SCÈNE PREMIÈRE. Alzonde, Amélie. §
ALZONDE.
Par de faibles conseils ne crois plus m’arrêter :
Au comble du malheur, que peut-on redouter ?
Oui, je vais terminer ou mes jours, ou mes peines.
Qui n’ose s’affranchir est digne de ses chaînes.
5 Depuis que rappelée où régnaient mes aïeux
J’ai quitté la Norvège, et qu’un sort odieux
À la cour d’Édouard et me cache et m’enchaîne,
Que de jours écoulés, jours perdus pour ma haine !
L’Ecosse cependant élève en vain sa voix
10 Vers ces bords où gémit la fille de ses rois ;
Pour chasser ses tyrans, pour servir ma vengeance,
Pour renaître, Edimbourg n’attend que ma présence.
D’un vil déguisement c’est trop longtemps souffrir ;
Il faut fuir, Amélie, et régner, ou mourir.
AMÉLIE.
15 Ah ! Madame, arrêtez ; que prétendez-vous faire ?
Le conseil du courroux est toujours téméraire :
Dissimulez encore, assurez vos projets,
Et ne quittez ces lieux qu’à l’instant du succès.
Votre déguisement est sans ignominie :
20 Depuis le jour fatal où la flotte ennemie,
Détruisant votre espoir, traîna dans ces climats
Le vaisseau qui devait vous rendre à vos états ;
Prise par vos vainqueurs sans en être connue,
Sans honte vous pouvez vous montrer à leur vue.
25 Vous auriez à rougir si vos fiers ravisseurs,
Voyant Alzonde en vous, voyaient tous vos malheurs :
Mais du secret encor vous êtes assurée,
Et la honte n’est rien quand elle est ignorée.
ALZONDE.
Vous parlez en esclave : un coeur né pour régner
30 D’un joug même ignoré ne peut trop s’éloigner ; :
Ne dût-on jamais voir la chaîne qui l’attache,
Pour en être flétri c’est assez qu’il le sache.
Le secret ne peut point excuser nos erreurs,
Et notre premier juge est au fond de nos coeurs.
35 Dans l’affreux désespoir où mon destin me jette
Crois-tu donc que pour moi la paix soit encor faite?
Condamnée aux fureurs, née au sein des exploits,
Et des maux que produit l’ambition des rois ;
Fugitive au berceau, quand mon malheureux père,
40 Au glaive d’un vainqueur prétendant me soustraire,
Au prince de Norvège abandonna mon sort,
M’éloigna des états que me livrait sa mort ;
Pensait-il qu’unissant tant de titres de haine,
Devant poursuivre un jour sa vengeance et la mienne,
45 Héritière des rois, élevé des héros,
Je perdrais un instant dans un lâche repos ?
Dans l’asile étranger qui cacha mon enfance
J’ai pu sans m’avilir suspendre ma vengeance,
La sacrifier même à l’espoir de la paix,
50 Tandis qu’on m’a flattée ainsi que mes sujets
Qu’Édouard, pour finir les malheurs de la guerre,
Pour unir à jamais l’Ecosse et l’Angleterre,
Allait m’offrir sa main, et par ce juste choix
Réunir nos drapeaux, nos sceptres, et nos droits :
55 Mais par tant de délais dès longtemps trop certaine
Que l’on m’osait offrir une espérance vaine,
Quand ce nouvel outrage ajoute à mon malheur,
Attends-tu la prudence où règne la fureur ?
S’élevant contre moi de la nuit éternelle,
60 La voix de mes aïeux dans leur séjour m’appelle ;
Je les entends encor : « Nous régnions, et tu sers !
Nous te laissons un sceptre, et tu portes des fers !
Règne, ou, prête à tomber, si l’Ecosse chancelle,
Si son règne est passé, tombe, expire avant elle :
65 Il n’est dans l’univers en ce malheur nouveau
Que deux places pour toi, le trône, ou le tombeau ».
Vous serez satisfaits, mânes que je révère ;
Vous connaîtrez bientôt si mon sang dégénère,
Si le sang des héros a passé dans mon coeur,
70 Et s’il peut s’abaisser à souffrir un vainqueur.
AMÉLIE.
J’attendais cette ardeur où votre âme est livrée ;
Mais comment, sans secours, d’ennemis entourée...?
ALZONDE.
Parmi ces ennemis j’ai conduit mon dessein,
Et, prête à l’achever, je puis t’instruire enfin.
