Le Triomphe des cinq passions
Tragi-comédie

Gillet de la Tessonnerie

1642

Édition critique établie par Bran Raluca-Dana en 1999 dans le cadre d'un mémoire de maîtrise sous la direction de Georges Forestier.

Les sources ou la quête du passé §

Les hommes du dix-septième siècle (...), grands experts en transmigrations symboliques, ne vivaient jamais tout à fait ni longtemps dans leurs propres temps et espace sans rendre visite à d’autres époques. Régis par le besoin de vivre dans plusieurs époques à la fois - besoin dont le nom est l’hétérochronie -, ils percevaient leur propre présent dans un lien viscéral avec le temps jadis1.

Comment pourrait-on expliquer autrement la prédilection de l’Age classique pour les sujets empruntés à l’histoire grecque ou romaine, prédilection qui va jusqu’à l’extrême dans le cas du genre tragique ? Même si pour la tragi-comédie les possibilités d’option thématique sont plus nombreuses, s’étendant à l’histoire espagnole ou italienne et aux romans de l’époque, Le Triomphe des cinq passions puise ses sources exclusivement de l’histoire antique.

Il s’agit d’une pièce contenant cinq différentes pièces enchâssées dans un cadre, selon le modèle de L’Illusion comique (représentée en 1635 ou 1636 et publiée en 1639, donc un an avant la date où Gillet écrit sa pièce). Le cadre même est placé dans l’espace de la Grèce antique : Arthémidore, gentilhomme grec, veut guérir des passions qui tourmentent son âme et va chez un enchanteur, sans doute un avatar d’Alcandre. Le remède qu’on lui offre est constitué par la représentation de cinq histoires éthiques, antidote contre le désir d’acquérir des louanges (une sorte d’« honneur » poussée à l’extrême), contre l’ambition, l’amour, la jalousie et la haine. Si l’on examine les sources livresques de chaque acte, telles qu’elles sont présentées par H. C. Lancaster2, on retrouve un parcours bibliographique obligatoire pour la formation d’une bonne culture classique : Tite-Live, Tacite, Plutarque. D’autre part, il est intéressant de suivre la manière constante dont Gillet altère le matériel historique afin de donner aux histoires une meilleure convergence, de leur faire illustrer une thèse (se livrer aux passions est extrêmement nuisible), avec l’intention claire d’offrir une leçon. Pour qu’elle ait plus de légitimité, celle-ci doit s’étayer sur une expérience préexistante qui puisse s’imposer par elle-même à l’esprit du néophyte ; on a donc besoin d’une tradition acceptée en tant que principe absolu. Dans ce cas, l’intention moralisatrice est un argument de plus pour cette tentation, constante depuis la Renaissance jusqu’au XVIIIe siècle, de chercher des sujets dans

une sorte de répertoire de prédilection où l’on ne cesse de puiser, et dont le point de départ est souvent traditionnel lui-même : mythologie antique, (...), histoire légendaire ou exemplaire, antécédentes épiques ou romanesques européens3.

À la différence des « spectres parlants » de L’Illusion comique, les « images parlantes » que l’Enchanteur va faire apparaître à Arthémidore apportent une sorte de consécration donnée par l’histoire, ce qui devrait augmenter l’effet sur le spectateur :

il se resout de faire un effort merveilleux, et de rapporter des Enfers des heros les plus signalez de l’antiquité, pour luy monstrer comme les passions qui le tyranisoient alors estoient dangereuses, puisqu’elles avoient autrefois causé la perte de ces grands hommes qu’il luy vouloit faire voir4.

Le premier acte, dont la source historique est Tite-Live, Histoire romaine (Livre VIII), illustre la vanité de la gloire et du désir d’être loué. C’est l’histoire du général romain Manlie, qui décide d’envoyer son fils à la mort parce qu’il s’était engagé dans un bataille, gagnée d’ailleurs, malgré son ordre exprès de ne pas mettre en péril la vie des soldats. Le choix que fait Manlie s’explique par la crainte de tâcher sa réputation et d’être accusé de faiblesse par le Sénat et le peuple romains. Ce n’est que grâce à l’intervention de sa belle-fille, Harmenie, qu’il va se rendre compte de la vanité de sa décision, de l’inutilité de ses scrupules, mais ce sera trop tard. Suivons la manière dont Gillet a changé l’épisode présenté par Tite-Live : tout d’abord, chez celui-ci il s’agit d’un court épisode de la guerre des Romains contre les Latins, non pas d’une bataille par laquelle le fils de Manlie aurait levé le siège de la ville dont il était le gouverneur. L’interdiction d’attaquer les Latins hors des rangs était tout à fait explicable, puisque les deux armées avaient presque la même manière de lutter ; or le fils du consul T. Manlius, envoyé faire des reconnaissances, transgresse l’ordre, luttant contre un cavalier ennemi, Géminus, qui l’avait défié. Devant l’assemblée, Manlius, quoique touché par « cet essai d’une valeur séduite par une vaine image de gloire »5 (dans cette perspective, c’est plutôt l’action du fils qui pourrait servir comme illustration des mauvais effets de la vaine gloire), prend la décision d’exécuter son fils, parce qu’oublier la république et les devoirs qu’on a envers elle est pire que s’oublier soi-même. La conclusion que tire Plutarque, après avoir insisté sur le regret des Romains devant cet acte, est : « la sentence Manlienne, après avoir effrayé son siècle, laissa encore un triste souvenir à la postérité »6. C’est la perspective qu’adopte Gillet, qui, d’un côté, rend la faute du fils beaucoup moins grave – les discours d’Arphace et du fils lui-même soulignent le fait que ce dernier n’avait pas vraiment le choix et lui donnent assez de circonstances atténuantes – et de l’autre, fait agir le père d’une façon déraisonnable, d’où son repentir à la fin. Il manipule le sujet de manière à pouvoir tirer la leçon la plus profitable et convainquante ; le désir de gloire du fils et sa conduite en conséquence peuvent apparaître comme quelque chose de naturel, en revanche, la décision du père présente plus d’intérêt pour un traitement dramatique La focalisation sur cet élément de l’histoire est évidemment en concordance avec la théorie aristotélicienne des conflits surgis entre des parents.

Le sujet du deuxième acte est tiré du Livre XII des Annales de Tacite et concerne toujours la gloire, mais envisagée cette fois-ci sous sa forme active, c’est-à-dire l’ambition aveugle de conquérir et de régner. Pharasmane, roi d’Hibérie, assiège son frère, Mithridate, roi d’Arménie, afin de satisfaire le désir démesuré de son fils, Radamiste, qui, aveuglé par l’ambition de régner, avait menacé la vie de son propre père. En vain Mithridate essaie-t-il d’émouvoir ses ennemis : son frère n’a plus aucune autorité sur son armée et Radamiste parvient à conquérir le château grâce à une trahison. Quoiqu’ayant promis à son oncle de ne pas le tuer, il le fait assassiner, avec sa femme, mais, une fois son désir devenu réalité, Radamiste est envahi par des remords et prend la décision de se suicider. L’écart avec la source historique est assez grand dans ce cas aussi : chez Tacite, Radamiste n’est pas tellement odieux ; au contraire le portrait qu’on fait de lui renvoie au prototype du héros : « d’une taille majestueuse, d’une vigueur exceptionnelle, rompu aux exercices de son pays et jouissant d’une éclatante renommée chez les peuples voisins. »7 C’est son père, Pharasmane, qui, un peu effrayé par la sympathie de la population pour son fils, lui fait miroiter l’Arménie et c’est toujours par rapport à sa conduite que Tacite accentue l’immoralité de l’action : « chez lui, la passion du pouvoir comptait plus qu’un frère et qu’une fille. »8 Quant à Radamiste, on met en évidence surtout sa ruse : d’abord il feint de s’être querellé avec son père, afin d’obtenir l’appui de son oncle et de pouvoir inciter la révolte de ses sujets. On retrouve la même ruse au niveau du langage, dans l’épisode du serment : il n’empoisonne ni ne poignarde son oncle, il le fait étouffer. Comme dans le premier acte, les remords, qui chez Gillet poussent Radamiste au suicide, ne sont qu’une invention du dramaturge ; élément nécessaire pour illustrer la vanité de l’ambition, mais très peu motivé par l’intrigue et le caractère du héros.

Si les deux premiers actes se situent au plan de l’intrigue politique, les trois derniers traitent des passions où l’implication subjective est plus profonde : l’amour, la jalousie, la haine (en fait, le ressort est le même dans tous les cas, le sentiment amoureux qui ne peut être vécu d’une manière plénière). De ces trois histoires, celle d’Antioque et de Stratonice, qui occupe le troisième acte, est de loin la plus célèbre, ayant connu une grande vogue au XVIIe siècle ; la preuve en sont les nombreuses variations sur ce thème, pas seulement à l’intérieur du genre dramatique.

Le point de départ est La Vie de Démétrios de Plutarque ou bien Les Guerres Syriens d’Appien. Chez Plutarque, Antiochus, le fils du roi de Syrie, Séleucus, tombe amoureux de Stratonice, sa belle-mère, mais, n’ayant aucun espoir de guérir de sa passion, il décide plutôt de se laisser mourir. A cette fin, il laisse son corps s’affaiblir, cachant son vrai mal d’amour par un mal physique. Mais le médecin Erasistrate comprend que la vraie cause était l’amour et il passe toute la journée dans la chambre d’Antiochus, pour observer ses réactions à l’entrée de différentes personnes. C’est ainsi qu’il se rend compte, par une sorte d’intuition poético-scientifique, que le malade ne présentait qu’à l’entrée de Stratonice « tous les fameux symptômes décrits par Sappho : extinction de voix, rougeur enflammée de teint, défaillance de la vue, sueurs soudaines, désordre et trouble dans le pouls, enfin détresse, stupeur et pâleur mortelle, signes de l’abattement total de l’âme9. » Alors il a recours à une ruse, il dit à Séleucus que le mal d’Antiochus était dû à une passion amoureuse que celui-ci avait formé non pour Stratonice, mais pour sa propre femme. Comme le roi dit qu’il abandonnerait tout, même la royauté, pour guérir Antiochus, conseillant à Erasistrate d’agir de la même façon, le médecin lui révèle la vérité et le place vraiment dans la situation de faire le sacrifice, considéré seulement comme hypothétique. Séleucus n’hésitera pas à unir Stratonice et Antiochus et à renoncer au trône en faveur de son fils.

Le Triomphe des cinq passions offre là encore une version différente de l’histoire : Antiochus a le courage de révéler à sa belle-mère son amour coupable, quoiqu’il le fasse d’une manière ambiguë, en racontant un rêve dont l’héroïne ressemblait beaucoup à Stratonice. L’épisode du médecin ne manque pas, mais la fin est tragique : Antiochus pense que le roi connaît son mal et, n’ayant plus rien à espérer, rompt le bandage qu’il portait sur une blessure, causant ainsi sa mort. De nouveau, aucune fin heureuse ne peut être réservée à celui qui se livre au vertige de la passion ; la leçon est donnée à la fois par le refus de Stratonice, qui incarne l’apologie de la vanité de toute beauté du corps, et par la mort d’Anthiocus, trop faible pour trouver une voie de salut.

L’amour d’Antioque pour Stratonice avait déjà inspiré un épisode de l’Astrée et, à partir de là, Célidée de Rayssiguier et, probablement, Aspasie de Desmaretz10 ; après la pièce de Gillet, il fera encore l’objet de quatre productions dramatiques, La Stratonice ou le Malade d’Amour de Brosse (1644), La Nouvelle Stratonice de Du Fayot (1657), Stratonice de Quinault (1660) et Antiochus de Thomas Corneille, ce qui témoigne de la vogue extraordinaire du thème à l’époque. La pièce de Brosse est la plus fidèle à l’original, Séleucus cède Stratonice à Antiochus, avec la seule différence que celle-ci n’est pas encore son épouse, mais seulement sa fiancée, artifice auquel on a recours afin de ne pas choquer les bienséances. C’est par rapport à cette pièce que l’abbé d’Aubignac dit, dans le chapitre Du sujet de sa Pratique du théâtre, d’avoir déconseillé le sujet en raison de son caractère trop peu dramatique :

Il ne faut pas s’imaginer que toutes les belles histoires puissent heureusement paroistre sur la scène (...). Et ce fut l’advis que je donnoy à celuy qui vouloit travailler sur les Amours de Stratonice et d’Antiochus : car le seul incident considerable, est l’adresse du médecin (...) j’estime qu’il est tres difficile de faire un Poëme Dramatique, dont le Heros soit toûjours au lict, ny de representer cette circonstance ; et qu’il y a peu de moiens de la changer en telle sorte que l’on pût conserver les agrémens.11

Quinault fera lui aussi de Stratonice la fiancée de Séleucus, mais il éliminera le rôle du médecin, changeant la représentation de la maladie. Comme chez Brosse, d’ailleurs, apparaît un deuxième personnage féminin, fiancée d’Antiochus, mais aimée par Séleucus, de sorte que le sacrifice du père n’est plus tellement dramatique. Enfin, chez Thomas Corneille, le personnage ne déclare pas son amour et se résout plutôt de mourir, mais la révélation se produit par l’intermédiaire du portrait de Stratonice ; à la fin, Séleucus unit les deux amants. Par rapport à toutes les variations sur ce sujet, la manière de le traiter de Gillet se remarque par l’obstination de moraliser et de sanctionner toute transgression des lois de l’éthique ; par ailleurs, c’est, en comparaison avec les pièces ultérieures, plus fidèles au dénouement proposé par la source, une meilleure adaptation au principe des bienséances, qui s’imposait de plus en plus à l’époque, après la Querelle du Cid.

Après l’amour, c’est la jalousie, effet de celui-ci, qui va être illustrée par une histoire prise encore chez Plutarque, dans le chapitre Rapprochement d’histoires grecques et d’histoires romaines mises en parallèle des Œuvres morales. Il s’agit de l’histoire d’Emilius, un jeune homme extrêmement beau de la ville de Sybaris, dont la femme, aveuglée par la jalousie, le suit même à la chasse. Ayant agité les arbres, elle est mise en lambeaux par les chiens de son malheureux époux qui, à la vue de cet horrible spectacle, se poignarde. Gillet adoucit un peu la fin, car le suicide du mari ne se produit pas, mais sa responsabilité est accrue, parce que c’est lui qui, entendant un bruit dans le buisson, tire et perce sa femme d’une flèche. Cet élément supplémentaire peut suggérer une contamination de l’épisode de Plutarque par un autre qui illustre les excès de la jalousie de la femme : l’histoire de Procris et de Céphale, racontée par Ovide, dans Les Métamorphoses et L’Art d’aimer. Elle fait le sujet de l’une des pièces mythologiques d’Alexandre Hardy, Procris ; Céphale, le mari passionné par la chasse, est l’objet de l’amour de l’Aurore, qui lui fait des déclarations et le pousse à mettre à l’épreuve la vertu de sa femme, Procris. Tentée par l’appât de l’or, celle-ci chancelle, raison pour laquelle Céphale la menace d’être, à son tour, infidèle. Ce qu’il ne tarde pas à faire, en retrouvant Aurore, et c’est à ce moment qu’intervient l’épisode de la poursuite à la chasse, où Céphale perce sa femme d’une flèche. Avant de mourir, Procris maudit sa jalousie et décharge son mari de toute responsabilité : « Ma jalousie est cause, et non toy du malheur, / Ne rengrege donc point de plaintes ma douleur »12. Ce qui n’empêche pas Céphale de vouloir mourir lui aussi, la seule chose qui le retient étant l’intervention de l’Aurore, qui lui dit de vivre pour elle.

De nouveau est évidente chez Gillet la tendance d’accentuer la part d’irrationnel de la jalousie de la femme – dans Procris on partait des faits réels, pas seulement d’une projection maladive de l’imagination – afin de montrer qu’il n’existe pas de justification pour les passions et pour la faiblesse de s’en faire l’esclave. Mais ce côté didactique nuit à la vraisemblance de l’action, dépourvue de toute nécessité, simple prétexte pour illustrer une leçon morale.

Enfin, le dernier acte a comme point de départ le même ouvrage de Plutarque, Œuvres morales, Rapprochement d’histoires grecques et d’histoires romaines mises en parallèle, plus précisément l’histoire de Calpurnius Crassus, commandant romain envoyé par Régulus contre les Massyliens. Fait prisonnier, il est sur le point d’être immolé à Saturne, mais l’intervention salutaire de Bisaltia, fille du roi, tombée amoureuse de Calpurnius, le rend libre et victorieux. Une fois la ville conquise, il part et abandonne Bisaltia, qui, ne pouvant plus supporter son malheur, va se suicider. Chez Gillet, le statut des personnages, aussi bien que le dénouement, est modifié ; ainsi, Calpurnie est présenté comme un rebelle qui trahit son roi, position qui rend un peu moins coupable l’amour de Bisathie que dans le récit de Plutarque. En fait, l’orientation argumentative est différente : c’est moins un exemple d’amour criminel que de haine déchaînée et sans motivation. Cela va impliquer une sorte de (re)construction à rebours de la fable, ce qui la change considérablement : Calpurnie est capturé sur l’ordre de Bisathie qui considérait sa fuite comme un signe d’infidélité et qui, en conséquence, voulait se venger. Malgré la tentative de Calpurnie de se disculper, Bisathie le livre au roi, qui l’envoie à la mort ; ses derniers mots seront une lettre pour sa bien-aimée, qui comprend la vérité et, envahie de remords, blâme le cruel destin et désire la mort comme la seule issue possible.

La fin de la pièce constitue un retour au cadre initial : Arthémidore remercie l’Enchanteur pour les représentations qu’il lui a offertes et grâce auxquelles il a réalisé la première étape de son trajet initiatique. On suggère aussi que la pièce même, celle qui englobe les cinq représentations, est le résultat d’une telle expérience initiatique, parce que l’Enchanteur invite Arthemidore à écrire pour la postérité ce qu’il lui avait montré dans son temple.

Le stoïcisme à l’âge classique : découverte et réécriture d’une utopie §

Les XVIe et XVIIe siècles marquent le renouveau du stoïcisme dans la philosophie occidentale ; il s’agit d’une vogue sans précédent des idées morales des stoïques, adaptées à une situation historique (et religieuse) différente, et réinterprétées de manière qu’elles puissent s’adresser une sensibilité formée à l’école de l’humanisme et du christianisme. Ce qui ne signifie pas que les stoïciens soient l’objet d’une admiration sans réserve et sans critique ; cependant ils exercent une influence incontestable sur la mentalité de l’époque. Ils représentent à la fois une sorte de miroir à travers lequel de nombreuses générations vont (re)trouver, d’une manière plus ou moins polémique, leur propre identité spirituelle, et une garantie de légitimité de certains choix.

« L’engouement pour la philosophie du Portique atteint son point culminant de 1590 à 1640 ; avant c’est une longue période de préparation qui commence dès 1515 ; après, c’est une période de déclin, qui se prolonge au-delà du 1660 »13 remarque Julien Eymard d’Angers, qui voit l’origine de ce phénomène chez les humanistes, surtout chez Erasme et son entourage. Un mouvement important, particulièrement dans l’espace culturel français, part de l’œuvre de Montaigne, qui se ressent de l’influence stoïque, par la filière de Sénèque, « car Montaigne, s’il est un point d’arrivée, est beaucoup plus un point de départ »14.

Le néo-stoïcisme se revendique en premier lieu de l’une des trois grandes période du stoïcisme antique, le nouveau stoïcisme, développé sous l’Empire Romain. Les auteurs les plus étudiés sont Sénèque, Epictète, Marc-Aurèle et les premières décennies du XVIIe siècle verront paraître, outre de nombreuses rééditions, beaucoup de traductions des œuvres de Sénèque, Epictète, Marc-Aurèle et Cicéron ; d’autres représentants de ce courant philosophique, qui ont eu une moindre fortune à l’époque, ne seront connus qu’à travers les rares citations empruntées aux successeurs gréco-latins.

Mais la tâche la plus difficile sera de concilier deux tendances antinomiques qui se manifestent à l’aube du XVIIe siècle – l’exaltation de l’homme jusqu’au dessus de la divinité et l’abaissement de l’homme pécheur devant la transcendance du Dieu Rédempteur – c’est-à-dire de réaliser la synthèse d’un stoïcisme chrétien. C’est dans ce sens que vont aller les œuvres de Juste Lipse – qui adopte les idées stoïciennes christianisables et transforme les autres –, de Guillaume du Vair ou de Pierre Charron.

Parmi les différentes attitudes que le début du XVIIe siècle va voir se cristalliser, le stoïcisme christianisant, le christianisme stoïcisant, l’humanisme chrétien, le libertinage, nous ne pouvons pas ignorer un phénomène dont l’existence est certaine, le stoïcisme littéraire. Il suffit peut-être de penser aux héros de Corneille et à leurs manières d’agir ; d’ailleurs il faut remarquer que dès le début du siècle jusqu’aux années 1660 et même après, la grandeur romaine est à la mode, constituant une sorte d’étalon : « Dans l’imaginaire du dix-septième siècle, Dieu engendre (...) le soi, Rome lui apprend à vivre parmi ses semblables »15. Et le fait n’est pas dépourvu de signification qu’en pleine époque de revalorisation des stoïciens Gillet de la Tessonerie écrit son Triomphe des cinq passions prenant comme point de départ d’un côté des histoires fournies par l’Antiquité grecque et romaine et de l’autre toute une réflexion sur les passions humaines, engendrée par le stoïcisme antique et reprise constamment au cours du XVIIe siècle, où se développe une riche littérature des traités des passions. Nous allons donc suivre les différentes théories des passions à partir de l’Antiquité jusqu’aux années 1640 afin de pouvoir offrir une image d’ensemble nécessaire à la compréhension de la pièce que nous étudions. Cette incursion nous semble très importante, car la mentalité de l’époque constitue un élément essentiel dans tout étude littéraire, sans lequel l’effet de perspective s’avère être un danger redoutable de l’analyse.

Qu’est-ce que les passions ? §

« Tantost je les dépeins comme les stoïciens qui les qualifiaient du nom de maladies d’esprit, et le plus souvent aussi comme les Peripateticiens et les Sectateurs de l’Academie de Platon qui les tenoient indifferentes, et ne les approuvent ou improuvent que lors que l’application en est bonne ou mauvaise » écrit au sujet des passions Gillet dans l’Advertissement au lecteur qui ouvre sa pièce. Préciser son point de vue est la prémisse essentielle dans un tel ouvrage qui tourne autour de la notion de passion, quoique ne voulant pas offrir une approche théorique de la question.

Nous allons commencer notre analyse en examinant les définitions des passions proposées par les philosophes antiques, surtout par les stoïciens, pour passer ensuite à l’interprétation que le XVIIe siècle donne à cette question.

L’Antiquité §

La réflexion sur les passions trouve son point de départ chez Platon, plus précisément dans son système de la tripartition de l’âme en νούς (noûs, l’esprit), θυμός (thymós, la passion) et έπιθυμητικόν (épithymetikόn, le désir). À l’intérieur de ce modèle présenté dans Timée, le thymόs, principe mixte correspondant au cœur, se situe entre les deux autres instances, référées l’une au cerveau et l’autre aux parties inférieures du corps. L’activité morale est déterminée par le jugement rationnel.

Aristote ira plus loin, affirmant que toute activité exige une forme de désir, ce qui revient à dire que les affections sont tout à fait nécessaires à l’activité humaine. Donc les passions ne sont pas vicieuses par elles-mêmes, puisqu’elles ne transgressent pas toujours les lois de la raison. Cette perspective implique une dualité un peu bouleversante : la passion introduit même dans la citadelle de l’esprit l’erreur imputable aux sens. Comme le remarque Patrick Dandrey :

Le thymόs, situé là même où la scolastique médiévale placera un jour la source des passiones animæ, constitue en somme la part de l’âme qui, tout en participant des lumières de la raison, tend vers les ténèbres de l’irrationnel par ses accointances avec le désir et en transmet à l’esprit souverain les pressions insistantes jusqu’à le contraindre à une vigilance trop souvent surprise et défaite. (...) La passion constitue une sorte d’écran de fumée (noire ?) que le corps interpose entre la lucidité de l’âme et la vérité. (...) elle exprime la fatalité de l’incarnation de l’âme qui se manifeste par l’impérialisme du désir, l’incertitude des sens, l’égarement de la sensation.16

La réaction des stoïciens vise cette position aristotélicienne, par la réaffirmation de l’identité entre la vertu et la connaissance, de manière que la raison devienne, contre la division de l’âme, la faculté éthique et que, par conséquent, les passions soniet comprises tout simplement comme des jugements faux17. Essayant de définir les passions, Cicéron écrit dans Les Tusculanes : « toute passion est un mouvement de l’âme dépourvu de raison ou dédaignant la raison ou désobéissant à la raison, et (...) ce mouvement est produit par l’opinion qu’on a du bien et du mal »18. Ce point de vue s’accorde avec les définitions données par Zénon ou par Chrysippe : « la passion est un logos mauvais et intempérant, provenant d’un jugement défectueux et erroné qui a pris de la violence et de la force » ou « un mouvement de l’âme irrationnel et contraire à la nature, ou tendance excessive »19, qui impliquent l’intervention d’un élément extérieur, irrationnel (alogos).

C’est un argument de plus pour combattre la position des péripatéticiens, qui étaient d’avis qu’il faut modérer les passions plutôt que de vouloir les extirper, car l’âme éprouve nécessairement des passions. Cicéron pense, au contraire, que la solution n’est pas du tout quantitative, mais essentiellement qualitative : « en effet, un mal, même modéré, est toujours un mal »20. L’idée même de la mesure que les péripatéticiens conseillent de ne pas dépasser est absurde, car on ne peut imaginer une mesure dans le vice. L’autre postulat, le caractère naturel des passions, est nié fortement, puisque, par sa caractéristique de penchant violent, la passion ne peut que s’éloigner de la constance de la nature.

La seule solution envisageable afin de guérir les maladies de l’âme est de « montrer que les passions sont par elles-mêmes vicieuses et n’ont rien de naturel ni de nécessaire »21. Le mouvement complémentaire dont il est besoin pour atteindre cet état de calme, l’apathie (étymologiquement « sans passions ») stoïque, consiste à montrer combien l’objet du désir (et le bien en question ne doit pas être compris uniquement comme une chose matérielle) est futile et méprisable. C’est la vraie voie vers la liberté, qui implique pour Epictète une sorte de renoncement absolu, plus précisément la conscience du fait qu’on ne possède rien, selon l’exemple de Diogène ; seul peut être considéré comme un homme libre « celui qui vit comme il veut, qu’on ne peut ni contraindre ni empêcher ni forcer, dont les volontés sont sans obstacles »22, c’est-à-dire « celui qui ne désire rien qui lui soit étranger »23. Autrement on sera continuellement en proie aux diverses passions qui, pour les stoïciens, se réduisent à quatre mouvements essentiels : la peine – une opinion récente au sujet d’un mal présent –, le plaisir – l’opinion récente d’un bien présent –, la crainte – l’opinion d’un mal imminent – et le désir – l’opinion d’un bien à venir.

Partant d’une réflexion morale et d’un examen de conscience, les stoïciens aboutissent à un véritable art de vivre, signe que le côté théorique de la sagesse doit tout le temps s’accompagner du côté pratique ; « ce n’est pas en se rassasiant des choses désirées que l’on prépare sa liberté, c’est par la suppression des désirs »24 conclura Epictète dans ses remarques sur la nature humaine (Entretiens, Livre IV , De la liberté).

Les stoïciens postulent l’existence d’une partie maîtresse de l’âme, l’hégémonikon, qui joue le rôle de principe directeur et à laquelle se subordonnent les autres parties. En fait, il est notre moi véritable et le principe de la pensée (la pensée elle-même s’identifie au logos, à la fois raison et parole). Ainsi, Marc-Aurèle, dans ses Pensées, parle de l’intelligence, la chose qui est essentiellement nôtre, comme d’une « faculté directrice » dont il faut séparer « tout ce qui s’y est joint en conséquence des passions »25. Comme « tout est opinion et l’opinion dépend de toi »26, ce n’est qu’en la supprimant qu’on peut obtenir le calme absolu et vivre selon la règle de sa propre nature.

Il va sans dire que l’homme qui vit en esclave de la passion, oubliant les lois de la raison, « se fuit lui-même, (...) qu’il n’est plus lui-même, qu’il est au sens propre hors de lui-même : la passion le met littéralement en état d’extase »27. Soumis à l’excès – cette défaillance de l’esprit et source des maladies que sont les passions – il passe après par des états contraires, de dégoût, témoignant d’un déséquilibre profond de la volonté, dont la conséquence la plus frappante est ce trouble, cette impossibilité de se fixer dans une attitude constante envers les objets qui se présentent à l’esprit. La faiblesse de l’âme qui engendre toute passion entraîne évidemment une disposition au laisser-aller, car l’âme ne peut plus adhérer fermement à la vérité ; ainsi la déficience au niveau de la connaissance a des répercussions immédiates sur l’action même.

L’autre pôle de l’existence humaine, la vertu, reste aussi le seul but que l’on doive suivre, puisque « la sagesse est la santé de l’âme, et le manque de sagesse une sorte de mauvaise santé (insanitas) qui est folie (insania) et aussi démence »28. L’homme tempérant cherche toujours à apaiser les mouvements du désir, afin de trouver son équilibre intérieur ; sa constance inébranlable ne concerne pas seulement la connaissance, mais surtout son activité pratique.

Les temps modernes §

La force vitale et la souplesse du système philosophique stoïque, dues peut-être dans une certaine mesure au fait qu’il proposait un questionnement sur des problèmes éternels de l’être humain, se révèlent dans sa résistance aux réadaptations continuelles imposées par les siècles.

La fin du XVIe siècle est marquée, comme nous l’avons déjà dit, par la tentative d’offrir une variante du stoïcisme qui soit acceptable du point de vue chrétien. Les écarts les plus importants par rapport aux principes antiques du système sont, pour Juste Lipse, l’apathie stoïcienne, qui deviendra une certaine sagesse modératrice des passions, et l’orgueil stoïcien, fortement blâmé29.

L’auteur du premier traité de morale écrit en une langue vernaculaire et qui contient une théorie des passions partiellement originale est Guillaume du Vair, avec De la Sainte Philosophie et La Philosophie morale des stoïques, tous les deux écrits avant 1600. Décrivant les sources du mal, il met l’accent sur le péché originel, mais il en fait consister les conséquences tout d’abord dans le jugement faux, ensuite dans la mauvaise volonté et dans les sens. La définition des passions qu’il donne dans La Philosophie morale des Stoïques est en concordance avec les théories de l’Antiquité : « Nous appelons Passions un mouvement violent de l’âme en sa partie sensitive, qu’elle fait ou pour suivre ce qui semble bon ou fuir ce qui lui semble mauvais. »30 Le contrepoids de ces tendances qui poussent l’âme en une sorte d’exil où il oublie son origine, est représenté par la modération d’esprit que peut donner la prudence, « le commencement et la fin de toutes les vertus », celle qui « nous ôte les fausses opinions qui nous troublent, nous rend nos naturelles affections »31.

Comme dans tout traité des passions, la tentation de la taxinomie se fait immédiatement ressentir ; du Vair garde la classification stoïcienne classique en plaisir, désir, haine (ou horreur), crainte, tout en ajoutant la fâcherie, qui se rapporte à un mal présent « en ce que nous sommes émus vers nous-mêmes ». De même, il essaie d’expliquer le fonctionnement des différentes espèces de passions, dont on retrouve quelques-unes dans la pièce de Gillet ; c’est le cas de l’honneur, de l’ambition, de l’amour charnel, de la jalousie ou de la colère. Les brèves définitions, plutôt des descriptions, proposées contiennent in nuce un développement possible d’intrigue ; par exemple, lorsqu’il parle de l’honneur, comprise de la même façon que Gillet, du Vair explique : « l’amour d’un faux honneur se convertit en un fol désir de vouloir être plus que le reste du monde et s’approprier la révérence et le service qui est dû au seul Dieu »32, schéma minimal que l’on peut reconnaître dans l’histoire de Manlie, du premier acte. L’ambition lui apparaît comme une sorte de masque pour d’autres vices qui surgissent après avec même plus de force. L’amour de la chair, dont la cause première est « une sale concupiscence », est comparé avec un « venin subtil répandu dans nos veines » qui, après nous avoir endormi les sens, « chasse hors de nous la raison et, empiétant sur nous une furieuse domination, il nous emporte à des dessins enragés », mais « le pire de tous ses effets est une incertitude qu’il apporte ès parentés et familles »33. En effet, c’est l’esquisse de l’histoire d’Antioque et de Stratonice, avec les manifestations maladives de l’amour, point sur lequel nous allons revenir, et les implications dans les liens des parenté.

La caractérisation de la jalousie, qui sera reprise presque entièrement par Pierre Charron dans son traité De la sagesse, « c’est du fiel qui corrompt tout le miel de notre vie ; car elle se mêle ordinairement ès plus douces et plaisantes actions, lesquelles elle rend si aigres et si amères que rien plus : elle change l’amour en haine, le respect en dédain, l’assurance en défiance »34, ce qui trace le trajet que parcourt Martiane, l’héroïne du quatrième acte. Enfin, les lignes que du Vair consacre à la colère se rattachent très bien à l’histoire de Bisathie – quoique Gillet tienne à préciser dans l’ « Advertissement au lecteur » qu’il s’agit là plutôt d’une illustration de la haine, passion beaucoup plus forte que la colère à laquelle elle s’apparente : « la colère (...) est d’autant plus dangereuse hôtesse quand ceux qui la reçoivent sont grands, pleins de puissance et d’autorité ; car la colère des princes, qui est assistée par la force, passe comme un foudre », « elle punit sans entrer en connaissance »35. Or l’exemple traité par le cinquième acte mêle l’intrigue amoureuse et l’intrigue politique afin de donner plus de poids à l’illustration.

Le traité De la Sagesse de Pierre Charron, paru en 1601, apporte une définition et une classification très ressemblantes à celles de du Vair ; un élément nouveau serait le fait qu’il englobe dans la catégorie générale de l’amour trois espèces, l’ambition – amour de grandeur et d’honneur –, l’avarice – amour des biens – et l’amour charnel. L’ambition lui semble la passion la plus forte de toutes et d’autant plus dangereuse qu’elle a comme conséquence une sorte d’éloignement de soi-même : « c’est une vraye folie et vanité qu’ambition, car c’est courir et prendre la fumée au lieu de la lueur, l’ombre pour le corps, (...) renoncer volontairement à sa liberté, poursuyvre la passion des autres, se contraindre à déplaire à soy-mesme, pour plaire aux regardans, faire pendre ses affections aux yeux d’autruy »36. C’est justement la situation de Manlie et de Radamiste du Triomphe des cinq passions ; tous les deux pensent agir par un mouvement intérieur qui les entraîne à prendre certaines décisions dont ils vont se repentir après s’être rendu compte de la vanité des choses qu’ils considéraient comme importantes.

Par ailleurs, l’Enchanteur est sur plusieurs points de vue en conformité avec le portrait du sage fait par Charron : « se reglant en toutes choses selon nature, c’est à dire la raison premiere et universelle loy et lumiere inspirée de Dieu »37. Il illustre aussi l’une des deux manières de parvenir à la sagesse, l’étude de la morale, « la lampe, le guide et la regle de nostre vie », « la vraie science de l’homme »38. Dans la première scène, qui fixe le cadre de l’expérience initiatique qui va se produire grâce aux cinq représentations, l’Enchanteur fait la théorie de l’identité entre la vertu et la connaissance, idée qu’il va reprendre d’une manière symétrique à la fin :

Toy qu’un sage dessein amene dans ces lieux,
Pour rompre le bandeau qui t’aveugle les yeux,
Et pour quitter l’erreur, où la foiblesse humaine,
Conduit ceux qu’elle esleve avec ceux qu’elle enchaisne,
Viens achever d’apprendre à triompher du sort,
Viens t’armer pour combattre et la vie et la mort,
Et cognoistre dans peu, par mon pouvoir supresme,
Et le monde et la terre, et le ciel, et toy-mesme. (v. 1-8).
Ouy, tu verras dans peu par mes divins ressorts,
Que tu suivois une ombre au lieu de suivre un corps (v. 49-50).

La même idée va revenir au début du second acte, lorsque l’Enchanteur fait le point sur le premier exemple de passion qui tyrannise Arthemidore : « le vray bien n’est que dedans l’estude: / Oüy, c’est en descouvrant mille secrets divers / Que l’on peut posseder tout ce vaste univers, / Et qu’approfondissant la nature des choses / On peut par les effets monter jusques aux causes » (v. 434-438). En fait, l’étude de la philosophie morale était par elle-même la voie de la vertu et cette confiance en l’efficacité d’une telle initiation par des exemples illustres s’explique premièrement par le lieu que la morale détenait dans la mentalité des gens du XVIIe siècle. Comme Anthony Levi le montre, "For the seventeenth century « la Morale » was not merely an abstract philosophical discipline. It was also a practical guide to good living."39

Ce genre de confiance dont nous avons parlé peut même aller plus loin : puisque la vertu rend l’âme forte, on saura éprouver des passions qui ne soient pas nuisibles. C’est du moins l’opinion que Senault exprime : « si nous assujettissons les sens à l’empire de la raison, nous pouvons bien luy soûmettre nos Passions, et rendre nostre crainte et nostre esperance vertueuse »40. Donc les passions peuvent même être utiles à la vertu à conditions qu’elles soient ménagées par la raison ; c’est une position polémique par rapport à l’attitude stoïcienne, qu’elle considère comme vaine et trop orgueilleuse.

Un débat intéressant s’ouvre sur la question de la plus violente passion ; Senault rejette l’avis d’Aristote, qui pensait que c’était la haine, et propose comme prototype des passions l’amour, toutes les autres n’en étant que des effets. Si l’amour, dans l’acception générale que lui donnait Charron, est réglé, alors tous les autres mouvements de l’âme vont le suivre. Les histoires qui illustrent les cinq passions de Gillet ont aussi comme ressort principal un certain type d’amour excessif, soit de gloire, soit l’amour-propre, espèce qui fera carrière dans les écrits moraux du XVIIe siècle, soit l’amour charnel suivi dans toutes ses excès et dérèglements.

Mal / maladie de l’âme ou du corps §

Lorsqu’on parle des passions comme des « maladies de l’âme », on y voit plutôt le sens abstrait du syntagme, de mal ressenti non pas comme souffrance physique, mais spirituelle. Les passions illustrées par la pièce semblent soutenir cette perspective, avec une seule exception remarquable, l’histoire d’Antioque, personnage tragique qui vit au sens le plus concret du terme son amour, son « mal », comme il le nomme plusieurs fois, et pour qui la mort vient comme la suite naturelle d’une souffrance et physique et psychique qui n’a plus d’espoir de guérison. Cet exemple montre bien l’ambiguïté du syntagme « maladie de l’âme », qui à son tour témoigne d’une confusion plus ou moins voulue entre les deux niveaux, de la physis et de la psyché.

Dans l’une de ses deux livres où il analyse magistralement le concept de mélancolie et ses réflexes dans la littérature du XVIIe siècle, Patrick Dandrey met en évidence le fait que depuis l’Antiquité il existe « un discours dans lequel l’âme prend pour métaphore de ses maladies celles du corps, et en particulier celle par qui l’essence implique justement la plus forte interférence entre le déséquilibre psychique et le désordre humoral : la mélancolie »41. D’un côté il y a la perspective scientifique, le discours savant des médecins comme Hippocrate, par exemple, de l’autre, l’interprétation profane, des moralistes ou des poètes, qui voyaient dans la mélancolie moins une série de symptômes tout d’abord physiologique, qu’une souffrance spirituelle et morale. Au XVIIe siècle il existe un auteur qui a l’ambition d’offrir une approche à la fois médicale et morale des passions, Marin Cureau de la Chambre. Dans son traité Les Caractères des passions il affirme que chaque passion peut être associée avec un mouvement spécifique des esprits vitaux. Ainsi, les caractères des passions peuvent être des actions produites sous l’influence de la passion ou tout simplement des effets physiques ordinaires.

Dans l’histoire d’Antioque il y a une encore une autre subtilité, la superposition de la souffrance amoureuse et d’une maladie réelle, organique (le héros souffre à la suite d’une blessure, ce qui explique la présence du médecin et facilite l’entretien avec Stratonice, qui était venue voir s’il allait mieux). L’ambiguïté de la situation est augmentée par le fait qu’on peut supposer une interaction entre son mal d’amour et l’état maladif qui demande une cure médicale ; à la fin Antioque prend la décision de quitter la vie à cause de son amour malheureux, mais il ne meurt pas tout simplement d’amour, il rompt le bandage de sa blessure. Le faux mal (physique) qui servait de parure au mal véritable (spirituel) va servir ainsi de prétexte et de fatale guérison à celui-ci. C’est une situation symétrique à l’évolution interne de l’histoire, où l’amour charnel, vécu d’une manière intense, l’emporte à l’amour pur, qui ne s’intéresse pas à la satisfaction immédiate.

Si l’amour pur vit dans des projections idéales (dans notre cas, le rêve du héros, dans lequel le lieu de la rencontre amoureuse est un cadre idyllique par excellence), l’amour charnel, dont les manifestations effectives impliquaient une possible dérive pathologique, a absolument besoin de la présence concrète de l’être aimé, perceptible par les sens. L’amant est obsédé par l’image de l’être aimé, le moment où ses yeux l’ont rencontré pour la première fois est remémoré et invoqué afin de prouver l’innocence du sentiment :

Et pouvois-je sçavoir que mon pere l’aymoit,
Quand je ne sçavois pas que mon cœur s’enflâmoit,
Et que mes sens troublez et que mon ame esmeuë ;
Me faisoient méconnoistre à sa premiere veuë ;
Quand, dis-je, j’ignorois le mal que je sentois,
Et quand j’oubliois tout jusqu’à ce que j’estois. (v. 921-926).

Comme le remarquait Patrick Dandrey, il y a toujours cette ambivalence dans la définition de la maladie d’amour, vue comme « la superposition d’une physiologie du besoin et d’une psychologie de l’image »42.

L’impression que donne un tel parcours, d’ailleurs un peu fastidieux, parmi des théories et des traités des passions appartenant à des époques si différentes et éloignées dans le temps, ne peut être autrement que fragmentaire. Mais c’est un risque que nous devons courir afin de donner une image tant soit peu fidèle d’une époque – la première moitié du XVIIe siècle – qui a connu plusieurs tentations idéologiques et qui, par conséquent, a été nécessairement partagée entre des esthétiques contraires. Exalter la volonté humaine ou accepter la faiblesse de l’âme ; croire à la possibilité intrinsèque de l’homme de découvrir la voie de la raison, donc de la sagesse, ou montrer la défaite de l’esprit en faveur des passions, cela dépasse l’enjeu d’une éthique à suivre, ayant des répercussions au niveau de la construction et du choix d’une esthétique. Les deux aspects nous paraissent indissociables.

La dramaturgie comme rhétorique §

Le rôle de la rhétorique §

« Héritier de la Renaissance, le XVIIe siècle est, en Europe, l’Age de l’Eloquence »43, affirme Marc Fumaroli, montrant qu’en France plus qu’ailleurs l’influence de la rhétorique sur la littérature classique a été extrêmement importante. En fait, le terme même de littérature n’avait pas le sens qu’on lui donne aujourd’hui ; gardant l’acception des mots latins Literatura, res literaria, il renvoyait plutôt à la connaissance érudite des textes de l’Antiquité, vus comme la base de la sagesse et de tout savoir. L’expression littéraire n’avait pas de légitimité en soi, elle allait la chercher ailleurs, plus précisément dans le savoir qu’elle devait véhiculer.

