OU, LA VENGEANCE DE LA MORT DE CESAR.
Chez Tovssainct Qvinet, au Palais dans
la petite salle, sous la montée de la Cour des Aydes.
M. DC. XXXVII.
AVEC PRIVILEGE DV ROY
Édition critique établie par Yann Ombrouck dans le cadre d'un mémoire de master 1 sous la direction de Georges Forestier (2011-2012)
Introduction §
DÉDICACE,
À Monseigneur
WYNANT SCHIMMEL.
Mon ami bienveillant et dévoué,
Je vous présente à l’improviste mon funeste, mais, pour bien dire, mon courageux Brutus, qui, avec son grand ami Cassius, ouvre les rideaux de cette tragédie : soyez assuré qu’il se montrera devant vos yeux avec plus de gloire, parce que Brutus exilé (pour rétablir la liberté de Rome et soutenir les âmes opprimées) non seulement hasarde sa propre vie, mais se sacrifie pour l’honneur à la fatalité. Prenez la courageuse Porcia en pleurs dans vos bras avec compassion, elle qui, étouffée par le désespoir, voue son corps au sombre tombeau. Protégez-la des mauvaises langues, qui portent envie à son bonheur, pour qu’elle puisse, après sa mort, fleurir comme une rose sous les chardons et les épines. Ainsi je reste envers Votre Éminence
Dévoué et obligé
P. Zeeryp 1
C’est par cette dédicace, placée entre la page de titre et la liste des personnages, que le lecteur néerlandais de 1653 pouvait commencer sa lecture d’une tragédie intitulée De Dood van Brutus en Cassius.2 L’origine de cette tragédie, qui venait d’être jouée à Amsterdam, et dont il découvrait qu’elle avait été « mise en vers par P. Zeeryp »3, lui échappait totalement, le nom même de l’auteur n’étant pas cité. Il ne pouvait se douter qu’elle était l’œuvre, près de vingt ans plus tôt, d’un Languedocien désormais retiré de la vie littéraire parisienne pour occuper les fonctions de premier consul de sa ville natale, loin, très loin d’Amsterdam. N’ayant pas la source exacte, il devait faire sans le contexte littéraire de la France du début des années 1630, dont les subtilités lui étaient très probablement étrangères. Le traducteur avait manifestement élaboré sa traduction à partir d’une édition caennaise sortie des presses d’Eléazar Mangeant un an plus tôt, édition à qui l’on doit ce titre écorché où « Cassie » remplace « Porcie », mais dont la qualité du texte n’est pas inférieure à celui de l’édition originale (parisienne) de 1637 : au contraire, quelques coquilles ont été corrigées au passage. En revanche, ni le prologue de la pièce, où l’auteur met en scène les grandes tragédies du temps et place son sujet à la suite d’une allusion à La Mort de César de Georges de Scudéry, ni les poèmes qui la suivent n’ont fait partie du voyage : l’édition caennaise de 1652 les a ignorés. Il faut croire que le traducteur, Pieter van Zeerijp, s’il avait un exemplaire de cette dernière entre les mains, n’avait pas beaucoup plus d’informations en lisant le nom de « MONSIEVR DE BOVCAL » sur la page de titre. Certes, le libraire et l’imprimeur avaient déjà collaboré, en 1650, à la publication d’une traduction de la tragédie de Scudéry, également jouée à Amsterdam, et mise en vers par un certain H. Verbiest. À cette réserve, l’on peut répondre que l’éditeur a pu puiser indistinctement, pour la pièce de Scudéry comme pour celle de Guérin de Bouscal, dans les tragédies publiées par les Mangeant de Caen. En effet, Jacques Mangeant, le père d’Eléazar, avait lui-même contrefait la pièce de Scudéry en 1638 et l’avait rééditée en 1646, ce qui laisse la possibilité d’un passage en Hollande pour une traduction en 1650. Il s’agirait dès lors moins d’une cohérence dans la publication de l’éditeur néerlandais que la trace d’une origine commune : Caen était en liaison maritime avec la Hollande. Ainsi, la lecture de la pièce de Guérin de Bouscal en fonction de celle de Scudéry, qui avait écrit une pièce engagée politiquement, dans une apologie de la monarchie condamnant sans appel Brutus, paraissait bien compromise : la distance (temporelle et spatiale) ainsi que la disparition du prologue devaient être des obstacles difficilement surmontables.4 Certes, il y a dans ces hypothèses néerlandaises nombre d’incertitudes et, à coup sûr, des inexactitudes. L’acuité de la réception du théâtre français par les Néerlandais, dont on sait qu’ils produisaient avec passion de nombreuses contrefaçons au XVIIe siècle, ne relève pas de notre domaine. Il est alors temps de quitter les hypothèses pour en venir à notre propos.
Paradoxalement, l’édition critique que nous réalisons ne contredira pas foncièrement la lecture de la tragédie par Pieter van Zeerijp, là où nous aurions pu croire que le contexte dont nous ne sommes pas privé allait infléchir la lecture en un sens beaucoup moins flatteur pour le camp des républicains défaits en Macédoine. Après la mort de César, les conjurés avaient dû s’exiler pour finalement rencontrer les troupes des partisans de César, menées par les triumvirs Octave et Marc Antoine, à Philippes. C’est de cette bataille, acte de décès de la République romaine, dont il est question dans la pièce de Guérin de Bouscal. Dans le propos de Pieter van Zeerijp, les triumvirs et la cause qu’ils défendent (la vengeance de César) brillent par leur absence. Les figures du camp des « Libérateurs » ne voient dans leur caractérisation aucune ombre au tableau, comme si la condamnation morale devenait l’injustice de ces « mauvaises langues » dont Porcia, la femme de Brutus, serait victime sans l’intervention du spectateur. Brutus et Cassius y apparaissent réconciliés et leurs disputes de Sardes ne sont qu’un lointain souvenir.5 Certes, dans la lecture que nous ferons, les personnages de Cassie et Porcie auront leur part de responsabilité. Pour autant, nous ne sommes pas sûr de pouvoir entamer la gloire de Brute. Il n’est pas, en tout cas, ce vil fourbe des ides de mars qui attire César au Sénat en le flattant, comme le mettra en scène Scudéry, confondant pour les besoins de la cause Brutus et Décimus Brutus.6
La tragédie de Scudéry se voulait une apologie de la monarchie, dans un engagement politique déclaré par l’auteur dans son avis au lecteur. Cette dimension d’engagement semble bel et bien disparaître dans la pièce de Guérin de Bouscal. Dans ce même avis au lecteur de La Mort de César, Scudéry trouvait l’occasion d’exprimer un jugement personnel sur Brutus :
Je sçay bien que Brutus a des Sectateurs, qui ne le trouveront pas bon, mais outre que j’escris souz une Monarchie et non pas dans une Republique, je confesse que je n’ay pas de ce Romain, les hauts sentiments qu’ils en ont : car s’il aimoit tant la liberté de sa Patrie, je trouve qu’il devoit mourir avec elle, apres la perte de la bataille de Pharsalle, sans attendre celle de Philippes. Il ne devoit point devenir le flateur de CÆSAR, pour s’en rendre apres l’assassin ; ou plutost le Parricide : et s’il aimoit tant la Philosophie, il devait finir sans luy dire des injures, et ne pas faire voir qu’il ne vouloit estre sage, que lors qu’il estoit heureux.
Cette outrance ne saurait décrire le Brute de Guérin de Bouscal et ce n’est pas ce personnage qu’a lu et traduit Pieter van Zeerijp. Le Néerlandais aurait pu compter au rang de ces « Sectateurs » dont parle l’auteur de La Mort de César. Il répond sans le savoir à Scudéry, qui n’a plus qu’à rejoindre le camp des calomniateurs. Ainsi, plutôt que le personnage d’une suite, Brute est à considérer comme le personnage du premier volet d’une trilogie tragique où le héros vertueux rencontre la mort en se confrontant à son destin, tel Cléomène et Agis, ces deux figures que Guérin de Bouscal trouvera en poursuivant sa lecture de Plutarque.
Bien évidemment, cette édition critique, car c’est un de ses rôles majeurs, sera le lieu où l’on retrouvera le contexte perdu dans le voyage qui mène de Paris à la Hollande, contexte nécessaire à la légitimation de tout commentaire littéraire et auquel nous nous sommes attaché le plus soigneusement qu’il nous a été possible. Cela posé, nous sommes heureux de découvrir non sans surprise, dans ce que nous imaginons être les conditions dans lesquelles Pieter van Zeerijp a pris connaissance de cette tragédie, que la lecture d’un texte pour lui-même, qui conduit aisément aux égarements les plus malheureux, est ici possible. Que le lecteur ne craigne pas de s’y exposer ; s’il doute, qu’il nous lise.
Guérin de Bouscal et son œuvre §
Guérin de Bouscal §
Réflexions sur un état civil §
Guérin de Bouscal est un auteur peu connu du début du XVIIe siècle, originaire du Languedoc. Malheureusement, les éléments sont pauvres et parler de sa vie est une tâche difficile ; les efforts faits dans ce sens ont souvent mené à des inexactitudes. Il apparaît alors qu’on a longtemps malmené son état civil, mettant même en question le prénom de Guyon7 ainsi que des dates fantaisistes8, reposant sur une tradition qui manquait de sources fiables, quand elle songeait à en citer. Un dépouillement fin des archives du Tarn a notamment permis de mettre au jour cinq documents autographes et un acte de décès qui ne laissent guère de doute quant à leur pertinence. Notre auteur serait ainsi né protestant vers 16139 et décédé catholique le 31 décembre 1675 à Réalmont. C’est là l’essentiel de ce que montrent les travaux de C. E. J. Caldicott, les plus complets en la matière, exposés dans l’introduction de son édition critique du Gouvernement de Sanche Pansa.
Ce sont ces travaux, fruits d’un travail d’envergure, que nous suivrons. Mais nous nous permettrons une objection. En effet, il est un point sur lequel Edric Caldicott s’est senti forcé d’abdiquer : la détermination précise de la naissance de Guérin de Bouscal.
Le trésor des archives de France ranime mieux que tout commentaire la vie des personnages du passé, mais l’enfance de Daniel Guérin a disparu avec les archives détruites lors de la prise de Réalmont, une des places-fortes du Languedoc protestant, par les troupes de Condé, en 1628.10
Ce même amour des archives (appuyé sur une solide expérience généalogique) a guidé nos recherches. Dans un premier temps, l’explication historique donnée par Edric Caldicott justifie l’état du fonds des Archives Départementales du Tarn concernant Réalmont. En effet, dans ce premier temps, il apparaît que les registres les plus anciens sont ceux de la paroisse de Notre-Dame-du-Taur, ancien temple protestant confisqué par les catholiques en 162811 ; ces registres commencent en 1632. Dans cette lecture, les registres de l’Église Réformée de Réalmont ne réapparaissent qu’en 1674. En commentant l’acte de sépulture de Guérin de Bouscal, Edric Caldicott écrit :
Puisque le curé Teulier ne pouvait préciser l’âge exact de Daniel Guérin, il faut croire que l’acte de naissance ne se trouvait pas dans les registres de l’église catholique ; de plus, les registres des baptêmes, mariages et sépultures de l’Eglise Réformée de Réalmont, qui manquent maintenant pour la période 1617-74, avaient déjà disparu.12
Quand on regarde ce fonds de plus près, on découvre un registre surprenant, qui semble avoir échappé à Edric Caldicott ou, du moins, n’a pas retenu son attention. Il faut en effet remonter une lacune de près de soixante ans pour trouver un registre de l’Église Réformée de Réalmont regroupant les baptêmes et les mariages de 1613 à 161713. Il n’est précédé ni suivi d’aucun registre et constitue un îlot avancé, épargné par l’histoire. L’acte de sépulture cité par Edric Caldicott fait mourir Guérin de Bouscal le 31 décembre 1675 à l’âge d’« environ soixante ans », et donne ainsi pour la naissance l’approximation suivante : vers 1615-1616. Le registre qui a attiré notre attention correspond ainsi parfaitement à cette approximation et laisse même la place à une marge d’erreur. C’est ainsi que nous avons trouvé l’acte de baptême sur le site des Archives en ligne du département du Tarn.
Nous avons alors pu découvrir des informations qui coïncidaient avec ce que nous cherchions. Par souci de rigueur et pour pouvoir retranscrire mot à mot ce document, nous avons demandé de l’aide pour le déchiffrage à Philippe Corbière, un bénévole qui a réalisé des relevés dans les cantons de Vabre, Alban, Montredon, Villefranche et Réalmont, dont un relevé du registre qui nous intéresse. Ce généalogiste aguerri, que nous remercions, a ainsi pu nous donner une lecture des plus précises de l’acte :
Le 22 janvier Guy fils de M° Jean Guerin notaire, parrain noble Guyon de Gavarret sieur de St Léon, marraine Judith Guerin fille dudit M° Jean et imposé nom Guyon
À l’époque, le baptême suit toujours de quelques jours (voire de quelques heures) la naissance. Ainsi ce Guyon Guerin est-il né en janvier 1617 à Réalmont de Jean, notaire. Outre le fait que M. Caldicott donne pour père de notre auteur Jean Guérin, notaire de Réalmont, on remarque que la date coïncide quasi-parfaitement avec l’approximation de l’acte de sépulture de Guérin de Bouscal et, en tout cas, mieux qu’une estimation de sa naissance aux environs de 1613. Par ailleurs, sur la période 1613-1617, nous n’avons pas trouvé de Daniel qui puisse correspondre. C’est pourquoi nous sommes portés à croire qu’il s’agit là du baptême de notre auteur.
Quand Edric Caldicott évoque la « période 1617-74 », l’année de 1617 pourrait laisser penser qu’il connaît l’existence de ce registre. L’a-t-il examiné ? Quand bien même, l’écriture difficile de ces trois lignes, noyées au milieu d’autres lignes non moins difficiles à lire, nous fait dire qu’il n’a pas vu cet acte.
Les implications sont à deux niveaux : l’âge et le prénom. Premièrement, une naissance en janvier 1617 implique que la publication de la première pièce de Guérin de Bouscal se serait faite alors que l’auteur avait dix-sept ans (1634). Il n’est pas invraisemblable qu’un versificateur doué ait pu écrire une pièce à cet âge. S’il faut donner des exemples, on pensera à Jean de Rotrou, Philippe Quinault et, plus tard, Lagrange-Chancel. Il est même séduisant d’imaginer que La Doranise, tragi-comédie pastorale « en vers, en cinq actes et en trois naufrages »14, ait été l’œuvre d’un adolescent. Quant à notre pièce, la seconde de Guérin de Bouscal, elle est publiée alors qu’il devait avoir vingt ans. Que le privilège de La Mort de Brute et de Porcie cite le prénom de Guyon, loin d’être le signe d’une erreur ponctuelle, est ainsi tout simplement la mention normale du prénom originel.
À la lecture de Caldicott, il est malheureux de constater que la question du prénom est traitée incidemment, bien qu’elle soit une préoccupation importante chez ce chercheur pour qui Guérin de Bouscal se prénomme Daniel15. S’il est fait référence à de nombreux documents dont l’accès difficile ne nous a pas permis de procéder à toutes les vérifications que nous aurions voulu faire, nous notons qu’il n’y a qu’un seul document cité expressément par Caldicott où Guérin de Bouscal est prénommé Daniel. Il s’agit d’un extrait des délibérations consulaires du 20 octobre 1651.16 Même sur l’acte de sépulture que cite le chercheur, acte qui ne fait guère de doute puisqu’il précise la haute charge du défunt, Guérin de Bouscal est désigné de cette manière : « msr. françois daniel de Guerin, Lieutenant de Réalmont »17. Non seulement le prénom Daniel n’en sort pas nettement renforcé mais une complication apparaît avec ce nouveau prénom, devant Daniel : François. Certes, une maladresse de la part du rédacteur n’aurait rien d’exceptionnel, en particulier à cette époque. Nous entrevoyons une cause non négligeable pour expliquer cette difficulté à produire des documents donnant le prénom Daniel :
Fier et ombrageux, conseiller du Roi, lieutenant du Roi en la prévôté, élu premier consul de Réalmont en 1651, il s’appelait Daniel et n’aurait jamais supporté l’utilisation de son nom par un autre, même si son titre de Bouscal, nous le verrons, ne venait que d’un petit lopin de terre dans le consulat du Laux, vicomté de Lautrec. Il avait deux frères, Pierre et Nathanaël, notaires tous les deux à Réalmont, mais Daniel fut le seul de la famille à signer ‘Guerin de Bouscal’, n’employant jamais son prénom ; il existe un document dans les A.D. du Tarn qui porte la signature des trois frères, mais on n’y voit qu’un seul Guérin de Bouscal.18
Si nous lisons bien, nous comprenons qu’il n’existe pas de document signé « Daniel Guérin de Bouscal ». D’ailleurs, le seul document dont Edric Caldicott donne une reproduction (frontispice de son édition critique) est signé « Guerin de Bouscal ». Il ne faut pas en attendre plus du côté de ses œuvres : en effet, de ce côté, le privilège de La Mort de Brute et de Porcie est le seul à donner un prénom, qui confirme, on l’a vu, l’acte de baptême. Face au seul document de Caldicott donnant le prénom de Daniel, sous réserve de pouvoir un jour examiner les documents dont le chercheur donne les références sans les citer, ce privilège sort renforcé par l’acte de baptême que nous avons reproduit. Nous n’avons plus guère de doute quant à la naissance, en janvier 1617, de Guérin de Bouscal. Nous posons la question du prénom de Guyon, dont la fausseté nous semble à réévaluer.
Activité littéraire à Paris et retour dans le Languedoc §
L’essentiel de l’activité littéraire de Guérin de Bouscal se déroula à Paris, entre 1634 et 1645.19 Entre 1645 et 1647, il revint dans le Languedoc pour devenir, en 1651, premier consul de Réalmont, fief protestant. Or Guérin de Bouscal, né protestant, s’était converti.20 En 1652, un conflit éclate entre les partis protestant et catholique, soutenus respectivement par la Chambre de l’Édit de Castres et le Parlement de Toulouse. Il faudra attendre 1664 pour que Guérin de Bouscal soit rétabli dans ses fonctions de premier consul.
L’histoire littéraire l’a retenu pour ses liens, difficiles à déterminer, avec Molière. Ce dernier, qui était régulièrement dans le Languedoc entre 1647 et 1657, avait d’excellentes relations avec les lieutenants-généraux, en particulier avec le comte d’Aubijoux, qui fut l’un de ses premiers mécènes. Or Guérin de Bouscal connaissait d’Aubijoux, qui habitait d’ailleurs non loin de Réalmont. Caldicott avance ainsi l’hypothèse d’une rencontre entre Molière et Guérin de Bouscal par l’intermédiaire de d’Aubijoux, ce qui semble tout à fait vraisemblable. Mais il est encore plus probable que Le Gouvernement de Sanche Pansa, troisième volet d’une trilogie théâtrale à succès, soit arrivé entre les mains de Molière, à Paris, dès sa parution en 1642. Le Gouvernement de Sanche Pansa fut, après le Dom Japhet de Scarron, « la reprise comique préférée de Molière », annonce Caldicott au commencement de son introduction. La pièce fut en effet l’une des plus jouées par la troupe de Molière, qui a continué à la jouer vingt ans après sa création. Ainsi, c’est par Molière que la littérature a gardé un souvenir de Guérin de Bouscal.
L’œuvre §
There is also considerable lyrical variety, shown in lovers’ dialogues (II, 2, 4), stances (II, 3), an oracle (I, 1), and a scene with two echoes (II, 1).
(H.C. Lancaster, à propos de La Doranise)21
Tour d’horizon §
Théâtre22 §
Ordre | Titre | Genre | Année de la première édition |
1 | La Doranise | Tragi-comédie pastorale | 1634 |
2 | La Mort de Brute et de Porcie ou la vengeance de la mort de César | Tragédie | 1637 |
3 | L’Amant libéral | Tragi-comédie | 1637 |
4 | Dom Quixote de la Manche | Comédie | 1639 |
5 | La Mort de Cléomènes, roy de Sparte23 | Tragédie | 1640 |
6 | Dom Quichot Seconde partie |
Comédie | 1640 |
7 | Le Fils désadvoüé ou le jugement de Théodoric, roy d’Italie | Tragi-comédie | 1641 |
8 | Le Gouvernement de Sanche Pansa | Comédie | 1642 |
9 | La Mort d’Agis | Tragédie | 1642 |
10 | Oroondate ou les amants discrets | Tragi-comédie | 1645 |
11 | Le Prince rétably | Tragi-comédie | 1647 |
Autres écrits §
Oraison funèbre de Mgr l’Eminentissime Cardinal Duc de Richelieu (1643)24
La Paraphrase du Pseaume XVII (1643)
L’Antiope, roman (1644-1645)25
Poèmes au sein des œuvres §
« Sur la guerison de Sylvie » (1637)26
« Les Stances à Antiope » et le « Poème pour Périgonne » (1644)27
Commentaire général §
On l’aura compris après ce tour d’horizon, l’œuvre de Guérin de Bouscal ne se réduit pas à la trilogie cervantine. Sans Molière, l’histoire littéraire aurait-elle jamais retenu le nom de Guérin de Bouscal ? À regarder les travaux réalisés sur cet auteur, qui traitent de manière quasi-exclusive de ses comédies adaptées du Quichotte, il est permis d’en douter.28 Pourtant, il est frappant de constater non seulement une certaine fécondité, mais une véritable variété qui fait de notre auteur un polygraphe. D’un bout à l’autre de son théâtre, Guérin de Bouscal s’est adonné au genre de la tragi-comédie. Il a également écrit trois tragédies dont les sujets sont tirés de Plutarque. Mieux, le constat va au-delà du théâtre : en témoigne l’Antiope, roman qui évoque les amours de Thésée et de la reine des Amazones, qui « ne comporte pas moins de deux mille pages » et qui eut selon Georges Vergnes un « succès non négligeable ».29 Enfin, Guérin de Bouscal a également écrit de la poésie amoureuse, une Paraphrase du Pseaume XVII et une oraison funèbre à la mémoire de Richelieu.
Application à La Mort de Brute et de Porcie §
Cette variété est sensible dans la première édition de La Mort de Brute et de Porcie, que nous présentons. En effet, cette première tragédie de Guérin de Bouscal est précédée d’un prologue et suivie de poèmes, laissant la place à une certaine liberté : le prologue met alors en scène une Renommée en vierge rougissante, les poèmes évoquent une Sylvie insaisissable, si ce n’est « en songe »30. La tragédie elle-même est touchée par cette variété que l’on constate : se succèdent des discours tout aussi différents que des lamentations, des harangues, des récits de bataille ou encore le récit du rêve du médecin d’Octave. Enfin, la forme est également concernée par le phénomène, par l’emploi des stances (IV, 4) et des rimes croisées au lieu des traditionnelles rimes plates (les imprécations de Porcie, II, 4 ; le changement du système de rimes introduit le thème du suicide de Brute, fin de V, 4). En V, 4, l’emploi des rimes croisées est combiné à l’usage extensif du quatrain, « caractéristique des passages lyriques visant à la pompe »31. La liberté des rimes et l’hétérométrie ont une place importante dans chaque partie de cette édition (prologue, pièce, poèmes), fait qu’on peut illustrer en relevant les trois schémas strophiques les plus complexes que l’on rencontre. Ces trois schémas peuvent être vus comme une variation autour d’un même système de rimes : ABBACCDEED.32 Les fluctuations sont au niveau du genre des rimes, du mètre et du nombre de strophes. Si l’on symbolise les rimes masculines par des minuscules, les rimes féminines par des majuscules et le mètre par le nombre de syllabes, on obtient les schémas strophiques suivants, multipliés par le nombre de strophes ou d’unités strophiques. Pour le prologue, l’unité, répétée dix-sept fois, est composée d’un quatrain séparé d’un sizain : (a8-B8-B8-a12 + c8-c8-D12-e12-e8-D12) x17. En IV, 4, il s’agit d’un dizain : (a8-B8-B8-a8-C8-C8-d12-E8-E8-d12) x6. Enfin, les stances qui terminent la série de poèmes prennent à nouveau la forme de dizains : (A12-b12-b8-A8-c8-c12-D12-e12-e6-D12) x3. Il y a sans doute de la virtuosité derrière ces systèmes, maîtrise qui va jusqu’au jeu : dans le second poème, on trouvera ainsi un octosyllabe seul en plein sonnet régulier !