75 Ce Volfax, que tu vois le flatteur de son maître,
Comblé de ses bienfaits, ce Volfax n’est qu’un traître :
De Vorcestre surtout ennemi ténébreux,
Rival de la faveur de ce ministre heureux,
Trop faible pour atteindre à ces degrés sublimes
80 Par l’éclat des talents, il y va par les crimes ;
D’autant plus dangereux pour son roi, pour l’État,
Qu’il unit l’art d’un fourbe à l’âme d’un ingrat.
J’emprunte son secours. Je sais trop, Amélie,
Qu’un traître l’est toujours, qu’il peut vendre ma vie :
85 Mais son ambition me répond de sa foi
Assuré qu’en Ecosse il régnera sous moi,
Il me sert : par sa main, de ce séjour funeste,
J’écris à mes sujets, j’en rassemble le reste.
J’ai fait plus ; par ses soins j’ai nourri dans ces lieux
90 Du parti mécontent l’esprit séditieux ;
J’en dois tout espérer. Chez ce peuple intrépide
Un projet n’admet point une lenteur timide ;
Ce peuple impunément n’est jamais outragé,
Il murmure aujourd’hui, demain il est vengé ;
95 Des droits de ses aïeux jaloux dépositaire,
Éternel ennemi du pouvoir arbitraire,
Souvent juge du trône et tyran de ses rois,
Il osa... Mais on vient : c’est Volfax que je vois.
SCÈNE III. Alzonde, Amélie. §
ALZONDE.
Tout est prêt, tu le vois. Une crainte nouvelle
Me détermine à fuir cet asile infidèle.
125 On a vu, d’un des miens si j’en crois le rapport,
Arondel cette nuit arriver en ce port ;
En Norvège souvent cet Arondel m’a vue ;
S’il était en ces lieux, j’y serais reconnue.
Le temps presse, il faut fuir : ménageons les instants ;
130 Ce jour passé, peut-être il n’en serait plus temps.
AMÉLIE.
Mais ne craignez-vous point d’obstacle à votre fuite?
ALZONDE.
Sous le nom d’Aglaé dans ce palais conduite
On me croit Neustrienne, on ne soupçonne rien.
Appui des malheureux, Vorcestre est mon soutien;
135 Il permettra sans peine, exempt de défiance,
Que je retourne enfin aux lieux de ma naissance.
Je viens pour ce départ demander son aveu,
Et je croyais déjà le trouver en ce lieu ;
Mais, s’il faut t’achever un récit trop fidèle,
140 Le pourras-tu penser ? Quand le trône m’appelle,
Quand l’Ecosse gémit, quand tout me force à fuir,
Prête à quitter ces lieux je tremble de partir.
AMÉLIE.
Qui peut vous arrêter ? Comment pourrait vous plaire
Ce palais décoré d’une pompe étrangère?
145 Tout ici vous présente un spectacle odieux :
Ce trône annonce un maître, et le vôtre en ces lieux;
Ces palmes d’un vainqueur retracent la conquête ;
L’oppresseur de vos droits, l’usurpateur...
ALZONDE.
L’oppresseur de vos droits, l’usurpateur... Arrête :
Tu parles d’un héros l’honneur de l’univers,
150 Et tu peins un tyran. Dans mes affreux revers
J’accuse le destin plus que ce prince aimable,
Et mon coeur est bien loin de le trouver coupable.
Tu m’entends; j’en rougis. Vois tout mon désespoir :
Sur ces murs la vengeance a gravé mon devoir,
155 Je le sais ; mais tel est mon destin déplorable,
Qu’à la honte, aux malheurs du revers qui m’accable,
Il devait ajouter de coupables douleurs,
Et joindre l’amour même à mes autres fureurs.
J’arrivais en courroux, mais mon âme charmée
160 À l’aspect d’Édouard se sentit désarmée.
Sans doute que l’amour jusqu’au sein des malheurs
S’ouvre par nos penchants le chemin de nos coeurs :
Connaissant ma fierté, mon ardeur pour la gloire,
Il prit pour m’attendrir la voix de la victoire ;
165 Il me dit qu’enchaînant le plus grand des guerriers,
Qui partageait son coeur partageait ses lauriers.
Où commande l’amour il n’est plus d’autres maîtres :.
