LA REINE DE MICONMICON, DON FERNANDE, DON QUICHOTTE, DON LOPE, CARDENIE. LUCINDE, BARBERO, SANCHO.
SCÈNE III. La Comtesse Trifalde, et sa suite. §
DON QUICHOTTE.
Hasard, demeurons donc. Quel port si vénérable !
Et quel deuil si profond !
LE TAMBOUR.
Et quel deuil si profond ! Voilà ce grand Héros,
Qui vous doit redonner l’honneur et le repos.
LA COMTESSE TRIFALDE.
Mes filles adorons ce guerrier indomptable.
DON QUICHOTTE.
Madame levez-vous.
DON FERNANDE, parlant à la Reine.
Madame levez-vous. La pièce est agréable,
1255 Et nous divertira.
LA COMTESSE TRIFALDE.
Et nous divertira. Puisqu’il vous plaît, Seigneur,
Je relève mon corps, mais j’abaisse mon coeur.
À tous les sentiments que l’humilité donne
Devant une si noble et si grande personne.
DON QUICHOTTE.
Que vous plaît-il de moi, dites-le franchement ?
LA COMTESSE TRIFALDE.
1260 Un bien qui doit borner un extrême tourment.
DON QUICHOTTE.
D’où peut-il procéder contez-nous en l’histoire.
LA COMTESSE TRIFALDE.
Hélas ! faut-il encore rappeler la mémoire
Des travaux infinis que nous avons soufferts
Depuis que Malembrun nous détient dans ses fers.
1265 Oui sans doute il le faut, puis qu’on nous le commande,
Encore que la peine en dût être plus grande.
Près du Cap Carmorin entre ce bras de mer
Que le Sud mutiné fait souvent écumer,
Et la grand’ Tabrobane est un puissant royaume
1270 Fertile en hannetons, très-abondant en chaume,
Qui dans chaque saison donne à ses habitants
Et les fleurs de l’automne, et les fruits du printemps :
Magunce commandait cette fertile terre,
Veuve d’Archipela qui mourut à la guerre ;
1275 Elle avait une fille excellente en beauté,
Pour qui se réservait l’heur de la Royauté;
Cette parfaite Infante est commise en ma garde,
Comme un Soleil levant un chacun la regarde,
Tous les Princes voisins brûlés de son amour
1280 Se parent à l’envi pour lui faire la cour ;
Don Claviche sur tous emploie l’artifice
Pour lui faire agréer l’offre de son service,
C’était un Chevalier dont la condition
Faisait un grand obstacle à sa prétention ;
1285 Mais adroit, mais mutin, s’il en fut sur la terre,
Moqueur, et qui faisait parler une guitare,
Au reste bon Poète et parfait baladin,
Dans presque tous les arts il sut le fin du fin,
Et pouvait au besoin tirer des avantages
1290 De celui qu’il savait de bien faire des cages,
Si la nécessité l’eût voulu talonner.
SANCHO.
Il mérite l’Infante, on la lui doit donner,
Ses rares qualités me charment, je l’avoue ;
Mais à n’en pas mentir, j’ai bien peur qu’on nous joue.
LA COMTESSE TRIFALDE.
1295 Son mérite pourtant n’eût pas eu le pouvoir
De corrompre l’Infante, et de la décevoir,
Si ce faux Enchanteur ne m’eût plutôt déçue;
Car ma fille jamais ne partait de ma vue :
Il fut un jour entier à me persuader
1300 De laisser prendre un fort que je devais garder,
Et je crois qu’à la fin il eût perdu sa peine
S’il ne se fût servi de sa voix de sirène
Pour chanter quelques vers qu’il avait composés,
Et dont il enchanta nos esprits peu rusés.
