DIDON SE SACRIFIANT
TRAGÉDIE

M. D. LXXIIII. Avec Privilège du Roi.

D’ESTIENNE JODELLE PARISIEN.

EXTRAIT DU PRIVILÈGE §

Il est permis à Nicolas Chesneau Libraire juré en l’université de Paris, [d’]imprimer ou faire imprimer, et exposer en vente en un ou plusieurs volumes, Les Oeuvres poétiques d’Etienne Jodelle Parisien. Et sont défenses faites à tous autres libraires ou imprimeurs n’en vendre sinon de l’impression dudit Chesneau ou de son consentement. Et ce jusques à six ans entiers et consécutifs après la première impression qui en sera faite, à peine de confiscation, et d’amende, comme plus amplement il est porté ès Lettres sur ce données à Paris le 24 septembre 1574.

Signé, par le Conseil, LE COINTE.

À PARIS, Chez Nicolas Chesneau, rue saint Jacques à l’enseigne du Chesne verd ; et Mamert Patisson, rue saint Jean de Beauvais, devant les Escholes de Decret.
Ce volume a été achevé d’imprimer le 6ème jour de Novembre 1574.

PERSONNAGES §

  • ACHATE.
  • ASCAIGNE, fils d’Énée.
  • PALINURE.
  • ÉNÉE, prince troyen.
  • LE CHOEUR DES TROYENS.
  • DIDON.
  • LE CHOEUR DES PHENICIENNES.
  • ANNE.
  • BARCE.

ACTE I. §

Achate, Ascaigne, Palinure. §

ACHATE.

1
Quel jour sombre, quel trouble, avec ce jour te roulent
Tes destins, ô Carthage ? Et pourquoi ne se souillent
Les grands Dieux, qui leur vue et leurs oreilles saintes.
Aveuglent en nos maux, essourdent en nos plaintes ?
5 Pourquoi doncque, jaloux, ne se saoulent de faire,
Ce qui fait aux mortels leur puissance déplaire ?
Race des Dieux, Ascaigne, et toi qui l’aventure
2
Des Troyens lis au ciel, assuré Palinure,
3 4
Encor que notre Énée au havre nous envoie
10 Apprêter au départ les restes de la Troie :
Encor que nous suivions ses redoutés oracles,
Ses songes ambigus, ses monstrueux miracles :
5
Encor que, comme il dit, du grand Atlas la race,
6
Mercure, soit venu se planter à sa face,
15 Afin que hors d’Afrique en mer il nous remène,
Pour faire aussitôt fin à nos ans qu’à la peine :
Ne jetez-vous point l’oeil (las se pourrait-il faire
Que telle pitié pût à quelqu’un ne déplaire ?
Jetez-vous point donc l’oeil sur l’amante animée ?
7
20 Sur Didon, qui d’amour et de dueil renflammée,
8
(Jà déjà je la vois forcener, ce me semble,)
Perdra son sens, son heur, et son Énée ensemble ?
Et dont peut-être (ha Dieux !) la misérable vie
Avec nos fiers vaisseaux aux vents sera ravie :
25 Tant que l’injuste mort retombant sur nos têtes
Armera contre nous les meurtrières tempêtes.
Sa peine fut horrible alors que la nuit sombre
De son époux Sichée offrit à ses yeux l’ombre,
L’ombre hideuse et pâle, et qu’à ses yeux Sichée
30 Découvrant une plaie, une plaie bouchée
9
De la poudre et du sang, montrait à la déserte
De son frère meurtrier la cruauté couverte,
D’un son grêle enseignant sa richesse enterrée :
Dont elle avec les siens par l’Afrique altérée
35 Fuyant de ce cruel Pygmalion la rage,
Marchanda pour bâtir sur ce bruyant rivage,
Ce que les siens pourraient environner de place
De la peau d’un Taureau, et dont elle menace,
Ayant dressé Carthage, horreur même des guerres,
40 Les voisins ennemis, et les étranges terres.
L’autre mal la troubla, lorsque Jarbe le prince
10
Des noirs Gétuliens, lui offrait sa Province,
11
Et son sceptre et sa gent, si par les torches saintes
Du mariage étaient leurs deux âmes étreintes,
45 Sans qu’elle au vieil amour de Sichée obstinée,
Se pût faire fléchir sous le joug d’Hyménée :
Tant que ce Roi lui couve au fond de l’âme, pleine
D’un immortel courroux, une implacable haine.
Plus étrange malheur encor la vint surprendre,
50 Quand le pardon des flots apaisés fit descendre
Notre troupe en Afrique ; et que les yeux d’Énée
De cent traits venimeux blessèrent l’effrénée,
Lorsque son hôte Amour de ses flammes mordantes,
Peu à peu dévorait ses entrailles ardentes,
12
55 Braisillant dans son coeur, comme on voit hors la braise
Les charbons s’allumant saillir dans la fournaise ;
13
Ou comme l’ardant corps dont se fait le tonnerre ;
Lorsqu’à son élément il s’élève de terre
Dans le milieu de l’air, clos d’une froide nue,
60 Double de cent éclairs la longue pointe aiguë.
Mais las ! Quand des Dieux l’ire à notre aise s’oppose,
Nous nous sentons traîner de pire en pire chose.
Didon, qui notre Énée (arraché de l’horrible
14
Massacre des Grégeois, de la fureur terrible
15
65 De Junon adversaire, et des hurlants abîmes)
Dès lors même qu’un pied dans Carthage nous mîmes,
Dedans sa cour reçut, recevant dans son âme
Par le regard coupable, et l’image, et la flamme,
16
Pourrait-elle égaler tout le mal que lui brasse
17
70 Si longtemps la Fortune, au dueil qui la menace
En notre injuste fuite ? Ainsi que l’indiscrète
18
Qui perdait son Jason, ou que celle de Crète
19
Qui rappelait en vain son Thésée au rivage,
Remplira l’oeil de pleurs, son âme d’une rage,
75 Et d’une horreur sa ville.

ASCAIGNE.

En mémoire me tombe
Ce qu’un jour nous disait mon père sur la tombe
D’Anchise mon aïeul : Que l’amour et la haine
20
Des Dieux vont bigarrant la frêle vie humaine ;
Tant qu’à peine une joie aux mortels se rapporte,
80 Qui n’ait pour sa compagne une douleur plus forte ;
Mais il confesse aussi qu’aux choses douloureuses
On s’aveugle, pour voir et goûter les heureuses.

PALINURE.

Il vaut mieux que les Dieux leurs ordonnances gardent,
Que pour se démentir, aux dangers ils regardent.
21
85 Et l’on ne doit son fiel contre les Dieux époindre,
Quand on reçoit des Dieux de deux malheurs le moindre.
Quel malheur si Didon dans sa poitrine ardente,
Eût pu d’un grand Énée ensevelir l’attente ?
Tant qu’une même ardeur ravissant leur mémoire,
90 Pût ravir des Troyens et de leur chef la gloire :
Et qu’ici s’attachant la fatale campagne
Que le Tibre entortille, eût pour néant d’Ascaigne
Attendu les efforts, voire et l’horrible race,
Qui doit forcer sous soi ce que Neptune embrasse ?
95 Un mal passe le mal.

ASCAIGNE.

Bien qu’une douce amorce
Dérobe bien souvent au jeune coeur sa force,
Si m’aveuglé-je au bien que j’avais, et au trouble
D’une amante insensée. Il faut que l’on redouble
L’âme pour vaincre un dueil. Donc cette Afrique douce
100 En la laissant, nous charme ? Où le destin nous pousse
Suivons, suivons toujours. Toute troupe est sujette
Au travail : le travail enduré nous rachète
Un glorieux repos.

ACHATE.

