Dom
Quichot
de la
Manche,
Comédie.
Seconde partie.
A PARIS,
Chez Antoine De Sommaville,au Palais,
dans la Gallerie des Merciers, à l’Escu de France.
M. DC. XL.
AVEC PRIVILEGE DU ROY.

Édition critique établie par Kevin Annelot dans le cadre d'un mémoire de master 1 sous la direction de Georges Forestier (2011-2012).

Introduction §

« Et nulle comparaison ne saurait donner plus vivante image de ce que nous sommes et de ce que nous devons être que la comédie et les comédiens. »1 Avec une telle vision du monde Don Quichotte se définit bien comme un personnage baroque. Par la dualité qui compose son caractère, entre culture savante et idéalisme fantasmatique, il est sur le grand théâtre du monde la figure exemplaire d’une esthétique du reflet : il est celui qui a intériorisé cette dichotomie de l’être et du paraître, et qui l’a érigée en drame psychologique. Sur la scène humaine il s’est choisi un rôle et refuse d’en sortir et de le dénoncer comme illusoire, au grand dam de son entourage ; dans la comédie du siècle il incarne un esprit rebelle qui veut écrire sa propre intrigue et la jouer à sa façon. De fait nulle comparaison ne donne à nos yeux plus vivante image de ce qu’est le roman de Cervantès qu’un hidalgo qui part à l’aventure comme on entre en scène, armet de carton en tête, sous un nom de bataille, avec un garçon de ferme pour écuyer et une paysanne pour dame de cœur. Puisqu’il n’y avait rien qui n’autorisât un poète dramatique à s’emparer du sujet, que tout ou presque s’y prêtait, comment s’étonner qu’en France, en 1639 Don Quichotte monte enfin sur le théâtre comme protagoniste principal et éponyme ?

Eh bien, reprit Don Quichotte, il en va de même de la comédie et des usages de ce monde, où certains font les empereurs, d’autres les pontifes, bref, tous les personnages que l’on peut faire entrer dans une comédie. Mais quand la fin arrive, c’est-à-dire au moment où la vie s’achève, la mort ôte à chacun les vêtements qui les différenciaient, et ils se retrouvent tous égaux dans la tombe.

--Belle comparaison, dit Sancho. Mais elle n’est pas si neuve…2

Certes la comparaison n’est pas si neuve, et Sancho en a toute prête une de son cru, mais le lieu commun du theatrum mundi est encore à la mode. Et dans cette époque qui se complaît au jeu des apparences, Don Quichotte est en même temps qu’une référence littéraire connue, presque commune, le digne représentant de ces thèmes baroques fort prisés, ceux de la folie et de l’illusion. Lorsqu’un auteur connu jusqu’alors pour ses tragédies et ses tragi-comédies, Guérin de Bouscal, se penche sur les aventures de l’ingénieux hidalgo, il s’inscrit de fait dans cette tradition des pièces de fous, qui oscillent entre pur divertissement gratuit et volonté thérapeutique, mais où la tentation n’est jamais loin de ne faire des fous sur scène que le reflet distordu de ces fous qui les regardent. Le monde est plein de fous, de fous presque dans leur bon droit, puisque le monde n’est en somme qu’un théâtre. Tel est en quelque sorte le paradoxe de l’illusionnisme baroque. Pourtant Don Quichotte rappelle aussi toute une tradition du Capitan fanfaron, il est la cible privilégiée des farceurs, l’acteur comique d’une pièce jouée à son insu. Dès lors il faut pour l’auteur décider quel visage donner à la folie ; Don Quichotte sera-t-il un fou idéaliste, symbole de l’humanité, ou un extravagant coupé du reste du monde qui monte sur scène pour divertir les honnêtes gens ?

L’auteur §

Nous savons peu de choses de la vie de Guérin de Bouscal et le peu d’informations que nous possédons tendent à être remises en cause par les découvertes récentes de C. E. J. Caldicott telles qu’il les rapporte dans son édition du Gouvernement de Sanche Pança3. Seulement mentionné jusqu’à ces dernières années dans de rares dictionnaires littéraires du XVIIIe et XIXe siècles sous le prénom de Guyon, qui apparaît dans le privilège royal de l’une de ses pièces, il serait né dans la seconde décennie du XVIIe à Réalmont d’un père notaire protestant et serait mort d’après ces mêmes sources en 1657 à Réalmont, où il exerçait les fonctions de conseiller lieutenant principal de la prévôté de la Réalmont, puis de consul de cette même ville. Cependant C. E. J. Caldicott fait état d’un acte de décès daté du début de 1676, d’un certain François Daniel Guérin de Bouscal, de confession catholique, mort à la fin 1675. Considérant qu’il s’agit du même homme et supposant, en dépit de l’absence de preuve matérielle, une abjuration de la religion réformée (puisque ses deux frères notaires sont restés protestants), Caldicott s’autorise de ce document d’archive pour avancer le prénom Daniel et reculer la date de son décès de près de vingt ans. Au-delà de ce manque d’informations, il semble bien que Guérin de Bouscal fut oublié dès la fin du XVIIe puisqu’en 1712-1713 Dancourt plagie le Gouvernement de Sanche Pança et fait publier la pièce à peine retouchée sous son nom, y adjoignant des vers des deux premières pièces de la trilogie inspirée du roman cervantin, reconnaissant dans sa préface s’être servi de l’œuvre d’un auteur oublié.

Guérin de Bouscal est l’auteur de dix pièces de théâtre, d’une paraphrase du psaume XVII et de diverses poésies. S’il est aujourd’hui connu, c’est avant tout pour sa trilogie dramatique adaptée du roman de Cervantès, et au sein de cette dernière pour le Gouvernement de Sanche Pança, qui fut la reprise favorite de la troupe de Molière entre 1659 et 1665 juste derrière Dom Japhet d’Arménie de Scarron.4 On peut cependant noter qu’en 1660 (pour trois représentations : le trente janvier, le premier et le trois février) apparaît dans le registre de La Grange une pièce intitulée Don Quichot ou Les Enchantements de Merlin, « pièce raccommodée par Madeleine Béjart », titre qui renvoie certainement aux deux premières pièces de la trilogie dramatique de Guérin de Bouscal remaniées pour n’en former qu’une seule. Avant de se pencher sur l’adaptation du roman de Cervantès par Guérin de Bouscal, il convient de situer ce dernier dans ce mouvement plus vaste qu’est la diffusion en France des personnages et des thèmes du Quichotte.

Don Quichotte en France au XVIIe siècle §

Le fait n’est que trop certain : par son succès retentissant en Espagne, le Quichotte passe très vite la frontière des Pyrénées. Même si la traduction de la première partie du roman par César Oudin ne date que de 1614, des extraits des discours de Don Quichotte et l’une des nouvelles insérées dans le roman, celle du Curieux impertinent, ont déjà été transposés en français par Baudoin. La chronologie témoigne bien du succès rencontré par le livre, puisque François de Rosset publie dès 1616 la traduction des Nouvelles exemplaires parues en Espagne en 1613, et dès 1618 celle de la seconde partie du Quichotte qui date seulement de 1615. Cette accélération du rythme des traductions rend bien compte d’une attente plus grande du public et de l’élargissement de l’audience rencontrée par la première partie. Dans la première moitié du siècle, le personnage de Don Quichotte est donc déjà connu du public français, ou s’est fait connaître chez un public moins lettré par des gravures burlesques ou des ballets de cour ; ainsi entre 1616 et 1625 il figure dans une mascarade, L’Entrée en France de Don Quichotte. La figure de Don Quichotte s’y confond avec celle du Capitan, héritée du miles gloriosus de la comédie latine, et tend à représenter l’Espagnol en général, bravache et fanfaron. Le projet satirique de Cervantès trouve aussi des imitateurs, on peut citer entre autres Le Chevalier hypocondriaque de Du Verdier, le Don Quichotte gascon de Cramail ou le Gascon extravagant de Du Bail, ensemble de portraits burlesques qui emploient et usent des rodomontades espagnoles. L’émule le plus connu de Cervantès sur le sol français reste Sorel, qui après avoir publié ses Nouvelles françaises sur le modèle des Nouvelles exemplaires écrit le Berger extravagant, qui se situe dans la droite lignée du roman cervantin, à la fois par la volonté satirique tournée à présent vers les romans pastoraux et par la réalisation posthume du projet ultime de Don Quichotte d’abandonner la chevalerie errante pour se faire berger. Parallèlement les Nouvelles exemplaires et les récits intercalés dans le roman servent de trame à de nombreuses pièces d’auteurs français comme Hardy, qui sont le plus souvent des tragi-comédies d’influence pastorale.

En 1629, Pichou, un auteur dramatique, l’un des protégés de Richelieu, fait des amours de Cardenio, Lucinde, Dorotée et Fernando5 le sujet de sa tragi-comédie Les Folies de Cardenio. Dans cette intrigue tirée de la première partie du roman, et inspirée de la Diane de Montemayor, apparaît pour la première fois sur le théâtre Don Quichotte de la Manche, toutefois de manière plutôt accessoire : il représente le pendant comique de la folie amoureuse de Cardenio, et se confond pleinement avec la figure du Matamore glorieux mais lâche qui est la sienne dans les ballets et autres divertissements. Le passage adapté par Pichou dans sa pièce est le même qu’avait choisi dès 1606 Guillen de Castro dans son Don Quichotte, confiant au chevalier errant le même rôle de pur accessoire comique et de contraste avec le sujet plus élevé de l’intrigue. Cette tragi-comédie, répertoriée dans le Mémoire de Mahelot, fut jouée à l’Hôtel de Bourgogne, et connut un certain succès pour la beauté de ses vers lyriques, au point que Scudery la mentionne dans sa Comédie des comédiens. On sait que Pichou eut directement accès au texte espagnol, mais resta très influencé par le genre de la pastorale lyrique. Don Quichotte y joue, on l’a dit, un fou ridicule par rapport à Cardenio, atteint pour sa part de « folie mélancholique » ; le chevalier manchègue n’apparaît d’ailleurs qu’à l’acte III et dans seulement six scènes, n’étant exploité que comme une référence littéraire connue. Il faut attendre encore dix ans avant que Guérin de Bouscal ne reprenne ce sujet, choisissant d’en faire une comédie ; il met alors l’accent sur la farce jouée à Don Quichotte et sur ses extravagances plutôt que sur l’intrigue quasi pastorale des jeunes gens, et le premier entreprend de porter véritablement à la scène l’œuvre de Cervantès.

Guérin et Cervantès §

Avant sa trilogie dramatique – Dom Quixote de la Manche, Dom Quichot de la Manche, seconde partie et le Gouvernement de Sanche Pança, Guérin de Bouscal s’était déjà inspiré de Cervantès pour sa tragi-comédie l’Amant libéral en 1637. Ses trois pièces adaptées du Quichotte constituent le témoignage le plus important qu’on ait aujourd’hui de la réception du roman cervantin en France, à la fois par la taille de l’entreprise, trois pièces qui se suivent, et par la fidélité au texte dans les traductions successives d’Oudin et de Rosset6 ; Guérin ne se contente pas en effet de reprendre un unique épisode romanesque qui lui servirait de canevas et à partir duquel il construirait sa pièce. Par ailleurs il est le premier à s’intéresser à la seconde partie, et ce dès sa première pièce puisque l’épisode de la comtesse Trifalde et de Chevillard de l’acte V est issu du second livre des aventures de Don Quichotte. Si de nombreux auteurs s’étaient aperçus que les histoires insérées dans le roman se prêtaient remarquablement à l’adaptation théâtrale, notre dramaturge est le premier à s’intéresser à la matière-même du roman susceptible d’offrir des caractères comiques remarquables à défaut d’une intrigue resserrée. Le roman a en effet pour vertu d’accorder beaucoup d’importance aux dialogues qui constituent et dévoilent le caractère des personnages et qui les définissent par-delà tout autre élément : on peut notamment renvoyer aux justifications de Don Quichotte sur son entreprise chevaleresque qui sont autant de démonstrations de la santé de son esprit et qui viennent contrebalancer les saillies de son extravagance et les actions effectuées sous l’emprise du délire romanesque ; ou encore à la verve «proverbiale » de Sancho qui fait la saveur des échanges entre le maître et l’écuyer. Le roman cervantin semble donc se prêter remarquablement à l’adaptation théâtrale, et de plus il apparaît bien souvent dans sa composition et dans le déroulement de l’histoire comme d’ores-et-déjà très théâtral.

En 1638 Guérin de Bouscal se lance malgré tout dans une entreprise d’importance : certes l’Espagne est la mode – le Cid vient tout juste de triompher- et la référence littéraire que représente le personnage de Don Quichotte est propre à attirer un public qui a déjà su l’apprécier dans les ballets ou dans la comédie de Pichou. Mais pour les seules comédies de sa carrière de dramaturge, Guérin de Bouscal, sans expérience dans ce genre précis, choisit de mettre sur le devant de la scène, de donner le rôle phare à ce qui, jusqu’ici, n’avait fait que l’accessoire, l’élément divertissant des créations antérieures. Néanmoins la succession dans un intervalle de temps réduit des trois pièces, conçues comme une suite, peut-être dès 1638–16397, et ce malgré deux changements de libraires laisse supposer un certain succès, au point que vingt ans après ces pièces seront reprises, quelque peu modifiées, par la troupe de Molière.

Guérin est donc le premier, plus de vingt ans après la parution des traductions, à mettre en scène plus d’un épisode adapté du roman, à faire de Don Quichotte le personnage central, et à préférer la trame comique aux histoires intercalées, d’un romanesque plus traditionnel, ou du moins aux intrigues offrant plus aisément un nœud dramatique.

Les Intrigues §

Pour Dom Quixote il s’en tient pourtant encore à l’intrigue choisie par Pichou, et avant lui par Guillen de Castro, celle des amours contrariées de Cardenie, Lucinde, Fernande et Dorotée. Cet épisode débute dans le roman au chapitre XXVII et se poursuit jusqu’au chapitre XLVI avec de nombreuses interruptions (notamment la nouvelle du Curieux impertinent).

Lors de sa deuxième sortie, après s’être livré à nombre d’aventures – parmi lesquelles l’épisode des moulins à vent, du bassin du barbier confondu avec l’armet de Mambrin – Don Quichotte rencontre près d’une taverne dans la sierra Morena un jeune homme, Cardenie, qui est fou de chagrin par moment parce que son ami Fernande lui a enlevé sa fiancée (dans la pièce Don Quichotte ne fait pas au préalable la rencontre de Cardenie, celui-ci se lie d’abord d’amitié avec Dom Lope, puis Dorotée). Dans le même endroit se trouve Dorotée que le curé et le barbier du village de Don Quichotte (dans la pièce Dom Lope et Barbero) rencontrent alors qu’ils sont à la recherche du chevalier errant pour le ramener chez lui et le guérir de ses folies. Dorotée est cette amante que Fernande a abandonnée pour Lucinde, fiancée à Cardenie. Ensemble Cardenie, Dorotée et Dom Lope décident de faire croire à Don Quichotte que la jeune femme est la reine de Miconmicon venue lui demander son aide. Ce stratagème doit permettre de ramener, sous couvert de la fable inventée, l’extravagant hidalgo à la Manche (Actes I et II).

Dans cette même taverne se trouvent aussi par hasard Fernande et Lucinde, le premier ayant ravi la seconde dans le couvent où elle avait trouvé refuge après le mariage forcé. Les couples d’amants se reforment alors, Cardenie avec Lucinde et Fernande avec Dorotée. De concert avec Dom Lope ils se consacrent à la mystification de Don Quichotte déjà commencée (Acte III).

Surviennent ensuite plusieurs contretemps : Sancho assiste aux retrouvailles des amants et tente de désabuser son maître. Le barbier auquel Don Quichotte a enlevé de vive force son bassin pour s’en coiffer réapparaît suivi des archers pour réclamer son bien (Acte IV).

Enfin au dernier acte Guérin choisit d’ajouter une seconde farce qu’il tire de la seconde partie du roman ; l’épisode de la comtesse Trifalde et de Chevillard8, farce originellement mise en œuvre par le Duc auquel se substitue Fernande dans la pièce. Une autre dame éplorée vient appeler le grand Don Quichotte à son secours. Pour ce faire il doit, avec Sancho, monter sur un cheval de bois les yeux bandés. La pièce finit alors comme un spectacle à machines puisque le cheval de bois explose au moyen de pétards sous Don Quichotte et Sancho qui reprennent conscience au milieu de leurs mystificateurs pour conclure la pièce.

Dans Dom Quichot, seconde partie, Guérin reprend certains épisodes, moins suivis que dans la pièce précédente, de la troisième sortie de Don Quichotte. Pour l’acte I, sa dispute avec sa nièce et le curé au sujet de son départ imminent pour l’aventure, tandis que Sancho tente de convaincre sa femme du bien-fondé d’un tel projet. Il s’essaye aussi en vain à réclamer une quelconque garantie financière auprès de Don Quichotte. À l’acte II, Dom Lope, déguisé en chevalier errant (transposition non plus du curé du village mais du bachelier Sanson Carrasco) suivi du barbier (l’ancien Barbero) retrouve Don Quichotte et Sancho dans la forêt pour le provoquer en duel et l’obliger par sa victoire à demeurer à la Manche pour dix ans. L’arrivée du Duc, metteur en scène des « bourles » à venir suspend le combat. Dans l’acte III, Don Quichotte et Sancho sont invités chez le Duc pour son divertissement. Dom Lope les suit, toujours masqué. Don Quichotte s’y plaint de l’enchantement de sa dame Dulcinée, transformée en vulgaire paysanne. Durant l’acte IV, Sancho explique à la Duchesse qu’il est l’auteur de cet enchantement, ayant trompé son maître sur l’identité de la paysanne et profité de sa crédulité pour s’épargner la peine de trouver une dame imaginaire. Le Duc met alors en scène le défilé des quatre enchanteurs à l’origine de la transformation de Dulcinée, incarnée par un jeune page. Pour la désenchanter, Sancho se doit donner plus de trois mille coups de fouet, ce qu’il ne promet qu’à contrecœur. Au dernier acte Don Quichotte et Dom Lope se battent en duel, ce dernier est vaincu, mais quoique démasqué Don Quichotte refuse de le reconnaître pour son concitoyen. Pour le désabuser le Duc rappelle les enchanteurs qui défilent de nouveau et avouent chacun leur tour la supercherie à laquelle ils ont pris part. Rien n’y fait, Don Quichotte demeure convaincu qu’il est la victime de « méchants enchanteurs qui le persécutent. »

Pour donner une vue d’ensemble on peut rappeler que la troisième et dernière pièce de la trilogie, le Gouvernement de Sanche Pança, se concentre autour d’un épisode beaucoup plus réduit du roman9 : Sancho est nommé gouverneur d’un village du Duc (l’Isle promise), il y rend la justice, se voit ensuite refuser le festin tant attendu du gouverneur et subit une fausse attaque d’ennemis avant d’abandonner sa charge de dépit.

Unités classiques et comédies de fous §

Avec la Mort de Brute et de Porcie, Guérin s’était situé, au moment de la querelle du Cid du côté des réguliers ; on retrouve des traces de cette conviction dans la première pièce, Dom Quixote, avec un effort visible de situer l’action dans un lieu unique, en jouant certainement d’un ensemble de tableaux ou de compartiments, à l’exemple de la pièce de Pichou, qui dix ans auparavant utilisait d’après le Mémoire de Mahelot, un décor à compartiments. Rien n’empêche donc de supposer l’emploi d’un dispositif similaire pour la pièce de Guérin. Ce respect des unités apparaît notamment dans la mention qui suit la liste des acteurs, « La scène est dans une taverne de la sierra Morena en Espagne. » Pour l’unité de temps, rien ne s’oppose à la règle des vingt-quatre heures, puisqu’il n’est fait mention que d’un seul matin à l’acte III, et qu’aucun délai important n’est nécessaire pour le déroulement des péripéties. Toutefois cette volonté de se plier aux règles, qui commencent à peine à s’imposer, et avant tout dans la tragédie, s’estompe dans la pièce suivante qui fonctionne selon une série de tableaux, un par acte, au moins jusqu’à l’acte IV, tantôt dans le village de Don Quichotte, tantôt dans la forêt, puis chez le Duc, à l’intérieur puis à l’extérieur, l’auteur précisant seulement que « La Scene est à la Manche. » Quoique soucieux dans un premier temps de suivre les règles telles qu’elles sont en train de s’élaborer, l’auteur s’éloigne des réguliers en ce qui concerne l’unité d’action, et ce dès la première pièce. Celle-ci est en effet déséquilibrée par la présence de deux intrigues qui se succèdent plus qu’elles ne se rejoignent : d’un côté l’intrigue romanesque du carré amoureux, Cardenie, Lucinde, Dorotée, Fernande, qui trouve sa solution dès l’acte III tout en douceur, de l’autre les farces jouées à Don Quichotte par les jeunes gens, qui de par leur gratuité ne constituent pas de véritable ensemble. Il est donc difficile de voir dans la première pièce, comme le suggère Daniela Dalla Valle « trois intrigues qui tendent toutes vers l’apothéose du dénouement », la pièce demeurant bancale du fait de cette diversité d’intrigue.

Pour la seconde pièce, le principe de succession de tableaux montre que Guérin délaisse l’unité d’action encore recherchée dans l’œuvre précédente pour suivre la trame romanesque au gré des passages comiques propres à être transposés au théâtre. Il se sert de seize chapitres de la Seconde Partie10, répartis entre le début du livre et son épisode central chez le duc.

Dans les deux pièces Guérin de Bouscal a fait preuve d’une fidélité scrupuleuse11 envers la source, au point qu’on a pu lui reprocher comme Lancaster d’uniquement versifier ou de paraphraser le roman de Cervantès.12 Dans Dom Quichot, seconde partie, on ne trouve qu’un seul passage original, celui des Infantes de Perse qui parodie le genre des poèmes baroques et propose une première « bourle » de l’invention du Duc, faite, comme il le dit, pour « balloter en attendant partie. »

Si le talent de Guérin n’est donc pas à chercher dans la composition de l’intrigue, il faut cependant lui reconnaître un véritable travail d’assemblage de morceaux choisis et une certaine qualité de la prosodie, particulièrement dans le détournement burlesque. Parmi ces choix, on remarque tout d’abord la contrée à la mode, l’Espagne, et son cadre exotique, synonyme immédiat de dépaysement et de poésie. N’oublions pas le triomphe du Cid ; reprendre comme Corneille une pièce de Guillen de Castro, pouvait donc sembler de bon augure. L’Espagne, c’est aussi l’influence de la comedia, soit une ouverture sur le monde romanesque plus qu’évidente dans notre cas, qui se distingue de la commedia à l’italienne reposant sur des effets de surprise. Cette ouverture du théâtre au monde romanesque signifie en effet des personnages plus vivants, plus complexes et ambigus, avec une intériorisation des motivations, de l’intrigue et la mise en avant de cette conception baroque du dédoublement et de la dichotomie. Si tous les personnages de la comédie à l’espagnole souffrent à des degrés divers d’un certain quichottisme, tiraillés entre aspiration intérieure et réalité extérieure, peut-il en être autrement pour notre héros, qui résume à lui seul le dualisme baroque. Cette conception du double joue à plein dans nos pièces, avec la confusion et le mélange de l’être et du paraître, ce jeu d’illusions sur ce terrain si propice de la folie. Elles sont de fait construites sur le même schéma de la tentative de désillusion manquée.13 Les mystificateurs couvrent leur fourbe d’un prétexte thérapeutique : Dom Lope demande l’aide de Dorotée pour ramener Don Quichotte, ou encore il joue un second chevalier errant pour contraindre l’hidalgo au sein-même de sa fantaisie. Mais très vite le plaisir prend le pas sur le souci charitable : Dorotée se prend au jeu :

J’ai lu les Amadis, et crois que ma mémoire
Me peut fournir encor de quoi faire une histoire
Capable d’amolir un cœur plus endurci.14

Fernande pour sa part entend principalement se divertir, Dom Lope et le Duc oscillent d’une attitude à l’autre ; « Dieu que nous allons rire. » déclare Dom Lope à la fin de l’acte I de la première pièce. Le duc justifiera dans le Gouvernement de Sanche Pança cette démarche. À la duchesse inquiète du caractère peu charitable de la « fourbe », il répond que la complaisance pour les délires des fous a du moins le mérite de les rendre heureux, et qu’on l’on peut s’en divertir.

LE DUC

Voyez l’évènement
Pour tirer du plaisir de leur mélancolie :
Chacun à qui mieux mieux honore leur folie,
On leur rend des devoirs que l’on conteste aux Rois,
Et leurs moindres désirs sont érigés en lois.

LA DUCHESSE

Mais ce n’est que par jeu :

LE DUC

Ce n’est pas leur créance.

LA DUCHESSE

Démentent-ils leurs yeux ?

LE DUC

Ils croient l’apparence.

Puis il en passe par ce thème baroque du theatrum mundi :

LE DUC

Mais enfin cet honneur dont notre âme est charmée
Qu’est-il aux mieux sensés qu’un jeu, qu’une fumée ?
En peuvent-ils tirer quelque chose de doux
Qui n’ait pas déjà passé dans l’esprit de nos fous.
L’amour de nos vassaux, leurs respects et leurs craintes
N’en sont le plus souvent que l’effet de leurs feintes :
Tout le monde est masqué, rien ne paraît à nu,
Enfin sous le Soleil le vrai n’est point connu.
Les plaisirs et les biens n’y sont qu’imaginaires,
L’esprit s’en peut forger ainsi que des chimères,
Et quelque extravagant que soit ce qu’il produit
S’il peut nous satisfaire il fait assez de fruit.
Sache que tout le monde est plein de Don Quichottes,
Qu’il est beaucoup de fous qui n’ont point de marottes :
Qu’il est peu de plaisirs réglés par la raison,
Et que ceux de nos fous sont sans comparaison.

Dans les pièces de Guérin de Bouscal, une des différences entre les fous et les sains d’esprit est la conscience de jouer un rôle, et ce sont seulement les apartés de commentaire et ce recul pris sur la situation qui va de pair avec un jeu ironique qui les désignent comme sensés au spectateur.

C’est donc bien cette illusion permanente qui fait les délices et des mystificateurs et du public, à l’exemple de Fernande qui, à la fin de l’acte IV de la première pièce, éprouve le plaisir coupable d’être maître et grand ordonnateur de cette machine illusoire :

Ce grand cheval de bois que l’hôte m’a fait voir
Nous pourra bien servir pour le mieux décevoir.
Allons préparer tout, je veux que chacun die
Que ce seul incident vaut une Comédie.

Mais là où la pièce prend toute son ampleur, c’est lorsque cette illusion si bien bâtie est sur le point de flancher, chancèle, lorsqu’on court le risque que la fourbe soit éventée. Dans cette situation l’art de Guérin a été de faire porter sur le seul Sancho, moins enferré que son maître dans la supercherie, tout le poids des rares instants de lucidité alors que tous les autres protagonistes jouent sciemment ou non la comédie, de rendre minoritaire la voix de la raison, et de donner à voir un pauvre écuyer déchiré entre son bon sens et sa propension à suivre l’avis général.

L’aventure est à fin.
La Reine est satisfaite, et dans cette taverne,
Dieu sait, et nous aussi, comme elle se gouverne,
Un jeune Chevalier la tient entre ses bras,
Qui lui parle d’amour, la baise à chaque pas,
Elle le baise aussi, bref ce sont des merveilles.15

Et de finir ainsi, mettant exactement le doigt sur l’ambiguïté qui le caractérise :

Que la Reine soit Reine, il est fort bon pour moi,
J’en ai bien du plaisir, et vous savez pourquoi ;
Mais j’en doute.16

Guérin de Bouscal dans ses deux comédies, par une sélection d’épisodes du roman propose donc moins deux intrigues ouvragées qu’un double portrait, celui de Don Quichotte et son reflet distordu dans celui de Sancho, portraits révélés par ce jeu de l’illusion dramatique, et qu’il convient alors de situer entre les archétypes grossiers de la comédie et les figures ambivalentes et contrastées, pour toujours énigmatiques, du roman cervantin.

Don Quichotte sur la scène §

Ce fou de Don Quichotte, et ce badin de Sanche.17

Il semble de bon ton de considérer que le XVIIe siècle dans son ensemble n’a pas compris le Quichotte comme il le fallait, ne voulant voir dans cette « folie par identification romanesque », comme la définit Foucault, qu’un motif comique, et laissant de côté –faute de quoi ?- la représentation d’un idéalisme militant aux prises avec le réel qui a fait par la suite de Don Quichotte une figure romantique par excellence.