À l’époque classique, la littérature, loin de se faire un titre de gloire de sa gratuité, ne pouvait pas exclure les considérations d’ordre moral et psychologique ; ayant très bien en vue son destinataire, tout texte visait en premier lieu à l’influencer. C’est le point où rhétorique et littérature s’approchent : l’une cherche à persuader l’auditoire, l’autre à l’instruire ; dans les deux cas, il s’agit d’un but commun, « provoquer un changement moral et psychologique »44. Mettant au premier plan le désir de communication et, par conséquent, la mise en situation du discours, « la rhétorique fut la base de toute science – normative et descriptive – de la littérature. »45

En effet, les XVIe et XVIIe siècles marquent l’assimilation progressive de Quintilien et de Cicéron, ce qui équivaut à une impulsion pour la pédagogie, le code de la conduite, mais aussi pour l’art de l’acteur et du dramaturge, la littérature ou la philosophie. Par la filière de Cicéron va se perpétuer aussi, comme le montre Jacques Morel, une certaine confusion entre ce qui ressortit à la rhétorique et ce qui ressortit à la poétique46. En fait, la poétique est envisagée plutôt comme une branche de la rhétorique et l’auteur dramatique doit absolument en connaître les lois afin de pouvoir bien construire ses héros, de bien conduire l’action et de se tenir à l’écart des tentations faciles d’un style soit trop fleuri et élaboré, soit trop froid à cause de la rigueur de l’argumentation par sentences ou enthymèmes.

Le rapprochement dramaturgie, rhétorique, sur lequel nous allons fonder l’analyse du Triomphe des cinq passions, empruntant les notions de base de la rhétorique pour structurer la matière, est justifié aussi par le fait qu’une pièce de théâtre, par sa structure et sa finalité, est une forme de communication à plusieurs niveaux. Marc Fumaroli postulait une sorte de dépendance réciproque entre le développement de la rhétorique, ayant comme premier effet une distribution particulière du langage, et celui du théâtre :

Ce n’est point un hasard si la période 1630-1640 voit un tel essor du théâtre à la cour de France : miroir d’un art de vivre en société où l’art de parler est au cœur d’une rhétorique générale dont l’art d’écrire et l’art de peindre sont les principaux réflecteurs47.

Il faut corréler cette affirmation avec la remarque de René Bray sur cette même période ; c’est maintenant que la question de la moralité des œuvres littéraires va se poser avec insistance et la réponse définitive sera que la littérature doit toujours avoir une finalité morale48. D’ailleurs, Gillet met sa pièce sous le signe du précepte d’Horace, « Omne tulit punctum qui miscuit utile dulci » et souligne qu’à part le plaisir que sa pièce peut produire grâce à sa diversité, il a été préoccupé aussi par son utilité (c’est en fait une sorte de lieu commun des préfaces des pièces de théâtre de l’époque).

La grande ambition des théoriciens de théâtre et des auteurs dramatiques est en effet de mettre à l’œuvre une rhétorique réinventée et adaptée aux exigences de la scène. Dans ce sens, nous devons avoir à l’esprit la spécificité du langage dramatique par rapport au langage de la conversation quotidienne. Il est vrai que le théâtre relève, comme les autres genres littéraires, du discours, mais la fonction du langage dramatique est double, puisque la communication elle-même est dédoublée : à un premier niveau, les personnages parlent pour les autres personnages (communication intra-scénique), mais, à un deuxième niveau, ils parlent pour les spectateurs (communication extra-scénique). C’est par rapport à ce phénomène de double énonciation que Pierre Larthomas affirme que « l’efficacité du langage dramatique est double : apparente, simulée dans ces rapports qui lient les personnages, réelle dans les rapports qui lient l’œuvre à son public49 ».

Partant, l’art de persuader aura à son tour deux manières différentes d’application au théâtre ; d’une part il y aura, selon l’expression de Jacques Morel50, une « rhétorique explicite », consciente de ses fins, qui s’adresse au spectateur par le biais d’un interlocuteur, d’autre part, une « rhétorique implicite », parce que l’auteur essaie de persuader son auditeur en faisant agir et parler devant lui un personnage ayant certaines passions. Dans le premier cas l’accent est mis plutôt sur la communication intra-scénique : les personnages sont des êtres de parole, leurs répliques, un combat par lequel ils essaient de se persuader ; dans le deuxième cas, la manière directe de persuader le spectateur, lui montrant les passions du personnage, est plus naturelle. Ce partage n’implique pas l’impossibilité de la superposition des deux types de rhétoriques, car les moyens de persuasion utilisés par un personnage dans son discours témoignent en fait de ses passions et de ses intentions (il suffit d’examiner, par exemple, le cas de Radamiste, qui tout au long du second acte du Triomphe des cinq passions expose devant ses interlocuteurs – et parfois devant soi-même – des arguments en faveur de son ambition démesurée).

La question des deux niveaux de réception du message, donc d’interaction, qui sous-tend la coexistence des deux types de rhétorique dont nous avons parlé est d’autant plus importante dans une pièce qui met en scène les spectateurs, par le procédé du théâtre dans le théâtre, telle Le Triomphe des cinq passions. Car le nombre des niveaux est augmenté par l’intervention, entre les personnages des pièces enchâssées et les spectateurs de la salle, des spectateurs-personnages, dont la présence fait signe pour l’auditoire de la pièce et qui reproduisent pendant la plupart du temps à une petite échelle la situation des récepteurs externes. Arthémidore est censé être influencé par les actions et les discours des « ombres vivantes », mais son expérience aussi a une signification pour l’auditoire qui doit être convaincu de la possibilité d’une telle initiation à la sagesse. Mais nous allons étudier plus loin ces phénomènes d’influence et de transgression des niveaux qui représentent l’un des enjeux les plus importants de la pièce.

Dramaturgie du Triomphe des cinq passions §

Nous allons structurer l’étude dramaturgique de la pièce selon les trois parties essentielles de la rhétorique, la disposition, l’invention et l’élocution. Il est vrai que ce type de structuration est plus approprié à l’étude des tragédies, or la pièce dont nous nous occupons est une tragi-comédie, mais, comme on va le voir plus loin, elle se rattache plutôt à l’esthétique de la tragédie. La raison en est double, d’un côté, Le Triomphe des cinq passions est une tragi-comédie faite par l’enchâssement de plusieurs tragédies, de l’autre, la tragi-comédie même des années 1640 tend à suivre de plus en plus le modèle de la tragédie et à réduire son irrégularité. De même, ce n’est qu’après avoir opéré cette analyse que nous en mettrons en relation les résultats avec ceux qui relèvent de la lecture que l’on peut faire d’une autre perspective, celle de l’esthétique baroque.

La disposition §

Les règles de la disposition représentent pour une pièce de théâtre les cadres vides dans lesquels vont se mouler les éléments de l’invention, eux aussi respectant des schémas prédéterminés, et, en même temps, ceux de l’élocution, puisqu’au théâtre plus que dans les autres genres fictionnels le mot se fait forme, il est au service de celle-ci51. Nous allons donc suivre la manière dont l’histoire apparaît en tant que discours (les deux termes sont employés avec l’acception que leur donne Benveniste), donc l’articulation de l’action de la pièce.

L’action §

Ce qui différencie la création dramatique de la génération dite classique de celle du début du siècle ou, d’une manière même plus évidente, du siècle précédent, qui avait vu éclore la tragédie humaniste, c’est une remise en question des rapports entre action et rhétorique. L’expérience de la tragi-comédie, qui entassait des aventures sans le moindre souci de vraisemblance, s’avérera être propice, car son excès sera répudié au nom de la quête d’une logique des événements, mais sa leçon sera assimilée afin de contrecarrer le manque de mouvement dramatique de la tragédie du XVIe siècle. Le grand gain de l’époque classique est, selon l’opinion de Christian Delmas, « la subordination de la rhétorique à l’action dramatique, qui se voit désormais accorder la primauté : la rhétorique se limitera à donner forme aux situations et aux personnages »52.

Nous allons analyser la façon dont l’action – ou plutôt les différentes actions présentes aux plusieurs niveaux du Triomphe des cinq passions – est structurée selon les grandes catégories que Jacques Scherer met en évidence pour toute pièce de théâtre classique.

L’exposition §

Tenant compte du caractère particulier de la pièce de Gillet, on doit examiner la multiplication des moments-type de l’action en fonction du niveau où l’on se place. Ainsi, on a l’exposition générale de la pièce, qui a comme fonction d’établir le cadre constant et de présenter les personnages qui vont occuper la scène dès le début jusqu’à la fin, les expositions de chaque acte en tant que « représentation » (où les personnages-spectateurs entrent en scène), qui restent extérieures à l’action représentée, et, au niveau intérieur, équivalant au niveau diégétique du récit, l’exposition de chaque pièce enchâssée.

La première exposition, de la pièce tout entière, se fait d’une manière naturelle, par un dialogue entre l’Enchanteur et Arthémidore, qui permet la mise en situation, tout en donnant les informations nécessaires au spectateur pour la compréhension de ce qui va suivre. On y esquisse déjà la théorie des passions que la pièce va développer et on présente la technique magique sur laquelle se base la représentation : « Ouy, tu verras dans peu par mes divins ressorts, / Que tu suivois une ombre au lieu se suivre un corps : / Mais je voy bien qu’il faut t’instruire par l’exemple ; / C’est pourquoy sans parler suis moy dedans ce Temple, / Et loing de t’estonner de ce que tu verras, / Admire qui je suis, et ce que tu seras. » (v. 49-54).

Chaque acte commence d’ailleurs par une discussion entre l’Enchanteur et le néophyte, au cours de laquelle d’une part ils font le point sur l’exemple qu’ils viennent de voir, et d’autre part le magicien présente le sujet de la nouvelle représentation qui va suivre. C’est une parfaite illustration de la dimension pragmatique de l’œuvre littéraire, à deux niveaux : l’Enchanteur fait à l’intérieur de la pièce ce que l’auteur dramatique réalise, dans sa relation avec le lecteur/spectateur, grâce à ces « attaches » du texte que sont les avertissements ou les arguments de chaque acte, ou tout simplement par les parties explicatives comme ce genre de prologue. Ils veulent tous les deux s’assurer de la qualité de la réception du message par l’auditoire visé, qui est dirigé à faire une certaine démarche herméneutique et pas une autre. En fait, l’Enchanteur prête souvent sa voix à l’auteur qui n’a pas le droit à la parole dans un art de la mimésis intégrale comme le théâtre. Cela est d’autant plus évident dans la première scène du deuxième acte, où l’on expose une théorie de la supériorité absolue de la connaissance.

Les expositions des pièces enchâssées sont de deux types : soit des scènes entre le héros et son confident, le schéma le plus répandu dans les pièces de théâtre classiques, soit des monologues du héros qui présente sa situation malheureuse. Dans la première catégorie entrent les expositions des actes premier, deuxième et quatrième, dans la seconde, celles des actes troisième et cinquième. Elles se caractérisent toutes par un commencement in medias res – moins évident dans le cas du troisième acte, où le caractère de présentation est plus net – , placé du point de vue temporel après le moment qui a engendré la crise.

La scène 2 du premier acte s’ouvre par l’exclamation de Manlie, « Quoy ? donc il est certain ; ah funeste nouvelle ! / Ah pere miserable ! ah fortune cruelle ! » (v. 67-68), après avoir appris que son fils avait désobéi à l’ordre donné. Les détails sont présentés par un artifice, Manlie donne l’explication de son malheur à son confident, Arphace : « Tu sçais bien que mon fils vient d’enfraindre la loy » (v. 74) et celui-ci fait le récit des exploits du fils. La même chose vaut pour le deuxième acte, qui s’ouvre au milieu d’une conversation entre Pharasmane et son confident, Philoctate : « Puisque tu veux sçavoir d’où provient ma tristesse, / Et qu’il faut malgré moy te tenir promesse, / Voy si nous sommes seuls (...) » (v. 475-477). Elle sera continuée, de façon symétrique, par un récit de mise en situation, à la seule différence que Pharasmane ne répète pas de choses connues par Philoctate, mais le confident apprend en même temps que le spectateur, grâce à un récit rétrospectif, la cause de la situation présente. Schéma qui revient plus ou moins dans le quatrième acte, où la confidente va donner des conseils à l’héroïne, essayant de la dissuader : « Madame, triomphez de cette jalousie, / Estouffez ce boureau de vostre fantaisie, / Rendez-vous le repos qu’il vous avoit osté, / Et desillez vos yeux pour veoir la verité : » (v. 1285-1288). Un élément constant de toutes ces expositions est représenté par la dose d’implicite qu’elles véhiculent afin de compenser, pour le spectateur, l’absence de renseignements, sans sentir l’artifice d’une présentation complète des événements antérieurs, passés en dehors de la scène.

L’autre type d’exposition est un peu plus artificiel : le monologue du héros torturé par ses pensées, comme dans le cas d’Antioque, qui ne peut exprimer son malheur devant les autres:  « Enfin je me voy seul et las de me contraindre, / Je puis en liberté souspirer et me plaindre : / Je puis m’entretenir avecque mes douleurs, / Et moderer mon feu par des ruisseaux de pleurs ; » (v. 875-878). Dans un long monologue, de soixante-treize vers, Antioque présente la situation tout entière, la relation entre les personnages, le moment du déclenchement de la crise, l’impossibilité d’une issue ; tout est déjà là, le seul point sur lequel le déroulement de l’acte va apporter des éclaircissements est le choix du héros entre la vie et la mort, dans les circonstances données dès le départ. Au dernier acte, le monologue de Bisathie vient en fait juste avant la capture de Calpurnie et contient non seulement un récit rétrospectif, mais aussi un autre à valeur projective.

En général, Gillet réussit à faire des expositions qui ne soient ni incomplètes ni trop longues, essayant de concilier ces deux principes contraires qui fondent ce qu’on appelle l’exposition parfaite.

Les obstacles §

Les cinq histoires de la pièce se caractérisent par l’existence d’une forte contrainte, d’abord psychologique, mais aussi extérieure ; l’idée d’obstacle, soit matériel soit spirituel revient avec insistance. L’obstacle peut être une volonté supérieure, celle de l’autorité, comme dans le cas du fils de Manlie qui ne respecte pas un ordre, quoiqu’il fasse une action qu’il considère comme juste. Mais dans la plupart des cas, l’obstacle est intérieur : la passion du héros qui fait son malheur – l’ambition de Radamiste, la jalousie de Martiane, la précipitation avec laquelle Bisathie change son amour en haine. Pour Antioque on pourrait dire que l’obstacle est double : si son amour n’a aucune chance d’être heureux c’est aussi à cause de l’existence de son père. Face à l’obstacle, les héros se livrent sans cesse à des délibérations qui constituent un certain type de raisonnement fort prisé par la dramaturgie classique, le dilemme, que nous allons analyser lorsque nous traiterons de l’invention.

Les péripéties §

À part les obstacles, les péripéties constituent un élément important du nœud ; ces événements imprévus et créateurs de surprise, entraînant des renversements, sont comme une compensation pour la nécessité du lieu théâtral unique. Christian Delmas voyait dans les péripéties « des retournements du "pour au contre" à l’intérieur d’une situation unique, à la façon des renversements dialectiques chers à la rhétorique »53.

Sans présenter un nombre très grand de péripéties, l’évolution de l’intrigue de certaines des cinq pièces enchâssées repose sur de tels renversements de situation. Par exemple, au second acte, Pharasmane se prépare à convaincre Radamiste de lever le siège, mais celui-ci avait déjà obtenu, grâce à une trahison, la victoire. Le même Radamiste promet à son oncle de ne pas le tuer, mais à la fin il le fait étouffer, se prévalant d’un artifice de langage. Dans le troisième acte, c’est une sorte de quiproquo qui mène Antioque au suicide : il pense que l’intuition du médecin n’est qu’une feinte, alors que c’était quelque chose de réel, et que son père a tout appris sur son amour illégitime. Mais le quiproquo typique qui va engendrer le malheureux dénouement se retrouve dans l’histoire du quatrième acte : Emilie blesse mortellement sa propre femme cachée dans un bocage la prenant pour un cerf.

La crise §

Comme nous l’avons déjà vu, Gillet ne déroule pas dans les cinq pièces enchâssées, le fil de l’intrigue depuis son origine, à la manière des auteurs de tragi-comédie du début du siècle, mais il se contente d’aborder l’action assez près du dénouement. Cela n’est pas étonnant, puisque la variété des actions de la même pièce ne lui aurait pas permis le contraire et que le surgissement rapide du moment de la crise répond au besoin de concentration.

Le dénouement §

« Le dénouement doit être, dans la dramaturgie classique, nécessaire, complet et rapide »54, exigences parfois contraires et qu’il est difficile à concilier, de manière que le plus souvent on sacrifie la complétude à la rapidité. Cela est très évident dans les dénouements des cinq pièces intérieures et c’est une conséquence naturelle de la condensation de l’action ; le seul risque est celui de ne pas respecter l’exigence de nécessité. On a parfois l’impression que le dénouement ne vient pas comme une suite naturelle des événements, qu’il n’est pas conforme à la logique de l’évolution des caractères.

Ce manque, qui fait que le dénouement n’est pas vraiment déterminé par l’ensemble, est très frappant dans le deuxième acte : rien n’explique le changement soudain de Radamiste. Au contraire, son ambition démesurée aurait dû éclater à la fin, lorsqu’il est parvenu à régner, plutôt que de laisser place à des remords cuisants qui trouvent leur apaisement dans la mort. Rien dans le déroulement de l’acte n’en justifie le dénouement et les paroles de Radamiste : « Deschire les Lauriers qui couronnent ta teste, / Et monstre en te perçant de mille coups mortels, / Que le Ciel tost ou tard frappe les criminels, / Et que tousjours son bras armé pour la justice / Couronne la vertu comme il punit le vice. » (v. 836-840). Cette fin a une signification dans la logique symbolique de la pièce en ensemble, puisqu’il faut montrer que la punition du vice vient, sans exception, de l’intérieur et non pas d’une force externe à l’action. D’ailleurs, chaque acte évolue selon un schéma similaire, le héros en proie à la passion se repentit de ses actions après s’être analysé et avoir réussi à mieux se connaître, démarche dans laquelle on ressent trop l’artifice, le besoin de faire entrer la psychologie dans des cadres constants, prédéterminés.

De tous les dénouements intérieurs celui du troisième acte se soutient le mieux ; en effet, il est difficile d’envisager une autre solution pour Antioque que la mort, après avoir osé déclarer son amour coupable. Dans ce cas, Gillet a eu une bonne intuition en changeant la vérité historique, parce que le schéma moralisateur et celui qui découlerait de la logique interne de l’histoire représentée se superposent d’une manière heureuse. En même temps, ce dénouement est en accord avec les bienséances externes, celles qui concernent la relation objet-public, car un mariage entre Antioque et sa belle-mère serait inconcevable pour les spectateurs du XVIIe siècle.

Le dénouement de l’ensemble constitue le retour au point de départ, avec la seule différence qu’Arthémidore est entré dans un nouvel ordre, il a réalisé la première étape de son initiation. Outre la suggestion de symétrie qu’il apporte par cette structure circulaire, le dénouement met en scène l’auteur dramatique et, implicitement, l’acte de l’écriture. Ainsi, les quatre derniers vers de la réplique finale de l’Enchanteur sont : « Mais Adieu, souviens-toy de toutes ces merveilles, / Descris-en par tes vers les beautez sans pareilles, / Afin que nos neveux un jour en les lisant, / Y puissent rencontrer l’utile et le plaisant. » (v. 2002-2005). Comme le remarquait Marc Fumaroli pour L’Illusion comique, cela vise à la « reconnaissance du théâtre comme un art de la parole pleine, plus efficace encore que l’art oratoire puisqu’il peut se permettre de la contenir. »55

Les trois unités §

Dans quelle mesure pouvons-nous poser le problème du respect de la règle des trois unités dans une pièce à caractère fragmentaire, telle que Le Triomphe des cinq passions ? Les cinq histoires sont très différentes et le lieu de l’action change d’un acte à l’autre, de manière que chaque pièce intérieure acquiert une individualité qui la rend suffisante à elle-même, tandis que le lien qui devrait être réalisé par le cadre général s’avère assez faible, à cause de la diversité des pièces enchâssées.

À l’intérieur de chaque pièce il y a respect absolu de la règle des trois unités ; l’action tourne autour d’un seul personnage central et les événements se passent surtout sur le plan psychologique. Tenant compte des dimensions réduites qu’a chacune des cinq représentations, l’unité de temps est respectée elle aussi, on parvient même à la situation idéale où il y a identité entre le temps diégétique (de l’histoire proprement dite) et le temps scénique (la projection du premier dans la représentation).

L’unité de lieu semble aussi bien respectée, quoique la scène soit à Athènes, à Rome, dans différentes autres villes d’Arménie, de Syrie, d’Italie ou de Gaule, le temple de l’Enchanteur a la tâche d’unifier cette multitude d’espaces, les contenant tous à la fois. La didascalie de la scène 2 du premier acte nous donne une idée sur le décor initial : « On tire la toille et l’on voit un temple et ses personnages qui suivent »; le pacte fictionnel permet d’accepter les changements multiples de décor. À l’intérieur de chaque acte, la scène est marginale à l’action, permettant un respect absolu du lieu unique ; dans la scène 3 du deuxième acte, Mitridate et sa femme, Parthenie, apparaissent en haut d’un des murs du château assiégé afin de parler à Pharasmane, artifice employé dans les tragi-comédie d’après 1640, pour ne pas opérer des changements de lieu.56

Si l’on regarde la pièce dans son ensemble, démarche constamment induite au lecteur / spectateur par les retours à la situation initiale, la transgression des règles n’est plus qu’une illusion optique. Dans la mesure où l’on considère la pièce comme une seule plaidoirie de l’Enchanteur qui vise à réaliser la première étape d’une initiation (et, mutatis mutandis, une plaidoirie de l’auteur dramatique qui veut obtenir un certain effet sur ses spectateurs), il devient évident qu’elle a un lieu unique – le temple de l’Enchanteur  –, un temps unique – celui de l’expérience initiatique d’Arthémidore – et une action unique – le processus même de cette transformation intérieure du personnage. Et la fin, qui met en jeu le statut même du dramaturge, vient accentuer cette centralité, située à un niveau supérieur, d’une pièce autrement très variée.

La relation action-personnages §

Si nous traitons des personnages (ou au moins d’un aspect du problème) à l’intérieur de la disposition c’est parce qu’il existe une certaine logique de construction des personnages en relation avec les schémas d’action dans lesquels ils s’insèrent. Dans cette perspective, il faut mettre en évidence l’existence d’une dialectique héros dynamiques – héros statiques et suivre comment les différents mécanismes actif / passif se combinent dans la pièce.

Le Triomphe des cinq passions n’abonde pas en héros dynamiques, surpris en action et qui suscitent l’admiration des spectateurs. Le fils de Manlie pourrait en être un, mais sa figure n’a pas assez de force et de vigueur pour se constituer en un véritable héros cornélien, comme Horace. Radamiste, quoique élément actif de la pièce, puisque c’est lui qui déclenche l’intrigue militaire et politique, ne satisfait pas à l’exigence morale, puisqu’il ne gagne pas la bataille – qui, de toute façon, était contre toute morale – par des moyens honnêtes. Calpurnie, un possible héros, n’apparaît sur la scène qu’après avoir été annihilé en tant que force qui agit et il ne fait que subir les actions des autres ; même sa démarche discursive reste inutile.

Par ailleurs, le héros statique est assez bien représenté, la diminution considérable de l’action étant compensée par une propension de la dimension verbale. Tout d’abord, les personnages se confrontent par les discours, ils s’analysent tout en se construisant une identité de paroles et c’est toujours par le discours qu’ils expriment leur malheur, dans des formes d’« amor fati » qui atteignent le climax dans le cas d’Antioque. La manière dont les héros se construisent par le discours est peut-être l’aspect le plus intéressant de la pièce et il fera l’objet de la partie suivante, réservée à l’invention.

L’invention §

Il est évident que la disposition rhétorique, fondant l’action de la pièce, a des implications immédiates sur l’invention du sujet, qui trouve un point d’appui important dans les techniques générales du développement oratoire. La réduction au minimum des événements représentés a comme réflexe une amplification nécessaire au niveau du discours qui sera inspirée justement par les modalités classiques de la rhétorique. Comme le remarquait Thomas Pavel,

la tragédie régulière concourt ainsi à peindre l’image anti-historique d’un monde idéal dont l’énergie brute est exclue, étant exorcisée par la force de la parole. La pudeur devant l’action s’accompagne d’une insatiable envie d’énonciation57.

Cette loi de la compensation est d’autant plus fonctionnelle dans une pièce à caractère moralisateur comme Le Triomphe des cinq passions ; non seulement l’Enchanteur se livre à des discours avec une finalité pédagogique prononcée, le même rôle est dévolu tour à tour, à l’intérieur des pièces enchâssées, à plusieurs personnages ( soit ceux qui se heurtent aux héros dominés par une passion, soit, à la fin de chaque acte, ces héros mêmes, lorsqu’ils se rendent compte de leur égarement.)

Stratégies persuasives d’une expérience initiatique §

La question de l’autorité demeure essentielle dans Le Triomphe des cinq pasions, puisqu’il s’agit d’une pièce qui met en scène le processus même de l’initiation. Le néophyte doit premièrement être persuadé, d’une manière directe, par les discours que l’Enchanteur tient devant lui, aussi bien qu’indirecte, par les discours que les personnages des cinq représentations tiennent les uns devant les autres. Dans cette perspective, les types de discours employés se révèlent très significatifs ; qu’on les analyse au niveau de la macrostructure ou de la microstructure, ils s’inscrivent d’une manière plus ou moins évidente dans les modèles offerts par les trois genres rhétoriques. Car au XVIIe siècle les règles de la rhétorique fonctionnent tout aussi bien pour les œuvres littéraires que pour l’éloquence proprement dite. Le choix même des sujets de l’histoire antique est conforme aux principes énoncés par Aristote dans sa Rhétorique par rapport aux exemples qu’il faut employer :

Ainsi les arguments (...) sont plus utiles à l’objet de la délibération quand on les emprunte aux faits historiques ; car les faits futurs ont, le plus souvent, leurs analogues dans le passé58 (Livre II, 1394 a).

En fait, la pièce tout entière repose sur le topos le plus souvent, l’avenir ressemble au passé qui fonde l’exemple historique59. Le sujet de l’initiation est constamment mis dans la situation de faire une démarche inductive : si pour tel ou tel personnage historique la passion a eu des conséquences catastrophiques, le même sort lui sera réservé s’il ne parvient pas à se maîtriser.

L’ensemble des cinq pièces internes a comme but d’instruire, donc de persuader Arthémidore d’adopter un certain modèle de conduite, conforme à la conception stoïcienne de l’être. Leur enjeu est constitué par la décision à prendre sur l’avenir, essayant dans ce sens de conseiller ou de dissuader une action future. Cela nous permet d’affirmer que les pièces internes relèvent du genre délibératif et, élargissant la perspective même davantage, il faut remarquer que la pièce entière appartient à ce genre rhétorique, justement parce qu’elle induit l’identification du spectateur avec le personnage d’Arthémidore, suggérant le principe de l’identité entre le passé et l’avenir.

Cependant, la démarche de la pièce dans son ensemble ne se réalise pas, au niveau de la microstructure, exclusivement par des tranches de discours délibératif ; c’est plutôt une articulation des trois genres, le judiciaire, le délibératif et le démonstratif, qui a aussi comme conséquence une interférence de ceux-ci. Ainsi, la tentative de persuader les héros – quel qu’il soit le niveau auquel ils se trouvent (dans la pièce-cadre ou à l’intérieur des histoires représentées) – à adopter une certaine attitude se fait tout en mettant en scène des plaidoyers qui à leur tour comprennent l’éloge ou le blâme, caractéristiques du discours démonstratif.

Au niveau le plus grand de généralité, les histoires de la pièce peuvent être vues comme des plaidoyers dont le vrai juge est le spectateur – tout d’abord le spectateur interne, Arthémidore, et après, le spectateur externe. Le fait n’est pas dépourvu de signification qu’il y a plusieurs scènes qui emploient la structure du procès, pas nécessairement à trois termes – les deux personnages qui plaident chacun sa cause et le troisième qui en est le juge. Le juge peut manquer, essentielle reste la présence des personnages qui accusent et se disculpent tour à tour, faisant se heurter sur la scène des conceptions différentes, des univers axiologiques divergents. En fait, on met en scène des confrontations plutôt entre des maximes concernant la conduite qu’entre des êtres en chair et en os, ce qui correspond à un genre de « conception enthymémique de l’action humaine »60.

Le cas ayant le maximum de potentiel dramatique reste celui du héros qui subit le choc des enthymèmes, étant mis en situation d’accepter des valeurs qui orientent d’une manière opposée sa conduite. Le fils de Manlie en est l’exemple parfait : il ne peut ne pas combattre, parce que cela aurait signifié être considéré comme lâche, mais il ne peut accuser son père non plus d’avoir décidé sa mort, puisqu’il n’avait pas respecté un ordre. Lorsqu’il vient devant son père, il fixe très bien les rôles à l’intérieur de cet affrontement : « Traittez moy comme juge et ne m’espargnez point, / Oubliez qui je suis, et non pas qui vous estes » (v. 142-143). Toute la scène pivote sur cette partition de rôles, qui est soit acceptée, soit reniée ; les personnages construisent leur discours (ou se construisent par le discours) à partir de cette prémisse. La fréquence des mots comme « maxime », « loi », reflet au niveau du langage du mode rhétorique employé, accentue le caractère abstrait de ce combat entre des conceptions et seulement après entre des personnages.

Le discours du fils essaie de se légitimer par l’emploi de maximes qui renvoient à un discours antérieur implicité, celui du père : « Et j’ayme beaucoup mieux qu’on me donne le blasme / D’avoir desobey pour avoir trop de cœur, / Que d’estre obeissant au despens de l’honneur ; / La naissance m’aprit cette belle maxime, / Le sang me l’a depuis fait croire legitime, » (v. 204-208), « Aussi vous me disiez pour me faire suivre, / Que qui vit sans honneur est indigne de vivre, / Qu’il faut quitter pour luy parens, amis et Rois, / Et que c’est une loy qui fait les autres loix, / Ce sont vos mesmes mots, et je vous les repette » (v. 215-219). La scène de la confrontation est intéressante aussi pour un autre aspect des stratégies argumentatives : Manlie et son fils jugent le même acte, ils opèrent avec les mêmes notions, voire avec les mêmes mots ; la seule différence, essentielle, est constituée par la manière dont ceux-ci orientent leur discours. Nous devons à ce point invoquer la notion de topos dans l’acception que lui donne Oswald Ducrot de principe argumentatif qui permet un certain type d’enchaînement. Analysant le mot courageux, il écrit :

On ne sait pas (...) ce qu’il faut entendre par courage, mais on sait qu’il faut être courageux. Ce qui revient à dire que le mot ne renvoie pas à un concept, mais à un topos, qui est, dans ce cas particulier, un principe d’évaluation des actions humaines. Appeler courageuse une conduite, c’est donner un argument pour l’approuver.61

Le fils se sert de ce principe accepté par la communauté afin de légitimer son action, toutes les sentences qu’il emploie vont dans cette direction : « qui sait vaincre autruy ne peut estre vaincu ; » (v. 178), « un grand cœur ne souffre point d’affront, / Car si nous nous perdons pour l’honneur des Provinces, / Devons nous moins à nous qu’au salut de nos Princes ? / Qui meurt bien pour autruy peut bien mourir pour soy, / Et se servir soy-mesme est la premiere loy » (v. 226-230). À la différence de son fils, Manlie ne fonde pas son jugement sur le topos plus on est courageux, mieux l’on est, il se prévaut du principe de l’autorité et de la responsabilité, déplorant le courage de son fils : « Et me fait regretter le voyant, mal-heureux, / D’avoir fait naistre un fils qui fust trop genereux, » (v. 249-250), « Je voudrois qu’il fust lasche afin d’avoir la gloire, / D’emporter sur mon sang une entiere victoire » (v. 255-256). Ce défaut de concordance entre les deux codes mène à la catastrophe ; on ne peut pas convaincre un juge de son innocence s’il ne partage pas le même système de valeurs. En fait, c’est la position du dramaturge par rapport aux récepteurs de son œuvre : il ne peut pas les influencer s’ils ne partagent pas un ensemble de croyances et de normes.

Il est intéressant de voir comment cette confrontation est mise en perspective par deux points de vue extérieurs qui ont le rôle d’apporter une image complémentaire à celle du procès proprement dit. Il s’agit des deux récits élogieux pour le fils de Manlie, distribués d’une manière symétrique : avant la confrontation de celui-ci avec son père, et après sa mort. Dans le premier, Arphace présente les exploits du fils et essaie, en vain, de justifier son acte : « L’ennemy le sçachant raprocha nos murailles, / Où vostre fils fust pris pour le Dieu des batailles, / Car faisant beaucoup plus que vous n’avez permis / Il sortit, et chargea si fort les ennemis / Qu’avec le peu de gens qui partagent sa gloire / Il rentra triomphant suivy de la victoire. » (v. 87-92). Dans le second, c’est le messager, Ipsicrate, qui raconte l’exécution du fils, récit funèbre ayant la fonction d’innocenter la victime, quoique sa mise à mort soit considéré par l’opinion publique comme un acte de justice : « Le Senat est contant, le peuple satisfait, / Car ayant par honneur fait couronner sa teste, / Que pour estre tranchée il tenoit toute preste, / Estant au pied des murs un fer en un moment / A fait cheoir ce beau corps dedans le monument. » (v. 416-420). Outre le rôle d’exposer les choses pour les faire connaître, ces exemples de discours démonstratif ont une fonction essentielle : de rappeler une valeur commune au locuteur – le personnage qui tient le discours – et à son auditoire, réalisant une adhésion plus forte de celui-ci au discours.

Le deuxième acte a comme enjeu toujours le courage, en corrélation avec le désir de régner. Radamiste parle lui aussi de courage, qu’il tient pour argument de ses actions : « Un homme genereux ne reçoit point d’effroy, / Et se rit des dangers quand il peut estre Roy, » (v. 653-654), tandis que Pharasmane (et en même temps le dramaturge) considère sa volonté de vaincre un trône par n’importe quels moyens comme une preuve de lâcheté. Dans son argumentation, Radamiste emploie, par un anachronisme fréquent dans le théâtre français de l’époque, un mot-clé du XVIIe siècle, « généreux », mais il lui donne une signification tout à fait opposée à la signification généralement acceptée. Pour lui, la générosité est plutôt une sorte de témérité, la force de surmonter tout obstacle qui peut l’empêcher d’atteindre son but ; or cela implique, dans son cas, la soumission aux passions, tandis que la vertu de la générosité consiste dans la maîtrise absolue des forces irrationnelles. Cet exemple montre la façon dont les notions sont véhiculées à l’intérieur d’une certaine stratégie discursive ; l’important, c’est de présenter sa position comme légitime, ce qui compte, c’est que le type d’argument apporté entre dans une cohérence interne du discours.

Les pièces vivent du souci constant qu’ont les héros de justifier une action ou une décision, car « les personnages tragiques n’en demeurent pas moins des êtres en procès dans leurs rapports avec autrui et avec eux-mêmes, ce qui perpétue la prééminence de la rhétorique au niveau de l’écriture. »62 Ils semblent changer tour à tour le rôle d’accusé ou d’accusateur, et même lorsqu’ils sont seuls ils ressentent le besoin d’apporter de nouveaux arguments pour l’acte qu’ils ont commis (comme Radamiste, dans la scène 7 du deuxième acte). Dans ce dernier type de situation il est évident que le rôle de juge est dévolu au public, le vrai destinataire du message.

L’illustration la plus saisissante de l’hésitation du héros entre plusieurs voies à suivre, équivalentes aux décisions à prendre, est le drame que vit Antioque. Son monologue de la scène 2 du troisième acte montre comment le moi du héros se divise en plusieurs entités abstraites, correspondant aux différentes attitudes qui se présentent à lui. D’ailleurs, tout au long de la pièce, le théâtre de la scène – fait des confrontations entre les personnages – a comme pendant le théâtre intérieur de chacun d’entre eux, à un degré maximal d’abstraction, puisqu’il s’agit là de choisir entre des passions et des vices, comme s’ils peuplaient l’univers intérieur des êtres.

Le monologue d’Antioque constitue le meilleur exemple de la mise en scène du moi ; c’est comme si le héros s’éloignait de sa propre image qu’il contemplerait de l’extérieur, essayant de s’analyser de la manière la plus objective possible : « Malheureux Antioque, helas ! pourquoy vis-tu / Ce modelle parfaict de grace et de vertu, / La belle Stratonice à qui tout est possible, / Ou bien en la voyant pourquoy fus-tu sensible ? / Que ne resistois-tu comme tu le pouvois, ? / Que ne l’oubliois-tu puisque tu le devois ?” (v. 885-890). À cette voix de la vertu et de la raison s’oppose une autre : « Non, tu ne pouvois pas songer à te deffendre / La beauté te pressoit, la vertu te fit rendre » (v. 899-900), à laquelle répond une sorte d’écho : « Oüy, tu pouvois la voir et n’en rien esperer, / Tu pouvois la servir, tu pouvois l’adorer, » (v. 905-906), « Bref, tu pouvois songer à son affection, / Mais non pas aspirer à sa possession : / Car elle est à ton pere, et quoy qu’elle soit belle, / L’honneur te deffendoit de souspirer pour elle » (v. 909-912). Pour que la fin apporte une sorte de lucidité qui, paradoxalement, se fonde sur la logique de la passion, dénonçant la capacité d’analyse comme incompatible avec le sentiment vécu : « Mais ô Dieux ! je n’abuse, et ce raisonnement / Ne pouvoit pas partir de l’esprit d’un Amant »(v. 917-918). À partir de ces prémisses il s’en suit des injonctions contraires concernant la conduite à adopter : « Ne nous plaignons donc point, aimons, ah Dieux ! que dis-je ? / Quoy, violer les loix où le devoir m’oblige ? / Quoy, vivre sans honneur ? non, ne le faisons point, / Toutefois Stratonice est belle au dernier poinct » (v. 935-938), la structure même du vers accentuant l’indécision du héros. La délibération d’Antioque repose sur un raisonnement du type dilemme, où chaque branche de l’alternative (s’abstenir à aimer Stratonice/se livrer à la passion) aboutit à une conclusion identique, ce qui entraîne la déchirure du héros, mis dans la situation de n’avoir pas vraiment le choix.

Pour lui, continuer de cacher son amour équivaut à mourir, mais l’avouer et être condamné par Stratonice engendre la même conséquence. Antioque avait en principe la possibilité d’échapper à sa passion ; il aurait pu, par exemple, s’imposer l’absence de la cour de son père, mais ce palliatif n’est qu’une illusion. En vérité, il n’a pas d’autre solution : soit il vit son amour et pour cela l’aveu est inévitable, soit il renonce à une vie sans amour, mais pour avoir cette dernière certitude, il doit toujours ouvrir son âme devant la femme aimée.

Cette propension au genre délibératif à l’intérieur du monologue est considérée par Marc Fumaroli comme une caractéristique profonde du théâtre classique français ; en fait, le monologue d’Antioque consiste dans l’évocation de ses différentes « personae » possibles, dont il devra en choisir une63. Comme cette pluralité de masques, entraînant une pluralité d’attitudes virtuelles, est contenue dans la « dramatis persona » esquissée au début de la pièce, on peut parler d’un phénomène de polyphonie à l’intérieur du moi du héros, qui correspond, au niveau de la microstructure, à la polyphonie régnante du théâtre classique, où le dramaturge n’est qu’un « orateur polyphonique »64 déployant sa rhétorique devant un auditoire qui voit seulement les fictions derrière lesquelles il se cache.

Le moment déterminant pour le parcours d’Antioque reste l’aveu, fait d’une manière détournée, qui déploie une rhétorique particulièrement intéressante du discours double. L’aveu commence en fait par le récit d’un rêve et, quoique cela ne soit qu’une ruse du héros, il laisse s’insinuer une certaine ambiguïté dans la perception de la réalité (surtout lorsqu’il s’agit d’une réalité de l’âme, essentiellement subjective). Racontant comment, dans le rêve, il avait vu une belle fille dont il était tombé amoureux, Antioque glisse peu à peu, mais pas d’une manière trop engageante, dans le plan réel : « le souvenir de ces divins appas, / Fait que je la crois voir, mesme en ne la voyant pas, / Ouy, Madame, je crois parler à cette belle, / Je pense l’adorer, je pense estre aupres d’elle » (v. 1027-1030). Si le portrait de la fille joue sur sa ressemblance avec Stratonice, à la fin la sphère du rêve vient envahir celle de la réalité palpable (ou peut-être l’inverse), suggérant ainsi l’identité : « Elle estoit en un mot de mesme que vous estes, / Et quand je l’adoray je crus que c’estoit vous ; / Mais Dieux, que je receus de pitoyables coups, / Alors que je songé pour comble de misere, / Qu’un fils ne pouvoit pas aimer sa belle mere » (v. 1062-1066). Même à ce point, Antioque continue son discours sur le plan du « comme si » et l’échange de répliques entre lui et Stratonice reste pour quelque temps à ce niveau de possibilité avant qu’il ne révèle définitivement la vérité : « Je suis ce malheureux ou plutost ce coupable. » (v. 1081). Bien qu’à l’aveu il suive une nouvelle dénégation : « demeurez, il n’est pas veritable ! / Non, non, ce n’est qu’un songe (...) » (v. 1082-1083).

Le récit d’Antioque illustre une forme de discours double, à l’intérieur duquel on assiste à une complication de la communication, d’ailleurs la relativité de la perception est accrue par la fréquence des verbes d’opinion (croire, penser) ; l’aveu proprement dit constituera l’épuisement de ces figures doubles. L’idée de faire un aveu par le biais du récit d’un rêve est très originale dans le théâtre du XVIIe siècle, qui privilégiait surtout le rêve prémonitoire, à valeur de vision funeste65. Ce qui pourrait rapprocher le rêve d’Antioque de cette variante typologique serait le parallélisme entre le contenu du rêve et la réalité immédiate, la projection voulue de l’illusoire dans le réel (le héros voudrait pouvoir aimer Stratonice comme si elle était la belle fille du rêve et non pas sa belle-mère). La spécificité de l’épisode est donnée surtout par la référence constante à la réalité et par l’alternance continuelle des deux plans.

Le dilemme comme type de raisonnement marque l’évolution de deux autres personnages de la pièce, Manlie et Pharasmane. Celui-là a à choisir entre ce qui lui dicte le devoir de citoyen et ce qu’il voudrait faire en tant que père ; sa réplique, « Mais Dieux, de quel combat mon cœur est assailly » (v. 122) est typique du héros tragique mis en face d’une délibération. Il prend la décision d’envoyer son fils à la mort, mais, en même temps, il se révolte contre les dures lois de l’honneur qui lui ont imposé ce sacrifice : « Ah ! Dieux que de douleur je sens à me contraindre ! / Va-t’en, maudit honneur, je ne sçaurois plus feindre, / Tu m’as faict trop souffrir, non, non, je veux parler » (v. 401-403).