La pièce §
Argument de La Mort de Brute et de Porcie, sujet romain §
Situation §
Après l’assassinat de César en 44 av. J.-C., ses héritiers politiques, menés par Marc Antoine (son ancien bras droit) et Octave (son fils adoptif, le futur empereur Auguste), forment un triumvirat avec Lépide. Les Républicains fondent alors leurs espoirs sur ceux qu’ils surnomment les « Libérateurs » alors que le parti adverse les considère comme les « césaricides ». Brutus et Cassius, les chefs des conjurés, ont dû fuir en Orient. En Italie, Marc Antoine et Octave mettent en place une politique de proscription, politique dont Cicéron est notamment victime. La confrontation entre les deux partis a finalement lieu en octobre 42 av. J.-C. à Philippes (Macédoine) au cours de deux batailles successives : la première voit la victoire de Brutus face à Octave et la défaite de Cassius devant Marc Antoine, la seconde la victoire de Marc Antoine contre Brutus.
Acte I §
Brute expose sa position politique en soulignant que la République est la seule qui respecte avec la liberté le droit des gens et la volonté des dieux. Il ajoute que ce système est celui qui permet à la vertu de s’épanouir, avant d’annoncer une bataille imminente (sc. 1). Cassie est contre l’idée de combattre et propose à Brute de reporter la bataille. Brute lui oppose la fatigue des troupes et la lassitude de Rome : c’est le moment de rétablir la liberté. Cassie se laisse convaincre, « contre [s] on cœur » (v. 118 et 127) (sc. 2). Cassie, sans remettre en cause l’autorité de Brute, confie à Titine son inquiétude et doute d’une victoire assurée par les dieux (sc. 3). Comme il l’avait annoncé aux vers 125-126, Brute « minute en repos l’ordre de la bataille » et commence par imaginer l’aile droite de son armée. Mais cette solitude est interrompue par l’apparition de son mauvais génie, mauvais présage dont Brute ne tient aucunement compte. Il reprend ses plans là où il s’était arrêté, avec l’évocation de l’aile gauche. Le soleil se lève et Brute sort de la scène pour encourager ses troupes (sc. 4). La scène suivante est la première où nous voyons le couple s’entretenir. Elle met en avant le personnage de Porcie, que nous voyons pour la première fois : celle-ci se caractérise par sa vertu, héritée de son père, Caton d’Utique, vertu qui signifie pour les Romains à la fois courage physique (« La fille de Caton nasquit parmy les armes », v. 181) et courage moral (« Ouy, Brute, ton trespas rend le mien necessaire », v. 213). Brute, dont le souci était de « sçavoir [s] a Porcie en repos » (v. 171), doit se soumettre à la fidélité absolue de sa femme, fidélité au mari et au dernier défenseur de la liberté. Tous les possibles sont évoqués dans cet échange d’amour : quoi qu’il arrive, ce dernier est plus fort que la mort ; Brute évoque l’espoir d’un bonheur qui serait alors parfait (sc. 5). Entre désespoir et fureur, Porcie invoque la vertu et forme l’idée d’aller courir aux armes, dans ce qu’on pourrait prendre pour un sacrifice à la Victoire. Sa compagne l’en détourne et Porcie sort de la scène pour prier Jupiter (sc. 6).
Acte II §
La première réplique de Marc Antoine développe l’idée que la mort de César réclame une vengeance qui doit aller jusqu’au bout, quel qu’en soit le prix, pour châtier ces traîtres qui ont assassiné leur bienfaiteur. La royauté est le seul système qui convienne à l’État mûr, celui qui a atteint sa forme achevée après les conquêtes : l’ordre garanti par le souverain est alors une nécessité pour se prémunir contre les divisions et durer (sc. 1). Le médecin d’Octave (ce dernier est souffrant) rapporte à Marc Antoine le rêve qu’il a fait, véritable ravissement, état mystique qui lui a fait apercevoir une « troupe de Dieux » (v. 415) et recevoir ce commandement : il faut, pour sauver Octave, l’amener au camp de Marc Antoine. Marc Antoine s’empresse de suivre cet avis (sc. 2). En une longue tirade, Brute exhorte ses troupes contre la tyrannie considérée comme dégradation insupportable de Rome, décadence, usurpation impie. Il leur montre l’immortalité que leur promet leur vertu (sc. 3). La scène suivante est un monologue de Porcie, qui songe à la défaite en une imprécation contre les tyrans (sc. 4). À la proposition de sa compagne d’aller voir le combat, Porcie oppose son agitation intérieure. Elle se laisse convaincre mais ne manque pas de déclarer que « Les Dieux [lui] sont suspects depuis que leur cholere / En faveur d’un Tyran arma contre [son] père » (v. 583-584) (sc. 5).
Acte III §
Avec sa défaite, Cassie déplore celle de Rome. Mais l’acceptation première de l’ordre des choses s’accompagne d’un sursaut individuel (« je veux mourir libre », v. 595) et du souhait pour sa patrie de voir « un jour Brute ressuscité » (v. 601). Ses affranchis reculent devant le service que leur demande leur maître : lui donner la mort. Titine propose d’aller s’enquérir de Brute pour savoir l’issue du combat de son côté. Cassie se place sur le haut d’un rocher pour surveiller l’approche éventuelle d’un tiers (sc. 1). Brute se réjouit de sa victoire sur Octave, qu’il pense mort, et croit à la victoire de la République. Titine s’avance vers lui (sc. 2). Ce dernier apprend à Brute la défaite de Cassie face à Marc Antoine et fait le récit de la bataille, longtemps incertaine. Titine et Brute vont rejoindre Cassie (sc. 3). Du haut de son rocher, Cassie croit voir l’ennemi approcher. Pour échapper à la honte de la servitude et venger Titine, dont il a risqué la vie, il demande à Demetrie et Pindare de le tuer enfin. Cassie donne à Pindare le poignard qui a frappé César ; Pindare obéit et refuse pour punition la mort, pour le remords. Demetrie décide d’aller implorer la clémence de l’ennemi (sc. 4). Titine découvre le cadavre de Cassie et impute sa mort aux affranchis restés à ses côtés. Pour venger Cassie, il compte sur les tyrans eux-mêmes, qui n’accepteront pas de laisser impunie une telle traîtrise. Pour se venger lui-même et prouver son innocence, Titine décide de ne pas survivre à son maître (sc. 5). Brute arrive sur la scène alors que Titine expire ; il découvre le corps de Cassie. « Il faut dissimuler. » (v. 830). Brute tient alors devant sa suite un discours de confiance envers les dieux, commande d’enterrer Cassie nuitamment et « sans bruit » et songe à la façon de motiver ses troupes le lendemain (sc. 6).
Acte IV §
Octave à son tour expose son désir de vengeance contre le crime des césaricides. S’ensuit un échange crispé de compliments : le fait qu’Octave n’ait pas pu montrer sa valeur pose problème (sc. 1). Un soldat vient rapporter aux deux généraux la défaite des troupes d’Octave et faire le récit de cette bataille. Après un premier mouvement de désespoir, Octave se reprend et ajoute au désir de venger César celui de venger ses hommes. Marc Antoine juge le bilan globalement positif : grâce aux dieux, Octave est sauf et les troupes de Cassie sont défaites (sc. 2). Demetrie vient annoncer à Octave et Marc Antoine la mort de Cassie et, pour ne pas s’opposer à la Providence, leur propose de combattre à leurs côtés, ce qu’ils acceptent. Octave et Marc Antoine comptent profiter du trouble que suscite cette nouvelle chez l’ennemi (sc. 3). Porcie rend grâces aux dieux pour la victoire de Brute et souhaite expier ses doutes et ses alarmes passés. La victoire qu’elle relate s’accompagne de la prise du camp d’Octave qui lui fait croire, comme à Brute un peu plus tôt (III, 2, v. 645), à la mort du général ennemi (sc. 4). L’enthousiasme auquel Porcie s’est abandonnée est rompu par la nouvelle qu’apporte Brute : la mort de Cassie. Porcie refuse à nouveau de se mettre en lieu sûr et réaffirme sa volonté d’être, quoi qu’il arrive, auprès de son mari, auquel son sort est lié. Brute redit son admiration pour sa femme (sc. 5).
Acte V §
Cette harangue, à laquelle Brute pense depuis les derniers vers du troisième acte, évoque à nouveau l’immortalité acquise par la victoire, certes, mais insiste en particulier sur le fondement de l’action des Libérateurs, fondement qui se confond avec le respect des dieux. Ainsi, ce qui est combattu, c’est la tyrannie, notamment caractérisée par sa cruauté, et par là distincte de la royauté. L’ancienne aversion héritée du temps des Tarquins n’est pas suffisante et le motif est proprement la restauration du droit naturel, c’est-à-dire la restauration du droit des gens garanti par les dieux. L’orateur fait entrevoir le retour de la liberté et la fin des guerres civiles, fin synonyme de paix et de prospérité, avant de rappeler, après l’enjeu, la situation présente : la dernière bataille (sc. 1). Porcie, désespérée, est en proie aux présages et au désir de mort. Sa compagne a reçu pour ordre de ne pas la quitter (sc. 2). Les deux triumvirs exaltent leur victoire et sont après Brute (sc. 3). Brute prend acte de la défaite : la Providence veut la décadence de Rome et la Vertu doit s’incliner face à la nécessité. Il est alors temps pour lui de demander la mort à ses amis, pour « [s’] ensevelir avec [s] a liberté » (v. 1347). Deux amis anonymes reculent ; il reste donc Straton, figure nommée de l’amitié vraie, le « cher amy » (v. 1423), pour éprouver la décision de Brute avant de l’accepter. Straton voit tomber son général, son ami et le dernier espoir de liberté pour Rome ; sa mort s’ensuit (sc. 4). Porcie découvre le cadavre de Brute. Sa tirade commence par un blasphème avant de mettre en place les raisons du suicide à venir. Ces raisons se résument à un nom : la Vertu. La Vertu comme fidélité au mari et à la liberté tout à la fois, qui ne sont qu’une même figure, « Brute et la liberté » (v. 1470 et 1527). La Vertu comme fidélité à son identité, déterminée par le mari mais aussi par le père (v. 1513-1520). Aucun obstacle ne l’arrêtera : « Je cognois cent chemins pour aller aux enfers. » (v. 1530) (sc. 5). Octave et Marc Antoine parviennent devant le corps de Brute. S’opposent alors deux réactions : Octave souhaite poursuivre les derniers partisans du camp républicains pour parfaire la vengeance de César ; Marc Antoine considère qu’il faut faire cesser une guerre qui n’a que trop duré (sc. 6). Un soldat du camp ennemi vient annoncer aux deux généraux la mort de Porcie. Dans ce récit, la fille de Caton a déjoué la surveillance de son entourage et, sous couleur d’avoir froid, a fait allumer un feu dont elle a avalé des charbons ardents, ayant bravé ses gardiens. Octave, jusqu’ici inexorable, est en proie à la crainte et à la pitié : les hommes, quelle que soit leur condition, sont le jouet du destin. Il proclame l’amnistie pour les ennemis. Marc Antoine ordonne que soient rendus à Cassie, à Brute et à Porcie les honneurs funèbres ; leurs cendres seront rendues à leur famille. Octave se réjouit de la paix revenue et de la victoire, signe que la vengeance de César est accomplie (sc. 7).
Une tragédie régulière de 1637 §
Le « Prologue de la Renommée », à la gloire de Louis XIII et, surtout, de Richelieu, le dédicataire, est divisé en deux parties : l’une a une fonction d’éloge à proprement parler (v. 1-110), l’autre, en mettant en scène un ministre mécène (v. 111-120), évoque les grandes tragédies du moment (v. 121-150) avant de présenter le sujet de la pièce (v. 151-170). Outre l’éloge à Richelieu, ce prologue permet à son jeune auteur de se situer dans le champ littéraire et d’inscrire son nom parmi ceux de dramaturges fameux. Il est alors fait allusion à l’Hercule mourant de Rotrou, La Sophonisbe de Mairet, la Cléopâtre de Benserade, La Mort de Mithridate de La Calprenède et La Mort de César de Scudéry, dont notre pièce se présente, par le sujet, comme une suite, cinq pièces qui illustrent la nouvelle renaissance de la tragédie après quelques années d’éclipse.33 Comme tous ceux de sa génération qui font renaître la tragédie après 1634, Guérin de Bouscal puise son sujet dans le répertoire des tragédies humanistes : en l’occurrence, la Porcie de Robert Garnier, publiée en 1568.
Avec les questions de la bienséance et de la vraisemblance, la régularité d’une pièce se mesure, comme l’illustrera la même année la Querelle du Cid34, du point de vue de règles qui s’imposent progressivement et évoluent dans leur définition, règles tirées des lectures d’Aristote. La règle des trois unités, par exemple, sera de plus en plus stricte à mesure qu’avancera le XVIIe siècle.
Les bienséances §
La tragédie que nous étudions compte cinq suicides (dans l’ordre, ceux de Cassie, Titine, Brute, Straton et Porcie), les quatre premiers ayant lieu sous les yeux du spectateur, le dernier étant rapporté dans le récit de la scène finale. Le suicide en tant que tel est permis par les bienséances. Il est même, comme le dit Jacques Scherer, une « nécessité dramaturgique », la seule solution pour apporter ses morts à la tragédie : car on ne peut représenter directement les combats, de même qu’un héros qui a le sens de l’honneur ne peut tuer un personnage respectable ou être tué par un traître.35 Outre les nécessités d’échapper à la honte de la défaite et de la servitude (Cassie), de ne pas survivre à son général (Titine et Straton) ou à son mari (Porcie), le suicide sera, comme nous le verrons par la suite, exemplifié dans la figure de Brute, qui en développera la justification. Le problème de la bienséance est alors déplacé des suicides aux cadavres et à leur exposition. Mais, là encore, il semble que le problème n’en soit pas un, ou du moins pas encore. Il suffit, pour s’en convaincre, de considérer une des tragédies mises en avant par Guérin de Bouscal dans son prologue : « La Mort de Mithridate (1636) de La Calprenède est une tragédie qui respecte presque toutes les règles classiques et qui se termine par la macabre découverte que fait Pharnace de quatre cadavres. »36 Jacques Scherer, qui ne manque pas d’exemples de suicides devant les spectateurs, désigne le dernier acte de cette tragédie comme « l’acte du suicide », « [où] il n’est guère question que de se tuer ».37
L’agonie est quasiment absente de la tragédie de Guérin de Bouscal : aucun détail n’apparaît dans le discours et l’on passe de vie à trépas sans transition. Ce fait est particulièrement sensible dans les cas de Cassie, Titine et Brute. Lorsque la mort est décrite dans son processus, cette description ne dépasse pas deux vers. Ainsi, Porcie :
Elle dit, et soudain d’un maintien de vainqueurAvalla des charbons moins ardens que son cœur,Leur brasier violant estouffe sa parole,Son bel œil s’obscurcit, et son ame s’envole.Porcie est morte ainsi, […] (V, 7, v. 1613-1617 ; nous soulignons)
Le passage d’un état à l’autre ne donne lieu qu’à un discret développement, où la facilité de la mort est frappante et la douleur physique bannie. Lorsque Straton succombe dans des vers qui sont les plus précis de la pièce, la souffrance, absente de toutes les autres morts de suicidés, est même niée :
Ha ! je tombe, je meurs, mon œil est obscurcy,Mais je souffre trop peu; mort redouble ta rage. (V, 4, v. 1451-1452)
Cela dit, cet exemple, le seul à traiter la question, laisse entrevoir la violence de la mort car, malgré Straton, la positivité de la « rage » de la mort est bien là. Sans doute est-elle nécessaire pour le personnage qui l’affronte héroïquement, et pour le spectateur qui l’attend.
Un lieu à délimiter §
Il est difficile de déterminer précisément ce qu’est l’unité de lieu en ce début de 1637. En effet, les grands manifestes réguliers, qu’il s’agisse de la Lettre à Godeau sur la règle des vingt-quatre heures de Jean Chapelain (1630) ou de la préface de La Silvanire de Jean Mairet (1631), n’évoquent la question que fort incidemment, à l’occasion du traitement qu’ils font de l’unité de temps dont l’unité de lieu n’est que la conséquence. C’est alors l’excès de la durée représentée qui est dénoncé et, par suite, la diversité des lieux que cette longueur implique. Chapelain évoque l’exemple de « dix ans », Mairet celui de « dix ou douze années ». Ces exemples impliquent des changements de lieu, jusqu’à « pass[er], pour Mairet, d’un Pole à l’autre dans un quart d’heure », changements de lieu qui ne peuvent que briser l’illusion dans laquelle la vraisemblance doit tenir le spectateur. Or si l’unité de temps connaît une borne supérieure bien précise, celle des vingt-quatre heures, inférée d’Aristote, l’unité de lieu, elle, n’en connaît pas. Le Philosophe, qui n’avait pas même évoqué cette unité de lieu, ne pouvait pas fournir de modèle, condamnant les théoriciens à rester pour un temps dans le flou de l’indétermination spatiale. L’antichambre ou la place ne sont pas encore obligatoires au théâtre et le décor compliqué de La Silvanire elle-même, tel qu’il est décrit dans le Mémoire de Mahelot, montre bien, dans la fragmentation de la scène, que l’unicité du lieu n’est pas alors conçue dans ces termes. Mairet, lorsqu’il « passe […] à la dissection de [sa] pièce », dans sa préface, ne traite malheureusement pas la question. Jacques Scherer, passant en revue ses pièces, vient pallier ce manque.
En fait, Mairet ne concevra jamais d’autre unité de lieu que celle d’une ville ou d’une petite région à l’intérieur desquelles peuvent être contenus plusieurs lieux distincts. […]
Les contemporains de Mairet, dans leur immense majorité, observent l’unité de lieu de la même façon que lui, ni plus, ni moins. M. Lancaster a remarqué que les quatorze tragédies jouées en 1635 et 1636 ne dépassent jamais, dans leur mise en scène, les limites d’un pays, et rarement celles d’une seule ville, mais qu’elles ne se limitent non plus jamais à la représentation d’une seule salle. Scudéry dit de son Prince déguisé (1635) : « La scène est à Palerme », mais avoue, dans l’avis Au lecteur, que le lieu, à l’intérieur de Palerme, « change cinq ou six fois » ; sa Mort de César (1636) se passe à Rome, mais montre le Sénat, une place publique, les maisons de César, de Brutus et d’Antoine […]
La théorie de cette forme d’unité de lieu ne sera guère faite qu’en 1639, donc assez tardivement et à une date où déjà commence à se former un idéal plus exigeant.38
Pour Scherer, à l’époque de La Mort de Brute et de Porcie, l’unité de lieu comprend « [la représentation] de lieux assez voisins pour qu’on puisse passer rapidement et sans faire un véritable voyage, de l’un à l’autre. Ainsi divers lieux situés dans l’enceinte d’une même ville ou dans les environs immédiats, ou encore diverses localités d’une région naturelle de petite dimension, telle qu’une plaine, une forêt ou une île ».39 Ainsi semble laissée pour la pièce que nous étudions la possibilité de camps séparés par la nécessité de l’intrigue, où évoluent les personnages (camps de Brute, de Cassie40 et de Marc Antoine), passant parfois d’un sous-lieu à un autre : Titine fait l’aller-retour entre le camp de Cassie et celui de Brute41 ; Demetrie passe au camp ennemi42 ; les triumvirs progressent en direction de Brute, jusqu’à l’atteindre43. N’ayant pas d’information quant aux conditions exactes de la représentation de la pièce, nous sommes réduits à faire la conjecture d’une scène divisée en compartiments.
Pour ce qui est de la liaison des scènes, elle ne ménage pas le lecteur. Les changements de camp entre la fin d’un acte et le début de celui qui le suit seront, pour un classique, acceptables. Mais passer, au cours d’un acte, d’un camp à un autre, provoque nécessairement une discontinuité touchant à l’entrée et à la sortie des personnages (II, 2 à II, 3 ; III, 1 à III, 2 ; III, 3 à III, 4 ; IV, 3 à IV, 4 ; V, 3). D’ailleurs, au sein d’un même camp, la liaison n’est pas toujours assurée (I, 3 à I, 4 ; II, 3 à II, 4 ; V, 1 à V, 2). Sans compter les cas où seul un cadavre fait la liaison (III, 4 à III, 5 ; V, 4 à V, 544). Selon Jacques Scherer, « on ne saurait énumérer toutes les pièces des 40 premières années du XVIIe siècle où la liaison des scènes est rompue, non seulement quand le lieu change, mais en de nombreuses autres occasions. »45 Et l’auteur de produire de nombreux exemples, notamment chez Mairet, Scudéry et Rotrou, trois des cinq auteurs convoqués dans le prologue de La Mort de Brute et de Porcie. Ainsi, de manière analogue à l’étendue du lieu unique, le peu de liaison des scènes dépendait-il d’un usage qui s’accommodait avec l’unité de lieu, sans être ressenti comme irrégulier, mais sans être encore véritablement classique. De même que le lieu ne se réduisait pas à une salle unique correspondant à la scène, la liaison des scènes n’avait pas un caractère obligatoire.
Un temps concentré §
Pour ce qui est de la règle de l’unité de temps, les vingt-quatre heures sont, à peu de choses près, respectées : l’action commence à l’aube (Brute voit le soleil se lever en I, 4 aux vers 165-166) et se termine le lendemain matin, après la défaite du héros. Il a fallu pour cela faire une entorse à l’histoire : en effet, il n’y pas eu une bataille de Philippes, mais deux, espacées de trois semaines. La première bataille de Philippes (qui mène à la défaite de Cassius face à Marc Antoine et à la victoire de Brutus sur les forces d’Octave) a lieu dans notre pièce la journée et la seconde le lendemain matin. On peut situer la nuit entre la fin du quatrième acte (« […] il faut que demain la bataille se donne », IV, 5, v. 1143) et le début du cinquième acte (à la première scène, Brutus encourage ses soldats en appelant la victoire : « Soleil, fay que bien-tost ce beau jour nous esclaire; / Mais je te parle en vain, tu ne le sçaurois faire, / Si nous ne dissipons par des coups furieux / Ce nuage ennemy qui te cache à nos yeux. », v. 1239-124246). C’est durant cette nuit que Cassie est censé être enterré « sans bruit », tel que l’a ordonné Brute.47
L’unité d’action §
Quant à l’unité d’action de La Mort de Brute et de Porcie, on peut reprendre le propos de Lancaster, qui consiste à dire qu’elle est plus respectée que dans La Mort de César de Scudéry.48 Scudéry place en effet la mort de César au terme du quatrième acte, faisant du cinquième un acte qu’on pourrait qualifier, comparativement du moins, de surnuméraire.49 Lancaster ajoute que la règle de l’unité de temps l’empêchait d’évoquer Philippes et qu’une mauvaise compréhension du personnage de Brutus ne lui permettait pas d’en faire le sujet d’une pièce achevée par l’assassinat de César.50 Le sujet de Guérin de Bouscal est sans doute mieux défini et son dénouement plus réglé : la bataille finale est réservée au dernier acte, la mort de Brute intervient en V, 4 et celle de Porcie est rapportée par un soldat dans la scène finale. La Mort de Brute et de Porcie est à notre connaissance la première pièce qui fasse de la bataille de Philippes la matière de cinq actes. À titre de comparaison, Shakespeare y a consacré le dernier acte de son Jules César, Robert Garnier le quatrième acte de sa Porcie, où la bataille est rapportée par la voix d’un messager.
Le troisième acte de la tragédie de Robert Garnier annonce très brièvement la mort de Brute ; le sujet est un débat sur la clémence au sein des triumvirs : à Marc Antoine s’oppose alors l’impitoyable Octave. Au quatrième acte, le messager venu auprès de Porcie clôt son récit de la bataille par la volonté d’Antoine d’« apporter icy [les cendres de Brute], / Le voulant aux tombeaux de ses ancêtres rendre, / Et vous [Porcie] gratifier d’une si chère cendre. »51 Le dernier acte voit le récit de la mort de Porcie par la nourrice, qui se tue. Le traitement de Robert Garnier est très différent de la pièce de Guérin de Bouscal dans la mesure où Brute, personnage principal de La Mort de Brute et de Porcie, n’a pas la parole, et où la pièce se déroule à Rome. Robert Garnier était un modèle pour la génération de Guérin de Bouscal, mais ces différences rendent difficile la comparaison avec la tragédie qui nous occupe.
Pour entrer dans le détail, il convient d’envisager la composition de la pièce, ce qui nous aidera à considérer plus précisément l’unité d’action.