J’étouffai dans mon sein la voix de mes ancêtres ;
Je ne vis qu’Édouard : captive sans ennui,
170 Des chaînes m’arrêtaient, mais c’était près de lui.
Pourquoi me rappeler la honte de mon âme,
Et toutes les erreurs où m’entraînait ma flamme ?
Un plus heureux objet a fixé tous ses voeux :
C’en est fait, ma fierté doit étouffer mes feux ;
175 Les faibles sentiments que l’amour nous inspire
Dans les coeurs élevés n’ont qu’un moment d’empire.
Régner est mon destin, me venger est ma loi ;
Un instant de faiblesse est un crime pour moi.
Fuyons ; mais, pour troubler un bonheur que j’abhorre,
180 Renversons, en fuyant, l’idole qu’il adore.
Parmi tant de beautés qui parent cette cour
J’ai trop connu l’objet d’un odieux amour.
On trompe rarement les yeux d’une rivale;
Ma haine m’a nommé cette beauté fatale.
185 Si dans ces tristes lieux l’amour fit mes malheurs,
J’y veux laisser l’amour dans le sang, dans les pleurs.
Mais Vorcestre paraît : laisse-nous, Amélie ;
Du destin qui m’attend je vais être éclaircie.
SCÈNE IV. Alzonde, sous le nom d’Aglaé ; Vorcestre. §
ALZONDE.
Vous dont le coeur sensible a comblé tous les voeux
190 Que porta jusqu’à vous la voix des malheureux,
Jetez les yeux, Mylord, sur une infortunée
Dont vous pouvez changer la triste destinée.
Je me dois aux climats où j’ai reçu le jour.
Par vos soins honorée et libre en cette cour,
195 Je sais qu’à plus d’un titre elle a droit de me plaire ;
Mais quels que soient les biens d’une terre étrangère,
Toujours un tendre instinct au sein de ce bonheur
Vers un séjour plus cher rappelle notre coeur :
Souffrez donc qu’écoutant la voix de la patrie
200 Je puisse retourner aux rives de Neustrie :
Du sort des malheureux adoucir la rigueur
C’est de l’autorité le droit le plus flatteur.
VORCESTRE.
Si par mes soins ici le ciel plus favorable
Vous a donné, Madame, un asile honorable,
205 Unie avec ma fille, heureuse en ce palais,
De votre éloignement différez les apprêts :
À mon coeur alarmé vous êtes nécessaire ;
Eugénie, immolée à sa tristesse amère,
Demande à quitter Londres, et, changeant de climats,
210 Veut cacher des chagrins qu’elle n’explique pas.
Depuis que son époux a terminé sa vie
Je croyais sa douleur par le temps assoupie :
Mais je vois chaque jour croître ses déplaisirs ;
Je la vois dans les pleurs, je surprends des soupirs.
215 C’est prolonger en vain des devoirs trop pénibles ;
Et de Salisbury les cendres insensibles
Ne peuvent exiger ces regrets superflus
Qui consacrent aux morts des jours qui nous sont dûs.
L’abandonnerez-vous quand l’amitié fidèle
220 Doit par des noeuds plus forts vous attacher près d’elle ?
Pour l’arrêter ici, par zèle, par pitié,
Joignez à ma douleur la voix de l’amitié.
Dans quel temps fuiriez-vous les bords de la Tamise !
Connaissez les dangers d’une telle entreprise.
225 D’arbres et de débris voyez les flots couverts :
La discorde a troublé la sûreté des mers ;
Un reste fugitif de l’Ecosse asservie,
Sur ces côtes errant sans espoir, sans patrie,
Au milieu de son cours troublant votre vaisseau,
230 Pourrait vous entraîner dans un exil nouveau :
Attendez que la paix rendue à ces contrées
Vous ouvre sur les eaux des routes assurées.
ALZONDE.
L’amour de la patrie ignore le danger,
Et les coeurs qu’il conduit ne savent point changer.
235 Vous ne souffrirez point, jusqu’ici plus sensible,
Que la plainte aujourd’hui vous éprouve inflexible,
Qu’on perde devant vous des larmes et des voeux,
Et qu’il soit des malheurs où vous êtes heureux.
VORCESTRE.
Heureux ! Que dites-vous ? Apparence trop vaine !
240 Le bonheur est-il fait pour le rang qui m’enchaîne ?
Vous ne pénétrez point les sombres profondeurs
Des maux qui sont cachés sous l’éclat des grandeurs.