1305 Ces vers disaient ainsi ;
Ces vers disaient ainsi ; Belle Antonomasie,
« C’est trop de cruauté
De me vouloir punir par la fin de ma vie
De ma fidélité. »
Mon coeur à ce discours céda sans résistance,
1310 Claviche eut dès ce jour l’Infante en sa puissance ;
Mais non pas sans jurer qu’il serait son époux,
Et ma fille trouva son entretient si doux
Qu’elle le voulait voir chaque jour à toute heure :
Hélas ! c’est bien ici qu’il faudra que je pleure,
1315 L’Infante devint grosse, et sa mère le sut,
Qui pourrait exprimer le deuil qu’elle en conçut
Ferait voir un prodige, et quoi qu’en dit l’histoire
Le plus crédule esprit aurait peine à le croire,
Suffit que dans trois jours il fallut l’enterrer.
SANCHO.
1320 Elle était doncques morte.
LA COMTESSE TRIFALDE.
Elle était doncques morte. On peut bien l’inférer,
Puis que l’on l’enterrait.
SANCHO.
Puis que l’on l’enterrait. Est-ce chose inouïe
Qu’on enterre une femme étant évanouie.
LA COMTESSE TRIFALDE.
Non, mais cette Princesse était morte en effet.
SANCHO.
Il me semble pourtant que c’eût été bien fait
1325 De prendre moins à coeur cette grande tristesse,
Et de ne pas mourir, mais tomber en faiblesse ;
Car vivant on donne ordre à plusieurs accidents,
Puis ceux que vous contez ne sont pas des plus grands ;
Claviche est Chevalier, et comme dit mon maître,
1330 S’il n’est à présent Roi suffit qu’il le peut être ;
Si l’Infante eût choisi quelqu’un de ses valets,
La Reine eût eu raison de faire des regrets,
Et même de mourir ; mais quoi qu’elle ait peu croire
Le choix d’un Chevalier n’ôte rien à sa gloire,
1335 Surtout s’il fut errant ; car voilà le moyen
De se faire Empereur, et de gagner du bien.
DON QUICHOTTE.
Oui, mais voyons la fin de cette tragédie.
LA COMTESSE TRIFALDE.
Magunce étant donc morte et non évanouie,
Le Géant Malembrun, cet insigne Enchanteur,
1340 Voulut venger sa mort, car elle était sa soeur,
Croyant que nous eussions hasté ce coup funeste.
SANCHO.
Il se trompait sans doute.
LA COMTESSE TRIFALDE.
Il se trompait sans doute. Oui je vous le proteste.
L’Infante, Don Claviche, et moi couverts de deuil,
De pleurs et de cheveux, honorions son cercueil,
1345 Et la troupe funèbre autour de nous rangée
Tâchait à consoler la Princesse affligée,
Quand du creux du sépulcre il sortit une voix,
Et Malembrun monté sur un cheval de bois :
Tel apparut Achille aux Princes de la Grèce,
1350 Lorsqu’il leur demanda la mort de sa maîtresse;
À cet horrible aspect le sang nous gèle à tous,
Don Claviche à l’instant tombe sur ses genoux,
S’appuie sur ses mains, sa figure se change,
Il devient crocodile.
DON FERNANDE.
Il devient crocodile. Ah l’aventure étrange !
LA COMTESSE TRIFALDE.
1355 L’Infante à cet objet se laisse choir aussi,
Son corps à même temps nous paraît raccourci,
Son habit qui fut noir, prend la couleur tannée,
15
Ses bras se font velus, sa face basanée,
Elle n’a plus de voix, ni plus de sentiment,
1360 Et bref elle est de bronze ainsi que son amant,
Ayant d’une guenon la parfaite figure.
CARDENIE.
On n’a jamais écrit une telle aventure.
DON QUICHOTTE.
Heureux le Chevalier qui la doit mettre à fin.
SANCHO.
Vous savez bien qui c’est, mais vous faites le fin.
DON QUICHOTTE.
1365 Peut-être.
LA REINE.
Peut-être. Cette histoire est la plus ravissante
Qu’on puisse raconter.
LUCINDE.
Qu’on puisse raconter. Elle est divertissante.
DON FERNANDE.
Et cette Dame ici ne la traite pas mal.
LA COMTESSE TRIFALDE.