Le Don Quichotte mis en scène par Guérin de Bouscal a souvent été décrit, dans la lignée de cette opinion, comme avant tout un extravagant « sujet aux disparates », délibérément comique et ridicule sans véritable dimension intérieure. Il conserve bien son obsession fervente pour la chevalerie, tentant « de faire correspondre le monde extérieur à sa vision intérieure », comme le dit Alexandre Cioranescu18, de faire coïncider ses aspirations chevaleresques et romanesques avec une société où les vertus d’antan sont hors d’usage. Mais s’il continue d’envisager le monde au travers de ses références littéraires, on a pu dire que chez Guérin de Bouscal, il perdait toute la profondeur du personnage cervantin. Il en irait de même mutatis mutandis chez Sancho.

Des références romanesques identiques §

Les références du Don Quichotte de notre dramaturge, sont donc les mêmes, à une exception près, que celles du roman, ces clefs littéraires par lesquelles l’hidalgo décrypte et veut éprouver le réel. Les deux textes les plus importants de la bibliothèque de Don Quichotte, sont parmi les romans de chevalerie, l’Amadis de Gaule et le Roland furieux. Le premier, publié en Espagne en 1508, composé par Garci Rodriguez de Montalvo, reprenant des thèmes des chansons de geste et romanceros du Moyen-Âge, connaît un succès considérable et devient très vite l’archétype-même du roman de chevalerie, ce qui explique son omniprésence dans le roman de Cervantès. C’est dans cette œuvre qu’apparaît notamment l’enchanteur Alquif que le Duc met en scène dans l’acte IV de la seconde de nos pièces. L’Amadis a connu de nombreuses imitations, parmi lesquelles l’Amadis de Grèce de Feliciano de Silva en 1530, qui raconte les aventures du Chevalier à l’ardente épée, mentionné dans nos pièces. Le Roland furieux de l’Arioste est donc le second texte majeur dans l’imaginaire de Don Quichotte, publié pour la première fois en 1516, c’est un poème épique de quarante-six chants, construit sur les légendes du cycle carolingien auquel appartient notamment la Chanson de Roland de même que les récits des Douze Pairs de France. Il se présente en outre comme la continuation du Roland amoureux de Matteo Boiardo, qui date de 1483, avec un ensemble de personnages communs issus de cette tradition des chansons de geste et des romans médiévaux. C’est dans le Roland furieux que Don Quichotte puise nombre de ses références et modèles, dont Renaud de Montauban, cousin de Roland, lui–même héros d’une autre chanson de geste, Les Quatre Fils d’Aymon, ou encore Roger, chevalier Sarrasin, l’enchanteur Archelaus, l’un des enchanteurs de Dulcinée. Certains propos de Don Quichotte font directement allusion à l’intrigue amoureuse du texte de l’Arioste : Roland, amoureux d’Angélique la délivre des griffes des Maures, mais celle-ci, insensible aux prouesses de son libérateur et « lubrique », comme le dit Don Quichotte, lui préfère un « mignon frisé », Médor, chevalier sarrasin blessé, ce qui a pour effet de rendre Roland fou furieux et l’entraîne dans des aventures périlleuses. De même l’armet de Don Quichotte – ce bassin de barbier – est confondu avec le heaume de Mambrin, roi vaincu par Renaud, épisode présent de manière différente chez l’Arioste et dans le Roland amoureux de Boiardo.

À côté de ces deux grandes œuvres de la Renaissance et de leurs épigones directs, mention est faite de la légende de Robert le Diable, chevalier normand, plus proche du cycle arthurien ; Merlin fait ainsi partie des enchanteurs de Dulcinée. On trouve aussi Platir, héros chevaleresque d’un livre espagnol anonyme de 1533, appartenant à une autre série très célèbre, celle des Palmerin. Le quatrième enchanteur de Dulcinée est quant à lui tiré du Miroir des princes et des chevaliers, maître et chroniqueur des exploits du chevalier Phébus.

Seul le personnage de Gérileon, tiré de La Plaisante et Délectable Histoire de Gérileon d’Angleterre, par Estienne de Maisonneuve, publié à Lyon en 1571, composée, comme le déclare l’auteur dans sa préface, pour doter la France de l’équivalent de l’Amadis et du Roland furieux, semble donc être du fait de Guérin, qui le mentionne dans la seconde partie, avec le combat de la Rocalpine.

On l’a dit, Don Quichotte veut percevoir le réel par le biais de ses lectures ; l’épisode de l’Écho est à ce sujet remarquable, puisque le personnage pour comprendre ce qui lui arrive passe en revue son savoir livresque :

Je veux un peu rêver.
C’est dans les Amadis que j’en pourrais trouver
Premier, second, troisième, ou dans Robert le Diable.19

Et lorsque Sancho prend peur devant les divagations de son maître, craignant que celui-ci n’invoque les démons, le chevalier errant lui répond :

Je passe de l’esprit
Sur tous les accidents que j’ai vus par écrit,
Pour voir si je pourrais trouver quelque fortune
Semblable à celle-ci, mais je n’en trouve aucune.20

Guérin de Bouscal conserve donc telle quelle la folie romanesque de Don Quichotte, il en développe les exemples dans ses pièces et se plaît à faire intervenir les références comme Cervantès l’avait fait, à en émailler le discours de son héros, puisqu’à l’exemple de l’auteur espagnol, il joue avec des codes et des œuvres très bien connus de son public, les romans de chevalerie ayant encore au XVIIe une large diffusion dans les milieux lettrés de la société, et ils participent de ce fonds culturel commun.

Une verve proverbiale §

Si le Don Quichotte des pièces a tout comme son original quantité d’exemples littéraires tout prêts dans son esprit, Guérin a voulu présenter un Sancho qui garde aussi l’une des principales caractéristiques du personnage romanesque, à savoir sa réserve pléthorique de proverbes et dictons populaires. Toutefois ce trait langagier ne se met en place que progressivement dans la trilogie dramatique. À peine esquissé dans la première pièce (I, 4, v. 372 par exemple : « Mieux vaut un merle en main qu’une perdrix qui vole. »), il prend de l’ampleur dans la seconde partie et en vient à déterminer fortement la nature du serviteur en même temps qu’il participe des effets comiques et burlesques de la pièce :

Qu’ai-je affaire de bien, malheureux que je suis !
Je puis ce que je veux voulant ce que je puis ;
Dans la nuit tous les chats sont de même teinture,
Nous tombons de partout dedans la sépulture,
Et tel est sur le bord qui croit en être loin,
Le ventre se remplit ou de paille ou de foin.21

Dans le Gouvernement de Sanche Pança, ce procédé est poussé à l’extrême et sert de motif comique récurrent au point de faire le sujet d’un entretien entre Don Quichotte et son écuyer :

D. QUICHOT.

Bannis de tes discours ces proverbes antiques
Dont tu te sers si mal dans toutes tes répliques.

SANCHO

Quant à ce dernier point pour ne vous pas mentir,
Monseigneur Don Quichot je n’y puis consentir :
De toute ma maison je n’ai d’autre héritage,
Les proverbes enfin ont été mon partage,
J’en sais plus qu’un grand livre, et quand je veux parler,
Ils veulent tous sortir jusqu’à se quereller.
C’est pourquoi quelquefois j’en mets en évidence
Qui n’ont aucun rapport avec ce que je pense.
Pourtant à l’avenir j’en pèserai les mots,
Et n’en citerai point qui ne soit à propos ;
Qui ne sait son métier qu’il ferme sa boutique,
La science partout vaut moins que la pratique.
Jamais sans l’appétit on ne fit bon repas,
On verrait sans la peur de courageux soldats,
Et j’ai toujours tenu pour maxime assurée
Que bon renom vaut mieux que ceinture dorée.

D. QUICHOT.

Et bien ne voilà pas un discours bien suivi ?
Tu fais bien ton profit de ce que je te dis.22

Et Sancho de continuer à enfiler les proverbes malgré les conseils de son maître qui finit par quitter la scène de lassitude. Il y a donc un véritable effort de la part de Guérin de Bouscal de reproduire en vers la logorrhée de Sancho, reprenant tantôt des proverbes du texte de Cervantès et y ajoutant les siens. Il démontre donc encore cette fidélité à la source, à la lettre même du texte, que ce soit dans l’adaptation des épisodes, ou les propos tenus par ses acteurs. Cependant, la figure de Don Quichotte est alors connue en France pour l’exacte copie du Capitan, tandis que celle de Sancho a tendance à être ramenée du côté du paysan de la farce ; au niveau des caractères notre auteur va donc devoir louvoyer entre des archétypes comiques connus et reconnus et des personnages de roman complexes et ambigus. Et si le travail de transposition, avec toute sa richesse, de l’œuvre cervantine à la scène est immédiatement visible pour certains aspects évoqués plus haut, toutefois au plan des caractères comiques, il est certain que Guérin n’a pu échapper à une certaine simplification de la psychologie romanesque – ce quichottisme ambiant.

Dégradation des caractères §

On observe alors dans de nombreuses scènes une tendance à présenter des personnages dans l’ensemble ramenés à des rôles types du théâtre, tendance qui tient d’une part à une phénomène de mode, celui du rôle du Matamore de l’Illusion comique, aussi présent dans le Railleur, ou dans le Véritable Capitan Matamore de Mareschal, dans les Visionnaires de Desmarets de Saint-Sorlin, sous les traits d’Artabaze, ou encore chez Gouguenot dans sa Comédie des comédiens où l’acteur qui joue le Capitan ne sort plus de son rôle ; et d’autre part au succès de la carrière de Don Quichotte comme caricature de l’Espagnol, c’est-à-dire que le rapport à la source est médiatisé par les adaptations et emprunts précédents. À cela s’ajoute la disparition de la complexité induite par la narration dans la description des personnages. On a déjà pu citer l’absence de folie chez le personnage de Cardenie, contrairement à la pièce de Pichou et au roman où se rencontrent deux types de fous, le mélancolique ou hypocondriaque face au visionnaire « phantastique ». Guérin ne nous en donne que le récit dans la scène d’exposition, alors que dans les Folies de Cardenio, la folie faisait partie intégrante de l’intrigue ; Cardenie y avait avec un caractère double et le spectateur assistait à sa transformation sur scène, annoncée par cette didascalie : « Il entre en folie. » En ce qui concerne Don Quichotte, la réduction de son caractère au versant comique, qui s’explique par l’héritage des mascarades et des clichés de l’Espagnol, du Gascon et du Matamore, est certes réelle, mais cependant pas aussi absolue qu’on a voulu le croire et qu’on a pu le dire. Il est certain que, dans les pièces on ne trouve pas chez Don Quichotte, une imagination créatrice puissante, contrairement au roman ; toutes ses extravagances sont le produit des supercheries mises en scène par d’autres, ses mystificateurs. Et son imaginaire ne lui permet que de rentrer dans ces fictions, et d’y jouer un rôle qui n’est d’ailleurs qu’une posture à adopter conforme à l’image que lui renvoient ses interlocuteurs qui le déçoivent, tout particulièrement dans la première pièce, où Don Quichotte n’agit pas véritablement, mais se contente de suivre le mouvement. Dans la seconde pièce, il y a au moins la rencontre avec le chevalier adverse et le duel qui est de son fait. Néanmoins Don Quichotte n’est en général qu’une figure passive au sein de la supercherie, assistant aux évènements plutôt qu’il ne les provoque. Il se confond alors avec le figuron de la comedia, c’est-à-dire un gentilhomme campagnard, un hidalgo23 qui « tranche du cavalier », en décalage avec le groupe des jeunes premiers que constituent les deux couples dans la première partie ou avec les ordonnateurs du divertissement que sont le duc et la duchesse, qui font de lui l’objet de leurs machinations. Le figuron est à la lettre un « extravagant qui reçoit des gifles et dont la déconvenue fait plaisir »24. Don Quichotte semble avoir perdu son idéalisme démiurgique au profit d’une simple obsession ridicule, son courage réduit à une simple vanité bavarde. De même serait accentuée chez lui une vanité amoureuse seulement suggérée dans le roman, toujours dans le but de le ramener à la figure du Matamore, c’est-à-dire un rôle à succès de ces années 1630-1640. Quant à Sancho, il verrait lui aussi ses traits négatifs amplifiés et perdrait tout son bon sens paysan, se rapprochant par-là du type du gracioso25, valet grossier intéressé seulement par sa pitance et son confort, reflet dégradé du vaillant caballero, que son maître voudrait incarner. Le personnage de Sancho se rapproche en même temps d’autres types de paysans de la comédie jusqu’à se confondre avec la figure du Zanni de la commedia dell’arte, ce valet paysan glouton et lâche, montagnard bergamasque devenu portefaix, soit un rôle Jodelet-type, d’après le grand acteur comique, alors dans la troupe de l’Hôtel de Bourgogne, de 1634 à 1642.

De pair avec cette dégradation de chacun des membres du couple maître-valet au plan personnel et individuel, la transformation s’effectue aussi au niveau de leur relation. Chez Cervantès, Don Quichotte et Sancho s’opposent : le pragmatisme de Sancho vient contraster avec l’idéalisme débridé de son maître, tandis que l’éloquence et l’intelligence du maître se distinguent et jurent à côté du bon sens rustre et populaire de l’écuyer, et le comique, secondé par la reprise parodique de lexiques techniques dans des registres différents, naît de ce contraste entre les deux protagonistes. Chez Guérin ce contraste et cette ambivalence dans leur relation s’effacent au profit d’un antagonisme plus marqué, d’une ligne de séparation, entre ces deux fous d’un côté et les sains d’esprit de l’autre, séparation dont doit naître le rire. Il transforme alors le couple célèbre en un duo maître-valet plus traditionnel, où le serviteur n’est plus que le pâle et grossier reflet du maître, et où tous les deux se situent à quelques degrés près, au même niveau dans la folie et s’opposent au reste des personnages ; tandis que chez Cervantès, si la complicité du maître au serviteur est grande, les liens ne sont pas tous coupés entre les deux héros et les personnes rencontrées ; selon les situations les lignes de séparation fluctuent, n’isolant pas absolument le chevalier et son écuyer dans la folie du premier. Parallèlement, en même temps que la folie de Cardenie est évacuée, Guérin efface toute rivalité trop prononcée entre les jeunes gens, instituant de fait une dichotomie irrémédiable entre les extravagants et leurs spectateurs, « bipolarisant » de cette façon le personnel comique. La folie se retrouve parfaitement cloisonnée, limitée dans sa répartition et proprement orientée du côté du ridicule.

On ne peut donc pas nier une certaine dégradation des caractères dans les pièces de Guérin, accompagnée d’une répartition nouvelle des rôles et d’une redéfinition de ce qui constitue la folie ; caractères qui rejoignent alors un ensemble de thèmes contemporains élaborés dans la première moitié du XVIIe siècle : d’un côté la satire anti-espagnole, avec la substitution à un Don Quichotte qui confond le réel et le rêve d’un Capitan crédule, victime, en digne figuron de la comedia espagnole, des intrigues emmenées par d’autres ; de l’autre la présentation de la folie comme un objet proprement ridicule et une extravagance univoque. La folie « volontaire » de Don Quichotte, ainsi qu’elle apparaît parfois, toujours source d’ambiguïté chez Cervantès, tend à ne passer que pour une simple dérive de l’esprit chez Guérin de Bouscal, autorisant par là le divertissement des bonnes gens, sur le modèle des comédies de fous, comme il est dit par exemple au début du Gouvernement de Sanche Pança :

LE DUC

[…]

Non, non, il vaut bien mieux fomenter leurs caprices,
Ainsi nous accroîtrons leurs biens & nos délices,
Ainsi nous apprendrons à révérer la main
Qui nous a partagés d’un jugement bien sain.26

Les comédies de Guérin suivent donc le traitement classique des thématiques baroques de la folie et de l’illusion, à savoir la présentation d’un spectacle sans remords, ne choquant pas la charité chrétienne. Mais il faut distinguer parmi les fous, les dangereux des seuls ridicules qui sont les plus propices à la plaisanterie, comme le rappelle encore le Duc.

Il est vrai que l’objet d’un homme furieux
Qui porte la menace et la mort dans ses yeux,
Que le désir de nuire arme contre soi-même
Se devrait éviter avec un soin extrême.
Mais nos fous ne sont pas dans ce prédicament,
On ne voit point en eux ce grand dérèglement :
L’un recherche l’honneur, l’autre la bonne chère,
Ce ne sont point des vœux que la fureur suggère.27

La même idée se retrouve dans l’argument des Visionnaires de Desmarets de Saint-Sorlin, qui joue aussi du thème du monde comme théâtre où règnent les apparences, avec ces fous qui ne se connaissent pas :

Dans cette Comédie sont représentées plusieurs sortes d’esprits Chimériques ou Visionnaires, qui sont atteints chacun de quelque folie particulière : mais c’est seulement de ces folies pour lesquelles on ne renferme personne ; et tous les jours nous voyons parmi nous des esprits semblables, qui pensent pour le moins d’aussi grandes extravagances, s’ils ne les disent.

Cependant il semble qu’il faille atténuer cette affirmation28 selon laquelle Guérin aurait perdu toute la complexité – et donc la saveur – des personnages de Cervantès. L’ambiguïté atténuée, voire occultée, de leurs caractères semble plus tenir au choix des épisodes réalisé par Guérin qu’à une volonté affirmée de dégrader l’aspect énigmatique des protagonistes et de transformer en profondeur la matière romanesque. On peut même avancer sans crainte que cette complexité continue d’exister en sourdine pour ne se révéler que par moments. Il faut voir que par sa très grande fidélité au texte Guérin conserverait malgré lui la profondeur psychologique présente dans le roman. Comme le mettent en avant Charles Mazouer29 et Roger Guichemerre30, dans certains passages l’auteur reprend l’ambiguité du roman, laissant à Don Quichotte son idéalisme dans toute sa force et sa docte éloquence, comme à l’occasion de la dispute avec l’aumônier, lorsqu’il justifie chrétiennement son entreprise de chevalerie errante, dans la Seconde Partie, III, 4, v. 1092 à 1116.

De même, au sujet de sa prétendue vanité amoureuse, sur laquelle Guérin aurait mis l’accent pour se conformer au cliché du Matamore, elle ne semble pas être exagérée quand on la compare avec certains passages du roman où Don Quichotte se plaint d’être poursuivi des faveurs des dames31, et il prétend cela après nombre d’aventures qui de son point de vue le justifient pleinement, et avant tout pour plaindre les infortunées qui le trouveront toujours inexorable, obligé qu’il est à sa dame Dulcinée. Il n’est donc pas tant question dans la pièce, et à plus forte raison dans le roman, de vanité amoureuse que d’un motif romanesque auquel s’en remet Don Quichotte pour interpréter ses pérégrinations. Mais ce qui empêche surtout de faire du couple maître-valet un duo de fous sans connexion aucune avec ceux qu’ils côtoient est l’attitude de Sancho qui semble n’adhérer jamais pleinement à la folie de son maître. Il apparaît toujours comme étant dans un entre-deux, mi-fou mi-conscient, tiraillé en permanence par son bon sens naturel. Crédule et affectueux, il se prête au jeu plus par bonté de cœur que par ferveur idéaliste ; et comme le montrent ces passages où la fiction se fait trop exigeante, il choisit parfois de s’en tenir au réel.

Confronté à l’imagination de Don Quichotte, il acquiesce ou esquive, c’est selon, mais laisse parfois percer son scepticisme.

On dit vraiment partout que vous n’êtes pas sage,
Et que je suis encor plus fou d’imaginer
Que vous me donnerez une Isle à gouverner.
[…]
Je crois que le meilleur est de ne les pas croire,
De me donner mon Isle, et de vous couronner.32

La promesse lointaine et illusoire de « l’Isle », terme auquel il n’associe qu’une vague réalité et qui demeure obscur pour lui lors même qu’il en est le gouverneur, lui sert plus de prétexte que de motivation réelle. C’est son excuse aux yeux du monde, dont il joue, contrefaisant le benêt plus qu’il ne l’est, pour se dédouaner de toute responsabilité et de sa propre lucidité. Lucidité qui lui fait tantôt commettre des écarts qui ne sont guère du goût de Don Quichotte :

D. QUICHOT.

Ne crois-tu point encor que ce soit un bassin ?

SANCHO

Nullement, mais je dis qu’il en a l’encolure.33

Outre son esquive sur la qualité véritable de l’armet de Mambrin, on trouve encore dans la Seconde Partie, au sujet des chevaliers errants légendaires, cette réplique qui n’agrée nullement à Don Quichotte :

On les a vus mourir, si l’on les a vus vivre:
(Car pour ce dernier point, il m’est un peu suspect.)34

Sancho ne se plie donc aux règles de l’illusion qu’aussi longtemps qu’elles lui conviennent, et se dispensant des tâches trop ardues que lui confie son maître, comme porter un billet à Dulcinée ou même l’introduire auprès d’elle. Dans ces cas-là, Sancho a recours lui aussi à la fable, procédé qu’il explique à la Duchesse :

Déjà depuis longtemps j’ai connu que mon maître
Était fou par la tête autant qu’on le peut être.35

Et devant l’étonnement de la Duchesse, il confesse l’ambiguïté de son rôle.

LA DUCHESSE

J’ai formé là-dessus quelque petit scrupule,
Si Don Quichotte est fou comme il paraît ici,
Don Sanche qui le suit ne l’est-il pas aussi ?
Puisque l’on doit juger du valet par le maître.

SANCHE

Madame, en bonne foi, tout cela peut bien être :
Ce scrupule est fort juste, et l’Écuyer du Bois,
Qui m’a fait tant de peur, me l’a dit autrefois.
Mais je ne sais comment, ni par quelle aventure
Je me suis embrouillé dedans cette tissure :
Mon maître m’a longtemps nourri dans sa maison,
C’est de sa propre main que je tiens mon grison.
Je l’aime, il me chérit, il n’est nullement rude,
Je ne le puis quitter que par ingratitude :
Et comme qu’il en soit, je n’imagine pas
De nous voir séparés que par notre trépas.

Sanche avoue donc être embrouillé dans une « tissure », et c’est son amour pour Don Quichotte qui l’entraîne, ce qui explique sa réticence à se fouetter au sang pour désenchanter une Dulcinée qu’il a lui-même enchantée. Notre auteur a donc bien restitué cette relation équivoque du chevalier à son serviteur, résumée de la façon suivante :

Allons où vous voudrez, Sanche n’est pas capable
De vous abandonner, allassiez-vous au Diable :36

Guérin de Bouscal n’a donc pas résolument dépeint deux caractères tranchés, deux fous complets et sans espoir de rémission, à jamais perdus dans l’univers de leur insanité. Si Don Quichotte rejoint le Capitan sur certains points, dont les fanfaronnades, il n’est cependant jamais présenté comme lâche (et en effet le Don Quichotte du roman fait preuve à de nombreuses reprises d’un courage extraordinaire) de même que son talent d’orateur et son érudition ne sont pas escamotés, mais se dévoilent quelquefois, notamment dans cette justification devant l’aumônier de ses sorties répétées, somme toute honorables et bien intentionnées. Quant à Sancho il conserve bien plus encore son caractère énigmatique, moitié crédule et moitié lucide, et semble n’être guidé que par la succession des évènements ou par son bon naturel, et le plaisir qu’il ressent de ce qui représente malgré tout un genre d’aventure. Guérin fait donc du valet le personnage le plus travaillé et le plus abouti, le situant à la frontière du réel et de l’illusion – en cela figure emblématique du baroque, à cheval entre deux mondes. Si l’on a pu croire que la conservation dans une certaine mesure de l’ambiguïté présente chez Cervantès ne venait que de la simple reprise de la lettre du texte, force est à présent de constater que le soin apporté dans la pièce à la restitution de discours ambivalents qui jouent sur la frontière floue entre folie et raison, apparence et vérité, tout comme une prosodie travaillée afin de mettre au jour ce qu’il y a d’incertain et d’indéterminé dans la folie a priori certaine des protagonistes, témoigne, à défaut d’une transposition exacte sur la scène du roman cervantin, d’une véritable compréhension de ce dernier et d’une volonté d’en conserver le « génie » atypique. Et si les deux comédies pèchent par plus d’un endroit, intrigue inégale, simplification de la matière romanesque ou enchaînement gratuit des épisodes, il n’en demeure pas moins que plus d’une réplique à l’intérieur de celles-ci offre un digne équivalent de la prose cervantine.

Paradoxalement, lorsque Guérin choisit de consacrer une pièce entière au personnage de Sancho, pour l’épisode de son Gouvernement dans la prétendue île de Barataria, il s’éloigne alors beaucoup du texte original, produisant certes une pièce plus personnelle, mais où toute l’ambiguïté si laborieusement conservée dans les deux premières œuvres disparaît : Don Quichotte, quand il donne ses conseils à Sancho, de sage et éloquent qu’il est dans le roman devient bavard et fat, tandis que Sancho, ne rend pas la justice d’une manière propre à émerveiller les farceurs, mais n’incarne plus que le valet de basse extraction, glouton et sans esprit. La pièce la plus célèbre de la trilogie dramatique de Guérin de Bouscal se révèle donc en même temps la moins fidèle au roman sur le plan des caractères, et ne joue plus du tout sur les ambivalences qui y sont développées, pour en revenir pour le couple maître-valet aux figures typiques du Matamore et Zanni italien.

Au-delà des similitudes dans le caractère extravagant des deux protagonistes principaux, les deux pièces reposent sur une structure commune, celle de la « bourle », farce jouée à Don Quichotte qui reprend et met en scène le procédé baroque du théâtre dans le théâtre.

Le théâtre dans le théâtre §

Autre trait plus d’une fois mis en avant pour la trilogie dramatique de Guérin de Bouscal, la structure du théâtre dans le théâtre constitue le moteur principal des deux pièces : en effet si l’on excepte l’intrigue galante des jeunes gens au début de la première partie et les réactions vives et sincères de la nièce de Don Quichotte et de Theresa, la femme de Sancho, au début de la seconde, toute l’action dramatique repose sur les « fourbes » faites à l’hidalgo manchègue – fourbes qui sont parfois mises en danger par des personnages non avertis ou refusant de se prêter au jeu : le barbier venu récupérer son bassin et les archers dans la première pièce, l’aumônier du duc dans la seconde. Ce sont donc les « bourles » qui appellent la mise en place de cette structure dédoublée, non tant parce que certains acteurs jouent un second rôle au sein du premier, se déguisent et changent d’identité, mais parce que la supercherie est toujours donnée avant toute chose pour un spectacle intérieur, une pièce seconde, et a toujours des spectateurs sur scène qui ne font rien d’autre qu’assister à une représentation interne. Ces farces burlesques ne sont donc pas des intermèdes divertissants qui viennent rompre le fil de l’action, ou des pièces de théâtre enchâssées données explicitement pour un spectacle et mises en abyme dans la pièce enchâssante, mais bien des machinations successives offertes à la compagnie par un metteur en scène, toujours sur le modèle de la comedia del figuron espagnole. Il faut donc bien voir que si ces farces sont interprétées par quelques-uns des personnages, d’autres n’en sont que les simples témoins, comme le montrent leurs apartés.

Ainsi tandis que Dorotée joue la reine de Miconmicon, Dom Lope, Fernande, Cardenie et Lucinde se retrouvent plus spectateurs qu’acteurs, comme en témoignent ces répliques récurrentes qui tiennent plus d’un commentaire extérieur à l’action que d’un propos tenu par un protagoniste impliqué dans l’intrigue (car dans la fiction développée par les mystificateurs, ils ne sont plus que des figurants) : dans la première partie, II, 2, v. 495, Cardenie : « A-t-on jamais vu feindre avec tant d’accortise. », et passim « Quelle adresse. », Dom Lope : « et quel couple de fous. » ou encore, Cardenie : « Ah le plaisant discours » ; Dom Lope : « D’où peut-elle tirer les discours qu’elle enfile ? » Cardenie : « la pièce est ravissante. » Il s’agit donc bien d’une pièce, parfois « mal bâtie », mais « faite à plaisir » pour se divertir des extravagances du couple maître et valet.