Composition : exposition, nœud, dénouement §
Les deux premiers actes se déroulent avant la première bataille.52 Marc Antoine et Brute, dont les pensées politiques sont exposées symétriquement aux scènes liminaires (I, 1 et II, 1), se préparent à combattre. Chacun juge sa cause soutenue par les dieux. Du côté des Libérateurs, les personnages de Cassie et de Porcie portent le mauvais pressentiment. Le troisième acte pose, avec la défaite et la mort de Cassie, la possibilité d’entamer l’espoir de Brute victorieux. Mais ce dernier ne faiblit pas. Parallèlement, le quatrième acte présente aux yeux des spectateurs une montée en puissance des triumvirs (sc. 1 à 3) et prépare, avec l’annonce de la mort de Cassie à Porcie (sc. 5), la désillusion de l’épouse, qui croyait déjà en la victoire (sc. 4), et qui sera bientôt, plus que jamais, la proie des mauvais présages (V, 2). Le dernier acte est divisé en trois parties : avant la bataille (sc. 1 et 2 ) ; la défaite de Brute, l’exultation des triumvirs et le suicide du héros (sc. 3 et 4) ; après la bataille, le désir de vengeance coupé court par la mort de Porcie (sc. 5 à 7). À cette composition précise de la pièce se joint le fait qu’à chaque scène et chaque personnage est assignée une place déterminée ; l’enchaînement scénique semble dès lors motivé : il s’agit de précipiter le camp des Libérateurs dans le malheur, en laissant au spectateur les indices d’une progression funeste.53
Contrairement aux grandes tragédies qui viennent à l’esprit, tout se passe comme si l’exposition durait deux actes au lieu d’un. On peut l’expliquer par la présence de deux camps, ce qui donnera lieu, comme nous le verrons, à un traitement particulier privilégiant le point de vue des Libérateurs. Ainsi, il faudra attendre l’acte II pour voir sur scène un général du camp adverse : Marc Antoine. Il apparaît alors, aux yeux du spectateur, que la complication est le fait du troisième acte, qui est entièrement consacré à la défaite et au suicide de Cassie. L’étude comparée des troisième et quatrième actes est instructive : c’est à ce moment qu’une progression dramatique semble s’amorcer, malgré la fermeté de Brute. La comparaison est rendue possible par la confrontation des deux camps ou, plus précisément, par la confrontation des points de vue des deux généraux victorieux. En effet, Brute et Marc Antoine découvrent tous les deux la réalité des pertes respectives et la vérité qu’ils en tirent s’exprime en des termes rigoureusement identiques. Brute victorieux croit Octave mort (III, 2) et l’annonce de la défaite de Cassie à la scène suivante lui fait déclarer :
Je ne crain pas pourtant que l’ennemy se vante,Ny que pas un de vous en prenne l’espouvante;Puis qu’en comparaison de la perte qu’il faitLa nostre mediocre est un gain en effet (III, 3, v. 715-718).
De même, après la victoire de Marc Antoine, les triumvirs se réjouissent (IV, 1). Là encore, la scène qui suit leur apprend la défaite des troupes alliées. Et Marc Antoine de conclure :
S’ils [les Dieux] eussent eu dessein de choquer nostre envie,Octave dans son camp auroit perdu la vie,Et mes Soldats et moy par un mesme destinAurions dans le combat rencontré nostre fin:Mais ils sauvent ce Prince, et me donnent la gloireD’emporter sur Cassie une belle victoire;Si bien qu’à balancer ce rencontre fatal,J’estime que le bien l’emporte sur le mal; (IV, 2, v. 991-998)
Dans les deux cas, le bilan est globalement positif. Les volontés en jeu, contradictoires, se nouent jusqu’à rendre l’issue indécidable. Non seulement chacun pense être du côté des dieux, mais chacun se considère comme l’instrument choisi par eux, se comparant à la foudre de Jupiter.54 Néanmoins, cette indécidabilité, effective si l’on confronte les points de vue respectifs des personnages, est bien entendu relative du côté des spectateurs. Premièrement, parce que le spectateur connaît l’histoire. Deuxièmement, parce que le dramaturge lui laisse des signes. Ici, un signe important nous semble être la dynamique qui suit les bilans de Brute et de Marc Antoine. La deuxième scène de l’acte IV s’achève par le bilan globalement positif de Marc Antoine et par l’idée que Cassie a survécu à sa défaite. La scène suivante commence avec l’arrivée de Demetrie, l’affranchi de Cassie, qui vient annoncer la mort de son maître. Pour les triumvirs, il faut profiter du trouble qu’assure cette mort. La positivité du bilan sort renforcée. Le bilan de Brute (III, 3) est suivi par cette même mort, celle de Cassie (III, 4), dont Brute découvre bientôt le corps (III, 6), et par le suicide de Titine (III, 5). Ces morts entament un mouvement de dégradation, une descente aux enfers sur le mode du suicide prémonitoire. Brute prend garde à ce que les honneurs funèbres rendus à Cassie (ainsi que ses sentiments) soient dissimulés à ses soldats. Par ailleurs, Brute apprend qu’Octave est sauf entre son bilan (derniers vers de III, 3) et son intervention suivante (III, 6 ; le vers 847 implique cette information) ; la nouvelle lui est donc annoncée sur le trajet entre son camp et le camp de fortune de Cassie. La symétrie entre le parti des triumvirs et celui des Libérateurs est patente, en ce qui concerne les révélations : défaite des troupes alliées, mort ou survie du général ennemi, mort ou survie du général allié. Les mêmes éléments viennent clore l’acte IV avec la mise en place d’un schéma « déceptif ». En IV, 4, Porcie se réjouit de la victoire de Brute et de la mort d’Octave ; en IV, 5, elle apprend la mort de Cassie et la survie d’Octave.55 Ce schéma redouble le cheminement qui a été celui de Brute à l’acte III et achève de faire des troisième et quatrième actes un tout cohérent chargé d’ironie tragique. Car c’est bien vers une tragédie de l’information que le sujet lui-même amenait. Cassie, le général qui se suicide en croyant voir arriver l’ennemi, en croyant ses alliés décimés, est le premier et le meilleur exemple de ce fait.
Le dernier acte est celui du dénouement : la défaite (V, 3) et la mort de Brute (V, 4) sont suivies par la mort de Porcie (qui a lieu entre la fin de V, 5 et le récit du soldat en V, 7). Cette dernière mort entraîne, en un coup de théâtre, la conversion d’Octave à la clémence. Cette disposition n’est pas sans rappeler La Mort d’Agis, troisième et dernière tragédie de Guérin de Bouscal :
Guérin de Bouscal a placé le dénouement, c’est-à-dire la mort du héros, au milieu du cinquième acte. Les catastrophes qui en résultent, (la mort de Chélonide, puis celle d’Agésistrate), complètent la pièce sans l’allonger indûment, ni sans la ralentir.56
Une structure précise qui détermine le dénouement §
La Mort de Brute et de Porcie est une tragédie construite selon une alternance entre deux camps bien séparés, alternance rythmée où chaque parti prend la parole à tour de rôle (voir document en format PDF).
Les quatre premiers actes, relativement égaux en longueur, répondent au schéma suivant selon des séquences de scènes : un acte du coté des Libérateurs puis un acte divisé en deux parties (les triumvirs puis les Libérateurs). Au dernier acte, plus long, les triumvirs sont à la poursuite de Brute (V, 3) et les scènes qui suivent sont marquées par la présence du corps du héros (V, 4 à V, 7), de Porcie fuyant la vue d’Octave (V, 5) et d’un soldat de Brute (V, 7). Ainsi, le tableau que nous présentons semble redoubler symboliquement l’invasion spatiale : l’invasion par le discours vient rompre le schéma. Le cinquième acte était dû au Libérateurs ; la victoire finale des triumvirs vient le leur voler. Mais il n’y a peut-être là qu’apparence, si l’on considère que les scènes qui semblent consacrées aux triumvirs sont minées. On remarque alors que la troisième scène, la première des triumvirs, est la plus courte de la pièce (12 vers), que le corps de Brute n’est pas qu’un simple indicateur spatial mais un véritable acteur (Porcie le voit et lui parle avant sa résolution finale, il occupe le discours d’Octave et sa vue coïncide avec le renoncement de Marc Antoine à la vengeance57), que le récit du soldat rapporte les dernières paroles de Porcie, dans une intensité dramatique qui fait un grand effet sur Octave (V, 7)58. Par ailleurs, si l’on quitte l’alternance des scènes pour considérer la part exacte de chaque camp, on se rend compte que le discours des Libérateurs est largement majoritaire en ce dernier acte (78% des vers), et dépasse même la longueur des actes précédents59 (voir document en format PDF).
La Mort de Brute et de Porcie, ou, La Vengeance de la mort de Cesar : une fausse ambivalence §
Des titres, un sujet §
Si « LA VENGEANCE DE LA MORT DE C[A] ESAR. » est le titre reproduit aux seuils du prologue et de la pièce, il faut bien suivre la page de titre et le privilège, qui le placent au rang de sous-titre. Le titre allégé de l’émission de 1647, « LA MORT DE BRVTE, ET DE PORCIE. », est en cela plus satisfaisant.
Certes, on pourra arguer que la vengeance est l’objet même des derniers mots de la pièce, qu’elle est présente dans le lexique et noter les quinze occurrences de la famille de ce mot. Tout d’abord, concernant ces occurrences, on relativisera leur importance en remarquant que le nombre se réduit à dix quand on considère le seul camp des triumvirs et que seules huit d’entre elles se rapportent à la vengeance de César. Certes, la vengeance de César guide l’action de Marc Antoine et d’Octave dès leur apparition sur scène (respectivement en II, 1 et IV, 1). Pourtant, tel n’est pas le sujet décisif de la pièce. Et il suffit de considérer la présence des personnages pour s’en convaincre. On s’aperçoit alors d’un profond et constant déséquilibre entre les deux camps, que l’on considère les personnages principaux seulement ou que l’on considère l’ensemble des personnages de la pièce. Dans les deux cas, le rapport de force est d’environ 3, 5 en faveur des Libérateurs. C’est là une différence nette en comparaison de la pièce de Scudéry (voir document en format PDF).60
Si l’on affine l’analyse, on comprend avec le premier graphique que l’attention dramatique est concentrée non seulement sur un camp mais sur un couple de personnages. Ainsi, sur les cinq personnages attendus, Brute et Porcie se démarquent nettement (avec respectivement 29, 84% et 19, 34% des vers), jusqu’à éclipser Cassie, Octave et Marc Antoine, à 7-8%.61 L’exemplaire de l’édition de 1652 disponible à la bibliothèque de l’Arsenal, intitulé « LA MORT DE BRVTE ET DE CASSIE OV LA VANGEANCE DE LA MORT DE CÆSAR. » est, d’une manière plus évidente encore, victime d’une grossière erreur.
Enfin, le sous-titre est à rapprocher de la page de titre de l’émission de 1640, qui indique « LA SVITE DE LA MORT DE CÆSAR. » : on peut supposer que le remplacement du titre original par un autre qui place la pièce en simple suite de celle de Scudéry, dont le succès fut notable, participe d’une manœuvre commerciale.
Les caractères : d’un Brutus quasi-parfait à un Octave en apprentissage §
Le camp des Libérateurs §
On serait tenté de dire, sans lui retirer sa beauté, que le caractère de Brute est l’un des moins complexes parmi les personnages principaux. En effet, il n’est pas un moment où Brute perd de vue son devoir, pas un moment de doute ou d’impiété. À son mauvais génie qui lui apparaît (I, 4), il rétorque la plus profonde confiance et continue de « minuter en repos l’ordre de la bataille », comme il l’avait annoncé aux vers 125-126, sans montrer de signe de trouble. La première scène conjugale (I, 5 ; scène très proche de la seconde, en IV, 5) montre un Brute dont le premier souci est la sécurité de sa femme, condition suffisante pour partir, léger, au combat. La scène n’est pas dénuée de tendresse quand Brute évoque la force de son amour, son admiration pour Porcie et l’espoir d’un avenir commun. Mais pas un moment le général ne perd le contrôle de lui-même.62 Devant le cadavre de Cassie, Brute dissimule et encourage ses hommes en renouvelant sa confiance envers les dieux. Loin de toute effusion, il n’est pas question de s’attendrir sur un ami mais de relativiser cette mort pour encourager ses hommes ; le corps de Cassie sera enterré nuitamment et « sans bruit » (III, 6). Brute ne cédera jamais, pas même au moment de mourir : le suicide sera le moyen de ne pas survivre à sa raison de vivre, la liberté.
Cette perfection aurait pu entrer en tension avec la nécessité pour la tragédie de le voir mourir. Au contraire, la constance du caractère place le personnage à un niveau quasi-épique et lui fait défendre son statut de héros, demi-dieu. Le principal intérêt du personnage surhumain réside alors dans l’admiration qu’il suscite. Outre le point de vue de la réception, ce caractère « parfait » a également un intérêt dramaturgique : il est une norme par rapport à laquelle on peut mesurer l’écart chez les autres personnages.
Brute s’est trompé quant au régime voulu par les dieux et quant à la Providence. Son erreur aura été de croire que la Vertu pouvait dompter la Fortune (v. 1317-1332). Cela peut sembler faible.63 Loin de nous l’idée de faire de Guérin de Bouscal un républicain mais le fait est que, pour rendre la défaite plus acceptable, il n’est pas superflu d’entamer l’innocence des Libérateurs. Dans son camp, les personnages majeurs que sont Porcie et Cassie contribuent par leurs erreurs à rendre la défaite plus tolérable. La piété de Brute, qui se traduit par une confiance absolue envers les dieux, est inébranlable et rend tout possible :
Amis, esperons tout de la faveur Celeste,Nous n’avons rien perdu puis que cela nous reste,Cassie est à present le butin du trespas,Mais les Dieux sont vivans et nous avons des bras; (Brute devant le corps de Cassie, III, 6, v. 863-866)Il faut tout esperer d’une juste entreprise,Si l’honneur la produit, le Ciel la favorise;Et l’on doit s’asseurer d’estre victorieux,Quand le droict qu’on soustient est la cause des Dieux.Les Dieux seuls sont nos Rois, jugeans qu’il n’est point d’homme,Qui puisse meriter leur Lieutenance à Rome,Depuis que le Soleil n’esclaire rien d’humainQui ne doive tribut à l’Empire RomainJ’adore leurs Decrets, et mon ame flechie,Se sous-met seulement à cette Monarchie;Tout autre me desplait, et mon adversionVient d’un raisonnement exempt de passion; (Brute, I, 1, v. 21-32)
Brute est alors celui qui porte l’espoir, ce qui se vérifie pleinement au niveau lexical64 : il s’agit d’inspirer l’espoir à un général incertain, à une épouse passionnée et à des soldats usés par la guerre civile. Chez Cassie et Porcie, l’impiété s’insinue avec le doute. C’est « contre son cœur » que le général accepte les raisons de Brute et la première bataille et, face à la confiance de Titine dans les dieux, il oppose une réponse en contrepoint du discours de Brute que nous avons cité :
La cause la plus juste est bien souvent trompée,Et j’en prens à tesmoin la perte de Pompée.Ce n’est pas que mon cœur se forme de soupçonsQue nous n’obtiendrons pas ce que nous pourchassons;Mais alors qu’il s’agit de l’Empire de Rome,Il est bien mal-aisé de ne point parestre homme,Et dans l’Estat flotant de nostre liberté,L’asseurance me semble une stupidité. (Cassie, I, 3, v. 137-144)
Le doute précédant la bataille se transforme après la défaite en une précipitation funeste. Cassie demande la mort avant même de savoir si Brute est vainqueur (III, 1). Son suicide résulte d’un malentendu : il intervient à l’approche de ce que Cassie prend pour l’ennemi, et qui n’est autre que Titine revenant avec Brute et sa suite (III, 4). Le manque d’espoir, progressant vers le désespoir, fait échapper Cassie à la plus élémentaire prudence, faute d’indifférence face aux accidents de la vie. Cassie est ainsi la victime de ses passions et manque à l’idéal développé par Brute, idéal notamment stoïcien :
Toutefois il est vray qu’on n’est jamais au portLors qu’on peut ressentir les caprices du sort.Si bien qu’en cét estat j’estime une ame sageA qui nul accident ne change le visage,Et qui goustant des maux ou des felicitez,Ne se porte jamais dans les extremitez,Ce beau temperament nous sauve des orages,Et nous fait une planche au milieu des naufrages,Au lieu qu’on voit toujours un violant transportAgiter nostre esprit et l’esloigner du port. (Brute, IV, 5, v. 1121-1130)
Brute, qui doit annoncer à sa femme la mort de Cassie, expose cet idéal en réponse à l’enthousiasme illusionné de Porcie après sa victoire :
Je ne me plains jamais sans des sujets de crainte,Et je croy qu’aujourd’huy j’ay rencontré le point,Où sans stupidité je puis ne craindre point.Vous voir victorieux, quoy seroit-il possibleQu’encor à la douleur mon ame fut sensible ? (Porcie, IV, 5, v. 1108-1112)
Le nœud du caractère de Porcie est en effet ce qui semble être de l’inconstance. Les deux scènes conjugales nous la montrent en épouse fidèle refusant de s’éloigner de son mari, épouse fidèle à une figure dans laquelle sont confondus le mari et l’idéal héréditaire de liberté. Mais si Porcie a le sens du devoir, elle est également une amante passionnée. Ainsi, le projet qu’elle forme de courir aux armes, dans une sorte de sacrifice à la Victoire, témoigne, comme elle l’admet finalement elle-même (v. 301), autant de sa « fureur » et de son désespoir que de la vertu qu’elle invoque (I, 6).65 Sa compagne, qui la raisonne, la ramène vers Jupiter mais ce retour de piété n’est que momentané. Avant le premier combat, elle songe à la défaite et à sa mort (II, 4), témoignant de son agitation intérieure et du doute qui la saisit, doute constitutif d’elle-même : « Les Dieux me sont suspects depuis que leur cholere / En faveur d’un Tyran arma contre mon pere; » (II, 5, v. 583-584). On note ce qui semble résulter d’un soin (signifiant) dans la construction : les deux dernières scènes du premier acte et les deux dernières du second acte voient la présence sur scène d’une Porcie désespérée ; les deux dernières scènes du quatrième acte voient une Porcie dans l’allégresse de la victoire. Elle souhaite expier ses doutes et ses alarmes passées, qui sont explicitement « impieté » (v. 1060) et « blasphèmes » (v. 1062). La piété de Porcie n’est guidée, on l’aura compris, que par les circonstances. Là encore, comme pour la première, le désir de mort précède la seconde bataille, accompagné de mauvais présages, et la compagne est forcée, dans une dernière tentative, de rappeler Porcie à la raison :
Pourquoy murmurez-vous contre les immortels,Au lieu que vous deussiez embrasser leurs autels,Et par le zele ardent d’une sainte priere,Demander à genoux la victoire derniere: (V, 2, v. 1277-1280)
La dernière tirade de Porcie sur scène (V, 5) confirme ce ballottement impie qui aura mû Porcie tout au long de la pièce. Ses prières ne valaient pas humblement pour des prières aux dieux : elles n’étaient qu’une manière d’acheter le sort, pour gagner contre des vœux la victoire de Rome et de Brute :
Doncque le Ciel ingrat me desrobe mon ame,Et me contraint encor de prolonger ma trame ?Doncque tant de souspirs ne peuvent l’esmouvoir ?Et je n’ay pas la mort quand je la veux avoir ?Pourquoy traversez-vous mes desseins legitimes,Grands Dieux, auparavant de me monstrer mes crimes ?Sans doute j’ay failly, je le veux avoüer,Mais c’est pour trop vous croire et pour trop vous loüer,Ingrats rendez moy donc tant d’offrandes perdues,Et tant de vœux payez pour des demandes deuës,Rendez-moy tant de pleurs vainement respandus,Tant de biens prodiguez et tant d’honneurs perdus;Plustost à les garder mettez tout vostre étude,Ils seront les témoins de vostre ingratitude,Ou pour vous en laver, en cette extremitéRendez-moy seulement Brute et la liberté. (Porcie, V, 5, v. 1455-1470)
Le manque de lucidité de Brute, que Normand Doiron considère dans La Porcie romaine de Claude Boyer, semble épargner le héros de Guérin de Bouscal.66 Mieux, à la différence de Boyer, il n’y a chez lui ni précipitation, ni impiété, ni mépris de la religion. Cassie et Porcie n’ont ni clairvoyance, ni prescience de l’avenir, et leur désespoir, moins qu’un signe que Brute aurait dû considérer, est avant tout le produit d’une passion blasphématoire.
Les Triumvirs §
Avec les précautions que nous avons posées, il faut parler de la vengeance de César, qui motive, avec la défense d’un type de régime politique, l’action des deux triumvirs. Ceux-ci ne sont pas dépourvus de défauts et ce désir de vengeance est leur faiblesse même. Sur les huit scènes où ils figurent, six scènes les réunissent. Inséparables, il est ainsi possible de mesurer la force de leur alliance. La vengeance s’avère être l’élément fédérateur : le bras droit et l’héritier se retrouvent autour de César. Marc Antoine, le premier sur scène, est pris de fureur en relatant le crime de Brute :
Ha ! Brute desloyal, qu’avec peu de raisonTu fondas le projet de cette trahison:Tu devois dire au moins la cause de ta plainte,La bonté de Cæsar l’auroit bien-tost esteinte,Et ton ressentiment eust esté satisfait,Sans faire voir au jour un si semblable effet,Tu pouvois disposer de toute sa puissance,Il n’eust jamais pour toy que de la complaisance;Mesme jusqu’à ce point, qu’apres mille forfaitsOn te pouvoit nommer l’objet de ses biens-faits:Et tu meurtris encor ce Prince debonnaire,Qui t’appelant son fils, se monstroit plus que pere:Et regarde couler ce beau sang sans effroy,Alors que ton poignard en rougissoit pour toy.O temps ! ô meurs ! ô Dieux peu reverés dans Rome !O crisme d’un Démon bien plûtost que d’un homme !Les autres conjurez, ont-ils eu moins de tort ?Cæsar les a sauvez, il nous donnent la mort;Semblables aux serpens qu’on voit en la Libye,Qui tuent en naissant les autheurs de leur vie.Ha lasches ! si le Ciel a quelque soin de nous,Vous sçaurez ce que peut sa haine et mon courroux.Il n’a point fait de loy contre l’ingratitude,Car la punition n’en peut estre assez rude:Mais pourtant je feray par mes inventionsUn juste chastiment de cent punitions.Jamais les Dieux n’ont veu vengeance plus entiere,Ma fureur s’esteindra plus tard que la matiere; (Marc Antoine, II, 1, v. 343-370)
Le dernier vers souligne bien l’excès où pousse ce désir de vengeance. Il est par ailleurs saisissant de constater que Marc Antoine, en dénonçant le crime de Brute avec la plus grande vigueur, nous rappelle un des siens. « O temps ! ô meurs ! »... voilà qui n’est pas de lui. Cette célèbre exclamation est de Cicéron, l’auteur des virulentes Philippiques, dont Marc Antoine avait fait exposer la tête et les mains après l’avoir fait exécuter. La vengeance de César porte en elle l’horreur des guerres civiles de la fin de la République.
On aurait pu croire qu’Octave allait apporter une réponse différente :
Qu’on pardonne aux Romains, qu’on cesse le carnage,Il suffit que sur eux nous avons l’avantage,Tout est déja reduit au poinct de nos desirs,Et bien-tost les travaux feront place aux plaisirs;Rome nous reverra comblez d’heur et de gloire,Non tant pour les lauriers deus à cette victoire,Mais pour avoir vengé l’insolent attentat*,Qu’en meurtrissant Cæsar, on fit sur son Estat. (Octave, V, 3, v. 1299-1306)
Mais l’homme qui avait laissé Marc Antoine se venger de Cicéron n’échappe pas à la démesure. Ainsi, découvrant le corps de Brute :
Le voicy, chers amis, cét objet de nos haines,Dont la mort va donner du relasche à nos peines,Le voicy ce meurtrier du plus grand PotentatQui jamais ait tenu les renes d’un Estat;Ainsi toujours le Ciel prend vengeance du traistreQui se veut opposer aux desirs de son maistre,Et punit le mutin qui choque des projetsDont le zele ne tend qu’au bon-heur des sujets,Tels que ceux de Cæsar à qui pareille envieDéroba les momens les plus doux de sa vie.Ceux qui restent encor seront bien tost abasS’ils attendent les coups qui partent de nos bras,Et quand pour éviter nos fureurs legitimesIls porteroient au Ciel leurs corps avec leurs crimes,Je feray mes efforts pour pouvoir entasserOsse sur Pelion et les en deschasser.67 (Octave, V, 6, v. 1535-1550)
Il s’agit de tuer les césaricides jusqu’au dernier. La haine s’accompagne d’un orgueil qui place Octave au-delà de sa condition d’homme. C’est là le sens des quatre derniers vers, qui sont l’expression même de l’hybris. Le projet d’Octave s’apparente directement à celui d’Otos et Ephialte, deux géants qui, à l’âge de neuf ans, pour atteindre le ciel, menacèrent d’« entasser sur l’Olympe l’Ossa et, sur l’Ossa, le Pélion »68. Plus tôt (v. 851-852), Brute faisait allusion au mythe, estimant avoir de son côté ce Jupiter qui avait foudroyé les « Geans » ; à ce point, en effet, Octave semble être du mauvais côté.