La jeunesse bouillante
Qui contre le souci se rend toujours nuisante,
105 Défend à ton esprit, Ascaigne, qu’il ne ronge
La crainte des dangers, où plus âgé je songe :
La haine fait le dol. Junon par les envies
Que sans fin irritée acharne sur nos vies ;
22
(Elle qui du Tonnant est la soeur et l’épouse)
110 Renverse les destins ; et de tout heur jalouse,
Veut montrer que celui toujours son malheur traîne,
23
Pour qui les coeurs félons ont enfiellé leur haine :
24
N’aurait-elle pas bien pourchassé par menée
Que hors d’ici les Dieux exilassent Énée ?
25
115 Elle qui à son vueil Déesse se transforme
Aurait-elle point pris de Mercure la forme,
Pour nous ôter (feignant du grand Dieu le message)
Une Troie déjà redressée en Carthage ?
Qui plus est par l’horreur de l’hiver, et la rage
26
120 Des cruels Aquilons, et par le seul naufrage
S’apaisent leurs courroux. Jupiter nous commande
27
De faire démarrer la Phrygienne bande,
Demeurant des Grégeois : car depuis que la Troie
28
Fut par l’arrêt céleste aux Atrides la proie,
125 Ce pauvre nom nous reste, et semble qu’à cette heure
Le Ciel veuille que rien de Troie ne demeure.
Car vu qu’en nulle terre on ne nous souffre prendre
Le siège et le repos, et qu’ores de la cendre
Des funèbres tombeaux les tremblantes voix sortent,
130 Qui toujours nouveau vol à notre suite apportent :
29
Et qu’ores par les cris de quelque horde Harpie
Nous sommes rechasses : et or’ de la Libye
30
Par le fils de Maia, qui fait changer sur l’heure
À la traîtresse mer notre sûre demeure.
135 Quelle belle Italie, ou quel autre héritage
31
Nous promet-on, sinon l’éternel navigage,
Et le fonds de la mer, qui par la destinée
Veut pour un Dieu marin recevoir son Énée
Énée son neveu, et de lui seul contente,
140 Noyer avecque nous nos Dieux et notre attente ?

PALINURE.

Jamais aux bas mortels les Immortels ne rendent
Une assurance entière : et toujours ceux qui tendent
À la gloire plus haute, ont leurs âmes étreintes
Aux soucis, aux travaux, aux songes, et aux craintes.
145 Mais en vain celui-là se tourmente et soucie,
Qui soit heur, soit malheur, dessus les Dieux appuie
Le hasard de ses faits : car bien qu’au ciel je visse
Les astres ennemis, et que je me prédisse
32
De mes voisins dangers l’événement moleste,
150 Il vaudrait mieux, suivant un message céleste
33
(Quand même il serait faux) mettre aux Dieux ma fiance,
Que suivre pour guidon ma frêle connaissance :
Aimant mieux en m’armant d’une volonté pure
Perdre tout, que d’avoir vouloir de faire injure
34
155 Au mandement d’un Dieu, qui veut que pour un vice
Exécuté, vouloir de faillir se punisse.

ASCAIGNE.

Encor oublions-nous, qu’outre l’ailé Mercure,
Plus sûrs encor nous doit rendre un céleste augure,
Alors qu’au sac piteux notre Troie était pleine
160 Du feu, de pleurs, de meurtre, une flamme soudaine
35
Vint embraser mon chef, qui comme notre Anchise
L’expliqua, nous chassait hors de la Troie prise.
Je jure par l’honneur de cette même tête,
Par celle de mon père, et par la neuve fête
165 Que le tombeau d’Anchise ajoute à notre année,
Qu’un même embrasement m’a cette matinée
Donné le même signe : et qu’on nous tient promesse
De revenger bientôt la Troie de la Grèce.

ACHATE.

36
Sus sus doncques hâtons : l’entreprise est heureuse
170 Qu’on n’exécute point d’une main paresseuse.
Hâtons sans aucun bruit au labeur notre troupe :
Que tout se trousse au port, que les rameaux on coupe
Pour couronner les mâts ; qu’aux vents on prenne garde ;
37
Qu’aux fustes, aux esquifs, qu’aux armes on regarde :
175 Qu’il n’y ait mâts, antenne, ancre, voile ou hune,
Qui ne soit pour souffrir les hasards de Neptune.
Mais tourne l’oeil Ascaigne, et vois l’étrange peine
38
Où ton père tout morne à l’écart se pourmène.
Las, faut-il qu’en amour l’audace la plus prompte
180 Pour une peur, qui tient toujours le frein, se dompte ?

ÉNÉE.

Du fer, du sang, du feu, des flots, et de l’orage
Je n’ai point eu d’effroi, et je l’ai d’un visage,
D’un visage de femme, et faut qu’un grand Énée
Sente plus que Didon sa force efféminée :
185 Non pas tant pour l’amour qui ait en moi pris place,
Que pour ne pouvoir pas comment souffrir sa face.
Je ne m’effrayai point quand la Grèce outragée
39
Fit ramer ses vaisseaux jusques au bord Sigée,
40
Où des Atrides fiers, où Achille invincible,
41
190 Où Ajax, où Ulysse, entre tous eux nuisible,
Par ses trompeurs efforts, d’une voix enflammée
Encourageait au sac leur bien conduite armée :
Et que de la muraille, on les vit sur la rive
Menacer de traîner notre Troie captive
195 Parmi les flots marins : à fin d’orner Mycènes
De ce riche butin, salaire de leurs peines :
Je rassurai soudain ma raison élancée,
Lorsque ma mère on vit fatalement blessée
D’un trait de Diomède : et ne m’étonnai guères
200 Du destin accompli, quand les dextres meurtrières
De deux hardis Grégeois, dans le sang se souillèrent
De Dolon, et de Reze : et vainqueurs emmenèrent
Les chevaux Thraciens, avant qu’ont les vît boire
Dans le Xanthe, duquel vivrait encor la gloire,
205 S’ils en eussent goûté. Moins encor fut troublée
Ma raison dedans moi, lorsque Panthasilée,
Reine Amazonienne, en son camp déconfite,
Le reste de son ost fit sauver à la fuite.
Même la mort d’Hector (Hector seule défense
210 De nos murs et de nous) ne força ma constance :
Ni même de Pallas l’image gardienne
Prise de l’ennemi, ni cette nuit Troyenne ;
Cette effroyable nuit, où les Dieux nous montrèrent
Que pour néant dix ans les Troyens résistèrent.
215 Rien qui pût telle nuit s’offrir devant ma vue,
Ne trouva de son sens mon âme dépourvue.
Bien que du grand Hector l’effroyable figure,
Ayant les cheveux pris et de sang et d’ordure,
S’apparût devant moi, pour lors aussi hideuse
220 Qu’était le corps d’Hector, par la trace poudreuse
Qu’il empourpra de sang tout autour de la ville,
Traîné par les chevaux de son meurtrier Achille
Bien (dis-je) que sortant de la maison mienne,
Je visse en mon chemin la prophète Troyenne
225 Entre mes mains des Grecs misérablement serve,
Tirer par les cheveux du temple de Minerve ;
Et bien qu’à tant d’amis par le fer et les flammes
Je visse saccager les maisons et les âmes :
Bien (dis-je) qu’en entrant dans la maison royale
230 Avec les Grecs, je visse Hécube froide et pâle
De femmes entourée, et de cris et de rages,
Dessous un vieil laurier embrasser les images
Des pauvres Dieux vaincus, et comme condamnée
Tendre le pauvre col à toute destinée :
235 Voire son Roi vieillard, qui d’une main dépite
Tâchait venger le sang de son enfant Polite,
Frappé de même main, tout pétillant et blême
Devant l’autel sacré répandre son sang même.
Mais quand aurais-je dit les troubles qui m’advinrent
240 Cette effroyable nuit, qui pourtant ne me tinrent
Éperdu que bien peu ? Tant de fois voir ma mère
Se planter tout soudain devant moi ; voir mon père
Pesant de la vieillesse, et mon enfant débile,
Qu’il fallait nonobstant arracher de la ville :
245 Voir en chemin ma femme amoindrir notre nombre,
Et se perdre de moi, puis tout soudain son ombre
Revenant, se ficher devant mes yeux, me dire
L’adieu qu’elle devait. Hé qui pourrait suffire
À compter tous ces maux, et encor les affaires
250 Que m’ont fait rencontrer les destins adversaires
Depuis ce cruel sac, sans que le Ciel m’étonne
Des cas aventureux que pour nous il ordonne ?
La voix de Polydore au taillis entendue,
Rendit-elle ma voix autrement éperdue,
255 Que je n’ai de coutume. Et lorsque tous malades
Du tourment de la mer, dans les îles Strophades
Nous prîmes notre port, et que par la Harpie
(Monstre horrible et puant) fut ma troupe avertie
Du malheur qui nous suit, vit-on que j’en changeasse
260 De beaucoup mon visage, et mes sens je troublasse
De si rares hideurs ? L’horrible prophétie
Des travaux qu’Hélénus prédit sur notre vie :
Le monstrueux Cyclope, à qui nous arrachâmes
Le pauvre Achéménide, et au port le menâmes :
265 Le trépas de mon père, à qui la sépulture
Nous fîmes à Drepan, bien qu’encor j’en endure,
M’ont-ils fait montrer autre ? Et même quand nos têtes
Je vis quasi couvrir des dernières tempêtes
Que nous eûmes en mer, de quelle contenance
270 Me peut-on voir montrer un défaut d’assurance ?
Toutefois maintenant hors quasi de tout trouble,
Je pâlis, je me perds, je me trouble et retrouble :
Je crois ce que j’ai vu n’être rien fors qu’un songe,
42
Duquel je veux piper la Reine en mon mensonge :
275 Et bien que je la sache entre tous être humaine,
Je me la feins en moi de rage toute pleine.
Il me semble déjà que les soeurs Euménides
Pour tantôt m’effrayer, seront les seules guides
De ces cris effrénés, me faisant misérable
280 Moi-même être envers moi, de trahison coupable ;
Ou bien si sa douceur à l’oeil je me présente,
Plus encor sa douceur de moi-même m’absente :
Vu que j’aurais une âme étrangement cruelle,
Si la juste pitié qu’il me faut avoir d’elle,
285 Ne me faisait crever et rompre l’entreprise,
Qui la loi de l’amour infidèlement brise.
S’il ne le faut-il pas : il faut que ma fortune
S’obstine contre tout et faut que toi Neptune
Portes dessus ton dos, quoi qu’ores il advienne,
290 Du royaume promis la troupe Phrygienne :
Le conseil en est pris, à rien je ne regarde.
Une nécessité à tout mal se hasarde.