Dans la première pièce, cette structure se met en place progressivement, différée d’abord par les restants de l’intrigue amoureuse. Elle se profile cependant dès la fin du premier acte et connaît successivement deux mystificateurs : Dom Lope pour l’épisode de la reine de Miconmicon et Fernande pour celui du cinquième acte avec la comtesse Trifalde. Lors de l’exposition, les protagonistes décident de mettre en scène une bourle ; ils deviennent alors les acteurs majeurs de la farce, ceux qui en posent le décor et, quoique sains d’esprit, jouent véritablement sous les yeux des fous pour lors spectateurs (acte II) ; une fois la fiction établie, les fous prennent le relai pour divertir par leurs discours les metteurs en scène-acteurs de la bourle et les autres personnages restés spectateurs, ils deviennent acteurs principaux, et malgré quelques événements qui poussent la farce dans ses limites et la mettent en péril (pour le plus grand plaisir du spectateur véritable), parmi lesquels, outre les exemples déjà cités, on peut mentionner aussi la rencontre entre les deux couples d’amants qui éveille la suspicion de Sanche, ou le prétendu trou de mémoire de la reine de Miconmicon qui oublie dans sa détresse le nom de son père le roi ; la pièce intérieure suit son cours. Enfin les deux fous devenus acteurs de leur propre tromperie, l’alimentant de leurs discours et attitudes, sont laissés quasi seuls en scène pendant l’épisode de Chevillard, tous les sains d’esprit alors réduit au rôle de spectateurs, n’intervenant plus, et ils demeurent enfermés dans cette supercherie qu’ils n’ont pas initiée, mais à laquelle ils se sont prêtés bien volontiers. À la suite de cet épisode de Chevillard, les metteurs en scène de la farce reprennent leur rôle pour la conclusion de la pièce.

Dans la seconde partie, on trouve une nouvelle fois deux metteurs en scène, grands maîtres illusionnistes : Dom Lope (transposition de Sanson Carrasco dans cette pièce-ci) qui se fait passer pour un chevalier rival et le Duc qui accueille Don Quichotte comme un véritable chevalier d’antan et organise le défilé des enchanteurs. À l’acte II, quand Dom Lope apparaît sous les traits du Chevalier des Miroirs (véritable contrepartie de Don Quichotte avec sa propre dame rivale de Dulcinée), on ne trouve pas de spectateur intérieur, un acteur qui n’interviendrait pas et servirait de relai au regard du spectateur véritable. Comme le dit Georges Forestier37, cet acteur-spectateur, projection du public, constitue la véritable pierre de touche de la structure du théâtre dans le théâtre, permettant de la distinguer du simple jeu de rôle et usurpation d’identité comique. Si donc l’on ne trouve pas dans un premier temps de regard intermédiaire sur la supercherie de Dom Lope, le rôle qu’il endosse demeure pourtant le même lorsqu’il suit Don Quichotte chez le Duc, et trouve alors des spectateurs intérieurs ; sa « fourbe » préfigure donc la construction de l’intrigue à double niveau qui va suivre, et en est le premier élément, fiction en attente d’un public.

L’autre metteur en scène, plus proche de la figure de Fernande (ce dernier ne fait d’ailleurs que mettre sur pied une farce à l’origine inventée par le Duc entre celles des enchanteurs et du gouvernement de Sancho), est le Duc, qui entend divertir sa cour avec l’arrivée de Don Quichotte et de son écuyer. Comme Fernande est à l’opposé de Dom Lope, l’illusion qu’il bâtit n’a pas d’autre but que le plaisir qu’il entend retirer de cette comédie qui se fait sur ses ordres, tandis que Dom Lope, à la fois curé du village de l’hidalgo et bachelier Carrasco, conserve une visée charitable : guérir ou ramener Don Quichotte à la Manche, sans toutefois rechigner à se prêter au jeu. Le Duc organise, comme on l’a dit, le défilé des enchanteurs à l’acte IV et ne tente de désillusionner Don Quichotte qu’à la fin de la pièce, après que celui-ci a vaincu et démasqué Dom Lope déguisé en Chevalier sans cependant accepter l’évidence.

Dans ces deux pièces tout entières construites sur le thème de l’illusion, la différence entre la folie et la santé d’esprit repose sur la conscience qu’ont ou n’ont pas les personnages de jouer la comédie. Don Quichotte et dans une moindre mesure Sancho (ou de manière bien plus équivoque) représentent des personnages ridicules parce qu’ils sont inconscients du rôle qu’ils incarnent. Suivant ce principe, le personnage de Sancho se retrouve principalement porteur du comique parce que toutes les fois que la farce s’exerce à ses dépens, il devient, avec un pied dans chaque réalité, mauvais acteur de comédie – refusant d’en accepter les conséquences burlesques comme les trois mille coups d’étrivière – et en même temps pas entièrement protagoniste lucide et au fait de la mystification.

Au XVIIe siècle, le théâtre dans le théâtre représente moins un thème réflexif qu’un phénomène de mode, « une structure baroque avec duplicité d’action »38, qui démontre le savoir-faire du poète dramatique, et joue sur les thèmes à succès de l’illusion, du théâtre comme miroir et double du monde et de la dichotomie être-paraître. En mêlant la tradition du quichottisme avec cette forme moderne et appréciée de ses contemporains, Guérin se fait fort, en 1639, de créer une pièce à succès, et même plusieurs comme on le voit aujourd’hui, en reprenant ces motifs. Il le fait même de manière explicite dans le discours du Duc au début du Gouvernement de Sanche Pança, qui concentre l’ensemble des lieux communs du genre (comme le dirait Sancho, « la comparaison n’est pas si neuve ») comme la théâtralité de la vie mondaine qui place les nobles et les acteurs sur un pied d’égalité. Cela correspond selon la formule de Georges Forestier, à « une éthique devenue une esthétique »39. Car en mettant en scène la folie, dans cette optique baroque, Guérin de Bouscal prétend, à la suite d’autres poètes, porter un regard désabusé sur le réel, dévoiler l’apparence, en quelque sorte déciller son public en même temps que Don Quichotte. Et si le lecteur de roman est tout prêt et disposé à une willing suspension of disbelief, selon les termes de Coleridge, le spectateur de ce théâtre baroque accepte de même de mettre en suspens ses certitudes le temps d’une représentation, et croire qu’il lui faut être à son tour désenchanté.

Faut-il pour autant chercher chez Guérin une volonté particulière et « géniale » au sein de cette structure du double registre de transposer à la fois la relation complexe du narrateur avec ses personnages, faite et de complicité et de distanciation ironique, et en même temps de produire un texte porteur de la « métaphore obsédante du théâtre », comme l’avance Daniela Dalla Valle ?40 Elle voudrait en effet que Guérin, dans sa lecture intelligente du roman, ait utilisé le théâtre dans le théâtre comme équivalent de la distance entre narrateur et personnage, ou du moins pour remédier à l’appauvrissement de l’histoire qu’entraînerait la disparation de l’instance narrative. Affirmation qui serait indirectement une réponse à ce que disait Marthe Robert dans l’Ancien et le Nouveau, que toute adaptation du roman cervantin était inévitablement vouée à l’échec du fait précisément de la perte de ce lien complexe du narrateur à ses héros. Par la structure du théâtre dans le théâtre, Guérin de Bouscal aurait donc évité cet écueil et produit « une forme dramatique cohérente comme transformation du schéma narratif du Quichotte ».

Or si notre auteur use bien du procédé du théâtre dans le théâtre, au point d’en faire le moteur dramatique principal de ses pièces, il convient toutefois d’observer que cette structure des « bourles » et de pièces enchâssées dans l’intrigue se trouve déjà chez Cervantès, et que le théâtre dans le théâtre, présent autant qu’il est possible dans le roman, ne naît en aucun cas d’une volonté propre au dramaturge de fournir un équivalent du dispositif narratif, mais plutôt de la reprise fidèle d’épisodes du roman au caractère déjà profondément théâtral. Et en effet, on trouve chez Cervantès non seulement des jeux d’illusion, mais aussi de véritables metteurs en scène qui construisent leur comédie, font leurs recommandations aux acteurs de la farce et profitent ensuite du spectacle ainsi orchestré. Cette structure n’est donc pas une innovation de Guérin, auquel on peut toutefois accorder le mérite d’avoir su reconnaître dans le roman une composition en double registre immédiatement transposable à la scène et propice au jeu comique.

Il y a donc bien perte d’une forme de complexité inhérente au roman par la voix du narrateur ; et tout porte à croire que ce serait précisément cette perte inéluctable qui expliquerait l’importance dans nos pièces du théâtre dans le théâtre : attendu que l’absence de narrateur oblige le dramaturge à procurer à ses spectateurs un référent, c’est-à-dire une figure à laquelle ils puissent se rapporter pour toucher du doigt le réel et distinguer le vrai du faux. Et c’est justement le rôle du spectateur interne, cet acteur qui ne fait que regarder ce qui se joue sous ses yeux, d’offrir un repère rationnel et véritable (par rapport à la fiction de premier niveau) au public pour que ce dernier soit à même de reconnaître les extravagances du personnage éponyme pour ce qu’elles sont. Ce spectateur interne participe alors d’une structure chorale, commune à toutes les pièces de fous, que Georges Forestier appelle aussi « comédies initiatiques », qui ont pour caractéristique première le fait que l’intrigue sert en fin de compte uniquement de prétexte à un balancement entre bon sens et folie, balancement marqué d’une part par une théâtralisation importante de l’histoire et par un enchâssement étroit des fictions de second niveau dans la trame générale, et d’autre part par la permanence de substituts du chœur antique, tantôt acteurs et tantôt commentateurs des événements.

On imagine aisément la difficulté de mettre à distance et de désigner comme telle la folie de Don Quichotte, si celui-ci était seul en scène, emporté par ses visions au milieu d’un décor de théâtre. Or la structure du théâtre dans le théâtre permet de cloisonner le délire du personnage au sein d’une fiction interne identifiable41 et d’unifier en une intrigue simple les différents saillies de sa fantaisie sans relation étroite les unes avec les autres et qui se succèdent plus qu’elles ne s’enchaînent si on s’en tient au modèle romanesque. L’intrigue générale ainsi créée rassemble sous le couvert d’une seule et même farce, ou de deux, un ensemble de traits comiques et extravagants dispersés dans la source, et ramène en quelque sorte la pièce vers une plus grande unité d’action42.

Enfin, voir dans le théâtre dans le théâtre tel qu’il est employé chez Guérin une métaphore réflexive du genre théâtral, alors que la structure enchâssante est imitée de Cervantès, revient à s’efforcer à tout prix de tirer l’œuvre de Guérin de Bouscal du côté de la marotte de la critique littéraire de la seconde moitié du XXe siècle, quand l’emploi qui en est fait répond bien plus à une tendance générale dans un siècle qui se plaît et se complaît dans les enchâssements multiples et les intrigues gigognes.43

À l’encontre des qualités supposées d’une utilisation du théâtre dans le théâtre innovante et réfléchie chez Guérin de Bouscal, il faut voir dans la trilogie comique de l’auteur les prémices d’un style que l’on retrouve sous la plume de Scarron, son représentant le plus célèbre, constitutif d’un genre à part entière, et prospère dans la décennie qui débute avec les adaptations du Quichotte, à savoir le burlesque.

Du comique de « bourle » à l’écriture burlesque §

On l’a vu, la « bourle » – cette farce jouée à Don Quichotte sur le modèle des comédies de figuron – correspond à une illusion reposant sur des jeux de rôles destinés à égarer le chevalier de la Manche, tels que celui de la reine de Miconmicon ou du Chevalier des Miroirs. Ces supercheries, exactes répliques des burlas espagnoles présentes dans la trame du roman, sont porteuses d’un comique débridé et bouffon, comique de la mystification, qui joue sur la dualité des personnages, et de cet aller-retour entre folie et raison. Pour autant, ce type premier de burlesque (le déguisement et l’identité usurpée) amène de manière générale et tout particulièrement dans nos pièces des éléments grotesques et satiriques qui sont absents de l’intention première des farceurs. L’identité contrefaite n’est jamais si parfaite que le spectateur n’y décèle pas un décalage entre le sujet ou le contexte et le langage employé. Or cette inadéquation de la forme au fond débouche sur deux registres complémentaires mais opposés : soit l’héroï-comique qui correspond au détournement d’un modèle noble par la transformation du sujet, de la nature des personnages, mais qui conserve et imite à outrance, dans un but parodique, le style élevé ; soit le burlesque qui, à l’inverse, conserve la noblesse des caractères, du contexte, mais travestit le discours par l’emploi d’un lexique trivial et de métaphores grotesques qui détonent avec l’action dont il s’agit. Dans les deux cas un certain modèle cohérent, style noble pour sujet épique ou tragique, est partiellement détourné de l’une ou l’autre manière ; et ces deux styles que sont l’héroï-comique et le burlesque ne font sens que par la référence biaisée mais reconnaissable par un public lettré au sujet imité et par la prégnance, au XVIIe siècle, d’une classification des genres qui détermine la production littéraire. Ils reposent tous les deux sur un principe commun, celui de la disconvenance et de la juxtaposition d’éléments discordants (ce qui les associe souvent au grotesque, identifiable comme un mélange monstrueux) alors que s’élabore ou prédomine la doctrine de la bienséance, c’est-à-dire de la stricte convenance, entre sujet et forme, et entre forme et public.

Les deux tendances se retrouvent donc dans nos deux pièces, et si l’héroï-comique est un trait obligé du caractère de Don Quichotte, le burlesque de Sancho est délibérément accentué par Guérin qui fait alors la démonstration d’un certain talent.

Don Quichotte en se prétendant chevalier, tient un discours qui contraste fortement avec la réalité de ses actions ; le roman cervantin conçu comme parodie des romans de chevalerie joue bien évidemment de ce contraste, en même temps qu’il affirme sa volonté parodique par la reprise de discours techniques et déterminés dans la bouche de ses protagonistes qui soit les écorchent par ignorance, soit les prononcent de manière emphatique alors que le contexte est subverti. Nos pièces parodient donc à l’échelle du théâtre les tragi-comédies pastorales adaptées des romans de chevalerie ou des grands romans épiques ou pastoraux comme l’Astrée.44 Même les jeunes premiers de la première partie, contribuent à cette tendance parodique : à l’acte III, scène 5, v. 893, Lucinde et Cardenie détournent les hémistiches du Cid (IV, 4), « Qui l’eût dit mon cher cœur ? – Et qui l’eût cru ma vie ? » Bien-sûr la pièce de Corneille n’est pas directement visée comme le sont chez Cervantès les romans de chevalerie, mais le haut style dans son ensemble sert de matière à la comédie, et ces vers en représentent l’archétype par leur succès et leur actualité. Mais les jeunes gens ne sont pas les seuls à faire des clins d’œil au public par ces allusions ; Don Quichotte et Sancho le font de manière encore plus apparente à l’acte V, scène 4, v. 1515 de la même pièce, « Je le veux. - Je ne puis. » Ou encore dans la seconde partie, Sancho avec « Je puis ce que je veux, voulant ce que je puis. » (IV, 1, v. 1315) et Don Quichotte (IV, 5, v. 1510) « Me parler de combat, c’est flatter ma valeur. » On trouve en outre chez Dom Lope autant des propos qu’une attitude parodiques, adoptant une posture récurrente dans les tragi-comédies où l’acteur porte la main à son épée : « Je porte en tout cas de quoi la [sa victoire sur Don Quichotte] faire croire. / Et c’est par là seulement que je dois m’expliquer. »45 Quant à Sancho, il explicite même pour la duchesse le processus parodique :

Il faut que je te quitte, aimable et cher souci,
Les Écuyers errants doivent parler ainsi.
Le Ciel jaloux de voir nos ardeurs infinies,
Veut séparer les corps de deux âmes unies :
Hélas que ce destin est rempli de rigueur !
Il m’offre une couronne, et m’arrache le cœur :
Ainsi parle mon maître avec Dulcinée.46

On observe bien chez Guérin un plaisir à pasticher dans tous ces discours tenus par les acteurs qui jouent un rôle (Don Quichotte est le premier à le faire, mais comme par devers soi) le style noble et élevé dans son ensemble, et particulièrement Corneille, à cause de la réputation de sa pièce ; et ses pastiches, quoique grandiloquents, allusifs et enflés d’hyperboles, servent à la mystification qui est au cœur de l’intrigue.

Le registre burlesque se concentre pour sa part autour du personnage de Sancho. Construit dans nos pièces sur le modèle du gracioso, ce valet de comédie reflet dégradé de cavalier noble, l’écuyer est déjà chez Cervantès fortement marqué par un discours paysan, fait de proverbes mis bout à bout et d’expressions prosaïques, qui contraste et sert de contrepoint aux propos savants et envolés de Don Quichotte. Guérin insiste sur cette perspective burlesque d’un écuyer qui croit bien faire en imitant son maître mais qui trahit son origine et sa nature grossière. On en trouve un exemple frappant dans la deuxième scène de l’acte IV de la première de nos comédies, scène absente du roman et qui met en scène ce jeu de reflet et de travestissement burlesque au sein du couple maître-valet :

D. QUICHOT.

Déjà de toutes parts la terre est éclairée,
Apollon a quitté la couche de Nérée,
Les étoiles de peur se cachent à nos yeux
Sous un épais manteau de la couleur des cieux,
[…]
L’ombre s’évanouit, la clarté suit ses pas,
Et bref il est grand jour et nous ne partons pas.

SANCHO

Déjà dedans Séville à la place publique
On entend jargonner maint courtaud de boutique,
Déjà l’on voit trotter nombre de crocheteurs,
De pages, de laquais, et de solliciteurs,
Et déjà maint buveur pour soulager sa tête
Dedans le cabaret prend du poil de la bête,
[…]
Et bref il est grand jour et nous ne partons pas.

On perçoit déjà toute la dimension ironique dans la tirade du chevalier, notamment grâce à la clausule « Et bref… » qui vient rompre l’enchaînement des clichés pastoraux et les désigne pour ce qu’ils sont, une topique éculée et obsolète. Mais c’est la tirade de Sancho qui attire encore plus l’attention, avec son lexique citadin et trivial, ses expressions populaires (« poil de la bête ») et qui s’inscrit en même temps comme reprise et continuation de la « plainte élégiaque » de Don Quichotte. L’épisode de l’Écho, à l’acte II de la seconde partie, qui reprend en le détournant un motif pastoral courant, devenu artifice farcesque, est à ce sujet très révélateur, puisqu’il met en abyme ce principe du travestissement burlesque : Dom Lope se fait l’écho subversif des stances de Don Quichotte et le barbier celui de Sancho, mais dans le même temps celui-ci ne fait que reprendre sur son registre paysan les propos de son maître ; s’en suit donc une structure d’un écho dédoublé et de double dégradation successive des images pseudo-poétiques de Don Quichotte.

Guérin de Bouscal s’est donc appliqué à faire du Sancho du roman un personnage théâtral ambigu, porteur à la fois du combat entre lucidité pleine de bon sens du paysan et placidité du valet, et type burlesque par excellence, figure comique en constant décalage avec les protagonistes sensés, par son pied dans la folie de son maître, et cependant aussi avec Don Quichotte, par son incapacité à se conformer au modèle chevaleresque sans trahir aussitôt son naturel grossier. Si l’héroï-comique participait pleinement de la volonté mystificatrice des ordonnateurs des « bourles » successives, le travestissement burlesque chez Sancho des idéaux et référents de son maître s’inscrit dans la logique inverse, celle de la démystification. Le burlesque apparaît comme un indice permanent du caractère illusoire de l’aventure, il est l’exacte expression du décalage de ce mauvais acteur de bonne volonté qu’incarne Sancho avec le reste de la pièce intérieure, de la « bourle », et en même temps fait du valet la figure la plus vivante de la trilogie dramatique de Guérin, et de fait la plus pérenne.

SANCHO

[…]

Ô pauvre Dulcinée ! ô masure d’Infante !
Maudit soit à jamais le démon qui t’enchante,
Lampe qui n’as plus d’huile, horloge démonté,
Courier dévalisé, pâturage brouté,
Épicière sans sucre, ânesse débâtée,
Village abandonné, campagne dégâtée,
Belle vigne grêlée, étang plein de limon,
Chat brûlé, pan sans plume, Ange fait en démon,
Rose qui n’es plus rien qu’un gratte-cul champêtre,
Hélas que je te plains maîtresse de mon maître !47

Scarron et son Jodelet ne sont décidément pas si loin.48

 

Note sur la présente édition §

Présentation §

Nous reproduisons ici les textes de l’édition de Dom Quixote de la Manche chez Toussaint Quinet de 1639 et de celle de Dom Quichot de la Manche, seconde partie, chez Antoine de Sommaville en 1640. Il existe une version manuscrite de la pièce Dom Quixote de la Manche qui corrige les principales coquilles de l’imprimé et qui porte le nom de Mareschal49, avec deux scènes supplémentaires à la versification assez fautive qui ne sont pas de la même plume.

Les éditions originales se présentent comme suit :

Dom Quixote de la Manche, Comédie, in-4°, chez Toussaint Quinet, 1639, privilège daté du 28 Mai, achevé d’imprimer le 25 Octobre ; collation : IV-132, []2A-Q4R2 ; imprimeur : Antoine Coulon. Le texte a connu une nouvelle émission en 1640.

[I] Page de titre : DOM / QUIXOTE / DE LA / MANCHE, / COMEDIE. / [Fleuron du libraire remplacé par une vignette représentant Don Quichotte à cheval et Sancho Pança sur son âne avec un moulin en arrière-plan] / A PARIS, / Chez Toussaint Quinet, au Palais, dans / la petite Salle, sous la montee de la / Cour des Aydes. / M. DC. XXXIX. / AVEC PRIVILEGE DU ROY.

[II] Verso blanc.

[III] Extrait du privilège du Roi.

[IV] Liste des acteurs.

1-132, Texte de la pièce.

Exemplaires conservés dans les bibliothèques parisiennes :

BNF Tolbiac : RES-YF-389 (3).

BNF Richelieu : 8-RF-6211.

Bibliothèque Sainte Geneviève : DELTA 15221 (1) FA (P.4).

Dom Quichot de la Manche, Comédie, Seconde partie, in-4°, chez Antoine de Sommaville, 1640, privilège daté du 29 Mai, achevé d’imprimer le 15 Juillet ; collation : IV-144, []2A-S4 ; imprimeur : Antoine Coulon.

[I] DOM / QUICHOT / DE LA / MANCHE, / COMEDIE. / SECONDE PARTIE. / [Écu du libraire] / A PARIS, / Chez Antoine De Sommaville, au Palais, / dans la Gallerie des Merciers, à l’Escu de France. / M. DC. XL. / AVEC PRIVILEGE DU ROY.

[II] Verso blanc.

[III] Extrait du privilège du Roi.

[IV] Liste des acteurs.

1-144, Texte de la pièce.

Exemplaires conservés dans les bibliothèques parisiennes :

BNF Tolbiac : RES-YF-390 (4).

BNF Arsenal : 4-BL-3472 (2).

Paris-Sorbonne, BIU : RRA 8= 446.

Bibliothèque Mazarine : 4Ê 10918-44/2.

Établissement du texte §

L’orthographe des éditions originales a été respectée à quelques exceptions près : la graphie ʃ a systématiquement été ramenée à la graphie s dans un souci de lisibilité ; de la même façon u et v, ainsi et i et j ont été distingués. Le tilde qui en de rares endroits marquait le redoublement d’une consonne nasale a été transcrit par une consonne double. Les capitales qui venaient à la suite des lettrines n’ont pas été conservées. Les alinéas au sein d’une tirade ont été reproduits à l’identique parce qu’ils marquaient souvent le commencement d’un récit. Les coquilles ont été corrigées, mais l’hésitation entre une coquille et une orthographe personnelle a parfois fait conserver des graphies aujourd’hui surprenantes.

La ponctuation a été laissée dans l’état pour sa valeur prosodique (évidente notamment pour des stichomythies et les interruptions) exception faite de points d’interrogation mis pour des points d’exclamation, et de la mise en apostrophe fautive de certains noms. La graphie de certains mots varie non seulement d’un cahier à l’autre, mais aussi souvent d’un vers à l’autre : on trouvera donc notamment l’adjectif lâche écrit tantôt ainsi tantôt lasche, une certaine confusion entre é et ay, comme dans « fussay-je », l’emploi indifférent de en et an, et de ein et ain, la graphie Et bien et Et quoi pour Eh bien et Eh quoi, l’alternance entre flâme et flamme et l’emploi de conte pour compte.

On a pu par ailleurs observer une tendance à harmoniser les graphies à la rime : satisfasse devenant satisface pour rimer avec place ou pense écrit pence pour rimer avec circonstance.

Enfin les bandeaux, filets, lettrines et autres culs-de-lampe fleuris qui embellissent les éditions originales n’ont pas été reproduits.

De plus de nombreuses règles grammaticales et locutions conjonctives diffèrent du français moderne, dont nous donnons ici les plus fréquentes :

– le participe présent s’accorde en genre et en nombre avec son sujet,

– les conjonctions puisque, lorsque, quoique sont en deux mots,

– soudain que s’emploie pour dès que, premier que pour avant que,

– comme qu’il en soit remplace parfois quoi qu’il en soit,

– jusqu’à ce que peut être suivi de l’indicatif pour une action dans le passé,

– les verbes croire et désirer se construisent avec de + infinitif, tandis qu’ignorer se construit avec à + infinitif, et l’on dit aider à quelqu’un, parler à lui, et enseigner quelqu’un,

– parmi les relatifs, qui se substitue souvent à lequel et à auquel,

– le complément du comparatif peut être introduit par comme, « qu’il soit aussi content comme il fut amoureux »,

– malgré un emploi adverbial, tout s’accorde en genre et en nombre, « nous sommes tous en feu »,

– les règles de l’accord du participe passé précédé du complément d’objet direct ne sont pas aussi rigoureuses qu’aujourd’hui,

– aucun peut être mis au pluriel et signifier quelques-uns.

Liste des coquilles §

Dom Quixote de la Manche §

Personnages Acte I  : Gardenie pour Cardenie ; vers 48 : tant soit [peu] guérie ; vers 98 : regneu pour recogneu ; vers 103 : longneurs ; vers 52 : Landalousie ; vers 199 :contez-là ; vers 252 : le voile pour la voile ; vers 278 : en eut-il pour en eust-il ; vers 291 : plain pour plein ; vers 297 :garentir ; vers 300 : qu’il la preveuë au lieu de l’a ; vers 333 : s’abille ; vers 340 : n’est-ce [pas] ; vers 372 : vaux pour vaut ; vers 476 : elle ta fait servir ; vers 482 : j’ettez vous ; vers 486 : vous-vous moquez ; vers 495 : a ton jamais vu ; vers 498 :recompencer ; vers 523 : fueilleté ; vers 538 : diroit pour disoit ; vers 554 : crain pour crin ; vers 571 : conclurre ; vers 589 : mourois pour mourrois ; vers 639 : a-elle pour a-t-elle ; vers 644 : j’espire ; vers 653 : Mademe ; vers 710 : la fait faire ; vers 738 : a la la couronne ; vers 764 : M à l’envers ; vers 772 : amanst ; vers 810 : Cardenie pour Fernande ; vers 837 : desillez ; vers 859 : n’eglige ; vers 866 : & nous nous aussi ; vers 907 : dit dit ; vers 927 : ta seduit ; vers 929 : percistes ; vers 970 : galenterie ; vers 987 : n’égale pour N’égale ; vers 1002 : hémistiche non aligné ; vers 1005 : excussent ; vers 1075 : dérouillés pour dérouillées ; vers 1090 : l’arron ; vers 1102 : ny le fut jamais, manque ne ; vers 1129 : fust pour fut ; vers 1230 : voulut pour voulust ; vers 1256 : j’abaise ; vers 1272 : Autone ; vers 1310 : eust pour eut ; vers 1317 : quoy qu’en dit ; vers 1345 : rengée ; vers 1379 : excecrables ; vers 1385 : eust pour eut ; vers 1404 : moi qui l’ait fait ; vers 1562 : mot ville oublié ; vers 1599 : poits ; vers 1636 : suit pour suis ; vers 1656 : la rendu ; vers 1681 : plain pour plein.

Dom Quichot de la Manche, seconde partie §

Vers 66 : Arger pour Alger ; vers 276 : pouvies pour pouviés ; vers 496 : demeure pour demeurez ; vers 524 : accidents que j’ai vu ; vers 568 : amuses pour amusés ; vers 588 : encore un peut ; p. 46 : scène II pour scène III ; vers 931 : je n’en scait rien ; vers 950-958-1018 : fut pour fût ; vers 996 : penser pour panser ; vers 1026 : me va cousté ; vers 1075 : cercher ; vers 1158 : nous pour vous ; vers 1181 : je pour il ; vers 1207 : content pour comptant ; vers 1677 : quérir pour guérir ; entre vers 1784 et 1785 : vers manquant.