Quel accablant fardeau ! Tout prévoir, tout conduire,
Entouré d’envieux unis pour tout détruire,
245 Responsable du sort et des événements,
Des misères du peuple, et des brigues des grands ;
Réunir seul enfin, par un triste avantage,
Tous les soins, tous les maux que l’Empire partage :
Voilà le joug brillant auquel je suis lié ;
250 Sort toujours déplorable et toujours envié !
C’est peu que les périls, l’esclavage, et la peine
Que dans tous les états le ministère entraîne :
Jugez quels nouveaux soins exigent mes devoirs,
Ministre d’un empire où régnent deux pouvoirs,
255 Où je dois, unissant le trône et la patrie,
Sauver la liberté, servir la monarchie,
Affermir l’un par l’autre, et former le lien
D’un peuple toujours libre, et d’un roi citoyen,
Ma fortune est un poids que chaque jour aggrave :
260 Maître et juge de tout, de tout on est esclave ;
Et régir des mortels le destin inconstant
N’est que le triste droit d’apprendre à chaque instant
Leurs méprisables voeux, leurs peines dévorantes,
Leurs vices trop réels, leurs vertus apparentes,
265 Et de voir de plus près l’affreuse vérité
Du néant des grandeurs et de l’humanité.
Mais le roi vient. Allez, consolez Eugénie :
Vous verrez par mes soins votre peine adoucie.
SCÈNE VI. Édouard, Vorcestre. §
VORCESTRE.
Allez. Vous, qu’on me laisse. À cet ordre, Seigneur,
Je ne puis vous cacher mon trouble et ma douleur.
Lorsque le peuple anglais au sein de la victoire
Attendait son repos d’un roi qui fit sa gloire,
285 Entraîné parla voix d’un conseil de soldats,
Allez-vous réveiller la fureur des combats ?
Je n’ai jamais trahi mon austère franchise ;
Et, si dans ces dangers elle est encor permise,
J’en dois plus que jamais employer tous les droits :
290 Un peuple libre et vrai vous parle par ma voix.
La guerre fut longtemps un malheur nécessaire :
L’Ecosse était pour vous un trône héréditaire ;
Les droits que votre aïeul sur elle avait acquis
Exigeaient que par vous ce bien fût reconquis :
295 Vous y régnez enfin : mais pour finir la guerre
Dont ce peuple, indocile au joug de l’Angleterre,
Nous fatigue toujours, quoique toujours vaincu,
Vous savez à quels soins l’État s’est attendu ;
Vous avez consenti d’unir par l’hyménée
300 L’héritière d’Ecosse à votre destinée,
Sûr que ce peuple altier adoptera vos lois
En voyant près de vous la fille de ses rois.
Je sais que ce royaume, affaibli par ses pertes,
Compte peu de vengeurs dans ses plaines désertes ;
305 Tout retrace à leurs yeux vos exploits, leur devoir,
L’image de leur joug et de votre pouvoir :
Mais, armant tôt ou tard ses haines intestines,
L’Ecosse peut encor sortir de ses ruines,
Surprendre ses vainqueurs, rétablir son destin ;
310 Un bras inattendu porte un coup plus certain.
Jamais dans ces climats on n’est tranquille esclave,
Et pour la liberté le plus timide est brave.
Tous leurs chefs ont péri ; mais en de tels complots
Le premier téméraire est un chef, un héros.
315 Sous l’astre dominant de cette destinée
Qui tient à vos drapeaux la victoire enchaînée
On craint peu, je le sais, leurs efforts superflus ;
Leur révolte est pour vous un triomphe de plus :
Mais le plus beau triomphe est un honneur funeste.
320 La victoire toujours fut un fléau céleste ;
Et tous les rois au ciel, qui les laisse régner,
Sont comptables du sang qu’ils peuvent épargner.
Remplissez donc, Seigneur, l’espoir de l’Angleterre.
Vos essais éclatants ont appris à la terre
325 Que vous pouviez prétendre au nom de conquérant ;
Passez le héros même; un roi juste est plus grand.
Hâtez-vous d’obtenir ce respectable titre:
Parlez, donnez la paix dont vous êtes l’arbitre ;
Et pour en resserrer les durables liens,
330 Que vos ambassadeurs aux champs norvégiens
Envoyés dès demain demandent la princesse.
C’est l’espoir de l’État, et c’est votre promesse.
ÉDOUARD.
Quelle image à mon coeur venez-vous retracer ?