Le choix de Pharasmane est inverse, il ignore des préceptes moraux afin d’aider son fils à conquérir un royaume. Mais il chancelle lorsque son frère essaie de le convaincre d’arrêter la guerre et de lever le siège, dans la scène 3 de l’acte II. L’argument présenté par les deux parties est toujours celui du « sang », des liens de parenté ; Pharasmane justifie ainsi sa faiblesse (« Lors le sang m’obligeant à ne m’en point deffaire, / Je sortis de l’orage en y poussant mon frere », v. 511-512), Mitridate et Parthenie, à leur tour, invoquent « ce mesme sang dont vous voulez la perte » (v. 583) pour le persuader d’adopter l’attitude contraire : « Escoutez donc l’amour qui par ces belles larmes / Vous commande aujourd’huy de mettre bas les armes » (v. 551-552).

Les scènes des remords par lesquelles finissent sans exception les pièces intérieures ont un rôle déterminant pour la signification de l’ensemble. Elles ont toutes le même développement, un changement subit se produit dans l’esprit du personnage, parfois sans aucune motivation psychologique qui le soutienne ; il blâme sa passion, qui acquiert ainsi une sorte d’individualité concrétisante, presque à la manière des allégories médiévales qui faisaient incarner les notions abstraites. Un autre motif qui revient dans les discours des personnages qui se repentent d’avoir été trop faibles devant la passion est l’accusation du destin qui a pu causer cet égarement : « O rigueur du destin captive imperieuse ! / Qui des Roys et des Dieux te rends victorieuse, / Jamais rien ne te touche, et tu ne voudrois pas / Une fois seulement retourner sur tes pas : » (v. 1944-1947) s’exclame Bisathie après avoir vu qu’elle ne pouvait plus rien faire pour changer une décision prise trop à la hâte. Ainsi, les héros, tout en reconnaissant leur faute, donnent une justification transcendantale, plus ou moins valable, à leurs actes ; il reste toujours cette sorte de soupape qui leur permet de n’être pas complètement coupables aux yeux de l’auditoire. De même, ce type de discours correspond à la stratégie argumentative typique du genre démonstratif qu’est l’amplification ; les héros projettent leur drame intérieur à des dimensions qui dépassent leur humble condition, en fait, ils sont des types qui agissent et existent afin d’illustrer un modèle général.

Les dialogues de l’Enchanteur et d’Arthémidore après chaque représentation d’une passion ne sont que des reprises, à la manière des variations musicales sur un thème, de ces remords, faites de la perspective de celui qui peut encore agir sur soi-même. Ce qui se répète comme un leitmotiv dans les interventions du néophyte pour lequel les pièces intérieures sont jouées, c’est la confirmation du fait que leur leçon a été bien assimilée, signe du degré maximal d’adhésion : « Ouy, je reconnois bien que cette ambition / Ne nous peut apporter que de l’affliction, / Que nous nous abusons d’y fonder nostre attente, (...) » (v. 841-843) ou « Je connois maintenant la force de ces flâmes, / Qu’un indiscret amour allume dans nos ames, / Je sais qu’il est aisé d’en triompher d’abord, » (v. 1257-1259) ou bien « Ouy, tirant profit de ces enchantemens / Je commence à quitter mes premiers sentimens, / Je commence à veoir clair au travers des tenebres, (...) » (v. 1595-1597).

Les analyses que nous avons faites montrent le fait que les conflits de la pièce existent presque exclusivement par le verbe ; l’affrontement entre les personnages demeure en premier lieu au niveau des paroles, d’où la structure de débat qu’ont les scènes, la présence constante du confident – rôle créé pour donner occasion au déploiement verbal – et les nombreux monologues, prétexte de mise en scène du moi dédoublé. Nous allons continuer notre analyse rhétorique en changeant de point de vue, c’est-à-dire en nous concentrant sur l’effet du discours sur son auditoire et, implicitement, sur les différentes façons d’identification mises à l’œuvre par le texte.

Les preuves de la rhétorique et le discours théâtral §

Il y a trois types de preuves qui constituent l’argumentation chez Aristote, la preuve éthique, relative à l’image que l’orateur doit donner de lui même afin de disposer favorablement l’auditoire, la preuve pathétique, qui concerne les passions mobilisées chez l’auditoire pour obtenir son adhésion, et enfin, la preuve logique, qui relève de l’ordre propre du discours. Ces trois preuves correspondent, pour Cicéron, aux trois devoirs de l’orateur, plaire, émouvoir, respectivement démontrer.

La preuve éthique, désignant l’image morale de l’orateur et l’effet de cette image sur l’auditoire, présente une grande importance pour tout discours persuasif : « Nous nous en rapportons plus volontiers et plus promptement aux hommes de bien, sur toutes les questions en général (...) »66 (1356 a) dit Aristote dans le « Livre premier » de la Rhétorique ; Quintilien lui aussi va accentuer la nécessité que l’orateur soit un homme de bien qui cultive sa vertu. Si l’on analyse la situation de discours dans le cadre du Triomphe des cinq passions, on se rend compte que l’ethos est la condition essentielle du processus de persuasion. Premièrement, Arthémidore va chez l’Enchanteur le reconnaissant comme une sorte d’instance suprême qui peut lui donner le salut, puis il se laisse convaincre surtout pas l’autorité morale que celui-ci présentait. Cependant les mœurs ne se manifestent pas d’une manière explicite, mais à un niveau implicite du discours, c’est plutôt une technique du discours et non un auto-portrait de l’orateur, parce que – et cela se confirme à tous les niveaux de la pièce – le discours a la force de l’acte, il agit sur l’auditoire par sa force signifiante.

L’ethos s’articule nécessairement au pathos, la représentation de la vertu est réalisée en vue d’induire certaines émotions chez l’auditoire, ce qui constitue la seconde preuve rhétorique subjective. Cette mobilisation des passions de l’auditoire se réalise principalement par une représentation de comportements ou actions qui pourraient déclencher la passion souhaitée chez le récepteur. Ce n’est qu’en connaissant la typologie des passions oratoires, très bien illustrées par l’Enchanteur dans sa démarche initiatique, et des caractères, que l’on peut bien persuader, parce que c’est par le biais de cette connaissance que l’on parvient à définir une doxa, nécessairement commune à l’orateur et à son auditoire.

Cette norme se trouve à la base de la codification littéraire des passions et des caractères, entreprise par Aristote dans le Livre II de sa Rhétorique et qui est l’un des fondements de la littérature classique. Là il définit la passion comme « ce qui, en nous modifiant, produit des différences dans nos jugements et qui est suivi de peine et de plaisir »67(1378 a) et il donne d’amples caractérisations de quelques passions.

Les personnages du Triomphe des cinq passions s’inscrivent dans cette convention psychologique instituée, leur comportement semble être une sorte d’invariant répondant à des exigences de typologie qui dépassent le niveau strictement individuel. Par exemple, Aristote consacre un chapitre entier à la colère, où il en définit la manifestation ; le personnage de Bisathie correspond très bien au modèle psychologique qu’il y ébauche. Tout d’abord, il met en relation cette passion avec le plaisir que donne l’espoir de se venger d’une marque de mépris (dans le premier livre de la Rhétorique la vengeance était énumérée parmi les choses agréables). Puis il essaie de passer en revue d’une manière exhaustive toutes les situations des individus susceptibles de vivre cette passion : « les malheureux, les amoureux, (...), et généralement tous ceux qui éprouvent un désir passionné sans pouvoir le satisfaire, sont enclins à la colère et à l’emportement. »68 (1378 b). Bisathie est la femme amoureuse qui pense avoir été abandonnée et trahie et qui ne vit que pour se venger, mais comme les passions sont souvent liées d’une manière antithétique, sa haine qui avait suivi l’amour se transforme de nouveau en amour, inversion radicale qui régit la représentation passionnelle dans la pièce. Quant à l’envie, il montre que les ambitieux sont d’habitude plus portés à ressentir cette passion, ce qui est précisément le cas de Radamiste.

Au XVIIe siècle l’ouvrage de poétique qui traite le plus des passions qu’une pièce de théâtre doit représenter est La Poétique de La Mesnardière, paru en 1639. Il avance l’idée que les passions provoquées par la tragédie constituent la partie la plus importante du poème, car les tragédies les plus pathétiques sont aussi les plus agréables. L’accent y est mis sur le processus de communication des passions du dramaturge à ses récepteurs ; l’idéal serait que le poète éprouvât les passions qu’il veut inspirer :

les Passions violentes et naïfvement exprimées passent d’une ame dans l’autre (...) Le poète se les figure avec tant de réalité durant la composition, qu’il ressent le Jalousie, l’Amour, la Haine et la Vengeance avec toutes leurs émotions, tandis qu’il en fait le tableau.69

Ce n’est que grâce à ces représentations que l’on aboutit aux passions considérées comme théâtrales par excellence, la crainte et la pitié, dont nous allons parler plus loin.

Enfin, la dernière preuve rhétorique, la preuve logique, procède du discours démonstratif même ; elle suppose l’existence d’une capacité persuasive intrinsèque au langage, repérable au niveau de l’enchaînement argumentatif. C’est ce qui concerne les nombreux enthymèmes et raisonnements en quoi, comme nous l’avons montré, la pièce abonde.

En conclusion, l’argumentation apparaît comme une opération complexe, qui trouve son efficacité dans la manière dont elle réussit à harmoniser les composantes logique, idéologique et psychologique du discours et, en plus, à y ajouter une composante esthétique grâce à laquelle la conviction se transforme en adhésion.70 Si l’on applique à notre pièce ce modèle, il résulte que l’acceptabilité idéologique – définie par la composante correspondante - concerne la réception de l’œuvre par ses récepteurs au sens large (il faut qu’il y ait une compatibilité avec la doxa des spectateurs de l’époque, sans laquelle la persuasion échoue), tandis que la composante psychologique a un domaine plus restreint d’application, visant l’acceptabilité effective par l’auditeur particulier, le spectateur particulier qui est Arthémidore. La liaison serrée entre ces deux composantes est un argument de plus pour voir dans ce personnage le prototype même du récepteur, une sorte de spectateur abstrait dont les réactions sont à souhaiter de la part du spectateur concret aussi, qui est invité, par ce mouvement, à l’identification d’attitude et de comportement.

Les personnages comme types §

À l’intérieur d’une littérature tellement préoccupée par la soumission à un code et l’adéquation à des conventions généralement acceptées, il n’est pas étonnant que les héros entrent dans une typologie stable des rôles dramatiques. Leurs caractères et relations sont précodifiés ; Aristote reste à ce sujet aussi l’autorité qu’il faut suivre, ses descriptions de mœurs dans la Rhétorique esquissant les paradigmes peuplés par les héros de toute pièce de théâtre du XVIIe siècle.

Le Triomphe des cinq passions n’en fait pas exception et une analyse des modalités de construction des personnages en parallèle avec les préceptes aristotéliciens concernant les mœurs le révèle d’une manière péremptoire. Considérées par La Mesnardière comme « le Principe du bonheur ou de l’infortune », « le terme général d’où partent nos actions »71, les mœurs sont puisées de quelques sources importantes, l’âge, les passions, la fortune présente, la condition de vie, la nation et le sexe.

Aristote accentue tout d’abord l’âge ; la caractérisation qu’il donne de la jeunesse est particulièrement intéressante pour notre analyse, parce qu’on y retrouve des schémas d’action et des ressorts psychologiques propres aux héros de chacune des cinq pièces illustratives. « Sous le rapport des mœurs, les jeunes gens sont susceptibles de désirs ardents et capables d’accomplir ce qui fait l’objet de ces désirs. En fait de désirs corporels, ils sont surtout portés à écouter celui qui se rattache aux plaisirs de l’amour et ne peuvent le maîtriser. »72 (1389 a), remarque valable pour tous les amoureux de la pièce, Antioque, Martiane, Bisathie. Le tableau des mœurs continue avec l’étude des tendances : « Ils sont enclins à la colère et à l’emportement, toujours prêts à suivre leurs entraînements et incapables de dominer leur fureur. »73, ce qui fait le malheur de Martiane et de Bisathie, héroïnes qui suivent leur premier instinct. « Ils ont le goût des honneurs, ou, plutôt, de la victoire ; car la jeunesse est avide de supériorité, et la victoire en est une »74, caractéristique qui, tout en étant la source de la faute tragique, est envisagée d’une manière plutôt positive dans le cas du fils de Manlie et négative dans celui de Radamiste. De toute façon, le développement tragique virtuel est ébauché dès ces caractérisations générales : « Leurs fautes proviennent toujours de ce qu’ils font plus et avec plus de véhémence qu’il ne convient, en dépit du précepte de Chilon, car ils exagèrent tout (...) »75 (1389 b). En effet, les cinq actes sont construits autour de l’idée centrale de la démesure, de l’exagération dans une conduite, dans un sentiment ; on pourrait dire que la faute des héros ne consiste pas dans le fait d’aimer, d’être ambitieux ou jaloux, mais dans la persévérance, malgré tous les signaux venus de l’extérieur, de suivre une voie qui s’était avérée fallacieuse.

Quant aux hommes dans la force de l’âge, ils se caractérisent, à la différence des jeunes, par la tempérance ; c’est au nom de cette tempérance qu’agissent Manlie ou Pharasmane, mais à la fin elle n’apparaît pas comme une vertu, la suggestion la plus inquiétante de la pièce étant peut-être le fait que, même lorsque l’on essaie de ne pas tomber en proie à la faiblesse ou à la vanité, on peut agir, d’une manière plus ou moins consciente, en esclave des forces irrationnelles qui nous guettent.

C’est toujours La Mesnardière va développer une théorie des effets de la passion sur l’esprit humain et réfléchir implicitement à la façon dont il faut représenter au théâtre les héros tyrannisés par les passions. Comparant l’imagination avec un miroir dans lequel l’âme reconnaît les différentes espèces des choses, il interprète d’une manière métaphorique l’action des passions :

Mais lors que quelques fumées infectent la pureté de ce crystal merveilleux où nos Sens se vont décharger des espèces qu’ils ont tirées des choses materielles, nôtre ame n’y voit plus alors que des images confuses, desordonnées et difformes : ainsi que nôtre visage paroist monstreux dessus l’eau, si elle est agitée du vent lors que nous nous y regardons. (...) les Passions violentes font à nôtre Entendement ce qu’est une vapeur épaisse à nôtre Imagination, et ce qu’est l’agitation à l’eau qui nous sert de miroir.76

L’une des conclusions immédiates pour le discours théâtral sera l’adéquation entre une passion et un style, le fait qu’il faut individualiser les héros par leur manière de s’exprimer qui soit en concordance avec les émotions qu’ils éprouvent ; mais cet aspect, quoique découlant de l’invention, relève plutôt de l’élocution.

Un autre élément important dans la construction des rôles dramatiques est représenté par les relations de parenté existant entre les personnages. Le conflit de chaque pièce a cet enjeu, il éclate à l’intérieur d’une famille, soit entre père et fils – mais avec une extension au niveau de la cité, parce qu’à l’âge classique la société emprunte l’image d’une famille à une plus grande échelle –, comme dans le premier acte ; soit entre deux frères et, implicitement, entre père et fils, respectivement entre oncle et neveu, comme dans le second acte ; soit de nouveau entre père et fils, mais se basant sur une rivalité amoureuse, dans le troisième acte ; soit à l’intérieur du couple, comme dans les deux dernières pièces enchâssées. Cette constante perversion des relations de proximité et des liens entre les individus, qui peut aller jusqu’à des manifestations de grande violence, d’autant plus perçantes, est conforme toujours à un idéal aristotélicien, concernant la meilleure façon de susciter la crainte et la pitié par l’agencement des faits : « les cas où l’événement pathétique survient au sein d’une alliance, par exemple l’assassinat, l’intention d’assassiner ou toute autre action de ce genre (...) ce sont ces cas qu’il faut rechercher. »77 (1453 b).

Il en résulte une structuration récurrente des conflits autour de tels couples antagoniques, un affrontement qui exploite le thème du double sous l’angle de la lutte entre des forces contraires, chacune exposant son argumentation. Cette spécificité de construction des intrigues de la pièce tient aussi d’une perspective allégorique qui régit la représentation des héros aussi bien que de leurs actions, car « les personnages, tout autonomes qu’ils sont, demeurent en quelque façon conçus comme les "figures" de forces psychiques antagonistes, susceptibles de s’hypostasier en divinités. »78 Le titre même de la pièce contient une suggestion allégorique, car les passions sont élevées presque au rang de divinités ; de toute façon, leur force est extrême, l’individu est dépourvu de tout moyen de défense contre leur tyrannie, quoique devant lui s’ouvrent, en principe, d’autres choix. L’allégorisme psychologique représente, en fait, l’essence de la pièce ; son « efficacité » en tant que leçon de morale ou représentation fictionnelle repose sur l’acceptation de cette convention de départ. De même, il joue le rôle d’intégrer des sujets historiques moins connus dans un système de valeurs qui transgresse l’histoire, ce qui équivaut à une consécration de la matière d’invention.

Enfin, les héros doivent, afin d’être reçus comme véritables personnages de tragédie, satisfaire à une dernière condition imposée par Aristote qui de nouveau fixe le portrait du héros idéal : « c’est le cas d’un homme qui, sans être incomparablement vertueux et juste, se retrouve dans le malheur non à cause de ses vices ou de sa méchanceté, mais à cause de quelque erreur »79 (1453 a). Systématiquement, les héros de la pièce, coupables soit de fautes médiocres, comme la jalousie de Martiane, qui ne nuit qu’à elle-même, soit de grandes fautes contre les proches, comme Radamiste et même Bisathie, donnent le blâme à une force qui les dépasse, le destin qui les a jetés dans le torrent passionnel. Mais c’est plutôt une stratégie discursive qu’une vérité qui se soutienne par le développement du sujet ; les seules forces qui décident du sort des héros sont leurs passions, identifiées de plus en plus à la Fortune. Cette intuition de la psychologie individuelle nous semble l’un des aspects les plus intéressants de la pièce, par la suggestion – qui s’insinue malgré le ton optimiste que l’auteur veut donner à la fin, en représentant la victoire de l’individu sur les passions – que les forces déployées par l’homme pour enfreindre ses tendances irrationnelles sont extrêmement faibles. Par ailleurs, la dramaturgie de Racine va illustrer surtout ce côté de l’être humain dont le destin est décidé par la logique du cœur et non pas de la raison.

Les passions au théâtre §

Au théâtre, l’émotion présente cette particularité qu’elle s’inscrit dans un processus circulaire : d’un côté, dans la construction des personnages on tient compte d’un ensemble de critères imposés par le public, de l’autre côté, le public doit partager les émotions que ressentent les personnages. Pour que la purgation des passions, l’argument essentiel en faveur de la moralité du théâtre, se produise l’identification héros - public est la première exigence ; en fait c’est dans ce sens que l’on parle de héros tragique idéal.

Le Triomphe des cinq passions met en scène le processus de la purgation des passions par l’expérience d’Arthemidore ; les cinq histoires représentées lui provoquent certaines émotions afin de mieux chasser ces mêmes émotions ou d’autres, encore plus dangereuses. Il ressent de la pitié devant les malheurs de ses semblables, mais l’identification avec ceux-ci le mène à éprouver aussi la crainte qu’il n’aboutisse à la même fin qu’eux. Dans la première scène de l’acte V, il présente le type de fonctionnement de cette identification : « Je fais reflexion de moy sur ces grands hommes, / De leurs folles erreurs sur celles où nous sommes, / Et reconnois enfin que si je vis comme eux / Rien ne peut m’empescher d’estre moins mal-heureux » (v. 1601 – 1604). C’est la preuve la plus édifiante de la vraisemblance des représentations, le moyen d’obtenir l’adhésion du public (et en ce qui concerne les spectateurs extérieurs, l’induction est double, leur adhésion est suggérée par celle d’Arthemidore).

Le texte aristotélicien qui traite des passions excitées par la tragédie, « une imitation (...) qui par l’entremise de la pitié et de la crainte, accomplit la purgation des émotions de ce genre »80 (1449 b), n’est pas tout à fait clair, parce qu’on pourrait penser que la purgation concerne seulement la crainte et la pitié. Or notre pièce a comme but de purger des passions beaucoup plus diverse, la crainte et la pitié suscitées ne sont qu’un moyen. En fait, comme le montre John D. Lyons, l’expérience et l’émotion du spectateur sont qualitativement différentes de celles du personnages (la pitié ressentie par le spectateur n’est pas le reflet de la pitié du personnage, mais elle est provoquée par des émotions comme l’amour ou l’ambition) ; c’est plutôt la quantité d’émotion qui rapproche personnages et spectateurs.81

L’élocution §

Marc Fumaroli est d’avis que les passions sont « moins des faits psychiques que des modes du verbe »82, ce qui nous conduit vers la troisième partie de la rhétorique, l’élocution. Une fois acceptée l’analogie entre le personnage de théâtre et l’orateur, la question des styles employés par celui-là – en fait, maniés par le dramaturge – devient extrêmement importante, car, comme le montrait Quintilien, « un véritable orateur emploiera tous les genres de style »83. À cela s’ajoutent des exigences supplémentaires qui découlent des caractéristiques du texte théâtral, qui, selon Pierre Larthomas, doit être « le fruit d’un compromis entre le souci de concision d’une part, et d’autre part, la nécessité de mettre en valeur les éléments les plus importants ».84

Si nous examinons les discours des divers personnages du Triomphe des cinq passions, nous allons remarquer la manière dont les trois styles de la rhétorique, le style simple, fondé sur la sobriété, le style moyen, caractérisé par la fluidité et par un certain charme, et le style grand, remarquable par son ampleur et sa gravité, se combinent. Entre la violence des échanges verbaux de Pharasmane et de son fils et les répliques touchantes de la scène entre celui-là et son frère il y a une grande différence, tout comme entre le langage de la passion d’Antioque, hésitant et conscient de sa culpabilité, et celui de Bisathie ou de Martiane, toutes les deux déchaînées dans leurs accusations. D’ailleurs, pour Cicéron le véritable style attique – qui demeure l’idéal au XVIIe siècle aussi – est souple, varié, constamment adapté à son objet et à son auditoire.85

Ce type d’adaptation style-situation (éventuellement, personnage) ne signifie pas variété ; le langage de la littérature classique est tellement stylisé, que l’on retrouve des unités phraséologiques récurrentes, des répétitions significatives de certains termes, des constructions syntaxiques qui reviennent. Il y a tout au long de la pièce des rimes qui se répètent, phénomène explicable aussi par le désir de mettre en évidence quelques mots-clé dans une position forte (soit à la rime soit à la césure) : armes / larmes, bonheur / honneur, envie / vie, flamme / âme, fort / transport, mémoire / gloire, victoire / gloire, etc., l’effet étant même plus subtil lorsqu’à la rime il y a un nom propre : supplice / Stratonice.

Accentuant la spécificité de l’alexandrin comme instrument du dialogue théâtral, William D. Howarth attire l’attention sur l’un des effets les plus frappants, inexistant en prose : le vers divisé entre deux interlocuteurs, pour accroître la tension dramatique ou pour exprimer l’accord ou le désaccord entre deux personnages.86 Cette situation, qui représente une sorte de contrepoids des longues tirades, est assez fréquente dans la pièce de Gillet et elle répond aussi à une exigence profonde du langage théâtral, plus précisément à son caractère enchaîné. La scène 4 de l’acte III en offre quelques exemples éloquents :

ANTIOQUE : Qu’auriez-vous fait ?
STRATONICE : et vous ?
ANTIOQUE : recherché mon bon-heur,
J’aurois suivy l’amour,
STRATONICE : j’aurois suivy l’honneur,(...)
ANTIOQUE : Encor par quel moyen ?
STRATONICE, en s’en allant : par mon esloignement,
ANTIOQUE : Quoy, vivre sans pitié ?
STRATONICE : quoy, souffrir un amant ? (v. 1071-1076).

Toutes les analyses que nous avons faites dans ce chapitre montrent qu’il y a une relation directe entre la réduction progressive de l’action et l’augmentation du spectacle des mots et de la structure ; la conscience des relations existantes entre théâtre et rhétorique tend à s’imposer de plus en plus aux dramaturges : « l’œuvre théâtrale des irréguliers, aussi bien que des réguliers ne peut se révéler qu’un texte d’application rhétorique. »87

Le jeu baroque et la découverte de soi §

L’époque à laquelle Le Triomphe des cinq passions est écrit se caractérise par le désir de constituer une esthétique à partir de tendances contraires, en mêlant des éléments apparemment incompatibles dans une seule vision. Le classicisme et le baroque y coexistent, ils « se regardent en ennemis, mais comme on le fait dans une famille, ils s’opposent avec un air fraternel »88, une « esthétique du composite et du changement »89 va de pair avec les exigences classiques de simplicité. Même la lutte entre régulier et irrégulier, loin d’être faite d’oppositions catégoriques, apparaît plutôt comme une évolution lente et sinueuse. Cette esthétique des années 1630-1640 est tout d’abord jugée moderne ; quoique les auteurs acceptent qu’il faut s’étayer sur le passé, l’argument de la nouveauté de leur création tend à l’emporter sur celui d’observance des règles imposées par la tradition. Ainsi, dans l’Advertissement au lecteur de la pièce, Gillet affirme : « J’ay pris mes mesures selon celles du Poëme Dramatique, et dans toute cette multitude je n’en ay choisi que cinq dont j’ay fait les cinq Actes », mais il soutient que « la liberté est la mere nourrice de la Poësie » et mentionne comme une qualité importante de sa pièce sa nouveauté.

D’un côté, c’est l’esthétique de la tragi-comédie – genre irrégulier, qui pour s’imposer va se faire de plus en plus obéissant aux règles – qui mène à cette situation ambiguë des créations dramatiques hybrides, classiques par certains aspects, mais loin de respecter toutes les préceptes de cette doctrine. De l’autre côté, c’est la vision baroque du monde, qui envahit l’espace de l’œuvre littéraire, constituant le contrepoids des exigences classiques, qui va aboutir à des formes littéraires tout à fait particulières, pour ne pas mentionner le nombre de thèmes et motifs qu’elle fournit.

Le Triomphe des cinq passions témoigne de cette articulation des éléments classiques et baroques ; par son caractère fragmentaire, la pièce offre l’image d’une multiplicité dominante, mais sans que cela implique l’éparpillement, parce que l’on ressent constamment le désir de convergence, de rapporter le fragment à un tout. La structure, quoique ouverte, reste néanmoins l’une des préoccupations les plus importantes du dramaturge, autrement les différentes histoires représentées seraient dépourvues d’efficacité, le spectateur se perdant dans le labyrinthe des épisodes. On peut très bien appliquer à la pièce de Gillet la remarque de Giovanni Dotoli sur la pièce baroque, qui « se dilate, multiplie les centres d’intérêt, en élargissant le sujet, en éliminant la hiérarchie rigide des héros et des intrigues, en admettant la différence des tons. »90, mais il faut garder à l’esprit que la multiplicité signifie aussi unité de l’ensemble.

Afin de mettre en évidence la spécificité de la pièce, nous allons suivre ce qui rapproche Le Triomphe des cinq passions des aspects les plus caractéristiques de l’esthétique baroque.

Le théâtre de la conscience §

L’une des innovations de la littérature baroque par rapport aux époques antérieures consiste dans une vision particulière du héros, qui n’apparaît plus comme un monolithe, en dehors de toute oscillation, mais qui est scindé, déchiré entre divers attitudes possibles et, le plus souvent, contraires. Cette perspective sur le moi correspond à (et dérive de) une vision générale du monde régie par des termes antinomiques et placée sous le signe de la décomposition. Comme le montre Adrian Marino,

le même antagonisme reparaît sur le plan psychologique, mû par des forces en état de perpétuelle tension (raison et passion, esprit et sens, corps et âme), ayant pour note dominante le dédoublement et l’intériorisation – des notes « modernes »91.

Les personnages du Triomphe des cinq passions s’encadrent très bien dans ce paradigme du héros dédoublé ; ils chancellent entre la voix de la raison et celle de l’instinct et à la fin c’est la passion qui l’emporte. La désintégration du caractère est représentée le mieux dans le cas de Manlie, dont la personnalité subit un choc profond lorsque, ayant à choisir entre la voix de la nature et celle de l’honneur, il choisit de suivre le code de l’honneur. La décision n’est pas du tout prise facilement et elle ne s’impose pas avec la force de l’évidence ; aussi Gillet s’évertue-t-il à montrer tout le processus de l’analyse de soi que produit chez Manlie la nécessité de décider du sort de son fils, la manière dont il s’expose après avoir donné la sentence. Après avoir dit à son fils : « Puisque l’honneur le veut, je ne suis plus ton pere » (v. 244), il maudit dans un long monologue son obéissance à cette notion abstraite, ayant l’intuition qu’au fond elle cache toujours une passion : « Ingrat et lasche objet, fille de vanité, / Qui produits la folie et la temerité, / Source de la discorde, importune censuë / Qui te nourris du sang de ceux qui t’ont conceuë ? » (v. 301-304).

L’exemple typique de faiblesse et de déchirure du moi qui va jusqu’aux dernières conséquences est Antioque ; il oscille tout le temps entre faire ou ne pas faire l’aveu à sa belle-mère, ce qui équivaut à se livrer à la passion, respectivement, à essayer de la maîtriser. Même au moment où il fait l’aveu, il a recours à un stratagème, présentant tout comme si c’était un rêve. Mais la scène qui représente d’une manière symbolique son impossibilité de se fixer dans une attitude est celle où Pericles lui dit que Stratonice veut le voir. Sa réponse est une succession de phrases antinomiques : « non, reviens, dis-luy la verité, / Ne dissimule rien, mais ô Dieux ! je m’abuse, / Non, je ne la puis voir, dis luy qu’elle m’excuse ; / Cours, r’approche, va-t’en, demeure, n’en fias rien, / Dis-luy, ne luy dis point, mais ne sçay-je pas bien / Qu’il faut que je la voye et que je l’entretienne » (v. 954-959). Ses hésitations, preuve de son drame intérieur, montrent que le héros n’est jamais un et entier ; l’image d’une décision facile à prendre, parce que unique, évidente et dictée par une volonté forte se dissipe peu à peu. Ce qui met en question la notion même de héros.

Le drame intérieur réside moins dans le fait d’élire entre plusieurs options, mais dans le doute douloureux qui précède nécessairement toute décision, la rendant déchirante. Dans cette constante dualité du héros Alejandro Cioranescu voyait l’une des caractéristiques essentielle de la nouveauté de l’esthétique baroque :

El alma es una, pero se ve hasta qué punto la resulta difícil mantener su equilibro ; todavia logra ser heroica, pero con el precio del sacrificio que sabemos, y que, a pesar de todo, no logra eliminar la fundamental duplicidad del corazón.92

(L’âme est une, mais l’on voit jusqu’à quel point il s’avère être difficile d’en maintenir l’équilibre ; elle réussit toujours à être héroïque, mais avec le prix du sacrifice que nous connaissons et qui, malgré tout, ne parvient pas à éliminer la duplicité fondamentale du cœur, nous traduisons.)

Ce choc continuel entre les volontés opposées renfermées dans un seul cœur reste peut-être le côté le plus intéressant de la pièce, surtout parce qu’il va au sens contraire des leçons de morale qu’elle véhicule, suggérant la faillite de la conception d’une seule volonté qui occupe une place centrale dans la conscience des héros. Au contraire, leur esprit se trouve sous le signe d’une mobilité extrême, et on pourrait très bien y invoquer la remarque de Thomas Pavel sur l’âme des personnages cornéliens, « elle-même organisée comme un théâtre sur lequel la vie intérieure se décompose en une multitude d’homuncules, chacun figurant une qualité morale »93.

La structure libre et mobile de l’œuvre est repérable aussi au niveau du conflit, qui existe justement par le mouvement entre les termes d’une dichotomie ; la subtilité réside dans le fait les deux trajectoires possibles qui en résultent ont un point de convergence. Celui-ci peut se placer soit au départ – dans le cas de Pharasmane, pour lequel, au début, le fait d’aider son fils n’entrait pas en conflit avec son code de conduite, ou de Bisathie, qui commence par trouver le moyen de concilier son amour pour Calpurnie et sa position sociale, équilibre qui s’avérera faible par la suite –, soit à la fin – Antioque, qu’il fasse ou non l’aveu coupable, n’a pas d’autre voie que celle vers la mort ; Manlie, quelque décision qu’il eût prise, aurait abouti à la même déchirure du moi, puisque, dans sa situation, toute décision impliquait l’annulation d’une partie de son être. Mais la mobilité des termes est accentuée même davantage par le constant retour en arrière des personnages, hantés par les remords de n’avoir pas choisi la bonne variante. Enfin, on pourrait même parler d’une décomposition de l’action dramatique par cette structure de la pièce qui multiplie les petits drames, ce qui donne l’image d’un être possible vu dans des moments isolés, des fragments d’une évolution intérieure virtuelle, en quête d’une identité.

Cependant, il faut moins chercher le naturel dans ce combat intérieur des personnages, car les mouvements de leur cœur se caractérisent plutôt par l’artificiel engendré par les codes de l’écriture. C’est toujours Alejandro Cioranescu qui est d’avis que « durante el periodo barroco, la naturaleza ha sido sustituida por el artificio, y la preocupación de la belleza por el espectáculo de las pasiones »94 (« pendant la période baroque, le naturel a été remplacé par l’artifice et la préoccupation pour la beauté par le spectacle des passions », nous traduisons). Malgré la propension incontestable de cette littérature pour l’observation du jeu des émotions et pour l’analyse du soi, rien ne justifie qu’on y voie la conséquence d’une observation des faits, mais plutôt une pure fiction – tout d’abord rhétorique –, un produit de l’imagination qui revêt des formes préexistantes.

Le spectacle de la parole §

Il existe une sorte d’isomorphisme entre la manière de construire le sujet, en le fondant sur les conflits intérieurs des personnages, et le type de discours tenu par ceux-ci. Le langage est le pendant de cette conception dualiste du monde et du moi, la mobilité de la structure profonde des œuvres trouve son correspondant dans le dynamisme prononcé du style. Comme le remarque Adrian Marino, « le style devient inégal, dynamique, plein de crescendo et de rinforzando, fleuri, orné (...), dilaté, emphatique, avec une expression actuelle "redondant" »95. Ce qui n’est pas du tout étonnant si l’on tient compte du fait que les héros vivent moins par leurs actions que par leurs paroles ; le langage devient le miroir de leur déchirement et l’unique possibilité qu’ils ont d’envahir l’espace de l’autre, de le vaincre en l’influençant.

Si l’on analyse les tirades du Triomphe des cinq passions – assez nombreuses vu la grande vogue qu’elles connaissent à l’époque – on remarque qu’elles sont structurées le plus souvent selon le procédé de l’antithèse. C’était en concordance avec l’esprit baroque de faire valoir l’alliance des contraires, la proximité paradoxale des pôles opposés, mais, en même temps, c’était le réflexe d’une rhétorique.

L’un des exemples typiques de la manière dont les héros comprennent de faire de l’oxymoron l’expression appropriée à leur vie intérieure est la longue réplique d’Arthémidore de la première scène de la pièce. Présentant sa position faible devant l’assaut des passions, il en révèle la double essence : « J’ay pour mon adversaire un ennemy si cher / Que trouvant dans ses traits un poison agreable, / Je n’ose m’en deffendre et n’en suis pas capable » (v. 42-44). Son expérience est mise sous le signe de la conjonction entre le plaisir et la souffrance ; les passions, sorte de pharmakon, remède et poison à la fois, lui font vivre la torture de l’alliance des contraires. C’est, selon l’opinion de l’Enchanteur, le degré maximal de l’illusion: « Ouy tu verras dans peu par mes divins ressorts, / Que tu suivois une ombre au lieu de suivre un corps » (v. 49-50).

Les héros ressentent le besoin de présenter leur situation sans issue toujours par le procédé de l’antithèse ; Manlie le fait d’une manière très explicite dans la confrontation avec son fils : « Et malgré le Laurier que cette main t’apreste, / Cette autre doit signer l’arrest de ton trépas, / L’une doit t’eslever, l’autre te mettre à bas, / L’une te doit donner une ample recompense : / L’autre tirer raison d’une mortelle offence, / L’une soutient le sang, l’autre deffend la loy, / L’une tient pour un Pere, et l’autre pour un Roy/ (...) / L’une deffend ma vie, et l’autre est contre moy » (v. 128-138). La symétrie de la construction syntaxique dans laquelle se moulent des notions contraires correspondant aux options possibles du personnage a le rôle d’accentuer la déchirure de l’unité.

Chez Antioque, le langage de la passion rend encore plus frappantes les associations : « Puis qu’une deïté m’a rendu malheureux ; / Je ne pouvois souffrir de plus aimables peines, / Je ne pouvois languir soubs de plus douces chaisnes / Et puisque la beauté m’a rendu son subjet, / Je ne pouvois mourir pour un plus bel objet : » (v. 930-934). Son monologue, abondant en interrogations coupées, la scène de l’aveu fait par un artifice et la scène qui précède l’entrée de Stratonice font penser à un autre personnage qui subit une déchirure passionnelle pareille, Phèdre. Elle aussi vit le drame par la parole et en fait l’image de ses hésitations.

Le schéma antithétique se retrouve dans le discours de tous les héros du Triomphe des cinq passions ; au théâtre de la conscience correspond ce spectacle de la parole, réflexe d’un plaisir de la figuration et de l’ostentation.

Le théâtre dans le théâtre §

Le plaisir de cultiver l’illusion et le dédoublement, la propension à tout ce qui signifie spectacle et théâtralité devaient aboutir à une forme extrême où les apparences, élevées au rang de réalité possible par leur insertion directe dans le monde sensible, sont cultivées de la manière la plus ostentatoire, le théâtre dans le théâtre. Par ce procédé, le théâtre se réfléchit dans son propre miroir96, le dramaturge se donnant le plaisir de penduler entre les deux niveaux différents de la réalité et de la fiction, de jouer à proprement parler avec ses créations. De même, « la pièce intérieure est la forme proprement théâtrale du dédoublement ; le spectacle devenant lui-même spectacle, le théâtre joue à ce jeu de miroirs qu’est la ressemblance. »97

Par ailleurs, la fréquence du procédé à l’époque est à mettre en relation avec une vision globale du monde en tant que théâtre ; le thème du theatrum mundi, quoique n’étant pas une invention baroque – le topos est présent chez les stoïciens98 –, connaît pendant cette période une vogue extraordinaire. L’homme vit dans un monde où il a à choisir entre les différentes possibilités d’action, mais son mouvement s’avère assez restreint par les limites imposées d’avance, ce qui le met dans une situation difficile, écartelé entre la logique de l’action et celle de la passion, entre l’être et le paraître.

Forme auto-réflexive du théâtre, le procédé se développe surtout lorsque le genre a atteint un certain épanouissement, nécessaire pour qu’il mette en discussion sa propre condition et qu’il veuille d’un côté se justifier et de l’autre accentuer sa valeur et l’importance de sa mission : « (...) le théâtre après 1630 atteint une sorte d’âge adulte ; il est naturel qu’il se regarde, se discute, se disculpe, se demande ce qu’il est ; c’est pourquoi le sujet de la comédie, c’est la comédie même. »99 En fait, le modèle du Triomphe des cinq passions, L’Illusion comique de Corneille, est premièrement une apologie du théâtre, un éloge de cet art emblématique du XVIIe siècle ; la plaidoirie d’Alcandre, dans la dernière scène de la pièce en est la meilleure preuve : « Cessez de vous en plaindre : à présent le théâtre / Est en un point si haut qu’un chacun l’idolâtre, / Et ce que vos temps voyait avec mépris / Est aujourd’hui l’amour de tous les bons esprits »100. La même idée revient, bien que moins accentuée, dans la pièce de Gillet, où Arthémidore s’exclame devant les représentations que l’Enchanteur lui offre : « Miracle des esprits et du siècle où nous sommes » (v. 466).

La structure du Triomphe des cinq passions §

Dans la pièce de Gillet le procédé du théâtre dans le théâtre occupe une place centrale, puisque les pièces enchâssées ne sont pas de simples épisodes à l’intérieur de la pièce grande, mais elles la fondent, le cadre ne représentant que six scènes où les deux personnages-spectateurs premièrement fixent par une discussion les données de départ et ensuite commentent les actions jouées. On a appelé ce type de disposition « structure chorale »101, y voyant l’héritage de la technique d’encadrement propre au chœur, avec la seule différence que les personnages qui avaient la fonction d’encadrement ont été intégrés dans l’action proprement dite de la pièce. Les pièces enchâssées ne sont pas à proprement des pièces où jouent des acteurs, mais des représentations magiques – point commun avec L’Illusion comique – qui font paraître des personnages historiques considérés comme réels ; ce que l’Enchanteur montre à Arthémidore n’est pas une suite de fictions qui tiennent pour pièces de théâtre, mais des fragments de l’existence des héros tirés des enfers.

Cependant, il y a des différences entre la technique de l’enchâssement dans la pièce de Gillet et L’Illusion comique ; celle-ci n’a qu’un seul spectacle intérieur, quoique composé de plusieurs épisodes qui tendent à être autonomes (caractéristique renforcée par l’alternance de différents types de registre), celle-là multiplie les spectacles intérieurs, qui sont des exemples historiques sans un rapprochement autre que thématique. Mais les cinq pièces enchâssées trouvent un lien fort dans le retour systématique à la situation initiale, de même que dans le fait qu’elles ont la même finalité, montrer à Arthémidore la vanité des passions et lui apprendre la maîtrise de soi. D’ailleurs, Gillet va exploiter encore une fois cette structure de pièce dans L’Art de régner, tragi-comédie qui pousse à l’extrême la dimension pédagogique, figurant la leçon de morale que donne le Gouverneur à un jeune prince pour faire de lui un monarque exemplaire. Les « scènes-entractes », qui comprennent les commentaires des spectateurs et mettent ainsi en scène la dimension de théâtralité des actions représentées, réalisent une sorte de coupure au niveau de la pièce tout entière, raison pour laquelle Georges Forestier appelle ce type de structure « enchâssement décomposé »102.

Cette structure implique une certaine organisation spatiale et temporelle à l’intérieur de la relation entre la pièce-cadre et les pièces enchâssées. Il s’agit premièrement d’un effet de perspective, parce que, le théâtre même étant contenu dans le monde, l’espace est construit par rapport à celui qui regarde les représentations. Quoiqu’elles ne soient pas à proprement parler des pièces, mais des évocations magiques, conséquences d’un enchantement, leur lieu de déroulement devient un espace privilégié, auquel les spectateurs intérieurs n’ont pas d’accès direct. Ceux-ci ont droit à la parole, donc à l’existence au théâtre, seulement devant le temple et tout au long des cinq représentations ils se retirent dans un coin de la scène, se contentant avec le rôle de regardant.