La réaction de Marc Antoine face au corps de Brute, qui suit celle d’Octave, marque l’évolution du personnage. Marc Antoine exhorte Octave à la tempérance : il faut mettre fin à une guerre qui n’a que trop duré. Octave veut aller au-delà du carnage :
Octave.Les manes de Cæsar se pourroient satisfaireAvec ce seul meurtrier qui vient de se defaire,Mais mon ressentiment desire plus de sang.Anthoine.Il est bien alteré s’il en boit un estangQui flotte impetueux là bas dedans la plaine.Octave.C’est bien peu pour esteindre une mortelle haine,Et monstrer ce que peut une extreme valeur. (V, 6, v. 1575-1581)
Il faudra le récit final de la mort de Porcie pour l’infléchir et le ramener au niveau humain.
Un si triste accident ébranle mon courage,Et fait que dans le port je crains presque l’orage.Je cognois aujourd’huy parmy ce changementQue le plus grand bon-heur ne dure qu’un moment;Je voy que le Demon qui conduit toutes choses,Ne pare l’univers que de metamorphoses,Afin que nos esprits aymant la nouveauté,Dans ces tableaux changeans trouvent plus de beauté.Que si c’est un effect de sa toute-puissance,En vain tous les mortels y feroient resistance,Et nostre vanité n’auroit rien de pareilSi nous pensions servir à ce grand appareil,Que comme d’instrumens incapables d’ouvrageSi la main de l’ouvrier ne les met en usage: […]Ainsi quoy que nos fronts courbent dessous les palmes,Que les mutins soient morts, que nos terres soient calmes,Et que nous commandions à tout le genre humain,Nous pouvons n’estre rien et mourir dés demain:C’est pourquoy relaschant de ma premiere envie,Je veux que les vaincus soient certains de leur vie,Qu’on les souffre dans Rome, et que nos citoyensRenoüent avec eux leurs accords anciens,Afin que la douceur de ces faveurs nouvellesLeur oste le desir d’estre jamais rebelles. (Octave, V, 7, v. 1623-1636 […] 1643-1652)
C’est sur le mode de la révélation69 que s’effectue cette conversion à la clémence, soumission à la Providence très proche dans les termes de celle de Brute :
Et celuy justement perd le titre de sage,Qui veut choquer du temps l’infaillible passage,Qui considerera l’ordre de l’Univers,Il verra chaque jour son visage divers,Et connoistra par là que quelque providencePar le seul changement previent sa decadence,Et qu’ainsi nostre Rome ayant peu se porterA cét extreme point qu’on ne peut surmonter;Il faloit que suivant cette regle divine,Elle redescendit devers son origine; (Brute, V, 4, v. 1315-1324)
Alors que chaque camp croyait être le tonnerre de Jupiter, les derniers mots de Brute et d’Octave sont indissociables d’une prise de conscience de la relativité de l’élection divine. Brute n’est sans doute pas le seul à avoir péché par confiance.70 Octave doit alors renoncer à « montrer sa valeur », ce que les deux batailles de Philippes ne lui ont pas permis de faire. Du moins en apparence. En effet, ce retour sur terre, qui s’accompagne du renoncement à la vengeance et d’un pardon positif (l’amnistie) auquel n’avait pas songé Marc Antoine71, permet à ce dernier de lui décerner le titre de « clement », qui constitue à proprement parler la victoire d’Octave. Victoire sur lui-même, telle que Cicéron avait pu décrire la clémence de César.72 L’intérêt du sous-titre, « la Vengeance de la mort C[a] esar », est alors déplacé vers ce qu’il contient d’implicite : le dépassement de la vengeance, la clémence au dénouement. D’un point de vue historique, une des vertus cardinales du principat d’Auguste sera précisément la clementia. Une façon d’effacer « au Temple de memoire » son caractère sanguinaire durant les guerres civiles. Sénèque, la principale source de Corneille pour sa pièce intitulée Cinna ou la Clémence d’Auguste (publiée en 1643 chez Toussaint Quinet), n’oubliera pas ce passé sombre :
Le Divin Auguste exerça une souveraineté douce, si l’on commence à l’évaluer à partir de son principat ; sous la république, il mania le glaive, quand il avait l’âge que tu as maintenant. Au sortir de ses dix-huit ans, dès ce moment-là il plongeait des poignards dans la poitrine d’amis, dès ce moment-là il fomentait un attentat contre le consul Marc Antoine, dès ce moment-là il participait comme collègue à la proscription.73
Le sujet de Guérin de Bouscal n’est pas celui de Corneille : le jeune Octave de notre pièce n’est pas l’empereur Auguste, installé au pouvoir et las, dès sa première apparition sur scène, du sang qu’il faut verser pour le conserver. Peut-on reprocher à Guérin de Bouscal cette anticipation historique du prince clément ?74 Une manière de répondre consiste à rappeler un point de dramaturgie classique : partant de la Poétique d’Aristote, un des critères que doit respecter le caractère d’un personnage est la ressemblance, c’est-à-dire l’image que la tradition nous a laissé de lui. Or, au XVIIe siècle, ce qui nous reste d’Octave, c’est avant tout la clémence d’Auguste. Le critère de bienséance s’accommode bien de cela : un roi doit être généreux. Finalement, le critère le plus problématique est le dernier, celui de la constance. L’étude du personnage d’Octave nous montre son parcours : d’abord objet d’un désir de vengeance non dénué de générosité (là pourrait tenir la constance) mais faisant sensiblement courir le risque d’hybris, le général connaît une conversion. À l’image de la concentration du temps que l’on remarque dans le traitement de cette bataille de Philippes, souci de régularité, la pièce de Guérin de Bouscal a peut-être ceci de remarquable qu’elle tient en cinq actes toute la vie d’Octave.
Cela dit, cette question de la clémence, limitée au dénouement, et qui n’apparaît qu’après les morts de Cassie, Brute et Porcie, ne nous semble pas, comme nous l’avons remarqué avec le sous-titre, le cœur de la pièce. Non seulement la faible présence des triumvirs plaide en leur défaveur mais leur supériorité morale est discutée durant toute la pièce. Au-delà du pragmatisme politique, qui fait de la clémence une vertu qui ne vaut pas toujours pour elle-même, la dernière scène expose un rapport de causalité entre les deux émotions tragiques que sont la frayeur et la pitié :
Un si triste accident ébranle mon courage,Et fait que dans le port je crains presque l’orage. […]Nous pouvons n’estre rien et mourir dés demain:C’est pourquoy relaschant de ma premiere envie,Je veux que les vaincus soient certains de leur vie (Octave, V, 7, v. 1623-1624 […] 1646-1648)
On peut alors noter qu’au moment même où se construit la clémence d’Octave, ce dernier se voit placé dans la position de spectateur, ou plutôt du spectateur, évacué de la pièce d’une nouvelle manière à l’instant même où il se réalise. La clémence d’Octave apparaît comme la conséquence de la pitié et de la crainte. Cette clémence, accompagnée d’un retour de piété, sauve ainsi, in extremis, notre personnage, bien plus qu’elle ne le porte aux nues. Le caractère édifiant du dénouement, où la Providence fait gagner la monarchie et élève Octave75, est là pour corriger ce qui nous semble animer la pièce entière et qui ne peut constituer un propos moral : l’admiration pour Brute, personnage historique qui semble avoir séduit l’auteur. Dès lors, il ne faut pas s’étonner que le neveu et beau-fils de Caton soit le seul personnage répondant à la dénomination de « Heros ».76
Brutus stoïcien ou le triomphe de la virtus §
Parmi les philosophes grecs, aucun, en vérité, ne lui était inconnu ou étranger, mais il avait un culte particulier pour les platoniciens. Il n’appréciait guère ce qu’on appelle la Nouvelle Académie et la Moyenne Académie ; il restait attaché à l’Ancienne Académie : il ne cessa d’admirer Antiochos d’Ascalon et prit pour ami et pour compagnon son frère Aristos77
Ce témoignage de Plutarque est sans doute l’un des plus explicites sur la question. Or Plutarque, la principale source de ce que nous savons de Brutus, dont il a écrit la Vie, ne fut pas suivi par les historiens sur ce point et ce, jusqu’au XXe siècle. C’est ce que constate David Sedley, de l’université de Cambridge, qui s’est attaché à montrer l’absence de fondement d’un préjugé qu’il compare à une maladie, à savoir le stoïcisme supposé de notre héros.78 Sedley rassemble alors les faits qui font bel et bien de Brutus un disciple de l’école d’Antiochus, très nettement distincte de celle du Portique et fondée sur une connaissance précise de Platon. Le principal enseignement touche à l’assassinat de César, qui fut bel et bien pour Brutus la conséquence d’une pensée politique platonicienne maîtrisée. Dans la classification de Platon, la tyrannie était le dernier régime, celui d’une servitude intolérable.79 Ainsi y a-t-il chez les platoniciens une tradition du tyrannicide, glorifié, ce qui n’est pas le cas du côté des stoïciens où l’indifférence qu’ils professent garantit leur liberté quel que soit le régime.
Toutefois, à faire preuve de rigueur historique, on risquerait d’oublier un fait important : un dramaturge forge ses caractères, notamment, selon le principe de ressemblance. Ainsi, le héros d’un sujet historique doit-il être conforme à l’histoire. Ou plutôt, conforme à l’image que l’on se fait de lui, c’est-à-dire, sans trop d’approximation, conforme à la tradition historique. Or cette tradition historique lègue avant tout un Brutus stoïcien. L’occulter serait dès lors non seulement manquer de rigueur dans l’étude d’une pièce telle que celle qui nous intéresse, mais faire preuve d’absurdité dans la démarche.
La doxa au XVIIe siècle §
S’il est difficile de reconstituer la pensée des hommes et des historiens de la France du XVIIe siècle concernant cette question précise de la philosophie de Brutus, les rares lectures que nous avons trouvées tendent à faire de Brutus un stoïcien, conformément au jugement général de Sedley sur la tradition historique. Deux exemples permettront de se faire une idée du type de discours tenu sur ce point au XVIIe siècle et de l’argumentation complexe qui s’y attache.
Commençons avec une autorité : le Père Rapin, qui écrit, en 1671 :
Brutus au sentiment du mesme Plutarque, fut aussi d’abord épris de la doctrine de Platon: mais il abandonna les sentimens de la nouvelle Academie, pour suivre ceux de l’ancienne, par le conseil de cet Antiochus, qui fut Maistre de Ciceron: et ce fut ce Philosophe qui fit quelque temps aprés Brutus Stoïcien, l’estant devenu luy-mesme, aprés avoir esté Academicien, comme le remarque Ciceron.80
Si l’on confronte ce passage à la typologie que dresse Sedley des arguments fallacieux en faveur du stoïcisme de Brutus, on en constate trois.81 Tout d’abord, « Brutus était un authentique disciple d’Antiochus, mais la philosophie d’Antiochus était elle-même une synthèse éclectique du platonisme et du stoïcisme » : Rapin met en avant une prétendue conversion du maître de Brutus au stoïcisme. Ensuite, « Brutus fut perçu et décrit comme un stoïcien par des écrivains contemporains et postérieurs » : Rapin invoque l’autorité de Cicéron. Enfin, « Brutus s’est rapproché du stoïcisme à la fin de sa vie » : Rapin s’attache à montrer sa progression.
Huit ans plus tôt, on pouvait lire un jugement comparable dans la préface d’Antoine Soreau, avocat au Parlement, qui présentait alors « une Traduction françoise de toutes les lettres latines qui nous restent de Brutus, et de quelques-unes de celles de Cicéron ». Ainsi Soreau rejetait-il Plutarque en termes savoureux pour réduire la pertinence de l’historien grec à l’éloquence de Brutus, dont le traducteur dit plus loin le succès au « Barreau de Rome » et les « applaudissemens » qu’il reçut :
S’il faut s’arrester à ce que dit Plutarque touchant les estudes de nostre Brutus dans Athenes; il s’attacha principalement à l’ancienne Academie. Mais si au contraire Ciceron, qui vivoit au mesme temps que Brutus, et qui estoit Citoyen d’une mesme Republique, doit estre plustost creû en cela que Plutarque, qui n’a vescu que longtemps apres, et qui n’estoit qu’un Estranger; il n’y a pas de doute que Brutus embrassa particulierement la secte des stoïques. Et de là vient ce mot si celebre et si souvent repeté, lors qu’en parlant de Brutus et de Cassius qui depuis avoient été les Chefs de la Conjuration contre Cesar, on a dit, Qu’un Stoïcien et un Epicurien s’estoient accordez ensemble pour le bien de la liberté publique. Toutefois, afin d’accorder aussi en quelque façon Plutarque avec Ciceron, il semble qu’on puisse dire icy, avec beaucoup d’apparence, que bien qu’il soit vray que Brutus fut Stoïcien pour la doctrine, il ne laissoit pas neantmoins de se plaire infiniment aux discours de l’ancienne Académie: parce qu’estant amoureux comme il estoit de l’Eloquence; il est certain selon les sentimens du mesme Cicéron, [Ciceron en divers endroits de ses Livres de Rhetorique.]82 que l’Academie de Platon qui estoit l’ancienne, où l’on discouroit sur toutes sortes de sujets avec abondance et mesme avec ornement, estoit un lieu bien plus propre pour son dessein, que le Portique de Zenon, où les Stoïques ne traitoient les matieres que maigrement et avec une grande sécheresse parmy les épines des Syllogismes.83
Antoine Soreau défend l’idée du stoïcisme de Brutus en convoquant Cicéron avec peu de raison et dans un parfait contresens. En effet, Cicéron donne à de nombreuses reprises un avis strictement conforme à celui de Plutarque, qui fait de Brutus un adepte de l’Ancienne Académie.84 Par ailleurs, si l’éloquence de Brute est liée à l’école d’Antiochus en « divers endroits » de l’œuvre de Cicéron, qui selon nous se résument à deux passages seulement85, la confrontation, sur ce point de l’éloquence, entre l’Ancienne Académie et le stoïcisme, renvoie manifestement à ce passage précis :
— Ainsi, dit Brutus, il en est de nos stoïciens comme de ceux de la Grèce. Ce sont d’habiles dialecticiens, des architectes de paroles, qui élèvent avec beaucoup d’art l’édifice de leur argumentation. Transportez-les au forum, on ne leur trouve plus que de la stérilité; j’en excepte le seul Caton, à la fois stoïcien accompli et grand orateur. Mais je vois que Fannius eut peu d’éloquence, que Rutilius n’en eut pas beaucoup, et que Tubéron en manqua tout à fait.
— Cela vient, répondis-je, de ce qu’ils s’occupent uniquement de la dialectique, et qu’ils négligent ces développements qui donnent au discours de l’étendue, de la richesse, de la variété. Votre oncle, au contraire, comme vous le savez, a pris des stoïciens ce qu’il en fallait prendre; mais il a étudié l’art de parler à l’école des maîtres d’éloquence, et il s’est exercé d’après leur méthode. S’il fallait se borner aux leçons des philosophes, les péripatéticiens seraient les plus propres de tous à former l’orateur. Aussi, mon cher Brutus, je vous félicite d’avoir embrassé une secte, celle de l’ancienne académie, dont les préceptes et la doctrine réunissent à la méthode philosophique la douceur et l’abondance de l’élocution.86
Contrairement à ce que laisse entendre Soreau, qui ne donne pas de référence précise, Cicéron ne parle jamais qu’une seule fois de l’avantage que Brutus donne (et Cicéron avec lui) à l’Ancienne Académie sur les Stoïciens du point de vue de l’éloquence. Surtout, cet avantage donné ne vient pas constituer une exception dans un parcours philosophique stoïcien qui serait celui de Brute mais ne fait que confirmer Plutarque, sans aucune ambiguïté. Ainsi Soreau présente-t-il un bout de vérité (l’opposition, sur le plan de la rhétorique, des deux courants philosophiques, dans un contexte où Brute émet un jugement, le tout au sein d’une œuvre de Cicéron) pour l’accommoder avec le préjugé qu’il défend, de façon arbitraire. Encore l’évocation par Brutus de Caton comme une exception parmi les orateurs stoïciens (« [Caton] a pris des stoïciens ce qu’il en fallait prendre » confirme Cicéron) pourrait peut-être, dans une moindre mesure, excuser le contre-sens. Mais le fait est que, lorsqu’on remonte à la source et que l’on cherche partout dans Cicéron, il est difficile de trouver quoi que ce soit qui puisse aller dans le sens de ce que Soreau écrit, alors même que l’on pense avoir trouvé le passage précis auquel il pensait confusément.
Plus loin, au sein de sa traduction d’une lettre de Cicéron adressée à Brutus, Soreau annote ce passage :
vous cediez, mon cher Brutus, à la necessité du temps et des affaires : parce que vos Stoïques disent, Que le sage ne doit jamais fuïr.87
Derrière le possessif « vos », Soreau renvoie à la note suivante :
Selon que Ciceron parle des Stoïques en cét endroit il paroist clairement que nostre Brutus estoit Stoïcien, comme il est abservé plus au long dans la Preface.88
Premièrement, ce court passage ne vaut pas ceux plus longs et plus explicites que l’on trouve chez Cicéron concernant la philosophie de Brutus, passages qui nous gardent de toute surinterprétation. Ensuite, il convient de noter ici que le syntagme à l’origine de la traduction « vos Stoïques » est stoici nostri89 ; il y a donc un écart notable imputable à la traduction de Soreau. Cicéron prêtait plus haut les paroles suivantes à Brute : « il en est de nos stoïciens comme de ceux de la Grèce ». Le possessif ne témoignait alors d’aucun signe de l’appartenance de Brutus au courant philosophique mais de l’appartenance de membres de ce courant à une nation romaine (par ailleurs, nation de Brutus et de Cicéron) qui possédait ses propres stoïciens. La lecture en faveur du stoïcisme de Brutus, là encore, ne tient pas. Soreau semble réduit à exploiter un détail pour corroborer son jugement, un détail qu’il a par ailleurs lui-même créé.
La morale nuancée de l’Antiquité et le stoïcisme §
L’hésitation entre platonisme et stoïcisme, chez Rapin et Soreau, semble être de courte durée. Il est néanmoins frappant, en décortiquant la façon dont se développe une rhétorique défendant l’option stoïcienne, de voir rétrospectivement comment le problème historique, bien loin d’être surmonté par ces savants, n’en est que souligné. Notre sujet, la bataille de Philippes, et ce qu’il implique, à savoir les suicides dans le camp des Liberatores, exige alors une mise au point essentielle sur la façon dont l’Antiquité aborde le suicide et le rôle du stoïcisme dans cette réflexion. C’est le sens de ce point théorique qui pourra, nous l’espérons, contribuer à éclairer le sens profond de l’œuvre.
Dans son livre intitulé Le Suicide et la morale, Albert Bayet s’est attaché à montrer que l’aversion pour le suicide, véhiculée par le christianisme, est d’origine païenne et, plus précisément, platonicienne. Sont invoqués le Phédon et sa célèbre interdiction (l’homme est la propriété des dieux et doit se soumettre à leur volonté), ainsi que la politique que Platon préconise à l’égard des sépultures des suicidés, politique des plus sévères. Le suicide prend une dimension sacrilège. Mais le propos de Bayet est avant tout de montrer que la morale antique à l’égard du suicide est, malgré les apparences (le Phédon d’un côté, des formules fortes de Sénèque en faveur du suicide de l’autre), « nuancée ». Ainsi, Platon donne trois circonstances exceptionnelles dans lesquelles le suicide peut être admis.90 Bayet donne alors sa lecture de Sénèque :
[…] la route que Sénèque, malgré certains écarts de style91, suit fidèlement est très bien tracée : le sage doit vivre ou mourir, selon qu’il peut ou ne peut plus posséder le souverain bien, la sérénité de l’âme.
[…] Sénèque n’énumère pas tous les cas dans lesquels il admet qu’on se tue, tous ceux dans lesquels il ne l’admet pas; il s’en tient à quelques exemples, estimant sans doute qu’il serait vain de vouloir pénétrer dans l’infini variété des cas concrets; mais il dégage nettement la règle essentielle : il y a suicide et suicide, et c’est à la raison de se prononcer sur les cas particuliers; en tout cas, la mort volontaire n’est légitime qu’après mûre délibération.
[…] Donc, que l’on considère stoïcisme, épicurisme, platonisme, nulle part on ne discerne une doctrine simple, indiscrètement favorable à la mort volontaire; partout, au contraire, on retrouve l’idée qu’il y a suicide et suicide. […] vues de loin, les formules de Sénèque faisaient croire à l’existence d’une morale simple, favorable au suicide; vu de près, Sénèque lui-même et tout ce que nous pouvons saisir de la philosophie latine nous révèlent l’existence d’une morale nuancée.92
Albert Bayet voulait montrer la nuance dans la morale antique. Mais une fois ceci posé, il convient de se demander ce que faire de Brutus un stoïcien implique, ce que cela signifie sur la question du suicide, pour entrevoir la cause de la fortune historique que nous avons décrite plus haut, qui touche le XVIIe siècle, et prendre la mesure de ses conséquences. Yolande Grisé, dont la thèse précieuse, Le Suicide dans la Rome antique, préfacée par Pierre Grimal, contient notamment un relevé très exhaustif des cas romains de suicide, prolonge la réflexion avec la même nuance que Bayet. Certes, si l’on considère les différentes écoles, aucune ne professe une morale « simple ». Mais Grisé constate et démontre que :
C’est l’école stoïcienne, et davantage le moyen stoïcisme (qui formera le stoïcisme romain […]) qui prit sur la question du suicide le parti le plus positif, encore que ses jugements soient demeurés très nuancés, ses allusions au sujet plutôt rares et dispersées, ses anciens chefs peut-être pas toujours d’accord sur la question. Particulièrement importante et élaborée quand on la compare à celle des autres écoles philosophiques grecques, la réflexion stoïcienne sur le suicide fut essentiellement tournée vers la soumission à la Raison (λόγος) qui gouverne le cosmos, la mort devant s’accorder à la loi universelle qui régit toutes choses. Dans ce sens, les Stoïciens, bien qu’indifférents devant la mort en général, justifièrent le suicide non seulement sous la pression de circonstances extérieures inévitables, comme l’entendait la doctrine platonicienne, mais aussi toutes les fois que l’homme, guidé par sa raison, le jugeait opportun, compte tenu de sa situation, de ses motifs et de sa personne (son caractère). Foncièrement individualistes, ces philosophes ont été les seuls à avoir jeté les bases d’une doctrine justificative du suicide « rationnel » fondée sur la théorie des « préférables » […].93
Mieux, le suicide est alors non seulement rationnel, mais moral :
Le stoïcisme a non seulement justifié le suicide en certaines circonstances, mais encore l’a tenu comme un acte de la plus haute vertu, en en faisant, d’une part, le droit exclusif du sage et, d’autre part, outre un droit, un devoir envers lui-même, tout aussi impératif que n’importe quel autre devoir. Ainsi, il était recommandé au sage de s’enlever la vie lorsqu’un événement venait troubler sa vie au point de l’empêcher de suivre la ligne de conduite qu’il s’était tracée. On estimait, en effet, qu’un homme qui vient à perdre sa raison même de vivre, pour lequel l’existence devient définitivement privée de signification et qui se voit contraint de vivre contre lui-même se doit de préférer la liberté morale à la vie, de renoncer à la vie plutôt qu’à ses raisons de vivre qui sont sa raison d’être. […] Le suicide apparaît alors comme un acte vertueux qui peut conduire au vrai bonheur, puisque, en s’enlevant la vie, le sage ne fait que se conformer à la raison éternelle de la nature dont procède elle-même sa propre raison de vivre.94
La mise au point théorique permet de former une hypothèse : le mythe historique qui fait de Brutus un stoïcien ou, dans une de ses plus fines nuances, qui fait de Brutus un converti au stoïcisme, viendrait répondre à la dichotomie du personnage. En effet, dire avec le Père Rapin que le personnage a évolué, cela revient à faire du tyrannicide un platonicien et du suicidé un stoïcien. Sedley ne s’étend pas sur le suicide de Brutus, et pour cause : aucune source ne donne de justification philosophique authentique de la part de Brutus sur son suicide. Il est également sûr qu’aucune source ne permet d’affirmer une conversion au stoïcisme.95 Le britannique, qui met en exergue de son article une citation du Jules César de Shakespeare, semble avoir privilégié le premier Brutus, celui de l’action politique. Puisqu’il n’y a pas lieu de croire à une conversion, la mort de Brutus est alors celle problématique d’un disciple d’Antiochus, le maître s’accordant mal avec le suicide.96 Le choix est alors clair :
Et si Brutus estimait en effet que la vertu politique de la justice devait être activement exercée même sous la tyrannie de César, il n’y a pas de doute quant aux parents illustres qu’il s’apprêtait à imiter : non pas Caton, l’oncle stoïcien dont Brutus avait, selon Plutarque, explicitement déploré le suicide pour des raisons philosophiques, mais ses ancêtres non moins célèbres, Lucius Junius Brutus, qui avait chassé de Rome le dernier des rois en 509 av. J.-C., et Servilius Ahala, qui peu de temps après avait assassiné un prétendant à la tyrannie. Déjà une dizaine d’années avant l’assassinat de César, quand Brutus contrôlait la monnaie romaine, il avait émis une pièce représentant ces deux ancêtres, un sur chaque face.97
Les exemples que Sedley attribue à Brutus, en contrepoint de Caton, ne sont pas des exemples de suicidés et ne font donc pas avancer la question du suicide de Brutus. Il faut voir là, sans doute, la rigueur de l’historien qui ne s’étend pas là où il a constaté qu’il n’y avait pas de matière. La rigueur historique impose une hypothèse platonicienne décourageante là où l’hypothèse stoïcienne est stimulante.