LE CHOEUR DES TROYENS.

Les Dieux des humains se soucient,
Et leurs yeux sur nous arrêtés,
295 Font que nos fortunes varient ;
Sans varier leurs volontés.
Le tour du Ciel qui nous ramène,
Après un repos une peine,
Un repos après un tourment,
300 Va toujours d’une même sorte :
Mais tout cela qu’il nous rapporte
Ne vient jamais qu’inconstamment.
Les Dieux toujours à soi ressemblent :
Quant à soi les Dieux sont parfaits :
305 Mais leurs effets sont imparfaits,
Et jamais en tout ne se semblent :
Les deux peuples divers, qu’ensemble
L’immuable fatalité,
Pour ce seul jour encore assemble
310 Dans les murs de cette cité :
43
Les Troyens sous le fils d’Anchise,
44
Tes Tyriens dessous Élize,
Montrent assez à tous vivants,
Qu’il n’y a que l’audace humaine
45
315 Qui fasse, que le Ciel attraine
L’heur et le malheur se suivant.
Notre heur aurait une constance,
Si voulant toujours haut monter,
Nous ne tâchions même d’ôter
320 Aux grands Dieux notre obéissance.
Mais eux qui toutes choses voient,
Exempts d’ignorer jamais rien,
Ont vu, comme il faut qu’ils envoient
Aux mortels le mal et le bien ;
325 Et d’un tel ordre ils entrelacent
L’heur au malheur, et se compassent
Si bien en leur juste équité,
Que l’homme au lieu d’une assurance,
Ne peut avoir que l’espérance
330 De plus grande félicité.
Pendant que chétif il espère,
(Chacun en sa condition)
La Mort ôte l’occasion
D’espérer rien de plus prospère.
335 Ainsi les hauts Dieux se réservent
Ce point, d’être tous seuls contents :
Pendant que les bas mortels servent,
Aux inconstances de leur temps.
Des événements l’inconstance,
340 Engendre en eux une ignorance :
Tant qu’aveuglés par le désir
Auquel trop ils s’assujettissent,
Pour l’heur le malheur ils choisissent ;
L’ombre du plaisir pour plaisir.
345 Mais quoi ? Vu telle incertitude,
L’homme sage sans s’émouvoir
Reçoit ce qu’il faut recevoir,
Moqueur de la vicissitude.
Car si toutes choses qui viennent,
350 Avaient par avant à venir,
Si les douleurs qui en proviennent
Par un malheureux souvenir :
Ou bien, la crainte qui devance
L’événement de telle chance,
355 Ne nous peuvent apporter mieux :
Grands Dieux, qu’est-ce qui nous fait faire
Plus malheureux en notre affaire,
Que même ne nous font les Cieux ?
Heureux les esprits qui ne sentent
360 Les inutiles passions,
Filles des appréhensions,
Qui seules quasi nous tourmentent.
Tout n’est qu’un songe, une risée,
Un fantôme, une fable, un rien,
365 Qui tient notre vie amusée
En ce qu’on ne peut dire sien.
Mais cette marâtre Nature,
Qui se montre beaucoup plus dure
À nous, qu’aux autres animaux,
370 Nous donne un discours dommageable,
Qui rend un homme misérable,
Et avant et après ses maux.
Et plus les bourrelles Furies
Voyent que nous sommes en heur,
375 Et plus après notre malheur
Montre sur nous leurs seigneuries.
Cette inévitable Fortune,
Qui renversa notre cité,
N’eût point été tant importune
380 Contre notre félicité,
Si avant que les tristes flammes
Eussent ravi les chères âmes
De nos superbes Citoyens ;
Cette vengeresse muable,
385 N’eût point été tant favorable
Aux murs, et au nom des Troyens.
Mais qui eût pu brider sa rage,
Voyant que le Ciel gouverneur
Souffrait qu’on saccageât l’honneur
390 Des villes, et des Dieux l’ouvrage ?
Ainsi n’eût pas été saisie
Par les trois infernales soeurs,
L’âme de ce grand Roi d’Asie,
Voyant les Grecs être vainqueurs :
395 Si ce grand Priam notre prince
N’eût apparu dans sa province,
Comme Roi de tous autres Rois.
L’Ire n’est point en la puissance
Des princes : et l’Impatience
400 Contraint leur coeur dessous ses lois.
Quelle horreur, quand la gloire haute
Trébuche, et que les royautés
Se tournent en captivités,
Soit par hasard, soit par leur faute ?
405 Toi-même Hécube infortunée,
Qui cruellement des Grégeois
Pour esclave fus entraînée
Comment maintenant tu dirais.
Quels brandons, et quelles tenailles
410 S’acharnent dessus les entrailles
De ceux, qui devant triomphants,
Voyent soudain choir les orages,
Et ensanglanter leurs visages
Du sang même de leurs enfants ?
415 Nous-mêmes qui dessous Énée
Cherchons notre bien par nos maux,
Disons qu’avec les coeurs plus hauts
La plus grande misère est née.
Mais qui veut voir un autre exemple,
420 Soit du destin, ou soit du mal,
Que l’homme en souffre, qu’il contemple
46
En ce département fatal,
Comment la fortune se joue
D’une grand’Reine sur sa roue.
425 J’ai grand’ peur qu’aucune raison
Voyant le sort tant variable,
(Ô pauvre Didon pitoyable !)
Ne demeure dans ta maison
Une impatience est plus grande
430 Que tout mal que l’on puisse avoir :
Mais la mort a souvent fait voir,
Qu’impatience au mal commande.

ACTE II §

Didon, Choeur des Phéniciennes, Anne, Énée. §

DIDON.

Dieux, qu’ai-je soupçonné ? Dieux, grands Dieux qu’ai-je su ?
Mais qu’ai-je de mes yeux moi-mêmes aperçu ?
435 Veut donc ce déloyal avec ses mains traîtresses
Mon honneur, mes bienfaits, son honneur, ses promesse
Donner pour proie aux vents ? Je sens je sens glacer
Mon sang, mon coeur, ma voix, ma force, et mon penser.
47
Las ! Amour, que deviens-je ? Et quelle âpre furie
440 Se vient planter au but de ma trompeuse vie ?
Trompeuse, qui flattait mon aveugle raison,
Pour enfin l’étouffer d’une étrange poison ?
Est-ce ainsi que le Ciel nos fortunes balance ?
Est-ce ainsi qu’un bienfait le bienfait récompense ?
445 Est-ce ainsi que la foi tient l’amour arrêté ?
48
Plus de grâce a l’amour, moins il a de seurté
Ô trop frêle espérance ! Ô cruelle journée !
Ô trop légère Élize ! Ô trop parjure Énée !
Mais ne le voici pas ? Sus sus écartez-vous,
450 Troupe Phénicienne : il faut que mon courroux
49 50
Retenant ce fuitif, desor’ se désaigrisse :
Ou que plus grand’fureur mes fureurs amoindrisse.
Toi-même (ô chère soeur) laisse-moi faire essai,
Ou d’arrêter ses naus, ou bien les maux que j’ai.
455 Il n’aura pas, je crois, le coeur de roche : et celle
Qu’il dit sa mère, est bien des Dieux la moins cruelle.
Il faut que la pitié l’arrête encor ici,
Ou que ma seule mort arrête mon souci ;
La mort est un grand bien : la mort seule contente
460 L’esprit, qui en mourant voit perdre toute attente
De pouvoir vivre heureux.