Si l’espace des représentations intérieures est contenu dans le grand espace scénique de la pièce-cadre, le même type de rapport s’institue au niveau temporel : le temps des cinq représentations est plus restreint que celui de l’ensemble, qui lui ajoute la durée des discussions des entractes. Tandis que dans les pièces intérieures on peut parler de la dichotomie temps diégétique ou de l’action/temps de la représentation, qui caractérise tout spectacle théâtral, l’identité entre les deux termes constituant l’idéal classique, dans les entractes, et par conséquent dans l’ensemble de la pièce vue comme une série de représentations, le temps de l’action tend à disparaître comme entité autonome, parce que l’action elle-même est plutôt le reflet d’une mise en scène. Le théâtre retrouve ainsi sa vocation d’art du présent, imposant aux spectateurs de la salle le présent dans lequel s’inscrivent Arthémidore et l’Enchanteur – les regardants regardés, qui à la fois sont et ne sont pas là – et, à travers leur perspective, le présent des représentations intérieures :

Gillet ayant mise en scène dans cette tragi-comédie cinq « histoires » différentes, la durée de l’action de chaque histoire intérieure ne peut pas dépasser la durée de sa représentation, et, par là même, la durée de l’action intérieure dans son ensemble coïncide avec celle de la représentation intérieure (l’évocation magique).103

Les considérations sur l’espace et la temporalité nous mènent à un questionnement nécessaire sur le statut de la fiction dans ce type de structure qu’est le théâtre dans le théâtre, tenant compte du fait que la multiplication des niveaux des récepteurs a des implications immédiates sur la réception.

Le statut de la fiction théâtrale §

L’emploi du procédé du théâtre dans le théâtre fait qu’il existe toujours dans la pièce deux niveaux théâtraux différents, ce qui donne au spectateur de la salle une double perspective ; il voit à la fois les représentations intérieures et les spectateurs fictionnels. Cela ne peut rester sans conséquences pour le spectateur réel ; voyant figurer dans la fiction dramatique son rôle – qui en principe n’appartient pas à cet univers, puisqu’il n’est pas sujet de la fiction théâtrale instituée 104–, il commence à douter de la « réalité » de la représentation. Ce qui revient à dire que l’apparition de la pièce enchâssée et la délimitation claire du cadre engendrent un doute profond sur l’idée même d’illusion ; leur existence montre à tout instant d’une façon explicite au spectateur extérieur qu’il assiste à une représentation théâtrale.

Gérard Genette signale que dans le cas de la fiction dramatique les échanges de paroles entre les personnages ont une modalité d’existence qui ressemble à celle de la conversation quotidienne, la fictionalité étant sous-entendue, acceptée par une convention. Ce mécanisme de séparation nette des mondes réel et fictionnel, entre lesquels il peut y avoir ressemblance, mais non intersection, fonctionne dans la plupart des cas, « sauf métalepse volontaire et paradoxale comme on pratique surtout au XXe siècle (et à l’époque baroque : pièce dans la pièce)105. » La transgression des niveaux provoque ce phénomène intéressant de dénégation : puisque, par les pièces intérieures, le théâtre se présente comme tel et non plus comme un fragment possible de vie dans lequel, grâce aux techniques de l’illusion, le spectateur est invité à se retrouver, le récepteur conscientise d’une manière plus forte l’irréalité du cadre, donc de l’entière situation devant laquelle il se situe. Selon Anne Ubersfeld, « le "théâtre dans le théâtre" dit non le réel, mais le vrai, changeant le signe de l’illusion et dénonçant celle-ci dans tout le contexte scénique qui l’entoure. »106, mouvement rendu possible par l’existence de deux zones scéniques à part, caractérisées par une différence qualitative essentielle.

La présence sur scène d’Arthémidore et de l’Enchanteur, acteurs et spectateurs en même temps, fait signe seulement pour le spectateur de la salle, qui a une perspective privilégiée ; théoriquement, les deux n’entrent pas dans ce jeu à la frontière fiction-réalité, les évocations magiques étant acceptées comme telles dès le début. Cependant, la fin de la pièce réalise une projection intéressante du monde fictionnel peuplé par les deux personnages et la réalité immédiate, celle du spectateur/du lecteur de la pièce ; Arthémidore apparaît dans l’hypostase du dramaturge (pendant les cinq représentations, c’est plutôt l’Enchanteur qui joue ce rôle) qui écrit la pièce qu’on vient de voir / de lire. L’identité se soutient aussi par le conseil qu’on lui donne : « Descris-en par tes vers les beautez sans pareilles, / Afin que nos neveux un jour en les lisant, / Y puissent rencontrer l’utile et le plaisant » (v. 2003-2005), or dans l’Advertissement au lecteur Gillet invoque ce précepte horatien, qu’il considère comme le principe de la conception de sa pièce. Cela équivaut à une mise en abîme, car l’œuvre y trouve son image réfléchie ; c’est comme une sorte de retour au point de départ, dans le réel, ayant le rôle d’apporter une nouvelle perspective. Partant, l’idée même d’œuvre dramatique est mise en question, et le dramaturge renforce ainsi le caractère moral de sa pièce, qui apparaît comme la suite d’une initiation à la connaissance et à la maîtrise de soi et comme une possible école de la vertu.

Significations §

Le Triomphe des cinq passions entre, tout comme L’Art de régner et leur modèle absolu, L’Illusion comique, dans la catégorie des « comédies initiatiques »107, ce qui a des implications au niveau de la distributions des rôles et de leur signification symbolique. Évidemment, les deux pièces de Gillet perdent beaucoup, en comparaison avec leur modèle cornélien, à cause du côté pédagogique extrêmement mis en relief ; en plus, dans L’Illusion comique le théâtre dans le théâtre ne reste pas seulement un procédé, employé d’une façon maniériste, il correspond à une vision plus générale du monde comme théâtre et de l’existence comme une suite des rôles à jouer. Même au niveau de la construction il y a des différences, puisque L’Illusion comique présente à l’intérieur de l’évocation magique une pièce de théâtre qui n’est dénoncée comme telle qu’à la fin, ce qui annule d’une certaine manière le type de dénégation dont nous avons parlé ou, en tout cas, le rend plus subtile.

Cependant, en ce qui concerne le symbolisme des rôles dans la pièce-cadre, il y a beaucoup de ressemblances que nous allons examiner. Tout d’abord, la présence du magicien, figure héritée de la pastorale, véritable convention dans la littérature dramatique de l’époque, et qui répond à la préférence baroque pour le surnaturel magique108 et à l’esthétique de la tragi-comédie, lieu privilégié de toute sorte de charmes qui font irruption dans la réalité. L’Enchanteur joue en même temps le rôle du dramaturge et du metteur en scène ; il est un magister ludi qui, par son travail, initie le spectateur (le lecteur), représenté dans la pièce par Arthémidore. Il ne fait pas, comme Alcandre chez Corneille, une apologie du théâtre parce que la signification et la structure de la pièce ne le permettaient pas, mais cet art est mis en valeur par l’affirmation de ses vertus cathartiques : Arthémidore parvient à la purgation de ses passions grâce aux représentations offertes par le magicien. Ce qui fait dire à celui-ci : « Apres un tel discours je ne plains point ma peine » (v. 1605). C’est l’observation que tout auteur dramatique aimerait faire sur la réception de ses pièces et en fait ce parallélisme entre la situation de la pièce-cadre et la réalité extra-scénique est suggéré par le texte même. Comme le signale Robert Nelson, « the relationship of the inner play to the outer play prefigures the relationship between the outer play and the reality within which it occurs : life »109 (« la relation entre la pièce intérieure et la pièce extérieure préfigure la relation entre la pièce extérieure et la réalité dans laquelle celle-ci survient : la vie », nous traduisons) ; cela se vérifie aussi dans la manière d’induire l’identification du spectateur avec Arthémidore (donc de lui montrer la voie vers la découverte de soi), dont nous avons déjà parlé.

La vraie tâche de l’Enchanteur est de permettre à Arthémidore de mieux se connaître, de le rendre conscient de l’enjeu de ses décisions et de comprendre les conséquences d’une certaine conduite ; les représentations sont comme des miroirs dans lesquels l’ignorant se voit lui-même, puisque le théâtre de l’époque « tend à se faire psychagogie de la conscience passant de l’obscurité à la clarté, de la dépendance à la liberté110 ». La signification dernière de la pièce réside dans le fait que la conscience acquiert sa liberté si elle suit « le principe d’une assomption des sentiments altruistes au-dessus des passions égoïstes111 » ; c’est dans ce sens que vont les dernières répliques d’Arthémidore, une fois initié : « Si je hay maintenant, ce ne sont que les vices, / Et je connois enfin ayant ouvert les yeux, / Qu’alors que l’on pardonne on imite les Dieux » (v. 1995-1997).

Dans Le Triomphe des cinq passions la démarche de l’Enchanteur est moins psychagogique – comme c’est le cas dans L’Art de régner, qui est d’un bout à l’autre une leçon des vertus monarchiques : la justice, la clémence, la générosité, la continence et la libéralité – que psychodramatique, puisque le but suivi est de « guérir » un patient le rendant tout simplement conscient de ses égarements112. C’est aussi une application de la doctrine péripatéticienne d’Aristote et une démonstration de son efficacité.

Cependant, dans les pièces de Gillet on est frappé par l’artificialité du processus de révélation de soi dont le héros est sujet. L’auteur ne semble pas préoccupé de donner une vraie vie au personnage, se contentant de le réduire à un schéma, or c’est justement ce que Corneille avait su éviter dans sa pièce ; même la constance avec laquelle, après chaque représentation, Arthémidore en montre l’effet bénéfique sur son esprit commence à sentir l’artificiel. La confiance trop grande dans l’efficacité du discours peut nuire à l’œuvre dramatique lorsque les paroles, à force d’être trop souvent répétées dans des structures figées, perdent beaucoup de leur signification.

À la recherche d’une esthétique §

Les années 1630-1640 représentent une période très importante pour la constitution de l’idéal esthétique classique ; c’est maintenant que les règles commencent à être discutées, justifiées et, surtout après 1637, à s’imposer pour tous les genres. C’est une période intéressante aussi par la variété de genres dramatiques qui se développent ; la tragédie n’avait pas encore gagné la bataille et par exemple entre 1630 et 1642 on écrit plus de tragi-comédies que de tragédies ou de comédies113. Mais à l’intérieur même du genre de la tragi-comédie il y a une évolution qui suit celle de la littérature en son ensemble, de manière que cette « citadelle des irréguliers »114, comme on la considère d’habitude, va prendre parfois des formes inhabituelles, qui l’approchent plutôt de la tragédie. D’ailleurs, Le Triomphe des cinq passions n’est nullement une tragi-comédie typique, et sa structure particulière fait que des éléments appartenant à un type d’esthétique se combinent avec d’autres complètement différents, ainsi que le résultat est une interférence d’esthétiques. Nous allons mettre en évidence par quels aspects la pièce correspond aux exigences de la tragi-comédie (quoiqu’en fait on ne puisse pas parler d’un seul modèle du genre, mais d’une évolution de la conception sur la tragi-comédie) et, de même, comment elle témoigne d’une époque où les discussions sur la constitution d’une poétique et la nécessité d’obéir aux règles étaient au centre des préoccupations des écrivains et des théoriciens (dans ce sens, une étude du type de discours préfaciel qui accompagne la pièce sera nécessaire).

Entre la tragi-comédie et la tragédie §

C’est toujours le baroque qui institue la préférence pour les genres mixtes comme la tragi-comédie, et les auteurs qui la cultivent mettront en valeur ses vertus de mouvement et d’accumulation, qui vont à l’encontre de la tradition tragique des Anciens ; d’ailleurs, cette esthétique, développée aux années 1630, va se faire du modernisme déclaré un titre de gloire.115 Sans que cela exclue le désir de se légitimer à partir de la tradition antique ; La Mesnardière, par exemple, remonte au temps pour trouver les origines de la tragi-comédie, dont il dit que c’est un « nom usité chez les Romains, et inventé utilement, puis qu’il signifie fort bien "une Aventure de Théatre, où les malheurs sont effacez par quelque bon événement". »116

D’habitude, dans la définition de la tragi-comédie, on met l’accent sur le mélange entre les deux catégories esthétiques, le tragique – qui appartient aux événements, car le péril n’est pas exclu, au contraire, la vie des protagonistes étant tout le temps menacée – et le comique, puisque la tragi-comédie finit bien. S’adressant à un public qui se soucie trop peu des règles, elle témoigne de l’apparition d’un goût nouveau, qui aimait le romanesque, la variété et la complexité de l’action. Au début, les libertés qu’on pouvait prendre étaient presque infinies : déplacer l’action à son gré, la faire durer pendant des années, mêler le tragique et le bouffon, surcharger les intrigues, et tout cela au nom du seul principe du plaisir obtenu par le spectateur.117

Le Triomphe des cinq passions ne correspond que par peu d’aspects à l’image de la tragi-comédie ; Gillet l’appelle ainsi surtout à cause de sa structure et du fait que son développement repose sur une illusion. Il met en scène la violence, tantôt la violence physique, comme dans le deuxième acte, mais pourtant bannie de l’espace scénique, tantôt la violence des passions, mais cela ne dépasse pas la limite imposée par les bienséances.

D’ailleurs, cette propension pour la violence et le pathétique donne un air tragique profond au genre de la tragi-comédie, aspect accentué dans la pièce de Gillet par le dénouement malheureux (par une mort au moins) de toutes les histoires des pièces intérieures. On pourrait même se demander dans quelle mesure la pièce reste, malgré ces caractéristiques plutôt de tragédie, une tragi-comédie. Si on la juge dans son ensemble, on se rend compte d’une autre raison du choix taxinomique de l’auteur : la pièce a néanmoins une fin heureuse pour Arhémidore, qui, grâce à une expérience initiatique réussie, apprend à maîtriser ses passions et à mieux se connaître. Cependant, il est difficile de dire si l’impression générale que donne la pièce est celle d’une confiance absolue dans la volonté humaine et dans la force de chacun de décider son destin. L’optimisme nous semble plutôt nié par le déroulement des histoires représentées et par leur logique interne ; ce qu’elles montrent, c’est principalement la faiblesse de l’homme devant les passions et sa voie inévitable vers la mort.

Ces traits du Triomphe des cinq passions s’expliquent aussi par l’évolution de la tragi-comédie, à partir de 1640, vers la régularisation et, implicitement, vers la tragédie ; la tragi-comédie romanesque est abandonnée au profit d’une nouvelle forme, la tragi-comédie de palais, qui se soumet aux exigences classiques de concentration de l’action.118 Cette option s’explique par le désir de rapprocher les deux réalités, celle de la représentation, qui est matérielle, et celle du référent fictif, afin d’imposer la conception mimétique de la vraisemblance.119 Nous allons suivre cette évolution de la tragi-comédie en comparant Le Triomphe des cinq passions et la première pièce de Gillet, La Quixaire, créée en 1638, exemple du passage entre la tragi-comédie romanesque et celle de palais.

Tout d’abord, le sujet de La Quixaire n’a pas de source antique ; l’action se passe à Tidore, la ville principale des Iles des Molluques, et elle mêle plusieurs intrigues politiques et amoureuses, dans un enchevêtrement de fils parfois très peu vraisemblable et difficile à suivre. Quixaire est l’infante de Tidore, ville occupée par les Portugais ; d’une beauté extrême, elle fait naître l’amour au cœur de tous les hommes autour d’elle, qu’ils soient ennemis de son peuple ou non. Dias, le général des Portugais, avoue sa passion sans bornes, montrant, comme dans le cas d’Antioque, que le mépris de la personne aimée ne fait qu’augmenter la force du sentiment : « Tout ainsi mon amour n’a resceu ses froideurs / Qu’afin de me causer de plus grandes ardeurs »120. C’est toujours lui qui va donner l’expression la plus perçante de l’amour-passion : « Le veritable amant doibt se perdre luy mesme / Pour suivre aveuglement la personne qu’il aime, / Et sans considerer ny peine ny tourment / N’esperer que l’honneur d’endurer constamment »121. Son confident, Pinere, qui lui donne des conseils de maîtrise de soi, est néanmoins amoureux de Quixaire lui aussi, tout comme Salame, un seigneur de Tidore. Celui-ci est un avatar d’Antioque : repoussé par Quixaire, qui a son tour éprouve un amour violent pour Dias, il prend la décision de mourir et s’évanouit instantanément ; il ne sera sauvé que par l’arrivée de sa bien-aimée.

C’est à ce moment qu’intervient l’intrigue politique ; parti pour venger la mort de son père, le frère de Quixaire est pris otage par Zayde ; la condition que celui-ci pose pour le libérer est que sa sœur, dont il était lui aussi (le nombre des amoureux semble multipliable à l’infini) tombé amoureux après avoir vu son portrait, accepte de l’épouser. Comme Quixaire le refuse, Dias s’offre d’aller combattre Zayde, la récompense étant la main de l’infante. Cependant c’est Salame qui, sans autre aide, va libérer le roi, mais la situation se complique par l’insertion d’une autre intrigue secondaire : Pinere dit à Quixaire que Dias aime Roxelane, une parente de l’infante, ce qui va la mener au désir de se venger, en donnant à Salame l’ordre de tuer Dias. À la fin, c’est Pinere qui le tue et qui après confesse son crime, le dénouement étant constitué par le mariage de Salame avec Quixaire.

On peut facilement se rendre compte de la différence de conception et de construction entre les deux tragi-comédies, chacune représentant un âge différent, quoiqu’écrites à une distance de seulement deux ans. Le Triomphe des cinq passions montre des passions toutes-puissantes et offre plutôt l’image d’un homme faible, malgré l’image optimiste de la fin, mais la modalité de construction, tendant à la concentration de l’action, réduite d’ailleurs au minimum, repose sur d’autres principes. Ce n’est plus une tragi-comédie romanesque et en fait, c’est une tragi-comédie faite de plusieurs tragédies. Cette double nature, de tragi-comédie par le cadre et par sa fin, mais de tragédie par les actions des pièces enchâssées, donne la spécificité de la pièce et fait qu’elle ne puisse pas entrer dans le modèle typique de la tragi-comédie.

Montrant que la pièce de Gillet va à l’encontre de ce qu’on a appelé « l’éthique de la gloire » chez Corneille, F. K. Dawson analyse la manière dont les personnages sont construits selon un trait principal qui consiste dans l’impossibilité d’harmoniser la pensée et l’action – condition essentielle de l’existence héroïque. Il conclut : « The bewilderment of the character, his weakness and the corresponding strength of the impulse within him, driving him on to commit actions which he would rather avoid, all have counterparts in the tragedies of Racine. »122 (« Le trouble du caractère, sa faiblesse et la force correspondante de l’impulsion à l’intérieur de lui, le conduisant à commettre des actions qu’il devrait plutôt éviter, tout cela a des équivalents dans les tragédies de Racine. », nous traduisons). Cette conclusion, quoiqu’elle puisse sembler simpliste, par l’idée de déterminisme impliquée, reflète une réalité incontestable – la pièce de Gillet témoigne d’une période de la coexistence de plusieurs conceptions du héros et du rôle de la tragédie, qui peuvent être repérées dans la préférence pour une certaine éthique Le fait de choisir une manière de construction les personnages peut néanmoins ne pas avoir une implication profonde sur le plan de l’esthétique sous-jacente ; Gillet fait agir ses héros d’une certaine façon parce que c’est le but de l’œuvre qui l’exigeait : montrer des personnages victimes de la passion.

La tragi-comédie reste un genre qui a une signification esthétique, aussi bien que sociologique, importante ; quelques soient les formes qu’elle revêt, plus irrégulières ou plus proches des exigences de la tragédie, elle « n’est pas seulement le fruit d’une mode, mais aussi la preuve d’une croyance dans le théâtre comme spectacle total, tel que la vie tout entière. »123

Essai de légitimation – le discours préfaciel §

Il est intéressant d’étudier la fonction de l’Advertissement au lecteur du Triomphe des cinq passions parce qu’il contient des allusions polémiques à certaines positions critiques existantes à l’époque de la formation de l’esthétique classique. De même, ce type de préface montre le fonctionnement de la relation entre l’écrivain et le lecteur, aspect important de la dimension pragmatique de l’œuvre.

Discours sur le texte dont en même temps il fait et il ne fait pas partie,

le métadiscours des préfaces a la prégnance d’un modèle de communication, d’un système formel, d’un message exemplaire. L’auteur s’engage ouvertement, fait appel au destinataire de son époque, (...), propose ou défend en première personne une solution, passe du signe de l’œuvre au symbole de représentation du réel124.

Tout d’abord, la préface, qui dans notre cas réalise aussi un compte rendu de chaque acte, a pour fonction de présenter un texte, d’assurer sa réception, ce qui équivaut à lui assurer une bonne lecture.125 C’est comme si, ayant l’intuition de la difficulté de suivre cinq histoires différentes dans une même pièce, l’auteur voulait faciliter la tâche du lecteur, démarche doublée par la présence des arguments de chaque acte.

La préface véhicule quelques lieux communs de l’adresse au lecteur, qui appartiennent à un appareil de persuasion spécifique à la rhétorique ; la captatio benevolentiae se fait en valorisant le texte sans paraître immodeste, ce qui revient à valoriser la matière et non son traitement. Ainsi, afin de contrecarrer les possibles critiques des censeurs, Gillet affirme : « Mais que ces Messieurs en dient ce qu’il leur plaira, tousjours est-il vray que la piece toute deffectueuse qu’elle est, peut donner de l’instruction. Le plaisir que sa diversité apporte est accompagné d’utilité, le merveilleux et l’hystorique s’y rencontre (...) » ; en d’autres mots, la pièce est bonne non grâce au talent de l’auteur, mais au profit que l’on peut en tirer. Un autre lieu commun qui accompagne celui-ci est l’excusatio propter infirmitatem ; c’est surtout par cette stratégie que l’on essaie d’annihiler les critiques, révélant la fonction de la « préface en tant que "paratonnerre" »126. Mais il faut reconnaître que la manière dont Gillet le fait est assez rusée : « J’ay assez d’humilité pour advoüer qu’il peut y avoir plusieurs defauts, mais je n’ai pas assez de connoissance pour les appercevoir : Si j’eusse pû faire ce discernement, les absurditez en seroient maintenant moins grandes, ou le nombre plus petit. »

La préface est l’endroit approprié pour justifier une manière personnelle de traiter le sujet ; Gillet y justifie, par exemple, n’ayant pas oublié de mentionner certaines de ses sources historiques, les modifications apportées à l’histoire d’Antioque : « si j’eusse fait paroistre sur le Theatre avec la mesme reverence et la mesme discretion qu’il a dans l’Histoire, (...) on luy auroit plutost donné des loüanges que du blasme ». C’est le but général de la pièce qui exige ce changement et c’est une raison suffisante pour autoriser cette construction à rebours du sujet.

Enfin, le dernier point sur lequel Gillet prend position c’est la question des règles ou plutôt des conventions qu’il faut respecter à la lettre dans une œuvre dramatique ; il s’avère être polémique par rapport à la position des censeurs, qui sont invités à ne plus se mêler à des questions qui ne les concernent pas :

Je ne parleré point de l’invention du subjet, bien qu’il ne fut pas hors de propos ny hors de besoin, car je ne redoute point qu’elle n’ait esté sindiquee de la pluspart de nos çenseurs, qui se montrent plus Religieux en l’observance des loix Chimeriques du Theatre, qu’en l’accomplissement des Statuts qui concernent leur salut.

Le dernier argument reste celui de la nouveauté, ce qui montre que, tout régulier que l’auteur s’est efforcé de devenir, il tient encore pour très important ce principe de modernité de sa création. Son chemin est en fait celui de la littérature de son époque dans son ensemble, évoluant de la liberté baroque vers la contrainte classique, mais gardant la nostalgie et les traces de l’autre option possible. La tragi-comédie demeure le genre qui reflète de la manière la plus fidèle les hésitations d’une époque et les idéaux d’une génération, dont Gillet, tout en restant un représentant obscur, exprime la préoccupation principale de trouver l’esthétique la plus appropriée au goût du temps.

Conclusion §

L’étude que nous avons consacrée au Triomphe des cinq passions de plusieurs perspectives – de la rhétorique et des règles du classicisme, aussi bien que de l’esthétique baroque – nous a conduit à reconnaître dans cette pièce la coexistence de différentes esthétiques, ce qui témoigne d’une tentative de cristallisation d’une préoccupation pour trouver la formule parfaite du spectacle théâtral.

Membre d’une génération qui ressent l’orgueil de sa mission – celle de forger une littérature et de lui donner une dignité –, Gillet de la Tessonerie a la conscience de l’importance de son rôle. Il est convaincu que ses œuvres sont instructives, mais en même temps il est préoccupé par le plaisir que le spectateur (ou le lecteur) peut y trouver. Malheureusement pour la postérité de ses œuvres, il tombe dans le piège du didactisme ; le souci permanent de donner une convergence morale à ses pièces laisse trop peu de place à la dimension esthétique.

Le Triomphe des cinq passions est une pièce intéressante pour l’histoire littéraire, parce qu’elle illustre une étape dans l’évolution de la doctrine classique ; de même, elle contient des suggestions qui auraient pu engendrer une œuvre réfléchissant d’une manière beaucoup plus vraisemblable la réalité profonde et inquiétante de la personnalité humaine. Le style trop précieux et artificiel, soumis presque complètement à la tyrannie des tirades, nuit considérablement à la valorisation de la pièce, tout comme le manque du souci de motiver les décisions des personnages. Intéressante par sa structure, la pièce le devient aussi par la façon dont elle exploite les sources historiques partant d’une perspective mise constamment en relief, celle de l’homme victime de la passion, négation de l’image du héros.

Note sur le texte §

Il existe une seule édition du Triomphe des cinq passions, de 1642 : LE / TRIOMPHE / DES CINQ / PASSIONS. / TRAGI-COMEDIE. / A PARIS, / Chez TOUSSAINCT QUINET, au Palais, / dans la petite Salle, soubs la montée de la / Cour des Aydes. / M.DC.XLII. / AVEC PRIVILEGE DU ROY.

7 ff non paginés. 127 p., in-4°.

Privilège donné le 27 février 1642.

Achevé d’imprimer le 30 juin 1642.

Exemplaires consultés :

Bibliothèque Nationale : Rés. Yf. 254.

Bibliothèque de l’Arsenal : Rf. 6.194(5).

Nous discuterons les différents problèmes que pose le texte en fonction des niveaux auxquels ils apparaissent.

Ponctuation §

Nous avons conservé la ponctuation de l’édition de 1642, qui est extrêmement différente de la ponctuation moderne, parce qu’elle avait une valeur rythmique, voire musicale. Les caractéristiques que nous allons mettre en évidence soutiennent l’observation que « le XVIIe siècle est, tout comme le précédent, persuadé que la ponctuation a une fonction exclusivement orale. »127 Les signes de ponctuation ont le rôle de marquer les pauses du discours et non pas de séparer les ensembles syntaxiques. A cette fin on emploie un système mixte, à quatre termes – virgule, point-virgule, deux-points, point – ayant, dans cette ordre, des différences de degré.

1) La virgule a premièrement une valeur rythmique ; elle marque soit la pause soit l’insistance sur l’ensemble qui lui précède. On la rencontre après le premier hémistiche du vers et le plus souvent à la fin du vers, servant d’indication vocale. Très fréquemment la virgule se trouve en fin de proposition, à valeur de ponctuation forte, surtout lorsque la proposition est à l’intérieur d’une réplique. Mais cette situation se rencontre souvent même à la fin d’une réplique, pour marquer la cohésion de l’ensemble des répliques qui se répondent l’une à l’autre.

Par exemple, dans le cas d’un vers coupé en plusieurs répliques, comme le vers 66, chaque coupure est marqué par une virgule, même si l’on aurait pu employer le point d’exclamation (« Voi, escoute et te tais, ») et le point (« j’obeïray, »). La virgule a le rôle de donner de la cohésion aux parties du vers, tout comme elle le fait dans le cas des parties d’une réplique plus longue, et, en même temps, de réaliser l’enchaînement du dialogue. Cela est d’autant plus évident lorsque la virgule est mise après une interrogation et que la réplique suivante en est la réponse (cette situation est assez fréquente dans le texte de Gillet). Le dialogue acquiert ainsi un souffle particulier que la ponctuation traditionnelle ne donne pas d’habitude.

La même remarque vaut pour les cas où la virgule est placée à la fin d’une adresse directe ou d’un énoncé à valeur injonctive, afin de souligner, par la ponctuation, l’orientation vers l’interlocuteur, le fait que sa réplique est attendue comme une réponse naturelle à la section de discours précédente.

2) Le point-virgule sert en principe de ponctuation moyenne, mais parfois de ponctuation faible ou forte (on le rencontre en fin de proposition et là où l’on attendrait un point). Il est conseillé au XVIIe siècle, afin de remplacer le point dans certaines situations (cf. Le Grand Larousse de la langue française).

3) Les deux-points n’ont pas, comme aujourd’hui, une valeur présentative, ni ne marquent une relation causale ou de conséquence entre deux propositions. Ils servent de ponctuation faible ou moyenne, parfois même forte, puisque du point de vue tonal, ils représentent une descente de la voix.

4) Le point marque la pause la plus grande dans le discours ; aussi n’est-il presque jamais absent à la fin d’une scène, lorsqu’on ne s’attend plus à un enchaînement sur la réplique du personnage.

5) Le point d’interrogation est employé beaucoup plus librement qu’aujourd’hui. Assez souvent, il ne marque pas une interrogation, mais il a seulement une valeur tonale, marquant une montée de la voix. Dans ces cas il a plutôt la valeur du point d’exclamation.

6) Le point d’exclamation marque une montée plus accentuée de la voix ; il s’emploie d’une manière systématique après des interjections.

Nous avons fait plusieurs corrections là où la ponctuation était aberrante et rendait incompréhensible le texte. Ainsi, nous avons introduit des virgules dans l’Argument du premier acte, ligne 18, entre les mots courage et pour ; dans l’Argument du cinquième acte, ligne 20, entre les mots veu et ce ; à la fin des vers 4, 438, 449, 773, 854, 1417, 1452, 1582, 1730, 1784, 1843, 1875, 1908, 1924, 1937 ; à la césure dans les vers 246, 319, 692, 1111, 1544, 1583, 1786 et dans les vers 1087 (après l’appellatif Mon cœur) et 1760 (dans une énumération, après le mot oste). Nous avons changé la place de la virgule dans les vers 1308 (placée initialement après le mot quand), 1700 ( déplacement de la fin de vers à la césure). Nous avons remplacé la virgule par le point, dans les vers 290, 338, 348, 390, 522, 884, 991, 1117, 1576, 1783, par le point d’interrogation, à la fin des vers 228, 629, 631, 635, 805, 889, 890, 891, 935, 1075, 1183, 1302, 1304, 1428, 1429, 1462, 1464, 1471, 1472, 1807, 1814, 1817, 1831, 1834, 1953, à la césure dans les vers 937, 947, 1071, 1076, 1698, et après le mot fait, dans le vers 1071, par le point d’exclamation à la césure et à la fin du vers 1855 et par les deux-points dans les vers 554, 1021, 1771 ; nous avons supprimé la virgule dans les vers 279, 885.

Nous avons introduit le point à la fin des vers 530, 1284, 1723, 1737, 1973. Nous avons remplacé le point par la virgule dans les vers 1, 12, 530, 1859 et par le point d’interrogation dans les vers 794, 940, 973, 1124, 1204, 1412, 1430.

Nous avons introduit le point-virgule dans le vers 1046 et nous l’avons remplacé par la virgule dans les vers 399, par le point d’interrogation à la fin des vers 806, 807, 808, 888, 936 et 1956 et à la césure dans le vers 893, et par le point d’exclamation dans le vers 1702.

Nous avons supprimé les deux-points dans le vers 833 et nous les avons remplacés par la virgule dans les vers 555, 1022, 1770, par le point dans le vers1091, et par le point d’interrogation dans les vers 1076, 1158, 1180, 1415, 1474, 1587, 1806, 1906, 1955. Nous avons changé la place des parenthèses dans le vers 379, de manière qu’elles encadrent la construction incise s’il vous plaist, sans le syntagme et songez.

Nous avons introduit le point d’interrogation dans le vers 623, après l’adverbe interrogatif , à la fin du vers 1535, 1811 et nous l’avons remplacé par le point d’exclamation dans le vers 625, par le point dans le vers 834 et par la virgule dans les vers 835, 962. Nous avons introduit le point d’exclamation après quoy dans le vers 1695.

Graphie §

Nous avons conservé la graphie de l’édition de 1642, qui présente beaucoup de différences par rapport à la norme actuelle. La première moitié du XVIIe siècle est une époque où l’orthographe n’était pas encore fixe, ce qui explique la grande liberté graphique et les nombreuses variantes que l’on retrouve dans le texte. Analysant les orthographes différentes par rapport aux orthographes qui se sont imposées en français moderne on peut inventorier quelques traits récurrents :

– il y a encore beaucoup de graphies qui respectent plus ou moins l’étymologie des mots : adveu, advoüer, bon-heur, cognoissance, cognoistre, escouter, fruict, mal-faisant, mal-heur, poinct, r’entrer, souspirer, soustenir, trespas, etc.

– l’accent aigu est très rarement présent, seulement à la fin du mot ou parfois sur l’adjectif démonstratif (cét).

– le tréma apparaît souvent sur le u lorsqu’il est la seconde voyelle d’un diphtongue (advoüer, loüange, oüir, oüy) et sur le e muet en fin de mot (conceuë, esmuë, vuë).

– le y remplace souvent le i en fin de mot : franchy, ny, paty, oüy, sy.

– le s apparaît systématiquement pour marquer l’allongement de la voyelle précédente, là où aujourd’hui on emploie l’accent circonflexe : estre, nostre, vostre.

– souvent le z remplace le s comme marque de pluriel des adjectifs participes.

– il y a variation entre les formes du futur ou de passé simple en –ay (-ai) et les formes en –é.

– au pluriel des mots terminés en –mant, -ment, le –t disparaît d’habitude devant le –s (amans, contentemens, tourmens).

– dans les formes inversées du verbe des interrogations ou des exclamations, après le t euphonique, on utilise, à la place du tiret moderne, l’apostrophe.

Archaïque, cette graphie qui multiplie les variantes présente parfois des cas aberrants, qui ne peuvent s’expliquer autrement que par une sorte de « contamination » du contexte : la graphie censuë (v. 302) pour sangsue peut s’expliquer par l’influence de la graphie du mot conceuë qui se trouve à la rime dans le vers suivant.

Il y a quelques éléments par lesquels nous avons modernisé la graphie : nous avons distingué i et u voyelles des consonnes j, respectivement v, qui présentaient la même graphie à l’époque. De même, nous avons décomposé la ligature (&) en et, ß en ss, ~ en m ou en n.

Corrections §

Nous avons apporté les modifications suivantes au texte :

Advertissement au lecteur §

Premier paragraphe, ligne 7dequoy=de quoy

Premier paragraphe, ligne 18l’ors que=lors que

Premier paragraphe, ligne 31appatient=appartient

Sixième paragraphe, ligne 8mervellleux=merveilleux

Argument du premier acte §

Ligne 8 :qu’il le=qui le

Ligne 23 :sindeese=sinderese

Acte Ier §

v. 10Sus=Sur

v. 46s’il=s’ils

v. 50un=une

v. 59compter=conter

v. 93la=l’a

v. 116ou=où

v. 121la=l’a

v. 124hébien=hé bien

v. 130abbas=à bas

v. 131un=une

v. 165mouerrons=mourrions

v. 181N’ager=Nager

v. 246face=fasse

v. 247faut=fait

v. 262est=es

v. 269instinc=instinct

v. 270est=es

v. 273qui faut=qu’il faut

v. 311se sont=ce sont

v. 318n’y=ny

v. 322a=as

v. 324a=as

v. 345ce=se

v. 357estime=estimé

v.367Dequoy=De quoy

v. 415s’en=c’en

Argument du IIe acte §

Ligne 6un ambition=une ambition

Ligne 9qui le =qu’il le

Ligne 15qui le =qu’il le

Ligne 19ce=ces

Acte II §

v. 449anthipaties=antipathies

v. 457un ame=une ame

v. 464d’ompter=dompter

v. 484foufflé=soufflé

v. 573qui=que

v. 594n’y=ny

v. 627n’y=ny

v. 643c’est=cest

v. 643qui=que

v. 661Oze-tu=Ozes-tu

v. 662Oze-tu=Ozes-tu

v. 663Oze-tu=Ozes-tu

v. 664Oze-tu=Ozes-tu

v. 670Qu’il=Qu’ils

v. 670s’accagent=saccagent

v. 702n’y=ny

v. 718face=fasse

v. 750il=ils

v. 752imposer=implorer

v. 760fait=fais

v. 795qui le=qu’il le

v. 809est tu=es tu

v. 823L’as=Là

Argument du IIIe acte §

Ligne 6c’est=cest

Ligne 17la pareil=l’appareil

Ligne 20montre=monstre

Acte III §

v. 898ces=ses

v. 1110nos=vos

v. 1127me=m’en

v. 1127n’en=ne

v. 1133vous-estes=vous estes

v. 1154l’a=la

v. 1157froideur=froideurs

v. 1170querir=guerir

v. 1182sen=sens

v. 1196se sont=ce sont

v. 1212Que =Qui

v. 1225ces=ses

v. 1231l’a=la

v. 1233le pareil=l’appareil

Argument du IVe acte §

Ligne 9blesla=blessa

Acte IV §

v. 1280causoit=causoient

v. 1297enquoy=en quoy

v. 1320desplaisir=de plaisir

v. 1349ingrant=ingrat

v. 1351ou=où

v. 1354Et=Ou

v. 1439dans=de

v. 1466choisit=choisir

v. 1473abisme=abismes

v. 1476De=Je

v. 1495c’est=cest

v. 1498Cy=Sy

v. 1516leur=leurs

v. 1548qu’elle=quelle

v. 1561à=a

v. 1571conjure=conjuré

v. 1584un ardeur=une ardeur

Argument du Ve acte §

Ligne 12fugif=fugitif

Ligne 15deluy=de luy

Ligne 15mouvant=mourant

Acte V §

v. 1600ou=où

v. 1618un=une

v. 1673N’y=Ny

v. 1673ou=où

v. 1712à=a

v. 1724est-il, possible=est-il possible

v. 1726partiré=patiré

v. 1744un=une

v. 1755hair=haïr

v. 1757m’éprise=méprise

v. 1772qu’il=qui

v. 1775de la mort=de l’amour

v. 1824nous=vous

v. 1831Gardès =Gardez

v. 1859cherisable=cherissable

v. 1885n’y=ny

v. 1889à=a

v. 1904hair=haïr

v. 1915Dequoy=De quoy

v. 1922ou=où

v. 1952un=une

v. 1975vivons=vivrons

v. 1979ou=où

v. 2001avons=faisons

Nous avons corrigé les noms des personnages dans les didascalies de certaines scènes :

Acte I, scène 3 : MALTIDE=MANLIE

Acte I, scène 5 :EPAMINONDAS=MANLIE

Acte III, scène 6 :EROSTATE=EROSTRATE

Acte IV, scènes 3 et 4 :EMILLE=EMILIE

Acte IV, scène 4 :ALPHE=ALPHEE

Acte V, scènes 6 et 7 :TALPHURNIE=CALPURNIE

Nous n’avons pourtant pas corrigé le nom du personnage Eresistrate, qui tout au long du troisième acte apparaît comme Erostrate, parce que ce nom apparaît dans certaines répliques.

Nous avons complété la liste des personnages du deuxième acte par [RADAMISTE fils de Pharasmane.].

Toutes les questions de grammaire qui représentent des différences du système de la langue française du XVIIe siècle par rapport au système actuel ont été expliquées dans les notes du texte.

Les mots qui n’existent plus en français contemporain, ceux qui sont ressentis aujourd’hui comme vieux ou qui avaient d’autres acceptions au XVIIe siècle figurent dans le glossaire et un astérisque après chaque occurrence dans le texte y marque leur présence.

Le Triomphe des cinq passions
TRAGI-COMÉDIE §

A MONSIEUR
D'HEMERY
CONSEILLER DU ROY
EN SES CONSEILS , ET INTENDANT DE SES FINANCES128 §

MONSIEUR,

Il me sieroit mal de vouloir faire l’Orateur, et d’emprunter les beautez de l’Eloquence pour dépeindre en cette Epistre celles de vostre Esprit. Je sais que vous estes de ceux que l’artifice offence, et que comme il est desadvantageux de farder ceux qui naturellement ont tous les advantages que l’on pourrait souhaitter, que de mesme c’est diminuer de vostre gloire, que de vouloir l’augmenter avec des flatteries. Pour vous faire aimer il ne faut que vous faire veoir comme vous estes, et pour avoir une approbation universelle il ne faut seulement qu’estre advoüé* de vous. Aussi, MONSIEUR, confessay-je ingenuëment que je viens à vous à dessein d’y trouver ce que je donnerois aux autres, et d’acquerir un renom immortel à ma plume en vous consacrant un de mes ouvrages, comme les autres le recevraient de moi si je les employois en leur faveur. Recevez-le, donc, MONSIEUR, avec autant de bonté que j’ai de zele à vous offrir, et considérez que c’est le respect que je vous porte, qui m’empesche de m’estendre davantage sur vos loüanges, et qui m’oblige de me resserer en un champ si grand et si vaste , puisque je croirois vous faire tort si je desrobois à l’Histoire de France, (que j’espère de faire un jour) un de ses plus riches ornemens pour en parer un ouvrage de cette Nature. Je veux donc aujourd’hui faire vanité de mon silence pour monstrer dedans peu la raison qui m’y contraignoit, et demeureray satisfait de tesmoigner à nos Nepveux qu’apres vous avoir veu brillant d’une gloire dont les plus grands Esprits n’ont eu que l’ombre, cette belle contemplation a jetté tout d’un coup mon Esprit dans une telle admiration qu’elle m’a ravy comme hors de moy-mesme, ne permettant pas à ma plume de passer outre, et ne m’accordant pour toute grace que la liberté de me dire,

MONSIEUR,

Vostre tres-humble et tre-obeïssant serviteur

GILLET.