Ces amants donc changés en monstres de métal,
Cet Enchanteur voulait poursuivre sa vengeance,
1370 Et laver dans mon sang ses mains et mon offense,
Il descend du cheval, tire son coutelas,
Je veux fuir sa fureur, je tombe au premier pas,
Mes compagnes aussi se renversent par terre,
Le voilà près de nous avec son cimeterre,
1375 Chacune attend le coup qui doit finir ses jours :
Lui qui sait que les maux sont légers s’ils sont courts,
S’arrête tout à coup, et condamne l’envie
Qu’il eut auparavant d’abréger notre vie.
Vivez, dit-il, vivez exécrables tisons
1380 Et des feux de l’Amour et de ses trahisons,
Pour punir dignement vos infâmes pratiques,
Je m’en vais vous donner des barbes authentiques,
Qui durant deux mille ans feront connaître à tous
L’horreur de votre crime, et mon juste courroux :
1385 Soudain qu’il eut tenu ce funeste langage
Une forêt de poil nous couvrit le visage,
Et ternit la blancheur de nos teints déliés,
En fin nous devenons comme vous nous voyez.
DON QUICHOTTE.
Ah Dieu qu’ai-je aperçu ?
LA REINE.
Miracle. Ce prodige.
DON QUICHOTTE.
M’étonne. Me ravit.
LUCINDE.
M’étonne. Me ravit. Me surprend.
SANCHO.
M’étonne. Me ravit. Me surprend. Et m’afflige ;
Car comme qu’il en soit je crains l’événement,
L’enchanteur Malembrun est mauvais garnement,
À ce que je puis voir par toutes ses menées.
LA COMTESSE TRIFALDE.
Le temps est accompli de ces deux mille années,
1395 Qui nous ont fait verser tant d’inutiles pleurs ;
Mais ce cruel en fin touché de nos douleurs :
Allez, nous a-t-il dit, au pays de la Manche
Et tâchez à trouver le grand maître de Sanche,
Ce vaillant Don Quichotte, dont le bras indompté,
1400 Aux pauvres prisonniers donne la liberté,
Et qui veut rétablir dedans toute l’Espagne
L’ordre des Chevaliers qui courent la campagne ;
Dites-lui que l’armet de Mambrin m’appartient,
Que c’est moi qui l’ai fait, que c’est de moi qu’il vient,
1405 Et que s’il me le rend, comme veut la justice,
Je veux en sa faveur finir votre supplice,
Et lui faire présent d’un corselet d’or fin.
DON QUICHOTTE, parlant à Sancho.
Ne crois-tu point encor que ce soit un bassin ?
SANCHO.
Nullement, mais je dis qu’il en a l’encolure.
DON QUICHOTTE.
1410 Je ne veux pas ainsi finir cette aventure,
Mon armet m’est trop cher, et je crains ce Géant,
À cause seulement qu’il parle d’un présent,
Ils sont tous enchanteurs, et notre ordre commande
Qu’on traite à la rigueur tous ceux de cette bande.
LA COMTESSE TRIFALDE.
1415 Il l’avait bien prévu ; car il me dit aussi,
Que si vous désiriez de le traiter ainsi,
Préférant le combat à l’échange des armes,
Il se dépouillerait du pouvoir de ses charmes
Pour se battre avec vous dans la rigueur des lois,
1420 Et qu’il vous enverrait son grand cheval de bois,
C’est celui qui servit à Pierre de Provence
Pour ravir Maguelonne et la porter en France,
Il vole dans les airs plus vite que le vent,
Et va dans moins d’un jour du couchant au levant.
DON QUICHOTTE.
1425 Ce parti me plaît mieux.
LA REINE.
Ce parti me plaît mieux. Est-ce ainsi qu’on me quitte.
DON FERNANDE.
Si comme on nous a dit ce cheval va si vite,
Le Seigneur Don Quichotte peut être de retour
Dans trois ou quatre jours.
LA COMTESSE TRIFALDE.
Dans trois ou quatre jours. Dans la moitié d’un jour.
LA REINE.