Dom Quichot de la Manche, seconde partie §

Extraict du Privilege du Roy. §

Par grace & Privilege du Roy, donné à Paris le 28. jour de May 1639. Signé par le Roy en son Conseil, De Monceaux : Il est permis à Toussainct Quinet, Marchand Libraire à Paris, d’imprimer ou faire imprimer, vendre & distribuer une piece de Theatre, intitulée Dom Quichot de la Manche, durant le temps et espace de trois ans, à compter du jour qu’elle sera achevée d’imprimer. Et defenses sont faites à tous Imprimeurs, Libraires & autres, de contrefaire ladite piece, ny en vendre ou exposer en vente de contrefaite, à peine aux contrevenans de trois mil livres d’amende, & de tous ses despens, dommages & interests, ainsi qu’il est plus au long porté par lesdites lettres, qui sont en vertu du present Extraict tenuës pour bien & deuëment signifiées ; à ce qu’aucun n’en pretende cause d’ignorance.

  Et ledit Quinet a associé au Privilege cy-dessus datté, Antoine de Sommaville aussi Marchand Libraire à Paris, suivant l’accord fait entr’eux.

Achevé d’imprimer pour la premiere fois, le 15. Juillet mil six cens quarante.

Les Exemplaires ont esté fournis.

ACTEURS. §

  • D. QUICHOT.
  • SANCHE.
  • LA NIEPCE de Dom Quichot.
  • THERESE, femme de Sanche.
  • D. LOPE, amy de Dom Quichot, & déguisé en Chevalier.
  • LE BARBIER.
  • LE DUC & sa suite.
  • LA DUCHESSE.
  • L’AUSMONIER du Duc.
  • RODRIGUE, Dame d’honneur de la Duchesse.
  • DEUX HERAUTS du Sophy.
  • DEUX INFANTES de Perse.
  • UN DEMON.
  • Enchanteurs : LIRGANDEE. ALQUIF. ARCHELAUS. MERLIN.
  • DULCINEE.
La Scene est à la Manche.

ACTE I. §

[p. 1]

SCENE PREMIERE. §

DOM QUICHOT, SA NIEPCE.

D. QUICHOT.

Ne m’importune plus.

LA NIEPCE.

Quoy partir ?

D. QUICHOT.

Il le faut.
Le monde souffre trop quand ce bras luy defaut*. [p. 2]
Depuis que j’ay cessé de courir la campagne,
Les Geants à leur gré pillent toute l’Espagne,
5 On ne sçauroit sortir sans voir errer quelqu’ame
Qui se vient plaindre à moy de cette troupe infame ;
Et par des cris aigus semble dire à tous coups,
Donnez-moy le repos, vengez-moy, vengez-nous.
Que retarday-je encor de reprendre les armes ?
10 Allons verser du sang, allons tarir des larmes.
Qu’on aille querir Sanche !

LA NIEPCE.

Enfin il faut parler :
Le mal est trop pressant pour le dissimuler.
Monsieur, si vous pensez à quitter le village,
J’iray dire par tout que vous n’estes pas sage :
15 Mesmes j’en feray voir tant de bonnes raisons,
Qu’on vous mettra sans doute* aux petites Maisons*.
Quels transports* sont-ce cy ? quelles melancholies*?
Quels Geants ? quelles voix ? plustost quelles folies ?
Vous avez veu comment on s’est moqué de vous,
20 Que l’on vous a traité comme on traite les fous.
Et vous voulez encor.

D. QUICHOT.

Ah petite friponne !
Vous vous émancipez, mais je vous le pardonne ;
Un esprit bas & vil vous fait parler ainsi, [p. 3]
Vous ignorez comment mon bras a réussi
25 Dans les derniers combats où m’a porté la gloire,
Comme sur Malembrun j’emportay la victoire,
Comme je delivray deux amants enchantez,
Qui depuis deux mil ans estoient persecutez ;
Comme je mis à bas des barbes authentiques,
30 Comme fasché* de voir tant de noires pratiques*
Je me mis en colere, & par un seul regard
J’en brûlay l’instrument en brûlant Chevillard.
Vous ignorez aussi qu’une charmante Reine
Par son affection50 m’a bien fait de la peine :
35 Sanche vous le peut dire, il n’a tenu qu’à moy
D’estre en un mesme jour son Espoux & son Roy.
Jugez apres cela si je puis tenir conte
De vos lâches conseils sans en rougir de honte ?

LA NIEPCE.

Quoy mon oncle est-ce ainsi que vous vous emportez
40 Apres les mouvemens de tant d’absurditez?
Tout ce dont vous parlez ne fut qu’un artifice
Pour vous faire quitter ce honteux exercice
Qui nous perd tous d’honneur. Dom Lope nous l’a dit,
Tout le monde en murmure, ah mon oncle !

D. QUICHOT.

Suffit. [p. 4]
45 Dom Lope & tout le monde envieux de ma gloire,
Voudroient de mes hauts faits étouffer la memoire :
Quantité d’Enchanteurs ont le mesme dessein ;
Mais je leur feray voir qu’ils travaillent en vain :
Celuy51 qui prend le soin de mes exploits de guerre,
50 Doit porter mon renom aux deux bouts de la terre,
Vos pleurs & vos conseils sont icy superflus,
Cessez de vous troubler, & ne me troublez plus.
Il faut, il faut que j’aille où la gloire m’appelle,
Infantes je m’en vay prendre vostre querelle,
55 Princes depossedez je cours vous restablir,
Orphelins, mon secours ne vous sçauroit faillir,
En vain pour divertir* une si belle envie,
On me veut faire prendre un autre train de vie.
Infantes, Orphelins, Princes ne craignez rien,
60 On ne peut me forcer*, je m’eschaperay bien.
Fussay-je dans la tour où la fille d’Acrise52
Par le Dieu Jupiter fut autresfois surprise ;
Fussé-je au labyrinthe où logeoit autresfois
Le fils de Pasifée & l’horreur des Cretois;
65 Fussay-je dans le fonds des cachots effroyables
Des Corsaires d’Alger, parmy ces miserables
Qui languissent captifs dans la honte des fers
Au bord de la mer Noire ou plustost aux enfers :
Ce bras, ce puissant bras, ce pere de miracles
70 Sera plus fort cent fois que les plus forts obstacles.
Je vous le dis encor Infantes, Orphelins,
Vos astres n’auront plus des aspects si malins, [p. 5]
Malgré les Enchanteurs qui me livrent la guerre,
De vos persecuteurs j’iray purger la terre ;
75 Le sort en est jetté, rien ne peut m’arrester.

SCENE II. §

DOM LOPE, LE BARBIER, D. QUICHOT, SA NIEPCE.

LA NIEPCE.

Dom Lope & le Barbier vous viennent visiter,
Messieurs, mon oncle sort retenez-le de grace,
Et sauvez aujourd’huy l’honneur de nostre race*.

D. QUICHOT.

Vous m’obligez beaucoup.

D. LOPE.

Vous allez donc partir ?

D. QUICHOT.

80 Vos seuls commandemens m’en peuvent divertir*,
C’est trop, c’est trop souffrir que l’injuste licence*
Des Geants orgueilleux opprime l’innocence,
C’est trop rester oisif dans ce siecle maudit, [p. 6]
Où le vice commande avec tant de credit*,
85 Où l’on ne voit par tout que villes desolées,
Que Princes exilez, qu’Infantes violées.

LA NIEPCE.

Mais quel remede enfin pouvez-vous apporter
A ces mal-heurs communs ?

LE BARBIER.

Il n’en faut plus douter,
Le bon-homme mourra dans son extravagance.

D. QUICHOT.

90 Ma niepce en cet endroit* peche par ignorance,
Elle n’a jamais leu les insignes explois
Des Chevaliers errants, de qui je suy les loix,
J’en connoy plus de cent dont le moindre a fait teste
A dix mille geants armez pour sa defaite,
95 Et qui sans se peiner à coups de coutelas*
Leur a dans un matin coupé jambes & bras.
Que n’a point fait Rolland pour l’amour d’Angelique ?
(Il avoit tort pourtant puisqu’elle estoit lubrique.)
Que n’a point fait encor Renaud de Montauban,
100 Richard, Roger de Grece, & son frere Artaban ;
Mais sur tous Amadis lors qu’il avoit des armes
Qui pouvoient resister à la force des charmes*?
On leur a veu souvent abatre à coups de main [p. 7]
Des murs que les beliers avoient battus en vain.
105 Mais ce n’estoit que jeu pour les simples novices,
Ils avoient bien encor de plus durs exercices ;
J’ay veu Gerileon à l’âge de quinze ans
Couper d’un petit coup la teste à six geans,
Geants aussi bien faits qu’il en soit dans l’histoire,
110 Je vous les depeindray si j’ay bonne memoire.
Comme deux grosses tours leurs jambes paroissoient,
Leurs cuisses & leur corps à mesure croissoient ;
Leurs bras longs d’une lieuë alloient frappant les nuës,
Armez de coutelas* & de fortes massuës,
115 Dont la moindre égaloit la grandeur d’un clocher :
En chacun de leurs yeux on voyoit un bucher
Tel que celuy qu’Hercule en sa fureur extreme
Alluma sur Œta pour se brûler soy-mesme,
Leurs corps estoient de pierre & leurs armes d’acier ;
120 Ce jeune homme pourtant les sceut humilier,
D’un seul coup de sa main il les mit tous en poudre.

LE BARBIER.

Le coup fut bien joly.

D. QUICHOT.

L’on soupçonna le foudre
D’avoir favorisé ce jeune combattant.

D. LOPE.

[p. 8]
Ce n’est pas sans sujet.

D. QUICHOT.

On se trompoit pourtant,
125 Il est vray qu’Osiris l’assista par ses charmes*.
Je ne vous diray rien des progrez de mes armes,
Vous les avez pû voir, tout le monde les sçait,
Gerileon fit bien, & je n’ay pas mal fait.

D. LOPE.

Il est tout achevé53.

LA NIEPCE.

Ramenez-le54 de grace.

D. QUICHOT.

130 L’ennemy d’Amadis, & de toute sa race*,
L’enchanteur Archelaus traverse* mes desseins,
Mais ses enchantements sont moins forts que mes
mains,
Il changea l’autre jour par un excez d’envie
Trente geants armez, à qui j’ostay la vie,
135 En autant de moulins, à dessein d’étouffer
L’honneur que l’on m’eust fait m’en voyant triompher :
Deux jours apres cela, je défis une armée, [B,9]
Desja de tous costez voloit ma renommée ;
Quand ce traistre changea pour me faire enrager
140 Les soldats en moutons, & leur Chef en berger.

D. LOPE.

Cet enchanteur a tort.

LE BARBIER.

Il fait de grands miracles,
Et je croy qu’apres tout de si puissants obstacles
Ne vous sont opposez que pour vous divertir*
De ce dessein fatal qui vous force à partir :
145 Vous y devriez penser, & craindre la Magie.

D. QUICHOT.

Barbier, ce fait icy n’est pas de Chirurgie,
Et nos armes aussi ne se ressemblent pas,
Vous portez un razoir, je porte un coutelas*.

LE BARBIER.

Je n’y voy pas pourtant beaucoup de difference,
150 Je porte la lancette, & vous portez la lance,
Et vostre digne armet tient fort de mon bassin.

D. LOPE.

Ne le prenez pas là, c’est l’armet de Membrin ;

D. QUICHOT.

[p. 10]
Suffit, vous le sçavez ;

D. LOPE.

C’est trop vous contredire :
Que le grand Dom Quichot fasse ce qu’il desire,
155 Je ne l’arreste plus, allez vaillant Heros,
Ainsi vostre travail* soit suivy du repos,
Ainsi vos beaux exploits secondent vostre attente ;
Ainsi puissiez-vous voir cette bande arrogante
D’enchanteurs mise à bas ; & puisse ainsi tousjours
160 L’Infante Dulcinée approuver vos amours.

LA NIEPCE.

Monsieur que faites-vous ?

D. LOPE.

N’en soyez pas en peine,
Je l’arresteray bien, escoutez.
Il parle à l’oreille de la Niepce & du Barbier.

D. QUICHOT.

Ah ma Reine.
Doy-je attendre ce bien de vos rares bontez ?

LE BARBIER.

Ce dessein me ravit. Partez, Seigneur, partez.
165 Ainsi55 Sanche jamais à vostre grand dommage [p. 11]
Dans ce casque ou bassin ne mange du fromage !
Ainsi jamais lyon ne vous veuille assaillir !
Ainsi jamais le pain ne vous puisse faillir !
Rencontriez*-vous tousjours ou chasteaux ou taverne
170 Sans que l’on vous y pelaude*, ou que l’on vous y berne*
Ainsi jamais forçats ne vous mettent à nu :
Que le grison* de Sanche enfin soit reconnu,
Qu’on le luy rende sain & tout parfumé d’ambre,
Jamais More enchanté n’approche vostre chambre
175 Pour vous ravir l’Infante, & troubler le repos !
Que jamais Muletier ne vous froisse* les os :
Mais qu’enfin triomphant, & suivy d’Hymenée
Vous puissiez revenir couronner Dulcinée.

SCENE III. §

SANCHE, D. QUICHOT, D. LOPE, LE BARBIER ET LA NIEPCE.

SANCHE.

Maudite ambition, que voulez-vous de moy !
180 Où me conduisez-vous ?

LA NIEPCE.

[p. 12]
Ah meschant est-ce toy ?

SANCHE.

Je ne suis pas meschant, mais je suis Sanche Pance,
Vous me connoissez bien.

LA NIEPCE.

As-tu bien l’impudence
De revenir encor dedans cette maison ?

SANCHE.

Pourquoy m’outragez-vous ?

LA NIEPCE.

Parce que j’ay raison,
185 N’est-ce pas toy maudit ?

SANCHE.

Ah ! Tréve à ces injures.

LA NIEPCE.

Ne fais-tu point courir apres les adventures
Ton maistre que voilà ? ne l’as-tu point mené
Dans des deserts* affreux comme un esprit damné ?

SANCHE.

[p. 13]
Ah, n’estoit le respect que je dois à mon maistre,
190 Deux ou trois coups de poing vous feroient bien
connestre*
Que vous vous méprenez : c’est luy qui me conduit
Dans des mondes deserts* & de jour & de nuit,
Je ne fay que le suivre avec beaucoup de peine
Aux mal-heureux endroits où le Diable le mene ;
195 C’est moy qui suis enfin le seduit, le mené,
Le froissé*, le trompé, le battu, le berné,
Et tout pour aborder à cett’isle promise
Que je doy gouverner & qui n’est pas conquise ;
J’enrage quand j’y pense.

D. QUICHOT.

Ah, Sanche c’est assez,
200 Vous serez satisfait de vos travaux* passez :
Cependant* retenez vostre langue indiscrete.

LE BARBIER.

Mais qu’est-ce que cett’isle, est-ce donc quelque beste ?

SANCHE.

Nenny c’est un Royaume où je doy gouverner :
Mais Monsieur le Barbier, c’est trop nous lanterner*,
205 Vous deussiez respecter des gens de nostre sorte.
[p. 14]
Monseigneur, commandez que tout le monde sorte.

D. LOPE.

Nous allons obéir sans ce commandement.

D. QUICHOT.

Cette civilité m’oblige infiniment.

LA NIEPCE.

Ils s’en vont comploter leur troisiesme saillie*.

D. LOPE.

210 Nous les suivrons de pres pour guerir leur folie.

SCENE IV. §

SANCHE, DOM QUICHOT.

SANCHE.

Enfin apres avoir querellé bien des fois,
J’ay disposé ma femme à ce que je voulois,
Elle ne se plaint plus de voir que je la quitte.

D. QUICHOT.

[p. 15]
Nous pouvons donc partir.

SANCHE.

Non pas encor si viste ;
215 Elle m’a conseillé qu’au moins à tout hazard
J’escrivisse avec vous avant nostre depart,
Et quoy qu’on puisse dire, on est digne de blâme
De mespriser tousjours les conseils d’une femme,
La mienne en cet endroit* parle avec jugement.

D. QUICHOT.

220 Mais quel est ce conseil dites-le clairement.

SANCHE.

Vous sçavés que la mort ne respecte personne,
Et qu’il faut malgré nous vouloir ce qu’elle ordonne,
Fussiés-vous mieux armé que n’est un Jaquemard*,
Vous ne sçauriés parer la pointe de son dard ;
225 Lors que moins on y pense elle nous vient surprendre,
Et le mesme Amadis ne s’en peut pas defendre ;
Tant d’autres Chevaliers que je n’ay pas connus,
Dont vous m’avés parlé, que sont-ils devenus ?
Ils ont suby la loy qu’il nous faudra tous suivre,
230 On les a veu mourir, si l’on les a veu vivre :
(Car pour ce dernier poinct, il m’est un peu suspect.) [p. 16]

D. QUICHOT.

Taisez-vous ou parlez avec plus de respect.

SANCHE.

Je dy donc que la mort cette vieille damnée
Vous peut exterminer dans une matinée,
235 Et ce coup quoy que grand ne me surprendroit pas ;
Car sa faux tranche mieux que vostre coutelas*.
En vain contre sa force on oppose les charmes*
Que les magiciens marmotent sur les armes,
Le Cimeterre ardent, Flamberge, Durandal56
240 Qui coupoient comme beurre, acier, marbre & metal,
Et tant d’autres encor dont vous parlez sans cesse,
N’ont eu dequoy tenir contre cette diablesse.

D. QUICHOT.

Enfin à quel dessein tendent tous ces discours ?

SANCHE.

Tous ceux qui les portoient ont veu finir leurs jours,
245 Et malgré leurs armets, leurs lances & leurs bretes*57,
Ces fendeurs de nazeaux sont morts comme des bestes.
Mais ce qui plus m’estonne, est de voir que sans chois
La mort fauche en tout temps les subjects &les Roys,
Le sage avec le fou, le pauvre avec le riche, [p. C,17]
250 Le Maistre & l’Escuyer, le prodigue & le chiche,
Le jeune & le vieillard, le malade & le sain,
Le lâche & le vaillant, le noble & le vilain,
Le plus petit asnon comme le plus grand asne,
Et dedans un chasteau comme en une cabane.

D. QUICHOT.

255 Sanche venons au poinct, c’est par trop discourir.

SANCHE.

Ayant donc reconnu qu’il nous faut tous mourir,
Ma femme trouve bon.

D. QUICHOT.

Parle donc, que veut-elle ?

SANCHE.

Elle veut.

D. QUICHOT.

Tes discours me rompent la cervelle,
Abrege si tu peux !

SANCHE.

Monsieur, ma femme veut.

D. QUICHOT.

[p. 18]
260 C’est estre bien prudent de vouloir ce qu’on peut :
Mais parle si tu veux.

SANCHE.

Monsieur.

D. QUICHOT.

Parle.

SANCHE.

J’enrage ;
Laissés-moy donc parler.

D. QUICHOT.

Tant de caquet m’outrage ;
Acheve donc maudit !

SANCHE.

Laissés-moy commencer :
Ma femme a donc pensé.

D. QUICHOT.

Qu’a-t-elle pû penser ?
265 Qu’est-ce ? parle & soy bref.

SANCHE.

[p. 19]
Ah Dieu que j’ay de peine !
C’est.

D. QUICHOT.

Quoy ?

SANCHE.

C’est ce que c’est, laissés-moy prendre haleine.
Mal-heureux que je suis ; j’ay l’esprit tout confus !

D. QUICHOT.

Mais qu’est-ce parle enfin ?

SANCHE.

Il ne m’en souvient plus ;
Voilà le bel effect de vostre impatience.

D. QUICHOT.

270 Dites plustost celuy de vostre impertinence.
Si tout du premier coup vous m’eussiés raconté
Ce qu’on vous avoit dit, je vous eusse escouté ;
Mais puisque le desir d’exercer vostre langue
Vous a fait degorger cette belle harangue,
275 Que vous n’avés rien dit de ce que vous deviés
Lors que je le voulois & que vous le pouviés :
Vostre punition me semble legitime, [p. 20]
Et mesme de beaucoup moindre que vostre crime :
Or parlés à cett’heure en toute liberté.

SANCHE.

280 C’est, ce n’est pas cela, je me suis mesconté ;
Et de grace, Monsieur, aidés à ma memoire.

D. QUICHOT.

Tu parlois de ta femme, & qu’il la falloit croire.

SANCHE.

Ah bon ! je m’en souviens, ma femme m’a donc dit
Que je ne devoy pas m’engager à credit*,
285 Et qu’en attendant l’Isle ou bien quelque Royaume,
Qui doibt changer en dais mon pauvre toict de chaume,
Il seroit à propos pour nourrir mes enfans
Que vous m’assignassiez des gages tous les ans.

D. QUICHOT.

Des gages ignorant ! il est facile à croire
290 Que ta femme ny toy n’avés point leu l’Histoire ;
Voyez les Amadis, les Platirs, les Renauds,
L’Archevesque Turpin, Tirante, Ronceveaux,
Tous les trois Palmerins, Bernard de Straparole,
El Cavalié del Phoebe, Olivante, Gilpole,
295 Rolland le Furieux, Splendian, Philismard, [p. 21]
Les quatre fils d’Aymon, Jean de Paris, Richard,
Morgand, Robert le Diable, & Pierre de Provence ;
Et vous condamnerés vostre crasse ignorance.
Car vous n’y verrés point que jamais Chevalier
300 Ait traité de la sorte avec son Escuyer,
Et je ne voudroy pas, pour plaire à vostre femme,
Contrevenir à l’ordre, & me charger de blâme :
Non, je n’en feray rien.

SANCHE.

Monsieur.

D. QUICHOT.

N’en parlons plus.

SANCHE.

Je me contenteray de deux cens mil escus ;
305 C’est peu pour un grand Roy, tel que vous devés estre.

D. QUICHOT.

Si vous me servez bien je vous doy reconnestre,
Ne vous meslez de rien, reposez-vous sur moy,
Je vous donneray l’isle, ou je vous feray Roy.

SANCHE.

Dieu le veuille ! à propos, dites-moy je vous prie
310 Si par quelque accident de la Chevalerie [p. 22]
Je puis devenir Roy, comme je le pretens,
Ma femme sera Reine, & mes fils des Infants.

D. QUICHOT.

Qui doute de cela ?

SANCHE.

Moy, j’en doute & je pense
Que c’est un peu beaucoup pour monsieur Sanche
Pance.

D. QUICHOT.

315 D’une telle façon le dé pourroit tourner
Que j’aurois dans trois jours cent isles à donner ;
Et si je les avois.

SANCHE.

Vous m’en donneriez une.

D. QUICHOT.

Asseuré que je suis de ma bonne fortune
Je te donnerois tout.

SANCHE.

Que de biens à la fois !
320 Partons Monsieur, partons, allons nous faire Roys.

D. QUICHOT.

[p. 23]
Soyez prest dans une heure.
D. Quichot se retire.

SANCHE.

Ah le genereux maistre !
Ah le brave Escuyer si ce qu’il dit peut estre !
Mais qui l’empescheroit ? le Diable qui m’en veut :
Mais comment l’empescher ? non cela ne se peut,
325 Dom Quichot l’a juré sur le bout de sa lance,
Est-ce assez que cela ? c’est bien ce que je pense :
Mais voicy ma Therese.

SCENE V. §

THERESE, SANCHE.

THERESE.

He bien tu vas partir ?
Tu vas donc me quitter ! y peux-tu consentir ?
Que feray-je sans toy ? comment pourray-je vivre ?
330 Ah ! ne pars point, mon Sanche, ou laisse-moy te
suivre.

SANCHE.

[p. 24]
Appaise tes douleurs.

THERESE.

Ah Sanche !

SANCHE.

Laisse-moy.

THERESE.

Où veux-tu donc aller ?

SANCHE.

Je vay me faire Roy :
Nous l’avons resolu, la chose est bien certaine :
Mais comme dans la vie on n’a nul bien sans peine,
335 Il faut que je te quitte, aimable & cher soucy*,
Les Escuyers errans doivent parler ainsi.
Le Ciel jaloux de voir nos ardeurs infinies,
Veut separer les corps de deux ames unies :
Helas que ce destin est remply de rigueur !
340 Il m’offre une couronne, & m’arrache le coeur :
Ainsi parle mon maistre avec la Dulcinée.

THERESE.

Mais quand reviendrez-vous ?

SANCHE.

[p. D,25]
Sur la fin de l’année.

THERESE.

Songez au moins à moy, songez àvos enfans,
Vostre fille Sanchique aura bien-tost vingt-ans,
345 Il faut la marier.

SANCHE.

Puisque rien ne nous presse,
Je veux attendre encor pour la faire Comtesse.

THERESE.

Comtesse, ah Dieu !

SANCHE.

Comtesse.

THERESE.

Ah gardez-vous-en bien !

SANCHE.

Et pour quelle raison ?

THERESE.

Pour nostre commun bien.

SANCHE.

[p. 26]
Quel mal peut proceder d’une belle alliance,
350 D’avoir des petits fils qu’on traite d’Excellence,
D’Altesse, de Grandeur, & de voir tous les jours
Sanchique avec un Comte & parmy le velours ?

THERESE.

Les maux que je prevoy de ce grand mariage,
Sont un tas de discours qu’en fera le village :
355 Voyez, dira quelqu’un, cette Comtesse-cy,
Ce n’est que de trois jours qu’elle s’habille ainsi ;
Je l’ay veu se parer d’une toile grossiere,
Son pere est bûcheron, sa mere lavandiere,
Un meschant toict de chaume & deux asnes fort vieux,
360 Composent tous les biens qu’ils ont de leurs ayeux.
Ah mon Sanche ! évitons un si sanglant reproche,
Donnons plustost Sanchique au jeune Lope Toche,
C’est un bon gros garçon qui luy fait les yeux dous,
Son pere est bûcheron, & paysan58 comme vous.
365 Pensez-y, mon mary, c’est dans cette famille
Qu’il faut que nous tâchions à loger nostre fille,
Non pas dans des palais & parmy le tracas,
Où la moitié du temps on ne l’entendroit pas,
Où le Comte sans doute* à la moindre colere
370 Luy mettroit sur le nez sa maison & son pere,
L’appelleroit paysane, & de mille autres noms [p. 27]
Qui peuvent convenir aux fils des bûcherons.

SANCHE.

N’as-tu plus rien à dire impertinente femme ?
Et quoy ne vois-tu pas que ce subjet de blâme,
375 Que le Comte mon fils peut avoir contre moy,
Cesse dés aussi-tost qu’on me couronne Roy ?
N’en parlons plus, suffit, elle sera Comtesse,
Et si vous me fâchez je la feray Princesse.

THERESE.

Vous pouvez la pourvoir encor plus hautement,
380 Mais ce ne sera pas de mon consentement,
Et je fay mon estat59 que je la verray morte
Quand vous me contraindrez de la voir de la sorte.
Ah Sanche !

SANCHE.

C’est en vain que vous versez des pleurs.

THERESE.

Quoy n’obtiendray-je rien ?

SANCHE.

Appaisez vos douleurs,
385 Et ne resistez plus à ce que je projette, [p. 28]
Comme Roy pretendu, vous estes ma subjette ;
Comme mary ma femme, & je ne dy rien plus.
Il se retire.

THERESE.

Tous mes empeschemens sont icy superflus,
Il faut pauvre Sanchique, ô comble de tristesse !
390 Il faut pour mon mal-heur que vous soyez Comtesse :
Nos marys peuvent tant sur nous & sur nos biens,
Qu’il leur faut obeïr quand ils seroient des chiens.

Fin du premier Acte.

ACTE II. §

[p. 29]

SCENE PREMIERE. §

DOM LOPE, sous l’habit du Chevalier des Miroirs ;
LE BARBIER, son Escuyer.

D. LOPE.

Il faut l’attendre icy de crainte qu’il s’éloigne.

LE BARBIER.

Nous allons commencer une estrange besogne.

D. LOPE.

395 Facile.

LE BARBIER.

Que sçait-on ?

D. LOPE.

L’apparence* est pour nous.

LE BARBIER.

[p. 30]
La fortune pourtant aide souvent aux fous.

D. LOPE.

C’est veritablement la creance* commune,
Mais contre nos desseins que pourroit la fortune.

LE BARBIER.

Mille coups endiablez qu’on ne sçauroit prévoir.

D. LOPE.

400 Doutez-vous que mon bras ait manqué de pouvoir60
Pour vaincre sans effort ce Heros phantastique?

LE BARBIER.

J’ay peur que vous aurez besoin de ma boutique,
Les fous comme les sourds frappent horriblement.

D. LOPE.

Je ne vous en croiray qu’apres l’evenement.

LE BARBIER.