Quel hymen ! Non, Vorcestre, il n’y faut plus penser.
VORCESTRE.
335 Seigneur, que dites-vous ? Quelle triste nouvelle !...
Mais non, à la vertu votre grand coeur fidèle,
Se respectant lui-même en ses engagements,
Ne démentira point ses premiers sentiments.
Votre parole auguste au trône appelle Alzonde ;
340 La parole des rois est l’oracle du monde.
D’ailleurs, vous le savez, la patrie a parlé ;
Confirmé par la voix de l’État assemblé,
Votre choix par ce frein devient inviolable :
D’affreux dangers suivraient un changement semblable.
345 Ce peuple en sa fureur ne connaît plus ses rois
Dès qu’ils ont méconnu l’autorité des lois :
Le trône est en ces lieux au bord d’un précipice ;
Il tombe quand pour base il n’a plus la justice :
Et si mon zèle ardent pour votre sûreté
350 M’autorise à parler avec sincérité,
Contemplez les malheurs des jours de nos ancêtres ;
Leurs vertus sont nos lois, leurs malheurs sont nos maîtres.
Je dis plus ; au-dessus des timides détours,
J’ose vous rappeler l’exemple de nos jours :
355 Nous avons vu, Seigneur, tomber ce diadème ;
1
Du trône descendu, votre père lui-même
Avant ses jours a vu son règne terminé :
Il pouvait vivre heureux et mourir couronné,
S’il n’eût point oublié qu’ici pour premiers maîtres
360 Marchent après le ciel les droits de nos ancêtres ;
Qu’en ce même palais l’altière liberté
Avait déjà brisé le trône ensanglanté;
Qu’ici le despotisme est une tyrannie,
Et que tout est vertu pour venger la patrie.
ÉDOUARD.
365 Un trône environné des héros que j’ai faits
N’a plus à redouter de semblables forfaits ;
Et, si jusques à moi la révolte s’avance,
Tant de bras triomphants sont prêts pour ma vengeance.
Quelle est donc la patrie ? Et ! Le brave soldat
370 Le vainqueur, le héros, ne sont-ils point l’État ?
Quoi ! D’obscurs sénateurs, que l’orgueil seul inspire,
Sous le titre imposant de zèle pour l’Empire,
Croiront-ils à leur gré du sein de leur repos,
Permettre ou retarder la course des héros ?
375 Vainement on m’annonce un avenir funeste ;
Fondé sur ces appuis, je crains peu tout le reste.
Héritier de leur nom, si j’imite vos rois,
Je n’imite que ceux qui vous firent des lois ;
Ce n’est que des vainqueurs que je reçois l’exemple ;
380 Et, chargé d’un destin que l’univers contemple,
Je n’examine point ce que doit applaudir
Un peuple audacieux, mais fait pour obéir.
Tout changement d’ailleurs plaît au peuple volage ;
C’est sur l’événement qu’il règle son suffrage;
385 À quelque extrémité qu’on se soit exposé,
Qui parvient au succès n’a jamais trop osé.
VORCESTRE.
Puissiez-vous l’ignorer ! Mais, j’oserai le dire,
La force assure mal le destin d’un Empire.
Le peuple, aux lois d’un seul asservissant sa foi,
390 Crut se donner un père en se donnant un roi ;
Il n’a point prétendu par d’indignes entraves
Dégrader la nature et faire des esclaves.
On vous chérit, seigneur, c’est le sceau de vos droits :
Le bonheur des sujets est le titre des rois.
ÉDOUARD.
395 Eh bien ! Vous le pouvez, procurez à l’Empire
Ce repos, ce bonheur où l’Angleterre aspire.
Non moins zélé sujet que sage citoyen,
Bannissez la discorde ; il en est un moyen.
On demande la paix; je voulais la victoire ;
400 Mais au bonheur public j’en immole la gloire,
Si, changé par vos soins, ce sénat aujourd’hui
Se prête à mes désirs, quand je fais tout pour lui :
Vous avez son estime, et vous serez son guide.
Du trône et de ma main que mon coeur seul décide :
405 D’un douteux avenir c’est trop s’inquiéter ;
L’Ecosse dans les fers n’est plus à redouter.
Vous donc qu’à mon bonheur Un vrai zèle intéresse,
Vous qui savez ma gloire, apprenez ma faiblesse :
Quand le sort le plus beau semble combler mes voeux,
410 Couronné, triomphant, je ne suis point heureux ;
Et cherchant les hasards dans ma tristesse extrême,
Si je fuis le repos, c’est pour me fuir moi-même.