Qu’il aille donc en paix où la gloire l’appelle,
1430 Je ne l’arrête point, l’aventure est trop belle,
Son honneur m’est trop cher.
DON QUICHOTTE.
Son honneur m’est trop cher. Après un tel congé
Que je suis satisfait, que je suis obligé.
LA REINE.
Au moins que le retour soit prompt.
DON QUICHOTTE.
Au moins que le retour soit prompt. Je vous le jure
En douter seulement c’est me faire une injure,
1435 Oui, Madame, je veux revenir sur mes pas.
SANCHO.
Puis qu’il vous le promet il n’y manquera pas.
DON QUICHOTTE, parlant à la Comtesse.
Et vous dont les malheurs toucheraient une souche,
Et mon coeur et mon bras vous jurent par ma bouche,
De ne rien épargner qui soit en mon pouvoir :
1440 Ce cheval viendra-t-il je brûle de le voir.
SANCHO.
Ne m’en direz-vous point le nom et la famille ?
LA COMTESSE TRIFALDE.
Parce que sur la tête il porte une cheville,
Qui sert à le conduire et sans peine et sans art,
On lui donna le nom de cheval Chevillart.
SANCHO.
1445 Ce nom est musical et rempli d’énergie;
Mais que je sache encore sa généalogie.
LA COMTESSE TRIFALDE.
16
Il est fils de Boos ce cheval nonpareil
Qui traîne dans le Ciel le coche du Soleil,
Le vite Piritous l’a choisi pour son gendre,
1450 Il eut pour allié le cheval d’Alexandre,
Pégase, à ce qu’on dit, fut son frère utérin,
17
Bayard son favori, Bridedor son cousin,
Souvent avec Frontin il a battu l’estrade,
Le grand cheval de Troie était son camarade ;
1455 En fin il est au rang des illustres chevaux ;
Si Malembrun consent à la fin de nos maux
Vous le verrez bientôt.
SCÈNE IV. Quatre Démons entrent, portant Chevillard. §
DON FERNANDE.
Vous le verrez bientôt. Quels objets effroyables
Se présentent à nous ?
SANCHO.
Se présentent à nous ? Ce sont ma foi des diables,
Malheureux que je suis j’ai bien prévu ceci,
1460 Et n’ai pas eu l’esprit de m’éloigner d’ici.
DON QUICHOTTE.
Poltron assure-toi.
LUCINDE.
Poltron assure-toi. Je frissonne.
LA REINE.
Poltron assure-toi. Je frissonne. Je tremble.
LA COMTESSE TRIFALDE.
Ah Dieu c’est Chevillard !
DON QUICHOTTE.
Ah Dieu c’est Chevillard ! Oui, c’est ce qui me semble,
Rassurez vos esprits, ceci ne sera rien.
SANCHO.
Ah laissez-moi sortir.
LA COMTESSE TRIFALDE.
Ah laissez-moi sortir. Mais gardez-vous en bien,
1465 Si vous vous approchez seulement de la porte,
Je crains avec raison qu’un démon vous emporte.
SANCHO.
Hélas qu’il faut souffrir pour un gouvernement.
LA COMTESSE TRIFALDE.
Ah que j’ai de plaisir.
SANCHO.
Ah que j’ai de plaisir. Ah que j’ai de tourment.
UN DES DÉMONS.
Monte sur ce cheval celui dont le courage
1470 Ne craint point le péril.
SANCHO.
Ne craint point le péril. A ce conte je gage.
Que ce ne soit pas moi, je crains trop.
UN DES DÉMONS.
Que ce ne soit pas moi, je crains trop. L’écuyer.
Doit monter sur la croupe.
SANCHO.
Doit monter sur la croupe. Allez-vous y fier,
A d’autres, Malembrun se trompe bien s’il pense
En ce voyage ici voir Monsieur Sancho Pance,
1475 Je ne suis pas si fou comme ce démon croit.
LE DÉMON.