LE CHOEUR.

Qui ne verrait comment
L’amour croît son pouvoir de son empêchement ?
Mais souvent d’autant plus qu’au fait on remédie,
Et plus en vain dans nous s’ancre la maladie.

DIDON.

465 Quoi t’émerveilles-tu, si ma juste fureur,
Ô parjure cruel, remplit mes mots d’horreur ?
Et qu’outre mon devoir, deçà delà courante,
Il semble que je fasse à Thèbes la Bacchante,
51
Qui sentant arriver les jours Triétériques,
52
470 Fait forcener ses sens sous les erreurs Bachiques ?
T’en ébahis-tu donc, vu qu’assez tu savais,
Las ! Que tu rendais telle et mon âme et ma voix ?
Car bien que ton départ tu me dissimulasses,
Bien qu’à la dérobée aux vents sacrifiasses,
475 Et au père Océan ; bien que sans te changer
Tu m’eusses fait fier du tout à l’étranger,
Sans que jamais on t’eût mécru de telle faute:
Espérais-tu pourtant, ô ingrat ingrat hôte ;
Aveugler tous nos yeux en telle lâcheté ?
480 Les cieux sont ennemis de la méchanceté.
La terre malgré soi soutient un homme lâche :
Et contre le méchant la mer même se fâche.
Quand même ton dessein ce jour je n’eusse vu,
Ni entendu des miens, le Ciel ne l’eût pas tu :
485 Ma terre en eût tremblé, et jusques à Carthage
La mer le fût venu sonner à mon rivage.
Mais qui te meut, Cruel ? Pourquoi trop inhumain
Laisses-tu celle-là qui t’a mis tout en main ?
Notre amour donc, hélas ! Ne te retient-il point,
490 Ni la main à la main, le coeur au coeur conjoint
Par une foi si bien jurée en tes délices ?
Que si les justes Dieux vengent les injustices,
Tes beaux serments rompus rompront aussi ton heur.
Fais-tu si peu de compte encor de mon honneur,
495 Las ! Qui t’enrichissant d’un superbe trophée,
Tiendra ma plus grand’gloire en moi-même étouffée ?
Ne te meut point encor un horrible trépas,
Dont ta Didon mourra, qui aussitôt ses pas
Bouillante hâtera dedans la nuit profonde,
500 Que les vents hâteront tes vaisseaux parmi l’onde ?
Or si tu n’es (hélas !) de mon mal soucieux,
Sois pour le moins (Ingrat) de ton bien curieux.
En quel temps sommes-nous ? N’as-tu pas vu la grêle
Et la neige et les vents, tous ces jours pêle-mêle
53
505 Noircir toute la mer, et tant qu’on eût cuidé
Que plus le grand Neptune aux eaux n’eût commandé,
Tant les vents maîtrisaient les grand’s vagues enflées,
Qui jusqu’au Ciel étaient horriblement soufflées ?
Celui ne s’aime pas, qui au coeur de l’hiver,
510 Hasardant ses vaisseaux et sa troupe en la mer,
Prodigue de sa vie, attend qu’un noir orage
Dans l’eau d’Oubli lui dresse un autre navigage.
Sans crainte de la mort on suivrait tout espoir,
S’on pouvait plusieurs fois la lumière revoir.
54
515 Prends encor que les eaux se rendissent bonaces
En ton département, crains-tu point les menaces
55
Du Dieu porte-trident irrité contre toi,
Infidèle à celui qui n’aura plus de foi ?
Toutes les fois qu’en mer les flots tu sentiras
520 Contre lutter aux flots, pâlissant tu diras,
C’est à ce coup, ô ciel, ô mer, que la tempête
Doit justement venger ma foi contre ma tête.
Et si tu t’attends lors, que de Troie les Dieux
Portés dans ton navire, apaisent et les cieux,
525 Et l’onde courroucée : il te viendra soudain
Dans l’esprit, que tout Dieu laisse l’homme inhumain.
Un Dieu même perdrait l’Ambroisie immortelle,
Privé de déité, s’il était infidèle.
Tu gagnas leur secours par une piété,
530 Leur secours tu perdrais par une cruauté.
Songes-tu point encor, que même en la marine
L’Amour voit honorer sa puissance divine ?
Neptune sait-il pas, que c’est que de sentir
Le brandon que ses eaux ne peuvent amortir ?
56
535 Glaucque le fier Triton, et la troupe menue
De ces Dieux, ont-ils pas la force en soi connue
Dont Amour leur commande ? Et son divin flambeau
57
Ard-il pas les poissons jusques au creux de l’eau ?
Mêmement quant aux vents : le fier vent de Scythie
58
540 Se vit-il pas fléchir sous l’amour d’Orithye ?
Voyons donc maintenant tous ces Dieux obéir
Aux lois d’Amour, voyant qu’ores tu veux haïr
De celle-là la vie, à qui même la tienne
À jamais sera due, à cette heure te vienne,
545 Qu’il te vienne un remords de t’être en l’esprit mis
De vouloir dans la mer à tous tes ennemis
Te fier de ta vie, en irritant ton frère,
Ton puissant frère Amour, en irritant ta mère,
Qui tous deux te feront savoir à tous les coups,
550 Qu’en péchant contre Amour nous péchons contre nous.
Si encore ta Troie et les grands tours connues
De ton Priam, dressaient le chef jusques aux nues :
Si des murs que bâtit Apollon, tout le clos
N’était point couvert d’herbe, et de pierres, et d’os,
555 Qu’entreprendrais-tu plus des pays étrangers ?
Chercherais-tu le tien parmi plus de dangers ?
59
Lerrais-tu quelque terre heureuse et bien aimée,
Pour voir par cent périls de Troie la fumée ?
Craindrais-tu point l’hiver, ni même Cupidon,
560 Pour la foi parjurée à quelque autre Didon ?
Et maintenant (bons Dieux !) qu’en toi tu délibères ;
Cruel, de faire voile aux terres étrangères,
Laissant si douce terre, et si doux traitement,
Pour suivre pour ton but un hasard seulement,
565 Que faut-il que je songe ? Hélas, dois-je pas croire
Que dessus un amour la haine aura victoire ?
Vu que tu me fuis tant, qu’afin de t’étranger
De Didon, tu ne crains de suivre aucun danger.
Me fuis-tu ? Me fuis-tu ? Ô les cruels alarmes
570 Que me donne l’Amour, par ces piteuses larmes
Qu’ores devant ta face épandre tu me vois !
Larmes, las ! Qui se font maîtresses de ma voix,
Qui hors de moi ne peut ne peut.

ANNE.

Quand l’innocente
Fléchit sous le coupable, et plus forte lamente
575 Devant le faible, hélas ! Le Ciel aveuglément
Donnant à l’un le crime, à l’autre le tourment,
Fait-il pas voir qu’il faut s’accompagner du vice,
Qui traîne incessamment l’innocence au supplice ?

DIDON.