VORCESTRE.
Quel bien manque, Seigneur...
ÉDOUARD.
Quel bien manque, Seigneur... Un amour généreux
Ne craint point les regards d’un mortel vertueux.
415 Je vous estime assez pour vous ouvrir mon âme ;
Recevez le premier le secret de ma flamme :
Les grâces, les vertus sont au-dessus du sang,
Et marquent la beauté que j’élève à mon rang.
Pourras-tu sur mon choix me condamner encore
420 Quand tu sauras le nom de celle que j’adore ?
Ô père trop heureux !... Mais quoi ? Vous frémissez !
De quel soudain effroi vos sens sont-ils glacés ?
VORCESTRE.
L’orgueil n’aveugle point ceux que l’honneur éclaire,
Et je suis citoyen avant que d’être père..
425 Mon sang serait en vain par le sceptre illustré
Si moi-même à mes yeux j’étais déshonoré ;
Ces titres de l’orgueil, les rangs, les diadèmes,
Idoles des humains, ne sont rien par eux-mêmes :
Ce n’est point dans des noms que réside l’honneur,
430 Et nos devoirs remplis font seuls notre grandeur.
Mais de vos sentiments je connais la noblesse ;
Maître de vous, Seigneur, vainqueur d’une faiblesse,
Vous n’immolerez point vos premières vertus,
Et la paix, et la gloire, et peut-être encor plus.
435 Oui, je crains tout pour vous ; vieilli sur ces rivages,
J’en connais les écueils, j’en ai vu les naufrages.
La plus faible étincelle embrase ce climat,
Et rien dans ces moments n’est sacré que l’État.
Qui vous en dirait moins dans ce péril extrême
440 Trahirait la patrie, et l’honneur, et vous-même.
ÉDOUARD.
Votre zèle m’est cher ; mais un injuste effroi
Vous fait porter trop loin vos alarmes pour moi.
Élevé dans la paix, nourri dans des maximes
Dont le préjugé seul fait des droits légitimes,
445 Vous pensez qu’y souscrire et régner faiblement
Est l’unique chemin pour régner sûrement ;
Mais des maîtres du monde et des âmes guerrières
Le ciel étend plus loin l’espoir et les lumières ;
Et, couronnant nos faits, il apprend aux États
450 Qu’un vainqueur fait les lois, et qu’il n’en reçoit pas.
Par quel ordre en effet faut-il que je me lie
Aux exemples des temps qui précédent ma vie ;
Qu’esclave du passé, souverain sans pouvoir,
Dans les erreurs des morts je lise mon devoir,
455 Et que d’un pas tremblant je choisisse mes guides
Dans ce peuple oublié de monarques timides,
Qu’on a vus, l’un de l’autre imitateurs bornés,
Obéir sur le trône, esclaves couronnés ?
Vous savez mes desseins, c’est à vous d’y répondre.
460 On m’apprend qu’Eugénie est prête à quitter Londres :
Qu’elle reste en ces lieux. Vous-même en cet instant
Allez lui déclarer que le trône l’attend :
Fiez-vous à mon sort, à quelque renommée,
Ou, s’il le faut enfin, au pouvoir d’une armée,
465 De la force des lois que ma voix prescrira,
Et du soin d’y ranger qui les méconnaîtra.
VORCESTRE.
Vous voulez accabler un peuple magnanime ;
Vous voyez devant vous la première victime :
Oui, de mes vrais devoirs instruit et convaincu,
470 S’il faut les violer, prononcez, j’ai vécu.
Je connais Eugénie, et j’ose attendre d’elle
Qu’à tous mes sentiments elle sera fidèle :
Elle n’a pour aïeux que de vrais citoyens,
Des droits de la patrie inflexibles soutiens ;
475 Et le sceptre, à ses yeux sera d’un moindre lustre
Qu’un refus honorable, ou qu’un trépas illustre :
Mais si, trompant mes soins, ma fille obéissait,
Si, changé jusque-là, son coeur se trahissait...
Un exil éternel...
ÉDOUARD.
Un exil éternel... Arrêtez, téméraire ;
480 Exécutez mon ordre, ou craignez ma colère.
Quant aux soins de l’État, je saurai commander;
Et je n’ai plus ici d’avis à demander.