Qu’on laisse la cheville en l’état qu’on la voit,
Car elle est comme il faut pour aller près des nues ;
Mais avant de courir ces routes inconnues
Le maître et l’écuyer doivent bander les yeux,
1480 De peur que se voyant montés si près des cieux
La tête ne leur tourne, et que tombant à terre,
Leurs jambes et leurs bras se brisent comme verre.
SANCHO.
Et bien ne voilà pas de quoi faire enrager ?
UN DÉMON.
Le cheval portera sans boire ni manger
1485 Ces vaillants champions jusques dans la contrée
Où le grand Malembrun leur prépare l’entrée ;
Surtout je leur défends à peine du trépas
De découvrir leurs yeux jusqu’à leur dernier pas,
Et lors que Chevillard donnera témoignage
1490 Par son hennissement de la fin du voyage.
DON QUICHOTTE.
Ces messieurs les Démons ont fort bonne raison,
Partons Sanche mon fils, quittons cette maison,
Allons nous signaler, tentons cette aventure
Qui trouble insolemment l’ordre de la nature,
1495 Faisons que Don Claviche ait l’effet de ses voeux,
Qu’il soit aussi content comme il fut amoureux,
Que sa Reine l’épouse, et que ses pauvres Dames
Déchargent leurs mentons de leurs barbes infâmes.
LA COMTESSE TRIFALDE.
Ainsi toujours le Ciel protège vos desseins.
SANCHO.
1500 Faites ce qu’il vous plaît je m’en lave les mains,
Ma préférence aussi bien n’est pas fort nécessaire.
LA COMTESSE TRIFALDE.
Si vous n’êtes présent il ne se peut rien faire.
SANCHO.
Et pourquoi ? Qu’ont à voir les faits des écuyers
Avec les actions des vaillants chevaliers ?
1505 Rien sans doute, et l’on dit dans toutes les histoires
Tel et tel chevalier gagna telles victoires,
Protégea tel Monarque, et reçut un tel bien,
Sans que son écuyer y soit compté pour rien,
Nous serions bien des fous d’exposer notre vie
1510 Sans honneur ni profit.
DON QUICHOTTE.
Sans honneur ni profit. Taisez-vous je vous prie.
LA COMTESSE TRIFALDE.
Ah Seigneur par pitié.
DON QUICHOTTE.
Ah Seigneur par pitié. Suffit que je le veux.
SANCHO.
Considérez ma peur.
LA COMTESSE TRIFALDE.
Considérez ma peur. Regardez mes cheveux.
SANCHO.
Je mourrai de frayeur.
LA COMTESSE TRIFALDE.
Je mourrai de frayeur. La mort nous serait douce.
SANCHO.
La crainte me retient.
LA COMTESSE TRIFALDE.
La crainte me retient. Que la pitié vous pousse.
LA REINE.
1515 Seigneur Sanche il le faut.
DON QUICHOTTE.
Seigneur Sanche il le faut. Je le veux.
SANCHO.
Seigneur Sanche il le faut. Je le veux. Je ne puis ;
Voler dedans les airs malheureux que je suis,
Et qui me répondra qu’une telle monture
Ne nous fera pas choir sur quelque terre dure,
Ou dans le plus profond des gouffres de la mer,
1520 Ou pour nous écraser, ou pour nous abîmer.
DON QUICHOTTE.
Moi je vous en réponds poltronne créature ;
Et que si Malembrun me faisait cette injure,
Il s’en repentirait avant la fin du jour.
SANCHO.
S’il ne nous preste pas ce cheval au retour,
1525 Comment reviendrons-nous de ce lointain voyage,
Il nous faudra dix ans, et c’est de quoi j’enrage :
Car pendant ce temps-là, Madame assurément
Ira se marier avec quelqu’autre amant,
Et donnera mon île à l’écuyer fidèle
1530 Du Chevalier errant qui prendra sa querelle.
LA REINE.
Ne craignez point cela, Sanche je vous promets
Qu’un semblable accident n’arrivera jamais ;
Revenez dans cent ans en demandant l’aumône,
Votre maître toujours aura place à mon trône,
1535 Et vous aurez une île, ou je n’en aurai point.
DON QUICHOTTE.