Par ces larmes je dis, que te montrant à l’oeil
580 Combien l’amour est grand, quand si grand est le deuil :
Et par ta dextre aussi ; puisque moi misérable
Ne me suis laissé rien qui ne soit secourable
Par les feux, par les traits, dont ton frère si bien
A vaincu ma raison qu’il ne m’en reste rien :
585 Par notre mariage, et par nos Hyménées
Qu’avaient bien commencé mes rudes destinées :
Par les Dieux, que dévot tu portes avec toi,
Compagnons de ta peine, et témoins de ta foi :
Par l’honneur du tiers Ciel que gouverne ta mère :
590 Par l’honneur que tu dois aux cendres de ton père,
Si jamais rien de bon j’ai de toi mérité,
Si jamais rien de moi à plaisir t’a été,
Je te prie prends pitié, d’une pauvre famille,
Que tu perdras au lieu d’achever une ville,
595 Comme nous espérions, car d’assembler en un
Deux peuples asservis dessous un joug commun.
L’espoir flatte la vie, et doucement la pousse,
L’étranglant à la fin d’une corde moins douce.
Notre espoir est-il tel ? Pourrais-tu faire voir
600 Qu’entre tous les malheurs il n’y a que l’espoir,
Qui engendre à la fin lui-même son contraire ?
Un coeur se doit fléchir, et l’homme est adversaire
Des hommes, et des Dieux, lorsque d’un méchant coeur
Fuit plutôt la pitié que son propre malheur.
605 T’es-tu changé sitôt ? Ôte ôte-moi desores,
(Si quelque lieu me reste aux prières encores)
Le coeur envenimé, qui te déguise ainsi.
Las ! Je ne te connus jamais pour tel ici :
Je t’ai connu pour tel, que justement surprise
610 J’ai méprisé l’amour en tous autres éprise :
L’amour trop mise en un, comme je l’ai dans toi,
Est la haine de tous, et la haine de soi,
J’ai pour t’avoir aimé la haine rencontrée
Des peuples et des Rois de toute la contrée :
615 Même les Tyriens de ton heur offensés
Couvent dessous leurs coeurs leurs dédains amassés.
La Princesse aime bien, qui beaucoup plus regarde
À un seul, qu’à tous ceux qu’elle a pris en sa garde.
Qui plus est pour toi-même (ô Soleil me peux-tu
620 Voir veuve de Sichée, et veuve de vertu ?)
Pour toi-même (ô Énée) éprise de tes feux,
J’ai mon honneur éteint, ma chasteté, mes voeux :
Pour toi (dis-je) ô Énée, on verra tôt éteindre
Ma renommée aussi, qui se vantait d’atteindre
625 D’un chef brave et royal la grand’ voûte, où les Dieux
D’un ordre balancé font tournoyer les cieux :
Qui, peut-être, m’ôtant du nombre des Princesses,
M’eût mise après ma mort au nombre des Déesses.
À qui (ô très cher hôte) à qui, ô seul support
630 De ma Carthage, à qui prochaine de la mort
Laisses-tu ta Didon ? Il faut que ma mort ôte
Mes haines d’entour moi, si je perds un tel hôte,
Hôte, puisque ce nom me reste seulement
En celui, qui m’était mari premièrement.
635 Qu’attends-je plus sinon que mes murs de Carthage,
Sentent de mon cruel Pygmalion la rage ?
Ou que hors de ce lieu que tu auras quitté,
Mon dur malheur me jette en la captivité
Du Roi Gétulien ? Rien n’épargne l’envie :
640 Et jamais un malheur ne vient sans compagnie.
Au moins si j’avais eu quelque race de toi,
Avant que de te voir arracher d’avec moi ;
Et si dedans ma Cour, du père abandonnée
Je pouvais voir jouer quelque petit Énée,
645 Qui seulement les traits de ta face gardât,
Et m’amusant à lui mes soucis retardât :
Je ne penserais point ni du tout être prise,
Ni du tout délaissée. Alors que l’âme éprise
Ne peut avoir celui qui toute à soi l’attrait,
650 Elle se paît au moins quelquefois du portrait :
Et bien qu’un souvenir m’embrasât davantage,
J’assurerais au moins ma dette sur ton gage.
Mais ores que ferai-je ? Ai-je un autre confort,
Sinon que d’oublier Énée par ma mort ?
655 Et sans m’attendre au temps, qui souvent désenflamme,
Me dépêtrer d’espoir, de l’amour, et de l’âme ?
L’amour fait que l’on doit du Soleil s’ennuyer,
Si la seule eau d’oubli peut ses flammes noyer.
Mais pourquoi tant de mots ? Dois-je donc satisfaire
660 À celui qui se doit plutôt qu’à moi complaire ?
L’amour, l’amour me force, et furieusement
M’apprend, que qui bien aime, aime impatiemment.
Qu’en dis-tu ?

ÉNÉE.

Je ne puis (ô Reine) qui proposes
Parlant d’un tel courage, et mille et mille choses,
665 Faire que ton parler ne me puisse émouvoir,
Ni faire que je n’aie égard à mon devoir :
Ces deux efforts en moi l’un contre l’autre battent,
Et chacun à son tour coup dessus coup abattent :
Mais lorsque l’esprit sent deux contraires, il doit
670 Choisir celui qu’alors plus raisonnable il croit.
Or la raison par qui enfants des Dieux nous sommes,
Suit plutôt le parti des grands Dieux que des hommes.
Tu veux me retenir : mais des Dieux le grand Dieu
N’a pas voulu borner mes destins en ce lieu.
675 Le Ciel qui moyennant mon courage et ma peine,
Promet un doux repos à ma race, me mène
De destin en destin, et montre que souvent
La céleste faveur bien chèrement se vend.
Ainsi qu’ores, à moi, que le destin repousse
680 Hors d’un repos acquis, hors d’une terre douce,
Hors du sein de Didon, pour encor ramer
Les bouillons écumeux des gouffres de la mer,
Pour voir mille hideurs, tant que cent Hippolytes
En seraient mis encor par morceaux en leurs fuites.
685 Mais soit que cette terre, où je conduis les miens,
Semble être seul manoir des plaisirs et des biens,
Soit que l’onde irritée, et mes voiles trop pleines
Repoussent mes vaisseaux aux terres plus lointaines :
Soit encore que Clothon renoue par trois fois
690 Le filet de ma vie, ainsi qu’au vieil Grégeois ;
Soit qu’après mon trépas ma mère me ravisse,
Ou qu’aux lois de Minos ma pauvre ombre fléchisse,
Jamais ne m’adviendra, tant que dans moi j’aurai
Mémoire de moi-même, et tant que je serai
695 Énée, ou bien d’Énée une image blêmie,
De nier que Didon et de Reine, et d’amie
N’ait passé le mérite, et jamais ne sera
Que ton nom, qui sans fin de moi se redira ;
Ne m’arrache les pleurs, pour certain témoignage
700 Que malgré moi le Ciel m’arrache de Carthage.
Mais quant à ce départ dont je suis accusé,
Je te réponds en bref : Je n’ai jamais usé
De feintise, ou de ruse en rien dissimulée
Afin que l’entreprise à tes yeux fût celée.
705 L’amour ne se peut feindre : et mon coeur, dont témoins
Sont les Dieux, me forçait au congé pour le moins.
Celui n’est pas méchant qui point ne récompense :
Mais méchant est celui qui aux bienfaits ne pense.
Je n’ai jamais aussi prétendu dedans moi,
710 Que les torches d’Hymen me joignissent à toi.
Si tu nommes l’amour entre nous deux passée,
Mariage arrêté, c’est contre ma pensée.
Souvent le faux nous plaît, soit que nous désirions
Que la chose soit vraie, ou soit que nous couvrions
715 Sous une honnête mort, et la honte, et la crainte :
Mais dedans nous le temps ne doit pas d’une feinte
Faire une vérité : la persuasion
Gêne, esclave, en l’amour la prompte affection.
Ce n’était ce n’était dedans ta Cour royale,
720 Où les Troyens cherchaient l’alliance fatale :
Si les arrêts du Ciel voulaient qu’à mon plaisir
Je filasse ma vie, et me laissaient choisir
Telle qu’il me plairait, au moins une demeure
Qui gardât que du tout le nom Troyen ne meure :
725 Si je tenais moi-même à mon souci le frein,
Je ne choisirais pas ce rivage lointain :
Je bâtirais encor sur les restes de Troie,
J’habiterais encor ce que les Dieux en proie
Donnèrent à Vulcain, et de nom et de biens
730 Je tâcherais venger les ruines des miens :
Les temples, les maisons, et les palais superbes
De Priam et des siens, se vengeraient des herbes
Qui les couvrent déjà : nos fleuves qui tant d’os
60
Heurtent dedans leurs fonds, s’enfleraient de mon los :
735 Moi-même d’un tel art que Phébus et Neptune,
De Pergames nouveaux j’enclorais ma fortune.
Le Pays nous oblige : et sans fin nous devons
Aux parents, au pays tout ce que nous pouvons.
61
Et qu’eussé-je plus fait pour moi ni pour ma terre,
740 Qu’en me vengeant venger son nom de telle guerre ?
Mais les oracles saints d’Apollon Cynthien,
Et les sorts de Lycie, et le Saturnien,
Qui d’un destin de fer notre fortune lie,
Me commande de suivre une seule Italie.
745 En ce lieu mon amour, en ce lieu mon pays,
Là les Troyens vainqueurs ne se verront haïs
Des Dieux, comme devant : là la sainte alliance
Sortira des combats ; là l’heureuse vaillance
De neveux en neveux jusqu’à mil ans et mil
750 Asserviront sous soi tout ce pays fertil :
Et le monde au pays. Si toi Phénicienne
Tu te plais d’habiter ta ville Libyenne,
Quelle envie te prend, si ce peuple Troyen
S’en va chercher son siège au port Ausonien ?
755 N’as-tu pas bien cherché cette terre en ta fuite :
Et pourquoi, comme à toi, ne nous est-il licite
De chercher un Royaume étranger, quand les Dieux
Presque bon gré, malgré, nous chassent en tels lieux ?