Caton, l’exemple stoïcien §
Nous ne sommes pas chez Shakespeare et la bataille de Philippes ne se réduit pas au cinquième acte : elle est, chose remarquable, la pièce elle-même. Brute ne condamne pas le suicide de Caton98 et la fille de ce dernier tient une place de premier plan avec près de 20% des vers à son actif, la plus proche de son mari.99 Porcie a la parole pour parler de sa mort et, lorsqu’elle est morte, ses derniers mots sont rendus par le soldat qui tient lieu de messager. Shakespeare, lui, rapporte brièvement sa mort à la troisième scène de l’acte IV, par l’intermédiaire de Brutus. Il suit la tradition minoritaire selon laquelle cette mort serait intervenue quelques temps avant la dernière bataille. La Porcie de Guérin de Bouscal est pleinement présente et son caractère est défini par son état-civil : elle est fille de Caton et femme de Brutus.100 Si ces deux figures la poussent toutes deux au dépassement d’elle-même, elles représentent également les deux pôles d’une division tragique. Ainsi Porcie est-elle prise entre la volonté de reproduire le geste de son père et les passions de l’amante. C’est ce qui fait l’ambiguïté ou la richesse du personnage, écartelé entre son idéal de liberté et la réalité de ses sentiments incontrôlables.101 La Porcie de Guérin de Bouscal n’est pas cette femme qui, soupçonnant la conjuration dans le trouble nocturne de son mari, se livre à un exercice stoïcien pour démontrer à Brutus cette force d’âme qui la rend digne de partager son douloureux secret. Après s’être entaillée la cuisse profondément, elle disait ainsi à Brutus :
J’ai le privilège […] d’être la fille de Caton et l’épouse de Brutus. Jusqu’ici, je n’en tirais que peu d’assurance, mais à présent, je me connais et je sais que la souffrance ne peut me vaincre.102
Chez Guérin de Bouscal, Porcie, dans son projet de courir aux ennemis, est en proie à la « fureur », ce qu’elle finit par reconnaître à sa compagne (v. 301). Il n’est plus question d’un exercice stoïcien préparant à la mort, mais d’une course funeste dictée par la souffrance intérieure. À vrai dire, la nuance de Guérin de Bouscal était déjà chez Plutarque qui décrivait Porcia désespérée, mourante aux ides de mars et trop faible pour accompagner son mari qui s’embarquait pour la Grèce à partir de Vélia.103 Pour autant, les deux épisodes principaux de sa vie, cette entaille à la cuisse et sa mort spectaculaire, laissent volontiers l’image d’une figure stoïcienne exemplaire. Pour s’en rendre compte, il n’y a qu’à voir le traitement de Porcia par Valère Maxime, qui ne retient d’elle que ces deux faits mémorables. Selon lui, le suicide de Porcia surpasserait même celui du père :
L’ardeur de ton amour si pur, ô Porcia ! fille de M. Caton, sera aussi pour tous les siècles l’objet d’une juste admiration. A la nouvelle de la défaite de Brutus, ton mari, et de sa mort à Philippes, tu n’as pas craint, à défaut du poignard qu’on te refusait, d’avaler des charbons ardents. Ainsi tu trouvas dans ton cœur de femme la force d’imiter la mort héroïque de ton père. Mais peut-être y eut-il chez toi encore plus de courage : il mit fin à ses jours par un trépas ordinaire ; toi, tu voulus mourir d’une mort sans exemple (An de R. 711.)104
Dans la tragédie de Guérin de Bouscal, il serait bien difficile de voir le suicide de Porcie comme un suicide stoïcien et, a fortiori, de le comparer à celui de Caton, tandis qu’« à sa fureur la mort mesme a fait place » (v. 1620). Néanmoins, le personnage instaure une émulation avec la figure du père105 qui fait du suicide de Caton un enjeu fondamental de la pièce.
Pour ces premières raisons, on ne peut exclure que l’ombre de Caton, qu’on l’invoque positivement ou qu’elle soit incarnée par un personnage très présent, ait un effet d’attraction sur son gendre et neveu Brutus, en tant qu’exemple stoïcien par excellence du suicidé glorifié :
Le stoïcisme fut par essence une doctrine de liberté, et cette liberté était fondée sur la possibilité de la mort libre. Cette notion de libertas existait à Rome comme valeur politique ; au contact du stoïcisme, elle devint une valeur morale. Pour les Stoïciens, le suicide est un témoignage : un témoignage de liberté. Cette liberté se manifeste tout particulièrement au moment précis où l’homme prend la décision de mourir, parce que, d’une part, par cette décision, il adhère spontanément à la nécessité du destin universel et, d’autre part, par cette adhésion mûrement réfléchie, il échappe aux contraintes extérieures qui n’ont plus d’emprise sur lui. […]
Le suicide de Caton s’est imposé à Rome comme le parfait exemple de la liberté intégrale.
[…] En effet, le suicide de Caton fut perçu comme l’expression complète de cet idéal romain de libertas : liberté civile (extérieure) tant prisée par les partisans de la République et liberté morale (intérieure) hautement préconisée par la sagesse stoïcienne. Car il n’y eut rien de plus libre que le suicide de Caton d’Utique. Sur le plan militaire, il semble que ce ne soit pas la défaite qui l’ait acculé au suicide […]. Sur le plan politique, ce n’est pas la crainte de la mort qui le poussa vers la mort, puisque César lui offrait la vie. Si Caton s’est donné la mort, c’est pour échapper à l’autorité de César. Il proclamait par son geste la plénitude de sa liberté individuelle et, par ce biais, défendait la liberté elle-même […]
Refus héroïque d’asservissement, sa mort s’inscrivit dans les esprits comme l’apothéose de la liberté la plus authentique : celle qu’on paie au prix de la vie. Au surplus, une fois sa décision arrêtée, Caton ne montra aucune panique ni aucun empressement à quitter la vie.106
Pour Cicéron, la beauté du suicide de Caton tient notamment dans la constance de son caractère, comme l’explique Yolande Grisé :
En se donnant la mort, Caton est resté totalement fidèle à lui-même : à son tempérament, à ses convictions politiques et à sa foi stoïcienne. Sa mort fut le reflet parfait de sa vie : une vie passée dans l’opposition à la corruption, à l’ambition et à l’injustice. En se tuant, Caton n’a trahi ni son idéal (i.e. sa raison d’être) ni sa propre nature. […] On comprend dès lors que Cicéron, qui considère que la première exigence de la dignité humaine réside dans le respect de la personnalité, de l’originalité de chacun, ait magnifié le suicide d’un homme en si parfait accord avec lui-même107
Or il n’est pas question d’autre chose dans la tragédie de Guérin de Bouscal, lorsqu’au moment de mourir, Brutus déclare :
D’esperer d’un bien que la puissance humaineNous peut faire acquerir, est une lâcheté,Mais ne pouvant r’avoir la liberté Romaine,Je cede seulement à la necessité.Si je cherche la mort tandis que je suis libre,N’est-ce pas pour monstrer aux races à venir,Que j’ay voulu mourir comme j’avois sceu vivre,Quand j’ay perdu l’espoir de m’y plus maintenir. (Brute, V, 4, v. 1407-1414)
Brute se soumet à la nécessité et échappe à l’emprise de la Fortune, qui « oppresse » celui qui n’a pas encore choisi entre « sa vie [et] son honneur » (v. 1399-1402). Liberté civique et liberté morale sont portées dans un exemple comparable à celui de Caton. Brutus cherche à se dérober aux tyrans qu’il n’a pu vaincre pour suivre sa raison d’être. Le « cœur », comme intimité de l’individu, conscience morale du héros vertueux, demeure hors de portée de l’ennemi et fonde sa liberté dans la mort. Ainsi Porcie, découvrant le cadavre de Brute :
Vous triomphez de nous, pardonnez-moy belle ombre,Brute mon cher soucy, vous n’estes pas du nombre;Ce corps est aux tyrans mais non pas vostre cœur,Vous l’en avez osté pour estre son vainqueur. (Porcie, V, 5, v. 1499-1502)
Enfin, suivre l’exemple de Caton, c’est gagner l’immortalité. Mais pas n’importe quelle immortalité : « Sous la République, les Romains rêvaient de gloire militaire, qui les distinguerait aux yeux de la postérité, et non d’immortalité céleste. »108 On comprend dès lors l’importance du thème de la mémoire, récurrent, notamment sous la forme du « Temple de memoire » (v. 823, 1188, 1403 ; également, v. 544, 1506) où sont gravés les actions et les noms des grands hommes. L’immortalité du héros passe par le souvenir des hommes.109
Je diroy qu’un grand cœur que la Fortune oppresse,Jusqu’à luy demander sa vie ou son honneur,S’il balance le chois, tesmoigne sa foiblesse,Et ne reconnoist pas où gist le vray bon-heur.L’honneur dure toujours au Temple de memoire,La vie a pour son cours un terme limité,Sans doute celuy-la mesnage mal sa gloire,Qui pour gagner un jour, pert une eternité. (Brute, V, 4, v. 1399-1406)
Plus haut, nous avons vu que Yolande Grisé parlait de « vrai bonheur » comme accomplissement de la liberté morale de l’individu, conformité avec la raison. Nous constatons ici que le « vray bon-heur » de Brute s’accompagne également de la dimension d’immortalité par la gloire.110 Ce désir de gloire est permis par une mentalité romaine relativement éloignée de la nôtre, loin de sacraliser la vie : « Un égal sentiment de mépris pour la vie en tant que telle était partagé par les intellectuels de Rome, qui estimaient le prix de la vie, non à sa durée, mais à sa qualité. »111 Ainsi, le mépris de la mort est-il l’apanage du héros :
Mais comme avec raison on blasmeroit la peurQu’un homme concevroit pour un masque trompeur;C’est exposer son ame à des justes censures,De craindre de mourir pour des larmes futures.La mort est naturelle, et je ne pense pasQu’on ne souffre en naissant comme on souffre au trespas;Encore nostre mort doit estre moins à craindre,Qui nous laisse un renom qui ne se peut esteindre.Celuy-là vit toujours parmy les gens d’honneur,Qui meurt en combatant pour le commun bon-heur;Imitons en cela nos valeureux ancestres,Que Rome a veu mourir pour n’avoir point de Maistres:Et celuy qui domptant la Nature et les Rois,Immola ses enfans à l’honneur de nos lois. (Brute, II, 3, v. 453-466)
« Imitons en cela nos valeureux ancestres ». Il ne s’agit bien sûr pas là d’un nous de majesté mais d’exhortation, au seuil de la première bataille. Ainsi, les ancêtres en question sont-ils aussi bien ceux de Brute que ceux des « braves romains » qu’il encourage (v. 431).112 Notons ici que le fils de Caton (et donc frère de Porcia) faisait partie des soldats des Libérateurs : Plutarque signale sa conduite lors de la seconde bataille de Philippes, ce que reprend Shakespeare.113 Parmi ces ancêtres communs doivent figurer en bonne place les héros du début de la République romaine (tels Horatius Coclès, Mucius Scævola et Lucius Junius Brutus), ensemble au sein duquel Brute peut prélever son aïeul mythique, à qui il fait allusion explicitement (v. 465-466). À considérer la famille du mot imiter, on ne trouve que deux occurrences dans toute la pièce, celle-ci étant la première. Fait frappant, la seconde est située à quelques vers d’intervalle, au début de la scène suivante, dans la bouche de Porcie aspirant à avoir « le cœur d’imiter [s] es parens » (v. 538), soit, plus clairement, Caton. Le lien entre Caton et Brute n’est certes pas direct dans le texte. Cela dit, s’il était permis de poursuivre le mouvement de Brute, qui va de la masse des ancêtres communs à son ancêtre à lui, pour redescendre vers ses parents proches, Caton, l’homme qui l’a élevé, serait sans doute le premier auquel le personnage de Guérin de Bouscal penserait.114 La chose, malgré la considération rigoureuse de Sedley, considération accordée à sa démarche, serait tout à fait logique, voire automatique, pour un lecteur de Plutarque tel que notre auteur. En effet, si le premier paragraphe de la Vie de Brutus, consacré à l’ascendance légendaire de Brutus, développe les figures de Lucius Junius Brutus (du côté paternel) et de Servilius Ahala (du côté maternel), ce premier paragraphe est immédiatement suivi de cette phrase :
Servilia, sa mère, était la sœur du philosophe Caton, le Romain que Brutus désira le plus imiter : il était son oncle et devint ensuite son beau-père.115
Caton était bel et bien un modèle pour Brutus, de par son intégrité morale et son pur attachement à la République, garantis par une constance à toute épreuve. Il y a dans cette phrase, placée à un point stratégique, de quoi pousser nombre d’historiens postérieurs à passer le pas en lisant rétrospectivement la mort de Brutus comme une ultime imitation de Caton. Il est par ailleurs saisissant de constater comment l’argument qui fait de Brutus celui qui dénonce le suicide de son oncle se retourne à Philippes. En effet, voici ce qu’il répond à Cassius qui lui demande, avant que ne s’engage la première bataille, ce qu’il choisira en cas de défaite, entre la fuite et la mort :
Lorsque j’étais jeune, Cassius, et sans expérience des affaires, je laissai échapper, je ne sais comment, au cours d’une discussion philosophique une parole hautaine. Je blâmai Caton de s’être tué, déclarant qu’il n’était ni pieux ni digne d’un homme de céder à la destinée et de prendre la fuite, au lieu d’accueillir sans crainte l’événement qui s’abat sur lui. Mais à présent, en voyant les événements que nous envoie la Fortune, je change d’attitude : si l’arbitrage de la divinité nous est contraire, je ne souhaite pas tenter encore d’autres espérances ni faire d’autres préparatifs ; je me délivrerai, en louant la Fortune grâce à laquelle, après avoir donné ma vie à la patrie aux ides de mars, j’ai vécu une nouvelle vie, libre et glorieuse.116
Un tel passage a certainement pu peser dans la lecture du personnage en faveur de l’idée d’une conversion. Loin de toute condamnation, ce Brutus de Philippes apparaît bien plus comme celui qui demanda avec instance à Cicéron de composer un Éloge en l’honneur de Caton, après la mort de ce dernier :
Cet Éloge même, je ne l’aurais point abordé, dans ce siècle ennemi des vertus, si un désir de Brutus, réveillant en moi une mémoire si chère, m’eût laissé une excuse légitime.117
« Celuy-la vit toujours parmy les gens d’honneur ». On peut alors imaginer Brute accueilli par Caton dans le séjour des Bienheureux, en termes sénéquiens :
[…] ce que Sénèque exalte par dessus tout, c’est le suicide qui délivre l’homme de toute servitude extérieure, ou intérieure, quand celle-ci met en péril la liberté, l’honneur et la dignité. […] l’affirmation importante de la pensée de Sénèque est que l’homme demeure toujours libre de refuser ce qui dépend de lui, en quittant la vie […] C’est pourquoi il glorifie avec enthousiasme tous ceux qui osent se mettre à l’abri de la Fortune par amour de la liberté. […]
Produit du libre arbitre, inspiré par une maturité philosophique exemplaire, le suicide de Caton est hautement célébré par Sénèque comme le triomphe de la volonté humaine sur les choses livrées au hasard de la vie et des passions, dont les dieux eux-mêmes reconnaissent la noble grandeur […] C’est que, pour Sénèque (comme pour Cicéron et tous les Stoïciens romains), Caton demeure la « vivante » image de la virtus (virtutum viva imago)118 et son suicide, une belle mort (honesta mors)119. En outre, ce geste tout empreint de sagesse confère à son auteur rien de moins que l’immortalité. En effet, le texte de la Consolatio de Marcia s’achève par l’évocation d’un mythe qui n’est pas sans rappeler, par certains côtés, le Songe de Scipion de Cicéron, sauf qu’ici, Sénèque montre le suicidé Caton siégeant, « inter contemptores vitae », au sein de l’assemblée des Bienheureux, et accueillant un autre suicidé, l’historien Cremutius Cordus, qui a choisi de recouvrer la liberté dans la mort. Car, selon Sénèque, le suicide de Caton n’est ni une désertion ni une fuite engendrée par l’angoisse ou la peur, mais l’expression de la victoire de l’autonomie humaine sur la tyrannie de la Fortune. C’est pourquoi le héros mérite de devenir l’égal même des dieux ou, plutôt, supérieur à eux.120
La virtus, dans son sens premier, proprement romain, est à la fois courage moral et physique, force virile, énergie. Cette notion permet de comprendre comment la mémoire et la gloire, si souvent associées à la victoire121, peuvent entretenir des rapports complexes avec cette dernière. En effet, la victoire militaire n’est plus l’unique forme de victoire, l’unique forme d’immortalité : on a vu plus haut comment Porcie rappelle que Brute est « vainqueur » (v. 1502). La victoire revêt alors un caractère individuel : une personne, seule, peut être victorieuse, et même, victorieuse du nombre. Ainsi peut-on lire des passages qui portent cette nuance :
Il ne m’importe point d’obtenir la victoire,Mon sort est assez beau, je n’ay que trop de gloirePourveu que combattant pour le peuple RomainJe meure comme Brute une espée à la main: (Porcie, I, 6, v. 265-268)
Ou encore :
[…] le seul effort de maintenir sa gloireFait mesme dans la mort rencontrer la victoire (Brute, II, 3, v. 439-440)
Enfin :
Traitres n’allez donc plus vanter cette victoire,Vos lauriers sont fletris, vous n’avez plus de gloire,Brute qui sçait mourir, vostre ennemy mortel,En demolit le temple et bastit son autel. (Porcie, V, 5, v. 1503-1506)
On le comprend, à la lecture de ces extraits : la mort est le lieu privilégié de ce type de victoire, en des termes que l’on retrouvera dans La Mort de Cleomenes, au moment où le roi de Sparte fait prisonnier décide une dernière entreprise, sursaut qui doit lui permettre de sauver les siens ou, à défaut, de gagner « une honorable mort » et la « gloire ». La scène en question se conclut par ce vers : « La victoire aujourd’huy se gagne par la mort. » (IV, 3).
Dans le cas de Brute, la victoire est celle de l’autonomie de l’individu face à l’adversité. La virtus permet de donner un sens nouveau aux exemples illustres de la Rome ancienne convoqués par Brute, parmi lesquels son homonyme condamnant à mort ses enfants coupables de trahison (v. 465-466).122 Au sein des exemples les plus fameux de virtus se trouve Mucius Scævola. Il se peut que cette figure soit présente dans la pièce, dans l’image du « flambeau » (v. 1601 ; on note le « feu », v. 1605, et le « brasier », v. 1615). Mucius Scævola, à la suite d’un attentat manqué contre le roi étrusque Porsenna, comparut devant le tribunal ennemi :
Là, même dans des circonstances si critiques, il restait effrayant, au lieu d’être effrayé. « Je suis Romain », dit-il. « Je m’appelle Gaius Mucius. Je voulais te tuer, ennemi contre ennemi, et j’aurai pour mourir autant de cœur que pour tuer : pour agir comme pour souffrir, le courage est vertu romaine. Et je ne suis pas seul à avoir pour toi ces sentiments : une foule d’autres viennent derrière moi, qui briguent le même honneur. Ainsi donc, si ce risque te plaît, prépare-toi à défendre ta tête à toute heure et à trouver le poignard d’un ennemi jusque dans le vestibule de ton palais. Voici comment la jeunesse romaine te déclare la guerre : pas de batailles, pas de combats à redouter ; c’est entre toi seul et chacun de nous que tout se passera. » Comme le roi, à la fois animé par la colère et effrayé par le danger, le menaçait de faire allumer des feux tout autour de lui s’il ne dévoilait pas immédiatement le complot dont il lui faisait entrevoir la menace : « Voici », dit Mucius, « qui t’apprendra le cas qu’on fait du corps quand on vise à la gloire », et il pose sa main droite sur un réchaud allumé pour un sacrifice et la laisse brûler, comme s’il était complètement insensible. Alors, le roi, bouleversé par cette espèce de prodige, s’élança de son siège et fit entraîner le jeune homme loin de l’autel. « Va-t-en », lui dit-il : « tu t’es attaqué à toi-même plus qu’à moi. J’applaudirais à ton courage, s’il était au service de mon pays. Mais, du moins, je t’épargne les lois de la guerre, les violences et les mauvais traitements, et je te laisse partir. » Alors, comme pour payer de retour sa générosité, Mucius lui dit : « Puisque tu tiens le courage en estime, ton bon procédé obtiendra de moi ce que j’ai refusé à tes menaces : nous sommes trois cents, l’élite de la jeunesse romaine, qui avons juré de t’atteindre par cette voie. Mon nom est sorti le premier ; les autres, quel qu’ait été le sort des premiers, et jusqu’à ce qu’une occasion te mette à leur merci, se présenteront chacun à son heure. »123
On retrouve dans l’histoire de Mucius Scævola toute l’autorité d’un individu au milieu des dangers qui par un geste sans précédent fait un coup d’éclat admiré des ennemis qui, eux-mêmes, en sont effrayés. Comme Mucius Scævola, la Porcie de Guérin de Bouscal est prisonnière (de ceux qui la surveillent, ces « argus domestiques », v. 1592), comme lui, la proximité de la mort ne l’empêche pas de braver ses geôliers (v. 1523-1530, 1607-1616),124 comme lui, metuend[a] magis quam metuens, sans peur, elle renverse la situation en suscitant l’effroi (v. 1620-1624) et la clémence (v. 1647-1660). Le relevé précis des cas romains de suicide par Yolande Grisé, depuis la fondation de la Ville, montre que le moyen choisi par Porcie est sans précédent.
L’essentiel du rôle [de Porcie] tient […] dans ces accès de faiblesse féminine, alors même qu’elle se veut stoïque, comme l’imposent son lignage ainsi que l’exemple des hommes valeureux qui l’entourent ; le motif est inscrit lui-même dans le discours de l’héroïne chez Guérin de Bouscal [sont cités les vers 245-256]. Le stoïcisme finit surtout par se résumer à l’idée d’imitation de la « belle mort », qu’exprime Boyer : « Ainsi mourut Caton, ainsi mourra Porcie »125.126
Avec le suicide de Porcie, le stoïcisme est soumis à son spectaculaire échec. Pour autant, le personnage, par son désir de n’être pas « different à [lui] mesme », par son combat héréditaire pour la vertu, voué à l’échec dès le commencement, pose le modèle de Caton et rend sensible l’imagerie de la virtus, des Decii (I, 6)127 à Mucius Scævola (V, 7). La constance du père aura trouvé son port dans le caractère de Brute, dont on a vu comme il était la norme à partir de laquelle se comprenait les oscillations des autres personnages.128 Le rôle de Porcie, sans qui Brute n’aurait pas agi différemment, semble rejoindre le camp des Cassie, Titine et Straton, pour incarner le paroxysme de la passion tragique. Sans elle, Brute, qui n’a qu’une très brève pensée pour elle au moment de mourir (v. 1357-1358), aurait sans doute asséché la tragédie dans l’accomplissement de son stoïcisme. Il y a probablement un certain pragmatisme dramaturgique derrière cela. Une autre façon de voir les choses est de considérer que La Mort de Brute et de Porcie offre un équilibre au sein des émotions tragiques, entre la paire frayeur/pitié et l’admiration du héros, équilibre incarné dans le couple éponyme.