C’est trop nous obliger.
SANCHO.
C’est trop nous obliger. Passe donc pour ce point ;
Mais si cet Enchanteur, comme il pourrait bien être,
D’un coup de coutelas fend la tête à mon maître,
Comment puis-je éviter un semblable trépas ?
LA COMTESSE TRIFALDE.
1540 Je lui commanderai qu’il ne vous tue pas.
CARDENIE.
Merveilleuse raison.
SANCHO.
Merveilleuse raison. Ah Madame Barbue,
Que vous vous mécomptez, que vous êtes déçue,
Si vous imaginez qu’un tel commandement
Puisse arrêter le bras d’un mauvais garnement,
1545 Je connais mieux que vous cette maudite race.
LA REINE.
Vous craignez sans raison.
DON QUICHOTTE.
Vous craignez sans raison. Ce long discours me lasse,
Et vous ferez fort bien de ne pas repartir.
SANCHO.
Que l’on me bande donc, puis qu’il me faut partir.
LA COMTESSE TRIFALDE.
Donnez votre mouchoir.
SANCHO.
Donnez votre mouchoir. Hélas que j’ai de peine,
1550 Bienheureux le mouton qui naît couvert de laine,
Et l’homme à qui le Ciel a donné le bonheur
De naître grand Monarque, ou du moins Gouverneur.
DON QUICHOTTE.
Bandez-moi je vous prie, adieu grande Princesse,
Attendez-nous ici je tiendrai ma promesse,
1555 Oui dans la fin du jour je reviens en ce lieu.
LA REINE.
Adieu grand Chevalier.
LA COMTESSE TRIFALDE, et tous les autres ensemble.
Adieu grand Chevalier. Adieu Monsieur.
DON QUICHOTTE.
Adieu grand Chevalier. Adieu Monsieur. Adieu.
SANCHO, monte.
Les démons vous ont dit que vous prinsiez la selle.
DON FERNANDE.
Et bien notre aventure ?
LUCINDE.
Et bien notre aventure ? Est parfaitement belle.
LA COMTESSE TRIFALDE.
N’ai-je pas bien conduit ce discours inventé ?
SANCHO.
1560 Monsieur que faites-vous ?
DON QUICHOTTE.
Monsieur que faites-vous ? Es-tu déjà monté ?
DON QUICHOTTE.
Oui. Je te suis ; pourtant ayant leu dans Virgile
Qu’un grand cheval de bois a fait prendre une ville
Par le moyen des gens qu’on cacha dans son sein,
Je crains en celui-ci quelque mauvais dessein,
1565 Et crois qu’il est fort bon que je m’en éclaircisse.
SANCHO, descend du cheval.
Il est fort à propos.
LA COMTESSE TRIFALDE.
Il est fort à propos. Achevons l’artifice :
Seigneur ne craignez rien, Malembrun est fort franc,
Et ne trompa jamais des gens de votre rang,
Et le bon Chevillard aime trop la franchise
1570 Pour pouvoir approuver une telle surprise,
Je prends sur moi le mal qui peut en arriver.
DON QUICHOTTE.
Suffit, montons, adieu.
LA COMTESSE TRIFALDE.
Suffit, montons, adieu. Déjà vous fendez l’air
Plus vite que les traits qui partent du tonnerre,
Sanche, tenez-vous bien vous penchez vers la terre.
DON QUICHOTTE.
1575 Ne me serre pas tant.
SANCHO.
Ne me serre pas tant. À ce que je puis voir
Nous irons doucement.
DON FERNANDE.
Nous irons doucement. Garde-toi bien de choir
Valeureux Écuyer ; car sans doute la chute
Du bâtard d’Apollon qui fit la culbute
Du Zodiaque en bas, fut moindre mille fois
1580 Que la tienne arrivant des lieux où je te vois,
En fin l’éloignement vous cache à notre vue,
Vous volez à présent au-dessus de la nue,
Allez, allez en paix, le Ciel guide vos pas.
SANCHO.