ANNE.

Que la malice peut ingénieux nous rendre,
760 Quand elle veut son tort contre le droit défendre :
Plus le vainqueur Thébain sur l’Hydre s’efforçait,
Et plus de ses efforts l’Hydre se renforçait ;
Si notre conscience envers nous ne surmonte,
Jamais par la raison la malice on ne dompte,
765 Voudrait-on engluer le Griffon ravisseur,
L’Aigle, ou le Gerfaut ? L’homme méchant est sûr
Qu’il n’est né que pour prendre, hélas ! Mais quelle proie ?
Que ne prends-tu Troyen, sur ceux qui ont pris Troie ?

ÉNÉE.

Quant à la foi que tant on reproche : jamais
770 T’ai-je donné la foi, que ce lieu désormais
Emmurant ma fortune, ainsi que tu m’emmures,
Finirait des Troyens les longues aventures ?
Lorsque tu me faisais les troubles raconter
De cette nuit, qui peut par un dol emporter
775 La ville, à qui dix ans, à qui des grands Dieux l’ire,
À qui l’effort des Grecs n’avait encor su nuire :
Te dis-je pas qu’avant que les Dieux eussent mis
Telle fin au travail des vainqueurs ennemis,
Souventes fois Cassandre en changeant de visage,
780 Toute pleine d’un Dieu, qui mêlait son langage
De mots entrerompus, et dont les saints efforts
La faisaient forcener pour les pousser dehors,
Nous avait dit, qu’après la Troyenne ruine,
Après les longs travaux soufferts en la marine,
785 Je viendrais replanter notre règne, et mon los,
En la terre qui tient Saturne encore enclos ?
Ne te dis-je pas qu’ainsi les effroyables oracles,
Les songes, les boyaux, et les soudains miracles
Des cheveux de mon fils, mêmement le discours
790 Que le bon Hélénus me fit sur tous mes jours,
Voire jusqu’à la voix de la sale Harpye
Appelaient à ce but ma travaillante vie ?
As-tu donc oublié, que quand nous abordâmes,
Et qu’humbles devant toi longtemps nous haranguâmes
795 De ce qui nous menait, et quel étrange sort
Nous avait fait alors ancrer dedans ton port,
Nous dîmes dessus tout, que déjà sept années
Nous avaient vu cherchant la fin des destinées,
Qui l’heureuse Italie à ma race donnaient,
800 Et qui là les labeurs des Phrygiens bornaient ?
Tu ne peux ignorer que toute humaine attente
Ne soit toujours au lieu, qui tout seul la contente :
Et que je n’eusse su, voyant devant mes yeux
Sans fin sans fin ce but où me tiraient les Dieux,
805 Par un nouveau serment autre promesse faire,
Que j’eusse vu du tout à mon esprit contraire.
Car qui est celui-là, qui sachant vraiment
Qu’il faussera la foi de son traître serment,
Aura plutôt en soi de refuser la crainte,
810 Que l’éternel remords d’avoir sa foi contrainte
Outre son espérance ? Il ne faut donc penser
Que j’aye jamais su la promesse avancer.
Qui pourrait (je suis tel) si telle elle était faite,
Bon gré malgré les Dieux empêcher ma retraite ?
815 Je ne dis pas qu’en tout incoupable je sois,
Un seul défaut me mord, c’est que je ne devais
Arrêtant si longtemps dans cette étrange terre,
62
Te laisser lentement prendre au lacs qui te serre ;
Mais prends-t-en à l’Amour, l’Amour t’a pu lier :
820 Et l’Amour m’a pu faire en ta terre oublier.
Amour, non à son fait, mais à son feu regarde :
Et le danger le prend quand moins il y prend garde.
Si tel amour tu sens, je le sens tel aussi,
Qu’encore volontiers je m’oublierais ici :
825 Témoins me sont nos Dieux, que jamais les nuits sombres
Ne nous cachent le ciel de leurs épaisses ombres,
Que de mon père Anchise en sursaut je ne voie
L’image blêmissante, et qu’elle ne m’effraie,
Souvent m’effraie aussi Ascaigne, dont le chef
830 Je vois comme dans Troie embraser derechef.
Tout cela nonobstant n’a point eu tant de force
Qu’a eu ce jour le Dieu, qui au départ me force.
Je jure par ton chef, et par le mien aussi,
Que manifestement j’ai vu de ces yeux ci :
835 Mercure des grands Dieux le messager fidèle,
Entrant dans la cité, m’apporter la nouvelle
Envoyé du grand Dieu, qui fait sous soi mouvoir
Et la terre et le ciel, pour me tancer, d’avoir
Séjourné dans Carthage, oublieux de l’injure
840 Que je fais à Ascaigne, et à sa géniture.
Or cesse cesse donc de tes plaintes user,
Et même en t’embrasant tâcher de m’embraser.
La plainte sert autant aux peines douloureuses,
Que l’huile dans un feu : les rages amoureuses
845 S’appréhendent au vif lorsque nous nous plaignons,
Et les désespoirs sont des regrets compagnons.
Ce n’est pas de mon gré que je suis l’Italie :
Mais la loi des grands Dieux les lois humaines lie.
Ne me remets donc rien en vain devant les yeux,
850 Je m’arrête à l’arrêt de mes parents les Dieux.

DIDON.

