’onde,
Il ne lui reste rien à voir dedans le monde
Et, par un mariage achevant ses destins,
1420 Désormais tous ses jours seront de beaux matins.

BAZILE.

Mais de quelle maison est-il ?

ANSELME.

Du vrai Léandre,
58
Dans la maison duquel advint ce grand esclandre,
Qui, voyant un des siens dans l’eau de l’Hellespont,
N’a que trop signalé la noblesse qu’ils ont...
1425 Abyde est leur pays et leur natale terre,
D’où les Grecs les chassant à cause de la guerre,
Les forcèrent d’aller chez les premiers Gaulois
59
Et de prendre parti depuis chez nos François.

LE CAMPAGNARD.

Mais cela ne fait rien pour moi.

ANSELME.

Prêtez silence !
1430 Ne l’ayant point quitté dès sa plus tendre enfance
Et le tenant très cher ainsi que je l’ai dû,
Je l’ai servi partout autant que je l’ai pu,
Et croyant qu’il aimait votre divine aînée
Pour lui sacrifier un heureux hyménée,
1435 Je vous épouvantai par de faux accidents,
En feignant des malheurs et de faux ascendants.
Mais, Monsieur...

LE CAMPAGNARD.

Cher trompeur, va, je te donne grâce :
Par ce coup tu changeas toute ma flamme en glace ;
Mais, ayant reconnu ton adresse et ton jeu,
1440 Tu changes maintenant toute ma glace en feu.
À Bazile.
Je brûle de la voir, Monsieur ; je vous conjure
D’oublier toute aigreur en pareille aventure
Et de songer qu’étant un enfant de maison...

BAZILE.

Faisant tout par justice et pour bonne raison,
1445 S’il a le bien qu’on dit, il faudra bien le faire.

LE CAMPAGNARD.

Quant à moi, désormais je le tiens mon beau-frère ;
Je lui donne la main en cette qualité.

PHILIS.

Et moi je lui promets toute fidélité.

LE CAMPAGNARD.

Envoyons donc quérir cette agréable aînée.

BAZILE.

1450 Mais Lise vient à nous.

SCÈNE VII. Bazile, Le Campagnard, Anselme, Jodelet, Philis, Léandre, Lise. §

LISE.

Ô fille infortunée !
Monsieur, ne cherchez plus de nièce dans ces lieux
Cliton vient d’enlever Phénice.

LE CAMPAGNARD.

Ah ! Justes Dieux !

LISE.

Mais lisez ce papier.

BAZILE, lisant.

« N’ayant plus de raison,
1455 Après avoir connu qu’un ingrat m’abandonne,
Dedans mon désespoir je me donne à Cliton
Qui connaît la valeur du bien que je lui donne.
Veuillez donc approuver,
Ô mon oncle très cher, un pareil mariage,
1460 Et différant un peu de vous aller trouver,
Permettez que j’apprenne à devenir plus sage. »
PHÉNICE.

BAZILE.

Ah ! Ce mot m’attendrit.

LE CAMPAGNARD.

Ah ! Quels sont mes malheurs !

LÉANDRE.

Allons la retirer des mains de ces voleurs.

LISE.

1465 Je voulais faire effort pour suivre ma maîtresse,
Mais le cocher fouetta.

LE CAMPAGNARD.

Dieux ! Que j’ai de tristesse !
Mon inconstance a fait tous les maux d’aujourd’hui.

LÉANDRE, à Anselme.

Qu’il est sot de penser qu’elle parle de lui !

BAZILE.

Quel accident fâcheux !

LE CAMPAGNARD.

Ah je me désespère
1470 D’être cause du mal qu’elle se vient de faire.

ANSELME, bas à Léandre.

Qui ne rirait devoir qu’il s’accuse pour vous ?

LE CAMPAGNARD.

Elle m’appelle ingrat, ah! Vous le savez tous

LÉANDRE.

Messieurs, Anselme a fait le malheur où nous sommes ;
Mais, comme il est aussi le plus adroit des hommes,
1475 Il vous peut retirer de tous ces embarras
Et pour un tel dessein je lui prête mon bras.
Si Cliton ne vous rend cette adorable aînée
Dedans le même état qu’il t’avait emmenée,
Rien ne le peut sauver de mon juste courroux :
1480 Il mourra.

BAZILE, au Campagnard.

C’est tout coeur.

LE CAMPAGNARD.

Je n’espère qu’en vous.

LÉANDRE.

Allons donc au plus tôt, sans tarder davantage.

LE CAMPAGNARD, montrant Philis.

Chacun ne pourra pas être de ce voyage :
Il en faut pour garder cet objet adoré.

LÉANDRE.

Sans aucun intérêt je vous y servirai,
1485 Et mon amour à part...

BAZILE.

Allez, c’en est trop dire :
Votre courage vaut plus qu’elle et qu’un empire.
Tirant raison au nom de cette trahison,
Étant né gentilhomme et de bonne maison,
J’approuve qu’on vous aime et le tiens légitime.
1490 Le bien vaut quelquefois beaucoup moins que l’estime,
Et tout homme de coeur porte encore au côté
Un assez grand trésor dans la nécessité.

LÉANDRE.

Monsieur, c’est m’obliger d’une amitié trop forte.

PHILIS.

Mais, mon oncle, de grâce, empêchez qu’il ne sorte :
1495 Ils se battront, et lors...

BAZILE.

Ne craignez rien de mal.
Je vais tout le premier en campagne.

LE CAMPAGNARD.

À cheval !

PHILIS.

Je vais vous voir partir.

LE CAMPAGNARD.

J’espère en ce voyage
Et crois que nous aurons beau temps après l’orage
Et que, le traître ayant moins d’effet que de bruit,
1500 Nous lui ferons passer quelque mauvaise nuit.

JODELET, seul.

Et moi qui te connais, quoique tu puisses faire,
Je te tiens un grand sot, et par devant notaire.
Et vous, beaux campagnards, accordés ou maris.
Gardez-vous d’amener vos femmes à Paris,
60
1505 Pour y voir le Pont-Neuf et la Samaritaine :
Plus de mille cocus s’y font chaque semaine,
Et les godelureaux y sont si fréquemment
Qu’une femme de bien s’y trouve rarement.
Prenez-y donc exemple, et devenant plus sages
1510 Faites-leur voir Paris au fond de vos villages,
Parmi vos partisans faites les cupidons,
Et demeurez toujours les rois de vos dindons.