Si nous étions si hauts qu’ils ne nous vissent pas,
1585 Les pourrions-nous entendre ?
DON QUICHOTTE.
Les pourrions-nous entendre ? En pareille aventure
La magie travaille, et non pas la nature,
C’est pourquoi je veux croire, et tiens pour assuré
Que nous sommes bien près du plancher azuré.
DON FERNANDE.
Donnez-moi ce flambeau.
DON QUICHOTTE.
Donnez-moi ce flambeau. Bon Dieu quelle lumière,
1590 Serions-nous près du feu qui brûle sans matière ?
As-tu rien découvert ?
SANCHO.
As-tu rien découvert ? Ma barbe est toute en feu,
Je veux résolument me découvrir un peu.
DON FERNANDE.
Il se faut reculer.
DON QUICHOTTE.
Il se faut reculer. Garde-toi de le faire.
SANCHO.
Ma foi je le ferais s’il était nécessaire,
1595 En dussé-je mourir ; mais je ne sais comment
Au travers mon bandeau je vois parfaitement.
DON QUICHOTTE.
Tu vois parfaitement, et que vois-tu ?
SANCHO.
Tu vois parfaitement, et que vois-tu ? Merveille ;
Mais dont la nouveauté n’eut jamais de pareille,
La terre comme un pois.
CARDENIE.
La terre comme un pois. Écoutez comme il ment.
DON QUICHOTTE.
1600 Ne découvres-tu point sur ce bas élément
Des villes, des châteaux ?
SANCHO.
Des villes, des châteaux ? Non mais bien plusieurs hommes.
DON QUICHOTTE.
Te paraissent-ils gros ?
SANCHO.
Te paraissent-ils gros ? Pas plus gros que des pommes.
DON QUICHOTTE.
Sanche vous vous trompez.
SANCHO.
Sanche vous vous trompez. Je ne me trompe point,
Ce que je viens de dire est vrai de point en point.
DON FERNANDE.
1605 Quel menteur obstiné.
DON QUICHOTTE.
Quel menteur obstiné. Pourtant si Sanche n’erre,
Il est bien assuré qu’il ne voit point la terre ;
Car étant comme pois, il est tout évident
Qu’un seul homme la couvre, étant beaucoup plus grand.
DON FERNANDE.
Le menteur est surpris.
SANCHO.
Le menteur est surpris. Et pourtant il me semble
1610 Qu’une pomme et des pois se peuvent voir ensemble ;
Croyez ce qui vous plaît, mais c’est la vérité,
Je vois le monde entier par un petit côté.
DON QUICHOTTE.
Pour moi je ne vois rien ; mais j’admire sans cesse
Comme un cheval qui court avec tant de vitesse,
1615 Marche si doucement et fait si peu de bruit :
Que n’en ai-je un pareil pour mes desseins de nuit.
SANCHO.
Que n’en ai-je un pareil pour la petite guerre.
DON FERNANDE.
Attachez ce papier au-dessous de ce verre,
Il est temps de finir ce long enchantement,
1620 Vous avec cette mèche allumez promptement.
On allume à même temps des fusées qui éclatent le cheval de bois.
DON QUICHOTTE.
Quel bruit ai-je entendu ?
SANCHO.
Quel bruit ai-je entendu ? C’est sans doute la foudre,
Nous sommes tous en feu, Chevillard est en poudre,
Ah Monsieur, c’en est fait.
DON QUICHOTTE.
Ah Monsieur, c’en est fait. Sanche es-tu mort mon fils ?
DON QUICHOTTE.
Nenni. Voici l’endroit d’où nous sommes partis,
1625 La Reine et tous les siens frappés de ce tonnerre
Évanouis, ou morts, sont étendus par terre,
Allons les secourir ; mais qu’est-ce que je vois ?
Il voit un feuillet de papier attaché au-dessous d’une Lune de verre, et y lit la fin de l’aventure.
L’aventure est finie, et ces mots en font foi.