Les Dieux ne furent oncq tes parents, ni ta mère
Ne fut oncq celle-là, que le tiers Ciel tempère
Le plus bénin des Cieux : ni oncq (traître menteur)
63
Le grand Dardan ne fut de ton lignage auteur.
855 Le dur mont de Caucase, horrible de froidures,
(Ô Cruel) t’engendra de ses veines plus dures ;
Des Tigresses, je crois, tu as sucé le lait,
64
Ou plutôt d’Alecton le noir venin infect,
Qui tellement autour de ton coeur a pris place,
860 Que rien que de cruel et méchant il ne brasse.
N’allègue plus le Ciel guide de ton espoir,
Car je crois que le Ciel a honte de te voir :
Sans tels hommes que toi le Ciel n’aurait point d’ire,
65
Jupiter n’aurait point de ses tonneaux le pire.
865 Voyez si seulement mes pleurs, ma voix, mon dueil,
Ont pu la moindre larme arracher de son oeil ?
Voyez s’il a sa face ou sa parole émue ?
Voyez si seulement il a fléchi sa vue ?
Voyez s’il a pitié de cette pauvre amante,
870 Qu’à grand tort un amour enraciné tourmente,
Plus qu’on ne voit Sisyphe aux enfers tourmenté,
Sans relâche contraint de son fardeau porté ?
Voire plus que celui qui sans cesse se roue,
Emportant de son poids et soi-même et sa roue ?
875 Car toujours aux enfers un tourment est égal :
Mais plus je vais avant, et plus grand est mon mal.
Toutefois ce cruel n’en a non plus d’atteinte,
Que si mon vrai tourment n’était rien qu’une feinte.
Qu’on ne me parle plus des Scythes, ni des Rois,
880 Qui ont tyrannisé Mycènes sous leurs lois :
Qu’on ne me parle plus des cruautés Thébaines,
Lorsque des bas enfers les rages inhumaines,
Semant un feu bourreau des lois, et d’amitié,
Se faisaient elles, même en leur rage, pitié.
885 Qu’on ne m’étonne plus de tout cela, que l’ire
Des hommes peut brasser : tu peux tu peux suffire
À montrer qu’un seul homme a d’inhumanité
Plus que cent Tigres n’ont en soi de cruauté.
Car en tout ce qu’on peut raconter des Furies,
890 Qui semblaient se jouer et du sang et des vies ;
La cruauté naissait de quelque déplaisir,
Et ta cruauté naît de t’avoir fait plaisir :
Voire un plaisir, hélas ! Dont la moindre mémoire
Dessus un coeur de marbre aurait bien la victoire.
895 Ô Junon, grand’ Junon, tutrice de ces lieux,
Ô toi-même grand Roi des hommes et des Dieux,
Desquels la Majesté traîtrement blasphémée,
Assura faussement ma pauvre renommée :
Qu’est-ce, qu’est-ce qui peut or’ me persuader,
900 Que d’en haut vous puissiez sus nous deux regarder
D’un visage équitable ? Ha grands Dieux, que nous sommes
Vous et moi bien trahis ! La foi la foi des hommes
N’est sûre nulle part : las comment fugitif
Tourmenté par sept ans, de mer en mer chétif,
905 Tant qu’il semblait qu’au port la vague favorable
L’eût jeté par dépit, souffreteux, misérable,
Je l’ai je l’ai reçu, non en mon amitié
Seulement, mais (hélas ! trop folle) en la moitié
De mon royaume aussi : j’ai ses compagnons même
910 Ramenés de la mort : ha une couleur blême
Me prend par tout le corps, et presque les fureurs
Me jettent hors de moi, après tant de faveurs.
Maintenant maintenant il vous a les augures
D’Apollon, il vous a les belles aventures
915 De Lycie, il allègue et me paye en la fin
D’un messager des Dieux qui hâte son destin.
C’est bien dit, c’est bien dit, les Dieux n’ont autre affaire :
Ce seul souci les peut de leur repos distraire :
Je croirais que les Dieux affranchis du souci,
920 Se vinssent empêcher d’un tel que celui-ci.
Va je ne te tiens point : va va je ne réplique
À ton propos, pipeur, suis ta terre Italique :
J’espère bien enfin (si les bons Dieux au moins
Me peuvent être ensemble et vengeurs et témoins)
925 Qu’avec mille sanglots tu verras le supplice,
Que le juste destin garde à ton injustice.
Assez tôt un malheur se fait à nous sentir :
Mais las toujours trop tard se sent un repentir.
Quelque île plus barbare, où les flots équitables
930 Te porteront en proie aux Tigres tes semblables,
Le ventre des poissons, ou quelque dur rocher
Contre lequel les flots te viendront attacher,
Ou le fonds de ta nef, après qu’un trait de foudre
Aura ton mât, ta voile, et ton chef mis en poudre,
935 Sera ta sépulture, et mêmes en mourant,
Mon nom entre tes dents on t’orra murmurant :
Nommant Didon Didon, et lors toujours présente
D’un brandon infernal, d’une tenaille ardente,
66
Comme si de Mégère on m’avait fait la soeur,
940 J’engraverai ton tort dans ton parjure coeur.
Car quand tu m’auras fait croître des morts le nombre,
Partout devant tes yeux se raidira mon ombre.
Tu me tourmentes ; mais en l’effroyable trouble
Où sans fin tu seras, tu me rendras au double
945 Le loyer de mes maux ; la peine est bien plus grande
Qui voit sans fin son fait : telle je la demande :
Et si les Dieux du Ciel ne m’en faisaient raison,
J’émouvrais j’émouvrais l’infernale maison.
Mon dueil n’a point de fin ; une mort inhumaine
950 Peut vaincre mon amour, non pas vaincre ma haine.
Je le sens, je le vois, oui grands Dieux je le vois :
Le mal est le degré du mal : soutenez-moi,
Entrons, je ché je ché, entrons.

ÉNÉE.

Ô saints Augures,
Interprètes des Dieux, qui des choses futures,
955 Des présentes aussi, donnez aux bas mortels
Les soudains jugements, paraissez ores tels,
Que Didon puisse avoir par vous la connaissance,
Et du vouloir des Dieux, et de mon innocence.
Mais quelle horreur l’éprend ? Comment, ô cher support
960 Des peuples affligés (il faut jusqu’à la mort
Que je confesse ainsi) comment, ô chère Dame,
Comment donc souffrez-vous de cette gentille âme
Évanouir la force ? Ô Jupiter, quel oeil !
Qui eût pensé l’Amour père d’un si grand dueil ?
965 Quelle torche ai-je vue en ses yeux qui me fuient ?
Comment avec mes yeux mes paroles l’ennuient.
En quelle pâmoison la conduit-on dedans ?
Comment son estomac de gros sanglots ardents
Bondit contre le Ciel ? Et tout dépit s’efforce,
970 De mettre hors son feu qui prend nouvelle force
Du vent qu’elle lui donne ? Et comme peu à pet
Les soufflets se renflant embrasent un grand feu ?
Maint soupir bouillonnant qui son brasier allume,
Fait qu’avec son humeur son âme se consume.
975 Quels propos furieux m’a-t-elle dégorgés ?
Le courroux fait la langue : et les plus outragés
Sont ceux, qui bien souvent poussent de leurs poitrines
Des choses, que l’ardeur fait sembler aux divines.
J’en suis encor confus : une pitié me mord :
980 Un frisson me saisit : mais rien, sinon la mort,
67
Ne peut rendre celui des encombres délivre,
68
Qui veut le vueil des Dieux entre les hommes suivre.
Et semble que le Ciel ne permette jamais
La vraie piété s’assembler à la paix.
985 Ô Amour, ô Mercure, ô Didon, ô Ascaigne,
Ô heureuse Carthage, ô fatale campagne
Où Jupiter m’appelle, ô regrets douloureux,
Ô bienheureux départ, ô départ malheureux !

LE CHOEUR.

Quel heur en ton départ ?

ÉNÉE.

L’heur que les miens attendent

LE CHOEUR.

990 Les Dieux nous ont fait tiens.

ÉNÉE.

Les Dieux aux miens me rendent.

LE CHOEUR.

La seule impiété te chasse de ces lieux.

ÉNÉE.

La piété destine autre siège à mes Dieux.

LE CHOEUR.

Quiconque rompt la foi encourt des grands Dieux l’ire.

ÉNÉE.

De la foi des amants les Dieux ne font que rire.

LE CHOEUR.

995 La piété ne peut mettre la pitié bas.

ÉNÉE.

La pitié m’assaut bien, vaincre ne me peut pas.

LE CHOEUR.

Par la seule pitié les durs destins s’émeuvent.

ÉNÉE.

Ce ne sont pas destins si fléchir ils se peuvent.

LE CHOEUR.

Un règne acquis vaut mieux que l’espoir d’être Roi.

ÉNÉE.

1000 Non cettui, mais un autre est destiné pour moi.

LE CHOEUR.

69
Quel pays se rendra sachant ta décevance ?

ÉNÉE.

70 71
J’ai non pas au pays, ains au Ciel ma fiance.

LE CHOEUR.

Que la Religion est souvent un grand fard.

ÉNÉE.

La religion sert sans art et avec art.

LE CHOEUR.

1005 Sans la Religion vivrait une Iphigène.

ÉNÉE.

Sans celle aussi vivrait et Troie et Polyxène.

LE CHOEUR.

Ton pauvre Astianax sentit bien son effort.

ÉNÉE.

Les Grecs ne sont point sûrs chez eux que par sa mort.

LE CHOEUR.

À Diane elle fait des hommes sacrifice.

ÉNÉE.

1010 Diane par le sang humain nous est propice.

LE CHOEUR.

Que d’autres meurtres las ! Elle a mis en ce rang.

ÉNÉE.

Le Ciel aussi requiert obéissance ou sang.

LE CHOEUR.

Tu feras que Didon en augmente la bande.

ÉNÉE.

Ha Dieux, ha Dieux, tais-toi, un remords me commande,
1015 Bien qu’il soit sans effet, de rompre ce propos,
Jamais homme n’aima sans haïr son repos.

LE CHOEUR.