405 Si nous ne nous taisons cette nuict est si sombre
Qu’ils pourroient s’esquiver à la faveur de l’ombre,
Il faut.

D. LOPE.

[p. 31]
Paix, escoutons.

LE BARBIER.

Qu’est-ce ?

D. LOPE.

J’enten du bruit.

LE BARBIER.

Il faut se reculer.

SCENE II. §

DOM QUICHOT, SANCHE, D. LOPE, LE BARBIER.

D. QUICHOT.

Heureuse & belle nuit !
Quel jour peut t’égaler apres cette adventure ?
410 Tu caches l’œil de la Nature
Pour faire estinceller en cent lieux differens
L’astre des Chevaliers errans.

D. LOPE.

[p. 32]
Quel jour, ô belle nuict, peut égaler tes ombres,
Tu vois briller dans ces lieux sombres,
415 Au lieu du beau Soleil qui regle nos saisons,
L’astre des petites Maisons*.

SANCHE.

Heureuse & belle nuict ! mais cert’un peu trop noire :
Quel jour peut t’égaler en gloire ?
Tu fais voir à la terre en dépit des Barbiers
420 La lanterne des Escuyers.

LE BARBIER.

Heureuse & belle nuict !mais cert’un peu trop noire
Pour faire éclatter ma victoire,
Non pas pour m’empescher d’aller mettre en quartiers
Le plus badin des Escuyers.

SANCHE.

425 Monsieur qu’avez-vous dit ?

D. QUICHOT.

[E,33]
Tréve à la raillerie.

SANCHE.

Je n’ay pas dit un mot.

D. QUICHOT.

Taisez-vous je vous prie.

SANCHE.

Vous vous moquez fort bien.

D. QUICHOT.

Vous vous moquez fort mal :
Suffit, n’en parlons plus, c’est là le principal.
Malgré toute la terre ensemble conjurée
430 La couronne m’est asseurée,
Et je vay mettre à fin tant de nobles projects
Que de Roys seront mes subjects.

D. LOPE.

Malgré toute ta bande ensemble conjurée
La marotte t’est asseurée,
435 Et si tu ne reprens le chemin du hameau,
On te suivra comme un chameau.

SANCHE.

Malgré toute la Manche, & quoy qu’on puisse dire,
J’auray l’isle que je desire,
Et ma fille Sanchique aura pour son espous
440 Un Comte aussi brave que nous.

LE BARBIER.

[p. 34]
Malgré Therese Pance, & le project d’une isle
Tu seras mis au vau-de-ville,
Et l’on bernera* tant Sanchique & tous les tiens,
Qu’ils ne seront pas bons aux chiens.

D. QUICHOT.

445 Enfin, ma patience est à son poinct extresme :
Joüez vous donc ainsi vostre maistre & vous-mesme,
Que veut dire cela Sanche ?

SANCHE.

Je n’en sçay rien.
Mais j’imagine au moins que vous le sçavez bien :
A d’autres ce discours & vostre moquerie.

D. QUICHOT.

450 Sanche avez-vous finy cette galanterie*?

SANCHE.

Mais vous mesme Monsieur, quand la finirez-vous ?

D. QUICHOT.

Suffit.

D. LOPE.

Ils vont parler, prenons bien garde à nous.

D. QUICHOT.

[p. 35]
Et toy Reine des cœurs, parfaite Dulcinée,
Ta vertu sera couronnée,
455 Malgré les enchanteurs qui choquent mon dessein,
Un sceptre chargera ta main.

D. LOPE.

Toy Reine des moutons, grossiere Dulcinée,
Je te voy certes destinée,
Si quelque bon voisin ne te donne du pain,
460 A mourir quelque jour de faim.

SANCHE.

Et toy Therese Pance, honneur de ton village,
Crois au moins que je suis bien sage,
Et que dans peu de temps je seray Gouverneur,
Et toy mesme femme d’honneur.

LE BARBIER.

465 Et toy grosse Therese, horreur de ton village,
Crois que ton Sanche n’est pas sage,
Et que dans peu de temps s’il ne change de peau,
On l’écorchera comme un veau.

SANCHE.

Escorcher comme un veau ! moy qui suis si bon diable,
470 Ah mon maistre évitons ce presage effroyable ! [p. 36]
Donnez-moy mon congé.

D. QUICHOT.

D’où vient donc cette voix ?
Ah je voy ! c’est l’Echo61 qui respond dans ces bois.

D. LOPE.

Tout va bien ; cachons nous.

SANCHE.

Oüy, c’est elle sans doute*.

D. QUICHOT.

Je m’en vay luy parler, nous l’entendons, escoute.
475 Fille de l’air qui vis dans les concavitez
Des antres les plus noirs & les plus escartez,
Respons moy je te prie, est-ce toy qui repetes
Tout ce que nous disons ?

D. LOPE,

Echo.
Oüy, c’est moy grosses bestes.

SANCHE.

L’Echo nous connoit-elle ?

D. QUICHOT.

Il faut le confesser ;
480 Son discours me surprend plus qu’on ne peut penser, [p. 37]
Cette voix qui respond aux plaintes ordinaires
Que poussent les amans dans les lieux solitaires,
N’en repete jamais que les derniers accens,
Et celle-cy renverse & les mots & le sens,
485 Icy l’enchantement pervertit la Nature.

SANCHE.

Je veux bien pour le moins luy rendre son injure,
Laissez-moy luy parler. Coureuse de rampars
Qui te caches la nuict dans les trous des lezars,
Qui n’habites jamais, ny maison ny cabane,
490 Qui t’a conduite icy ?

LE BARBIER,

Echo.
Ta sottise gros asne.

SANCHE.

Me voilà bien payé !

D. QUICHOT.

Dans cet evenement
L’Enchanteur Archelaus agit certainement.

SANCHE.

Cet’Echo me déplaist : Mais, Monseigneur, de grace,
Souffrez encore un coup que je me satisfasse,
495 Je crain la moquerie en ce rencontre* icy. [p. 38]

D. QUICHOT.

Fay ce que tu voudras.

SANCHE,

met la main sur la bouche de D. Quichot.
Demeurez donc ainsi.

D. QUICHOT.

Ne me presse pas tant.

SANCHE.

Harangere insolente,
Qui brocardes l’honneur de la milice* errante,
Maistresse des crapaux, des lutins, des hibous,
500 Que l’horreur a placez dans les plus sales trous,
Taupe, chauve-souris : compagne des sorcieres
Que dois-je attendre enfin ?

LE BARBIER,

Echo.
Mille coups d’estrivieres.

SANCHE.

C’est elle asseurement, il n’en faut plus douter.

D. QUICHOT,

met la main sur la bouche de Sanche.
Par la mesme raison je me veux contenter.

SANCHE.

[p. 39]
505 Ah Dieu ! vous m’estouffez.

D. QUICHOT.

Tay-toy mal-heureux homme.

SANCHE.

Monsieur, je n’en puis plus.

D. QUICHOT.

Escoute, ou je t’assomme.
Rebut du beau Narcisse, hostesse de ces bois,
Nymphe de qui le corps n’est plus rien qu’une vois
Trop babillarde. Echo, fay moy sçavoir encore
510 Si c’est toy qui respons.

D. LOPE.

Oüy, oüy, c’est moi pecore.

SANCHE.

Et bien qu’en dites-vous ?

D. QUICHOT.

Je veux un peu resver*.
C’est dans les Amadis que j’en pourroy trouver
Premier, second, troisiesme, ou dans Robert le Diable. [p. 40]

SANCHE.

Il parle à des démons, que je suis miserable !

D. QUICHOT.

515 Renauld dans le chasteau, Tirante dans les bois,
Gerileon sous terre est servy par des vois :
Richard & ses Esprits.

SANCHE.

Je frissonne ! je tremble !

D. QUICHOT.

Tous ces evenemens n’ont rien qui luy ressemble ;
Si je ne suis trompé, je le descouvre enfin
520 Le Chevalier des morts suivy par un lutin.

SANCHE.

Helas je suis perdu !

D. QUICHOT.

La seule difference
Est que son lutin l’aime, & cette voix m’offence.

SANCHE.

Monsieur, que faites-vous ?

D. QUICHOT.

[F, 41]
Je passe de l’esprit
Sur tous les accidens que j’ay veus par escrit,
525 Pour voir si je pourrois trouver quelque fortune
Semblable à celle-cy, mais je n’en trouve aucune.

SANCHE.

Me voilà delivré de ma nouvelle peur :
Monsieur, éloignons-nous de ce lieu plein d’horreur.

D. QUICHOT.

Je le veux, allons donc.

LE BARBIER.

Ils s’eschapent sans doute*.
530 Commencez.
D. Lope jouë de la guitarre.

SANCHE.

Qui va là ? Monsieur !

D. QUICHOT.

Poltron, escoute.

D. LOPE,

chante.
Erreray-je tousjours dans ce desert* sauvage
A la mercy des loups [p. 42]
Moins bestes que vous,
Sans voir fleschir vostre courage,
535 Comme je voy leur rage
Se changer en respect
A mon aspect, à mon aspect, à mon aspect ?

SANCHE.

Cett’Echo, cette voix qui demeure soubs terre,
Et qui parloit tantost, a-t-elle une guiterre ?

D. QUICHOT.

540 Paix, ce n’est pas l’Echo, c’est plustost un amant
Qui se plaint de sa dame avec cet instrument.

D. LOPE.

Pour vous j’ay prodigué tout le sang de mes veines
Dans l’horreur des combats,
J’ay rompu les bras
545 A plus de mille Capitaines :
J’ay fait mourir des Reines
Qui brûloient nuict & jour
De mon amour, de mon amour, de mon amour.

SANCHE.

Quel grand Diable voilà, laissons-le je vous prie.

D. QUICHOT.

[p. 43]
550 Ne m’importune plus par ta poltronerie.

SANCHE.

Si nous ne décampons, il nous rompra les bras.

D. QUICHOT.

Traistre, vous estes mort si vous faites un pas.

D. LOPE.

Pour mon amour se meurt l’Infante Dulcinée,
Et le grand Dom Quichot
555 Vaincu comme un sot,
Depuis trois jours me l’a donnée ;
Je l’ay pourtant abandonnée
A l’amoureux courrous
De cent filous, de cent filous, de cent filous.

D. QUICHOT.

560 L’imposture en ce poinct aggrave l’insolence.
Qui va là ?

SANCHE.

Je suis mort.

D. QUICHOT.

Qui va là ? ça* ma lance.

D. LOPE.

[p. 44]
O vous qui me troublez dans mes tristes souspirs !
Si vous avez un cœur sensible aux déplaisirs*,
Approchez-vous de moy pour apprendre une histoire
565 Dont les siecles futurs garderont la memoire,
Et qui fera pleurer pendant plus de mille ans
Les femmes de village & les petits enfans.
Parlant au Barbier.
Amusés* l’Escuyer, j’escarteray le Maistre.

D. QUICHOT.

Arrestez Chevalier, je vous ay veu parestre,
570 Où se dressent vos pas ?

D. LOPE.

Je vay chercher la mort
Comme le seul remede aux rigueurs de mon sort,
Apres avoir gagné vingt batailles rangées,
Apres avoir forcé cent villes assiegées,
Conservé la couronne à plus de mille Infants,
575 Blessé des Enchanteurs, assommé des Geants,
Vaincu dans un duël un champion d’élite
Dom Quichot de la Manche.

D. QUICHOT.

Ah ! n’allons pas si viste
Monsieur le Chevalier.

D. LOPE.

[p. 45]
Apres tous ces exploits,
Un jeune enfant tout nud m’a rangé* sous ses Lois,
580 Amour.

D. QUICHOT.

Laissons l’Amour, & contez-moy l’Histoire
De ce fameux duël qui vous comble de gloire,
Que j’en apprenne au vray l’ordre, le lieu, le temps,
La naissance, la suite & tous les incidens.

D. LOPE.

Quoy que dans mes mal-heurs je gehenne* ma pensée,
585 Si je la reflechis sur ma gloire passée,
Je veux bien pour vous plaire aggraver ma douleur,
Et faire encore un coup triompher ma valeur ;
Escartons-nous un peu pour parler à nostre aise.

D. QUICHOT.

Allons où vous voudrez. Qu’il parle ou qu’il se taise :
590 Il n’en a que trop dit, mais pour me contenter,
Avant que l’estrangler je le veux escouter.

SCENE III. §

[p. 46]
LE BARBIER, SANCHE.

LE BARBIER.

Où vas-tu mon amy ?

SANCHE.

Ma foy je n’y voy goute ;
Je vay, je n’en sçay rien.

LE BARBIER.

Parle, où pren tu ta route ?

SANCHE.

Je vay, je suy mon maistre.

LE BARBIER.

Et qu’est-il ?

SANCHE.

Chevalier.

LE BARBIER.

[p. 47]
595 Errant ?

SANCHE.

Errant.

LE BARBIER.

Et toy ?

SANCHE.

Je suis son Escuyer.

LE BARBIER.

Heureuse & belle nuict !

SANCHE.

Voicy l’Echo sans doute*.

LE BARBIER.

Bien-heureux le démon qui m’a monstré la route
De ce bois escarté ! puisque je vous y voy
Vous estes Escuyer ? aussi suis-je bien moy,
600 Et mon maistre est aussi Chevalier d’aventure ;
Mais le plus grand badin qui soit dans la Nature.

SANCHE.

[p. 48]
Nos maistres à ce conte ont beaucoup de rapport,
Sans mespriser le vostre & sans luy faire tort
J’estime que le mien en fait d’extravagance
605 Ne trouvera jamais homme qui le devance.

LE BARBIER.

Vostre maistre est donc fol ?

SANCHE.

Oüy s’il en fut jamais.

LE BARBIER.

Si le proverbe est vray, tels maistres tels valets,
Monseigneur l’Escuyer, au lieu d’une calote
Nous pouvons aujourd’huy nous coëffer la marote,
610 Et craindre avec raison qu’on s’asseure de nous
Pour nous faire chanter dans l’hospital des fous.

SANCHE.

J’ay souvent à part moy discouru de la sorte,
Mais je ne puis dompter le desir qui m’emporte
De posseder une isle avant que de mourir,
615 Et si je ne suis fou je ne puis l’acquerir :
Au lieu qu’en me rangeant* à l’humeur de mon maistre,
C’est d’un gouvernement qu’il me doit reconnestre ;
Car dans deux ou trois jours il va se faire Roy, [G,49]
Et conquerir aussi quelques isles pour moy.

LE BARBIER.

620 Si vostre maistre est fou, comme je veux bien croire,
Comment parviendra-t-il à ce degré de gloire ?
Et que peut-il donner s’il ne possede rien ?

SANCHE.

Ne le prenez pas là, vous vous tromperiez bien,
Je connoy mille fous que la fortune flate,
625 C’est à nous seulement qu’elle se monstre ingrate :
Mais la grande raison qui me fait esperer,
Est que mon maistre a pris la peine de jurer ;
Et je suis bien certain que quand sa foy l’engage
Il fait tout ce qu’il dit, & mesme davantage :
630 Apres ce que j’ay veu j’aurois tort d’en douter.

LE BARBIER.

Le Diable jure ainsi quand il veut nous tenter,
Mon maistre m’a trompé par le mesme artifice,
J’attends depuis cent ans un meschant benefice
Par le moyen duquel je puisse soubs mon toit
635 Au moins mourir de faim en quelque temps qu’on soit ;
Il me le promet bien : mais lors que je le presse
De monstrer quelque jour l’effect de sa promesse,
De me donner enfin ce que j’ay merité, [p. 50]
Il me dit que c’est là qu’est la difficulté,
640 Qu’il peut promettre tout, & par fois davantage ;
Mais que pour rien donner, il n’en sçait pas l’usage.

SANCHE.

Et vous suivez ce maistre ?

LE BARBIER.

Il le faut malgré moy.

SANCHE.

Si dans quatre ou cinq jours le mien ne se faict Roy,
Et par mesme moyen ne me donne mon isle,
645 Croyez, mon bon Seigneur, qu’il sera difficile
Que je sois entrainé plus loin de ma maison ;
Sanche est un ignorant, mais non pas un oison,
Ce n’est pas les Panças qu’il faut mener en laisse,
S’il fait ma femme Reine, & ma fille Comtesse,
650 Je le suivray par tout ainsi que j’ay promis,
Et de cette façon nous vivrons bons amis :
Mais s’il croit me joüer, qu’il craigne ma colere,
On m’a dit que j’estois soldat comme ma mere,
Et je pourrois un jour le luy faire sentir :
655 J’ay voulu luy parler avant que de partir,
Il ne veut rien entendre, & promet des merveilles. [p. 51]

LE BARBIER.

Ne vous a-t-il jamais tiré par les oreilles,
Donné des coups de barre, & reduit à la mort ?

SANCHE.

Ah ! qu’il s’en garde bien.

LE BARBIER.

Je m’en estonne fort.

SANCHE.

660 Pourquoy ?

LE BARBIER.

Je n’en sçay rien, mais mon diable de maistre,
Si vous estiez à luy, vous le feroit connestre*,
Et pour une vetille, une espingle, un bouton,
Vous donneroit par jour deux cens coups de baston,
Ou peut-estre par-fois pour mesler les matieres,
665 Il vous partageroit* de cent coups d’estrivieres,
Soustenant contre tous que ces mets differens
Sont ceux qu’on doibt servir aux Escuyers errans.

SANCHE.

Vous n’estes donc pas mal.

LE BARBIER.

[p. 52]
Ce que je vien de dire
Est bien un grand mal-heur, mais ce n’est pas le pire,
670 Ce diable court l’Espagne & se bat chaque jour
Pour pouvoir meriter l’object de son amour :
Il casse, il brise, il rompt testes, bras, nerfs & veines,
Boit le sang des vaincus comme l’eau des fontaines :
Et tandis qu’il se bat avec le Chevalier,
675 Il me contraint à moy d’égorger l’Escuyer,
Je n’y manque jamais, pourtant quoy que je fasse
Tousjours quelque estocade esquive ma cuirasse,
Et me perce le cuir avec tant de douleur
Que j’en pers bien souvent la force & la couleur ;
680 Cette fatalité me fasche* & m’importune ;
Mais qui peut resister aux loix de la fortune ;
Nos maistres se battront à la pointe du jour,
Et nous devons aussi nous battre à nostre tour.

SANCHE.

Je ne me battray point, quoy que vous puissiez dire.

LE BARBIER.

685 Vous perdriez vostre honneur, qui vaut mieux qu’un
Empire

SANCHE.

[p. 53]
Quand il en vaudroit deux, je le perds sans remors,
Que nous sert cet honneur lors que nous sommes
morts ?

LE BARBIER.

A nous faire estimer par la race* suivante.

SANCHE.

Mais nous n’en sçavons rien.

LE BARBIER.

Tousjours cela contente.

SANCHE.

690 Pour moy j’aime la paix, & ne recule pas
D’acquerir de l’estime avecques mon trespas.62

LE BARBIER.

J’ay charge de mon maistre, en cette circonstance,
De vous dire trois fois de vous mettre en defence,
Et quoy que vous fassiez afin de l’éviter,
695 De vous couper la teste & de la luy porter :
Voyez à quel des deux se resoudra vostre ame,
L’un vous rend glorieux, l’autre vous rend infame.

SANCHE.

[p. 54]
Allez porter ailleurs cette belle leçon,
Je ne veux point me battre en aucune façon ;
700 Mon maistre en me donnant la charge que j’exerce,
M’exempta par exprés de ce sanglant commerce,
Il fut dit entre nous qu’il employroit son bras
Sans le secours du mien dedans tous les combats,
Et que j’aurois le soin d’éloigner les batailles
705 Pour pouvoir s’il mouroit faire ses funerailles,
Et pour porter son coeur & ses derniers souspirs
Aux pieds de Dulcinée object de ses desirs ;
De sorte qu’il se voit que dans cette querelle
Je ne sçauroy mourir sans me rendre infidelle,
710 Et vous n’ignorez pas que l’infidelité
Est pire aux Escuyers que n’est la lascheté.

LE BARBIER.

Je ne puis repliquer cette raison m’arreste.

SANCHE.

Sans cela j’ay des mains qui defendront ma teste.

LE BARBIER.

Suffit : mais le jour vient & nos maistres aussi,
715 Pour ne les pas troubler retirons nous d’icy.

SCENE IV. §

[p. 55]
DOM QUICHOT, D. LOPE ou le Chevalier des Miroirs.

DOM LOPE.

Je dis encore un coup qu’il a mordu la terre
Ce dompteur de Geants, ce miracle de guerre
Dom Quichot de la Manche à mes pieds abbatu
Condamnant sa foiblesse, admirant ma vertu,
720 Et confessant tout haut qu’aupres de Calsildée
Dulcinée a le teint d’une vieille ridée.
Et pour vous faire voir que je ne vous ments pas,
Ce Dom Quichot icy, dont on fait tant de cas,
Et dont j’ay surmonté la force & le courage,
725 Est de moyenne taille, assez beau de visage,
Resveur, mais si subtil dans toutes ses raisons,
Qu’il peut estre Recteur aux petites Maisons*:
Il est le vray falot de la valeur errante,
Et son digne coursier s’appelle Rossinante,
730 Son Escuyer Dom Sanche, & ce Dom Sanche encor
Monte un grand asne gris qui vaut son pesant d’or.
Qui peut apres cela douter de ma victoire ?

D. QUICHOT.

[p. 56]
Moy.

D. LOPE.

Je porte en tout cas dequoy la faire croire.

D. QUICHOT.

Cet esclaircissement ne vous sçauroit manquer.

D. LOPE.

735 C’est par là seulement que je doy m’expliquer.

D. QUICHOT.

Je commence à voir clair dans toute cett’affaire,
Ce Dom Quichot que j’aime à l’égal* de mon frere,
A plusieurs enchanteurs qui choquent ses desseins,
Et sans doute* ce coup est party de leurs mains :
740 Quelqu’un d’eux pour ternir sa gloire & son courage,
Dedans cette rencontre* aura pris son image,
Et vous aura trompé, n’en doutez nullement :
Ce que vous avez dit ne peut estre autrement.
Que si vous persistez dedans vostre creance*,
745 Sçachez que Dom Quichot est en vostre presence
Prest à vous faire voir qu’il aime trop l’honneur
Pour faire une action indigne de son coeur.

D. LOPE.

[H,57]
C’est donc vous Dom Quichot.

D. QUICHOT.

Je suis cet indomptable
Que vous avez dépeint, non pas ce miserable
750 Que le manque d’adresse, ou de force ou de coeur
Contraint à reconnoistre un si foible vainqueur :
Que si vous en doutez.

D. LOPE.

Arrestez je vous prie ;
Quoy que par les statuts de la Chevalerie,
Que vous n’ignorez pas & que nous sçavons tous,
755 Je peusse refuser de me battre avec vous,
Apres mon advantage, apres vostre défaite.

D. QUICHOT.

Ah ! tréve à ce discours.

D. LOPE.

Cette main qui l’a faite
Veut bien la maintenir, & vous faire avouër
Que ma sincerité ne se peut trop louër.
760 Je veux donc qu’un combat vuide nostre querelle :
Mais de crainte qu’un jour le temps la renouvelle,
Je croy qu’il faut combatre à des conditions [p. 58]
Qui terminent le cours de nos pretentions.
Voicy ce qui me semble estre tres-raisonnable,
765 Je pourray m’éclaircir si vous estes palpable,
De peur qu’un Enchanteur ne trompe encor mes sens,
Et si je suis vainqueur comme je le pretens,
Si vous n’avez recours à la force des charmes*,
Je pourray vous contraindre à mettre bas les armes,
770 Et demeurer chez vous l’espace de dix ans
Sans lire aucun Roman des Chevaliers errans.

D. QUICHOT.

Vous devez dire aussi que si j’ay la victoire,
Comme il est apparent*, vous cesserez de croire
Que jamais vostre bras ait pû vaincre mon coeur.

D. LOPE.

775 Je le veux, sçachons donc qui sera le vainqueur.
Ils se batent.

SCENE V. §

[p. 59]
LE DUC, LA DUCHESSE, DOM QUICHOT, D. LOPE.

LE DUC.

Que cett’heure est charmante, & que mon oeil adore
Ces rayons de clarté dont le Ciel se colore !

LA DUCHESSE.

Que je prens de plaisir à voir le jour naissant,
Et ce nuage peint d’un pourpre jaunissant !
780 J’admire cet object plus je le considere.

SCENE VI. §

SANCHE, LE BARBIER, LE DUC & c.

SANCHE.

Dieux ! mon maistre est aux mains, ah ! que
voulez-vous faire ?
Messieurs arrestez-vous. [p. 60]

LA DUCHESSE.

Quel bruit ay-je entendu ?

LE BARBIER,

retenant Sanche.
Je t’estrangle pendard si tu fais l’entendu.

LE DUC.

Ah ! je voy ce que c’est, heureuse ma sortie
785 Si j’évite un mal-heur.

D. LOPE,

se retirant avec le Barbier.
A demain la partie,
Monsieur le Chevalier.

D. QUICHOT.

A demain, à tantost,
A toute heure ; suffit que je suis Dom Quichot,
Sanche vous en serez.

SANCHE.

Ah ! je me donne au Diable
Si je me bats jamais.

LE DUC.

O rencontre* aggreable !
790 Valeureux D. Quichot, est-ce vous que je voy ? [p. 61]

SANCHE.

Oüy Monsieur c’est luy-mesme, & je suis aussi moy
Prest de vous tesmoigner mes tres-humbles services.

LE DUC.

Voulez-vous m’obliger ?

D. QUICHOT.

Apres les bons offices
Que j’ay receus chez vous, le bien de m’aquitter
795 Est le plus grand bon-heur que je puis souhaiter.

LE DUC.

Faites-moy la faveur de voir nostre hermitage
Qui n’est pas loin d’icy.

D. QUICHOT.

Ce m’est trop d’avantage.

LE DUC.

Vous y serez receu selon vos qualitez.

LA DUCHESSE.

Mais sans doute* moins bien que vous ne meritez.

SANCHE.

800 Ah Madame ! ah Monsieur ! cela vous plaist à dire.
Que je vay me souler !

LE DUC.

Hé que nous allons rire.

Fin du II. Acte.

ACTE III. §

[p. 62]

SCENE PREMIERE. §

LE DUC, LA DUCHESSE, DOM QUICHOT, SANCHE, L’AUMOSNIER du Duc.

LE DUC.

Je ne puis exprimer l’honneur que je reçoy
De me voir avec vous & de vous voir chez moy,
Valeureux Dom Quichot dont les faits heroïques
805 Sont hautement chantez dans les places publiques,
Et celebrez par tout comme ceux d’Amadis
Et des autres vaillans qui regnerent jadis :
Mais je veux seulement vous conjurer de croire
Que je ne fus jamais jaloux de vostre gloire,
810 Et que j’ay pris plaisir à lire les exploits
Que vostre bras a faits dedans tous ses emplois.

D. QUICHOT.

[p. 63]
C’est le propre d’un cœur purement magnanime.
Je sçay bien toutesfois que cette haute estime
Dont vous me partagez* si liberalement,
815 Vous convient mieux qu’à moy.

LE DUC.

Tréve de compliment.
Nous voicy prés du lieu de vostre penitence.
Ils arrivent au chasteau du Duc.
Des valets à une galerie sur la porte,
sonnent des trompettes, & disent :
Vive le grand Quichot, & vive Sanche Pance,
L’un le plus genereux de tous les Chevaliers,
L’autre le plus vaillant de tous les Escuyers.

SANCHE.

820 Ce n’est pas là mon vice.

SCENE II. §

[p. 64]

DEUX VALET

portans un manteau d’escarlate & un bonnet verd.
Acceptez grand Monarque
De nos submissions cette honorable marque.
La voix de dessus la galerie.
Vive encore & tousjours la fleur des Chevaliers,
Et l’unique falot63 des vaillans Escuyers.

D. QUICHOT.

Sanche prens cet armet.

SANCHE.

Dites moy je vous prie,
825 Est-ce encore une loy de la Chevalerie
De donner des manteaux & de riches bonnets
Aux maistres Chevaliers & non à leurs valets ?

D. QUICHOT.

SANCHE.

[p. I,65]
Cette loy doit estre reformée.
La voix de dessus la galerie.
Vive encor Dom Quichot, vive sa renommée.

LE DUC.

830 Vous plaist-il donc d’entrer ?

D. QUICHOT.

Je n’entre qu’apres vous.

LE DUC.

Monsieur, allons.

D. QUICHOT.

Madame.

LA DUCHESSE.

On nous cede chez nous.

D. QUICHOT.

Je vous cede par tout, mais en cette occurence
Je ne le pourroy pas sans faire une insolence.