Le vaillant Don Quichotte acheva l’aventure
1630 Du Géant Malembrun,
Par le seul soin qu’il prit de se mettre en posture
Pour combattre un à un.
Don Claviche et sa femme en leurs formes vivantes
Contentent leurs souhaits,
1635 Et les mentons barbus de leurs Dames errantes
Sont rasés et bien nets.
Suis valeureux guerrier cette grande Princesse
Qui te veut emmener,
Et tiens pour assuré que ta haute prouesse,
1640 Te fera couronner.
Et bien que dis-tu Sanche après cette merveille ?
SANCHO.
Je ne sais si je dors, et doute si je veille.
DON QUICHOTTE.
Auras-tu bien le coeur de douter désormais
Que je sois impuissant pour ce que je promets ?
1645 Parle-moi clairement, que crois-tu de ton île ?
SANCHO.
Je commence à songer à ce qui m’est utile,
À faire ma maison, à composer mon train,
Voyez comme je parle et marche en souverain.
DON QUICHOTTE.
Ma foi mon Écuyer n’a pas mauvaise grâce,
1650 J’admire ses transports, et j’aime son audace ;
Je vous ferai de bien, Sanche ; mais il est temps
D’assister de nos soins et la Reine et ses gens :
Madame levez-vous.
LA REINE.
Madame levez-vous. Qui me rend la lumière ?
DON FERNANDE.
Qui redonne à mes yeux la clarté coutumière ?
CARDENIE.
1655 En quel lieu sommes-nous ?
DON LOPE.
En quel lieu sommes-nous ? Quel bruit ai-je entendu ?
LUCINDE.
Qui m’ôte le repos ?
LA COMTESSE TRIFALDE.
Qui m’ôte le repos ? Et qui me l’a rendu ?
UNE DES DAMES DE LA COMTESSE.
Quel Démon favorable a ma barbe rasée ?
DON QUICHOTTE.
Un à qui l’impossible est une chose aisée.
SANCHO.
C’est Don Quichotte et Sanche, et cela vous suffit.
DON QUICHOTTE.
1660 Pour vous en éclaircir consultez cet écrit.
LA COMTESSE TRIFALDE, lit les deux premières Stances.
Le vaillant Don Quichotte acheva l’aventure
Du Géant Malembrun,
Par le seul soin qu’il prit de se mettre en posture
Pour combattre un à un.
1665 Don Claviche et sa femme en leurs formes vivantes
Contentent leurs souhaits,
Et les mentons barbus de leurs Dames errantes
Sont rasés et bien nets.
Qui pourrait dignement exalter ce miracle ?
1670 Ainsi jamais vos voeux ne rencontrent d’obstacle,
Ainsi puissiez-vous voir dans vos bras indomptés,
Celle que vous aimez, et que vous méritez.
DON FERNANDE, lit le reste.
Suis valeureux guerrier cette grande Princesse
Qui te veut emmener,
1675 Et tiens pour assuré que ta haute prouesse,
Te fera couronner.
Oui Seigneur Don Quichotte, votre rare vaillance
En un sceptre royal changera votre lance,
Votre armet en couronne, et Sanche en Gouverneur.
SANCHO.
1680 Nous allons bien trotter pour chercher ce bonheur.
DON QUICHOTTE.
Je brûle d’attaquer ce Géant plein d’audace,
Ce lâche usurpateur qui règne à votre place,
Je brûle de le voir à mes pieds abattu,
Condamner son orgueil, admirer ma vertu :
1685 Allons, Madame, allons ajouter à ma gloire
L’infaillible succès d’une telle victoire ;
Allons cela suffit, le Géant est défait,
Et si mon beau renom ne prévient cet effet,
Il saura qu’à mon bras qui jamais ne repose,
1690 S’armer, combattre et vaincre est une même chose.
LA REINE.
Ainsi toujours le Ciel assiste vos travaux.
DON FERNANDE.
Mettez les plus grands Rois au rang de vos vassaux.
DON LOPE.
Et permettez qu’enfin je ramène à la Manche
Ce fou de Don Quichotte, et ce badin de Sanche.