ADVERTISSEMENT
AU LECTEUR. §

Je ne veux point me forger des monstres pour les combattre; ce n’est pas que je veuille conclure de là que cét ouvrage soit sans aucunes fautes, mais seulement faire entendre que j’ignore l’endroit où elles sont. J’ai assez d’humilité pour advoüer qu’il peut y avoir plusieurs defauts, mais je n’ai pas assez de cognoissance pour les appercevoir : Si j’eusse pû faire ce discernement, les absurditez en seroient maintenant moins grandes, ou le nombre plus petit. Je suis donc bien esloigné de pouvoir deffendre ce Poëme des erreurs dont on voudra l’accuser, puisque je ne les cognois pas, et que je ne puis voir de quoy il est coupable. Tout ce que je puis faire en sa faveur est de parler de l’intention de son subjet, et de considerer à part le dessein de chacun Acte. Je n’entreprends point de discourir; ny des pensees de tout l’œuvre, ny de leur expression, ny de la façon des vers; Je me mettrois au hazard de ressembler à celuy dont se mocque le Rhetoricien, qui fit un volume de censures plus ample que n’estoit celuy qu’il condamnoit. Je dis de tout le corps de la piece devant que de129 venir à la dissection des parties, que mon idee en la conception de cét ouvrage estoit de representer combien absoluë est la tyrannie que les passions exercent sur l’esprit de l’homme quand une fois il s’est laissé sousmettre à leur empire. Tantost je les dépeins comme les Stoïciens qui les qualifiaient du nom de maladies d’esprit, et le plus souvent aussi comme les Peripateticiens et les Sectateurs de l’Academie de Platon qui les tenoient indifferentes, et ne les approuvent ou improuvent* que lors que l’application en est bonne ou mauvaise. Je n’ai pas pris peine à suivre plustost le sentiment des uns que des autres, si ce n’est au roolle de l’Enchanteur où l’on peut dire qu’il joüe le personnage d’un Stoïque. Je sçay que la liberté est la mere nourrice de la Poësie, et que cette fille l’aime tendrement, c’est pourquoy je la luy130 ay voulu laisser toute entiere. Si la carriere eust esté de plus grande estenduë, j’eusse fait prendre l’effort à toutes ces harpies ; mais elles eussent paru trop confusément en un petit espace, et l’on n’auroit peu les distinguer. J’ay pris mes mesures selon celles du Poëme Dramatique, et dans toute cette multitude je n’en ay choisi que cinq dont j’ay fait les cinq Actes. J’ay permis à l’espece et au genre d’entrer indifferemment en ce nombre, sans vouloir y recevoir plustost les universelles que les particulieres. Le premier Acte est intitulé l’honneur, et pource que131 ce mot est homonyme, j’advertis le Lecteur de ne le prendre pas à la lettre, mais bien pour un desir effrené d’acquerir des loüanges. Autrement il y auroit une double absurdité, car outre que le mot d’honneur simplement entendu n’est point une passion, c’est que l’Histoire de Manlie ne luy appartient point encore. J’emploie deux vers du sixiesme de l’Eneide de Virgile contre ceux qui voudront soustenir que l’honneur, comme je l’entends, n’est point une passion, ou que l’Histoire de Manlie n’en est point un effect*. Par eux ce grand Poëte condamne la dureté de Iunius Brutus en une action pareille à celle dont il s’agit, et semble déplorer l’aveuglement de ce pere dénaturé, lequel emporté du desir d’acquerir des loüanges, fit impitoyablement mourir ses deux enfans, et les immola à cette passion déreiglee, ces vers sont tels.

In felix utrumque ferent ea fata minoris,

Vincet amor patriæ, laudumque immensa cupido.132

Le second Acte est un tableau de l’ambition. Nul n’ignore que ces deux passions, l’honneur et l’ambition ne soient les branches d’une mesme tige qui est le desir, leur difference consiste en celle de leur objets; l’une regarde pour son but l’estime et les loüanges, l’autre tend aux grandes et sublimes dignitez ; c’est là qu’elle se repose, si l’on peut dire que l’ambition soit capable d’avoir jamais aucun repos. Je crois qu’il me seroit superflu de parler du sujet, l’exemple est assez bien appliqué, ce me semble, et je ne pense pas qu’il se trouve personne qui ne l’approuve.

Quelques uns, amateurs de la vérité de l’Histoire, auront de la peine à souffrir que dans le troisiesme Acte, où j’ai representé la passion d’amour, j’aye fait commettre au jeune Antioque une seconde faute contre son devoir, pour s’estre ouvert à sa belle mere, et luy avoir declaré son amour; mais je les prie de penser que si j’eusse fait paroistre sur le Theatre avec la mesme reverence et la mesme discretion* qu’il a dans l’Histoire, qu’133on luy auroit plustost donné des loüanges que du blasme: Ainsi je me serois fourvoyé de la route que je veux tenir, et j’aurois fait en l’esprit des Auditeurs une impression toute contraire à celle que je me suis propose pour but et pour fin.

Le quatriesme est l’Histoire d’Emilie ; je ne croy pas qu’on me nie que ce ne soit l’exemple d’une veritable jalousie ; Plutarque est ma caution en ses Collations des Histoires Grecques et Romaines, comme aussi de l’Histoire de Bisathie, et c’est apres ce Philosophe que je la traitte comme un effect* de cette passion si cognuë dans le monde.

Le dernier est de la hayne. J’advouë qu’on le peut aussi donner à la colere, bien que ces deux passions soient assez differentes entr’elles, et je me serois à la fin persuadé que l’exemple de Bisathie le devoit estre seulement de la colere, si je n’y avois apperceu cette difference qui appartient à la haine, c’est que la colere ne persiste pas, et bien souvent s’appaise à la moindre satisfaction ; et que la hayne au contraire ne desiste134 point qu135’elle n’ait veu perir entierement son objet, comme a fait cette femme qui ne pust jamais s’appaiser qu136’elle n’eust fait mettre à mort celuy qu’elle hayssoit.

Je ne parleré point de l’invention du subjet, bien qu’il ne fut pas hors de propos ny hors de besoin, car je ne redoute point qu’elle n’ait esté sindiquee* de la pluspart de nos çenseurs, qui se montrent plus Religieux en l’observance des loix Chimeriques du Theatre, qu’en l’accomplissement des Statuts qui concernent leur salut. Quant cet ouvrage n’auroit de beau que sa nouveauté, c’est assez pour exciter l’envie à vomir son venin à l’encontre. Mais que ces Messieurs en dient ce qu’il leur plaira, tousjours est-il vray que la piece toute deffectueuse qu’elle est, peut donner de l’instruction. Le plaisir que sa diversité apporte est accompagné d’utilité, le merveilleux et l’hystorique s’y rencontre, et l’on peut dire en son honneur ce vers d’un de nos maistres, desja tant de fois allegué.

Omne tulit punctum qui miscuit utile dulci. 137

Adieu, pardonne-moy les fautes d’Impression, que mes affaires ne m’ont pas donné le loisir de corriger.

Privilege du roy §

LOUIS PAR LA GRACE DE DIEU, ROY DE FRANCE ET DE NAVARRE : A nos amez et feaux Conseillers les gens tenans nos Cours de Parlement, Maistres des Requestes ordinaires de nostre Hostel, Baillifs, Seneschaux, Prevosts, leurs Lieutenans, et à tous autres de nos Justiciers et Officiers qu’il appartiendra, Salut. Nostre cher et bien aimé TOUSSAINCT QUINET, Marchand Libraire de nostre bonne ville de Paris. Nous a fait remonstrer qu’il desireroit faire Imprimer une piece de Theatre intitulees, Le Triomphe des cinq Passions : Ce qu’il ne peut faire sans avoir sur ce nos Lettres, humblement nous requerant icelles. A CES CAUSES, desirant traitter favorablement ledit exposant, Nous luy avons permis et permettons par ces presentes, de faire Imprimer, vendre et debiter en tous les lieux de nostre obeyssance ledit Livre, en telles marges, en tels caractères, et autant de fois que bon luy semblera, durant l’espace de cinq ans entiers et accomplis, à compter du jour qu’il sera achevé d’Imprimer pour la premiere fois. Et faisons tres-expresses defences à toutes personnes de quelque qualité et condition qu’elles soient, de l’imprimer ou faire imprimer, vendre ny debiter durant ledit temps, en aucun lieu de nostre obeyssance sans le consentement de l’exposant, soubs pretexte d’augmentation, correction, changement de titre, fausses marques, ou autres en quelque sorte ou maniere que ce soit: A peine de trois mil livres amende payables sans déport, et nonobstant oppositions ou appelations quelconques par chacun des contrevenans, appliquable un tiers à nous, un tiers à l’Hostel Dieu de nostre bonne ville de Paris, et l’autre tiers audit exposant, confiscation des exemplaires contrefaits, et de tous despens, dommages et interests : A condition qu’il sera mis deux exemplaires en blanc de seits livres en nostre Biblioteque publique, et un en celle de nostre tres cher et feal le sieur Seguier Chevalier, Chancelier de France, avant que de les exposer en vente, à peine de nullité des presentes : Du contenu desquelles, Nous vous mandons que vous fassiez joüyr et user plainement et paisiblement ledit exposant, et tous ceux qui auront droit de luy, sans qu’il leur soit donné aucun trouble ny empeschement. Voulons aussi qu’en mettant au commencement ou à la fin dudit Livre, un extraict des presentes, elle soit tenuës pour deuëment signifies, et que foy y soit adjoustee, et aux coppies collationnees par l’un de nos amez et feaux Conseillers et Secretaires comme aux Originaux. Mandons au premier nostre Huissier ou Sergent sur ce requis, de faire pour l’expedition des presentes tous exploicts necessaires, sans demander autre permission CAR TEL est nostre palisir, nonobstant clameur de Haro, Chartres Normande, et autres Lettres à ce contraires. Donné à Paris le vingt-septiesme jour de Fevrier, l’an de grace mil six cens quarante deux ; et de nostre regne le trente deuxieseme. Par le Roy en son Conseil.

LE BRUN.

Les exemplaires ont esté fournis.

Achevé d’imprimer pour la premiere fois le dernier Juin 1642.

PERSONNAGES.
des cinq Passions. §

PREMIER ACTE §

  • L’Enchanteur.
  • Arthemidore Gentil-homme Grec.
  • Manlie Capitaine Romain.
  • Le fils de Manlie.
  • Arphace Gentil-homme Romain.
  • Harmenie femme du fils de Manlie.
  • [Ipsicrate]

SECOND ACTE. §

  • Pharasmane Roy d’Hiberie.
  • Philoctate Gentil-homme Hiberien.
  • [Radamiste fils de Pharasmane.]
  • Mitridate frere de Pharasmane, et Roy d’Harmenie.
  • Parthenie femme de Mitridate.
  • Philon Gouverneur d’une ville d’Harmenie.
  • Orcas Gentil-homme Hiberien.

TROISIESME ACTE. §

  • Antioque fils de Seleuque.
  • Pericles Capitaine des Gardes d’Antioque.
  • Stratonice belle mere d’Anthioque.
  • Eresistrate Medecin d’Antioque.

QUATRIESME ACTE. §

  • Emilie Gentil-homme de la ville de Sibarys.
  • Martiane femme d’Emilie.
  • Alphee Damoiselle de Martiane.
  • Phalante Page d’Emilie.
  • Megiste Chasseur.

CINQUIESME ACTE. §

  • Le Roy des Massilliens.
  • Bisathie fille du Roy des Massilliens.
  • Felismene Damoiselle de Bisathie.
  • Calpurnie Amant* de Bisathie.
  • Philidan Gentil-homme Massillien.
  • Le Page.
La Scene est dans Athenes.

ARGUMENT DU PREMIER ACTE §

Arthemidore Gentil-homme Grec ayant l’esprit embarassé de vaine gloire, d’ambition, d’amour, de jalousie, et de fureur, va trouver un sçavant Enchanteur qui demeuroit en la ville d’Athenes, et le priant de le guerir des douleurs qui le tourmentoient, luy descouvre sa blessure, et luy declare ingenuëment sa foiblesse, lors l’Enchanteur tasche de le

soulager par des raisons fortes et convaincantes : mais voyant qu’il falloit un charme plus puissant pour le faire rendre, il se resout de faire un effort merveilleux, et de rapporter des Enfers des heros les plus signalez de l’antiquité, pour luy monstrer comme les passions qui le tyranisoient alors estoient dangereuses, puisqu’elles avoient autrefois causé la perte de ces grands hommes qu’il luy vouloit faire voir, l’ayant donc fait entrer en un lieu

propre pour ce mystere, il luy impose le silence et l’advertit d’escouter attentivement tous   les discours que ces Fanthomes parlans138 tiendroient afin de tirer du profit de leurs mal-heurs, lors139 ayant proferé140 quelques paroles, on voit tout d’un coup sortir le vieil Manlie Capitaine Romain, qui pour conserver sa gloire, et signaler son nom à la posterité , fit trancher la teste à son propre fils pour avoir combatu sans son ordre, quoy qu141’il fut

victorieux, et qu’il eust delivré la ville dont il l’avoit laissé Gouverneur d’un siege insupportable, et d’une servitude infaillible, on le voit qui poussé de cette vaine gloire a peur de perdre le fruict de ses victoires en sauvant la vie à son fils, et de ternir par la pitié la grande reputation qu’il avoit acquise par son courage, pour meriter quelque loüange il veut montrer qu’il se détache de ses interests*, et que malgré le sang142 et la Nature143 il

rend à la vertu Romaine ce que ceux qui ne se vouloient immortaliser luy devoient, et fait vanité de tesmoigner au peuple que pour acquerir de l’honneur il periroit luy-mesme et se priveroit de vie. Puis lors que l’on luy vient dire l’effect* de la sentence qu’il a donnee, c’est à dire la mort de son fils, la sinderese* du vice le prenant tout à coup, il en conçoit un si grand déplaisir qu’il reste sans mouvement, et nous apprend par ce remord le

repentir que traine apres soy144 ce trop grand desir de vaine gloire, et ce faux poinct d’honneur qui tourmentoit son ame sans cesse, et ne luy donnoit point de repos.

[p. 1 A]

LE TRIOMPHE
DES CINQ
PASSIONS.
ACTE I. §

SCENE PREMIERE. §

L’ENCHANTEUR, ARTHEMIDORE.

L’ENCHANTEUR.

Toy qu’un sage dessein amene dans ces lieux,
Pour rompre le bandeau qui t’aveugle les yeux,
Et pour quitter l’erreur, où la foiblesse humaine,
Conduit ceux qu’elle esleve avec ceux qu’elle enchaisne,
5 Viens achever d’apprendre à triompher du sort, [p. 2]
Viens t’armer pour combattre et la vie et la mort,
Et cognoistre dans peu, par mon pouvoir supresme,
Et le monde et la terre, et le ciel, et toy-mesme.
En vain ton bel esprit, ce chef-d’œuvre achevé
10 Sur des aisles de feu se seroit eslevé;
Pour sçavoir les secrets qui sont en la nature,
Et penetrer le fonds d’une science obscure,
Si tu ne cognoissois que tu portes en toy
De cruels ennemis qui te donnent la loy :
15 Ou plustost un tyran qui te faisant la guerre,
Te fait vivre aux enfers quand tu vis sur la terre
Qui t’offre un faux plaisir pour un souverain bien
Qui te promet beaucoup et ne te tiendra rien,
Et qui par son adresse, et sa malice insigne*
20 Te veut priver du rang dont les Dieux t’ont fait digne,
Et voudroit obscurcir avec de faux crayons*
Un esprit tout brillant de celestes rayons.
Ouy, par tes passions et l’amour de toy-méme,
Tu t’exposes souvent en un peril extréme,
25 Et ne cognoissant pas l’art de leur commander,
Tu reçois d’eux le frein qui les doit gourmander* :
Mais viens tracer icy le champ de ta victoire,
Travailler à leur honte, ou plustost à ta gloire*,
Et treuver le moyen de joüir d’une paix [p. 3]
30 Que tous tes ennemis ne troubleront jamais.

ARTHEMIDORE.

Helas! sage vieillard quoy que vous puissiez faire,
Je ne crois pas dompter un si fier adversaire,
Et ma raison m’apprend que contre un tel vainqueur
Je manque de puissance, et de force, et de cœur* :
35 Car puisque les malheurs nous doivent rendre sages
Ayant esté battu par tant de grands orages,
Enduré tant de maux, et souffert tant d’ennuis*
Je ne devrois pas estre en l’estat où je suis;
Et bien loing de cherir une main qui me blesse,
40 Je devrois seulement rougir de ma foiblesse;
Mais pour ne vous rien taire et ne vous rien cacher,
J’ay pour mon adversaire un ennemy si cher
Que trouvant dans ses traits un poison agreable,
Je n’ose m’en deffendre, et n’en suis pas capable,
45 Je veux et ne puis pas gourmander* mes desirs :
Car s’ils m’ont fait des maux ils m’ont fait des plaisirs,
Et si mes passions m’ont causé de la peine,
Elles m’ont sceu flatter

L’ENCHANTEUR.

d’une esperance vaine.
Ouy, tu verras dans peu par mes divins ressorts, [p. 4]
50 Que tu suivois une ombre145 au lieu de suivre un corps :
Mais je voy bien qu’il faut t’instruire par l’exemple;
C’est pourquoy sans parler suis moy dedans146 ce Temple,
Et loing de t’estonner de ce que tu verras,
Admire qui je suis, et ce que tu seras.
55 Je vay te faire veoir des images parlantes,
Et rappeller tes sens par des ombres vivantes.
Bref : je vais pour ton bien par mes magiques vers
Tirer pour un moment des Heros des enfers,
Et leur faire conter l’histoire de leur vie,
60 Pour te faire changer de maxime et d’envie,
Et comme les mortels ne fondent leur bon-heur
Qu’au milieu de la gloire et d’un faux point d’honneur,
Je vais te faire veoir un pere miserable,
Qui se rend inhumain pour paroistre equitable :
65 Mais ne l’interromps point, et restant tout à toy,
Vois, escoute, et te tais147,

ARTHEMIDORE.

j’obeïray,

L’ENCHANTEUR.

suy moy.
[p. 5]

SCENE II. §

On tire la toille et l’on voit un temple et ses personnages qui suivent.
MANLIE, ARPHACE, et leur suitte.

MANLIE.

Quoy ? donc il est certain ; ah funeste nouvelle !
Ah pere miserable ! ah fortune cruelle !
Quoy ? tes discours sont vrais; quoy? mon fils est vainqueur,

ARPHACE.

70 Ouy, Seigneur,

MANLIE.

je devois mieux connoistre son coeur,
Et sçachant quelle estoit148 son ardeur et son age,
Je ne me devois pas fier à son courage;

ARPHACE.

Ne vous affligez pas,

MANLIE.

Arphace, laisse-moy,
Tu sçais bien que mon fils vient d’enfraindre la loy,
75 Et qu’en luy remettant149 des soldats soubs sa garde,
Qu150’il n’est jamais permis qu’un gouverneur hazarde*, [p. 6]
Il a choqué les loix quand il a combatu,
Et monstré son malheur plutost que sa vertu;
Helas! que je manquay d’esprit et de prudence,
80 De luy donner un rang d’une telle importance;
Alors que le Senat pour me combler d’honneur
Me permit en partant d’eslire un Gouverneur;

ARPHACE.

C’est avec grand sujet* que ce combat vous fasche.
Mais s’il ne l’avoit fait, on l’auroit tenu lasche.

MANLIE.

85 Comment,

ARPHACE.

quand le Senat vous eust mandé vers luy
Pour recevoir un prix,

MANLIE.

qui me pert aujourd’hui;

ARPHACE.

L’ennemy le sçachant raprocha nos murailles,
Où vostre fils fust pris pour le Dieu des batailles,
Car faisant beaucoup plus que vous n’avez permis [p. 7]
90 Il sortit, et chargea si fort les ennemis
Qu’avec le peu de gens qui partagent151 sa gloire
Il rentra triomphant suivy de la victoire.

MANLIE.

Ah ! c’est ce qui me pert et ce qui l’a perdu,
Car pourquoy sortoit-il s’il estoit deffendu,
95 Ne sçavoit-il pas bien que jamais Capitaine
N’a viollé les loix sans en souffrir la peine,
Ne sçavoit-il pas bien que sans commandement
On ne doit point sortir de son gouvernement*,
Et que vainqueur ou non sa teste doit respondre
100 Du pouvoir qu’il a pris afin de se confondre;

ARPHACE.

Il ne l’ignoroit pas; mais, Sire, à son malheur,
L’ennemy se plaisoit d’outrager sa valleur,
Parloit de sa prudence en paroles moquantes,
Et luy disoit apres tant d’injures piquantes
105 Et le defioit tant pour le faire sortir,
Qu’en cette occasion son sang152 n’a peu mentir,
Il voulait tesmoigner qu’il estoit né d’un pere :
[p. 8]

MANLIE.

Va, ne le flatte point, il eust tort de le faire,
Il devoit obeïr, et ne commander pas153,
110 Il devoit consulter tout autre que son bras,
Et demeurer contant de vous faire connoistre,
Que son sang n’estoit chaud qu’alors qu’il le faut estre,
Il devoit s’expliquer en faisant son devoir,
Imiter la vertu que je pouvois avoir154,
115 Et tesmoigner enfin qu’il sortoit d’une tige,
Qui n’enfraint point les loix où155 le Senat l’oblige,
Car son honneur estoit de monstrer seulement
Qu’il gardoit du respect à son commandement,
Et que ses interests* n’estoient pas recevables,
120 Alors que ceux du peuple estoient considerables;

ARPHACE.

Mais il l’a bien servy,

MANLIE.

n’importe, il a failly,
Mais Dieux, de quel combat mon cœur est assailly,
Je le voy qui s’approche avec toute sa suite.
[p. 9 B]

SCENE III §

MANLIE, LE FILS, ARPHACE, et leur suitte.

MANLIE.

Ah! Nature156,

LE FILS.

ah, mon pere!

MANLIE.

hé bien fils sans conduite
125 Tu viens peut-estre icy pour estre couronné;
Mais tu te doibs resoudre à t’y veoir condamné :
Ouy, la rigueur des loix me demande ta teste,
Et malgré le Laurier que cette main t’apreste,
Cette autre doit signer l’arrest* de ton trépas*,
130 L’une doit t’eslever, l’autre te mettre à bas,
L’une te doit donner une ample recompense :
L’autre tirer raison d’une mortelle offence,
L’une soustient le sang, l’autre deffend la loy,
L’une tient pour un Pere, et l’autre pour un Roy,157
135 L’une parle de peine, et l’autre de victoire :158
L’une est pour mon repos, et l’autre pour ma gloire* : [p. 10]
L’une est pour le Senat, l’autre reste pour toy,
L’une deffend ma vie, et l’autre est contre moy,
Et quelque effort enfin que l’honneur puisse faire,
140 Quand l’une veut ta mort, l’autre veut le contraire;

LE FILS.

Seigneur, si mon malheur vous reduit à ce poinct,
Traittez moy comme juge, et ne m’espargnez point,
Oubliez qui je suis, et non pas qui vous estes,
Et ne me faisant point l’honneur que vous me faictes
145 Puisque je suis coupable, et que vous le sçavez,
Traittez moy seulement comme vous le devez;
N’escoutez point le sang qui parle en ma deffence,
Escoutez vostre honneur qui parle de vengeance,
Et gardez* si j’ay peu manquer à mon devoir,
150 D’oublier la vertu que je devois avoir,
Estouffez cest instint qui vous rend pitoyable,
Domptez ces mouvemens qui vous rendroient coupable
Et monstrez en signant l’arrest* de mon trépas*
Plus de force d’esprit que je n’en avois pas,
155 Je ne peus159 m’empescher d’escouter la furie,
Empeschez vous d’ouïr la pitié qui vous prie,
Faictes vous violence en vengeant mon forfait,
Et ne commettez pas le crime que j’ay fait, [p. 11 B ij]
Vous seriez criminel si vous estiez sensible,
160 Outre que c’est vouloir une chose impossible,
Car quand vostre douceur empescheroit ma mort
La rigueur du Senat vous donneroit le tort,
Et tenant* la pitié belle, et non legitime,
Elle joindroit encor vostre crime à mon crime,
165 Et nous mourrions tous deux moy comme un criminel,
Vous pour avoir failly de m’avoir jugé tel;
Et quand nous pourrions fuir son bras comme un tonnerre,
Nous porteroit la guerre, et par mer et par terre,
Et feroit tant enfin qu’il nous auroit tous deux,160
170 Pour nous faire servir d’exemple à nos neveux,
Donc pour vostre repos soyez juste et severe,
Ne vous souvenez plus que vous estes mon pere,
Et pour mieux oublier ce grand recentiment*,
Songez que si je meurs ce sera noblement,
175 Ouy, si j’ay sceu gaigner une insigne* victoire,
J’en veux gaigner un autre161 en mourant avec gloire*,
Et monstrer pour finir ainsi que j’ay vescu,
Que qui sçait vaincre autruy ne peut estre vaincu;
Je ne suis pas de ceux que le trespas* estonne*,
180 Je l’ay veu mille fois dans les champs de Bellonne162,
Nager dedans le sang, et lancer contre moy,
L’Horreur et le danger, le carnage et l’effroy, [p. 12]
Je l’ay veu bien souvent en bataille rengee,
Je l’ay veu ravager une ville assiegee,
185 Et bien loing de paslir alors qu’il approchoit,
Je luy poussois deux traits pour un qu’il decochoit,
Ny les fers, ny les feux, ny le sang, ny les larmes
Ne m’ont jamais troublé dans le fort* des allarmes*,
J’ay tousjours essuyé les plus dangereux coups,
190 Et fait connoistre enfin que mon sang vient de vous.
Apres cela, Seigneur, quittez vostre tendresse,
Faictes que la justice et le trépas* paroisse163,
Et vous sçaurez alors mieux que par ce discours,
Que je suis aujourd’huy tel que je fus tousjours :

MANLIE.

195 Helas! Si tu sçavois ce que peut la nature,
Tu connoistrois alors combien ta mort m’est dure,
Mais ayant en horreur le crime que tu fis,
J’ay honte maintenant de t’appeller mon fils,
Aussi je ne veux plus te traitter qu’en coupable,

LE FILS.

200 Seigneur, si j’ay failly mon crime est excusable,
Car quoy que vous disiez d’un semblable forfait,
Vous rougiriez pour moy si je ne l’avois faict, [p. 13]
Je ne fus criminel que de peur d’estre infame,
Et j’ayme beaucoup mieux qu’on me donne le blasme
205 D’avoir desobey pour avoir trop de cœur*,
Que d’estre obeissant au despens de l’honneur;
La naissance164 m’aprit cette belle maxime,
Le sang165 me l’a depuis fait croire legitime,
Et les enseignemens que vous m’avez donnez,
210 Vous condamnent alors que vous la condamnez,
Vous m’avez fait instruire au temple de memoire,
Vous m’avez eslevé dans les bras de la gloire.
Et me laissant conduire au gré de la vertu,
J’ay suivy le chemin que vous avez battu;
215 Aussi vous me disiez pour me le faire suivre166,
Que qui vit sans honneur est indigne de vivre,
Qu’il faut quitter pour luy parens, amis, et Rois167,
Et que c’est une loy qui fait les autres loix,
Ce sont vos mesmes mots, et je vous les repette
220 Non pas pour excuser l’action que j’ay faicte,
Mais pour vous asseurer qu’en ce mal que je fis,
Vous pouvez bien sans honte advoüer* vostre fils :
N’appellez donc plus crime une loüable envie,
N’appellez plus un mal la perte de la vie,
225 Et loing de me blasmer d’un mouvement trop prompt
Advoüez qu’un grand cœur ne souffre point d’affront, [p. 14]
Car si nous nous perdons pour l’honneur des Provinces,
Devons nous moins à nous qu’au salut de nos Princes ?
Qui meurt bien pour autruy peut bien mourir pour soy,
230 Et se servir soy-mesme est la premiere loy,
Ouy, si nous embrassons les interests des autres,
Nous pouvons bien perir pour deffendre les nostres,
Et m’estant pour les peuples hazardé* sans effroy,
Je pouvois un seul coup me hazarder* pour moy,
235 Et puis j’aurois esté trop stupide et trop lasche,
Si de peur du trespas* j’eus souffert cette tasche,
Car comme je mourrois alors qu’on m’outrageoit,
Je revivois aussi quand mon bras se vengeoit,
En donnant le combat j’en prevoyois l’issuë,
240 Et quelque affliction que vostre ame en ait euë,
Je n’ay fait le devoir que d’un homme de bien,
Puis qu’enfin j’ay vangé vostre honneur et le mien;

MANLIE.

Va fils trop malheureux, va comble de misere,
Puisque l’honneur le veut, je ne suis plus ton pere,
245 Je t’abandonne aux mains du Senat qui te veut,
Je fais ce que je doy, qu’il fasse ce qu’il peut,
Va, car quelque plaisir que me cause ta veuë,
Puisque tu dois mourir ta presence me tuë, [p. 15]
Et me fait regretter te voyant, mal-heureux,
250 D’avoir fait naistre un fils qui fust trop genereux*,
Oüy, je croirois mon sort beaucoup plus favorable,
Si j’avois un enfant qui fust moins regretable,
Et si tant de vertus ne brilloient pas en luy168,
Puisque je suis contraint de le perdre aujourd’huy,
255 Je voudrois qu’il fust lasche afin d’avoir la gloire*,
D’emporter sur mon sang une entiere victoire,
Et de mener moy-mesme un enfant au cercueil,
Pour punir sa foiblesse et le perdre sans deuil,
Toutefois,

LE FILS.

ah, Seigneur,

MANLIE.

retire-toy de grace,

LE FILS.

260 Souffrez que je vous parle, et que je vous embrasse,

MANLIE.

Non, non, retire toy, fais ce que je te dis,
Je ne suis plus ton pere, et tu n’es plus mon fils,
Tu le cognois* assez en voyant que j’endure,
Que le devoir combatte avecque la nature,
265 Et qu’il triomphe d’elle avec si peu d’effort,
Que je ne meure pas en resolvant* ta mort, [p. 16]
Tu vois jusques où va cette mecognoissance*,
Tu vois bien que le sang a perdu sa puissance,
Qu’il n’a plus cest instinct qui l’animoit jadis,
270 Que je ne suis plus pere, et que tu n’es plus fils,
Va donc, je ne sçaurois te souffrir davantage169,
Donne ta teste

LE FILS.

à Dieu,

SCENE IV. §

MANLIE, seul.

Monstre toy mon courage,
C’est dedans170 cest assaut qu’il faut vaincre ou perir,
Et c’est toy seul qui peux me perdre ou me guerir,
275 Employe en ma faveur l’artifice et les charmes,
Sers toy pour mon repos de tes meilleurs armes,
Et vueille m’assister avec de prompts effets*,
Puisque j’en ay besoin plus que je n’eus jamais;
Il s’agist d’oublier un fils que la nature
280 Avoit fait appeller ma vivante peinture,
Un fils que la vertu mettoit au rang des Dieux, [p. 17 C]
Et qui portait un cœur digne de ses ayeulx,
Mais, ô trop vain souhait de mon ame incensee*!
Non, non, je ne sçaurois l’oster de ma pensée!
285 Car bien loing d’en bannir un objet si charmant,
Je voudrois l’y graver en traits de diamant;
Et puis quoy qu’il en soit son merite et sa gloire*,
Le feroient malgré moy vivre dans ma memoire,
Et le peindroient brillant de mille beaux rayons,
290 Pour affliger mon cœur par ces tristes crayons*.
Tyran des gens de cœur, honneur chimere veine,
Helas! qu’en cest instant tu me causes de peine,
Puisque pour conserver ma reputation,
Tu plonges mes vieux jours dedans171 l’affliction ?
295 Quoy donc apres t’avoir tout un siecle servie,
Passé soubs ton drapeau le plus beau* de ma vie,
Blanchy dessoubs172 l’armet, sué soubs le harnois,
Franchy tant de perils, et paty tant de fois;
Est-ce ainsi que tu veux me donner recompence,
300 Et couronner mes maux d’une mesconnoissance*,
Ingrat et lasche objet, fille de vanité,
Qui produits la folie et la temerité,
Source de la discorde, importune censuë
Qui te nourris du sang de ceux qui t’ont conceuë?
305 Est-ce ainsi que tu veux carresser tes amis, [p. 18]
Sont-ce là les lauriers que tu m’avois promis
Sont-ce là les douceurs dont tu flattois mon ame,
Sont-ce là tes ardeurs173 et tes desirs de flâme174,
Tes soings officieux*, et toutes tes ferveurs175,
310 Bref, toute ta puissance, et toutes tes faveurs,
Oüy, certes, je voy bien que ce sont tes carresses,
Je ressens les effets* de toutes tes promesses,
Et n’estant plus nourry d’un espoir decevant*,
Je sçais que ta nature est pareille à du vant.176
315 J’apperçois maintenant comme tu nous abuses,
Je recevois ton piege, et voy toutes tes ruses,
Et mon malheur m’apprend que puisque tu n’es rien,
Tu ne nous peux donner ny causer aucun bien.
Fantosme mal-faisant, toy que l’erreur des hommes
320 Met au rang des vertus dans le siecle où nous sommes,
Mal-heureux poinct d’honneur, ombre qui vis d’orgueil,
Et qui m’as fait conduire un enfant au cercueil,
Pour observer tes loix et paroistre equitable,
Tu m’as faict perdre un bien qui n’a point de semblable,
325 Mais tenant* desormais tous espoirs superflus177,
A Dieu! Maudit honneur je ne te cognois plus.
[p. 19 C ij]

SCENE V. §

MANLIE, HARMENIE.

HARMENIE.

Seigneur,

MANLIE.

que voulez vous, relevez-vous de grace,

HARMENIE.

Mon devoir ne veut pas que je vous satisfasse,
Et puis je viens icy pour implorer de vous.
330 Une faveur qu’il faut demander à genoux,
Je viens faire parler le sang et la justice,

MANLIE.

Levez vous,

HARMENIE.

puis qu’il faut que je vous obeisse,
Je le feray, Seigneur,

MANLIE.

parlez,

HARMENIE.

ces tristes pleurs
Parleront mieux que moy de mes justes douleurs, [p. 20]
335 Et diront librement ce que je n’ose dire,

MANLIE.

Parlez, ne faignez point,

HARMENIE.

souffrez que je souspire,
Et que par ces sanglots qui m’estouffent la voix,
Je blasme seulement la rigueur de nos loix.
Quoy, Seigneur, se peut-il qu’une vertu farouche,
340 Ait fermé vostre cœur pour vous ouvrir la bouche,
Se peut-il que nature ait eu moins de pouvoir,
Que des respects* humains, et qu’un foible devoir,
Se peut-il que l’honneur vous ait rendu severe,
Au poinct de perdre un fils, et ce doux nom de pere,
345 Et se peut-il enfin que vous ayez signé,
Le trespas* d’un enfant si sage et si bien né,

MANLIE, disant les trois178 premiers vers bas.

Elle pleure mon fils, et moy je le regrette,
Mais cachons par honneur la faute que j’ay faicte.
Oüy, Madame, il se peut, et vous le pouvez veoir,
350 Et loing de me blasmer d’avoir fait mon devoir,
Confessez hautement qu’il estoit raisonable,
D’oublier un enfant puis qu’il estoit coupable,
Car quoy que179 je l’aimasse et qu’il me fust bien cher, [p. 21]
J’apprehendois qu’un jour on me pût reprocher,
355 Que dix mille Romains par une noble envie,
Pour sauver leur honneur eussent perdu la vie,
Et qu’un homme estimé de tous les gens de bien,
Eust refusé son fils pour conserver le sien;
J’avois peur d’estre heureux de crainte d’estre infame,
360 En monstrant moins de cœur* que n’en eust une femme,
Et je craignois enfin qu’ayant moins de rigueur,
On me vit180 preferer les plaisirs à l’honneur;
Qu’auroit dit le Senat, et le peuple qui m’aime,
Si porté de l’amour du sang, et de moy-mesme181,
365 J’eusse terny ma gloire* et mille beaux exploits*,
En desobeissant le premier à ses loix,
De quoy m’auroit servy tant de dangers courus,
Les coups que j’ay donnez, et ceux que j’ay receus,
Brefs, tant de beaux Lauriers, de Couronnes, et d’Armes,
370 Que mon sang m’achepta dans le fort* des allarmes*,
Si je deshonnorois ma reputation,
Par une pitoyable et trop lasche action;
Oüy, je donne mon fils quand l’honneur le commande,
Et si je possedois une chose plus grande,
375 Ou que je l’eusse encor ouy, je le donnerois, [p. 22]
Et l’honneur le voulant je l’abandonnerois;

HARMENIE.

Ah! Seigneur, ce discours* que l’honneur vous suggere,
Semble plustost partir d’un tyran que d’un pere!
Pardonnez moy ce mot et songez (s’il vous plaist)
380 Que pour trop regarder vostre propre interest,
La vanité vous flatte et veut vous faire croire,
Qu’en perdant vostre fils vous sauvez vostre gloire;
Mais loing de l’escouter, ouvrez un peu les yeux,
Chassez la loing de vous, et vous conseillez182 mieux,
385 Alors vous connoistrez malgré son imposture,
Que les premieres loix sont celles de nature183,
Qu’il n’est point de devoir qui nous puisse forcer184,
De perdre nostre sang et de nous offencer*,
Et qu’enfin il est vray que le ciel nous ordonne,
390 De conserver nos jours* alors qu’il nous les donne.
Imitez-le, Seigneur, et sur l’heure ordonnez,
Que l’on sauve les jours* que vous avez donnez,
Songez que vostre fils n’a commis autre crime,
Que celuy d’avoir fait en homme magnanime*,
395 D’avoir sauvé l’honneur du pays et des Dieux,
Et qu’il n’est criminel qu’estant victorieux,
De plus si le devoir vous force de le rendre, [p. 23]
Vostre devoir aussi vous force à le deffendre,
Puisque quoy qu’il en soit, c’est faire laschement,
400 Que de suivre des loix faictes injustement;

MANLIE, disant les trois premiers vers bas.

Ah! Dieux que de douleur je sens à me contraindre!
Va-t’en, maudit honneur, je ne sçaurois plus feindre,
Tu m’as faict trop souffrir, non, non, je veux parler,
Madame, apres ces mots, je ne vous puis celer*
405 Que j’ay, quoy que j’ay dit, un sentiment contraire,185
Que je me deguisois, et qu’en enfin je suis pere,
Que l’honneur me forçoit de cacher ma pitié :

HARMENIE.

Donc par ce nom de pere, et par nostre amitié*,
Par le nœud qui nous joint, par tous vos grands services,
410 Par ces marques d’honneur ces nobles cicatrices,
Bref, par ces cheveux gris, ceste grace, et ce port,
Desgagez* vostre fils des prisons de la mort,
Envoyez promptement,

MANLIE.

je le veux, que l’on aille.
[p. 24]

SCENE VI. §

MANLIE, HARMENIE, ARPHACE, IPSICRATE.

ARPHACE, voyant venir Ipsicrate.

Ah! Sire, c’est en vain qu’un remord vous travaille,

MANLIE.

415 Hé! quoy mon fils est mort,

IPSICRATE.

ouy, Sire, c’en est fait,
Le Senat est contant, le peuple satisfait,
Car ayant par honneur fait couronner sa teste,
Que pour estre tranchée il tenoit toute preste,
Estant au pieds des murs un fer186 en un moment
420 A fait cheoir* ce beau corps dedans187 le monument*.

MANLIE.

Ha! maudit poinct d’honneur,

HARMENIE.

il n’en peut plus, il tombe,
Soubs de si grands ennuis* ma constance succombe,

ARPHACE.

O malheur sans pareil!

IPSICRATE.

ô spectacle nouveau,

HARMENIE.

Porte moy sur mon lit, et du lit au tombeau.

Fin du premier Acte.

[p. 25 D]

ARGUMENT DU SECOND ACTE. §

Arthemidore ayant veu representer l’Histoire de Manlie demeure estonné*, mais l’Enchanteur l’ayant adverti qu’il se preparast de veoir d’autres merveilles luy promets de le guerir de l’ambition dont il estoit preoccupé, et le faict entrer aux mesmes lieux où il avoit veu le premier spectacle. Lors188 l’on voit entrer Pharasme Roy d’Hiberie, qui dit

pour quelles raisons il assiegeoit son frere Mithridate Roy d’Harmenie, et declare à son confident que son fils Radamiste avoit un ambition si puissante qu’il luy avoit declaré qu’il vouloit son Estat, et que ne voulant pas le priver de vie; il luy avoit promis de luy faire avoir la Couronne de son frere, mais que [p. 26] voyant qu’il ne se contenteroit pas de son Royaume, et qu’il le traiteroit avec toute rigueur; il se repentoit de ce qu’il avoit fait.

Lors le Fils entre avec le Gouverneur de la ville où estoit Mithridate, qui promet de la livrer: et le pere s’y voulant opposer, le fils transporté d’ambition luy parle mal à propos, et l’oblige de l’abandonner : lors le fils donne ordre qu’entrant dans la ville avec le Gouverneur on passa tout par le fil de l’espée, et quelque temps apres luy venant dire que les gens sont entrez dans la ville, mais que Mithridate s’est sauvé dans un Chasteau qui

peut tenir cinq ou six jours, il envoye leur dire qu’il se rende, et qu’il le garentiroit* de fer et de poison, et le tenant en sa puissance, il le fait estouffer; mais aussi tost la justice Divine agissant, une rage s’empare de son ame et le jettant dans un horrible desespoir, il se frappe de son espée, et monstre que cette ambition estant pernicieuse traine apres soy ces malheureux effets qui ne peuvent jamais dementir leurs causes.

[p. 27 D ij]

ACTE II. §

SCENE PREMIERE. §

L’ENCHANTEUR, ARTHEMIDORE.

L’ENCHANTEUR.

425 Rappelle ton esprit, tes yeux et tes oreilles;
Et bien loing d’admirer de communes merveilles,
Reconnoy maintenant comme ce faux honneur
Ne nous peut apporter, ny plaisir, ny bon-heur,
Que c’est un ennemy qui farde189 sa malice,
430 Qui rend ses Courtisans les esclaves du vice,
Et qui luisant tousjours d’un esclat emprunté,
Esbloüit nostre esprit et le rend hebeté,
Qu’il plonge tous nos jours dedans l’inquietude,
Et qu’enfin le vray bien n’est que dedans l’estude :
435 Oüy, c’est en descouvrant mille secrets divers
Que l’on peut posseder tout ce vaste univers,
Et qu’aprofondissant la nature des choses [p. 28]
On peut par les effets monter jusques aux causes,
Cognoistre tous les corps dont l’on puisse parler,
440 Veoir pourquoy la matiere est moins pure que l’air,
Et passant plus avant par un vol tout de flâme
Apprendre pourquoy l’air n’est pas pur comme l’ame,
Pourquoy l’intelligence a tant de dignité
Que l’ame n’en a pas à son égalité,
445 Et recognoistre enfin par la divine essence,
Un estre encore plus pur que n’est l’intelligence.
Sçavoir quel est l’esprit qui regit ce grand Corps
Qui le fait subsister par de divins accords,
Comme il sceut faire un tout de contraires parties,
450 Calmer les Elemens en leurs antipathies*,
Regler l’Astre du jour dans ses douze Maisons190,
Adjuster la Nature, et l’ordre des saisons,
Semer d’Astre, les Cieux, les remplir d’influence,
Accorder leur effets* avec la prescience191,
455 Confondre son pouvoir avecque sa bonté,
Et former l’union de la diversité :
Ce sont là les plaisirs d’une ame non commune
Qui ne redoute point les coups de la fortune,
Qui cognoit ce qu’elle est, qui triomphe du sort,
460 Qui n’aime point la vie, et qui ne craint point la mort;
Mais comme ces chemins sont d’abord difficilles, [p. 29]
On n’y voit point d’esprits qui soient mols et servilles,
Il faut se sçavoir vaincre et châque passion192,
C’est pourquoy viens encor dompter l’ambition,
465 Et veoir comme son feu* tyrannise les hommes.

ARTHEMIDORE.

Miracle des esprits et du siecle où nous sommes,
C’est par trop193 m’obliger,

L’ENCHANTEUR.

je voudrois faire plus,
Mais sans nous amuser en discours superflus,
Viens veoir comme le fils veut attaquer le pere,
470 Le nepveu perdre l’oncle, et le frere son frere,
Et comme cette lasche et folle ambition,
Rompt une naturelle et saincte affection :
Allons, c’est trop parler, l’heure presse et s’advance,
Entrons dedans ce Temple, et garde le silence.
[p. 30]

SCENE II. §

PHARASMANE, PHILOCTATE.

PHARASMANE.