La fin du prologue de la Renommée relève de la prestidigitation, d’un tour de passe-passe qui vient confisquer l’œuvre au moment où elle doit commencer. S’il fallait la prendre pour argent comptant, le développement de la droite pensée de Brute n’aurait pas lieu d’être. Rappelons que ce discours prêté à une allégorie a une double fonction dont il est tributaire : il s’agit, d’une part, de louer Louis XIII et Richelieu et, d’autre part, de se faire un nom, dans une aspiration à rejoindre les poètes fameux qui sont sous la protection du ministre129, parmi lesquels Scudéry qui avait remporté un certain succès avec La Mort de César130. Pour une première tragédie, s’appuyer sur cette pièce ne pouvait manquer d’apporter au jeune Guérin de Bouscal une publicité bienvenue, quoique nous la pensions artificielle, à défaut d’être authentiquement mensongère. Ainsi, lorsque la Renommée présente le sujet prétendu de la pièce, il suit directement celui de La Mort de César, par rapport auquel il est construit.
Tout l’Univers alloit mourirQuand le Ciel pour le secourirFit partir de ses mains un équitable foudre,Les plaines de Philippe en virent les effets,Tous les meurtriers furent defaits,Cæsar y triompha qui n’estoit plus que poudre.Jamais un plus beau chastimentNe tint la Justice occupée:Jamais on ne vit son espéeAbbatre de mutin plus equitablement.Cét objet pleut tant à mes yeux,Que j’arreste encore en ces lieuxPour en voir le portrait sur ce fameux Theatre,Où Brute et sa vertu confesseront en finQu’à moins que d’un coup du Destin,Un Trosne bien fondé ne se sçauroit abatre. (prologue, v. 155-170)
L’idée centrale est la punition divine de la mort de César, mise en œuvre par le foudre de Jupiter.131 Si l’on cherche bien, on peut retrouver l’association de cette idée et de cette image dans un passage du discours d’Octave, mais ce dernier opère un déplacement, du foudre de Jupiter aux triumvirs :
La mort du grand Cæsar appele leurs justices,A punir son autheur avec tous ses complices,Et je croy qu’à l’instant que ce coup fut donnéContre les criminels leur cholere eust trouvé,S’ils eussent peu choisir la flamme d’un Tonnerre,Qui n’eust pas avec eux bruslé toute la terre:Mais ne pouvans agir avec un moins puissant,Ny perdre ces meurtriers sans perdre l’innocent;Ils veulent que nos mains en fassent la vengeance,Et purgent ce païs de cette noire engeance,Déja leur volonté s’explique heureusement,Et vostre valeur fait ce doux evenement. (Octave, après la victoire de Marc Antoine sur Cassie, IV, 1, v. 875-886)
Or cette modification concourt à rendre le discours de la tragédie nettement moins univoque que celui du prologue, les paroles d’Octave faisant volontiers écho à d’autres paroles, chez Brute cette fois. Par exemple, au seuil de la seconde bataille :
Allons y donc, amis, et que toute la terreTremble sous nos efforts comme sous le Tonnerre (Brute, V, 1, v. 1243-1244)
Le déplacement d’Octave s’accompagne donc de la relativité de l’élection divine, exhibée tout au long de la tragédie. Nous avions parlé, à propos de la composition, de cette symétrie qui fait de chaque camp l’instrument des dieux, de telle sorte que les choix que prêtent les hommes aux dieux se neutralisent.132 C’est de cette manière qu’il faut comprendre l’égal étonnement (au sens fort) de Brute et d’Octave face à la Providence et ses « metamorphoses », dont Cassie avait été le premier témoin (v. 591-592).133 En outre, cette neutralisation politique s’est accompagnée de l’absence de figure à la hauteur de l’enjeu monarchiste : les triumvirs, la pièce durant, n’ont été que des résidus de l’Octave de Robert Garnier, deux frères escaladant le Ciel, tels Otos et Ephialte.134 Ils ne servent et ne sauvent leur cause qu’in extremis par la clémence, qui s’avère être le seul enjeu monarchiste probant, bien loin de la proclamation de la fin du prologue, qui exaltait la vengeance de César.135 Ainsi le cataclysme de la mort de César est-il reporté sur celle, furieuse, de Porcie (« A ce funeste objet tout se plaint, tout gemit, / Le Ciel mesme en pleure, et la terre en fremit. », v. 1621-1622) et la vengeance annoncée se mue-t-elle en clémence, seule propre à rétablir un ordre monarchique légitime au moment où il faut mettre un terme aux guerres civiles.136
Enfin, on constatera que la mort du héros n’a rien de celle d’un homme foudroyé par Jupiter tel que le laissait supposer le prologue :
Brute.L’on m’a presté ce corps, il faut que je le rende;Mais j’emporte l’honneur avec la liberté,Approche, cher amy, qu’à ce coup je t’embrasse;Adieu, je nâquis libre, et libre je trespasse.Straton.Donc ce grand demy-Dieu rend l’ame devant moy ?Donc je fais trebucher l’esperance de Rome ?Et mon bras desloyal pour avoir trop de foy,Me ravit aujourd’huy ce qui me faisoit homme ?Brute ne vit donc plus, et l’honneur des guerriersVient d’estre le butin de ma lame cruelle ?La foudre au champ de Mars espargnoit ses lauriers,Et je suis aujourd’huy moins pitoyable qu’elle ?Ha ! malheureux poignard, dont les lâches effortsNous ravissent un bien que la Parque revere,Pourquoy ne puis-je avoir cent ames et cent corps,Afin de te saouler, et de me satisfaire. (V, 4, v. 1421-1436)
Le traitement de cette mort est éloquent. La responsabilité de la foudre est explicitement écartée (v. 1431-1432) et l’épée de la Justice (prologue, v. 163) laisse la place à celle d’un ami. La mort de Brute devient le fait d’un « bras desloyal », d’une « lame cruelle » et d’un « malheureux poignard ». La conjuration a changé de camp et c’est alors de Brutus qu’il faut dire que « la vertu [fut] son crime » (prologue, v. 150). Comme Titine, l’unique chemin possible pour Straton consiste à suivre son général pour prouver son innocence aux yeux de la postérité et se « venger » lui-même (v. 1450).137 La mort enlève Brute à regret et cet homme dont le dernier vers répète ce que fut sa vie et dit à la postérité ce qu’est sa mort, cet homme à la constance exemplaire, semble promis à une apothéose138 : il est « ce grand demy-Dieu » (v. 1425), « ce grand Heros » (v. 1439) « que la Parque revere » (v. 1434). Suivant les pas de Caton, il rejoint ses ancêtres au panthéon des hommes illustres, après avoir donné une justification philosophique à son suicide, celle-là même qui manquera aux historiens modernes.139
Note sur la présente édition §
Les éditions de La Mort de Brute et de Porcie §
L’édition originale de 1637 §
Description §
Un volume. In-4°, VIII-104 p.
[I] LA MORT / DE BRVTE / ET DE / PORCIE, / OV, / LA VENGEANCE / DE LA MORT / DE CESAR. / TRAGEDIE. / [fleuron] / A PARIS, / Chez Tovssainct Qvinet, au Palais dans / la petite salle, sous la montée de la Cour des Aydes. / [filet] / M. DC. XXXVII. / AVEC PRIVILEGE DV ROY.140
[II] [blanc].
[III-V] [épître] A MONSEIGNEVR L’EMINENTISSIME CARDINAL DVC DE RICHELIEV.
[VI-VII] PRIVILEGE DV ROY [daté par erreur du 23 juillet 1637, l’année devant être 1636141 ; cédé par l’auteur au libraire le 16 janvier 1637 ; achevé d’imprimé du 20 février 1637].
[VIII] ACTEVRS.
I-104142 [le texte, composé d’un prologue, de la pièce et de cinq poèmes].
Nous avons établi le texte à partir de l’exemplaire qui se trouve à la Bibliothèque nationale de France (site de Tolbiac) sous la cote RES-YF-520, incommunicable car microfilmé et numérisé.143 Ce livre est ainsi disponible sur Gallica, la bibliothèque numérique de la BnF.
Recensement des exemplaires §
Il existe à notre connaissance dix autres exemplaires en France de l’édition de 1637 :144
- – Un à la Bibliothèque nationale de France (site de Tolbiac), sous la cote RES-YF-1453.
- – Un à la Biliothèque Richelieu, département Arts du Spectacle, sous la cote 8-RF-6209. Il a été microfiché (P94/004769).
- – Un à la Bibliothèque de l’Arsenal, sous la cote 4-BL-3471 (1). Il s’agit d’un recueil : dans ce qui se présente comme un premier tome d’œuvres complètes, notre pièce est suivie de L’Amant libéral, tragi-comédie, 1637, et de Cleomene, tragédie, 1640.145
- – Un à la Bibliothèque Sainte-Geneviève, sous la cote DELTA 15221 (1) FA (P.1). Il s’agit d’un recueil : dans ce qui se présente comme un premier tome d’œuvres complètes, notre pièce est suivie de L’Amant libéral, tragi-comédie, 1637, de Cleomene, tragédie, 1640, de Dom Quixote de la Manche, comédie, 1639, et de Dom Quichot de la Manche, comedie. Seconde partie., 1640.
- – Un à la Bibliothèque de la Sorbonne, sous la cote RRA 8= 443.
- – Un à la Bibliothèque Mazarine, sous la cote 4° 10918-6/4.
- – Un à la Bibliothèque municipale d’Angers, sous la cote 4 BL 2225 XXI (1).
- – Un à la Médiathèque Louis Aragon du Mans, sous la cote 4 BL 2596 (5).
- – Un à la Bibliothèque municipale de Lyon, sous la cote 360784.
- – Un à la Bibliothèque Carré d’art de Nîmes, sous la cote 61631 (Liotard).
À titre indicatif, nous avons recensé une dizaine d’exemplaires de l’édition de 1637 à l’étranger :146
- – Aux États-Unis : Houghton Library (Harvard University), Glenn G. Bartle Library (State University of New York, Binghamton University Libraries), Shields Library (University of California, Davis), Davidson Library (University of California, Santa Barbara) ; University of Illinois at Urbana Champaign (microforme).
- – Au Royaume-Uni : British Library.
- – En Allemagne : Bayerische Staatsbibliothek.
- – En Suisse : Bibliothèque Cantonale et Universitaire de Lausanne.
La Bibliothèque de l’Arsenal possède par ailleurs deux nouvelles émissions de l’édition de 1637, avec recomposition des pages de titre :
- – Une émission datée de 1640, renommée La Suite de la Mort de Cæsar, sous la cote GD-45352. Il semblerait qu’un exemplaire de cette émission soit disponible en Allemagne (Herzog August Bibliothek Wolfenbüttel, cote M: Lm 1670).
- – Une émission datée de 1647, au titre allégé (La Mort de Brute, et de Porcie), sous la cote GD-764.
Tous ces exemplaires de 1637, 1640 et 1647 sont, pour ceux que nous avons examinés, strictement identiques, jusque dans l’erreur de pagination qui fait de la page 49 une seconde page 46.147 Identiques à un fait près : la fin du vers 592 est effacée dans le premier exemplaire de Tolbiac (RES-YF-520) ainsi que dans celui de la Bibliothèque de la Sorbonne (RRA 8= 443), qui donnent « metamorph[...] », de la même manière, alors qu’elle est bien présente dans les autres exemplaires, qui donnent « metamorphoses; ».148
Deux nouvelles éditions et une traduction néerlandaise §
Si l’on considère l’édition originale et celles qui suivent, on remarque qu’elles couvrent plus de vingt ans, de 1637 à 1659. Ce fait, allié à l’existence d’une traduction, représentée sur le théâtre d’Amsterdam en 1653, pourrait bien être la trace d’un certain succès.
L’édition de 1652 §
Il existe une seconde édition de la pièce, datée de 1652, dont un exemplaire est disponible à la Bibliothèque de l’Arsenal, sous la cote GD-23605. Elle nous a notamment confirmé dans nos corrections (pour une vingtaine de coquilles, notamment). Voici la description de l’exemplaire de l’Arsenal :
Un volume. In-8° par demi-feuille (remontage sur in-4°), IV-76 p.
[I] LA MORT / DE BRVTE / ET DE / CASSIE / OV LA VANGEANCE DE / LA MORT / DE CÆSAR. / TRAGEDIE. / PAR MONSIEVR DE BOVSCAL. / [fleuron de fonte] / Sur l’Imprimé. / A PARIS, / Chez Toussaint qvinet, au Palais, dans / la petite salle, sous la montée de la Cour / des Aydes. / M. DC. LII.
[II] [blanc ; feuillet non visible à cause du remontage].
[III] [blanc ; feuillet non visible à cause du remontage].
[IV] ACTEVRS.149
I-76 [le texte de la pièce, sans prologue et sans poèmes].
Alain Riffaud, à qui nous avons soumis nos clichés de l’exemplaire, indique que cette édition se présente comme une réimpression légitime de l’édition originale150, qui sort des presses d’Eléazar Mangeant à Caen. Ceci n’est pas anodin, quand on sait qu’un an plus tard paraîtra une traduction de la pièce en néerlandais. En effet, Caen était en relation maritime avec la Hollande.
Nous avons pu consulter un autre exemplaire de l’édition de 1652, qui se trouve à la Bibliothèque de Rennes Métropole (Les Champs Libres), sous la cote 88421 Rés (Fonds ancien). Cet exemplaire n’a pas subi de remontage sur in-4° ; il est revêtu d’une couverture et porte sur sa tranche l’indication : « LA MORT DE BRUTE 1652 ».
L’édition de 1659 §
Nous notons ici l’existence d’une autre réimpression légitime chez Claude La Rivière, à Lyon, en 1659, alors que le privilège était épuisé. Nous en avons compté deux exemplaires en France :
- – Un à la Bibliothèque de l’Arsenal, sous la cote GD-21279.
- – Un à la Bibliothèque Mazarine, sous la cote 4° 10918-43/1.
Et un exemplaire en Allemagne (Herzog August Bibliothek Wolfenbüttel).
Voici la description de l’exemplaire de l’Arsenal :
Un volume. In-8°, VIII-67 p.
[I] LA MORT / DE BRVTE / ET DE / PORCIE. / OV, / LA VENGEANCE / DE LA MORT / DE CESAR. / TRAGEDIE. / [fleuron] / A LYON, / Chez Clavde la Riviere, ruë / Merciere, à la Sience. M. DC. LIX.
[II] [blanc].
[III-VIII (haut de la page)] PROLOGVE DE / LA RENOMMÉE.
[VIII] ACTEVRS.151
I-67 [le texte de la pièce].
[68-70] [les poèmes sur Sylvie, jusqu’au vers 4 du quatrième poème, ce qui correspond au bas de la page 102 de l’édition de 1637, comme si l’imprimeur ne disposait pas des deux dernières pages de l’édition originale].
[71-74] [blanc].
Un an plus tôt, en 1658, Claude La Rivière avait publié La Mort de César « avec permissions ».152
Une traduction néerlandaise §
Enfin, il faut noter non sans surprise une traduction de la pièce en néerlandais, publiée à Amsterdam en 1653, sous le titre De Dood van Brutus en Cassius. Ce titre semble indiquer que l’édition qui a donné lieu à la traduction est celle publiée un an plus tôt, sous le titre singulier de La Mort de Brute et de Cassie.153 L’édition caennaise de 1652 est le fait d’Eléazar Mangeant, nous l’avons vu. Ce dernier, comme nous l’apprend Alain Riffaud, avait pour habitude d’inventer de fausses adresses néerlandaises, ce qui vient confirmer, pour la question qui nous intéresse, les liens entre Caen et la Hollande. Toutefois, les noms des traducteur, imprimeur et libraire (Pieter van Zeerijp, Tijmon et Dirck Cornelisz Houthaak) sont ici véridiques et la publication de la traduction n’est pas le fait de Mangeant. De façon cohérente, la collaboration entre l’imprimeur et le libraire avait déjà donné, en 1650, De Doodt van Julius Caezar, traduction de La Mort de César de Georges de Scudéry.154 Notons que Jacques Mangeant, le père d’Eléazar, avait lui-même contrefait la pièce de Scudéry en 1638, et qu’il l’avait rééditée en 1646.155 Nous n’avons pas pu consulter ces deux éditions pour les confronter à la traduction néerlandaise mais il est possible que les Houthaak aient puisé dans les éditions des Mangeant, ce qui est fort probable dans le cas de De Dood van Brutus en Cassius.
Nous avons repéré cinq exemplaires de cette traduction :
- – Un à la Bibliothèque nationale de France (site de Tolbiac), sous la cote 8-YTH-67763.
- – Trois aux Pays-Bas (à la Bibliotheek Rijksuniversiteit Groningen, à la Bibliothèque Universitaire de Leyde et dans une bibliothèque de l’Université d’Amsterdam).
- – Un en Allemagne, à la Bayerische Staatsbibliothek. Il est partiellement visible sur Google Livres où la fin manque.156
Description de l’exemplaire disponible à la BnF :
Un volume. In-8°, à Amsterdam, chez Dirck Cornelisz Hoothaak, IV-42 p.
[I] DE DOOD VAN / BRUTUS / EN / CASSIUS. / Treur-Spel. / Gerijmt door P. Zeeryp. / Vertoont op d’Amsterdamsche Schouwburgh, / In ‘t Jaar MDCLIII. / [fleuron] / t’ Amsteldam, Gedrukt by TYMON HOVTHAAK, / Voor Dirck Cornelisz. Hoothaak, Boekverkooper, / op de hoek van de Nieuwezijds Kolck. I653.
[II] [blanc].
[III] [dédicace de P. Zeeryp] OPDRAGT, / Aan Monsr. / WYNANT SCHIMMEL.
[IV] [acteurs] VERTOONDERS.157
[I-42] [le texte de la pièce, sans prologue et sans poèmes].
La page de titre indique que cette traduction a été représentée « sur le théâtre d’Amsterdam l’an 1653 ». De fait, la première représentation sur la scène de l’Amsterdam Schouwburg date du 3 février 1653. Il faut noter que Pieter van Zeeerijp, le traducteur de la pièce de Guérin de Bouscal, a également été acteur de 1640 à 1655. Néanmoins, nous ne savons pas s’il a pu jouer dans De Dood van Brutus en Cassius.158
Cette traduction semble assez fidèle au texte : bien souvent, elle est littérale ; par ailleurs, l’enchaînement des scènes et des prises de parole est généralement respecté. Il s’agit d’une traduction versifiée marquée par un certain effort : ainsi, les stances de Porcie (IV, 4) se présentent, comme chez Guérin de Bouscal, sous une forme hétérométrique.159 Cependant, il arrive que la densité des répliques soit atteinte : par exemple, la tirade de Brutus exhortant ses soldats dans une scène qui correspond à V, 1160 est singulièrement raccourcie. Entre ce qui correspond à nos vers 1622 et 1623, une didascalie annonce le corps de Porcie, ce qui n’était pas le cas chez Guérin de Bouscal.161 Il est possible que cette didascalie soit le fruit d’une mauvaise interprétation des vers 1655-1656 ; elle présente toutefois l’intérêt de mettre sur scène le cadavre de la dernière des suicidés, en cohérence avec le traitement des cas précédents (Cassie, Titine, Brute et Straton). Il faut par ailleurs signaler l’ajout de deux scènes entre nos scènes I, 4 et I, 5. Lors de la première, très brève, un Chef de Brutus annonce la venue de Cassius. Lors de la seconde, un contentieux oppose violemment les deux hommes, qui finissent par se réconcilier et « s’embrasser avec joie ».162
Interventions sur le texte §
Remarques liminaires §
Au début du XVIIe siècle, l’orthographe n’était pas encore fixée. Par ailleurs, des variations sont sensibles au sein d’une même édition, entre différents groupes de cahiers, selon le travail de l’ouvrier. Pour illustrer le propos, voici trois exemples :
- – 1°) Celui de la famille de lâche est frappant : â noté as apparaît dans les cahiers C, D, E, G, M et N ; â noté a dans les cahiers G et H ; â noté â dans les cahiers K et L. On remarque qu’à une occurrence près (qui peut être involontaire), quatre séquences de cahiers se succèdent, avec chacune leur propre norme, exclusive : as, a, â puis de nouveau as.163
- – 2°) Le mot soin apparaît sous la forme soing dans les deux derniers cahiers uniquement, où cette graphie est dominante.164
- – 3°) Le verbe (re) connaître alterne entre sa graphie habituelle ([re] connoistre) et une graphie étymologique ([re] cognoistre). La forme en -GN- apparaît six fois, dans les cahiers A, M et N ; la forme en -NN- onze fois, dans les cahiers B, D, F, G, H, I et L : il n’y a pas de concurrence au sein d’un même cahier.
Pour les imprimeurs de notre pièce, Alain Riffaud donne les noms de Denis Houssaye, pour le cahier liminaire, et de Jacques Dugast, pour les cahiers A à N. De manière générale, il qualifie leur travail respectivement de « souvent correct » et « de qualité ».165
Corrections d’usage et corrections systématiques §
- – Distinction entre i et j et entre u et v.
- – ∫ devient s.
- – Suppression de l’esperluette (&) au profit de la conjonction et.
- – Suppression des tildes (~) signalant une nasalisation et rétablissement des consonnes en conséquence (par exemple, au début de l’épître, « cõpo∫ent » devient « composent »).
- – Rétablissement et normalisation des accents diacritiques : « celle-la », v. 408, 958 ; « Celuy-la », v. 461 ; « celuy-la », v. 1405 ; « Au dela », v. 608 ; « a », v. 619 ; « voila », v. 1454 ; « la bas », v. 1579 ; « ou », premier sonnet, v. 9 ; « où », stances, v. 18, 20.
- – Systématisation du redoublement du r au futur et au conditionnel (verbes pouvoir, mourir et voir) : « pouroit », v. 799 ; « pouroient », v. 989, 1575 ; « mouroit », v. 1162 ; « moura », v. 1210 ; « mouray », pièce, v. 1291 et sonnet pour la mesme, v. 4 ; « veray », v. 1531.166
Coquilles §
La comparaison systématique des différentes éditions montre que celle de 1652 (Arsenal, GD-23605) corrige bien souvent des coquilles de l’édition originale. Alain Riffaud nous a confié que « si le travail typographique lui-même, dans l’atelier d’Eléazar Mangeant, est des plus médiocres, en revanche souvent cet imprimeur porte attention au texte et le corrige. » Ce jugement sur la production caennaise nous semble autoriser notre intuition première. Ainsi, nous marquons d’un astérisque les cas où nous avons suivi l’édition de 1652.
ACTE PREMIER §
v. 75 : « longs-temps »167 devient « long-temps » *
v. 219 : « auroit » devient « auroient » *
v. 249 : « n’escoustez » devient « n’escoutez »
ACTE SECOND §
v. 316 : « ces » devient « ses »
v. 318 : « ces » devient « ses »
v. 396 : « ses » devient « ces »
v. 445 : « ces » devient « ses » *
ACTE TROISIEME §
v. 592 : « ses » devient « ces »
v. 662 : « ces » devient « ses »168
v. 666 : « ces » devient « ses » *
v. 680 : « craignist » devient « craignit » *
v. 684 : « Emisphere »169 devient « Hemisphere » *
v. 701 : « commandat » et « retirat » deviennent « commanda » * et « retirast » *
v. 704 : « sa » devient « la »
v. 775 : « son » devient « ton »
v. 798 : « vaiqueurs » devient « vainqueurs » *
v. 862 : « torans »170 devient « torrens » *
ACTE QUATRIEME §
v. 897 : « fort » devient « sort » *
v. 931 : « l’ « devient « s’ »
v. 934 : « Qu’il » devient « Qui »171
v. 978 : « Il songe la vengeance » devient « Il songe à la vengeance »
v. 1115 : « resentiment »172 devient « ressentiment » *
v. 1122 : « resentir » devient « ressentir » *
ACTE CINQUIEME §
v. 1238 : « des trosnes des Dieux » devient « les trosnes des Dieux »
v. 1464 : « veux » devient « vœux » *
v. 1490 : « perçer » devient « percer » *
v. 1551 : « veu » devient « vœu » *
v. 1553 : « balançer » devient « balancer » *
v. 1565 : « ces » devient « ses »
v. 1565 : « ils restent » devient « il reste »
v. 1579 : « impeteux » devient « impetueux » *
v. 1584 : « vient » et « dit » deviennent « viens » et « dis »
v. 1591 : « ces » devient « ses »
v. 1621 : « ce » devient « se » *
v. 1643 : « fronds »173 devient « fronts » *
v. 1649 : « souffrent » devient « souffre » *
v. 1654 : « ce » devient « se » *
v. 1669 : « frond » devient « front » *
CHANSON §
v. 15 : « ce » devient « se »
PREMIER SONNET §
v. 14 : « resenti » devient « ressenti »
A LA MESME SUR SON DEPART LE JOUR DE NOËL §
v. 6 : « raisonner » devient « résonner »
Ponctuation §
La ponctuation au XVIIe siècle ne connaissait pas les mêmes règles que les nôtres. Aussi, le lecteur ne sera plus étonné, s’il considère la ponctuation comme un guide pour la déclamation, qui rythme le discours et détermine la hauteur de la voix.174 Nous avons ainsi, par exemple, laissé le point dans le cadre de questions oratoires (voir notamment les vers 554 et 1480).