LE DUC.

Ah ! ne contestez plus.

D. QUICHOT.

[p. 66]
Je ne passeray point.

SANCHE.

835 Un conte que je sçay vient icy bien à point.

LA DUCHESSE.

Dites-le Seigneur Sanche.

LE DUC.

Il doit estre agreable.
Et je le veux sçavoir.

D. QUICHOT.

Que je suis miserable !
Tay toy traistre ou je vay.

SANCHE.

Monsieur ne craignez rien,
Mon conte est sans reproche, & je le feray bien.

D. QUICHOT.

840 Il vous estourdira, commandez qu’il se taise.

LA DUCHESSE.

Pourquoy ? vostre Escuyer ne dit rien qui ne plaise,
Et j’ay plus de plaisir à l’entendre parler, [p. 67]
Que n’en eut Angelique à se voir cajoler
De ce mignon frizé qu’elle suivoit sans cesse,
845 Dedaignant de Rolland l’amour & la noblesse.

SANCHE.

Que vostre Majesté vive eternellement !
Madame, ce discours, quoy que sans fondement,
Efface tout le deuil* que je faisois parestre
Pour n’avoir un manteau de mesme que mon maistre,
850 Et craignant de tomber encor une autre fois
Entre les rudes mains de l’Escuyer du Bois ;
Voicy donques mon conte.

D. QUICHOT.

Abrege-le de grace.

LA DUCHESSE.

Ce n’est pas là du tout ce que je veux qu’il fasse :
Qu’il l’estende au contraire.

SANCHE.

Assez prés de chez moy
855 Demeuroit un Seigneur bon serviteur du Roy,
Ce Seigneur estoit fils d’un prudent personnage
Qui descendoit tout droit de ce fameux lignage
De Medine del Campe :& ce Seigneur aussi
Estoit fils de son pere. [p. 68]

L’AUMOSNIER.

On le croit bien ainsi.

SANCHE.

860 On ne croit en cela que ce qu’on en doit croire :
Ce Gentil-homme donc, dont je vous fay l’histoire,
Et qui s’est marié depuis trois ou quatre ans,
Qu’il est bien marié ! qu’il a de beaux enfans !

L’AUMOSNIER.

Passez, cela suffit, concernant son mesnage.

SANCHE.

865 Il se fit bien du bruit dedans nostre village,
Le jour qu’il prit sa femme, on la voulut ravir ;
Mais l’effort qu’on en fit ne put de rien servir.
Vous le sçavez, Monsieur, vous fustes de la feste,
Et l’on vous en peut voir les marques sur la teste :
870 Le fils du mareschal, ce mauvais garnement,
A ce que l’on m’a dit, en fut pareillement :
Dites, n’est-il pas vray ?

D. QUICHOT.

Passez.

SANCHE.

[p. 69]
On le doit croire.

L’AUMOSNIER.

Bon-homme c’est assez, achevez vostre histoire :
Du train que vous allez, je crain avec raison
875 Que l’on ne vous verra d’un an dans la maison.

SANCHE.

On pourra nous y voir plustost sans point de doute.

LA DUCHESSE.

Sanche n’abregez point, mais suivez vostre route.

LE DUC.

Ce conte est ravissant, & qui le veut blâmer
N’a jamais bien connu* ce qu’on doit estimer.

SANCHE.

880 Ce Gentil-homme donc estoit si fort affable,
Qu’il avoit bien souvent des païzans à sa table.
Un jour qu’il regaloit un pauvre laboureur.

D. QUICHOT.

Sans passer plus avant, tire moy d’une erreur,
Sanche, je n’entens point à moins d’un interprete,
885 Qu’est-ce que regaler ? [p. 70]

SANCHE.

C’est un mot de Gazete,
Qui veut dire traitter, accueillir, bien veigner*:
Mais vray’ment c’est bien vous que je dois enseigner ?

D. QUICHOT.

J’ay tousjours mesprisé des choses si frivoles,
Je m’attache aux effects, & non pas aux paroles.

SANCHE.

890 Au Diable, pourquoy donc m’avez-vous arresté ?

L’AUMOSNIER.

Monsieur l’Historien, c’est assez contesté,
Tirez-nous de la gehene*.

SANCHE.

Apprenez donc en somme
Comme se comporta ce brave Gentil-homme ;
Un jour qu’il regaloit un pauvre laboureur,
895 Grossier en verité : mais fort homme d’honneur,
Et qui dans sa maison vit de l’air d’un Monarque ;
Il voulut le traiter comme un homme de marque :
Je connois ce païzan comme je me connoy,
Il a logé long temps à trois pas de chez moy.

L’AUMOSNIER.

[p. 71]
900 Ne nous direz-vous point encore son lignage ?

SANCHE.

Son pere fut le coq* de tout le voisinage,
Son ayeul.

L’AUMOSNIER.

C’est assez.

D. QUICHOT.

Acheve promptement.

LA DUCHESSE.

Ce conte est magnifique autant qu’il est charmant.

SANCHE.

Estans donques tous deux prests de se mettre à table,
905 Escoutez ce que fit ce Seigneur honnorable :
Que puisse-t-il joüir d’un eternel repos,
Car il est desja mort : & l’on dit à propos
Que dans quelques Romans qu’on fit à sa loüange
L’on trouve par escrit qu’il fit une mort d’Ange :
910 J’estois alors à Temble64, où je ne le vy pas.

L’AUMOSNIER.

Frere, si vous voulez nous sauver du trespas,
N’arrestez point à Temble. [p. 72]

D. QUICHOT.

Enfin, que veux-tu dire ?
Abrege ton discours & viens au mot pour rire.

SANCHE.

Ce Seigneur vouloit donc, puisqu’il faut dire tout,
915 Que ce pauvre païzan se plaçast au haut bout,
Le païzan bien appris insistoit au contraire,
L’un disoit je le veux, l’autre le puis-je faire ?
Il me semble d’entendre encor leur compliment.

D. QUICHOT.

Tu les as donques veus disputer ?

SANCHE.

Nullement.
920 Mais un valet d’honneur qui m’en a fait l’histoire,
M’a dit non seulement que je pouvois la croire,
Mais encore jurer d’avoir esté present
Alors qu’elle arriva.

LE DUC.

Que ce conte est plaisant !

SANCHE.

Ce Seigneur alleguoit, pour finir la dispute,
925 Que chaque Charbonnier est maistre dans sa hute, [K,73]
Qu’il le vouloit enfin, & qu’en mangeant son bien
L’autre ne devoit pas le contredire en rien.
Mais toutes ces raisons ne pouvoient pas abatre
Du paysan trop civil l’humeur opiniâtre :
930 Que fit-il ?

L’AUMOSNIER.

Finissez ces discours superflus :
Il fit, je n’en sçay rien.

SANCHE.

Ma foy ny moy non plus :
On m’a bien dit pourtant qu’il se mit en colere,
Ou bien que pour le moins il eut droict de le faire,
Et qu’il dit au paysan, tout bouffy de courroux,
935 Quelque part où je suis, je suis tousjours sur vous :
Apprenez aujourd’huy que lors qu’un Grand vous traite,
Vous devez obéir, non pas faire la beste :
Le reste du banquet m’est encore inconnu,
Mais je croy que ce conte est icy bien venu.

D. QUICHOT.

940 Traistre, pourray-je bien retenir ma colere ?

LE DUC.

Sanche a fait de sa part tout ce qu’il devoit faire,
Je ne le blâme point. [p. 74]

D. QUICHOT.

Il a plus faict encor.

LA DUCHESSE.

Et son conte doibt estre escrit en lettres d’or :
Mais il est temps d’entrer.

L’AUMOSNIER.

Dieu, tirez-moy de peine !

LE DUC.

945 Monsieur.

D. QUICHOT.

Je n’entre point, la chose est bien certaine.

SANCHE.

Que vous profitez mal de mes enseignemens !

D. QUICHOT.

Si c’est pour obéir à vos commandemens,
Je n’ay point de replique.

LE DUC.

Et bien je vous l’ordonne.

SANCHE.

[p. 75]
Enfin, voilà mon conte, & la piece est fort bonne.

LE DUC.

950 Vous n’en fistes jamais qui fust plus à propos.
Ils entrent.

SCENE III. §

SANCHE, DAME RODRIGUE, suivante de la Duchesse.

SANCHE.

Madame Gonzalez, de grace quatre mots.

DAME RODRIGUE.

On m’appelle Rodrigue.

SANCHE.

Et bien soit, mais Madame,
Voulez-vous m’obliger ?

D. RODRIGUE.

Oüy, de toute mon ame,
Mon honneur à couvert65, n’en doutez nullement. [p. 76]

SANCHE.

955 Vostre honneur à couvert ! il l’est bien hautement :
Car je suis si discret en semblable matieres,
Que quand on m’offriroit mille coups d’estrivieres
Pour m’en faire manger, fust-il entre deux plats,
Il est bien asseuré que je n’en voudrois pas :
960 Il faut que la raison regle nos convoitises,
Et Sanche ne fait pas de semblables sotises.

D. RODRIGUE.

Que puis-je donc pour vous ?

SANCHE.

Me tirer de soucy*.
J’ay laissé mon grison* à quatre pas d’icy,
C’est mon asne, Madame, honorable monture
965 Dont le nom sera cher à la race* future :
Je voudrois qu’il vous pleust le faire entrer ceans,
C’est un pauvre innocent qui n’a que quatorze ans,
Et qui seche d’ennuy* dés que je l’abandonne,
Il vous remerci’ra du soin que je vous donne.

D. RODRIGUE.

970 Certes si vostre maistre est aussi fou que vous,
Nous avons aujourd’huy de beau monde chez nous :
Allez, impertinent, avez-vous eu l’audace [p. 77]
De croire que je fisse une action si basse ?

SANCHE.

Mon maistre toutesfois, qui n’est nullement sot,
975 M’a dit assez souvent, parlant de Lancelot,
Qu’au retour de Bretagne il receut des caresses*
(Leur honneur à couvert) de cinq ou six Princesses,
Tandis que son cheval mangeoit come un seigneur
Son avoine au giron de leurs Dames d’honneur.
980 Et qu’a fait mon grison* ? qui l’empesche de croire
Qu’il peut avoir un jour une pareille gloire ?

D. RODRIGUE.

Si vous avez dessein de faire le plaisant,
Troussez* vostre bagage, allez ailleurs, paysant,
Gros vilain, farcy d’aulx, vous n’aurez à cett’heure
985 Qu’une figue* de moy.

SANCHE.

Mais sans doubte bien meure :
Car à n’en point mentir, je n’imagine point
Qu’à moins de soixante ans on vous gagne le point.

D. RODRIGUE.

La vieillesse que j’ay ne me fait point de honte,
C’est à Dieu seulement que j’en doy rendre conte :
990 Allez, fils de putain, faire ailleurs l’entendu, [p. 78]
Et craignez mon courroux.

SCENE IV. §

LE DUC, LA DUCHESSE, L’AUMOSNIER, DOM QUICHOT, & c.

LA DUCHESSE.

Quel bruit ay-je entendu ?
Qu’est-ce qui vous oblige à courir de la sorte,
Vous voudroit-on forcer*?

SANCHE.

Non, le Diable m’emporte !

LA DUCHESSE.

Je vous voy tous émeus, dites-m’en la raison ?

D. RODRIGUE.

995 Ce vilain me chargeoit du soin de son grison*,
Et vouloit m’obliger à le panser moy-mesme.

SANCHE.

L’amour que j’ay pour luy se peut nommer extresme,
Et j’ay cru l’obliger à voir mes bons desseins [p. 79]
Lors que je l’ay remis en de si bonnes mains.
1000 Que si j’ai mal jugé dans cette circonstance,
L’amour est mon excuse, & sera ma defence ;
Puisque je suis amant, je puis dire avec eux,
Pouvoy-je estre bien sage estant bien amoureux ?

LA DUCHESSE.

Sanche parle fort bien, son excuse est valable.

D. RODRIGUE.

1005 Mais il m’appelloit vieille ?

LA DUCHESSE.

Ah !c’est bien là le Diable,
Ce reproche est fascheux*, & ne vaut du tout rien,
Dame Rodrigue est jeune & vous le voyez bien.

SANCHE.

Elle a mal entendu, je vous jure Madame
Que je n’y pensois pas.

D. QUICHOT.

Approchez-vous infame.

SANCHE.

1010 Et bien qu’est-ce ?

D. QUICHOT.

[p. 80]
Parlez, estoit-ce la saison
Et le lieu de parler de vostre beau grison* ?

SANCHE.

Monsieur, on peut parler des choses necessaires
Par tout où l’on se trouve, & faire ses affaires :
Dressez ce bonnet verd qui vous couvre le front,
1015 Et ne censurez pas ce que les autres font.
Il me souvient icy de mon asne que j’ayme,
M’en souvenant ailleurs, j’en parlerois de mesme,
Fût-ce au lit, à la table, à la sale, au marché,
Par tout, & pour le seur ce n’est point un peché.

LE DUC.

1020 Sanche a bonne raison.

D. QUICHOT.

Vostre Grandeur le flate,
Et respand ses bontez sur une terre ingrate.

LA DUCHESSE.

Brisons là ce discours puisqu’il ne vous plaist pas,
Et parlons des attraits, des graces, des apas
Dont éclatte aujourd’huy l’Infante Dulcinée,
1025 Et des rares vertus dont son ame est ornée.

D. QUICHOT.

[L,81]
Helas que ce discours me va couster de pleurs !

LA DUCHESSE.

Et pour quelle raison ?

D. QUICHOT.

Apprenez mes mal-heurs :
Cette rare beauté que vous m’avez nommée
N’est plus ce qu’elle estoit, elle vit transformée
1030 En laide villageoise, & je ne scay comment
De meschans Enchanteurs ont fait ce changement.
O chere Dulcinée ! ô ma douce geoliere,
Qui n’as rien aujourd’huy de ta forme premiere !
Astre vestu de deuil*, beau Soleil eclypsé,
1035 Phare qui ne luis plus, miroir ardent cassé,
Bois qu’on a degradé, vive source tarie,
Parterre foudroyé, belle rose flestrie,
Divin temple destruit, grand autel prophané,
Neige couverte d’encre, yvoire charbonné,
1040 Pourtrait sans coloris, brasier qui n’es que cendre,
Helas apres ce coup quel party doy-je prendre !
Par quel heureux moyen te puis-je secourir ?
S’agit-il de ma mort, tu m’y verras courir.

LE DUC.

[p. 82]
Elle est donc enchantée ?

SANCHE.

Oüy Seigneur, & moy-mesme
1045 Occulaire tesmoin de ce mal-heur extresme.
Helas quand je la vis soubs cett’estrange peau,
Je ne pus m’empescher de pleurer comme un veau !
O pauvre Dulcinée ! ô mazure d’Infante !
Maudit soit à jamais le demon qui t’enchante,
1050 Lampe qui n’as plus d’huile, horloge demonté,
Courier devalizé, pasturage brouté,
Espiciere sans sucre, asnesse debatée,
Village abandonné, campagne degatée66,
Belle vigne greslée, estang plein de limon,
1055 Chat bruslé, pan sans plume, Ange fait en demon,
Rose qui n’es plus rien qu’un grate-cul champestre,
Helas que je te plains maistresse de mon maistre !

LA DUCHESSE.

Ce n’est pas sans subject que vous versez des pleurs,
On se pend tous les jours pour de moindres mal-heurs.

SANCHE.

1060 Peut-estre quelque fou, mais non pas Sanche Pance.

L’AUMOSNIER.

[p. 83]
Enfin, la charité me defend le silence,
Monseigneur j’ay subject de me plaindre de vous
De ce que vous traitez avec ces maistres fous :
Car outre qu’à la fin vous pourriez rendre conte
1065 De tout leur procedé, leurs discours me font honte.
Et vous ame de cruche, homme sans jugement,
Qui peut vous avoir mis dedans l’entendement
Tout ce qu’on nous a dit de vostre resverie*
Concernant les Romans de la Chevalerie ?
1070 Où vistes-vous jamais des Chevaliers errans ?
En quel lieu de l’Espagne a-t-on veu des Geans ?
Où sont ces Enchanteurs & cette Dulcinée
Que vous avez forgés dessous la cheminée*?
Retournez mal-heureux, mal-heureux retournez
1075 Chercher vostre bon sens au lieu d’où vous venez,
Et cessez de courir apres les avantures
Qui sont à vostre honneur de mortelles blessures :
Allez, car c’est ainsi qu’on doibt parler à vous.

D. QUICHOT.

Pourray-je retenir l’excés de mon courrous ?

SANCHE.

1080 Ah le mal-heureux homme ! & qu’il a bien envie
De perdre en cet instant & la teste & la vie.
Il est mort. [p. 84]

LE DUC.

La rencontre67 est sans comparaison.

D. QUICHOT.

Si nous estions ailleurs que dans cette maison,
Et n’estoit le respect que je porte à vostre âge,
1085 Ma main auroit desja reparé mon outrage ;
Mais puisque l’un & l’autre en cet evenement
Me defendent l’effet de mon ressentiment,
Je veux bien pour le moins combatre de ma langue
Les discours insolens qui font vostre harangue :
1090 Qu’ay-je fait devant vous que vous puissiez blâmer ?

SANCHE.

Monsieur dites plustost qu’on ne doive estimer.

D. QUICHOT.

Mais quand j’aurois failly, confessez sans contrainte
Que la correction de qui la fin est sainte
Se fait plus doucement, & tousjours pour le moins
1095 Sans passer à l’injure, & sans aucuns tesmoins ;
Et que m’ayant repris en public en colere
Vous avez fait du moins ce qu’on ne doit pas faire.

SANCHE.

Il est vray.

D. QUICHOT.

[p. 85]
Mais au fonds, qu’avez-vous remarqué
Dedans mon procedé qui vous ait tant choqué ?
1100 Poussé de mon instinct je vay faire la guerre
Aux infracteurs des loix & par mer & par terre,
Comme faisoient jadis les Chevaliers errans,
Et le chaud & le froid me sont indifferens.
Je fay du bien à tous, je ne choque personne,
1105 Je ne prens jamais rien, & sans cesse je donne,
Ma gloire est sans excés, mon amour sans defaut,
Et j’aime seulement à cause qu’il le faut.
Bref, je suy le chemin que m’a tracé la gloire,
Non pas pour me placer au Temple de memoire :
1110 Jamais la vanité ne fit agir ma main,
Mais c’est pour le salut de tout le genre humain.
Si vivre de la sorte est vivre dans le crime,
Vostre aigre remonstrance est icy legitime ;
Mais si c’est la vertu qui prescrit cette loy,
1115 Elle fait contre vous plustost que contre moy ;
J’en appelle à tesmoin Monsieur qui nous escoute.

SANCHE.

La victoire à ce coup ne reçoit point de doute,
Allez bon-homme, allez, vous serez mieux ailleurs,
Vos sentimens pour nous ne sont pas des meilleurs,
1120 Suffit qu’on nous connoit par tout & dans la Manche. [p. 86]

L’AUMOSNIER.

N’estes-vous point encor ce gros maraud de Sanche,
A qui ce bon Seigneur a promis de donner
A ce que l’on m’a dit une isle à gouverner ?

SANCHE.

Je suis celuy-là mesme, & quoy qu’on puisse dire
1125 Je la merite mieux que je ne la desire,
Quoy qu’à la verité je brûle de l’avoir,
Et si je l’ay jamais, j’y feray mon devoir.
Je suis un Escuyer qui vivra dans l’Histoire,
Et qui fait (croyez-le si vous le voulez croire)
1130 Tout ce dont est capable un Escuyer de bien :
Ayant mon maistre à moy je ne manque de rien.
Vive luy, vive moy ; car pendant nostre vie,
Malgré les Enchanteurs, malgré vous & l’envie
Il ne manquera point d’un office de Roy,
1135 Non plus que d’un Royaume ou d’une isle pour moy.

LE DUC.

Pour l’isle dés cett’heure elle vous est acquise,
Vous la devez avoir puisqu’on vous l’a promise,
Et tout presentement je veux vous la donner,
Puis dans deux ou trois jours vous l’irez gouverner.

D. QUICHOT.

[p. 87]
1140 Recevez à genoux cette faveur insigne.

SANCHE.

Je la prens donc, Seigneur, quoy que j’en sois indigne.

L’AUMOSNIER.

Ah Monsieur ! c’est assez, je ne puis plus les voir,
Je me console au moins que j’ay fait mon debvoir.

LA DUCHESSE.

Monsieur, où courez-vous ? il s’en va.

LE DUC.

Qu’il s’en aille.

SANCHE.

1145 Soit, le bon-homme aussi ne disoit rien qui vaille :
Ah ! s’il avoit tenu ce discours insolent
A quelque Chevalier un peu plus violent,
Que de coups de baston sur sa jaquette noire !
Tousjours cet accident vivroit dans sa memoire,
1150 Renault de Montauban eust esté son balot*,
Il l’auroit estranglé sans luy dire un seul mot.

SCENE V. §

[p. 88]
DOM LOPE, ou le Chevalier des Miroirs, LE BARBIER,
D. QUICHOT, SANCHE, LE DUC, LA DUCHESSE.

LA DUCHESSE.

Sanche, où fuyez-vous donc ?

SANCHE.

Ce Diable m’espouvante.

D. LOPE,

parlant au Duc.
Genereux protecteur de la milice* errante !

LE BARBIER,

parlant à Sanche.
Valeureux Escuyer plein de gloire & d’honneur !

LE DUC.

1155 Levez vous.

SANCHE.

Laissez-moy, car je suis Gouverneur.

LE BARBIER.

[p. M,89]
Et bien à la bonne heure.

D. LOPE.

Oseray-je pretendre
Que seul & sans tesmoins vous daignerez m’entendre ?

LE DUC.

Tres-volontiers, Monsieur.

LA DUCHESSE.

Nous vous laisssons donc tous ?

LE DUC.

Et bien, dans un moment je m’en revien à vous.

D. QUICHOT.

1160 Nous vous verrons tantost.

DOM LOPE.

C’est bien mon esperance.

LE BARBIER.

Vous en serez aussi.

SANCHE.

Ce n’est pas ma creance*.

LE BARBIER.

[p. 90]
Je vous estranglerois.

SCENE VI. §

LE DUC, D. LOPE, LE BARBIER.

D. LOPE

oste son armet.
Monsieur pardonnez-nous,
Pour ramener un fou nous avons fait les fous.

LE DUC.

Je vous ay reconnu dessous cet équipage,
1165 Mais enfin vostre fou ne sera jamais sage.

D. LOPE.

Je le croy bien ainsi.

LE BARBIER.

Ce n’est pas sans raison.

D. LOPE.

Je le veux obliger à tenir la maison :
Un combat entre nous doit conclurre l’affaire, [p. 91]
Vous nous avez surpris lors que nous l’allions faire,
1170 Et je vien vous prier de souffrir qu’aujourd’huy
Je puisse le combatre & le mener chez luy :
Ainsi vous achevez une œuvre commencée,
Et qui sans vostre aveu ne peut estre avancée ;
Et nous nous acquitons de tout nostre pouvoir,
1175 Et de nostre promesse & de nostre devoir.

LE DUC.

J’emploiray tous mes soins à seconder les vostres,
Mesmes, si je le puis, j’en inventeray d’autres :
Mais je desire aussi qu’auparavant partir,
Sa rencontre* en ce lieu serve à nous divertir*.

D. LOPE.

1180 Tout ce qu’il vous plaira.

LE DUC.

La fourbe* est inventée,
Il pleure nuit & jour sa maistresse enchantée,
Je veux la luy monstrer dans son enchantement,
Et faire là dessus cent pieces de Romant ;
Entrons, allons les voir, remettez la salade*.

LE BARBIER.

1185 Nous pourrons bien crier place à la mascarade.

Fin du III. Acte.

ACTE IV. §

[p. 92]

SCENE PREMIERE. §

LA DUCHESSE, SANCHE.

LA DUCHESSE.

Sanche, mettez-vous là.

SANCHE.

Ce seroit trop d’honneur
Pour un pauvre Escuyer.

LA DUCHESSE.

Vous estes Gouverneur,
Et cette qualité vous donne la puissance
D’en user parmy nous avec toute licence*.

SANCHE.

1190 Soit donc puisqu’il vous plaist, je ne conteste plus,
Il s’assied.
La place où je me voy me rend un peu confus ;
Car je puis bien jurer qu’une pareille grace [p. 93]
N’a jamais esté faite à pas un de ma race*.

LA DUCHESSE.

Aussi valez vous mieux qu’ils n’ont jamais valu.

SANCHE.

1195 Ce n’est pas bien cela, mais vous l’avez voulu.

LA DUCHESSE.

Suffit, venons au poinct. J’ay de la peine à croire
Plusieurs evenemens qu’on lit dans vostre histoire,
Et je ne les puis voir sans penser que l’autheur
Qui les a mis au jour est meschant ou menteur.
1200 J’ay donques desiré que pour ce qui vous touche,
Vous m’en donniez raison de vostre propre bouche.

SANCHE.

Je le feray sans doute* avec facilité.

LA DUCHESSE.

Excusez toutesfois mon incivilité.

SANCHE.

Vous vous moquez de moy.

LA DUCHESSE.

Seroit-il bien croyable
1205 Que Sanche eust relasché de ce titre honorable [p. 94]
De fidelle Escuyer ?

SANCHE.

Non Madame.

LA DUCHESSE.

Pourtant
On nous l’a debité pour de l’argent contant.
L’histoire dit tout haut que le Gouverneur Sanche,
Au lieu d’aller trouver Dulcinée à la Manche
1210 De la part de son maistre, & luy faire sçavoir
La peine qu’il avoit de vivre sans la voir,
S’arresta quelques jours dedans une taverne.

SANCHE.

Je n’y feus point du tout, je craignois trop la berne*
Qui le jour precedent m’avoit fort mal traité,
1215 Et qui parle autrement choque la verité.

LA DUCHESSE.

L’histoire dit encor que dans cett’aventure,
A l’infidelité succeda l’imposture,
Et qu’estant de retour aupres de Dom Quichot,
Sanche son Escuyer le traita comme un sot,
1220 Feignit une response, & mille bagatelles
Indignes de l’honneur des Escuyers fidelles ;
Et luy dit qu’il trouva l’object de son amour [p. 95]
Criblant un tas de pois dans une basse cour.
Voilà ce qui m’estonne, & qui me met en doute.
SANCHE, se leve, & tenant le doigt dans la bouche,
regarde par tout ; apres, se remet dans sa chaire.
1225 A present que j’ay veu que nul ne nous escoute,
Et que je puis parler avecques liberté,
Je vay faire cesser vostre difficulté.
Desja depuis long-temps j’ay connu* que mon maistre
Estoit fou par la teste autant qu’on le peut estre,
1230 Quoy que dans ses discours & ses raisonnemens
Il montre quelque-fois de si bons sentimens
Que le Diable en personne auroit bien de la peine
De juger qu’il n’eust pas la cervelle bien saine ;
Ainsi pour m’exempter du tracas & du soin
1235 Qu’il me donne souvent sans qu’il en soit besoin,
J’ay recours au mensonge, & par cet artifice
Sans beaucoup me peiner je luy rends du service,
J’enchantay l’autre jour Dulcinée à ses yeux.

LA DUCHESSE.

Et comme quoy?

SANCHE.

Le conte en est bien curieux.
1240 Estant prest à partir Dom Quichot de la Manche [p. 96]
Voulut voir Dulcinée, & donna charge à Sanche,
Ce Sanche est moy, Madame. Or ce grand Chevalier,
Comme je vous ay dit, chargea son Escuyer
(A present Gouverneur) d’aller voir sa maistresse,
1245 Laquelle devoit estre une grande Princesse,
Logée en un Palais d’or & de diamans ;
Bref mille fois plus beau que tous ceux des Romans :
Ce fidelle Escuyer dans une nuict obscure
Cherche ce grand Palais d’admirable structure,
1250 Mais inutilement, car à ce qu’on luy dit,
Jamais mesme en plein jour personne ne le vit.
Il n’osa pas pourtant l’aller dire à son maistre,
De peur que ce defaut ne luy fit reconnestre
Qu’il l’avoit mal servy dans le premier employ;
1255 Sçavez-vous ce qu’il fit ?

LA DUCHESSE.

Nenny, dites-le moy.

SANCHE.