475 Puisque tu veux sçavoir d’où provient ma tristesse,
Et qu’il faut malgré moy te tenir ma promesse,
Voy si nous sommes seuls, et prens aussi le soing*
De visiter ma garde et la posant plus loing,
D’advertir dessus194 tout mon premier capitaine
480 Qu’il ne laisse passer, ny mon fils, ny la Reyne,
Ny pas un officier que quand je le diré :
Va, tu m’obligeras,

PHILOCTATE.

je vous obeyré :

PHARASMANE, seul.

Infame ambition, seul tyran de ma vie,
Qui m’a soufflé dans l’ame une maudite envie,
485 Et qui m’a fait reduire un frere au dernier poinct,
Cesse de m’aveugler et ne me parle point,
J’ay suivy tes conseils, je ne les veux plus suivre,
Et je veux qu’aujourd’huy la raison m’en delivre, [p. 31]
Mais je voy Philoctate! Hé bien,

PHILOCTATE.

l’ordre est donné!

PHARASMANE.

490 Escoute donc parler un Prince infortuné,
Tu sçais bien que mon frere est dedans ceste place:
Tu sçais que je l’assiege, et qu’il attend ma grace !

PHILOCTATE.

Ouy,

PHARASMANE.

mais tu ne sçais pas que c’est l’ambition
Qui fait que j’ay commis cette infame action.
495 Sçache donc que mon fils voulant une couronne
La vouloit acheter par ma propre personne,
Et que noir attentat secretement conceu
M’alloit priver du jour* si je ne l’eusse sceu,

PHILOCTATE.

Ce discours me surprend,

PHARASMANE.

escoute un peu le reste,
500 Voulant donc étouffer un dessein si funeste
Je fais tant par douceur qu’il se declare à moy,
Me disant toutefois qu’il vouloit estre Roy,
Que quoy qu195’il eust horreur d’une action semblable, [p. 32]
Il ne pouvoit dompter un desir indomptable,
505 Et que si je ne voulois me mettre en seureté
Il fallait le priver du bien de la clarté*.
J’eus beau luy remonstrer quelle estoit cette rage,
Je vis que mes raisons l’aigrirent* d’avantage,
Et qu’il falloit enfin puis qu’il vouloit reigner,
510 Le contenter, ou bien ne le point espargner,
Lors le sang m’obligeant à ne m’en point deffaire,
Je sortis de l’orage en y poussant mon frere,
Et pour me conserver je conclus et promis
De luy ravir le Sceptre, et d’assister mon fils.
515 Lors treuvant un moyen de declarer la guerre,
J’entre comme un torrent dedans sa propre terre,
J’y plante mes Lauriers196 avec mes pavillons*,
Et je la fais trembler dessous mes bataillons :
Je gaigne ses sujets et ses meilleures villes,
520 Chacun court dans mes bras comme dans des azilles
Et toute l’Armenie ayant peur de perir
Le quitte laschement n’osant le secourir.
Maintenant j’ay pitié des maux qu’on luy prepare,
Et connoissant mon fils, et cruel et barbare,
525 Je crains l’evenement* de cette trahison,
Et voudrois le punir de mort ou de prison,
Mais je ne le puis plus, car mes meilleurs gens-darmes* [p. 33E]
Charmez par le pillage, et le succez* des armes,
Le voyant liberal* se declarent pour luy,
530 Et ne souffriroient pas qu’il perit197 aujourd’huy.
Juge de mon malheur,

PHILOCTATE.

je plains vostre disgrace;

PHARASMANE.

Mais j’apperçois quelqu’un, approchons de la place;
Je crois que c’est mon frere, et je dois aujourd’huy
Le veoir et luy parler, et approchons c’est luy.

SCENE III. §

PHARASMANE, MITRIDATE, PARTHENIE, PHILOCTATE

MITRIDATE, au haut d’une Tour.

535 Pharasmane, advancez, non pas comme adversaire,
Mais comme un sage Prince ou plustost comme un frere,
Souffrez que la pitié vous conduise en ces lieux
Pour plaindre ma fortune en voyant ces beaux yeux;
Ce sont eux qui plus forts que le Dieu des batailles
540 M’ont conduit pour vous veoir du haut de ces murailles, [p. 34]
Qui m’ont osté le cœur* et m’ont donné la voix
Pour vous prier encor pour la derniere fois :
Ouy, ce n’est que l’amour qui parle par ma bouche,
Et vous pouvez bien veoir par l’ennuy qui me touche
545 Que ce n’est point pour moy les discours que je fais,
Puisque j’ay trop de cœur* pour vous prier jamais;
Vous sçavez que je suis d’un sang et d’une race
Qui ne sçait comme il faut demander une grace,
Qui ne veut que sa main pour guerir ses douleurs,
550 Et qui respand son sang bien plustost que des pleurs :
Escoutez donc l’amour qui par ces belles larmes
Vous commande aujourd’huy de mettre bas les armes,
De quitter cette place, et d’y laisser la paix,
Pour les injustes maux que vous nous avez faits:
555 Aussi bien si les Dieux secondent mon envie,
Vous ne l’aurez jamais qu’en m’arrachant la vie,
Je vous feray souffrir cent maux auparavant,
Et vous serez encor plus de trois ans devant,
Car ces murs sont trop bons pour en voir les ruines,
560 Et deux cens magazins de bleds et de machisnes,
Et des amas d’argent et des cœurs preparez
Vous cousteront du sang198 plus que vous n’esperez.
[p. 35 E ij]

PARTHENIE.

Ha ! Seigneur, terminez cette fatalle guerre :
Sauvez, et nostre honneur, et cette propre terre,
565 Et songez que le sang veut que vous protegiez
Un frere qui vous aime et que vous assiegiez,
Je parle ainsi Seigneur, car je ne sçaurois croire
Que vous vouliez poursuivre une telle victoire,
Et qu’apres ce discours plus juste qu’eloquant,
570 Vous ne quittiez bien tost le tiltre d’attaquant :
Car de grace observez ce que vous voulez faire,
Et si vous desirez la mort de vostre frere,
Songez quel est Seigneur, celuy que vous perdrez
Si vous voulez ses biens pourquoy vous les prendrez,
575 Et pouvant enchaisner un Monarque si brave,
Si vous endurerez qu’on le traite d’esclave :
Non, c’est deshonnorer, et vous, et vos ayeux,
Et vous priver aussi d’un rang entre les Dieux,
Vostre rare vertu vous a faict adorable,
580 Vostre insigne* valleur vous rend incomparable,
Et cent perfections pressent vostre bonté
De ne vous pas frustrer de l’immortalité,
Donc par199 ce mesme sang dont vous voulez la perte,
[p. 36]

MITRIDATE.

Par ces beaux yeux moüillez par leur peine soufferte,

PARTHENIE.

585 Par l’honneur,

MITRIDATE.

par l’amour,

PARTHENIE.

par ces pleurs et par vous :

MITRIDATE.

Protegez ma moitié,

PARTHENIE.

conservez mon espoux,

PHARASMANE.

Madame, je voudrois qu’il fust en mon possible,
Mon frere connoistroit combien je suis sensible,
Mais dedans200 vos malheurs dont je ressens les coups,
590 Ne pouvant rien pour moy je ne puis rien pour vous;
Je sçay que vous direz que je puis comme pere
Commander à mon fils de respecter mon frere.
Mais sçachez qu’en l’estat où je suis aujourd’huy
Je n’ay plus de pouvoir sur les miens ny sur luy,
595 Il est ce que j’estois, et dedans cette terre
Il dispose à son gré de tous mes gens de guerre,
Il peut tout ce qu’il veut, et son ambition
Le rend sans jugement et sans discretion*,
Aux despens de son sang il veut une couronne [p. 37]
600 La deut-il acquerir par ma propre personne,
Et s’il ne vous ostoit le Sceptre de la main,
Il m’osteroit le mien peut-estre des demain :
Aussi reconnoissant cest esprit sanguinaire,
J’ay honte d’avoir fait tout ce qu’il m’a fait faire,
605 J’ay regret maintenant de l’avoir assisté*,
Puis qu’il use si mal de mon authorité,
Et qu’il n’employe enfin mon pouvoir et mes armes
Qu’afin de me couster et du sang et des larmes :
Ouy, certes si j’estois en l’estat de jadis,
610 Ou que je peusse encor m’asseurer de mon fils,
Bien loing de satisfaire à sa brutalle envie,
Sa mort ou sa prison asseureroient ma vie,
Et garentiroient* des maux où je vous voy,
Mais cela ne se peut,

MITRIDATE.

hé ! justes Dieux, pourquoy
615 Authorisastes-vous un siege illegitime,
Pourquoy l’aidastes vous,

PHARASMANE.

il deguisa son crime,
Et se pleignant à moy d’un mauvais traictement, [p. 38]
M’obligea d’en monstrer quelque recentiment*,
Et me persuada de venir en personne
620 Pour venger un affront,

MITRIDATE, il s’en va tout en colere.

pour m’oster la Couronne ;
Mais je ne me plains point de cette trahison,
Puisque dans peu les Dieux m’en feront la raison*.

PHILOCTATE.

Sire, le Prince attend,

PHARASMANE.

où ?

PHILOCTATE.

dedans vostre tente,

PHARASMANE.

Qu’il entre et plaise aux Dieux que l’ingrat me contente :
625 Oüy, prions pour mon frere, ô procedé* nouveau !
[p. 39]

SCENE IV. §

PHARASMANE, PHILOCTATE, RADAMISTE, PHILON, ORCAS.

RADAMISTE.

Enfin nous le tiendrons ce superbe* chasteau
Sans combler ses fossez, ny sapper* ses murailles,
Et sans verser du sang ou veoir des funerailles :
Oüy, Sire, il est à nous,

PHARASMANE.

il est à nous, comment ?201

RADAMISTE.

630 Considerez, cest homme et ces clefs seulement,

PHARASMANE.

Cest homme, quel202 est-il ?

RADAMISTE.

il fust à vostre frere,
Mais lassé de servir sans avoir de salaire,
Il promet de livrer la place en un moment
Si je veux l’honnorer de son gouvernement* : [p. 40]

PHARASMANE.

635 Qu’avez-vous resolu* ?

RADAMISTE.

de le bien reconnoistre*.

PHARASMANE.

Mon fils, c’est trop donner aux services d’un traistre :
Non, non, considerez sans vous tant emporter,
Que s’il quitte son Prince il vous pourra quitter,
Que la foy* qu’il vous donne est une foy* trahie,
640 Et qu’il vous traittera comme il faict203 sa patrie :
Ne vous hastez point tant calmez ce sang qui bout,
Ne precipitez rien, le temps ameine tout,
Je sçay que cest advis que donne la prudence,
Choque vostre jeunesse et vostre impatience,
645 Je sçay que vostre esprit ne veut croire que soy,
Qu’il abonde* en son sens, et se cache de moy;
Mais souffrez qu’aujourd’huy,

RADAMISTE.

je souffriré tout, Sire,
Quand vous adhererez à ce que je desire,
Et lors que vous voudrez ce que j’auray voulu
650 Aussi bien ce dessein est un point resolu,
Et prenant aux cheveux l’occasion presente,
Si je regne un moment j’auray l’ame contente, [p. 41 F]
Un homme genereux*204 ne reçoit point d’effroy,
Et se rit des dangers quand il peut estre Roy,
655 Il ne veut point prevoir le mal qui le tallonne,
Et se tient trop heureux d’avoir une Couronne;
Aussi quoy qu’il arrive on me vera demain
Le Laurier sur sa teste, et le Sceptre à la main,
Et n’importe, qu’apres,

PHILON.

Seigneur, que vostre Altesse
660 Ne craigne rien de moy,

PHARASMANE.

quoy donc ame traitresse,
Ozes-tu dementir les discours que je tiens,
Ozes-tu devant moy corrompre ainsi les miens,
Ozes-tu te vanter du coup que tu vas faire,
Ozes-tu me parler d’avoir trahi mon frere,
665 Et par des actions pleines de lascheté :
Veux-tu nous asseurer de ta fidelité,
Veux-tu que l’on te traite en homme magnanime*,
Par ce que tu promets de te noircir d’un crime,
Monstre ton ambition, va lasche, sors d’icy,

RADAMISTE.

670 Il n’en sortira pas que205 je n’en sorte aussi, [p. 42]

PHARASMANE.

Vous parlez en jeune homme, et l’ardeur vous transporte,

RADAMISTE.

Je parle comme il faut,

PHARASMANE.

vous m’offencez,

RADAMISTE.

n’importe,
Je sçais que je vous dois le respect et l’honneur,
Mais vous ne devez pas empescher mon bon-heur,

PHARASMANE.

RADAMISTE.

si cela pouvoit estre,
Je me mesconnoistrois* pour vous trop bien cognoistre206,
Je ne le celle* point,

PHARASMANE.

insolent, souviens-toy
Que tu n’es que mon fils et que je suis ton Roy :

RADAMISTE.

Oüy, je me souviendray que vous estes mon pere,
680 Mais quand j’auray demain le Sceptre que j’espere
Je ne connoistray plus de souverain que moy
Et vous vous souviendrez de n’estre plus mon Roy,
[p. 43 E ij]

PHARASMANE, bas en se promenant.

Je voulois le prier pour le repos d’un frere,
Mais je ne puis icy retenir ma colere,

RADAMISTE, bas à Orcas.

685 Orcas en attendant que son feu* passera,
Sortez avec Philon, faictes ce qu’il dira,
Prenez mil des miens pour joindre à ces deux mille
Que j’avois faict armer pour entrer dans la ville
Qu’ils y portent la mort de l’un à l’autre bout,
690 Qu’ils pillent tous les biens, et qu’ils saccagent tout,

PHARASMANE, bas en se promenant.

Non, ne le prions point, et quoy qu’il en advienne207,
Parlons luy librement, que rien ne nous retienne :
Oüy, c’est trop me contraindre, il est temps d’esclatter :
Traistre, je t’apprendray de me si mal traitter,
695 Et tu verras dans peu, quoy que ton cœur me brave,
Que je puis si je veux te faire moins qu’esclave,
Tu veux trancher* du grand, mais de grace, dis moy
Qui t’a donné les gens qui sont dessous ta loy,
Qui t’a donné les biens dont ta cour est suivie,
700 Qui t’a donné le sang, qui t’a donné la vie :
Bref, qui t’a donné tout apres, si ce n’est moy,
Je ne me diré plus ton pere, ny ton Roy;208 [p. 44]
Mais ce resonnement ne sert qu’à te confondre*,
Et tu ne respons rien n’ayant rien à respondre :
705 Dis qui t’a faict si grand,

RADAMISTE.

c’est mon ambition :

PHARASMANE.

Va, lasche, dis plustost mon indiscretion*,
Je voulus conserver mes biens et ma couronne
Par d’infames moyens dont le succez* m’estonne*;
Mais loing de contenter ce cœur ambitieux,
710 Je ne suis que l’horreur des hommes et des Dieux,
Ah ! si j’estois encor ainsi que je souhaitte,

RADAMISTE.

Ne souhaittez plus rien, puisque la chose est faicte,

PHARASMANE.

Ne me replique point, va loing de mon aspect*
Apprendre comme il faut me porter du respect,
715 Apprendre ton devoir, c’est ce que je t’ordonne ;
Mais reviens,209 mon honneur veut que je t’abandonne,
Et que m’ayant rendu si triste et mescontant,
Je fasse mon devoir moy-mesme en te quittant :
Ouy, je dois pour punir ton impudence insigne*,
720 Te ravir ma présence en t’en jugeant indigne,
Et ne te tenant plus pour mon fils desormais, [p. 45]
Ne te veoir, ne t’oüir, ne te parler jamais :
Adieu dans peu le ciel armera sa tempeste
Pour secher les Lauriers qui vont cindre ta teste,
725 Et t’envoyer les maux que tu nous fais souffrir.

SCENE V. §

RADAMISTE, restant avec sa suitte.

He bien ! nous perirons quand il faudra perir,
Je prepare mon ame aux plus rudes tempestes,
Que le ciel en couroux verse dessus nos testes,
Et je tiendray mon sort aussi noble que beau,
730 Si je fais en tombant d’un trône mon tombeau,
Rien ne m’empeschera d’envahir un empire,
Et d’avoir par la force un bon-heur où210 j’aspire,
Je me ris des malheurs qu’un resveur me predit,
Et loing de reflechir dessus ce qu’il m’a dit,
735 Estimant ses discours* ennemis de ma gloire,
Je les veux pour jamais bannir de ma memoire.
Oüy, mon cœur poursuivons et sans nous estonner*,
Ne parlons que de vaincre et de me couronner,
De signaler mon nom par l’esclat de mes armes [p. 46]
740 D’achepter mon repos par du sang et des larmes,
Et monstrer en rengeant un peuple soubs ma loy,
Que je donne la crainte et n’en ay point pour moy.

SCENE VI. §

RADAMISTE, ORCAS.

RADAMISTE.

He bien !

ORCAS.

Sire, vos gens sont entrez dans la ville,
Dont Philon a rendu la conqueste facile;
745 Mais le Roy s’est sauvé dans l’une de ses tours,
Qui peut tenir encor plus de cinq ou six jours,
Il se rendra pourtant si vostre courtoisie
Luy veut donner sa femme, et luy laisser la vie
En les gardant* tous deux de fer et de poison,

RADAMISTE.

750 Que pretendent-ils donc,

ORCAS.

l’exil ou la prison, [p. 47]

RADAMISTE.

Hé bien ! va leur promettre, et sur cette asseurance
Qu’ils viennent de ce pas implorer ma clemence,
Demeure : mon repos demande leur trespas*,
Promets leur toutesfois, je ne leur tiendray pas.

ORCAS.

755 Un Prince, comme vous doit tenir sa parole,

RADAMISTE.

Orcas, cette maxime est un discours* frivole,
Je les garderé bien du poison et du fer,
Puis que mon dessein est de les faire estouffer :
Va leur promettre donc tout ce qu’ils me demandent,
760 Traitte les doucement, et fais tant qu’ils se rendent;
Mais quand tu les tiendras, fais ainsi que je veux,
Que l’un de tes soldats les estouffe tous deux !

ORCAS.

Cruel commandement, Sire,

RADAMISTE.

point de replique. [p. 48]

SCENE VII. §

RADAMISTE, seul.

Va viste, c’est ainsi qu’un conquerant s’explique,
765 Il doit par la rigueur appuyer ses projets,
Et loger la frayeur au sein de ses sujets,
C’est comme il se maintient : mais Dieux, quelles maximes
D’establir son repos en commetant des crimes :
Certes, quoy que je sois cruel au dernier poinct,
770 Je sens mille remords qui ne me quittent point,
Et logeant un bourreau dedans ma conscience,
Si j’ay quelque plaisirs, ce n’est qu’en apparence,
Je fains d’estre tranquille alors que je combats,
Je tesmoigne du cœur* lors que je n’en ay pas,
775 Et mon ambition est si forte et si grande,
Que souvent je me ris de ce que j’apprehende.
Pour posseder un Sceptre, et me voir adoré,
Je fais les actions d’un cœur denaturé,
Je violle ma foy, je procede en infame,
780 Je mesprise l’honneur, et fais ce que je blasme,
Mais aussi tost apres un desplaisir secret [p. 49 G]
Faict que je me condamne, et que j’en ay regret,
Oüy, mon ambition m’ordonne que je faigne,
Et que je sois joyeux alors que mon cœur seigne :
785 Infame passion, mere de mes forfaits !
Et qui m’as suscité tant d’infames souhaits,
Je voudrois maintenant avoir eu la puissance
De te donner la mort au poinct de ta naissance,
Puis qu’aujourd’huy tes feux* se sont rendus si grands
790 Qu’ils m’ostent le courage et font que je me rends,
Et qu’ils charment mes sens par de telles amorces
Que je me treuve foible au milieu de mes forces.
[p. 50]

SCENE VIII. §

RADAMISTE, un PAGE.

LE PAGE.

Sire, je venois dire à vostre Majesté,
Qu’Orcas,

RADAMISTE.

hé bien ! mon ordre est-il executé ?

LE PAGE.

795 Sire, dans un moment je croy qu’il le doit estre,
Car quand je suis sorty par l’ordre de mon maistre
Pour vous donner advis qu’il avoit pris le Roy;
J’ay veu desja mourir sa femme devant moy,
Et l’on se preparoit d’estouffer ce Monarque211,
800 Qui sans doute a payé le tribut à la parque212.

RADAMISTE.

Quel soudain changement ? quel trouble et quelle horreur,
Se coullant dans mon sang allantit* ma fureur : [p. 51 G ij]
Passe dans mon esprit, altere mon visage,
Me dérobe à moy-mesme et m’oste le courage,
805 Quels sont ces mouvemens, quelle est ceste douleur ?
Quel Demon me poursuit, et quel est mon malheur ?
Que sçay-je, qu’ay-je fait, que sçay-je que feray-je ?
J’ay tout ce que je veux, he bien ! que deviendray-je ?
Oüy, Prince trop cruel, enfin es-tu contant,
810 Si le meurtre est si doux, et qu’il te plaise tant,
Il ne te reste plus que de tuer ton pere,
Puisque tes cruautez ont estouffé son frere,
Sa femme, son enfant, ses parens et les tiens,
Et pillé sans sujet* leurs terres et leurs biens;
815 Poursuis, choque les Dieux, les Loix et la Nature:
Acheve de ton sang cette horrible peinture,
Et pour mieux contenter tes desirs enragez,
Mange le cœur des tiens les ayant esgorgez;
Mais d’où vient ce remords et cette inquietude,
820 D’où vient ce changement et cette promptitude,
Et d’où vient que mes yeux d’un nuage couverts
Presques en un moment se sont trouvez ouverts;
Là ils n’estoient fermez que par mon ignorance,
Ils ne se sont dessillez que par l’experience,
825 Et c’est en possedant ce que je desirois,
Que j’y voy des deffauts plus que je n’esperois, [p. 52]
J’avois creu que les Roys relevants seuls d’eux-mesmes,
Ne recoignoissoient plus de puissances supresmes :
J’avois creu mes plaisirs où je voy mes liens,
830 Et j’avois pris des maux pour de souverains biens :
Infame ambition, ah ! desespoir, ah ! rage,
C’est ce coup qu’il me faut enflammer mon courage213,
Et que ce fer m’ostant du nombre des tyrans
Venge avec mes forfaits la mort de mes parens.
835 Pousse, respans ton sang, mesprise ta conqueste,
Deschire les Lauriers qui couronnent ta teste,
Et monstre en te perçant de mille coups mortels,
Que le Ciel tost ou tard frappe les criminels,
Et que tousjours son bras armé pour la justice
840 Couronne la vertu comme il punit le vice.

Fin du second Acte.

[p. 53]

ARGUMENT DU TROISIESME ACTE. §

  Arthemidore ayant veu les mal-heureux effets qu’avoit produit l’ambition en la   personne de Radamiste, est touché vivement : et faisant reflexion dessus luy-mesme se resout pour exempter sa vie des mal-heurs dont elle le menassoit de donner la mort à cette Passion, mais l’Enchanteur sçachant que l’amour qui le tyrannisoit n’avoit pas sur son

esprit un moindre empire que l’ambition le fait entrer dans le Temple et luy faict veoir les violences où214 cest autre passion le reduiroit par l’exemple d’Antioque fils de Seleuque, lequel215 estant devenu passionnement amoureux de Stratonice sa belle mere en perdoit le repos, et le jour et la nuict, et ne goustoit aucun [p. 54] contentement parmy tant de felicitez, dont la Cour de son pere abondoit. Il luy fait voir comme il est impossible de chasser de

chez nous ce tyran lors que nous avons permis qu’il s’en216 rendit217 le maistre, et qu’il faut d’abord le repousser si l’on veut triompher, et n’en point estre vaincu : il luy monstre ce malheureux amant qui se descouvre à celle qu’il aimoit le plus respectueusement qu’il pouvoit, mais s’en voyant traicté rigoureusement, et croyant qu’elle s’en plaindroit à son pere, il218 se resout de sortir de la vie plustost que de se repentir de son amour : et son

Medecin l’estant venu trouver luy confirme encor l’opinion qu’il avoit qu’elle l’avoit dit à son pere, ce qui l’oblige à le chasser severement, et se voyant seul se met en estat de mourir, car rompant l’appareil* qu’il portoit sur une blessure qu’il avoit au bras il tombe en une foiblesse, et monstre à quelle extremité* l’amour des-honneste nous reduit lors que nous n’avons pas la force de nous deffendre de ses coups, et que nous abandonnons nostre

ame, à ce monstre qui se sert de l’image de la beauté, pour nous seduire et pour nous   perdre.

[p. 55]

ACTE III. §

SCENE I. §

L’ENCHANTEUR, ARTHEMIDORE.

ARTHEMIDORE.

Ouy, je reconnois bien que cette ambition
Ne nous peut apporter que de l’affliction,
Que nous nous abusons d’y fonder nostre attente,
Et que c’est une mer où reigne la tourmente,
845 Qu’un vent impetueux esmeut à tous propos,
Et qui ne peut donner ny plaisir ny repos.
Je sçay qu’elle nous perd quand elle nous carresse,
Je sçay qu’elle est flatteuse autant qu’elle est traistresse,
Et que pour nous contraindre à suivre ses appas*
850 Elle flatte nos cœurs des biens qu’elle n’a pas,
L’exemple que j’ay veu m’en donne un tesmoignage

L’ENCHANTEUR.

Par les malheurs d’autruy tâche à te rendre sage,
Et pour bien employer le reste de ce jour, [p. 56]
Viens dans ce temple encor triompher de l’amour,
855 De ce cruel tyran, dont les puissantes flammes*
Ebloüissent nos yeux et surprennent nos ames,
De ce Dieu fabulleux qui trouble la raison,
Et de qui les douceurs sont pleines de poison;
Viens veoir comme il abbat le plus malle courage,
860 Comme il entre en nos cœurs soubs une fausse image,
Et comme en abusant du nom de la beauté;
Il triomphe aisément de nostre liberté;
Comme il rend à son gré nostre perte facile
Monstrant le delectable, et l’honneste et l’utile,
865 Et comme il nous promet mille contentemens*
Pour nous faire mourir au milieu des tourmens;
Arme-toy, viens combattre et viens encor apprendre
Que qui luy cede un coup ne s’en peut plus deffendre,
Mais que qui luy fait teste et resiste une fois
870 Est exempt pour jamais des rigueurs de ses loix;
Tu vas voir un enfant qui sans respect d’un pere,
Ne se peut empescher d’aimer sa belle mere,
Qui languit et qui meurt, mais entrons il est temps.

ARTHEMIDORE.

Je veux ce qui vous plaist, et mes vœux sont contens. [p. 57 H]

SCENE II. §

ANTIOQUE, seul sur un lict.

875 Enfin je me voy seul et las* de me contraindre,
Je puis en liberté souspirer et me plaindre :
Je puis m’entretenir avecque mes douleurs,
Et moderer mon feu* par des ruisseaux de pleurs;
Je puis loing de mes gens, dont le soing* m’importune
880 Reflechir librement dessus mon infortune,
Veoir des yeux de l’esprit l’object qui la causa,
Adorer dans mon cœur celle qui l’embrasa,
Et soulager mes maux par la triste pensée,
De ces aimables traits dont mon ame est blessée.
885 Malheureux Antioque, helas ! pourquoy vis-tu
Ce modelle parfaict de grace et de vertu,
La belle Stratonice à qui tout est possible,
Ou bien en la voyant pourquoy fus-tu sensible ?
Que219 ne resistois-tu comme tu le pouvois ?
890 Que ne l’oubliois-tu puisque tu le devois ?
Que ne t’efforçois-tu d’esteindre cette flâme* ?
Pourquoy malgré l’honneur luy donnois-tu ton ame,
Et que ne montrois-tu ? mais Dieux tu la voyois, [p. 58]
Et quand pour l’oublier apres tu la fuyois,
895 Je sçay bien que ton œil qui l’avoit regardée
Portoit dans ton esprit cette agreable idée,
Et gravoit dans ton cœur exempt de passions
Le portraict accomply de ses perfections*,
Non, tu ne pouvois pas songer à te deffendre
900 La beauté te pressoit, la vertu te fit rendre;
Et si l’on peut nommer tous tes feux* criminels,
Ce n’est que dans ton cœur qu’ils se sont rendus tels,
D’abord ils estoient saincts autant que legitimes,
Et ce sont tes desirs qui les ont fait des crimes.
905 Oüy, tu pouvois la voir et n’en rien esperer,
Tu pouvois la servir, tu pouvois l’adorer,
Tu pouvois contenter tes yeux et tes oreilles,
En te laissant charmer par ses rares merveilles :
Bref, tu pouvois songer à son affection,
910 Mais non pas aspirer à sa possession :
Car elle est à ton pere, et quoy qu220’elle soit belle,
L’honneur te deffendoit de souspirer pour elle,
Outre que ses desdains te devoient enseigner,
Qu’elle ne te verroit que pour te desdaigner;
915 Et qu’estant vertueuse autant qu’elle est aimable,
Elle te haïroit en te voyant coupable :
Mais ô Dieux ! je n’abuse, et ce raisonnement [p. 59 H ij]
Ne pouvoit pas partir de l’esprit d’un Amant* :
Car pouvois-je preveoir qu’elle seroit cruelle,
920 Lors que je la voyois, et si douce et si belle,
Et pouvois-je sçavoir que mon pere l’aymoit,
Quand je ne sçavois pas que mon cœur s’enflâmoit,
Et que mes sens troublez et que mon ame esmeuë;
Me faisoient méconnoistre* à sa premiere veuë;
925 Quand, dis-je, j’ignorois le mal que je sentois,
Et quand j’oubliois tout jusqu’à ce que j’estois.
Non certes, ma raison devoit estre captive,
Et de quelque repos que mon ame me prive
Je ne croiray jamais mon destin rigoureux,
930 Puis qu’une deïté m’a rendu malheureux;
Je ne pouvois souffrir de plus aimables peines,
Je ne pouvois languir soubs de plus douces chaisnes
Et puisque la beauté m’a rendu son subjet,
Je ne pouvois mourir pour un plus bel objet :
935 Ne nous plaignons donc point, aimons, ah Dieux ! que dis-je ?
Quoy, violer les loix où221 le devoir m’oblige ?
Quoy, vivre sans honneur ? non ne le faisons point,
Toutefois Stratonice est belle au dernier poinct :
Respect, honneur, amour, devoir, nature, pere,
940 Stratonice raison, enfin que dois-je faire ?
Conseillez-moy de grace, et dedans ce transport*, [p. 60]
Faictes que je choisisse, ou la vie, ou la mort :
Mais mon cœur s’affoiblit, et le mal qu’il me cause
M’ordonne le silence, et veut que je repose,
945 Mettons nous sur ce lict, et plaise aux justes Dieux
Que l’amour ou la mort ferment bien-tost mes yeux;
Mais qui vient m’interrompre ? ha ! rigoureux supplice.

SCENE III. §

ANTIOQUE, PERICLES.

ANTIOQUE.

He bien ! que me veux-tu,

PERICLES.

Seigneur, c’est Stratonice,
Qui par un Page exprés vient d’envoyer sçavoir
950 Si vous vous portez mieux, et si l’on peut vous voir,

ANTIOQUE, bas.

Ignore-t’elle un mal dont elle fut la cause222,

PERICLES.

Que dira-t’on Seigneur,

ANTIOQUE, apres avoir resvé quelque temps.

dis luy que je repose,
Que mon mal est plus grand qu’il n’a jamais esté, [p. 61 H iij]

PERICLES, en s’en allant.

Bien, Seigneur,

ANTIOQUE.

non, reviens, dis-luy la verité,
955 Ne dissimule rien, mais ô Dieux ! je m’abuse,
Non, je ne la puis voir, dis luy qu’elle m’excuse;
Cours, r’approche, va-t’en, demeure, n’en fais rien,
Dis-luy, ne luy dis point, mais ne sçay-je pas bien
Qu’il faut que je la voye et que je l’entretienne,
960 N’importe, c’en est faict, va dis-luy qu’elle vienne,
Qu’elle m’obligera, mais, ô funeste aspect*223
Qui doit combler mon cœur d’amour et de respect,
Qui doit renouveller mes amours et mes peines,
Et qui doit redoubler, et mes feux* et mes chaisnes,
965 Ne me fais point languir, et par un prompt effort,
Soulage mes douleurs par une prompte mort,
Fais que de nouveaux traicts d’une celeste flâme*,
Me consommoient le corps comme ils ont fait mon ame,
Que je puisse mourir devant les plus beaux yeux
970 Que la nature ait fait pour triompher des Dieux,
Et qu’un si beau trespas* soulage mon martyre*,
Et leur fasse sçavoir ce que je n’ose dire,
Mais ô Dieux ! je les voy, que dois-je faire amour ? [p. 62]

SCENE IV. §

STRATONICE, ANTIOQUE.

STRATONICE.

Monsieur, je ne sçaurois laisser passer un jour
975 Sans venir prendre part dedans vostre infortune,
Peut-estre qu’en cela je vous suis importune,
Et que prenant un soin* qui ne vous sert de rien,
Vous n’avez pas sujet* de m’en vouloir de bien :
Mais si mon trop d’ardeur passe pour une offence,
980 Je viens m’offrir à vous pour en prendre vengeance,
Et si vous m’ordonnez un rude chastiment,
Je n’appelleray point de vostre jugement.

ANTIOQUE.

Un homme comme moy seroit tenu* peu sage,
S’il s’offençoit de voir la main qui le soulage,
985 Et si le Medecin qui vient le secourir,
Loing de le contenter ne le fait qu’aigrir*;
Vous m’avez destourné d’une melancholie*,
Où depuis peu mon ame estoit ensevelie; [p. 63]
Un songe que j’ay fait m’ayant troublé le sens
990 Par des efforts si doux, si vifs et si puissans,
Que je ne puis encor effacer sa peinture.

STRATONICE.

Monsieur, si je sçavois son genre et sa nature,
Je pourrois bien encor vous en mieux consoler,
Mais j’apprehenderois de vous faire parler.

ANTIOQUE.

995 Si vous le desirez je m’en vais224 vous le dire,
Madame, le sommeil pour flatter mon martyre*,
M’ayant fermé les yeux sur la pointe du jour,
A porté mon esprit sur les aisles d’amour,
Et m’a fait traverser des eaux et des montaignes
1000 Pour me mettre au milieu des plus belles campagnes,
Que la nature ait fait à la honte des Cieux,
Puisque l’on y voyoit des Nymphes et des Dieux ;
Et qu’ils avoient quitté leurs voûtes estoillées
Pour venir respirer soubs ces sombres allées,
1005 Où l’on voyoit confus le Mirthe et l’Olivier,
Le Liere, le Buis, la Palme, et le Laurier,
Où les tapis n’estoient que de Lys et de Roses;
Et bref, où l’on voyoit tant d’admirables choses, [p. 64]
Qu’esperant d’en avoir d’advantageux succez,
1010 Ma douleur pour un temps perdit de son excez;
Oüy, je dis pour un temps, car ce lieux de delices*,
Devint en un moment celuy de mes supplices,
Lors qu’un triste vieillard s’arrestant devant moy,
Me profera ces mots d’un ton remply d’effroy,
1015 Passant, lis ce papier, ton repos t’y convie
Sçache quels sont ces lieux, et quel sera ton sort,
Quiconque vient icy y trouvera la mort :
Mais ceste mort apres renouvelle la vie,
En achevant ces mots ce vieillard disparut,
1020 Lors une prompte horreur dans mes veines courut,
Tout mon sang ce glaca, je devins froid et blesme :
Et restant immobile en cette crainte extresme,
J’estois prest de mourir alors que j’entrevis
Une jeune beauté dont mes sens sont ravis :
1025 Car elle me parut avec tant d’avantage,
Que j’en garde dans l’ame une immortelle image,
Et que le souvenir de ces divins appas*,
Fait que je la crois voir, mesme en ne la voyant pas,
Oüy, Madame, je crois parler à ceste belle,
1030 Je pense l’adorer, je pense estre aupres d’elle,
Je pense luy conter l’excez de mes douleurs,
Et je pense enrouser225 ces belles mains de pleurs. [p. 65 I]
Je sens la mesme ardeur* et la mesme pensee,
Je crois veoir ses beautez dont mon ame est blessee,
1035 Je tremble, je paslis, je crains de la fascher,
Je souspire aupres d’elle et n’oze luy226 toucher :
Je voudrois luy parler, mais quand j’ouvre la bouche
Le respect me la ferme, et plus frait qu’une souche,
Me fait tomber pasmé dessus ses belles mains :

STRATONICE.

1040 Monsieur,

ANTIOQUE.

ne craignez rien,

STRATONICE.

c’est pour vous que je crains,
J’ay peur que vostre mal,

ANTIOQUE.

ne craignez rien, Madame,
Et souffrez que j’acheve à vous ouvrir mon ame;
J’estois donc assoupy quand ce jeune soleil
Resveilla mes esprits par un art sans pareil,
1045 Et chassa la frayeur dont j’avois l’ame atteinte
Pour donner à l’amour ce qui fust à la crainte;
Presques en un moment sa beauté m’enchanta,
Et presque en un moment elle me surmonta*,
Aussy je crois qu’elle est parmy les immortelles, [p. 66]
1050 Ce que Stratonice est parmy toutes les belles;
Elle avoit des yeux noirs fendus et relevez,
Et persans et brillans comme vous les avez,
L’on voyoit sur sa bouche une belle escarlatte,
Dont la vive couleur dessus la vostre esclatte,
1055 Son tint blanc surpassoit la neige en sa candeur,
L’on voyoit sur son front esclatter la pudeur,
Son visage estoit doux de mesme que le vostre,
Sa taille estoit charmante et surpassoit tout autre,
Ses cheveux tous bouclez estoient deliez227 et longs,
1060 Ainsi que vous, Madame, elle les avoit blonds,
Et pour descrire mieux tant de beautez parfaictes,
Elle estoit en un mot de mesme que vous estes,
Et quand je l’adoray je crus que c’estoit vous;
Mais Dieux, que je receus de pitoyables coups,
1065 Alors que je songé pour comble de misere,
Qu’un fils ne pouvoit pas aimer sa belle mere;
Pourtant que je ne croy pas qu’on m’en doive punir
Vous mesme, dites moy, que dois-je devenir,
Car prenez qu’en effet mon ame soit charmee,
1070 Ou bien que vous soyez cette personne aimee,
Qu’auriez vous fait ?

STRATONICE.

et vous ? [p. 67 I ij]

ANTIOQUE.

recherché mon bon-heur,
J’aurois suivy l’amour,

STRATONICE.

j’aurois suivy l’honneur,
Et ne distinguant point l’effet* de la pensee,
J’aurois esteint sans doute une flâme* incensee*,

ANTIOQUE.

1075 Encor par quel moyen ?

SRATONICE, en s’en allant.

par mon esloignement,

ANTIOQUE.

Quoy, vivre sans pitié ?

STRATONICE.

quoy, souffrir un amant* ?

ANTIOQUE.

L’on peut bien estre aimee alors que l’on est belle,

STRATONICE.

L’on ne le peut pas souffrir sans estre criminelle,
Et si quelqu’un manioit aux despens de ma foy*,
1080 Je voudrois le punir,

ANTIOQUE.

hé bien ! punissez-moy,
Je suis ce malheureux ou plustost ce coupable. [p. 68]

STRATONICE, en s’en allant.

Ah ! Monsieur,

ANTIOQUE.

demeurez, il n’est pas veritable !
Non, non, ce n’est qu’un songe, et je veux desormais,
Puisque vous le voulez,228 songe, à ce que tu fais
1085 Tu ne sçaurois trouver d’occasion meilleure,
Sçache si je dois vivre ou s’il faut que je meure,
Mon cœur, explique-toy,

STRATONICE.

Monsieur, vous palissez,

ANTIOQUE.

Il me faut bien paslir puisque vous rougissez,
Et je dois bien mourir puisque vostre colere
1090 M’apprend que mon amour commence à vous desplaire,
Car enfin je vous aime et vous connoissez bien.

STRATONICE, en s’en allant.

Adieu, n’achevez point,

ANTIOQUE.

Madame, il n’en est rien :
Demeurez,

STRATONICE.

demeurer apres un tel langage. [p. 69 I iij]

ANTIOQUE.

Hé bien ! je ne veux plus vous tenir davantage229,
1095 Mais, Madame, escoutez, non ne m’escoutez point,
Je resve, et mon amour va jusqu’au dernier poinct,
Demeurez,

STRATONICE.

Esteignez ces ardeurs indiscrettes*,
Souffrez que la raison vous dise qui vous estes,
Et vous apprenne encor pour finir vos ennuis*,
1100 Et le rang que je tiens, et ce que je vous suis;
En vain vous vous servez d’artifice et de feinte,
Je reconnois l’erreur dont vostre ame est atteinte,
Et je n’observe rien dans mes deportements*
Qui vous ait pû donner ces mauvais sentimens;
1105 J’ay beau considerer mes actions passees,
Examiner mon cœur et toutes mes pensees,
Et remarquer les lieux où je vous ay pû veoir,
Je n’ay jamais rien faict qui choque mon devoir,
Si mes civilitez ne vous ont fait accroire*
1110 Que selon vos souhaits j’aurois l’ame assez noire
Pour vivre sans honneur, pour violer ma foy*,
Et pour souffrir qu’un fils bruslast d’amour pour moy.
Vous-mesmes dittes moy d’où vous vint l’asseurance
D’entretenir pour moy cette infame esperance,
1115 Et ce qui vous donna tant de temerité [p. 70]
Que d’ozer attenter à mon honnesteté
Jusqu’à me declarer vostre flâme* amoureuse.
Ay-je esté pres de vous trop peu respectueuse,
Ay-je paru trop libre, ou bien m’avez vous veu
1120 Mespriser quelquefois l’honneur et la vertu,
Me suis-je divertie à quelque jeu qu’on blasme230,
M’avez vous pû connoistre autre qu’honneste femme231,
Et pour vous dire plus, enfin remarquez vous
Que j’aime ou que j’adore autre que mon espoux ?
1125 Dites, respondez-moy, mais par vostre silence
Vous m’informez assez de vostre repentance,
Aussi je m’en contente et ne vous veux punir,
Qu’en ne vous tenant plus dedans mon souvenir,
Adieu, guerisez-vous, soyez plus raisonnable,
1130 Et voulant estre aimé ne soyez plus coupable :
Car lors que la vertu reglera vos desirs
Vous pourrez souspirer pour d’honnestes plaisirs,
Estant civil*, courtois, et beau comme vous estes,
Vous pourrez enflammer le cœur des plus parfaictes,
1135 Et vos perfections* donneront de l’amour
A mille astres naissans qui brillent à la Cour,
Aimez, vous le pouvez, mais sçachez que le sage
Voit des appas* en l’ame bien plus qu’au visage232,
Et que cette beauté qui paroist au dehors, [p. 71]
1140 Est l’ombre seulement dont un autre est le corps,
Que nos plus beaux attraits ne sont qu’une peinture
Qui relevent tousjours des loix de la nature
Qu’elle voit bien souvent avec un œil jaloux
Que le temps affoiblit et qui meurt avec nous.
1145 Oüy, nostre corps n’est beau que pendant sa jeunesse,
Et ce n’est qu’un palais de qui l’ame est l’hostesse,
Ce n’est qu’un vestement qu’elle a pour se parer,
Et ce n’est point l’habit que l’on doit adorer :
Songez donc en sortant de ce honteux servage*
1150 Que l’ame a des appas* plus beaux que le visage,
Que l’honneur est l’object qui nous doit enflâmer,
Et que sans luy jamais nous ne devons aimer.