Nous avons rectifié la ponctuation lorsque cela s’avérait nécessaire :
- – ponctuation finale du vers 158 : transformation du point en virgule ;
- – ponctuation finale du vers 620 : transformation du point en point d’interrogation ;
- – ponctuation finale du vers 711 : transformation de la virgule en point* ;
- – v. 731 : « Titine. » devient « Titine... »175 ;
- – ponctuation finale du vers 1107 : transformation de la virgule en point* ;
- – ponctuation finale du vers 1297 : transformation de la virgule en point* ;
- – ponctuation finale du vers 1414 : transformation du point en point d’interrogation.
Notons que l’usage des points de suspension n’est pas systématique dans l’édition de 1637. Les interruptions du discours sont marquées de trois façons différentes :
- – par l’absence de ponctuation (v. 172) ;
- – par la virgule (v. 617, 731, 1281) ;
- – par les points de suspension (v. 649, 653).
Diérèses et synérèses §
Diérèses (typologie par ordre d’importance quantitative) §
-I[/Y] ON §
« rebellion » (prologue, v. 38) ; « Lyon » (prologue, v. 39), « lyon » (v. 473) ; « actions » (prologue, v. 137 ; pièce, v. 35, 585), « action » (v. 615, 824) ; « adversion » (v. 31, 853) ; « passion » (pièce, v. 32, 148 ; sonnet pour la mesme, v. 11), « passions » (v. 586) ; « obligations » (v. 36) ; « occasion » (v. 93, 1307) ; « resolution » (v. 117) ; « presomption » (v. 147) ; « affection » (pièce, v. 175, 482 ; stances, v. 15) ; « perfection » (v. 176 ; stances, v. 16) ; « punition » (v. 366), « punitions » (v. 368) ; « inventions » (v. 367) ; « ambition » (v. 333, 854, 1640) ; « reflexion » (v. 426) ; « protection » (v. 481) ; « possession » (v. 1209) ; « Pelion » (v. 1550).
-IEUX §
« victorieux » (prologue, v. 128 ; pièce, v. 23, 227, 582, 1111) ; « furieux » (prologue, v. 129 ; pièce, v. 1241, 1353) ; « ambitieux » (v. 20, 550, 1495) ; « gracieux » (v. 399) ; « precieux » (v. 548, 1170) ; « injurieux » (v. 959, 1523, 1609) ; « glorieux » (v. 1237) ; « officieux » (v. 1355, 1593).
e muet prononcé §
« tuent » (v. 362) ; « Cassie » (v. 703) ; « Demetrie » (v. 738) ; « je m’oublie » (v. 1148) ; « j’aye » (v. 1172 [deux fois]) ; « Ils fuyent » (v. 1205) ; « Morphée » (v. 1257) ; « Porcie » (v. 1598) ; « Renoüent » (v. 1650) ; « Sylvie » (chanson, v. 13) ; « Croye » (stances, v. 30).
I-[e/ɛ] §
« hier » (pièce, v. 391 ; chanson, v. 14) ; « s’humilier » (v. 589) ; « expier » (v. 792) ; « impieté » (v. 1060) ; « inquietude » (v. 1256) ; « chastier » (v. 1308).
Autres diérèses §
- – I-O : « violent » (v. 196, 260), « violant » (v. 1129, 1615), « violance » (v. 512) ; « mediocre » (v. 718) ;
- – I-[ɑ̃] : « aliance » (prologue, v. 110) ; « impatience » (v. 105), « impatiance » (v. 333) ;
- – I-[ɛ̃] : « lien » (v. 1168, 1514) ; « anciens » (v. 1650) ;
- – « jouyr » (prologue, v. 100 ; pièce, v. 1285) ;
- – « fuyr » (prologue, v. 122).
Synérèses §
Hormis une exception (« fleau », v. 1138), elles concernent toutes le même type de syllabe (consonne + RIER[/Z]) :
- – « meurtriers » (prologue, v. 159 ; pièce, v. 109, 316, 882, 1565), « meurtrier » (v. 750, 790, 1537, 1576) ;
- – « rencontriez » (v. 283) ;
- – « démordriez » (v. 1018) ;
- – « Voudriez » (v. 1119), « voudriez » (v. 1561) ;
- – « l’ouvrier » (v. 1636).
LA MORT DE BRUTE ET DE PORCIE,
OU, LA VENGEANCE DE LA MORT DE CESAR.
TRAGEDIE. §
A MONSEIGNEUR L’EMINENTISSIME CARDINAL DUC DE RICHELIEU. §
Monseigneur,
La plus grande partie de nos Escrivains composent leurs Epistres des esloges de ceux à qui ils dédient leurs ouvrages comme des raisons pour authoriser* leur choix, et ne prennent pas garde que le plus souvent ces mesmes raisons les condamnent. Si je mettois ce mauvais livre soubs la protection de vostre Eminence, pource qu’elle protege les Empires; que je me promisse qu’elle le recevra, pource qu’elle refuse les couronnes, et que je creusse qu’elle l’estimera, pource qu’il n’y a rien au monde digne de son estime; Je rencontrerois sans doute ce qu’ils veulent éviter, et ferois veoir un exemple de ce que je desapreuve176: Mais ce n’est pas pour tout cela, Monseigneur, c’est seulement pource que je suis,
Monseigneur,
Vostre tres-humble, tres-obeïssant et tres-fidelle serviteur,
GUERIN DE BOUSCAL
PRIVILEGE DU ROY. §
Louis par la grace de Dieu Roy de France et de Navarre, à nos amez et feaux Conseillers les gens tenans nos Cours de Parlement, Maistre des Requestes ordinaires de nostre Hostel, Baillifs, Seneschaux, Prevosts, leurs Lieutenans, et autres nos Justiciers, et Officiers qu’il appartiendra, salut. Nostre cher et bien amé Guion Guerin de Bouscal, nous a fait remonstrer qu’il a composé un livre intitulé, La Mort de Brute et de Porcie, ou, La Vengeance de la mort de Cesar, qu’il desireroit faire imprimer et mettre en lumiere: Mais craignant qu’à son prejudice autres Imprimeurs que celuy qu’il a choisy pour cét effect, voulussent imprimer ledit livre, et l’exposer en vente. Il nous a tres-humblement supplié luy octroyer nos Lettres sur ce necessaires. A ces causes, desirant favorablement traicter ledit exposant, Nous luy avons permis et permettons par ces presentes de faire imprimer, faire vendre et debiter ledit livre en tous les lieux et terres de nostre obeyssance, par tels Imprimeurs, en telles marges et caracteres, et autant de fois qu’il voudra durant le temps et espace de neuf ans entiers et accomplis, à compter du jour qu’il sera achevé d’imprimer. Faisant deffences à tous Imprimeurs, Libraires et autres de quelques condition qu’ils soient, d’imprimer, vendre ny distribuer ledit livre sans le consentement de l’exposant, ou de ceux qui auront droit de luy en vertu des presentes, ny mesme d’en prendre le titre ou le contrefaire en telle sorte et maniere que ce soit soubs couleur de fauce marge ou autre déguisement, sur peine aux contrevenans de quinze cents livres d’amende, de confiscation des exemplaires contrefaits, et de tous les despens dommages et interests. A la charge d’en mettre deux exemplaires en nostre Bibliotheque, Et un en celle de nostre amé et feal le Sieur Seguier Chevalier Chancelier de France, avant que de l’exposer en vente, suivant nos Reglemens, à peine d’estre descheu du present Privilege. Donné à Paris le vingt-troisiesme jour de Juillet l’an de grace mil six cents trente-sept.177 Et de nostre regne le vingt-septiesme. Par le Roy en son Conseil, De Beav178rains. Et sellé du grand seau de cire jaune.
ET ledit sieur de Bouscal a cedé et transporté le present Privilege à Toussainct Quinet, Marchand Libraire à Paris, pour jouyr du contenu en iceluy, ainsi qu’il a esté accordé entr’eux par acte de seiziesme Janvier 1637.
Achevé d’imprimer pour la premiere fois le 20. Fevrier 1637.
Les exemplaires ont esté fournis.
ACTEURS §
LA VENGEANCE DE LA MORT DE CÆSAR.
PROLOGUE DE LA RENOMMEE. §
Les drapeaux que sur luy vous avez emportez,
ACTE PREMIER. §
SCENE PREMIERE. §
Brute.
i. Chef.
Brute.
SCENE II. §
Cassie.
Brute.
Cassie.
Brute.
Brute.
Cassie.
Brute.
Cassie.
Brute.
Cassie.
Brute.
SCENE III. §
Cassie.
Titine.
Cassie.
Titine.
Cassie.
Titine.
Cassie.
SCENE IV. §
Brute.
Le Genie.
C’est ton mauvaisBrute.
SCENE V. §
Porcie.
Brute.
Porcie.
Brute.
Porcie.
Brute.
Porcie.
Brute.
SCENE VI. §
Porcie.
La Compagne.
Porcie.
La Compagne.
Porcie.
ACTE SECOND. §
SCENE PREMIERE. §
Marc Anthoine.
i. Chef.
ii. Chef.
iii. Chef.
Marc-Anthoine.
SCENE II. §
Marc Anthoine.
Un de la Suite d’Anthoine.
Le Medecin.
Marc Anthoine.
SCENE III. §
Brute.
i. Chef.
ii. Chef.
iii. Chef.
Brute.
SCENE IV. §
Porcie.
SCENE V. §
La Compagne.
Porcie.
La Compagne.
Porcie.
ACTE TROISIEME. §
SCENE PREMIERE. §
Cassie.
Titine.
Cassie.
Titine.
Cassie.
Titine.
Pindare.
Demetrie.
Cassie.
Titine.
Cassie.
SCENE II. §
Brute.
i. Chef.
SCENE III. §
Brute.
Titine.
Brute.
Titine.
Brute.
Titine.
Brute.
Titine.
Brute.
SCENE IV. §
Cassie.
Pindare.
Cassie.
Pindare.
Cassie.
Pindare.
Cassie.
Demetrie.
Cassie.
Pindare.
Cassie.
Pindare.
Demetrie.
SCENE V. §
TITINE.
SCENE VI. §
Brute.
Titine.
Un de la Suite de Brute.
Brute à part soy.
Un de la Suite.
Brute.
ACTE QUATRIEME. §
SCENE PREMIERE. §
Octave.
Anthoine.
Anthoine.
Octave.
Anthoine.
SCENE II. §
Le Soldat.
Octave.
Le Soldat.
Anthoine.
Le Soldat.
Octave.
Anthoine.
SCENE III. §
Demetrie.
Octave.
Anthoine.
Demetrie.
Octave.
Anthoine.
Demetrie.
Octave.
Anthoine.
SCENE IV. §
PORCIE.
SCENE V. §
Brute.
Porcie.
Brute.
Porcie.
Brute.
Porcie.
Brute.
Porcie.
Brute.
Porcie.
Brute.
Porcie.
ACTE CINQUIEME. §
SCENE PREMIERE. §
Brute.
Straton.
Brute.
SCENE II. §
Porcie.
La Compagne.
Porcie.
La Compagne.
Porcie.
La Compagne.
Porcie.
La Compagne.
SCENE III. §
Octave.
Marc Anthoine.
SCENE IV. §
Brute.
L’un des Amis.
Brute.
L’autre Amy.
Straton.
Brute.
Straton.
Brute.
Straton.
Brute.
Straton.
SCENE V. §
i. Des Amis.
ii. [Nous ajoutons le point, absent sur l’édition de 1637, présent sur celle de 1652.] Amis.
Porcie.
Les deux Amis.
Porcie.
SCENE VI. §
Octave.
Anthoine.
Octave.
Anthoine.
Octave.
SCENE VII. §
Le Soldat.
Anthoine.
Le Soldat.
Octave.
Anthoine.
Octave.
FIN.
AUTRES ŒUVRES DU MESME AUTEUR SUR LA GUERISON DE SYLVIE. §
CHANSON. §
A SYLVIE SUR LA MORT DE SA COUSINE D. L.
SONNET. §
A LA MESME SUR SON DEPART LE JOUR DE NOEL. §
SONNET POUR LA MESME. §
A LA MESME.
STANCES. §
FIN.
Lexique §
Dictionnaires utilisés
L’archaïsme dans La Mort de Brute et de Porcie : annexe au lexique §
Guérin de Bouscal est un auteur peu connu du début du XVIIe siècle, originaire du Languedoc. Selon les recherches de M. Caldicott pour son décès et les nôtres pour son baptême, notre auteur serait né en janvier 1617 et décédé le 31 décembre 1675 à Réalmont, actuellement dans le Tarn. Issu d’une famille de notaires protestants, il a été lieutenant de Réalmont et conseiller du roi. Ce qui focalise l’attention de l’histoire littéraire, ce sont ses liens avec Molière, qui était lui aussi dans le Languedoc dans les années 1650 et dont la troupe a joué Le Gouvernement de Sancho Pansa, comédie de Guérin de Bouscal sur le thème du Don Quichotte.353 L’œuvre qui nous intéresse est une tragédie publiée pour la première fois en 1637, intitulée La Mort de Brute et de Porcie, seconde pièce et première tragédie d’un auteur qui a vingt ans environ et qui se place du côté des réguliers. C’est le sens de son prologue qui, outre la louange au roi, et surtout à son ministre Richelieu, protecteur des arts, permet à Guérin de Bouscal de se situer dans le champ littéraire : il fait ainsi allusion à des tragédies de Rotrou, Mairet, Benserade, La Calprenède et Scudéry. Le sujet de la pièce est la bataille de Philippes de 42 av. J.-C., opposant les derniers défenseurs de la République romaine (Brutus et Cassius) aux partisans de César assassiné (Octave et Marc Antoine). En préparant l’édition critique de cette pièce, nous avons constaté la récurrence d’un phénomène : l’apparition problématique d’emplois et de mots dont l’usage est non seulement discuté, mais tend à disparaître ou a déjà disparu. C’est la question de ces mots vieillis ou vieux, autrement dit de l’archaïsme, à un moment où la langue s’engage dans le processus normatif du classicisme : 1637, c’est le moment de la Querelle du Cid, arbitrée par l’autorité nouvelle de l’Académie ; Claude Favre de Vaugelas collabore alors à la rédaction du Dictionnaire et ses Remarques sur la langue françoise : utiles à ceux qui veulent bien parler et bien escrire, publiées en 1647, auront le retentissement que l’on sait.
Étude et analyse du phénomène archaïque §
Pour commencer, il convient de donner une idée du relevé que nous avons établi sur cette question de l’archaïsme. Nous avons ainsi retenu 44 mots, correspondant à 81 occurrences. L’édition de 1637 comporte un prologue (170 vers), la tragédie à proprement parler (1670 vers) et cinq poèmes (88 vers), soit un ensemble textuel étudié de 1928 vers. Pour avoir une idée concrète, on considérera qu’on croise en moyenne un emploi archaïque ou archaïsant tous les vingt-quatre vers. Avoir une idée de la langue de 1637 n’est pas évident : il faut voyager dans le temps, en avant, avec notamment les dictionnaires de Richelet (1680), de Furetière (1690) et de l’Académie (1694), et en arrière, avec en particulier Estienne (1549), Nicot (1606), Cotgrave (1611) et le Dictionnaire de la langue française du seizième siècle d’Edmond Huguet. Pour affiner la recherche, on aura confronté le texte aux Remarques de Vaugelas, qui ont valeur de témoignage (contemporain), et, pour sa rigueur plus scientifique, au Trésor de la Langue Française (et notamment à la rubrique « Étymologie et Histoire » de ses articles). Notre approche est de dimension lexicale, les faits syntaxiques ne formant pas un tout significatif.
Une bonne façon de donner une vue d’ensemble est de dresser une typologie. Nous entrerons dans le détail des mots et de la justification de leur caractère archaïque au fil de l’analyse.
- – Le premier type d’archaïsme tient à la forme du mot, qui n’est plus employée : à l’heure et dés l’heure pour alors et dés lors ; pesle et mesle pour pesle(-) mesle ; un chacun pour chacun ; eschet pour eschec ; faire service pour rendre service ; le substantif triomphant pour triomphateur.354
- – Le second type tient à l’évolution de la nature du mot : conjonction réduite à l’emploi adverbial (soudain que oublié au profit de soudain), prépositions réduites à l’emploi adverbial (auparavant, dessus/dessous/dedans), préposition réduite à un emploi nominal (encontre).355
- – Le troisième type tient à la modification du genre : au masculin : affaire, discord/t, estude, rencontre ; au féminin : doute.356
- – Le quatrième type regroupe les mots dont l’emploi que fait Guérin de Bouscal n’est plus usité mais qui subsistent en d’autres sens : adresser signifiant « diriger », appareil « machine », arresté « calme », avancer « devancer », le substantif contraire « opposition, hostilité », depiter « braver », espris « enflammé » (au sens propre), estomach « poitrine », ore « tantôt », pointe « aile d’une armée », projeter « arrêter, décider », prouësse « bravoure, action de valeur et de hardiesse », ressentiment « fait de ressentir, sensation ou sentiment », saut « mort », soucy « préoccupation amoureuse, personne aimée », soudre « délier, libérer », temperament « règle ; mesure dans la conduite, modération ».357
- – Enfin, nous mettons dans le dernier type les éléments restants, difficiles à classer, qui sont des expressions inusitées, des mots perdus, vieux : çà bas « ici bas », deschasser « chasser, expulser, bannir », devers « vers », és (dans l’expression [tomber] és mains de l’ennemi « entre les mains de l’ennemi »), gesir « être couché ; consister ; dépendre de », intermis « interrompu », recevoir à merci « faire grâce », avoir sa raison de « se venger », servage « esclavage, servitude », sus (formule d’exhortation dérivée de l’expression courir sus à).358
Nous avons pris soin de ne pas mettre au nombre des archaïsmes, pour épurer nos chiffres, les mots anciens qui ont subsisté sous la forme d’un emploi poétique par lequel ils ont connu une importante postérité (nef, le substantif penser, trespas et trespasser ; quatre mots pour vingt-deux occurrences). Ils constituent ainsi une catégorie à part. Néanmoins, ces mots sont marqués du sceau de l’ancienneté. Leur présence va dans le sens du constat développé ici.
La Mort de Brute et de Porcie au sein des débats §
Notre pièce n’aurait certes pas plu à Vaugelas (1585-1650) et, par suite, à l’Académie. Cela dit, Antoine Furetière (1619-1688), homme de la génération de Guérin de Bouscal (1617-1675), eût sans doute été d’un avis plus nuancé. Le paradoxe est que l’aîné est généralement celui qui condamne, là où ses cadets opposent une résistance. C’est ce que nous allons tenter de montrer par l’étude de quelques cas.
Certaines entrées mettent tout le monde d’accord : prenons les cas de discord et d’heure.
DISCORD (prologue, v. 91 ; pièce, v. 1662) : « Desunion, dispute, querelle. Il est vieux et hors d’usage. » (Furetière ; nous soulignons). « DISCORD. s.m. Discorde. Il n’a d’usage qu’en vers, et ne se met guére qu’au pluriel. » (Dictionnaire de l’Académie françoise, première édition, 1694). « Discord pour discorde, ne vaut rien en prose, mais il est bon en vers [Exemple pris chez Malherbe.] Les autres Poëtes en ont aussi usé et devant et apres luy. C’est un de ces mots, que l’on employe en vers et non pas en prose, dont le nombre n’est pas grand. […] Quoy qu’il en soit, on ne s’en sert en prose que tres-rarement, y ayant quelque lieu, où peut-estre il pourrait trouver sa place. » (Vaugelas, Remarques sur la langue françoise, Camusat et Le Petit, 1647, p. 496-457359 ; nous soulignons). On trouve l’orthographe « discort », apparemment elle-même archaïsante, dans le Godefroy.360
Le jugement de Furetière est fort et ne mentionne même pas l’emploi poétique dont parlent Vaugelas et l’Académie. Ainsi, sur le fond (discord est hors d’usage), les avis se recoupent. Si emploi poétique il y a, l’exemple montre qu’un mot peut entrer dans différentes catégories : car toute typologie contient sa part d’arbitraire pour proposer un classement et présente un ensemble de catégories qui ne sont pas hermétiques. Ainsi discord/t se situe entre l’archaïsme par le genre et l’archaïsme qui correspond au mot limité à l’emploi poétique.
HEURE (v. 335, 579) : Dés l’heure : alors, dès lors. À l’heure : à cette heure, maintenant, à cet instant, alors. Vaugelas note que la façon de parler qui fait dire à l’heure pour alors est au rang de celles qui « ne valent rien » et même, qu’elle est « bien basse » (op. cit., p. 228). On peut penser que son avis est le même concernant dés l’heure pour dés lors. Si l’on regarde dans le Furetière et le Dictionnaire de l’Académie françoise, première édition, 1694, on ne trouvera nulle part à l’heure pour alors. Et l’on ne trouvera qu’une seule occurrence de dés l’heure pour dés lors (incidemment, dans l’article « pasmer » de Furetière, qui cite Les Visionnaires de Jean Desmarets de Saint-Sorlin (1595-1676), comédie publiée en 1637).
Là encore, il y a accord, comme pour servage, considéré comme « vieux » ou « vieilli » par Furetière et l’Académie. Mais une autre façon de détecter le consensus sur l’archaïsme tient dans le silence des dictionnaires. Ainsi le cas singulier du mot appareil, employé une fois dans notre pièce en ce sens particulier :
APPAREIL (v. 1634) : « Objet préparé pour une destination spéciale, réunion, agencement d’ustensiles, de choses se combinant entre elles placées, disposées, mises en certain ordre dans un but auquel elles doivent concourir ensemble » (Godefroy). Godefroy donne l’exemple suivant : « Quant li vilains se fud disné, / As chans revait son labor faire; / Mais donc out mult dol e contraire / Quant ne trova ses apareilz. (BEN., D. de Norm., II, 7195, Michel.) » Le TLFi cite cet exemple de Godefroy pour illustrer ce sens puis écrit : « repris début XIXe s. 1805 (Lunier, Dict. des sc. et des arts : Appareil, en physique, est une collection de machines ou instruments nécessaires pour faire une suite d’expériences sur une matière déterminée) » (article « appareil », partie « Étymologie et Histoire »). Ainsi, le sens qui nous est peut-être le plus familier, celui de « machine », semble disparaître aux XVIIe et XVIIIe siècles avant de renaître de ses cendres au XIXe siècle : absent de Huguet, Estienne, Nicot, Cotgrave, Furetière et du Dictionnaire de Trévoux, il n’apparaît dans le dictionnaire de l’Académie qu’à partir de la sixième édition (1835).
De même, avec le verbe deschasser, absent de Furetière et du Dictionnaire de l’Académie françoise (première édition, 1694) :
DESCHASSER (v. 1550) : Chasser, expulser, bannir. En ce sens vieilli, on trouve le mot dans Godefroy, La Curne, Huguet, Estienne, Nicot, Cotgrave et Barré (1842). Ce dernier précise : « Il se trouve dans Montaigne et dans Rabelais. »
N’étant plus employé, le mot disparaît purement et simplement.
Mais, comme nous l’annoncions, ce qu’il y a de plus intéressant et de plus significatif dans l’étude des dictionnaires, ce sont les contradictions que l’on peut découvrir, oppositions d’un dictionnaire à l’autre.
DESSUS, DESSOUS, DEDANS (prologue, v. 83 ; pièce, v. 5, 83, 148, 474, 502, 572, 740, 868, 906, 943, 947, 985, 1026, 1053, 1199, 1252, 1482, 1564, 1579, 1617, 1643 ; stances, v. 14) : Vaugelas condamne l’emploi, qu’il constate courant, et en prose et en vers, de prépositions composées (dessus, dessous, dedans, dehors) à la place des simples correspondantes (sur, sous, dans, hors). « Je dis que ce n’est pas escrire purement, que d’en user ainsi, et qu’il faut toujours dire, sur la table, sous la table, dans la maison, et hors la ville, ou hors de la ville; car tous deux sont bons, et non pas dessus la table, dessous la table, etc.On le permet pourtant aux Poëtes, pour la commodité des vers, où une syllabe de plus ou de moins est de grand service; Mais en prose, tous ceux qui ont quelque soin de la pureté du langage, ne diront jamais, dessus une table, ny dessous une table; non plus que dedans la maison, ou dehors la maison. Il semble que ces composés soient plustost adverbes que prepositions; car leur grand usage est à la fin des periodes, sans rien regir aprés eux, puis qu’ils terminent la période et le sens »361. Vaugelas donne trois exceptions bien précises (qui ne concernent pas les emplois ici notés) avant de conclure : « Ces cas exceptez, il ne faut jamais employer ces composez, que comme adverbes, et se faut servir des autres, comme de prepositions. » (op. cit., p. 124-126). Richelet et le Dictionnaire de l’Académie françoise (première édition, 1694) suivent strictement Vaugelas362 ; Furetière, lui, ne semble pas en tenir compte (voir notamment les articles « dessus » et « dessous »). Remarquons que l’emploi des formes composées est ici exclusivement prépositionnel. Certes, les formes simples sont 6, 5363 fois plus employées, mais les 23 occurrences de composées sont un fait significatif qui nous semble témoigner qu’il s’agit là d’une affaire d’usage de l’auteur ou de style plus que de syllabe.