Il ne fit rien du tout, mais sortit du village
A l’heure que les bœufs s’en vont au labourage,
Je ne sçay quel chemin son asne aura tenu,
Mais il s’en retourna comme il estoit venu.
1260 Marchant donc sur ses pas, le pauvret resve* & songe [N,97]
Pour pouvoir sur le champ trouver quelque mensonge
Qui le puisse exempter du reproche qu’il craint,
Mais il n’en trouve aucun, & c’est là qu’il se plaint :
Le voilà cependant* à trois pas de son maistre
1265 Qui luy vient au devant dés qu’il le voit parestre ;
Si Monsieur l’Escuyer est lors dans l’embarras,
Je croy certainement que vous n’en doutez pas.
Que luy pourras-tu dire, Escuyer miserable,
Qui puisse t’empescher de parestre coupable ?
1270 Il se plaignoit ainsi tout accablé d’ennuy*.

LA DUCHESSE.

Dans cet evenement je crain presque pour luy.

SANCHE.

Quand par quelque miracle il vit trois païzanes
S’en venir droit à luy sur autant de beaux asnes.
D’abord* quelque démon luy souffla dans l’esprit
1275 La resolution de faire ce qu’il fit.

LA DUCHESSE.

Qui fut ?

SANCHE.

De soustenir que c’estoit Dulcinée
Qui venoit apres luy dessus un’haquenée*,
Et deux Dames d’honneur toutes brillantes d’or,
De qui les seuls chevaux valoient mieux qu’un tresor. [p. 98]
1280 Dom Quichot qui le croit ; pique, galope, presse
Son coursier Roussinant vers sa chere maistresse ;
Et rencontre* à la fin les Dames des Grisons
Qui la faux à la main s’en alloient aux moissons.
Cet objet le surprend, mais son Escuyer jure
1285 Qu’un meschant Enchanteur a changé leur figure,
Et ses sermens enfin eurent tant de credit*
Que son maistre le crut comme il a desja dit :
Voyez apres cela s’il n’est pas bien credule ?

LA DUCHESSE.

J’ay formé là dessus quelque petit scrupule,
1290 Si Dom Quichot est fou comme il paroist icy,
Dom Sanche qui le suit ne l’est-il pas aussi ?
Puisque l’on doit juger du valet par le maistre.

SANCHE.

Madame, en bonne foy, tout cela peut bien estre :
Ce scrupule est fort juste, & l’Escuyer du Bois,
1295 Qui m’a fait tant de peur, me l’a dit autre-fois.
Mais je ne sçay comment, ny par quelle aventure
Je me suis embroüillé dedans cette tissure*:
Mon maistre m’a long-temps nourry dans sa maison,
C’est de sa propre main que je tiens le grison*.
1300 Je l’aime, il me cherit, il n’est nullemnt rude, [p. 99]
Je ne le puis quitter que par ingratitude :
Et comme qu’il en soit, je n’imagine pas
De nous voir separez que par nostre trespas.

LA DUCHESSE.

Cela donques passé, j’estime difficile
1305 Que vous puissiez jamais bien gouverner vostre isle ?

SANCHE.

Si pour cette raison c’est vostre sentiment*
De ne pas m’enchasser dans mon gouvernement,
Je pretends de monstrer par mon indifference
Que je le meritois beaucoup mieux qu’on ne pense :
Il sort de son siege.
1310 Que sçay-je si le Diable, ardent à nous tromper,
Ne me le donnoit pas afin de m’attraper ?
Il est plus fin que nous, & je sçay par pratique
Que jamais rien de bon ne sort de sa boutique.
Qu’ay-je affaire de bien, mal-heureux que je suis !
1315 Je puis ce que je veux voulant ce que je puis ;
Dans la nuict tous les chats sont de mesme teinture,
Nous tombons de par tout dedans la sepulture,
Et tel est sur le bord qui croit en estre loin,
Le ventre se remplit ou de paille ou de foin.
1320 Quand madame la Mort nous tient en sa puissance,
On ne reconnoist plus aucune difference,
Et souvent un bouvier qui vit avec honneur [p. 100]
Dessous son pauvre toict, meurt mieux qu’un
Gouverneur.
Je dis encor cecy pour vous faire connestre*
1325 Que je m’ayme Escuyer autant ou plus que maistre,
Et que je voy sans deuil* & sans ressentiment
Le naufrage prochain de mon Gouvernement.

LA DUCHESSE.

Tout Chevalier d’honneur, quand sa foy l’interesse*,
Sans jamais barguigner accomplit sa promesse,
1330 Et le Duc Monseigneur est des plus apparens*,
Encor qu’il ne soit pas de l’ordre des errans :
Partant, quoy que j’en die, il est indubitable
Qu’il vous illustrera de ce titre honorable.
Mais revenant au poinct de vostre enchantement,
1335 Je sçay de bonne part qu’il fut reellement,
Et que Sanche croyant avoir trompé son maistre
Fut luy-mesme trompé, comme il pourra connestre*
Avant la fin du jour par des objects puissans,
Qui sans enchantement parestront à ses sens.

SANCHE.

1340 Je m’en doutois aussi, car il n’est pas croyable
Que j’eusse pû forger cette fourbe* admirable :
Mais comme qu’il en soit, cett’affaire se fit
Comme je desirois ; & cela me suffit.

LA DUCHESSE.

Mais voicy Dom Quichot. [p. 101]

SANCHE.

Ce Diable l’accompagne,
1345 Je croy qu’il sera bon de prendre la campagne.

SCENE II. §

DOM LOPE, LE BARBIER, LE DUC, DOM QUICHOT,
SANCHE, LA DUCHESSE.

LE BARBIER.

Seigneur Sanche, arrestez.

SANCHE.

Laissez-moy.

D. QUICHOT.

Qu’avez-vous ?

SANCHE.

J’ay peur de ce grand nez.

D. QUICHOT.

[p. 102]
Demeurez pres de nous,
Et croyez que mon bras vous en rendra bon conte.

SANCHE.

Je le croy bien ainsi, mais la peur me surmonte.

D. LOPE.

1350 Madame, pardonnez mon incivilité,
Je sçay ce que je dois à vostre qualité :
Mais un voeu solennel de monstrer mon courage
En ce rencontre*-icy plustost que mon visage,
M’empesche d’y respondre, & cloüe en ce moment
1355 Mon armet à mon front avec des clous d’aimant.

LA DUCHESSE.

Ne vous contraignez point.

LE DUC.

Quoy que vous puissiez faire,
Je veux qu’encor un peu le combat se differe.

D. LOPE.

Tout ce qui vous plaira ; cela depend de vous.

D. QUICHOT.

Que ce retardement m’est fascheux !

SANCHE.

[p. 103]
Qu’il m’est doux !

LE DUC.

1360 Je m’en vay cependant* vous conter une histoire
Que l’on vient de m’apprendre, & que je ne puis croire :
Deux Infantes de Perse, embrasées d’amour,
Cherchent un Chevalier dans les lieux d’alentour :
On les vit l’autre soir dedans nostre village ;
1365 Mais nostre historien n’en sçait pas davantage.

D. QUICHOT.

Que crois-tu que ce soit, Sanche ?

SANCHE.

Je n’en sçay rien :
Mais dites-en le vray, vous vous en doutez bien.

D. QUICHOT.

C’est à nous qu’on en veut.

SANCHE.

C’estoit bien ma creance*:
Mais ce diable de nez m’en ostoit l’esperance,
1370 En effect je suis mort s’il approche de moy.

LE DUC.

Que nous veulent ces gens ? & qu’est-ce que je voy ?

SCENE III. §

[p. 104]
DEUX HERAUTS portans l’image du Soleil, LE DUC,
LA DUCHESSE, DOM QUICHOT, SANCHE.

LE PREMIER HERAUT.

Les filles du Sophy68 que la Perse revere.

LE II. HERAUT.

C’est moy qui dois parler, j’ay charge de leur pere.

LE PREMIER.

Parlez si vous voulez, je ne diray plus rien.

LE SECOND.

1375 Je vous cede mes droicts, mais au moins parlez bien.

LE PREMIER.

Les filles du Sophy, ces illustres Princesses
Que nous reconnoissons pour uniques maistresses,
Demandent le bon-heur de pouvoir dire un mot
En presence de tous au brave Dom Quichot.

LE DUC.

[O,105]
1380 Qu’elles entrent.
Ce demy vers & le suivant se disent bas à D. Lope & à la Duchesse.
La piece est assez mal bastie,
Mais c’est pour baloter* en attendant partie.

D. QUICHOT.

Sanche ay-je mal pensé ?

SANCHE.

Nenny, mais croyez moy,
Espousez ces deux soeurs, & faites-vous grand Roy ;
Laissez là Dulcinée.

D. QUICHOT.

Ah ! ce discours m’offence.

SCENE IV. §

LES INFANTES DE PERSE avec leurs Herauts entrent :
LE DUC, LA DUCHESSE, DOM QUICHOT, SANCHE.

LE DUC.

1385 Ah Dieu que de beauté, que de magnificence !

LA DUCHESSE.

Jamais rien de pareil n’appareut à mes yeux.

PREMIER DES HERAUTS.

[p. 106]
Miracle de la terre & delice des Cieux,
Valeureux Dom Quichot ! ces deux grandes Princesses
Viennent la larme à l’oeil mendier vos caresses*:
1390 La Nature en naissant leur mit le sceptre en main,
Elles ont herité du pouvoir souverain,
Voyez quelle des deux vostre Grandeur desire,
Vous ne sçauriez choisir sans gaigner un Empire.

LA PREMIERE INFANTE.

Tourne vers moy tes yeux, voy quelle est ma beauté,
1395 Et qu’est-ce que je t’offre avec la royauté,
Aimes-tu les tresors ? nostre terre en esclate ;
Aimes-tu les grandeurs ? la vanité me flate :
Veux-tu porter ton trosne aussi loin que tes pas ?
Je te suivray par tout, mesme dans les combats :
1400 J’aime l’éclat du sang qui paroist sur la terre,
J’aime à voir le canon imiter le tonnerre,
Et mille corps meurtris sur la terre gisans
Presentent à mes yeux des spectacles plaisans.
Veux-tu combatre seul, veux-tu quiter ta femme,
1405 Et n’avoir pour un temps d’autre appuy que ta lame ?
Va ne t’arreste point, contente ton desir,
Et prefere tousjours ta gloire à mon plaisir,
Attendant ton retour j’iray la main armée [p. 107]
Estendre nostre empire & nostre renommée,
1410 Porter chez nos voisins la guerre & le discord,
La honte du servage ou l’horreur de la mort :
Et si dans ce chemin la Fortune m’arreste,
Tu sçauras aussi-tost ma mort que ma defaite.
Laisse moy, Chevalier, non je ne le veux pas.
1415 Je t’ay veu sur le poinct de courir dans mes bras,
Enten plustost ma soeur.

SANCHE.

Il n’est point necessaire,
Espousez celle-cy, si vous voulez bien faire,
Et ne contestez plus.

D. QUICHOT.

Taisez-vous, insolent.

LA II. INFANTE.

Monstre, monstre mon coeur, ton transport* violent.

SANCHE.

1420 Si vous la refusez, vous ferez mal sans doute*.

D. QUICHOT.

Je ne t’escoute plus.

SANCHE.

[p. 108]
Suffit qu’un Duc m’escoute :

II. INFANTE.

Tourne vers moy ton coeur, voy quelle est ma bonté,
Ne considere plus ny Grandeur ny beauté,
La Grandeur n’est qu’un nom qui souvent importune,
1425 Et qui nous rend sujects aux coups de la Fortune :
Qu’est-ce que la beauté dont on fait tant de cas ?
C’est une fleur qui passe & qui ne revient pas,
Un vent, une vapeur, une ombre, une fumée,
Une image effacée aussi-tost que formée,
1430 Cet arc que le Soleil peint de tant de couleurs
Et qui dans un instant, se resout tout en pleurs.
Aymes-tu les tresors ? j’ay tout ce qui contente,
Et par là ma richesse est assez abondante.
Veux-tu porter ton trosne aussi loin que tes pas ?
1435 Pourquoy le voudrois-tu si tu ne le dois pas ?
Le carnage & le sang peut-il jamais te plaire
S’il est vray que le Ciel ne le voit qu’en colere ?
Et le bruit des canons peut-il te sembler doux
S’il exprime des Dieux la haine & le courroux ?
1440 Veux-tu vivre tousjours dans un peril extréme ?
Je te le veux defendre à cause que je t’ayme.
Vien gouverner plustost & mon ame & ma cour ;
Avec elles je t’offre & la paix & l’amour,
Je ne desire point courir la main armée [p. 109]
1445 Pour mesler mes exploits avec ta renommée :
Desormais nul desir ne me peut enflammer
Que celuy de te plaire & de te bien-aimer.
Fortune fay de moy tout ce que tu peux faire,
Fay moy tomber du trosne à l’extréme misere :
1450 Irrite mon mal-heur par de sanglants mépris,
Mais ne t’oppose point au dessein que j’ay pris :
En ce poinct seulement tu me serois funeste,
Laisse moy mon amour & prens tout ce qui reste.

SANCHE.

Et bien qu’en dites-vous ? celle-cy me plaist mieux,
1455 Son discours a tiré des larmes de mes yeux.

D. QUICHOT.

Au secours Dulcinée, ah Dieu que j’ay de peine !

SANCHE.

Vous devez espouser cette dernière Reine.

D. QUICHOT.

Laisse-moy.

LA DUCHESSE.

L’aventure a fort bien réussi.

LE DUC.

Monsieur, que ferez-vous ?

D. QUICHOT.

[p. 110]
Ah comble de soucy* !

LE DUC.

1460 C’est desja trop resvé* dessus cette matiere,
Il faut parler François.

SANCHE.

Prenez cette derniere.

D. QUICHOT.

O Ciel trop liberal à m’ouvrir vos tresors !
Pourquoy donnastes-vous tant d’attraits à mon corps ?
Pourquoy me fistes-vous une ame si hautaine,
1465 Si mes perfections ne servent qu’à ma peine ?
Voy, Sanche, ce que c’est qu’estre trop grand Heros,
Si je meritois moins, j’aurois plus de repos.

SANCHE.

Il est vray, mais enfin c’est vostre destinée,
Monsieur, choisissez donc la cadette ou l’aisnée ;
1470 Ou bien si l’une & l’autre a pour vous des douceurs,
Comme je vous ay dit, espousez les deux soeurs :
J’enrage de vous voir dans cett’indifference,
Mesdames il y songe, ayez bonne esperance.

D. QUICHOT.

[p. 111]
Oüy, Dulcinée, enfin mon esprit s’y resout,
1475 Ne m’importunez plus, je n’en veux point du tout.

LE HERAUT.

Et bien retirons-nous.

LA PREM. INFANTE.

Adieu donc cœur de roche.

LA II. INFANTE.

Mon amour en ce point me defend le reproche,
Adieu, je vay mourir, & souhaiter pourtant
Malgré mon déplaisir* que tu vives content.

SCENE V. §

DOM QUICHOT, SANCHE, LE DUC, LA DUCHESSE, D. LOPE.

SANCHE.

1480 Le coeur me fend de deuil*, ah Monseigneur & maistre !
Ce dernier accident me fait bien reconnestre [p. 112]
Que j’ay fort bien connu* ce qu’on connoist* en vous,
Sans mentir, vous & moy sommes d’estranges fous !

D. QUICHOT.

Vous perdez le respect.

SANCHE.

Si je n’avois mon isle,
1485 On entendroit encor plus de bruit dans la ville.
Encor un coup, Monsieur, rendez mes voeux contens ;
Prenez cette cadette & sans perdre du temps :
Elle n’est pas fort loin la pauvre desolée,
Et je croy que bien-tost on l’auroit r’appellée :
1490 Si vous ne pouvez pas par inclination,
Prenez-la par aumosne & par compassion.
Que s’il advient apres qu’elle vous importune,
Donnez-la moy, Monsieur, j’en feray ma fortune.

D. QUICHOT.

Taisez-vous impudent, ou bien vous estes mort.

LE DUC.

1495 Il n’en faut plus parler, c’est le vouloir du sort
Que le grand Dom Quichot vive pour sa maistresse.

SANCHE.

Que pourra devenir cette pauvre Princesse ?

D. QUICHOT.

[P,113]
Que pourroit devenir celle que je cheris ?
Que feroit Dulcinée apres un tel mépris ?

SANCHE.

1500 Quand elle se pendroit, je me moquerois d’elle
Si j’avois une Infante, & si riche & si belle.

D. QUICHOT.

Ne m’en parle jamais.

SANCHE.

Je ne diray plus mot,
Mais on dira par tout que vous estes un sot ;
Et c’est ce qui me fasche*, & qui m’esmeut la bile.

D. QUICHOT.

1505 Qu’il fait le suffisant depuis qu’il a son isle !
Ah si je l’entreprens*! à foy d’homme d’honneur,
Je vous rangeray* bien, Monsieur le Gouverneur.

D. LOPE.

Vous-mesme, Chevalier, songez à vos affaires,
Il faut enfin se battre.

SANCHE.

O comble de miseres !

D. QUICHOT.

[p. 114]
1510 Me parler de combat, c’est flater ma valeur.

SANCHE.

Ce grand nez que je voy me fait trembler de peur.

LA DUCHESSE.

Je pense à vous encor, Infantes mal-heureuses,
Et maudis le destin qui vous fit amoureuses.
Monsieur, vous plaist-il pas que nous allions les voir ?

LE DUC.

1515 Allons-y, le combat se fera sur le soir.

Fin du IV. Acte.

ACTE V. §

[p. 115]

SCENE PREMIERE. §

LE DUC, LA DUCHESSE, DOM QUICHOT, SANCHE, D. LOPE ou le Chevalier des Miroirs, LE BARBIER.

LE DUC.

Puisque dans ce combat la gloire vous anime,
Que vous ne voulez point de sanglante victime,
Recevez de ma main ces armes que voicy.
Il leur baille* des fleurets.

LE BARBIER,

Escuyer.
Mais n’en aurons-nous point pour nous froter aussi
1520 Cet Escuyer & moy ?

SANCHE.

Je ne veux point me batre.

LE DUC.

Si vous en desirez je croy que j’en ay quatre.

SANCHE.

[p. 116]
Monseigneur l’Escuyer, je vous ay desja dit
Que je ne voulois point m’exposer à credit*:
Qu’il ne s’en parle plus.
Il se doit faire un grand bruit.

LE DUC.

Dieu quel coup de tonnerre !
1525 Il semble que le Ciel bouleverse la terre,
Chevaliers, suspendez ce combat furieux.

SANCHE.

Quittez-le tout à fait, vous ferez encor mieux.

LA DUCHESSE.

Je ne vis jamais rien de plus épouvantable.

SANCHE.

Je suis mort.

LE DUC.

Qui va là ?

SCENE II. §

[p. 117]
UN DEMON, LE DUC, DOM QUICHOT, & c.

LE DIABLE.

Monsieur je suis le Diable,
1530 Qui cherche Dom Quichot.

D. QUICHOT.

Le voicy pres de toy.

LE DUC.

Si vous estes le Diable, ainsi que je le croy,
Je m’estonne comment avec vostre science
Vous l’avez méconnu.

LE DIABLE.

Monsieur, en conscience,
J’avoy l’esprit ailleurs.

SANCHE.

Ou je n’y connoy rien,
1535 Ou ce monsieurle Diable est fort homme de bien,

LE DIABLE.

[p. 118]
A toy donc, Chevalier, le passe-temps du monde
Que le Diable confonde,
M’envoye un Enchanteur de tes plus grands amis,
Qui veut te faire voir dedans cette journée
1540 L’Infante Dulcinée
Et la desenchanter ainsi qu’il t’a promis.
Attends-la donc ainsi, mais fais encor que Sanche,
Qui desja bransle au manche,
R’asseure son courage & l’attende un moment,
1545 Parce que sa presence est si fort necessaire
Dedans tout ce mystere,
Qu’on ne sçauroit jamais l’achever autrement.
Voilà dans peu de mots ce que j’avois à dire,
Surquoy je me retire.

SANCHE.

1550 Mal-heureux que je suis ! que sera tout cecy ?
Madame, allons-nous-en.

LA DUCHESSE.

Je le voudrois ainsi ;
Mais je crain qu’en chemin quelque Diable nous
prenne.

SANCHE.

Helas ! que ferons-nous ?

LA DUCHESSE.

[p. 119]
J’en suis si fort en peine,
Que je prendrois la mort pour un souverain bien.

D. QUICHOT.

1555 Ne vous effrayez point, cecy ne sera rien.
On fait encore du bruit.

LE DUC.

Qu’est-ce donc que cecy ? le tonnerre redouble,
Le bois est tout en feu, l’air se fend & se trouble.
Un Chariot sort.
Quel horrible spectacle apparoist en ces lieux !

LA DUCHESSE.

Pour nous en exempter, Sanche, fermons les yeux.

SCENE III. §

UN VIEILLARD

paroist sur un Chariot, & dit :
1560 Lirgandée est mon nom, je suis ce formidable
Qui fait trembler le Diable,
Ennemy conjuré des actes glorieux : [p. 120]
C’est moy qui l’autre jour transformay Dulcinée
En paysane obstinée,
1565 Et qui privay Quichot de l’object de ses yeux.

D. QUICHOT.

Traistre, qu’en cet endroit* ta malice* fut noire !

LA DUCHESSE.

Sanche, qu’en dites-vous ? oseriez-vous décroire
La pure verité de cet enchantement,
Et persuader encor dans vostre sentiment*?

SANCHE.

1570 Madame, je voy bien qu’il faut que je me rende,
Et que j’avoüe encor que mon erreur fut grande :
Mais si vous aviez veu comme elle se fit,
Vous auriez de la peine à croire ce qu’il dit.
On fait encor du bruit.

LE DUC.

Le bruit revient encor & plus épouvantable,
1575 Et plus grand que tantost.

SANCHE.

Meurs pauvre miserable !

D. QUICHOT.

Que crains-tu mal-heureux ?

SANCHE.

[Q,121]
Mais que ne crains-je pas ?
J’en voudrois estre quite à cent coups d’eschalas.

SCENE IV. §

UN AUTRE VIEILLARD, sur un Chariot.
Je suis le grand Alquif, l’Enfer est ma demeure,
La magie & l’horreur sont mes plus doux esbats :
1580 Je changeay l’autre jour dans un demy quart d’heure
En asnes trois chevaux, & trois selles en bats
A la barbe de Sanche
Qui venoit de la Manche.

D. QUICHOT.

Qui pourroit resister contre tant d’ennemis
1585 Apres ce que tu vois ? Parle Sanche mon fils,
Douteras-tu jamais de ces metamorphoses
Que font les Enchanteurs contre l’ordre des choses ?

SANCHE.

Je doute encore un peu de celles des moulins.

LE DUC.

[p. 122]
Ces Enchanteurs icy sont pourtant des plus fins.

SANCHE.

1590 Pour celle des moutons, je ne la sçauroy croire.

LE DUC.

Vous n’en sçauriez douter sans démentir l’histoire :
Mais qu’est-ce que j’entens encore dans le bois ?

LA DUCHESSE.

Je tremble, je fremis.

SANCHE.

Que de peurs à la fois !

D. QUICHOT.

Vous craignez sans raison.

LE DUC.

Quelle estrange figure !

SANCHE.

1595 Dieu ! finissez ma vie avec cette aventure.

SCENE V. §

[p. 123]

UN AUTRE VIEILLARD,

sur un Chariot.
Je suis Archelaus, cet insigne Enchanteur,
De qui le Diable a peur :
Ennemy d’Amadis & de toute sa race*,
Je changeay l’autre jour trois robes de velous
1600 En de pauvres lambeaux, trois brides en licous,
En faucilles trois arcs, trois trousses* en filasse.

D. QUICHOT.

Tu vois combien de gens conspirent contre moy.

SANCHE.

Si j’en eusse esté creu, vous vous fussiez fait Roy,
Vous eussiez espousé cette derniere Reine,
1605 Et nous serions tous deux à present hors de peine.

D. QUICHOT.

Ne me parle jamais de changer de desir.

SANCHE.

Si vous souffrez du mal, c’est pour vostre plaisir.
C’est moy seul que je plains dedans cette aventure, [p. 124]
Moy, moy que vos pechez mettent à la torture,
1610 Et qui souffre par force.

D. LOPE.

Il faut le confesser,
La piece réussit mieux qu’on n’eust pû penser :
Mais par là nostre fou s’affermit davantage
Dans le dessein qu’il a de n’estre jamais sage.

LE DUC.

Luy descouvrant la fourbe* il se corrigera.

LE BARBIER.

1615 Je pense que Dieu seul connoist* ce qu’il fera :
Mais si nous l’attrapons, il aura de la peine
A revenir jamais faire le Capitaine.

D. QUICHOT.

Je doy donques sçavoir en quel temps & comment
Je pourray mettre fin à cet enchantement :
1620 Je te doy donques voir, ma chere Dulcinée,
Et de grace & de pompe encore environnée.
Il me sera permis d’adorer tes appas,
Et je pourray baiser la trace de tes pas.
Heureux tous mes travaux*, heureuse ma souffrance,
1625 Bien-heureux mon dédain & ma perseverance,
S’il est vray que par eux je doy gagner un bien [p. 125]
Qui me met en estat de ne desirer rien.

SANCHE.

Mais quel est donc ce bien ? est-ce un puissant Empire ?

D. QUICHOT.

C’est encor beaucoup plus, c’est ce que je desire.

SANCHE.

1630 Je ne vous entens point, mais j’entens dans le bois
Un concert agreable & de luths & de voix.

LE DUC.

Vray’ment Sanche a raison.

LA DUCHESSE.

L’agreable musique !

SANCHE.

Elle est à mon avis un peu melancholique*.
Dulcinée chante derriere le theatre.

DULCINEE.

Valons affreux, solitaires montagnes,
1635 Sources, antres, rochers, où le silence dort,
Hostes cruels des bois & des campagnes, [sort.
Vous estes moins, vous estes moins sauvages que mon

LA DUCHESSE.

[p. 126]
Pourtant cette chanson n’est pas trop mal chantée.

LE DUC.

Elle est bien au contraire.

SANCHE.

Est-ce nostre enchantée ?

LA DUCHESSE.

1640 C’est elle sans faillir.

SANCHE.

Donc à ce que je voy,
Il est quelques démons qui sont de bonne foy ?
Puisqu’ils tiennent parole, ah ! je soy miserable
Si je dy jamais plus, menteur comme le Diable.
Ah qu’elle chante bien ! qu’elle a gagné mon coeur
1645 L’Infante du Tobose !

D. QUICHOT.

Ah qu’elle a de douceur !

SCENE VI. §

[p. 127]
UN CHARIOT paroist où est l’Enchanteur MERLIN avec DULCINEE.

LE DUC.

Mais la voicy venir sur le Char de l’Aurore.

D. QUICHOT.

Adorable beauté souffre que je t’adore.

SANCHE.

Grace, grace, Madame, à ce pauvre innocent.

MERLIN.

Levez-vous, je le veux, & Madame y consent.
1650 Je suis ce grand Merlin, qu’on chante dans la fable
Pour fils aisné du Diable :
Je fus tousjours amy des Chevaliers errans ;
C’est pour eux que je vy dans le siecle où nous sommes,
Et tous les autres hommes
1655 Me sont indifferens.
J’ay veu du plus profond de mon antre effroyable [p. 128]
Le destin lamentable
De cette pauvre Infante & de son cher amant,
Et je veux aujourd’huy leur apprendre un mystere
1660 Pour sortir de misere,
Et finir leur tourment.
A toy donc Chevalier, la gloire de la Manche,
Digne maistre de Sanche,
En qui les Enchanteurs ont mis tout ton recours ;
1665 A toy, dis-je, le Nort69 des braves de l’Espagne,
Que l’honneur accompagne,
S’adressent mes discours.
Si tu veux delivrer cette charmante Reine,
Et toy-mesme de peine,
1670 Sanche se doit donner dans deux ou trois matins
Trois mille coups de foüet, ou s’il veut d’estriviere
Sur son puissant derriere ;
C’est l’arrest des Destins.

SANCHE.

Trois mille coups de foüet, me le donner moy-mesme !
1675 Qui peut l’imaginer sa folie est extresme,
Et si le bon Merlin n’a point d’autre moyen
Pour guerir Dulcinée, il ne tient ma foy rien.
Quel diable de remede ! ah venerable Alonse
Se foüette qui voudra, quant à moy j’y renonce.

D. QUICHOT.

[R,129]
1680 Si vostre esprit rebours se plaist à m’irriter,
Je vous les donneray premier que vous quiter.

MERLIN.