SCENE V. §

ANTIOQUE.

Ah Dieux ! elle s’en va, mal-heureux Antioque :
Enfin reconnois-tu que ton amour la choque,
1155 Que son cœur est un fort gardé par la vertu,
Qu’en vain jusques icy l’amour a combatu ?
Cognois*-tu ses froideurs et sa rigueur extrême, [p. 72]
Ou pour mieux en parler te cognois-tu toy-mesme ?
Oüy, tu dois bien sçavoir apres tant de mespris
1160 Que de tous tes travaux* la mort sera le prix,
Puis que si tu ne peux oublier cette belle,
Tu ne dois esperer que de233 mourir pour elle :
Faisons donc un effort pour finir nos douleurs;
Arrestons nos souspirs, ne versons plus de pleurs,
1165 Mon cœur ne prions plus une femme inflexible,
N’en esperons plus rien puis qu’elle est insensible,
Et que c’est un rocher qu’on ne peut esmouvoir :
Amour, maistre des Dieux, j’implore ton pouvoir;
Mais d’où vient ce transport* et quelle est ma foiblesse,
1170 J’invoque pour guerir le tyran qui me blesse,
Et voulant une main pour briser mes liens234,
J’appelle à mon secours celle dont je les tiens. [p. 73 K]

SCENE VI. §

ANTIOQUE, EROSTRATE, PERICLES.

PERICLES.

Monsieur, je crois qu’il dort,

EROSTRATE.

gardez qu’on ne l’esveille.

ANTIOQUE.

O tourment sans remede ! ô rigueur sans pareille !

EROSTRATE.

1175 Il resve, approchons nous,

ANTIOQUE.

ah ! desirs superflus,

EROSTRATE.

Nous apprendrons son mal,

ANTIOQUE.

non, non, n’esperons plus,
Il faut mourir,

PERICLES.

Monsieur, il ne dort pas sans doute,
Il se plaint seulement, [p. 74]

ANTIOQUE.

approchez, qui m’escoute,
Erostrate, est-ce vous ?

EROSTRATE.

Seigneur, sa Majesté
1180 M’envoyait informer,

ANTIOQUE.

de quoy, de ma santé ?

EROSTRATE.

Oüy, Seigneur, mais ô Dieux j’observe dans sa veuë,
Le trouble de ses sens. Vous avez l’ame esmeuë ?

ANTIOQUE.

Il est vray,

EROSTRATE.

quels objets avez vous veu ce jour ?

ANTIOQUE, bas.

Sans doute il sçait mon mal,

EROSTRATE, bas.

sans doute c’est l’amour,
1185 Et je viens maintenant de veoir sortir la Reyne,
Feignons bien, mais Seigneur, tirez moy donc de peine,
Stratonice,235 a ce mot le poux luy bat plus fort,
Je cognois* maintenant d’où luy vient ce transport*,

ANTIOQUE.

Que voulez-vous me dire, achevez Stratonice. [p. 75 K ij]

EROSTRATE.

1190 Seigneur, si vous voulez que je vous obeisse,
Il me faut advoüer* ce que je vous diray,

ANTIOQUE.

Si c’est la verité je la confesseray,

EROSTRATE.

Confessez donc, Seigneur, que la Reyne a des charmes
Qui sont depuis long-temps le sujet* de vos larmes,
1195 Et que c’est son amour qui cause vos langueurs*,

ANTIOQUE, bas.

Ce n’est pas son amour, mais ce sont ses rigueurs,
Puis qu’elle vient encor d’en advertir mon pere,
Mais feignons,236 sçavez vous qu’elle est ma belle mere,
Et m’osez vous tenir ce discours* indiscret*,
1200 Sçachant que je suis sage, et que j’ay du respect,

EROSTRATE.

Puis que mon sentiment vous desplaise237 et vous fasche,
Il faut que je me taise et que je vous le cache : [p. 76]

ANTIOQUE.

Non, ne me celle* rien. Sans doute elle l’a dit,
D’où l’avez vous appris ?238 Il paroist interdit :

EROSTRATE.

1205 Seigneur, j’ay remarqué que quand vous l’auriés veuë239,
Vostre poux,

ANTIOQUE.

c’est assés, ta fourbe m’est connuë,
Va-t’en, retire-toy, tu n’es pas assez fin,
Je te tiens* Courtisant et mauvais Medecin,
Ne me parle jamais avec tant de licence*,
1210 Moy cherir, Stratonice, ah, Dieux ? quelle insolence !
Mais mon pere t’envoye, et c’est son ordre expres240
Qui te faisoit icy m’observer de si pres,
Sans cela tu verrois jusqu’où va ma collere,
A Dieu je te pardonne à cause de mon pere,
1215 Ne te monstre jamais, [p. 77]

SCENE VII. §

ANTIOQUE, seul.

Il voulait feindre en vain,
Et j’ay bien reconnu quel estoit son dessein,
Mais Dieux, mon pere sçait que j’aime Stratonice :
Ah ! destins, il est temps que ma flâme* perisse,
Je dois pour l’arracher faire un dernier effort,
1220 Et si je dois aimer ce n’est plus que la mort :
Car comment veoir mon pere apres un si grand crime,
Et comment appaiser le courroux qui l’anime,
De quel air soustenir les plaintes qu’il fera,
Et comment endurer tout ce qu’il me dira.
1225 Je ne puis ny ne dois attendre ses reproches,
Non, non, il faut courir aux remedes plus proches
Par des moyens plus doux, je me puis contenter,
Le trespas* vient s’offrir, et je dois l’accepter,
Aussi bien Stratonice en m’ostant l’esperance
1230 Me fait veoir cette vie avec indifference,
Et comme elle est l’objet qui me la fist cherir :
Alors qu’elle me hait, c’est quand je dois mourir;
Mourons donc, et rompant l’appareil* que je porte, [p. 78]
Faisons r’ouvrir ma veine afin que mon sang sorte,
1235 Et si l’on m’en tira pour me faire guerir241,
Tirons-en maintenant à dessein de mourir ?
Mais justes Dieux, il coule et sa chaleur extréme,
Enseigne en s’exallant que je brusle et que j’ayme,
Amour cruel, autheur du mal que j’ay commis,
1240 Ennemy le plus grand de tous mes ennemis :
Demon qui te nourris des pleurs des miserables,
Et qui fais des amans* pour faire des coupables :
Si j’eusse reconnu ton naturel ingrat,
Ou si j’estois encor en mon premier estat,
1245 Bien loing de me soubmettre à ton injuste envie
De te sacrifier mon repos et ma vie,
Et de noircir ma gloire* en bruslant de tes feux*,
Je m’empescherois bien de te faire des veux,
Je romprois tes Autels, je razerois tes Temples :
1250 Et pour faire cesser tant de mauvais exemples
Je te ferois haïr et chasser en tous242 lieux,
Et te ferois oster du nombre de nos Dieux.
Mais le sang que je pers m’approche au dernier terme,
Mon œil s’appesantit, ma paupière se ferme,
1255 Je succombe, et perdant la lumière du jour,
Je meurs du seul regret d’avoir eu de l’amour.

Fin du troisiesme Acte.

[p. 79]

ARGUMENT DU QUATRIESME ACTE. §

Arthemidore ayant veu les mal-heureux effects que l’amour avoit causez en la personne d’Antioque, prie l’Enchanteur de guerir encor son esprit de la jalousie dont il estoit preoccupé. Ce qu’il fait aussi-tost, luy proposant l’Histoire d’Emilie Gentil-homme de la ville de Sybaris, lequel243 avoit une jeune femme tellement amoureuse de luy, qu’elle

passa de l’excés de l’amour à celuy de la jalousie : Ce qui faisoit qu’il ne pouvoit   s’éloigner d’elle, qu244’elle ne crût que s’estoit à dessein de la tromper : tellement qu’un jour comme il sortoit de grand matin pout aller à la chasse, elle le suivit, et le voulans observer se cacha [p. 80] dans un bocage* : mais son mary voyant remuer des feuilles, et pensant que ce fut quelque proye tirant dessus la blessa dans le bras, ce qu245’ayant

recogneu il se desespere et détrompe le mieux qu’il pût, cette femme que les Dieux avoient punie par la main, et cause de cét exercice jalousie qui l’aveugloit sans cesse, et l’empeschoit de leur rendre les devoirs que leurs puissances souveraines exigent de tous les mortels.

[p. 81 L]

ACTE IV. §

SCENE PREMIERE. §

L’ENCHANTEUR, ARTHEMIDORE.

ARTHEMIDORE.

Je connois maintenant la force de ces flâmes*,
Qu’un indiscret* amour allume dans nos ames,
Je sçais qu’il est aisé d’en triompher d’abord,
1260 Mais qu’apres on en fait un inutile effort;
L’exemple que j’ay veu me fait bien reconnoistre
Que ce feu* peut s’esteindre au moment qu’il peut naistre,
Mais que si nous aimons l’atteinte de ces coups
Lors nostre guerison ne dépend plus de nous :

L’ENCHANTEUR.

1265 Pour t’obliger encor à m’aimer davantage,
Je veux te faire veoir l’excez de cette rage,
Te monstrer en tableau tous les maux qu’elle a faits, [p. 82]
Et comme elle produit de dangereux effets*,
Et met dedans nos cœurs un vert de jalousie
1270 Qui jette nostre esprit dedans la frenaisie
Qui deprave nos sens qui nous fait tout blasmer
Et condamner souvent ce qu’il faudroit aimer.
Je vais te faire veoir une indiscrete* femme
Qui se laisse emporter à l’ardeur de sa flâme*,
1275 Logeant dedans son sein de dangereux soupçons
Qui troublent son repos en diverses façons,
Et malgré la raison et le tiltre d’espouse,
Va jusqu’à la folie en devenant jalouze,
En blasmant sans raison celuy qui nuict et jour
1280 Adoroit ces beaux yeux qui causoient son amour.
Tu verras jusqu’où va sa rage et sa manie*,
Tu la verras coupable, et tost246 apres punie
En recevant du Ciel un juste chastiment :
Entrons,

ARTHEMIDORE.

que de profit et de contentement*. [p. 83 L ij]

SCENE II. §

MARTIANE, ALPHEE.

ALPHEE.

1285 Madame, triomphez de cette jalousie,247
Estouffez ce boureau de vostre fantaisie*,
Rendez-vous le repos qu’il vous avoit osté,
Et desillez vos yeux pour veoir la verité :
Vostre espoux est trop sage, et vous estes trop belle
1290 Pour croire qu’il s’adonne à quelque amour248 nouvelle,
Car il ne peut pas veoir d’objet qui soit plus doux,249
Il n’en sçauroit trouver qui l’aime mieux que vous,

MARTIANE.

Pour ne me point flatter* par ce charmant langage
Dis qu’il n’en peut trouver qui l’aiment davantage,
1295 Mais que malgré mes veux, ma constance et ma foy*,
Il n’en verra que trop qui vallent mieux que moy :
Et c’est en quoy grands Dieux, je vous treuve blasmables
D’assembler deux moitiez qui sont si dissemblalbles
De joindre des deffauts à la perfection, [p. 84]
1300 Et si peu de merite à tant d’affection.
Que ne me donniez-vous un espoux moins aymable,
Si vous reconnoissiez que j’en fusse incapable ?
Et puis qu’il meritoit tant au dessus de moy,
Que ne luy donniez-vous quelque fille de Roy ?
1305 Ils eussent eu l’amour égal à leurs fortunes,
Ils eussent eu la couche et la tombe communes,
Et les ayant unis par cette égalité,
L’un eut esté contant, quand l’autre l’eust esté;
Mais pourquoy l’excuser, et pourquoy m’accuse-je,
1310 Mais pourquoy me haït-il, ou bien pourquoy l’ayme-je.
Et toy qui nous joignis ! Ciel que ne permis-tu,
Ou que j’eusse son vice, ou qu’il eut ma vertu,
Qu’il ne fust point volage, ou bien que je la250 fusse,
Qu’il ne me plut jamais, ou bien que je luy pleusse,
1315 Et que pour m’espargner tant de pleurs superflus,
Je ne l’aimasse point quand il ne m’aime plus,
Mais non, je ne veux point que ma flâme* perisse :
Oüy, je le dis encor, qu’il m’aime ou me haisse251,
Qu’il mette dans ses bras l’object de son desir,
1320 Qu’il y pasme d’amour de gloire et de plaisir,
Et que pour augmenter le regret qui me tuë,
Il me fasse appeller pour en avoir la veuë
Malgré tout le despit qui pourroit m’animer [p. 85]
L’ayant tousjours aimé je veux tousjours l’aimer,
1325 Rien ne m’empeschera, mais Dieux, que veux-je faire !
Non, non, je dois plustost r’allumer ma colere,
Et preste à veoir l’objet* dont il est enflammé,
Le hayr d’autant plus que je l’avois aimé :
Allons, c’est par icy qu’il faut bien-tost qu’il passe,

ALPHEE.

1330 Madame, il n’a dessein que d’aller à la chasse :

MARTIANE.

Non, non, il doit trouver dedans ces lieux secrets,
Le coupable sujet* de ses feux* indiscrets* :
C’est icy qu’il doit veoir sa nouvelle maistresse
Allantir* dans ses bras le tourment qui le presse,
1335 Et qu’au mespris d’Hymen*, d’amour et de sa foy*
Il me nomme jalouse, et se moque de moy,
Mais il faut desormais que mon courage esclatte,
Il faut pour un ingrat* que je devienne ingratte*,
Il faut que je haisse alors qu252’on veut hair,
1340 Que je trahisse encor puisqu’on me veut trahir,
Que je donne la mort à celuy qui me tuë,
Et que je perde enfin celuy qui m’a perduë :
Oüy, oüy, mon cœur changeons celuy qui nous changea,
Songeons à nous venger, puis qu’il nous outragea
1345 Et sans nous souvenir de nostre amour extreme, [p. 86]
Perdons-le seulement pour nous perdre nous-mesme,
Il n’est point de milieu dans ces extremitez*,
La vengeance ou la mort sont de tous les cottez,
Je veux perdre un ingrat* quand je voy qu’il m’abhorre,
1350 Ou sa teste, ou son cœur doit,253 mais je l’aime encore,
Et je reconnois bien par l’estat où je suis,
Que je veux l’oublier, mais que je ne le puis.
Ah ! Dieux, qui me voyez si triste et si pensive,
Ou faictes que je meure, ou faictes que je vive,
1355 Rendez moy le tresor que je tenois de vous,
Et me donnez enfin la mort ou mon espoux,
Je ne vous presse point de pardonner un crime,
Je ne demande rien qui ne soit legitime,
Mon desir est borné des termes du devoir,
1360 Et je ne veux qu’un bien que je devrois avoir.
Vous beautez qui bruslez d’illegitimes flâmes*,
Si parfois vos amans cherissent d’autres femmes,
Vostre sort pres du mien n’a rien qui ne soit doux,
Vous perdez un amant, moy je pers un espoux,
1365 Et vous enrichissant de la perte d’un autre,
Vous pleurez quelquefois un bien qui n’est pas vostre,
Mais dedans mon amour que la raison soustient,
Je pleure seulement un bien qui m’appartient :
Je pleure mon espoux, mais je le voy paroistre, [p. 87]
1370 Fuyons,

SCENE III. §

EMILIE, MEGISTE chasseur.

MEGISTE, en luy presentant son corps254.

c’est ce qu’enfin j’en ai pû reconnoistre,

EMILIE.

Tout est gros et noüé, mais as-tu bien pû veoir,
Quelle ramure il porte,

MEGISTE.

oüy,

EMILIE.

fais le moy sçavoir,

MEGISTE.

Il est bien cerf dix corps, sa teste est bien paumee255,
Fort ouverte, fort haute, et de plus bien sommee*,
1375 Sa perlure256 est bien nee, et son pelage est gris,
Il est fort haut de jambe, et devant qu257’il soit pris,
Je crois que nos coureurs reprendront leur haleine : [p. 88]

EMILIE.

Il faut que le plaisir se mesure à la peine,
Mais je viens d’observer quelque chose de noir
1380 Au travers ce feüillage, et je l’ay veu mouvoir :

MEGISTE.

Tirez,

EMILIE.

ne parle point, c’est quelque belle proye,
Et je la tiens à moy, pourveu que je la voye,
Je ne sçaurois encor discerner ce que c’est,
Je vay tirer pourtant puis que mon arc est prest,
1385 C’est un trait de perdu, n’importe,
[p. 89 M]

SCENE IV. §

EMILIE, MARTIANE, ALPHEE, PHALANTE, MEGISTE.

MARTIANE, sortant du bocage.

ah ! miserable,

EMILIE.

De qui vient cette voix, et ce cry lamentable,

ALPHEE.

Monsieur, qu’avez vous fait,

EMILIE.

que voy-je justes Dieux :
Las* ! je viens de blesser ce que j’aymois le mieux,
Madame,

MARTIANE.

laisse-moy, ne parle point,

EMILIE.

Madame,

MARTIANE.

1390 Ma heine, [p. 90]

EMILIE.

mon amour, divin objet*

MARTIANE.

infame,
Te ressouviens-tu bien que tu parles à moy,
Va, rappelle tes sens, connois-moy, connois-toy,
Mon visage n’a pas l’esclat que tu demandes
En un mot, mes beautez ne sont pas assez grandes,
1395 Pour arracher de toy ces termes plains de feu* :
Bref, tu merites trop, et moy je vaux trop peu.

EMILIE.

Mauvaise n’accrois point la douleur qui me touche,
Souffre que la raison me ferme icy la bouche,
Et que je te condamne en un autre saison*,
1400 Puis qu’il faut seulement chercher ta guerison,
Amy son sang se pert, il faut que tu l’etanches
Cependant que Phalante ira couper des branches
Pour la porter dessus de peur de l’esbranler :

MARTIANE.

EMILIE.

ne parle point, [p. 91 M ij]

MARTIANE.

non, non, je veux parler,
1405 Permets en cet estat que rien ne me contraigne,
Et m’ayant fait des maux souffre que je m’en plaigne;

EMILIE.

Vous aigrirez* vos maux,

MARTIANE.

je les veux bien aigrir*,
Puisque j’espere en eux les moyens de mourir.
Quoy, n’avois-tu permis nostre sainct himenee*,
1410 Que pour m’oster la foy* que tu m’avois donnee,
Ne m’enlevois-tu donc au comble du bon-heur,
Que pour precipiter mes jours et mon honneur ?
Ne m’avois-tu promis tant de rares delices*,
Que pour me mettre apres au milieu des suplices,
1415 Ne me carressois-tu qu’afin de me trahir ?
Lasche, reproche moy la faute que j’ay faicte,
Excuse ton erreur, c’est ce que je souhaitte,
Pour te rendre innocent, cherche en moy des deffauts,
Et m’accuse plustost avec des crimes faux.
1420 Alors que je sçauray pourquoy tu m’as changee258
Sans doute, ma douleur en sera soulagee,
Et je seray contante à l’heure de ma mort, [p. 92]
Si j’apprens qu’en vivant je t’accusois à tort :
Mais, hélas ! j’ay bien peur de sçavoir le contraire
1425 Pour vouloir t’excuser je ne le sçaurois faire,
Le desir que j’en ay ne peut rien en ce poinct,
Car ton crime est visible, et le mien ne l’est point.
Où sont, où sont ingrat* tant de belles promesses ?
Où sont tant de sermens, où sont tant de souspirs ?
1430 Où sont tes premiers feux* et nos premiers plaisir ?259
Vous de qui la constance est encor inconnuë,
Chere felicité, qu’estes-vous devenuë,
Pourquoy dans nos beaux jours fuyez vous loing de nous,
Ou pour en mieux parler pourquoy nous suiviez-vous,
1435 Las* ! je ne connois plus vos faveurs innoüyes,
Leurs charmantes douceurs se sont evanoüyes,
Et je voy par les maux qu’elles me font souffrir
Qu’un instant les fist naistre, et les a faict mourir :
Ce sont de ces esclairs que les airs nous produisent,
1440 Qui meurent à nos yeux aussi-tost qu’ils nous luisent,
Ce sont de ces clartez qui passent promptement,
Et de qui tousjours l’estre est borné d’un moment.

EMILIE.

Mon cœur, tes sentimens sont trop dignes de blasme,
Termine ces discours* qui font tort à ma flâme*, [p. 93]
1445 Ne me soupçonne point de te manquer de foy*,
Puis qu’il est asseuré que je n’aime que toy :
Helas ! tu le peux veoir, à ma douleur extréme,
Car depuis ton mal-heur je ne suis plus moy-mesme;
Et je sens dedans moy tant de vives douleurs,
1450 Que tout ce que je puis est de verser des pleurs.
Je ne me connois plus, tous mes esprits se troublent,
Mon déplaisir s’accroist, et mes craintes redoublent,
Chasque objet m’est fascheux, tout me parle d’horreur,
Tout me deffend l’espoir tout me met en fureur,
1455 Et me faisant songer au crime que je pleure,
Tout rappelle mon deüil, et tout veut que je meure :
Ah ! Ciel, si ta rigueur demandoit un objet,
Tu debvois la verser sur un autre sujet,
Et punir bien plustost une ame criminelle,
1460 Que d’en affliger une, et si noble, et si belle :
Si tu voulois du sang que n’armois-tu ton bras
Pour punir entre nous ceux qui te sont ingrats ?
Que ne foudroyois-tu d’execrables impies
En les sacrifiant à tes justes furies ?
1465 Ou si tu desirois celuy des gens de bien,
Ton courroux justement pouvoit choisir le mien,
J’ay tousjours respecté tes Autels et tes Temples,
Tous mes devoirs pour eux ont esté sans exemples, [p. 94]
Et les voyans suivis d’un si mauvais effet*,
1470 Je voudrois maintenant n’en avoir pas tant fait.
Apres ce que j’ay dit que tarde ton tonnerre ?
Que ne fais-tu r’ouvrir le centre de la terre ?
Que ne m’abismes-tu dans le creux des enfers
Pour y souffrir des maux qu’on n’ait jamais soufferts ?

MARTIANE.

1475 Helas ! tout ce qu’il dit me semble veritable,
Je l’aime, et mon amour rend le sien vray semblable,
Car passant dans l’excez il me reduit au point,
De croire ce qu’il dit pour ne l’affliger point.
Cesse de t’affliger cher espoux, je te prie,
1480 Modere tes transports*, appaise ta furie,
Pardonne mes soupçons, excuse mon erreur,
Et ne me montre plus ce qui me fait horreur.
Puis qu’un excez d’amour me rendit criminelle,
Fais que ce mesme excez rende ma faute belle,
1485 Et ne te fasche point de pardonner en moy
Ce que tu voudrois bien que j’excusasse en toy :
Il est vray, j’ay failly, je confesse mon crime,
Et l’adveu* que j’en fait le rendroit legitime,
Si tu considerois bien loing de me blasmer,
1490 Que je ne l’avois fait que pour te trop aimer : [p. 95]
Ah ! rigueur du destin, ah ! fortune barbare,
Quoy, ce qui nous joignit est ce qui nous separe,
Nous sommes des-unis par ce qui nous unit,
Et ce qui fist nostre heur* est ce qui le finit.
1495 Cest amour qui jadis faisoit nostre allegresse
Est maintenant celuy qui fait nostre tristesse,
Puis que nostre bon-heur seroit au dernier point,
Sy devant260 nous quitter nous ne nous aimions point.
Tu souffres pour me veoir justement enflammée,
1500 Et moy je souffre aussi pour me veoir trop aimée,
Et t’estimant enfin, et t’aymant mieux que moy,
Mon regret vient de veoir ce mesme amour en toy,
Tu pleures mes langueurs*, moy je pleure les tiennes,
Je ressens tes douleurs, et tu ressens les miennes,
1505 Comme tu crains pour moy, c’est pour toy que je crains,
Et ce n’est point mon mal, mais le tien que je plains
Je voudrois en mourant soulager ton martire*,
Mais loing de l’adoucir, ce remede l’empire,
Car puis qu’il faut souscrire à nostre mauvais sort,
1510 Comme que tu vis en moy, tu mourrois en ma mort.

EMILIE.

Ne te ressouviens plus de nos amours passees,
Tu ne sçaurois guerir par de telles pensees. [p. 96]

MARTIANE.

Ah ! destin, change un peu la rigueur de tes coups,
N’espargne point ta femme, et conserve l’espoux :
1515 Vous grands Dieux immortels qui reglez toutes choses,
Faictes que les effects respondent à leurs causes,
Que la fin soit pareille à son commencement,
Et qu’un juste principe* ait bon evenement*.
D’abbord mille douceurs suivoient nostre himenée*,
1520 Chacun estoit jaloux de nostre destinee,
Et vous nous prodiguiez tant de bien-faicts divers
Que nous en avions seuls plus que tout l’univers.
Mais, helas ! ces faveurs n’ayant rien de vulgaire
Nous ayant fait heureux ne nous le firent guere,
1525 Sans que nous changeassions leur nature changea :
Et qui nous carressoit alors nous outragea,
Nous ayant assistez vous nous abandonnastes,
Nous faisant des plaisirs vous les empoisonnastes,
Et nous connusmes bien en tombant de si haut
1530 Que vous nous esleviez pour faire un plus grand sault,
Que jusque dans le Ciel vous aviez mis nos testes,
Par ce que c’est l’endroit où se font les tempestes,
Et qu’en nous punissant pres d’un si grand bon-heur,
Nostre punition auroit plus de rigueur.
1535 Mais, helas ! justes Dieux, pourquoy vous accusé-je ? [p. 97]
Lors que je parle ainsi je fais un sacrilege,
C’est moy seule qui fais les malheurs où je suis,
Et c’est moy seule enfin qui cause mes ennuis*,
Me laissant aveugler par l’amour de moy-mesme,
1540 Et me laissant conduire à sa fureur extréme,
Mon esprit s’attacha tellement en ces lieux,
Qu’en approchant la terre il s’esloigna des Cieux,
Il oza mespriser vostre beauté supréme,
Oublia son devoir, se mesconnut* soy-mesme,
1545 Et ne vous rendant plus d’hommages souverains,
Il adora pour vous l’ouvrage de vos mains :
Mais ne laissant jamais un crime sans suplice,
Vous luy fistes sentir quelle est vostre justice,
Vous luy fistes trouver la mort dans les plaisirs,
1550 Et le fistes punir par ses propres desirs.
Comme s’il eust esté de vostre intelligence,
Vous ayant offencez il en tira vengence,
Il se punit soy-mesme, et par un juste effet*,
Il fit en s’outrageant ce que vous auriez fait :
1555 Dans les bras de l’amour et de la joüissance,
Il fit naistre un boureau dedans sa conscience,
Il logea dedans luy ses plus grands ennemis,
Et se perdit enfin quand vous l’eustes permis.
[p. 98]

EMILIE.

Ah ! justes Dieux, faut-il que vous l’ayez punie
1560 Pour cherir son espoux d’une ardeur* infinie,
D’où vient que nostre himen* a ce mauvais succez*,

MARTIANE.

Par ce que mon amour alloit jusqu’à l’excez :
Oüy, t’ayant trop avant dedans la fantaisie*,
Je passay de l’amour jusqu’à la jalousie
1565 Qui me fist rencontrer du poison sur les fleurs,
Et changea mes plaisirs en autant de douleurs.
Infame passion qui bourelle nos ames,
Et mesle ton venin dans les plus belles flâmes*,
Peste des amitiez, dragon pernicieux
1570 Qui trouble nostre esprit en nous fermant les yeux,
Ennemy conjuré d’une saincte alliance,
Enfant de la foiblesse et de la meffiance,
Mais qui romps quand tu veux par tes moindres efforts,
Les liens les plus doux, et les fers les plus forts :
1575 A Dieu ! retire-toy, je connois ta malice,
Cherche quelqu’autre azille et quelqu’autre complice.
Mais, helas ! c’est trop tard que mon cœur se repent,
Je devois en naissant estouffer ce serpent,
Et ne luy donner pas cette insolence extréme [p. 99 N ij]
1580 De trouver des deffauts dedans la vertu mesme,
Je ne luy devois pas donner l’authorité
De reigner en tyran dessus ma volonté,
De troubler mon repos, de me rendre captive,
Et d’esteindre à jamais une ardeur* excesive.
1585 Quoy, ne peut-on aimer sans avoir de soupçons,
Faut-il vouloir hair lors que nous cherissons
Un vertueux amour produit-il ces pensees ?
Non, non, c’est le tallent* des ames incensees,
Aussi pour me punir des maux que je t’ay faits,
1590 Je vais par mon trespas* expier mes forfaits.

EMILIE.

Justes Dieux, ce discours* augmente mon martire* :
Vivez,

MARTIANE.

conservez-vous,

EMILIE.

ah ! je meurs,

MARTIANE.

ah ! j’expire. [p. 100]

PHALANTE.

Monsieur, vostre brancart est à trois pas d’icy,

EMILIE.

Allons, si tu peris je veux perir aussi.

Fin du quatriesme Acte.

[p. 101]

ARGUMENT DU Ve ACTE. §

L’Enchanteur ayant fait voir l’Histoire d’Emilie à Arthemidore, recognoit un grand changement en son esprit, voit clairement des marques de l’impression que ces exemples avoit fait sur luy : ce qui l’oblige de le faire encor r’entrer dans le Temple, pour luy monstrer en l’Histoire de Bisathie le tort que nous faisons, de croir aux premiers

mouvemens que nous inspire la fureur et la hayne; car cette pauvre Infante estant devenuë esperdument amoureuse de Calpurnie, que son pere (le Roy des Massiliens) vouloit immoller, elle le garantit*, et pour le sauver le cache en une maison d’une de ses confidantes mais ce malheureux Amant ayant trouvé l’occasion de sortir des terres de son pere en sortant de cette maison, s’enfuit avec le dessein de revenir voir Bisathie avec plus

de seureté pour luy : mais lors qu’elle fut advertie de son départ, la colere l’aveuglant elle conçoit une hayne si grande contre [p. 102] luy, qu’elle promet ses biens et sa personne à quiconque r’ameneroit ce fugitif, et l’ayant en sa puissance ne veut point escouter ses raisons, le remet entre les mains de son pere, qui de sa chambre l’envoye au supplice, et laisse sa fille seule, qui commence à faire reflexion sur ce qu’elle avoit fait, et quelque

temps apres reçoit une lettre de luy, par laquelle il l’asseuroit en mourant de sa fidelité; ce qui la jette tout à coup dans un profond desespoir, et la fait se resoudre à la mort, pour monstrer le regret qu’elle avoit de n’avoir pas resisté puissamment à ces premiers mouvemens de colere et de hayne, qui l’avoient transportée jusqu’au poinct de ne luy vouloir pas permettre de se justifier; Enfin l’Enchanteur ayant fait voir cette cinquiesme

Histoire, prie Arthemidore de se retirer, de faire son profit de ce qu’il avoit veu, ce qu’il fait aussi-tost, le remerciant des bons offices qu’il avoit receus de luy, et le priant de luy faire voir les cinq autres Histoires qui luy promettoit au plustost, s’en va comblé d’allegresse et de joye, et guery de ces passions qui l’avoient si cruellement tourmenté.

[p. 103]

ACTE V. §

SCENE PREMIERE. §

L’ENCHANTEUR, ARTHEMIDORE.

ARTHEMIDORE.

1595 Ouy, tirant du profit de ces enchantemens
Je commence à quitter mes premiers sentimens,
Je commence à veoir clair au travers des tenebres,
Et regardant d’un œil ces exemples celebres
De l’autre j’apperçois les maux qui me suivroient
1600 Si j’allois laschement où mes desirs voudroient.
Je fais reflexion de261 moy sur ces grands hommes,
De leurs folles erreurs sur celles où nous sommes,
Et reconnois enfin que si je vis comme eux
Rien ne peut m’empescher d’estre moins mal-heureux.

L’ENCHANTEUR.

1605 Apres un tel discours* je ne plains point ma peine,
Mais il nous reste encor à combattre la haine, [p. 104]
Ce demon dangereux qui suit le faux amour,
De mesme que l’on voit la nuict suivre le jour.
C’est cette passion des sages condamnée
1610 Qui donne le trespas* à ceux dont elle est née,
Qui ravage, qui rompt, qui pert et qui destruit
Le Temple le plus beau que le Ciel ait construit,
Qui n’assouvit sa soif que dedans le carnage
Qui suit aveuglement la colere et la rage,
1615 Qui ne pardonne rien dans ses premiers transports*,
Et qui traisne apres soy mille cuisans remords.
Je te vais faire veoir une indiscrette* infante
Qui fait naistre en son cœur une amour262 imprudente,
Qui luy fait oublier, et son pere et son Roy
1620 Pour sauver un amant* qu’elle aime plus que soy;
Mais le trouvant absent, et s’en croyant changée,
Elle en perd la raison, en devient enragée,
Et nous apprend enfin par les maux qu’elle a faits,
Que la haine est estrange en ses moindres effets* :
1625 Entrons, mais ayant veu cette derniere histoire
Afin que le portrait s’en grave en ta memoire
Lors que j’auray mis fin à cest enchantement,
Viens aussi le conclure avec ton sentiment, [p. 105 O]

SCENE II. §

BISATHIE, seule.

Ouy, j’aimay ce perfide, et dans ma flâme* extréme,
1630 Il m’estoit plus sensible et plus cher que moy-méme,
Je le crus plus charmant qu’il n’est digne d’horreur,
Et j’avois plus d’amour que je n’ay de fureur :
Oüy, j’aimay ce perfide, ô souvenir funeste !
Du feu* qui me brusla le seul plaisir me reste,
1635 Qu’il a perdu pour moy la force de charmer,
Et que je le hay mieux que je n’ay sceu l’aymer.
Justes ressentimens* d’une Amante* irritée,
O vous par qui ma haine est si bien excitée !
Mouvemens furieux d’un esprit incensé* !
1640 Achevez, achevez l’ouvrage commencé;
Perdez, perdez le traistre apres qu’il m’a perduë
Ma gloire* par sa mort me peut estre renduë,
Faictes bien vostre office*, et monstrez en ce jour
Ce que la haine peut qui succede à l’amour.
1645 Quoy pour le delivrer j’aurois trahy mon pere,
Je l’aurois garanti* de sa juste colere,
Et fait qu’il évitat263 un trépas* asseuré, [p. 106]
Et l’affronteur* apres se seroit parjuré :
Faut-il que sans vengeance il m’ait abandonnée
1650 Dans la foy* qu’il me fausse, et qu’il m’avoit donnée;
Non, perfide, ce bien ne t’arrivera pas,
Mon amour empescha ton infame trépas*,
Mais si le juste Ciel seconde mon envie,
Ma haine desloyal te coustera la vie;
1655 Mais je voy Felismene,

SCENE III. §

BISATHIE, FELISMENE.

BISATHIE.

Hé bien le verrons-nous,

FELISMENE.

Madame, je venois pour l’apprendre de vous,
Mais songez-vous encor, à ce parjure infame
Faut-il que sa memoire* embarasse vostre ame,
Puisque son souvenir vous afflige à ce poinct,
1660 Je croy que le meilleur est de n’y songer point;
Oubliez le, Madame, et son erreur extreme [p. 107 O ij]
En pensant vous tromper, il s’est trompé soy-mesme,
Il s’est privé d’un bien qu’il ne meritoit pas
Quand il a negligé de si charmants appas*;
1665 Vous vouliez l’honorer d’une faveur insigne*
Par sa honteuse fuitte avec moins de chaleur
Vous évitez, Madame un extréme malheur
S’il vous eust plus long-temps caché sa perfidie
Le dernier incident de cette tragedie
1670 Auroit esté funeste à vostre esprit deceu,
Et l’affront bien plus grand que vous n’avez receu;
Enfin il ne vaut pas que vostre esprit s’afflige,
Ny la juste colere où264 l’ingrat vous oblige,
Le mal qu’il a commis ne se peut trop punir,
1675 Mais, Madame, devant265 il faudroit le tenir,
Vostre vengeance en tout me paroist legitime,
Et ce n’est point à vous à pastir de son crime,
Attendez que le Ciel vous donne ce pouvoir,
Peut-estre quelque jour que vous pourrez l’avoir;

BISATHIE.

1680 Peut-estre me dis-tu, j’en suis bien asseurée,
Je l’auray l’infidelle et sa mort est jurée,
Mais ne me parle point d’oublier son forfait,
Je me dois souvenir de l’affront qu’il m’a fait, [p. 108]
Et mesme s’il se peut en accroistre l’image
1685 Afin que ma memoire entretienne ma rage;
Mais toy266 qui m’a promis de venger mon amour,
Quand auré-je le bien de te veoir de retour,
Tu m’as donné la foy* de me livrer ce traistre,
Tu le peux, je l’espere, et je t’ay fait connoistre
1690 Que ce present funeste est le prix de mon cœur,
Et l’unique moyen de t’en rendre vainqueur;
Que mon impatience accuse ta paresse,
Ou tu me manques d’amour, ou tu manques d’addresse,
Ou tu n’oses me plaire, ou tu ne le peux pas,
1695 La crainte que j’en ay me donne le trépas*;
Haste-toy de venir si tu veux que je vive.

SCENE IV. §

BISATHIE, FELISMENE, un PAGE.

LE PAGE.

Madame, on dit là bas que Philidan arrive,

BISATHIE.

Il arrive, quoy ! seul ? [p. 109]

LE PAGE.

Madame, on n’en sçait rien :

BISATHIE.

Va le sçavoir, j’attens ou mon mal, ou mon bien,
1700 Mon sang s’esmeut, je tremble, une frayeur secrete
Semble me vouloir rendre immobile et muette,
Que je sens à la fois de contraires desirs !
Va veoir si cet objet de tous mes déplaisirs
Vient en nostre puissance, et dis qu’on me l’ameine,
1705 Mais arreste; ô mon cœur soulage un peu ta peine !
Respirons un moment devant que de le veoir,
Mais Dieux ! je doute encor s’il est en mon pouvoir,
Sçache-le, Felismene, et m’en viens rendre compte.

SCENE V. §

BISATHIE.

O Dieux, pourré-je veoir cet objet de ma honte
1710 Sans arracher ses yeux causes de mon erreur:
Non, mes mains apprestez vostre juste fureur,
Et puisque son absence a troublé mes delices*,
Il faut que ma presence accroisse ses suplices,
Mes yeux si vos appas* ne purent l’enflammer, [p. 110]
1715 Cherchez dans vos rigueurs de quoy le consommer :
Armez vostre lumiere et formez une foudre,
Dont l’esclat l’esbloüisse et le reduise en poudre :
O Ciel ! laisse un moment gouverner à mes mains,
Celle dont tu punis les crimes des humains
1720 Que je prive un ingrat* d’une ame criminelle
De toutes la plus lasche et la plus infidelle
Afin de signaler en cet evenement*
Ce que peut ta justice, et mon ressentiment.
Qu’il meure, mais qu’il meure ô Dieux, est-il possible
1725 Que j’oze desirer un trespas* si sensible,
Ne patiré*-je pas de sa propre rigueur,
Et le puis-je punir sans affliger mon cœur,
Mais que je suis timide, et que je suis changée,
Je crains donc qu’il ne meure et d’estre trop vengée,
1730 Qu’estes-vous devenus inutiles transports*,
En cette occasion que vous estes peu forts,
Comme si ma colere estoit illegitime,
Une juste vengeance est donc pour vous un crime,
Mon honneur la demande, ah ! n’y repugnez plus,
1735 Amour tu fais icy des efforts superflus,
Laisse-moy satisfaire à ma derniere envie,
Apres si tu le veux attente sur ma vie.
Dans les bras de la mort on me verra courir [p. 111]
Pourveu que je me vange avant que de mourir :
1740 Ah ! brutal, ah ! vollage indigne de ma flâme*,
Ta memoire* odieuse est encor dans mon ame,
Ton portrait qui se monstre à mon ressouvenir
Me fait encor doubter si je te dois punir;
O restes impuissans d’une amour267 incensée*,
1745 Enfans desavoüez sortez de ma pensée,
Pitié, ton indulgence offence mon esprit,
Ta tendresse m’irrite, et ta douceur m’aigrit :
Va, ne te fasche point de te veoir rebutée,
Le perfide en fuyant ne t’a pas escoutée,
1750 Je ne dois pas t’entendre afin de me venger,
Non, ma haine redouble au lieu de te changer,
C’est ce qui me console, oüy, c’est mon allegeance*,
De sentir que mon ame aspire à la vengeance,
Sus mon cœur, fais donc veoir de colere enflâmé,
1755 Qu’on ne peut trop haïr quand on a trop aimé
Dans un si grand dessein ne sois plus incertaine,
Qui méprise l’amour doit acquerir la haine,
Le traistre par sa fuite attira dessus soy
Le coup inesperé qu’il recevra de toy. [p. 112]

SCENE VI. §

BISATHIE, PHILIDAN, FELISMENE, CALPURNIE, PAGE.

BISATHIE.

1760 Mais, ô Dieux, le voicy qu’on l’oste, qu’on l’entraisne,
Non, je ne veux point veoir cet objet de ma haine,
Je ne permettray pas qu’il s’approche de moy,
Il faut qu’on le remete entre les mains du Roy
Qu’il aille en ses prisons se vanter de ma flâme* :
1765 Va cœur dissimulé, va parjure sans ame
Sçavoir encor un coup si d’infames liens
Te seront plus heureux et plus doux que les miens,
Mais ne te charge plus du crime de rebelle,
Te voylà convaincu de celuy d’infidelle,
1770 Et puisque le dernier a plus de lascheté,
Attens de ton forfait ce qu’il a merité :
Tu m’as méprisée, o qui l’auroit pû croire !
Je t’avois fait passer de la honte à la gloire,
De la prison au trône, et de la nuict au jour,
1775 Et des mains de la mort en celles de l’amour, [p. 113 P]
J’avois brisé tes fers pour me mettre à ta chaisne,
Et ma captivité n’a gaigné que ta haine,
Quoy lasche, ma pitié a pû te secourir,
Et t’oster le dessein de me faire mourir,
1780 J’ay mis toute ma gloire* à conserver la tienne,
Et la tienne s’est mise à ruiner la mienne,
Mais tu ne respons rien, perfide purge-toy*
De ton ingratitude, et de ton peu de foy*.
Quand tu t’es rebellé contre ton propre Prince,
1785 Que tu l’as assiegé jusques dans sa Province,
Que dans une sortie on t’a fait prisonnier,
Et qu’il se disposoit à te sacrifier :
Dis-moy qui corrompit les gardes de la tour,
Qui t’en donna les clefs, qui te rendit le jour*,
1790 Et qui te mit apres dedans un seur azille,
Ignoré de mon pere et de toute la ville,
Et pour quelle raison tu voulus en sortir
Sans le dire à Phalante, et sans m’en advertir;
Pourquoy tu mesprisois une faveur insigne* :
1795 Va lasche, va meschant, tu n’en estois pas digne,
Je te mescognoissois* en te donnant mon cœur,
Et le tien qui le traitte en superbe* vainqueur [p. 114]
Par la facilité qu’il eust en sa victoire,
Croiroit que son triomphe obscursiroit sa gloire*,
1800 Son orgueil le desdaigne apres l’avoir conquis :
Desloyal, tu l’avois injustement acquis,
Tu l’as perdu de mesme, et mon ame offencée
Deteste les erreurs de son amour passée,
Et ne conserve rien de ton ressouvenir
1805 Que celuy de ton crime afin de le punir :

CALPURNIE.