AUPARAVANT DE (v. 1460) : « L’emploi de l’adv. auparavant comme prép., synon. de avant fréq. dans l’anc. lang. a été condamné par Vaugelas. Toutefois quelques ex. apparaissent encore dans l’usage vieilli, dial. ou arg. » (TLFi). Vaugelas, dans la remarque correspondante, décrit l’usage prépositionnel qu’il condamne comme étant « d’ordinaire avec les pronoms personnels » ; il ne donne pas d’exemple de la locution prépositive auparavant de suivie de l’infinitif, mais il ne faut pas douter qu’il eût également mis sur ce point notre auteur au rang de « ceux qui n’ont nul soin de la pureté du langage » (Vaugelas, op. cit., p. 475). Le Dictionnaire de l’Académie françoise (première édition, 1694) n’indique que l’emploi adverbial, là où Furetière ne tient pas compte de la remarque de Vaugelas. Furetière donne même un exemple d’emploi prépositionnel devant un nom (« Vous demandez cela auparavant le temps. »), alors que Vaugelas notait : « devant les noms, je n’ai jamais remarqué qu’ils le facent ».
Le conflit peut se faire âpre. La résistance de Furetière s’illustre alors jusque dans la raillerie, qui vise un public au sein duquel peuvent figurer aussi bien les adeptes du mouvement précieux364 que Vaugelas lui-même :
PROUËSSE (v. 1072) : Vaugelas n’est pas tendre : « Ce mot est vieux, et n’entre plus dans le beau stile, qu’en raillerie » (op. cit., p. 403). Bien entendu, l’Académie ne s’écarte pas de cette ligne : « PROÜESSE. s.f. Action de valeur. En ce sens il n’a guere d’usage. / Il se dit fig. et en plaisanterie des Excés qui se font en certaines choses. » Furetière, lui, ne partage pas ce point de vue (nous soulignons) : « PROUESSE : Bravoure, action de valeur et de hardiesse. On a vanté de tout temps la proüesse d’Alexandre. Les Romans racontent mille proüesses de leurs Chevaliers errants. Les delicats du temps ne veulent plus qu’on use de ce mot, et disent qu’il est vieux. Il vient du Latin probitas. »
À ce point de l’analyse, nous pouvons faire un constat tout à fait étonnant en partant de Vaugelas. Il est deux unités lexicales présentes dans notre pièce que ce dernier rapproche de l’idée de nouveauté : alors que et comme quoy.
ALORS QUE (v. 141, 356, 1013) : « Alors ne reçoit jamais la conjonction que, apres luy, il ne veut dire qu’en ce temps-là, en ce cas là […] Il est bien necessaire d’en faire une remarque, à cause de l’abus qui commence à se glisser,365 mesmes parmy quelques-uns de nos meilleurs Escrivains en prose, par l’exemple des Poëtes; Car il est certain qu’ils ont les premiers introduit cette erreur, pour faire la mesure de leurs vers, quand ils ont eu besoin d’une syllabe ». [Vaugelas donne l’exemple de Malherbe.] « Mais quand ils ont une syllabe de trop, ils sont bien aises de dire lors que, se servant presque aussi souvent de l’un que de l’autre selon les occasions. […] il est extremement rare d’oüir dire, alors que. […] Jamais nos bons Escrivains en prose n’ont fait cette faute. Si donc on le veut escrire, que ce ne soit jamais en prose, et qu’en vers il passe tousjours pour une licence Poëtique. » (Vaugelas, op. cit., p. 227-228 ; nous soulignons). Nous remarquons que dans notre pièce alors que ne compte que trois occurrences là où la conjonction lors que en compte neuf.
COMME QUOY (v. 889) : « On le joint quelquefois avec quoy, et l’on dit. Comme quoy avez-vous fait cela ? comme quoy avez-vous abandonné cette affaire ? pour dire, Comment avez-vous fait cela ? pourquoy avez-vous abandonné cette affaire ? » (Dictionnaire de l’Académie françoise, première édition, 1694). Dans le français contemporain, la tournure subsiste mais est familière (TLFi, article « quoi »). « […] comme quoy, est un terme nouveau, qui n’a cours que depuis peu d’années,366 mais qui est tellement usité, qu’on l’a à tous propos dans la bouche. Apres cela, on ne peut pas blasmer ceux qui l’escrivent, mesme à l’exemple d’un des plus excellens et des plus celebres Escrivains de France […] Mais pour moy, j’aimerois mieux dire, comment, selon cette reigle generale, qu’un mot ancien, qui est encore dans la vigueur de l’Usage est incomparablement meilleur à escrire, qu’un tout nouveau, qui signifie la mesme chose. Ces mots qui sont de l’usage ancien et moderne tout ensemble, sont beaucoup plus nobles et plus graves, que ceux de la nouvelle marque. Quand je parle des mots, j’entens aussi parler des phrases. Ce n’est pas que je ne me voulusse servir de comme quoy, qui a souvent bonne grace, mais ce ne seroit gueres que dans un stile familier. » (Vaugelas, op. cit., p. 333-334 ; nous soulignons en caractères gras). Cinquante ans plus tard, l’Académie observe : « Il est aisé de juger que comme quoy, qui estoit un mot nouveau que M. de Vaugelas a veu naistre, n’avoit pas esté generalement receu, puisqu’il a si-tost vieilli. On ne s’en sert plus presentement. » (Observations de l’Académie françoise sur les Remarques de M. de Vaugelas, Coignard, 1704, p. 322 ; nous soulignons en caractères gras). Cette observation, dans sa lecture rétrospective, détourne le propos de Vaugelas qui disait qu’« on l’a à tous propos dans la bouche », ce qui revient à dire qu’il était « generalement receu ». Par ailleurs, le propos de l’Académie n’explique pas l’usage que nous connaissons et qui subsiste bel et bien dans notre langue.
Ha cette flatterie est un peu trop visible !Chacun sçait comme quoy* vous avez combatu;Mais un cœur genereux doit cacher sa vertu.(Octave s’adressant à Marc Antoine, IV, 1, v. 888-890)
Ainsi la nouveauté en question, comme le montre bien le recours au TLFi, correspond plutôt à un mot ancien qui a réussi et dont on refuse l’usage à un moment donné, sans qu’on puisse dire en droit qu’il n’est plus employé.367 Car il est beaucoup plus aisé, quand on prône l’hégémonie de l’usage, de réfuter la nouveauté que l’ancienneté : il est alors permis d’invoquer la « reigle generale » ici énoncée. Cette tendance, mise en évidence par la mauvaise foi de l’Académie, désireuse de suivre Vaugelas coûte que coûte, est à lier à la tension interne de la notion d’usage, qui contient en un mot deux idées distinctes : l’usage et le bon usage, ce qui se dit et ce qu’il faut dire.
Rapprochements et âpreté baroque §
Nous ne savons pas si Guérin de Bouscal s’est converti au catholicisme avant 1637. Quoiqu’il en soit, ses rapports cordiaux avec ses frères, tout au long de sa vie, ainsi que les autres arguments donnés par Caldicott368, laissent penser qu’il a pu avoir un rapport privilégié avec un auteur comme Agrippa d’Aubigné (1552-1630), autre auteur protestant originaire du Sud-Ouest. Le premier rapprochement possible est l’utilisation du substantif triomphant, rare et inusité.
TRIOMPHANT (v. 1574) : Y a-t-il substantivation de l’adjectif verbal au vers 1574 ? On ne trouve guère le substantif triomphant que dans le Dictionnaire du Moyen Français ou dans le Godefroy, qui le mentionne comme « ancien ». Néanmoins, à côté de Jean de Bueil (1406-1477), Godefroy cite Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, œuvre tardive et relativement proche dans le temps de Guérin de Bouscal : « L’ame du premier homme estoit ame vivante, / Celle des triumphans sera vivifiante. » Qu’il y ait ici une tendance archaïsante ou non, « triomphant » a été préféré au nom « triomphateur », dont l’usage n’est aucunement problématique. La nuance est fine. Entre « triomphateurs » et « triomphans », l’on peut voir un déplacement de point de vue, de l’agent (suffixe -(at) eur) vers l’action.
Allons revoir nos Dieux, nos femmes, nos enfans,Et changeons ces habits en ceux de triomphans*.(Marc Antoine à Octave, V, 6, v. 1573-1574)
DEPITER (v. 944) : « Mépriser, dédaigner, braver: […] Les Cireniens enragez, / Un jour en bataille rangez, / Despitoient le ciel et le foudre, / Voulans arracher le soleil. (D’AUBIGNÉ, Trag., Préf., Bibl. elz.) Cette signification se retrouve encore chez Régnier et chez Malherbe; aujourd’hui depiter ne s’emploie plus que pour signifier causer du dépit à quelqu’un, et au réflechi, concevoir du dépit » (Godefroy ; nous soulignons en caractères gras). « Braver, défier. […] Maudire. — Oudart renioit et despitoit les nopces. RABELAIS, IV, 15. — Despite moy tous les cieux, Despite moy tous leurs dieux, Autheurs de ton mal extreme. JODELLE, Cleopatre, V (I, 150). — Je maudy le destin contre moy conjuré; Je despite ma vie à souffrir condamnee. DESPORTES, Elegies, I, 14. » (Huguet). Ce sens est présent dans Godefroy, Huguet et La Curne mais n’apparaît pas dans les dictionnaires des époques postérieures.
Icy le pere void son fils dessus* la poudre,Et dépite* le Ciel pour attirer sa foudre.(un messager rapportant la défaite de troupes d’Octave, IV, 2, v. 943-944)
ESTOMACH (v. 769) : 1°) estomac ; 2°) poitrine. « Se dit abusivement de la partie exterieure du corps, qu’on appelle autrement le sein, la poitrine, et qui est au dessus de la ceinture. Les pecheurs se frappent l’estomac en signe de penitence. Quand on se confesse, on se frappe trois fois l’estomac, en disant mea culpa. » (Furetière). « Poitrine. […] — Et si pouvoit on voir la plus grande partie de son estomac deschiré et meurtry. AMYOT, Antoine, 83. […] Voila comment les armes receues par force et non cerchees ont esté tirees des estomacs offencez. AUBIGNÉ, Debvoir des roys et des subjects, 5 (II, 59). […] De cette signification du mot estomac, il résulte qu’on place souvent le cœur dans l’estomac. […] — Elle... ouvrit à ce meurtrier l’estomach: et tout chaudement de ses mains, fouillant et arrachant son cœur, le jetta manger aux chiens. MONTAIGNE, III, 1 (III, 254). » (Huguet).
Je ne sçaurois survivre à la liberté morte:Ouvre moy l’estomach*, mais tu jettes ce ferQui me devroit ouvrir la porte de l’Enfer(Cassie demandant la mort à son affranchi, III, 4, v. 768-770)
Ce dernier exemple, qui contient une citation de la Vie d’Antoine, permet de glisser vers une autre figure : celle de Jacques Amyot (1513-1593), traducteur des Vies parallèles de Plutarque. En effet, le sujet, l’archaïsme dans notre pièce, implique un relevé qui lui-même mène au célèbre traducteur.
AVANCER (v. 709) : Spécialement : « Devancer, prévenir. » (La Curne). Ce sens est également présent dans Huguet, qui cite pour l’illustrer quatre exemples tirés de la traduction d’Héliodore par Jacques Amyot, L’Histoire æthiopique.
Et si vous desirez d’avancer* son trespas,Il faut partir bien-tost, et marcher à grands pas.(Titine rapportant à Brute la défaite de Cassie, III, 3, v. 709-710)
RAISON (v. 818) : « Avoir sa raison, avoir la raison. Obtenir satisfaction. — Antonius fut contraint d’appeller devant les tribuns du peuple à Rome, alleguant, pour donner couleur à son appel, qu’il ne pouvoit avoir sa raison en plaidant dedans la Grece contre les Grecs. AMYOT, César, 4. [/] Tirer vengeance. — Celuy là qui s’est veu d’un mot injurieux Outrager mille fois par quelque audacieux. S’il n’en a sa raison, n’est ce pas une beste ? CORNU, p. 65. — Ce brave me pensoit si failli de courage De souffrir m’estre fait un si vilain outrage Et ne m’en ressentir, n’avoir point la raison D’une si detestable et lasche trahison. GARNIER, Juifves, 209. » (Huguet ; nous soulignons en caractères gras). Ailleurs, on ne trouve l’expression « avoir sa raison » que dans Godefroy et La Curne, qui citent le même exemple ancien. Elle est donc vraisemblablement vieillie. On trouve quelques occurrences de l’expression « avoir raison de » dans Furetière et dans les premières éditions du Dictionnaire de l’Académie françoise.
Ha traistres ! si Cæsar n’est pas déraisonnable,Il punira sur vous ce meurtre abominable:Le bien qu’il doit tirer de vostre trahisonNe l’empeschera pas d’en avoir sa raison*:(Titine, découvrant le corps sans vie de son maître, Cassie, III, 5, v. 815-818)369
POINTE (v. 153) : « En termes de Guerre, se dit des corps les plus avancez, soit en la marche, soit en l’attaque. Ce Capitaine avoit la pointe, commandoit l’avant-garde. Il étoit à la pointe de l’aisle droite. » (Furetière). Dans un sens plus spécifique : « Aile [d’une armée]. […] — Ilz se meirent à deviser... touchant l’ordonnance de la bataille, là ou Brutus pria Cassius de luy laisser la conduitte de la poincte droitte. AMYOT, Brutus, 40. » (Huguet ; nous soulignons). Ailleurs, en ce sens d’« aile d’une armée », on ne trouve le mot que dans La Curne (entrée « poincte »). Les trois exemples donnés par les deux dictionnaires viennent de Jacques Amyot, que Guérin de Bouscal devait avoir sous les yeux pour écrire sa pièce. L’exemple tiré de la Vie de Brutus en est quasiment la preuve.370
J’auray la pointe* droite, et ma CavalerieEssuyera des traits la premiere furie,Massala la doit suivre avec un peloton,Qui sera soûtenu par celuy de Straton:(Brute rapportant son organisation pour la bataille, I, 4, v. 153-156)
Le lien avec Jacques Amyot est d’autant plus évident quand on sait que Guérin de Bouscal a publié deux autres tragédies, l’une en 1640, La Mort de Cléomènes, roy de Sparte, l’autre en 1642, La Mort d’Agis. Or Plutarque a également écrit la Vie de chacun de ces deux rois de Sparte, qu’il a traités en même temps.
La Mort de Brute et de Porcie, comme son titre l’annonce, fait une place particulière à la femme de Brutus, Porcia, qui est aussi fille de Caton d’Utique, l’exemple même du suicide stoïcien. Par ailleurs, le dramaturge fait de Brutus un stoïcien dont le suicide final est comparable, en ce qu’il est l’acte vertueux de celui qui refuse de survivre à sa raison de vivre : la liberté.371 Le suicide de Porcia, avalant des charbons ardents dans une scène qui ressemble en tous points à la comparution de Mucius Scaevola jetant sa main au feu devant Porsenna, parachève l’idée que la pièce est tout entière consacrée au triomphe de la virtus.372 La virtus, c’est cette force des anciens Romains, courage physique puis moral, énergie virile. C’est dans ce cadre que l’on doit considérer l’omniprésence de la violence, qui brille dans les récits de batailles ou de suicides. Or cette violence, déjà visible dans les exemples donnés pour rapprocher Guérin de Bouscal de Jacques Amyot et d’Agrippa d’Aubigné, ne peut trouver sa place dans une pensée faite de mots policés : c’est sans doute une bonne raison pour expliquer l’archaïsme, qui est alors au service d’une âpreté baroque, dans la revendication d’une langue qui refuse la castration précieuse et la tutelle du classicisme. Ainsi ce récit de bataille fait par un soldat rapportant la défaite des troupes d’Octave (IV, 2), récit dans lequel un certain nombre de mots relevés figurent :
Tout meurt à mesme instant, on ne voit point d’espéeQui du sang des Romains ne paroisse trempée,Nos Soldats à genoux implorans les vainqueurs:Mais helas c’est en vain ! la rage est dans leurs cœurs; 930Tel pour s’innocenter voudroit ouvrir la bouche,Qui sent ouvrir son cœur par le fer qui le touche;Et tel autre en fuyant tâche à prendre party,Qui void d’un coup mortel son dessein diverty:L’horreur seme par tout une froide fumée 935Qui glace le courage à nostre pauvre armée,Des longs gemissemens fendent l’air alentour,Le Soleil de regret voudroit haster son tour:Le sang coule par tout, on ne voit point de terreQui ne porte en son front les marques de la guerre: 940Icy deux vrais amis sur le poinct de leur mort,Pleurent en s’embrassant la rigueur de leur sort.Icy le pere void son fils dessus* la poudre,Et dépite* le Ciel pour attirer sa foudre.Icy par des regrets qui fendroient un rocher373, 945Un fils pleure la mort de ce qu’il eust plus cher.Icy dedans* le sang mille blessez se noyent,Implorans la faveur de tous ceux qui les voyent.Et bref il est par tout tant d’objets de terreur,Que je croy que l’Enfer en frissonna d’horreur; 950Brute bien-tost apres fit cesser le carnage,Et receust à mercy*374 les restes du naufrage.Que puis-je dire encor, sinon que le SoleilNe vit jamais çà bas*375 un desordre pareil ?Et que si les grands Dieux sont pour nostre justice, 955Ils ont fort peu de force, ou beaucoup de malice.(un messager rapportant la défaite de troupes d’Octave, IV, 2)
L’image du carnage est associée de manière récurrente à celle du « deluge de sang » (IV, 5, v. 1152) :
Allons y donc, amis, et que toute la terreTremble sous nos efforts comme sous le Tonnerre,Que le sang espanché fasse soudre*376 un estangPour noyer les poltrons qui fuiront de leur rang(Brute, V, 1, v. 1243-1246)
Ou encore :
Il [Jupiter] se sert quelquefois de nous et de nos armesPour respandre du sang, et pour tarir des larmes:Mais s’il voit que nos bras ne sont pas assez forts,Soudain il a recours à de meilleurs efforts;Il inspire la peur dans la troupe ennemie,Qui bien-tost en fuyant se noircit d’infamie,Et sans sçavoir pourquoy craint si fort le trespas*,Que les plus fiers torrens377 ne l’aresteroient pas.(Brute exhortant ses compagnons après la découverte du corps de Cassie, III, 6, v. 855-862)
Enfin :
Octave.Les manes de Cæsar se pourroient satisfaireAvec ce seul meurtrier qui vient de se defaire,Mais mon ressentiment desire plus de sang.Anthoine.Il est bien alteré378 s’il en boit un estangQui flotte impetueux là bas dedans* la plaine.(V, 6, v. 1575-1579)
Ce dernier exemple reprend l’image problématique de l’étang, présente dans le premier exemple, en résolvant une difficulté. Certes, un « estang » est une étendue d’eau stagnante et circonscrite, mais cela n’exclut ni le débordement ni surtout le fait que son surgissement provoque un « deluge de sang » (v. 1152), image dynamique. En outre, l’impétuosité de l’étang est nommée comme telle aux vers 1578-1579 et les « torrens » du vers 862 en sont une variante.
On peut également illustrer la violence de l’archaïsme par l’étude des dérivés de contre.
ENCONTRE (v. 485) : « Contre. » (Huguet). En tant que préposition, le mot est aussi présent dans Cotgrave mais absent de Nicot, Furetière et du Dictionnaire de l’Académie françoise, première édition, 1694.
CONTRAIRE (v. 1491) : Nous laissons de côté l’adjectif, dont l’emploi est resté relativement stable durant les siècles qui nous séparent de notre œuvre, pour nous intéresser au substantif, dont l’emploi a évolué et semble s’être affaibli pour se réduire à un sens logique (comme dans « dire le contraire »). C’est déjà le cas dans le Furetière. En outre, s’il en reste des traces dans un emploi de l’adjectif que le TLFi note usuel et littéraire, la dimension d’hostilité s’efface dans le substantif. Ceci, appuyé de définitions exhaustives379, permet une mise au point sur la locution « au contraire ». On comprendra mieux la construction du vers 1491 et l’on ne sera dès lors plus tenté de voir une substantivation hardie ou une ellipse (« party » sous-entendu, par exemple).
Et toy, ma chere main, si le cœur me deffaut,Le veux-tu pas percer pour punir son deffaut.Ouy quand tout l’univers s’armeroit au contraire*Il n’est pas assez fort pour m’en pouvoir distraire(Porcie, après la découverte du corps de Brute, V, 5, v. 1489-1492)
RENCONTRE (v. 559, 997) : Ce substantif est exclusivement masculin dans notre pièce et renvoie au sens suivant : « Il signifie aussi, le choc de deux armées qui se fait ordinairement par hazard. Il y eut une sanglante rencontre des deux avantgardes, qui engagea ensuite un combat general. » (Dictionnaire de l’Académie françoise, première édition, 1694). Dans Huguet, ce sens se réduit à l’emploi masculin et recouvre la grande majorité des exemples alors donnés. Pour le TLFi, il est le plus ancien : « 1234 subst. masc. « action de combattre » (Huon de Méry, Antéchrist, 927 ds T.-L.), au masc., dans les différents sens, jusqu’au XVIIe s. » (partie « Étymologie et Histoire » de l’article « rencontre »). Vaugelas préconise le féminin quel que soit le sens (op. cit., p. 19). Si le genre masculin ne semble pas se réduire pas au sens guerrier à l’époque de Guérin de Bouscal, nous formons l’hypothèse que la confluence du sens guerrier et du genre masculin connotent un état de la langue antérieur.
On n’entend rien que cris et que gemissemens,Vous diriez que le Ciel confond les Elemens:Les traits volans en l’air par un confus rencontre*Empeschent le Soleil de voir ce qu’il nous monstre(la compagne de Porcie décrivant un combat à sa maîtresse, II, 5, v. 557-560)Si bien qu’à balancer ce rencontre* fatal,J’estime que le bien l’emporte sur le mal;J’ay de mes bataillons ensanglanté la terre,Et porté dans son camp le foudre de la guerre(Marc Antoine relatant sa victoire sur Cassie, IV, 2, v. 997-1000)
Nous avons constaté et mesuré les traces d’archaïsme dans notre pièce, nous avons tenté de soumettre celle-ci aux débats contemporains sur l’usage pour finalement donner au fait un sens. Ce voyage dans le temps et les mots nous a fait trouver des influences et nous a montré Guérin de Bouscal comme un auteur de la violence impétueuse, flux de mots libérés de l’usage, d’une vigueur mâle et, malgré un projet classique, dégagée de la délicatesse du classicisme. C’est une esthétique baroque au service de la célébration des Anciens, des Romains et de la virtus. Outre l’ombre de César, « physiquement » présente dans le traitement du sujet par Shakespeare380, le souvenir des ancêtres381 mais aussi de Caton, de Pompée, et même de Cicéron, hante la pièce de Guérin de Bouscal. Au point que les vivants parlent malgré eux par la voix des morts illustres :
O temps ! ô meurs ! ô Dieux peu reverés dans Rome !O crisme d’un Démon bien plûtost que d’un homme !(Marc Antoine, II, 1, v. 357-358)
« O tempora, o mores » s’écriait Cicéron dans ses Verrines (II, IV, 25) ainsi qu’au début de ses Catilinaires (I, 1). Son mot est ainsi mis dans la bouche de Marc Antoine, celui qui avait fait exécuter et exposer la tête et les mains de l’auteur des virulentes Philippiques, un an plus tôt. Marc Antoine, en condamnant le crime du meurtrier Brutus, nous rappelle le sien. La victoire de Marc Antoine sera rendue acceptable par la clémence dont il fera preuve au cinquième acte en appelant à la fin des combats : car la clémence revient à se vaincre soi-même.382La Mort de Brute et de Porcie est ainsi une célébration des Anciens par la langue ancienne.