Je l’entens autrement, mais pourtant Sanche Pance
Dans cette penitence
Peut emprunter la main de l’Escuyer du Bois,
1685 Qui luy sangle le dos d’une belle methode,
Mais tousjours à sa mode,
Et par diverses fois.

LE BARBIER,

Escuyer.
Je suis prest d’accepter cette charge honorable.

SANCHE.

Vous estes, Monseigneur, un peu trop charitable ;
1690 Mais si vous desirez de me plaire en ce poinct,
Allez-vous-en au Diable, & ne revenez point.
Quant à moy je sçay bien qu’il n’est point d’éloquence
Qui me puisse obliger à cette penitence :
Et je redis encor que si le bon Merlin
1695 N’a rien plus à nous dire, il n’est pas beaucoup fin.

LA DUCHESSE.

N’aurez-vous point pitié d’une Reine si belle ?

SANCHE.

[p. 130]
Mon maistre Dom Quichot doit s’écorcher pour elle,
Et non pas moy, maudit, qui ne la connoist pas :
Il la nomme à tous coups, ma vie, mon trepas,
1700 Mon ame, mon soustien, mon tout, mon esperance :
Qu’il la delivre donc par sa propre souffrance,
Et me laisse joüir de mon gouvernement,
Sans broüiller mon esprit dans cet enchantement.

DULCINEE.

Insensible Escuyer, ame barbare & basse,
1705 Honte de ton village, & digne de ta race*!
Si l’on te commandait de courir au trespas,
Ou bien de te jetter d’un haut clocher en bas,
D’avaler des crapaux, de manger des viperes,
D’égorger tes enfans & ta femme & tes freres,
1710 Et d’en humer le sang encore tout fumant,
La repugnance auroit un peu de fondement.
Mais faire si grand cas de ce qu’on te propose
Trois mille coups de foüet, & c’est si peu de chose,
Il n’est point d’escolier au College aujourd’huy
1715 Qui n’en ait veu tomber trois fois autant sur luy.
Ah combien nos Neveux* auront de peine à croire
Une si lamentable & si honteuse histoire !
Et tout par ton defaut, gros larron, gros mastin,
Je croy bien qu’apres tout tu te rendras enfin,
1720 Et que les pleurs ardens que je verse sans cesse, [p. 131]
Amoliront ton coeur, & vaincront ta rudesse :
C’est aussi pour cela que le sage Merlin
M’a permis de quiter mon gros habit de lin,
Et de parestre icy sous ma propre figure :
1725 Mais si tous les attraits que j’ay de la Nature
Ne peuvent t’esmouvoir, voy d’un œil de pitié
Ton maistre dont le cœur se fend par la moitié,
Dont l’ame est sur la langue, & desja toute preste
A faire une funeste & piteuse retraite ;
1730 Respons-luy mal-heureux, haste-toy de parler,
Mais au moins ne dy rien que pour le consoler.

D. QUICHOT.

Dulcinée a raison, mon ame est dans ma bouche ;
Ainsi qu’un pois sucré je la sens, je la touche.

LA DUCHESSE.

Que dit à cela Sanche ?

SANCHE.

Il dit, il ne dit rien,
1735 Et fera moins encor, mais il s’estonne bien
De se voir conjurer par des termes de Diable
A faire une action purement charitable :
Je voudroy bien sçavoir de vostre Majesté,
Madame, de Merlin & du char enchanté,
1740 D’où vous avez appris cette belle maniere [p. 132]
De resoudre le monde à des coups d’estriviere?
Qu’ay-je à faire de vous ? quand vostre enchantement
Ne se devroit finir qu’à vostre enterrement,
En seroy-je plus pauvre ? & vous ay-je enfantée
1745 Pour souffrir tant de mal de vous voir enchantée ?
Demeurez en l’estat jsuqu’à vostre trespas,
Si je m’en plains jamais, qu’on me rompe les bras.

MERLIN.

Puisque le brave Sanche est si fort en cholere,
Et qu’on ne peut rien faire
1750 Pour l’execution d’un si noble dessein,
Achevez le combat, pour moy je me retire,
Et je m’en vay vous dire
Adieu jusqu’à demain.

D. QUICHOT.

Quoy vous m’abandonnez, mon ame, ma pensée,
1755 Et je ne verray point ma foy recompensée ?
Beau soleil de mon coeur, me laissez-vous ainsi
Plongé dans une nuict de deuil* & de soucy*?
O belle fugitive ! ô passagere Aurore !
Revenez éclairer celuy qui vous adore,
1760 Rendez-moy le bon-heur que vous m’avez osté,
Ou souffrez qu’à jamais je perde la clarté,
Ne m’aborde jamais si tu ne hais la vie.1 [p. 133]

SANCHE.

Monsieur, cet Escuyer.

D. QUICHOT.

Laisse-moy je te prie.

LE BARBIER.

A moy, Sanche.

SANCHE.

Monsieur, je feray tout pour vous,
1765 Mais chassez ce grand nez.

LE BARBIER.

Ces armes sont pour nous.

D. QUICHOT.

Des-enchanteras-tu la pauvre Dulcinée ?

SANCHE.

Oüy.

D. QUICHOT.

Mais certainement :

SANCHE.

Ma parole est donnée.

D. QUICHOT.

[p. 134]
Escuyer au grand nez, mettez les armes bas,
Sanche ne se bat point, car je ne le veux pas.

SANCHE.

1770 Si Monsieur l’eust voulu, vous eussiez pû connestre
Que j’ay du sang au front.

LE BARBIER.

Cela pourroit bien estre.

D. QUICHOT.

Si tu le veux pourtant, je le veux bien aussi.

SANCHE.

Que vous m’entendez mal ! je le menace ainsi
Pour faire le meschant ; mais je n’ay d’autre envie
1775 Que de fuir le combat pour conserver ma vie.

D. QUICHOT.

Je t’entens maintenant.

SANCHE.

Escuyer mon amy,
N’esveillez point le chien lors qu’il est endormy,
Vous pourriez esprouver que sa dent est funeste.

D. LOPE.

[p. 135]
Suffit, paix mes amis, achevons ce qui reste.

LE DUC.

1780 Valeureux Chevaliers, puisqu’un rude combat
Doit finir aujourd’huy vostre fameux debat,
Et mesme que Merlin l’a jugé necessaire,
Je croy qu’il est fort bon que nous vous laissions faire.
Adieu donc, & surtout combatez franchement.

SCENE VII. §

DOM QUICHOT, SANCHE, DOM LOPE ou le Chevalier des Miroirs, LE BARBIER son Escuyer.

DOM QUICHOT.

1785 Il faut en ce combat nous servir de nos armes.

D. LOPE.

Tout ce qui vous plaira, mais n’usons point de charmes*.

D. QUICHOT.

Je suis homme de bien.

D. LOPE,

[p. 136]
à son Escuyer.
Allez plus loin de nous.

D. QUICHOT,

à Sanche.
Esloignez-vous aussi.

LE BARBIER.

Prenez bien garde à vous.
Ils se battent.

D. QUICHOT.

Au secours Dulcinée.

D. LOPE.

A moy Calsildée.
1790 Je tombe par mal-heur.

D. QUICHOT.

La querelle est vuidée,
Rendez-vous Chevalier.

D. LOPE.

Dieu ! le coeur me defaut*.

SANCHE.

Que je crain ce Demon !

D. QUICHOT.

Rendez-vous, il le faut.

SANCHE.

[S,137]
Mais que voy-je ? mon maistre a gagné la victoire.

D. QUICHOT.

Ostons-luy cet armet. Mes yeux dois-je vous croire ?
1795 Quoy ? mon amy Dom Lope, est-ce vous que je voy ?

SANCHE.

Il est évanoüy, mais c’est luy, je le croy.

D. QUICHOT.

Pers cette opinion, ce n’est que son image,
Un meschant Enchanteur aura pris son visage
Pour rompre ma cholere & m’amolir le coeur,
1800 Ayant desja préveu que je seroy vainqueur.

SANCHE.

Si la chose est ainsi, plongez-luy vostre lame
Dans le milieu du corps pour en arracher l’ame :
Luy mort, moins d’ennemis.

D. QUICHOT.

Ton conseil est fort bon.

LE BARBIER

se descouvrant.
Ah Seigneur Dom Quichot ! pardon, Seigneur pardon ;
1805 C’est vostre grand amy, Dom Lope de la Manche, [p. 138]
Et je suis le Barbier.

D. QUICHOT.

Que sera cecy, Sanche ?

SANCHE.

Je pense qu’il dit vray.

D. QUICHOT.

Voyons-le de plus prés.

SANCHE.

C’est luy, n’en doutez plus, qu’avez-vous fait du nés ?

LE BARBIER.

Je l’ay dans ma pochette.

SANCHE.

Ah la belle aventure !
1810 Mais Dom Lope revient*.

D. QUICHOT.

Va dans la sepulture,
Ou demeure d’accord de tout ce que j’ay dit.

D. LOPE.

Vous me le commandez, & cela me suffit.

LE BARBIER.

[p. 139]
Et bien, apres cecy, que dites-vous, Dom Lope ?
N’avoy-je pas tantost bien fait vostre horoscope ?
1815 Et quand je vous disois qu’il ne faisoit pas bon
Se joüer à des fous, n’avoy-je pas raison ?
Vous vous en souviendrez.

D. LOPE.

Aidez-moy je vous prie,
Et ne m’affligez point par vostre raillerie :
J’ay l’un des bras démis.

SCENE VIII. §

LE DUC, LA DUCHESSE, DOM QUICHOT, SANCHE, D. LOPE, LE BARBIER.

SANCHE.

Le Duc revient icy.

D. QUICHOT.

1820 Enfin, nostre combat a fort bien réussi :
Mais les enchantemens s’opposent à ma gloire :
On dit que c’est Dom Lope. [p. 140]

LE DUC.

Il vous le faut bien croire,
Puisque c’est luy sans doute*.

SANCHE.

Et ce sien Escuyer,
A ce que je puis voir, est aussi le Barbier.

LE DUC.

1825 Il n’en faut point douter.

D. QUICHOT.

Quelles metamorphoses !

LE DUC.

Je pretens bien encor vous monstrer d’autres choses :
Sortez monsieur le Diable.

LE DIABLE.

On m’a donné ce nom
Qui ne convenoit point avec mon innocence.
On dit que les laquais sont diables tout de bon,
1830 Mais ce n’est pas bien ma creance* :
Ainsi valeureux Dom Quichot,
Si vous me croyez tel, vous estes un grand sot.

LE DUC.

[p. 141]
Paroissez Lirgandée.

LIRGANDEE.

Enfin il le faut dire,
Je ne suis rien moins qu’Enchanteur,
1835 Je n’en pris l’habit que pour rire ;
Et quoy que Sanche en eust bien peur,
Et que sa peur me plût, je desire qu’il sçache
Ce que ce masque cache.

LE DUC.

Monstrez-vous grand Alquif.

ALQUIF.

Sous cette barbe blanche
1840 J’ay trompé Dom Quichot & Sanche,
Qui m’ont pris pour un Enchanteur :
Mais je veux leur faire connestre
Qu’on peut souvent parestre,
Et n’estre pas Docteur.

LE DUC.

1845 Archelaus, c’est à vous.

ARCHELAUS.

Couple de fous celebres !
Je me suis déguisé pour me moquer de vous : [p. 142]
Mais dans les plus noires tenebres,
Si vous n’eussiez esté des fous,
Vous pouviez bien me reconnestre,
1850 Et voir que cette barbe avoit eu plus d’un maistre.

LE DUC.

Hola ! Seigneur Merlin.

MERLIN.

Je ne resiste pas
A monstrer mon corps veritable,
Je ne suis pas enfant du Diable,
Ny ce grand Enchanteur dont on fait tant de cas :
1855 Et qui veut sur ce point en sçavoir davantage,
Consulte mon visage.

LE DUC.

Madame Dulcinée.

DULCINEE.

On veut que je me montre,
Et je n’y veux pas resister :
Elle découvre une barbe.
Mais si dedans cette rencontre*
1860 On vouloit encor persister
A croire que je suis l’Infante du Tobose,
Ce seroit estrange chose.

LE DUC.

[p. 143]
Sur cela, Dom Quichot, je vous baise les mains.1

LA DUCHESSE.

Ainsi tousjours le Ciel responde à vos desseins.

D. LOPE.

1865 Puissiez-vous quelque jour devenir un peu sage.

LE BARBIER.

Vous puissé-je razer dedans nostre village.

SANCHE.

Que tousjours la victoire accompagne vos pas !

D. QUICHOT.

Sanche en cet accident ne m’abandonne pas.

SANCHE.

Que ferons-nous enfin si tout nous est contraire ?

D. QUICHOT.

1870 Je croy certainement que dans tout cet affaire
De meschans Enchanteurs ont fasciné* nos yeux,
Retournons chez le Duc, où nous le sçaurons mieux.

SANCHE.

Vray’ment s’il est ainsi, le pauvre Sanche Pance
Est à ce que je voy bien loin de ce qu’il pense :
1875 Je croyois de tenir un bon gouvernement,[144]
Et sans supercherie & sans enchantement,
De regner dans une isle, où trois de mes paroles
Me feroient apporter deux cens muids* de pistoles*,
Où je pourrois manger & boire tout mon sou
1880 Sans conter avec l’hoste, & sans payer un sou :
Mais je ne sçay comment mon isle est submergée,
Ou bien pour mes pechez le Diable l’a mangée ;
Que puisse-t-elle enfin estrangler ce gourmand !

D. QUICHOT.

Ne vous tourmentez point, suivez-moy seulement.

SANCHE.

1885 Allons où vous voudrez, Sanche n’est pas capable
De vous abandonner, allassiez-vous au Diable :
Poursuivez seulement le dessein d’estre Roy,
Je vous responds tousjours de mon asne & de moy.

Fin du V. & dernier Acte.

Lexique §

Dictionnaires utilisés : Furetière et Richelet.

Amuser
Arrêter quelqu’un, lui faire perdre le temps inutilement, signifie aussi, Repaître les gens de vaines espérances.
V. 568.
Apparence
Se dit quelquefois de ce qui est raisonnable, ou vraisemblable.
V. 395.
Apparent
Se dit aussi parmi les bourgeois d’une ville, de ceux qui sont les plus riches, qui sont distingués des autres par leurs emplois, ou par leur mérite.
V. 773, 1330.
Bailler
Donner, mettre en main.
v. 1518.
Ballot
On dit proverbialement et figurément à un homme, Voilà vôtre vrai ballot, pour dire, C'est votre fait, ce que vous cherchez.
V. 1150.
Balloter
Qui se dit quand des joueurs de paume ne font que se renvoyer la balle l’un à l’autre, et ne jouent point partie.
V. 1381.
Berner
Faire sauter quelqu’un en l’air dans une couverture.
V. 170, 443, 1213.
Bienveigner
Saluer quelqu’un, le féliciter sur quelque bonheur qui lui est arrivé, le recevoir avec bienveillance.
V. 886.
Brette
Estocade, épée qui est plus longue que celle que les Gentilshommes portent d’ordinaire.
V. 245.
Ça
Interjection qui désigne quelque commandement.
V. 561.
Caresse
Démonstration d’amitié ou de bienveillance qu’on fait à quelqu’un par un accueil gracieux, par quelque cajolerie.
V. 976, 1389.
Cependant
Signifie aussi, pendant ce temps.
V. 201, 1264, 1360.
Charme
Puissance magique par laquelle avec l'aide du Démon les Sorciers font des choses merveilleuses, au-dessus des forces, ou contre l'ordre de la nature. D'où charmer.
V. 102, 125, 237, 768, 1786
Connaître
signifie aussi, Savoir, pénétrer jusqu'au fond des choses. S’apercevoir de.
Coq
Signifie figurément un notable bourgeois, ou habitant d’une Paroisse, qui s’y est mis en autorité, qui gouverne tous les autres.
V. 901.
Coutelas
Épée de fin acier fort tranchant, large et courte.
V. 95, 114, 148, 236
Créance
Sentiment, opinion, avis, pensée, foi, crédit.
V. 397, 744, 1161, 1368, 1830.
Crédit (à)
Se dit souvent pour dire, A plaisir, sans utilité, sans fondement.
V. 84, 284, 1286, 1523.
D’abord que
dès que, aussitôt que.
D’abord
Dès le premier instant, au commencement.
V. 1274.
Défaillir
Faire défaut, manquer.
V. 2, 1791.
Déplaisir
Chagrin, tristesse que l'on conçoit d'une chose qui choque, qui déplaît.
V. 563, 1479
Désert
Qui n’est point habité ni cultivé.
V. 188, 192, 531.
Deuil
Tristesse, douleur, regret.
Divertir
Détourner quelqu'un, l'empêcher de continuer son dessein, son entreprise, son travail.
V. 57, 80, 143, 1179
Égal
À l’égal. Façon de parler adverbiale et comparative. Philippes n’était rien à l’égal d’Alexandre, pour dire, étant comparé à Alexandre.
V. 737.
Endroit, en cet
Se met quelquefois adverbialement, et signifie, envers. En cet endroit : dans ce cas-là.
V. 90, 219, 1566.
Ennui
Chagrin, fâcherie que donne quelque discours, ou quelque accident déplaisant, ou trop long.
V. 968, 1270.
Entreprendre
Absolument signifie, avoir dessein de ruiner quelqu’un, l’assaillir de tous côtés, lui faire tout le mal qu’il est possible.
V. 1506.
Fâcher
Choquer, offenser quelqu’un, lui donner un sujet de chagrin ou de colère.
V. 30, 378, 680, 1504.
Fasciner
Faire certains charmes qui font paraître les choses autrement qu’elles ne sont à nos yeux, à notre imagination.
V. 1871.
Fier
Signifie aussi, Cruel, tyran.
V. 576, 789.
Figue
On dit aussi, Faire la figue à quelqu’un, pour, Se moquer de lui.
V. 985.
Forcer
Signifie aussi, Violer une femme, une fille, pour dire, la prendre par force pour lui ravir son honneur.
V. 60, 993.
Fourbe
Tromperie, déguisement de la vérité fait avec adresse.
V. 1180, 1341, 1614.
Froisser
Briser, faire quelques ruptures ou contusions.
V. 176, 196.
Galanterie
Ouvrage galant, plein d’esprit et d’amour en vers, ou en prose.
V. 450.
Géhenne, géhenner
Torturer. Le mot compte pour deux syllabes.
V. 584, 892.
Grison
Âne.
V. 172, 963, 980, 995, 1011, 1299.
Haquenée
Jument qui va l’amble.
V. 1277.
Intéresser (s’)
Prendre les intérêts d’une personne. Prendre part à quelque chose.
V. 1328.
Jacquemart
Quand on dit, Armé comme un Jaquemart, cela vient de Jaque-mar de Bourbon, troisième fils de Jacques de Bourbon Connétable de France sous le règne du Roy Jean. C'était un Seigneur fort brave et vaillant qui se trouva en toutes les occasions les plus dangereuses de guerre et de tournois, mais qui pour donner bon exemple, et se moquer des fanfarons, était toujours armé à l’avantage, disant que les armes n’étaient faites que pour cela, et dés-lors on appela Jaque-mars, tous ceux qu’on voyait armez de pied en cap.
V. 223.
Jaquette
Est aussi un habit de paysan fait en petite casaque sans manches.
V. 1148.
Lanterner
Fatiguer, importuner par des discours et des entretiens de néant.
V. 204.
Licence
Congé et permission d’un Supérieur.
V. 81, 1189.
Malice
Se dit aussi de l’inclination qu’on a à faire mal, et des actions qui sont nuisibles à quelqu’un.
V. 1566.
Mélancolie
C'est une des quatre humeurs qui sont dans le corps, la plus pesante et la plus incommode. La mélancolie cause la tristesse, le chagrin. La mélancolie noire cause quelquefois la folie.
V. 17, 1633.
Milice
Terme collectif, qui se dit des gens de guerre, de ceux qui font profession des armes.
V. 498, 1153.
Muid
Grande mesure de choses liquides.
V. 1878.
Neveux
Se dit de tous les hommes qui viendront après nous, de la postérité.
V. 1716.
Partager
Signifie aussi, Donner le partage.
V. 665, 814.
Pelauder
Terme bas et populaire, qui signifie, Battre à coups de poings, ou de main.
V. 170.
Petites Maisons
On dit aussi, qu’il faut mettre un homme aux petites maisons, quand il est fou, ou quand il fait une extravagance signalée ; à cause qu’il y a à Paris un Hôpital de ce nom où on enferme ces fous.
V. 16, 416, 727.
Pistole
Monnaie d’or estrangère battue en Espagne, et en quelques endroits d’Italie.
V. 1878.
Pratiques
Au pluriel, se dit odieusement des cabales et menées secrètes qu’on fait pour nuire au public, ou au particulier.
V. 30.
Race
Lignée, génération continuée de père en fils : ce qui se dit tant des ascendants que des descendants.
V. 78, 130, 688, 965, 1193, 1598, 1705.
Ranger
Signifie aussi subjuguer, imposer des lois, obliger à obéir.
V. 579, 616, 1507
Rencontrer
Trouver la chose dont on a besoin, soit qu'on la cherche, soit que le hasard nous la présente. Réussir en ses affaires, en ses conjectures.
Revenir
Employé absolument pour revenir à soi.
V. 1810.
Rêver
Signifie aussi, Appliquer sérieusement son esprit à raisonner sur quelque chose, à trouver quelque moyen, quelque invention.
V. 511, 1460, 1260.
Rêverie
Songe extravagant, délire, démence.
V. 1068.
Saillir
Autrefois sortir. D’où saillie, sortie.
V. 209
Salade
En termes de Guerre, est un léger habillement de teste que portent les Chevaux Légers, qui diffère du casque en ce qu’il n’a point de crête, et n’est presque qu’un simple pot.
V. 1184.
Sans doute
Façon de parler adverbiale, qui signifie, Hors de doute, certainement.
V. 16, 369, 473, 529, 596, 739, 799, 828, 1202, 1420, 1823.
Sentiment
C'est la première propriété de l’animal d’avoir des organes propres à recevoir les différentes impressions des objets. Le sentiment de la vue se fait dans l’œil, celui de l’ouïe à l’oreille. Un mort est privé de vie et de sentiment.
V. 1306, 1569.
Souci
Soin qu’on prend des affaires.
V. 335, 962, 1459, 1757.
Sous la cheminée
On dit aussi, qu’un arrêt est donné sous la cheminée, pour dire, qu’il a été donné par la cabale de trois ou quatre Conseillers à la cheminée en se chauffant, et qu’il n’a point été rapporté en plein bureau: et par extension on dit de toutes les choses faites en cachette et sans solennité, qu’elles sont faites sous la cheminée. Un exploit donné sous la cheminée.
V. 1073.
Tissure
Art et manière de faire le tissu, se dit aussi figurément d'un discours, d'un ouvrage.
V. 1297
Transport
Agitation de l’âmep par la violence des passions.
V. 17, 1419
Travail
Souffrance endurée, torture, peine. Le plus souvent au pluriel, se dit des actions, de la vie d’une personne, et particulièrement des gens héroïques.
V. 156, 200, 1624.
Traverser
Signifie figurément en Morale, Faire obstacle, opposition, apporter de l'empêchement.
V. 131
Trousse
Se dit aussi d’un carquois garni de flèches.
V. 1601.
Trousser
Plier bagage.
V. 983.

Bibliographie §

Les sources §

Guérin de Bouscal §

La trilogie comique adaptée de Cervantès §
  • Dom Quixote de la Manche, Comédie, Paris, Quinet, 1639 ; éd. Daniela Dalla Valle et Amédée Carriat, Genève-Paris, Slatkine-Champion, 1979.
  • Dom Quichot de la Manche, Comédie, Seconde Partie, Paris, Sommaville, 1640, éd. fac-similé Marie-Lyne Akhamlich, Toulouse, Université Toulouse-Le Mirail, 1986.
  • Le Gouvernement de Sanche Pansa, Comédie, Paris, Sommaville & Courbé, 1642 ; éd. C. E. J. Caldicott, Genève, Droz, 1981.
Œuvres mentionnées §
  • La Mort de Brute et de Porcie, ou La Vengeance de la mort de César, Tragédie, Paris, Quinet, 1637.
  • Le Fils désavoué, ou Le Jugement de Théodoric, roi d’Italie, Tragi-comédie, Paris, Sommaville, 1642.

Textes contemporains §

  • Cervantès Saavedra, Miguel de, L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, trad. César Oudin, 1614 ; éd. Jean Canavaggio, Paris, Gallimard, coll. Folio Classique, 2010.
  • Cervantès Saavedra, Miguel de, Seconde Partie de l’Ingénieux Chevalier Don Quichotte de la Manche par Miguel de Cervantès Saavedra, auteur de la première partie, trad. François de Rosset, 1618 ; éd. Jean Canavaggio, Paris, Gallimard, coll. Folio Classique, 2010.
  • Cervantès Saavedra, Miguel de, Nouvelles exemplaires, trad. François de Rosset, 1616.
  • Pichou, Les Folies de Cardenio, Tragi-comédie, Paris, Targa, 1630 ; éd. Jean-Pierre Leroy, Genève, Droz, 1989.

Instruments de travail §

Dictionnaires §

  • Académie Française, Dictionnaire, Paris, J.-B. Coignard, 1694 (2 vol.).
  • Furetière, Antoine, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et les arts, La Haye et Rotterdam, Arnout et Reinier Leers ; rééd. SNL-Le Robert, 1978 (3 vol.).
  • Huguet, E., Dictionnaire de la langue française du XVIe siècle, Paris, H. Champion (puis Didier), 1925-1967 (7 vol.).
  • Richelet, P., Dictionnaire françois contenant les mots et les choses, plusieurs nouvelles remarques sur la langue françoise… avec les termes les plus connus des arts et des sciences, Genève, J.-H. Widerhold, 1680 (2 vol.).

Bibliographie §

  • Klapp-Lhermann, Bibliographie der französischen Literaturwissenschaft, Francfort, Klostermann, vol. 1990-2010.

Grammaire §

  • Fournier, Nathalie, Grammaire du français classique, Paris, Belin, 1998.

Bibliographie matérielle §

  • Riffaud, Alain, La Ponctuation du théâtre imprimé au XVIIe siècle, Genève, Droz, 2007.
  • Riffaud, Alain, Répertoire du théâtre français imprimé, Genève, Droz, 2009.
  • Riffaud, Alain, Archéologie du livre français moderne, Genève, Droz, 2011.

Travaux critiques §

Histoire littéraire du XVIIe siècle §

  • Bardon, Maurice, « Don Quichotte » en France aux XVIIe et XVIIIe siècles (1605-1815), Paris, H. Champion, 1931.
  • Cioranescu, Alexandre, Le Masque et le visage. Du baroque espagnol au classicisme français, Genève, Droz, 1983.

Travaux sur le théâtre du XVIIe siècle §

  • Baby, Hélène, La Tragi-comédie de Corneille à Quinault, Paris, Klincksieck, 2002.
  • Forestier, Georges, Le Théâtre dans le théâtre sur la scène française du XVIIe siècle, Genève, Droz, 1981.
  • Forestier, Georges, Esthétique de l’identité dans le théâtre français (1550-1680). Le déguisement et ses avatars, Genève, Droz, 1988.
  • Guichemerre, Roger, La Comédie avant Molière 1640-1660, Paris, Armand Colin, 1972.
  • Lancaster, Henry Carrington, A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, Baltimore, the Johns Hopkins Press, 1929-1942 (5 part. en 9 vol.).
  • Scherer, Jacques, La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1950.

Travaux sur la trilogie dramatique de Guérin de Bouscal §

  • Akhamlich, Marie-Lyne, « Adaptation théâtrale de Don Quichotte de Cervantès par Guyon Guérin de Bouscal », Cahiers de littérature du XVIIe siècle, no 5, 1983, p. 33-43.
  • Couderc, Christophe, « Don Quichotte et Sanche sur la scène française (XVIIe et XVIIIe siècles) », Mélanges de la Casa de Vélazquez [en ligne], 37-2, 2007, mis en ligne le 11/10/2010. URL : http://mcv.revues.org/1655/
  • Dalla Valle, Daniela, « Don Quichotte et Sancho dans la France de Louis XIII. La trilogie comique de Guérin de Bouscal », Revue de littérature comparée, no 4, oct.-déc. 1979, p. 432-462.
  • Dalla Valle, Daniela, « Sancho Pança gouverneur : de Cervantès à Guérin de Bouscal et à Dancourt », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, no 48, 1996, p. 185-203.
  • Mazouer, Charles, « L’illusion dans la trilogie dramatique de Guérin de Bouscal », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, nº 48, 1996, p. 165-184.