Ah ! Princesse adorable, avez vous cette envie ?
Pourrez vous concevoir tant d’horreur pour ma vie ?
Au poinct où ma disgrace a mis vostre courroux,
Je n’eusse jamais cru ce que je voy de vous,

BISATHIE.

1810 Amant*, indigne objet* de mon ame seduitte,
Te pouvois-tu resoudre à cette lasche fuitte ?
Au point où j’estimois ton courage et ta foy*,
Je n’eusse jamais cru ce que j’ay veu de toy :
Ozas-tu me tromper ?

CALPURNIE.

Dieux, le pouvez-vous croire,
1815 J’aurois esté Madame, ennemy de ma gloire*,
Mais oyez mes raisons, [p. 115 P ij]

BISATHIE.

as-tu quelque raison
Qui te puisse excuser de cette trahison ?

CALPURNIE.

Oüy, Madame,

BISATHIE.

affronteur*, cela ne sçauroit estre,
Et tu ne peux nier que tu ne sois un traistre.

CALPURNIE.

1820 Ma bouche et mon amour vous jure par les Dieux
Que la peur seulement m’esloigna de ces lieux,
Car me voyant sauvé des prisons d’un Monarque,
Qui vouloit justement m’immoller à la parque
Quoy que vous m’eussiez mis en lieu de seureté,
1825 Estant dans ses pays j’estois inquieté,
Mais pour vous mieux tirer de cette erreur extréme,
Si vous considerez vostre beauté supréme,
Vous connoistrez*, Madame, assez facilement
Que vous vous abusez dedans ce sentiment,
1830 Vous aviez ma parole,

BISATHIE.

avois-tu pas la mienne,

CALPURNIE.

Gardez-la ma Princesse, [p. 116]

BISATHIE.

as-tu gardé la tienne ?

CALPURNIE.

Si j’ay fuy ce n’estoit qu’afin de revenir,

BISATHIE.

Et je t’ay fait reprendre afin de te punir :

CALPURNIE.

Apres tant de douceurs me serez-vous si rude ?

BISATHIE.

1835 Elles parlent tousjours de ton ingratitude :

CALPURNIE.

Dieux ! que vois-je, qu’entens-je !

BISATHIE.

un trait de mon pouvoir,
Quand tu te departis d’amour et du devoir,
Tu ne croyois jamais ny me veoir ny m’entendre,
Et c’estoit le seul fruict que je debvois attendre
1840 Des nobles sentimens que j’eus de ta valleur,
Que de mourir de honte apres un tel malheur,
Le Ciel qui favorise aux268 desseins legitimes
Est celuy qui s’opose à la course des crimes,
Il a pris ma deffence en cette occasion,
1845 Et retably ma gloire* à ta confusion*,

CALPURNIE.

Madame, [p. 117]

BISATHIE.

Va, perfide, ailleurs qu’en ma presence
Protester de ma haine et de ton innocence :

CALPURNIE.

Mais, Madame,

BISATHIE.

perfide, oste-toy de mes yeux,
Ton crime est detesté des hommes et des Dieux.

SCENE VII. §

LE ROY, un CAPITAINE DES GARDES, BISATHIE, CALPURNIE, PHILIDAN, FELISMENE.

FELISMENE.

1850 Voicy le Roy, Madame,

CALPURNIE.

ah ! Princesse inhumaine,
Voulez-vous tousjours croire à vostre injuste haine,
Prenez un fer, Madame, et vengez-vous de moy,
Plustost que de me mettre entre les mains du Roy,

BISATHIE.

Infidelle, ta mort seroit trop glorieuse : [p. 118]

CALPURNIE.

1855 Ah ! que j’ay du malheur !

BISATHIE.

ah ! que je suis heureuse !
Sire, un sujet rebelle eschappé de vos mains
Le plus lasche qui vive entre tous les humains,
Que le pouvoir d’un Dieu dont la force est extresme
Me rendoit cherissable à l’esgal de moy-mesme,
1860 Et qui m’avoit forcee en triomphant de moy
De soustraire sa teste au decrets de son Roy,
Cet homme, dis-je, Sire, à qui ma juste envie
Estoit de conserver et l’honneur et la vie,
Et que j’aurois cru digne avec trop de pitié
1865 D’espouser vostre fille et de vostre amitié*,
Ce miserable enfin dont j’ay pris la deffence
Est icy pour laver son crime et mon offence,
Et je demande aux pieds de vostre majesté
Le juste chastiment de sa temerité :
1870 Sire, voyla ce traistre,

LE ROY.

ostez le de ma veuë,
On a fait son procez, je veux qu’on l’effectuë* :
Il n’est point de besoin de le mettre en prison;

BISATHIE.

Helas, que ce rencontre* esbranle ma raison. [p. 119]

SCENE VIII. §

BISATHIE, LE ROY, PHILIDAN, FELISMENE.

LE ROY.

Pour toy dont l’imprudence est digne d’un suplice,
1875 Ton crime te soubmet aux loix de ma justice,
Il arme ma colere, et conclu ton trépas*,
Mais ce qu’il a conclu le sang ne le veut pas :
Dis-moy donc d’où te vint cet amour desreiglee;
Et cette infame ardeur* qui t’avoit aveuglee,
1880 Et qui t’alloit noircir d’un reproche eternel
En te faisant aimer un homme criminel,
Quoy, t’imaginois-tu qu’il pût t’estre fidelle
Lors qu’il se declaroit traistre ingrat et rebelle,
Et pouvois-tu penser qu’il te gardast sa foy*,
1885 Puis qu’il n’en avoit point pour les Dieux, ny pour moy,
Mais tu ne me respons qu’en baissant le visage :
A Dieu, je ne sçaurois te parler davantage,
Profite de ta faute et de tant de bonté. [p. 120]

SCENE IX. §

BISATHIE, PHILIDAN, FELISMENE.

PHILIDAN.

Vostre cœur a le bien qu’il avoit souhaitté,
1890 Madame, auray-je enfin le bon-heur que j’espere :

BISATHIE.

Que veux-tu,

PHILIDAN.

vostre amour,

BISATHIE.

laisse agir ma colere,
Et dedans le mal-heur qui menace mes jours,
Ne m’importune plus, et change de discours*,

PHILIDAN.

Mais vous m’avez promis,

BISATHIE.

que pouvois-je promettre, [p. 121 Q]

PHILIDAN.

1895 Tout,

BISATHIE.

je le tiendray donc, mais laisse-moy remettre,

PHILIDAN.

J’obeis,

SCENE X. §

BISATHIE, FELISMENE.

BISATHIE.

Il s’en va ce miserable amant*
Dessuz un eschaffaut mourir honteusement,

FELISMENE.

N’y songez plus, Madame,

BISATHIE.

ah ! je suis enragée,
En le deshonnorant je me suis outragée,
1900 L’arrest* dont la rigueur le condamne à mourir
M’oste l’espoir de vivre et de le secourir,
Mon pere l’a jugé sans le vouloir entendre,
O Dieux ! dans ce mal-heur, je devois plus attendre, [p. 122]
Je n’eus point d’intervalle entre aimer et haïr,
1905 Pourquoy méchant, pourquoy me voulois-tu trahir,
Mais que feray-je donc, mais que voudrois-je faire ?
Laissons mourir un traistre, un lasche, un temeraire :
Indigne de paroistre à la clarté* du jour,
Qui vouloit ta269 couronne et non pas ton amour,
1910 Qui te vouloit priver, et d’honneur, et de vie :
Quoy le voudrois-tu suivre, il ne t’a pas suivie :
Songe que par sa fuite il s’est mocqué de toy.

SCENE XI. §

BISATHIE, FELISMENE, LE PAGE.

LE PAGE.

Madame, le rebelle,

BISATHIE.

ô Dieux ! c’est fait de moy :

LE PAGE.

En sortant du Palais pour aller au suplice
1915 D’une derniere grace a prié la justice : [p. 123 Q ij]

BISATHIE.

De quoy,

LE PAGE.

de vous escrire, et voyla son escrit,

BISATHIE.

Donne,

LETTRE.270

Par vos rigueurs, je vay rendre l’esprit*;
Mais puis qu’elle vous plaist, ma mort est legitime,
Je jure qu’en amour je n’ay point fait de crime
1920 Qui vaille un repentir,
Et qu’à vostre couroux mon sang sert de victime
En l’estat où je suis on ne doit pas mentir :
Adieu belle Princesse, il est temps de partir :

BISATHIE.

Quoy, seroit-il possible ah ! je suivray ta perte,
1925 En ouvrant ce papier ma tombe s’est ouverte,
Le coup dont tu ressens la mortelle rigueur
En t’ostant de mes yeux te remet en mon cœur,
Ton sang qui va laver ton offence et ma honte,
Ne m’excusera pas d’avoir esté trop prompte,
1930 Mais allons essayer de divertir* ta mort :

FELISMENE.

Madame, vous feriez un inutille effort,
Tout le monde dira, [p. 124]

BISATHIE.

tout ce qu’il voudra dire,
Mais il ne dira point l’excez de mon martire*,
L’ennuy* dont sa disgrace afflige mes esprits
1935 A moins d’estre senty ne peut estre compris;
Il peut dire en voyant la douleur qui me blesse
Que l’esprit d’une fille a beaucoup de foiblesse,
Que des traits de la haine, il est bien-tost armé,
Qu’il la reçoit plus grande apres avoir aimé,
1940 Qu’il suit en sa colere une aveugle furie,
Qu’apres il s’en repent, souspire, pleure et crie,
Et tasche vainement de rappeller à soy
Le passé qui depend d’une trop dure loy :
O rigueur du destin captive imperieuse !
1945 Qui des Roys et des Dieux te rends victorieuse,
Jamais rien ne te touche, et tu ne voudrois pas
Une fois seulement retourner sus tes pas :
Acheve ton ouvrage, acheve impitoyable,
Donne à ma violence un suplice effroyable,
1950 Puis que tu m’as forcée à destruire en ce jour
Par un excez de haine, un miracle d’amour,
Quoy, ne peut-on aimer et souffrir une absence,
Et se doit-on venger des la premiere offence ?
Quoy, sans trahir ma flâme* et violer ma foy*, [p. 125]
1955 N’eust-il pû se resoudre à s’esloigner de moy ?
Ay-je bien consulté le sujet de sa fuitte ?
O comble de misere où je me voy reduite !
Je reconnois trop tard pour excez de ma peine
Que j’ay passé trop tost de l’amour à la haine;
1960 O mort, viens me punir, et monstrer en ce jour
Que l’on peut repasser de la haine à l’amour.

SCENE XII. §

L’ENCHANTEUR, ARTHEMIDORE.

L’ENCHANTEUR.

Tu me presses en vain d’en monstrer davantage,
Il faut pour aujourd’huy terminer cet ouvrage,
Et demeurant contant de ces Cinq Passions,
1965 Profiter sagement de leurs reflexions,
Apprendre avec loisir quels sont leurs caracteres,
En tirer doucement des advis salutaires,
Et connoistre en faveur des speculations271 [p. 126]
Qu’elles jettent l’esprit en des convulsions
1970 Qui troublent son repos, esteignent sa lumiere,
Le font qu’il degenere* à sa cause* premiere272,
Rendant l’homme semblable aux moindres animaux
S’il ne sçait gourmander* ses appetits brutaux.
Puis quand tes sentimens s’accorderont aux nostres,
1975 Quittant ces passions nous en vivrons cinq autres.

ARTHEMIDORE.

Ce rayon dont des-ja vous m’avez esclairé,
Me fait veoir maintenant un azille asseuré,
Me dessille la veuë, et me fait reconnoistre
L’assiette* inébranlable, où nostre esprit doit estre,
1980 Et qu’il faut s’il veut vivre exempt d’afflictions
Qu’il domine en tyran dessus ses passions,
Et qu’il tesmoigne enfin par une force extréme,
Que l’homme est tousjours libre et maistre de soy-mesme,
Qu’il se rend comme il veut, ou plus foible, ou plus fort :
1985 Et qu’il fait à son gré, son bon, ou mauvais sort :
Ce sont les sentimens et les doctes maximes
Que je viens de tirer de ces discours sublimes :
Oüy, d’un faux poinct d’honneur j’estois inquieté,
Mais vous m’avez guery de cette vanité,
1990 J’estois ambitieux, j’ay reconnu ma faute
Et mon ambition est maintenant plus haute, [p. 127]
Mon cœur brusloit d’amour, j’avois l’esprit jaloux,
Mais vous m’avez armé pour en parer les coups :
Bref, j’avois de la haine, et par vos bons offices*
1995 Si je hay maintenant, ce ne sont que les vices,
Et je connois enfin ayant ouvert les yeux,
Qu’alors que l’on pardonne on imite les Dieux,

L’ENCHANTEUR.

Et que l’on participe à leur divine essence
Faisant un action digne de leur puissance,
2000 Car la seule vertu les rendant bien-heureux,
Nous sommes ce qu’ils sont quand nous faisons comme eux;
Mais Adieu, souviens-toy de toutes ces merveilles,
Descris-en par tes vers les beautez sans pareilles,
Afin que nos neveux un jour en les lisant,
2005 Y puissent rencontrer l’utile et le plaisant.

FIN.

Glossaire §

Les sources pour l’élaboration du glossaire :

  • Le Dictionnaire de l’Académie Française, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1694, 2 tomes, abrégé : A.
  • GASTON CAYROU, Le Français classique, Paris, Didier, 1923, abrégé : C.
  • ANTOINE FURETIERE, Dictionnaire universel, La Haye, Rotterdam, Arnout et Reinier Leers, 3 tomes (rééd. Paris, SNL-Le Robert, 1978), abrégé : F.
  • EDMOND HUGUET, Dictionnaire de la langue française du XVIe siècle, Paris, Champion, 1925-1967, 7 tomes, abrégé : H.
  • PIERRE RICHELET, Nouveau Dictionnaire François contenant generalement tous les mots, les matieres et plusieurs Nouvelles Remarques sur la Langue Françoise, Cologne, Jean François Gaillard, 1694-1695, 2 tomes, abrégé : R.
  • PAUL ROBERT, Le Grand Robert de la langue française, Paris, Le Robert, 1985, 9 tomes, abrégé : GR.
Abonder
"On dit fig. qu’un homme abonde en son sens pour dire qu’il est trop bien persuadé de ses opinions et qu’il ne veut jamais s’en rapporter au sentiment des autres" (F.)
V. 646
Accroire
"Faire croire à quelqu’un une chose fausse", "tromper "(F.)
V. 1109
Admirer
"Regarder avec étonnement quelque chose de surprenant, ou dont on ignore les causes"(F.), sens faible plus proche du sens étymologique
Adveu
"Protection, ordre ou consentement donné"(F.)
V. 1488
Advouer
"Autoriser une chose, déclarer qu’on l’approuve, soit qu’elle ait été faite par notre ordre ou non" (A.)
"Reconnaître pour sien, protéger" (F.)
Affronteur
"Qui trompe" (F.)
Aigrir
"Piquer, mettre en colère. Le mal s’aigrit, résiste aux remèdes." (F.)
V. 508, 986, 1407
Alantir
"Rendre plus lent, moins ardent, moins vif" (R.)
V. 802, 1334
Alarme
"Une émotion causée par les ennemis. L’alarme est au camp." (A.)
V. 188, 370
Allegeance
"Soulagement d’un mal" (F.)
V. 1752
Amant
"« Qui aime et qui est aimé » (R. 80), prétendant, mais agrée par la jeune fille, fiancé", "il se distingue de l’« amoureux », qui aime sans être aimé" (C.). On trouve pourtant le sens minimal : "« qui aime d’amour une personne d’autre sexe » (A.) et désire en être aimé ; amoureux, adorateur, soupirant, prétendant, sans nuance défavorable" (C.)
Amitié
Sens très fort : "« affection qu’on a pour quelqu’un » (F.90), pour un fils, un père, un mari, etc." (C.)
V. 408, 1865
Antipathie
"Défaut d’affinité (entre deux substances). Antipathie entre l’eau et l’huile." (GR.)
V. 450
Appareil
"En termes de chirurgie, se dit de la première application d’un remède sur une plaie qu’on pense" (F.)
Appas
"Ce qui sert à attraper les hommes, à les inviter à faire quelque chose" (F.) ; "attraits, charmes" (GR.)
"Beauté, agrément" (R.), "les charmes d’une femme qui excitent le désir masculin" (GR.)
Ardeur
"Désir. Les ardeurs de l’amour, de la passion. (...) ardeur au sens d’« amour » est très fréquent dans la langue classique, notamment au XVIIe s." (GR.)
Arrest
"Jugement ferme et stable d’une puissance souveraine" (F.)
V. 129, 153, 1900
Aspect
"Vue, présence de quelqu’un, de quelque chose. Il tremble à l’aspect de son maître." (A.) ; "vue, regard" (R.)
V. 713, 961
Assiette
"Se dit fig. en choses spirituelles et morales. Quelque fortune ou adversité qui arrive à un Stoïque, son esprit demeure toujours en une même assiette, on ne peut pas ébranler sa fermeté, l’assiette de son âme." (F.)
V. 1979
Assister
"Porter secours à quelqu’un" (F.)
V. 605
Beau
"Se prend aussi substantivement. Il est au plus beau de son âge." (A.)
V. 296
Bocage
"Petit bois ou bosquet ou buisson. Il se dit des bois touffus et agréables, et de petite étendue" (F.)
Cause
"Principe, ce qui fait qu’une chose est. (...) On appelle Dieu absolument et par excellence Cause première"(A.)
V. 1971
Celer
"Tenir quelque chose cachée, secrète, dissimuler" (F.)
V. 404, 677, 1203
Cheoir
"Tomber" (F.)
V. 420
Civil
"Ce qui est honnête et raisonnable" (F.)
V. 1133
Clarté
"Lumière du jour, vie" (C.)
V. 506, 1908
Cœur
"Fierté, manière d’âme généreuse et incapable de faiblesse, et de lâcheté. Elle a du cœur" (R.), "signifie aussi courage. Perdre cœur, reprendre cœur." (A.)
V. 34, 205, 360, 541, 546, 774
Confondre
"Troubler profondément, en parlant des personnes, jusqu’à brouiller l’esprit ; bouleverser" (C.)
V. 703
Confusion
"Honte. Il a eu une grande confusion de savoir qu’on a découvert la trahison qu’il a faite à son ami" (F.)
V. 1845
Connoistre
"Prendre connaissance, prendre conscience, s’apercevoir, se rendre compte ; apprendre, comprendre" (C.)
Contentement
"Récompense, payement" (F.)
V. 865, 1284
Crayon
"Descriptions qu’on fait par le discours, soit des personnes, soit des choses" (F.) ; "description, relation" (GR.)
V. 21, 290
Decevant
"Propre à tromper" (F.)
V. 313
Dégager
"Rendre libre, débarrasser, détacher une personne d’une chose gênante ou trop captivante. « se dit fig. en choses spirituelles. On a peine à dégager son esprit des affections mondaines. » (F.)" (C.)
Dégénérer
"S’abâtardir, ne suivre pas la vertu de ces ancêtres. Dégénérer de la valeur de ses aïeux." (A.)
V. 1971
Délices
"Ce qui donne plusieurs plaisirs ensemble" (F.), "vie de mollesse voluptueuse, de luxe raffiné" (C.)
Deport
"Se dit quelquefois au Palais, pour dire sur le champ" (F.)
Deportement
"Conduite et manière de vivre. On dit en bonne et en mauvaise part, des bonnes ou mauvaises mœurs" (F.)
V. 1103
Discourir
"Entretenir une compagnie soit en public, soit en particulier, sur quelque chose" (F.), "bavarder" (GR.)
Discours
"Action de converser. « signifie aussi entretien » (A.), conversation", "action de s’exprimer, élocution, langage, style" (C.)
Discrétion
"Judicieuse retenue, circonspection dans les actions et dans les paroles" (A.) ; "discernement, pouvoir de décider" (GR.)
Divertir
"Détourner quelqu’un, l’empêcher de continuer son dessein, son entreprise, son travail" (F.)
Effet
"Acte, réalisation, manifestation, « exécution de quelque chose » (A.)" (C.)
Effectuer
"Mettre en effet*, en exécution. Il a effectué ses promesses." (A.)
V. 1871
Ennui
"Tristesse, déplaisir" (R.)
Esprit
"Génie particulier de chaque personne, son application à quelque chose, la facilité qu’il a d’y réussir" (F.)
"Souffle, âme, au sens matériel ; dernier soupir. « On dit Rendre l’esprit, pour dire : mourir » (A.)" (C.)
V. 1917
Estonner
"Causer à l’âme de l’émotion, soit par surprise, soit par admiration, soit par crainte. Un criminel s’étonne à la vue des Juges, des supplices, de la mort" (F.)
Événement
"Issue, succès* bon ou mauvais de quelque chose" (F.)
Exploit
"Grande action que fait un Capitaine, un Général d’armée" (F.)
V. 365
Extremité
"Extrême, excès. « On le dit aussi fig. en choses morales. Il ne faut jamais pousser les choses dans l’extrémité » (F.)" (C.)
Fantaisie
"Imagination" (F.)
Feu
"La vivacité de l’esprit, l’ardeur des passions ; on dit aussi d’un homme amoureux, qu’il brûle d’un beau feu, qu’il nourrit un feu discret, un feu qui le dévore" (F.)
Flamme
"Il se dit communément de l’amour profane. Cet amant brûle d’une flamme innocente pour cette fille." (F.)
Flatter
"Caresser, au figuré, les sens, l’esprit, etc. ; charmer, séduire" (C.)
V. 1293
Fort
"Se dit aussi substantivement de ce qui agit et résiste puissamment. Le fort de la guerre." (F.)
V. 188, 370
Foy
"Serment, parole qu’on donne de faire quelque chose, et qu’on promet d’exécuter" (F.) ; "fidélité à l’engagement donné" (C.)
Garder
"Se garentir*, se défendre" (F.)
"Regarder" (H.)
V. 149, 749
Garentir
"Préserver de quelque mal ou accident. Je vous garentirai de tout le mal qui vous peut arriver" (F.)
Gendarmes
"Signifie quelquefois toutes sortes de gens de guerre, soit Infanterie, soit Cavalerie" (A.)
Genereux
"Qui a l’âme grande et noble, et qui préfère l’honneur à tout autre intérêt" ; "brave, vaillant, courageux" (F.)
V. 250, 653
Gloire
"Honneur, estime, réputation qui procède du mérite d’une personne" (A.) ; "considération, réputation, sans idée d’éclatante célébrité" (C.)
Gourmander
"On dit fig. gourmander ses passions, pour dire s’en rendre maître, les tenir assujetties à la raison" (A.) ; "brider, dominer, au sens favorable ; contenir, maîtriser" (C.)
V. 26, 45, 1973
Gouvernement
"Soin, administration d’une personne" (A.)
V. 98, 634
Hazard
"Péril, risque" (A.)
Hazarder
"S’exposer au hasard* de, courir le risque de, braver, avec le complément de la chose à laquelle on s’expose" (C.)
V. 76, 233, 234
Heur
"État heureux, bonheur, considéré dans sa continuité" (C.)
V. 1494
Hymen (hymenee)
"Signifie aussi poétiquement le mariage" (F.)
Improuver
"Condamner, désapprouver" (F.)
Indiscret
"Celui qui agit par passion, sans considérer ce qu’il dit ni ce qu’il fait" (F.)
Indiscrétion
"Imprudence" (F.) ; "manque de discernement, de mesure", "inconvenance, maladresse, sottise" (GR.)
V. 706
Ingrat
Dans un contexte amoureux, "un amant appelle sa maîtresse ingrate, quand elle est cruelle, quand elle ne veut pas répondre à son amour" (F.)
Insensé
"Qui a perdu l’esprit, fou, qui est troublé, hors de son bon sens" (F.)
Insigne
"Remarquable, qui se fait distinguer de ses semblables. Il se dit tant de bonne que de mauvaise part" (F.), dans le contexte, il a un sens péjoratif
V. 19, 175, 580, 719, 1665, 1794
Intelligence
"Pénétration dans le fond d’une affaire" (R.)
V. 1551
Intérêt
"Ce qui touche une personne, par la part qu’elle y prend ; affaire, question, souci qui la regarde" ; "il se dit souvent, d’une manière plus vague, de la part même que la personne prend à l’affaire, de la façon dont elle s’y trouve mêlée, dont son intérêt y est engagé" (C.)
Jour
"Se prend aussi fig. pour la vie. Perdre le jour. Ceux à qui je dois le jour." (A.)
V. 390, 392, 498, 1789
Langueur
"Se dit aussi en Morale des tristesses, des afflictions, passions violentes qui nous privent de joie, ou de santé. Les amants disent qu’ils sentent une mortelle langueur." (F.)
Las
"Interjection et expression d’un mouvement de douleur ou d’affliction, laquelle se marque avec cette ponctuation ! Il est plus en usage en poésie qu’en prose à cause qu’il donne de la facilité pour la mesure du vers, on dit ailleurs helas" (F.)
V. 875
Liberal
"Qui aime à donner, qui se plaît à donner" (A.)
V. 529
Licence
"L’abus de ces permissions qu’on étend au-delà de leur intention, ou de la liberté qu’on prend de soi-même" (F.)
V. 1209
Magnanime
"Qui a une grandeur d’âme et de courage qui l’élève au dessus du commun des hommes" (F.)
V. 394, 667
Manie
"Fureur, au figuré, en parlant d’un sentiment poussé jusqu’à la folie, tournant à l’idée fixe" (C.)
V. 1281
Martyre
"Se dit poétiquement et fréquemment de la souffrance des amants" (F.)
Mélancolie
"La tristesse même, le chagrin qui vient par quelque fâcheux accident. Ce revers de fortune l’a plongé dans une grande mélancolie. Il ne veut voir personne, tant la mélancolie est grande." (F.) ; "humeur noire, sombre désespoir qui porte aux plus violentes résolutions" (C.)
V. 987
Memoire
"Souvenir, action, effet de la mémoire" (A.)
Mesconnoissance
"Manque de reconnaissance, de gratitude" (A.)
V. 267, 300
Mesconnoistre
Verbe tr. "mal connaître" (C.)
V. 1796
Se mesconnoistre
"Ne vouloir pas se souvenir de ce qu’on a été. Souvenez-vous de votre devoir, ne vous mesconnoissez pas." (A.)
V. 675, 676, 1544
Monument
"Signifie encore le tombeau, et particulièrement en Poésie" (F.)
V. 420
Nier
"Refuser. Ce père est barbare, il nie les aliments à son fils" (F.)
Objet
"Se dit aussi poétiquement des belles personnes qui donnent de l’amour. C’est un bel objet, un objet charmant." (F.)
Offencer
"Blesser" (F.)
V. 388
Office
"Signifie aussi Service qu’on fait, qu’on rend à quelqu’un. Faire office. Rendre de bons offices" (A.)
Officieux
"Obligeant ; il se dit parfois des choses aussi bien que des personnes" (C.)
V. 309
Patir
"Avoir de la misère, de la fatigue, souffrir, endurer" (F.)
V. 1729
Pavillon
"Tente, souvent terminée en pointe par le haut, qui servait surtout au logement des gens de guerre en campagne" (GR.)
V. 517
Perfections
"L’assemblage de toutes sortes de bonnes qualités" (F.)
V. 898, 1135
Principe
"Le commencement, la source de quelque chose" (F.)
V. 1518
Procédé
"Manière d’agir" (C.)
V. 625
Purger
"Purifier (son âme), expier (ses péchés)" (GR.)
V. 1782
Raison
"La justice qu’on fait, ou qu’on demande à quelqu’un, la réparation de quelque injure reçue" (F.)
V. 622
Reconnoistre
"« Être reconnaissant d’une grâce... Je ne trouve point de paroles pour reconnaître l’honneur que vous me faites » (R. 80). Qui reconnaît les grâces aime à en faire. (Bossuet)" (C.)
V. 635
Rencontre
Au masculin, "circonstance fortuite, « signifie encore Occasion (...) Quelques-uns le faisaient autrefois masculin, et il l’est encore en cette phrase : En ce rencontre. » (A.)" (C.)
V. 1873
Resoudre
"Conclure après avoir délibéré" (F.)
V. 266, 635
Respect
"Égard, considération. Il s’est conduit de telle manière par divers respects. Il vieillit en ce sens." (A.)
V. 342
Ressentiment
"Sentiment vif d’une chose agréable ou pénible, fait d’y être sensible" (C.)
V. 1637
Saison
"Temps convenable pour faire quelque chose" (F.)
V. 1399
Sapper
"Creuser sous un mur, en détruire le pied ou le fondement pour le démolir et le faire cheoir* tout d’un coup" (F.)
V. 627
Servage
Dans le langage poétique, "l’attachement qu’un amant a pour sa maîtresse" (A.)
V. 1149
Sinderese
"Ce mot se dit entre les dévots, il signifie remords de conscience" (R.)
Soin
"Soucis, inquiétudes qui émeuvent, qui troublent l’âme" (F.) ; "attention, application, attachement à une chose, « sollicitude » (A.), pour une personne, sans aucune idée d’effort pénible ni d’inquiétude morale" (C.)
V. 477, 879
Sommée
Mot vieux, employé dans le domaine de la vénerie ou de la fauconnerie, désignant "les bois de cerf, lorsqu’ils se divisent en trois ou quatre corps au sommet de la tête, comme une trochée de fleurs ou de fruits" (F.)
V. 1374
Succes
"Réussite, issue d’une affaire ; il se dit en bonne et en mauvaise part" (F.)
V. 528, 708, 1561
Sujet
"Cause, raison, motif" (A.), donc le syntagme avec grand sujet signifie "ayant de bonnes raisons"
V. 83, 814, 978, 1194, 1332
Superbe
"Vain, orgueilleux, présomptueux" (F.)
V. 626, 1797
Surmonter
"Son plus grand usage est au figuré ; et alors il signifie, vaincre, dompter" (A.)
V. 1048
Syndiquer
"Critiquer, censurer" (A.)
Talent
"On dit aussi en mauvaise part. Il a le talent de tout gâter, de malfaire tout ce qu’il fait." (F.)
V. 1588
Tenir
En syntagme avec un adjectif attribut, "réputer, estimer, croire" (A.)
V. 1208
Trancher du grand
"Vouloir faire le grand, vouloir l’emporter" (R.)
V. 697
Transport
"« Se dit aussi fig. en choses morales du trouble ou de l’agitation de l’âme » (F.), de toute violente émotion, agréable ou désagréable, qui nous met hors de nous ; emportement, égarement, élan de passion, en parlant de l’amour, de l’ambition, du désespoir, de la colère, etc." (C.)
Travail
" « Peine ... de l’esprit » (A.) ; souffrance, épreuve, tourment" (C.)
V. 1160
Trépas
"Mort, passage de cette vie à une autre" (F.) ; "mort, ne se dit qu’en poésie" (R.).

Biographie §

Nous avons très peu d’informations sur la vie de Gillet de la Tessonerie et celles-ci proviennent surtout des préfaces de deux de ses pièces, La Quixaire et Le Triomphe de l’amour honneste.

Né en 1619 ou en 1620, il a été pendant quelque temps dans le « cabinet » de son ami, Le Comte, qui va écrire un poème en l’honneur de sa première pièce.

1638 : sa première pièce, la tragi-comédie La Quixaire, qui sera publiée en 1640, est créée au Théâtre du Marais et obtient un certain succès.

1639 : il écrit encore une tragi-comédie, La Belle Policritte, qui sera publiée en 1643.

1640 : il compose sa première comédie, Francion, publiée en 1642. C’est aussi l’année où il écrit Le Triomphe des cinq passions, sa troisième tragi-comédie, qu’il publiera en 1642

1641 : il accompagne un capitaine des Gardes dans la campagne du Piedmont.

1642 : il hérite de son père la fonction de « conseiller du Roy et controlleur general des boestes des monnoyes de France », mais il ne sera jamais l’un des protégés de Richelieu. Il publie aussi Le Triomphe de l’amour honneste ou les sentiments amoureux de Philandre.

1643 : il commence la tragi-comédie Le Grand Sigismond, qui sera créée probablement pendant l’automne 1645 et publiée en 1646.

1644 : il écrit la tragi-comédie L’Art de régner, qu’il va publier un an après.

1646 : il commence à écrire Valentinian et Isidore, publiée en 1648.

1647 : il écrit la comédie Le Desniaisé (publiée en 1648), d’où Molière a puisé le rôle de Métaphraste, le pédant du Dépit amoureux.

Il suit une période de dix ans pendant laquelle il n’écrit plus rien – la Fronde en peut être une raison –, pour revenir en 1657 avec une dernière comédie, Le Campagnard.

On ignore la date de sa mort.

Il semble que ses auteurs préférés étaient Montaigne, Caussin, Charron, Cureau de La Chambre, Sorel et Marandé, mais il est plutôt désintéressé de la littérature de son temps et même du succès de ses pièces.

Bibliographie §

Les sources §

Textes littéraires §

Œuvres de Gillet de la Tessonerie §

LE / TRIOMPHE / DES CINQ / PASSIONS. / TRAGI-COMEDIE. / A PARIS, / Chez TOUSSAINCT QUINET, au Palais, / dans la petite Salle, soubs la montée de la / Cour des Aydes. / M.DC.XLII. / AVEC PRIVILEGE DU ROY.

L’Art de régner, Ire édition 1645, éd. P. E. Chaplin, Exeter, University of Exeter, 1993.
La Quixaire, Paris, Toussainct Quinet, 1640.
Autres textes consultés §
CORNEILLE, L’Illusion comique, Ière édition 1639, Le Livre de poche, 1987.
HARDY, Alexandre, Théâtre, tome I, Paris, Jacques Quesnel, 1623.

Autres textes modernes §

CHARRON, Pierre, De la Sagesse, Ire édition 1621, Paris, Fayard, 1986.
DESCARTES, René, Œuvres, tome XI, Paris, J. Vrin, 1996.
DU VAIR, Guillaume, De la Sainte Philosophie. Philosophie morale des stoïques, Ire édition 1600, Paris, J. Vrin, 1945.
LA MESNARDIERE, Jules de, La Poëtique, Paris, Antoine de Sommaville, 1640.
SENAULT, J.-F., De l’Usage des passions, Ire édition 1641, Fayard, 1987.

Textes antiques §

ARISTOTE, Poétique, éd. Michel Magnien, Paris, Le Livre de poche, 1990.
ARISTOTE, Rhétorique, éd. Michel Meyer, Paris, Le Livre de poche, 1991.
PLUTARQUE, Vies parallèles, tome IV, Paris, Garnier, s. d. (1950).
QUINTILIEN, Institution oratoire, tomes I-VII, Paris, Belles Lettres, 1976-1980.
Les Stoïciens, éd. Pierre-Maxime Schuhl, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1962.
TACITE, Annales, tome III, Paris, Les Belles Lettres, 1976.
TITE-LIVE, Histoire romane, Paris, Garnier, 1860.

Les études §

Les instruments de travail §

ACADEMIE FRANCAISE, Dictionnaire, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1694, 2 tomes.
AQUIEN, Michèle, MOLINIÉ, Georges, Dictionnaire de rhétorique et de poétique, Le Livre de poche, 1996.
CAYROU, Gaston, Le Français classique, Paris, Didier, 1923.
CIORANESCU, Alexandre, Bibliographie de la littérature française au XVIIe siècle, Paris, CNRS, 1966.
FOURNIER, Nathalie, Grammaire du français classique, Paris, Belin, 1998.
FURETIÈRE, Antoine, Dictionnaire universel, La Haye, Rotterdam, Arnout et Reinier Leers, 1690, 3 tomes (réed. Paris, SNL-Le Robert, 1978).
Grand Larousse de la langue française, Librairie Larousse, 1977, 7 tomes.
HAASE, A., Syntaxe française du XVIIe siècle, Paris, Delagrave, 1935.
HUGUET, Edmond, Dictionnaire de la langue française du XVIe siècle, Paris, Champion, 1925-1967, 7 tomes.
LAROUSSE, P., Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Nîmes, C. Lacour, 1991, réimpression de l’édition de 1866-1876.
LITTRÉ, Émile, Dictionnaire de la langue française, Paris, Pauvert, 1956, 7 tomes.
RICHELET, Pierre, Nouveau Dictionnaire François contenant generalement tous les mots, les matieres et plusieurs Nouvelles Remarques su la Langue Françoise, Cologne, Jean-François Gaillard, 1694-1695, 2 tomes.
ROBERT, Paul, Le Grand Robert de la langue française, Paris, Le Robert, 1985, 9 tomes.
VAUGELAS, Claude FAVRE DE, Remarques sur la langue françoise, Paris, Vve J. Camusat et P. Le Petit, 1647 ; rééd. Genève, Slatkine Reprints, 1970.

Études générales §

DECLERCQ, Gilles, L’Art d’argumenter. Structures rhétoriques et littéraires, Éditions Universitaires, 1992.
GENETTE, Gérard, Fiction et diction, Paris, Seuil, 1991.
GENETTE, Gérard, Seuils, Paris, Seuil, 1987.
HAMBURGER, Käte, Logique des genres littéraires, Paris, Seuil, 1986.
LARTHOMAS, Pierre, Le Langage dramatique. Sa nature, ses procédés, Paris, Armand Colin, 1972.
SCHMELING, Manfred, Métathéâtre et intertexte. Aspects du théâtre dans le théâtre, Paris, Lettres Modernes, 1982.
UBERSFELD, Anne, Lire le théâtre I, Paris, Belin, 1996 (Ire édition 1977).

Études sur la littérature et le théâtre du XVIIe siècle §

Ouvrages §
ADAM, Antoine, Histoire de la littérature française au XVIIe siècle, tome I, Paris, Éditions Mondiales, 1962.
BABY-LITOT, Hélène, L’Esthétique de la tragi-comédie en France de 1628 à 1643, vol I, Thèse, Université de la Sorbonne Nouvelle, Paris III, 1993.
BÉNICHOU, Paul, L’Écrivain et ses travaux, Paris, José Corti, 1967.
BRAY, René, La formation de la doctrine classique en France, Paris, Nizet, 1945 (Ire édition 1927).
DANDREY, Patrick, Molière et la maladie imaginaire ou De la mélancolie hypocondriaque, Paris, Klincksieck, 1998.
DANDREY, Patrick, Sganarelle et la médecine ou De la mélancolie érotique, Paris, Klincksieck, 1998.
DELMAS, Christian, La Tragédie de l’Âge Classique (1553-1770), Paris, Seuil, 1994.
DOTOLI, Giovanni, Temps de Préfaces. Le débat théâtral en France de Hardy à la querelle du Cid, Paris, Klincksieck, 1996.
FUMAROLI, Marc, L’Âge de l’éloquence. Littérature et « res literaria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Genève, Droz, 1980.
GUICHEMERRE, Roger, La Tragi-comédie, Paris, PUF, 1981.
KIBÉDI-VARGA, A., Rhétorique et littérature. Études de structures classiques, Paris, Didier, 1970.
LANCASTER, Henry Carrington, A History of French Dramatic Literature in the XVIIth Century, Baltimore, the Johns Hopkins Press ; Paris, PUF, 1929-1942 (5 parties en 9 tomes).
LEBÈGUE, Raymond, Études sur le théâtre français, tome I Moyen Âge, Renaissance, Baroque, Paris, Nizet, 1977.
PAVEL, Thomas, L’Art de l’éloignement. Essai sur l’imagination classique, Paris, Gallimard, 1996.
ROUSSET, Jean, La Littérature de l’âge baroque en France. Circé et le Paon, Paris, José Corti, 1954.
ROUSSET, Jean, L’Intérieur et l’Extérieur. Essai sur la poésie et sur le théâtre au XVIIe siècle, Paris, José Corti, 1968.
SCHERER, Jacques, La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, s. d. (1950).
TRUCHET, Jacques, La tragédie classique en France, Paris, PUF, 1975.
Articles §
DECLERCQ, Gilles, « Représenter la passion : la sobriété racinienne », Littératures classiques, n° 11, janv. 1989, p. 69-93.
FORESTIER, Georges, « Le rêve littéraire du baroque au classicisme : réflexes typologiques et enjeux esthétiques », Revue des Sciences Humaines, n° 211, 1988, p. 213-235.
FUMAROLI, Marc, « Rhétorique et dramaturgie dans L’Illusion comique de Corneille », XVIIe Siècle, n° 80-81, 1968, p. 107-132.
FUMAROLI, Marc, « Rhétorique et dramaturgie. Le statut du personnage dans la tragédie classique », Revue d’histoire du théâtre, XXIV, 1972, p. 223-250.
HOWARTH, William D., « L’Alexandrin classique comme instrument du dialogue théâtral », in Mélanges pour Jacques Scherer – Dramaturgies. Langages dramatiques, Paris, Nizet, 1986, p. 341-354.
LYONS, John D., « Le démon de l’inquiétude : la passion dans la théorie de la tragédie », XVIIe Siècle, n° 185, oct.-déc. 1994, p. 787-798.
MOREL, Jacques, « Rhétorique et tragédie au XVIIe siècle », XVIIe Siècle, n° 80-81, 1968, p. 89-105.

Études sur le baroque et le procédé du théâtre dans le théâtre §

Ouvrages §
CIORANESCU, Alejandro, El Barroco o el descubrimiento del drama, Universidad de La Laguna, 1957.
DUBOIS, Claude-Gilbert, Le Baroque en Europe et en France, Paris, PUF, 1995.
FORESTIER, Georges, Le Théâtre dans le théâtre sur la scène française du XVIIe siècle, Genève, Droz, 1996 (IIe édition).
NELSON, Robert J., Play within a Play. The Dramatist’s Conception of His Art : Shakespeare to Anouilh, New Haven, Yale University Press, 1958.
Articles §
DAWSON, F. K., « Gillet de la Tessonerie and the "éthique de la gloire" », French Studies, vol. X, 1956, p. 11-19.
FUMAROLI, Marc, « Microcosme comique et macrocosme solaire : Molière, Louis IV et L’Impromptu de Versailles », Revue des Sciences Humaines, t. XXXVII, n° 145, janv.-mars 1972, p. 95-114.
HOBSON, Marian, « Du Theatrum Mundi au Theatrum Mentis », Revue des Sciences Humaines, n° 167, 1977, p. 379-394.
MARINO, Adrian, « Essai d’une définition de la notion de "baroque littéraire" », Baroque, n° 6, 1973, p. 43-61.

Études sur le stoïcisme et le néo-stoïcisme §

EYMARD D’ANGERS, Julien, Recherches sur le stoïcisme aux XVIe et XVIIe siècles, New York, Olms-Hildesheim, 1976.
LEVI, Anthony, French Moralists. The Theory of the Passions 1585 to 1649, Oxford University Press, 1964.
VOELKE, André-Jean, L’idée de volonté dans le stoïcisme, Paris, PUF, 1973.

Autres études §

CATACH, Nina, La Ponctuation, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1996 (IIe édition).
DUCROT, Oswald, « Pour une description non-véritative du langage », Linguistics in the Morning Calm, 3, Seoul, Hanshin Publishing Company, 1995, p. 45-57.