Quelle horde peste recelée,
D’une feinte dissimulée,
Seul masque de nos trahisons,
1020 Qui dessous un serein visage
Couve dans le traître courage
Mille renaissants poisons,
Et tant de mal aux autres donne,
Qu’enfin son maître elle empoisonne ?
1025 Tel souvent nourrit une haine,
Qui emmielle sa langue pleine
De toute ardente affection :
Tel bien souvent les Dieux méprise,
Qui pour bâtir son entreprise
1030 Ne bruit que de Religion :
L’un ainsi les esprits amorce,
L’autre ainsi peu à peu prend force :
Tandis et l’une et l’autre feinte
Donne mainte mortelle atteinte :
1035 Car l’esprit qui se pense aimé
Se prend et se plaît en sa flamme,
Tant qu’il sente le corps et l’âme,
Le bien et l’honneur consommé.
En son repas l’oiseau s’englue :
1040 D’un appât le poisson se tue :
Et l’autre qui du tout se fie
Des biens, de l’honneur, de la vie,
Sur celui qui pense être saint,
Voit enfin l’âme ambitieuse,
1045 Une âme enfin séditieuse,
Qui tout vif jusqu’au vif l’atteint :
Le vipère meurt, pour salaire
De trop à sa vipère plaire.
Alors tant plus de force on use,
1050 Quand on voit la traîtresse ruse,
Et souvent plus on se fait tort :
Un mal vient plus soudain abattre
Ceux, qu’on voit le plus se débattre :
Comme un sanglier qui tant plus fort
1055 Pousse, écume, gronde, et enrage,
S’enferre toujours davantage.
Dis, qui ne serait découverte,
Cette âme en toute feinte experte,
Dont ce Troyen nous abusait ;
1060 Alors que d’un amour extrême,
Alors que de ses grands Dieux même
La pauvre Didon amusait ?
Autour du miel pique l’abeille,
Et l’aspic dans les fleurs sommeille,
1065 Cependant, ô sort improspère,
Ô Amour traître, avec ton frère
La pauvre Reine se paissant,
De cette feinte variable
Reçoit par un feu véritable
1070 Un trépas cent fois renaissant.
Ainsi donc les colombes meurent :
Ainsi les noirs corbeaux demeurent.
Les yeux sanglants, la face morte,
Le poil mêlé, le coeur transi,
1075 Efforce sa force peu forte,
Et sur son lit pétille ainsi,
Qu’Hercule arrachant sa chemise,
Qui jà jusqu’à l’os s’était prise.

DIDON.

Mais comment se pourrait-il faire,
1080 Que le Ciel un jour m’envoyât
De ces trahisons le salaire,
Qui son maître en la fin payât ?
Ainsi la vipère tortue
Nourrit en soi ce qui la tue.

ACTE III §

Didon, Anne, Énée, Achate. §

DIDON.

1085 Faible, pâle, sans coeur, sans raison, sans haleine,
Anne mon cher support, malgré moi je me traîne
Derechef çà et là, mal apprise à souffrir
Un repos qui me vient l’impatience offrir :
Tant que quand tu verras sur la prochaine rive,
1090 La mer qui se tenait dedans ses bords captive,
Lorsqu’un Aquilon vient dessus ses flancs donner
Bruire, bondir, courir, jusqu’au ciel bouillonner,
Et sans aucun arrêt pousser jusqu’aux campagnes,
De ses flots dépités les suivantes montagnes,
1095 Tu verras tu verras l’état où un trompeur
A fait être le corps et l’âme de ta soeur.
Et bien que je ne semble être tant effrénée,
Que quand je rembarrai de mes propos Énée,
Plus j’ai perdu dans moi de dépit rigoureux,
1100 Et plus j’ai regagné de tourments amoureux.
Alors que contre nous la fortune s’efforce,
Du décroît d’un grand mal l’autre mal se renforce :
Tant que je crois les Dieux contre mon chef jurer,
De plus en plus me faire en mes jours endurer.
1105 Mais, las ! Si je déplais au Ciel, et si l’envie
Qu’une Alecton mutine en veut tant à ma vie,
Que ne vient-on changer à ma mort ma langueur ?
Si de mon heur l’amour ne veut qu’être vainqueur,
Si Vénus quelquefois par Junon outragée,
1110 Ne veut que par ma mort être d’elle vengée,
Que ne m’ont-ils permis en cette pâmoison
D’où je reviens, d’entrer en la noire maison ?
J’eusse apaisé d’un coup par l’extrême allégeance
Mon tourment, leur dédain, leur envie et vengeance.
1115 Avec mon sang se fût mon brasier refroidi,
Avec mes sens se fût mon travail engourdi.
Ô malheureuse ardeur, qui reviens en mes veines !
Ô malheureux réveil qui me rends à mes peines !
Qu’heureusement j’étais oublieuse de moi !
1120 Que malgré moi je prends le jour que je revois !
Je sens, Anne ma soeur, je sens, vu la racine
Que mon mal incurable a pris dans ma poitrine,
Que rien ne me saurait, non pas la même mort
Favoriser au mal, qui redouble si fort.
1125 Si le courroux ardent, et la haine irritée
Contre un, duquel on a l’amorce trop goûtée,
Pouvait l’ardent effort de l’amour amortir,
Le courroux m’eût l’exil de l’amour fait sentir :
Vu qu’un tel crève-coeur s’est aigri dans mon âme,
1130 Que moindre que mon ire on eût pensé ma flamme :
Mais le feu n’est jamais du feu l’allégement :
Et le dépit du mal nous cause un tiers tourment.
Ou bien si la douleur vivement engravée,
Pouvait faire mourir la personne aggravée,
1135 Je mourrais sur le champ : vu qu’on ne peut parler
D’une douleur qu’on peut à la mienne égaler.
Mais tant plus que le vent combat contre la flamme
Pour la tuer soudain, et plus elle prend d’âme.
C’est en vain, c’est en vain, guérir tu ne te peux
1140 (Ô Didon) ni mourir lors que mourir tu veux !
Il faut que malgré toi, en ton mal tu te tiennes,
Il faut que malgré toi aux larmes tu reviennes.
Rabaisse-toi mon coeur, sans que plus ton courroux
Puisse triompher d’un, qui triomphe de nous.
1145 Mais quoi ? Faut-il qu’ainsi mon bon coeur dégénère ?
Faut-il que la vertu fléchisse à la misère ?
Verra-t-on sous le serf la Reine soupirer ?
Veux-je encor de ce point mon honneur empirer ?
Faut-il qu’envers une âme outre mesure ingrate,
1150 Je fasse derechef la prière avocate ?
Je ne puis, je ne puis.

ANNE.

Arrête, ô chère soeur,
Ô soeur qui de ta voix me peut tirer le pleur,
Et le coeur tout ensemble, arrête la carrière,
Serrant plus fort la bride à ta douleur trop fière.
1155 De peur qu’avant le temps tu ne perdes ainsi,
Toi, ta soeur, ta douleur, et ton Énée aussi.
L’espoir sert de remède : en espérant, les Cieux
Te feront la raison : ou l’espoir gracieux,
Quand même tu perdrais la chose prétendue,
1160 T’aura toujours plus saine avec le temps rendue.
On doit tout éprouver, lorsque nous connaissons
En nos extrêmes maux que rien nous ne laissons,
Qui nous puisse apporter l’heureuse délivrance.
Nous forçons nos ennuis aux lois de la constance ;
1165 Mais la douleur ne peut son relâche trouver,
Quand on sait qu’on endure à faute d’éprouver
Tout ce qui peut servir : car ce qui plus nous ôte
Le moyen de guérir, c’est d’y voir notre faute ;
Du premier coup le boeuf au joug ne s’apprend pas :
1170 Le fier poulain ne règle au premier coup ses pas :
Mais ores on les flatte, ores on aiguillonne,
Tant que l’un au collier, l’autre au frein se façonne.
Crois-tu pas que si Phèdre eût tâché plusieurs fois
D’embraser Hyppolyte, et de pleurs et de voix,
1175 Conduisant sagement son embûche dressée,
Qu’ils se fussent sauvés tous deux de mort forcée ?
Achille courroucé, si tôt ne revint pas
Pour les présents d’Atride, aux Phrygiens combats.
Et que sais-tu si c’est une feinte rusée,
1180 Dont ce Troyen te veut rendre plus embrasée.
Car comment connait-on un Pin être constant,
Sinon qu’en vain le Nord va ce Pin combattant ?
Mais souvent étonnés du premier choc qu’on donne,
Nous laissons le butin que le hasard nous donne.
1185 Il faut suivre, il faut suivre.

DIDON.

Hélas ! Las quelle feinte ?
Ce cruel ne m’a vu jamais que trop atteinte.
Il ne feint point la fuite à fin de m’embraser,
Mais il feint un oracle à fin de m’abuser.
Toutefois puisqu’il faut à mon malheur complaire,
1190 Puisque je vois ma vie en la main adversaire,
Puisque mon destin semble avoir remis ce jour
Tout mon bien dessus l’arc ou de mort, ou d’amour,
Anne mon seul espoir, Anne qui mieux apprise,
Peux tirer des enfers ta pauvre soeur Élize,
1195 Fais fais-moi, pour tout bien, le vaincre en un seul point,
Dont le plus ennemi ne m’éconduirait point.
72
Tu vois déjà les naus d’oliviers couronnées,
Tu vois qu’un vain espoir des fausses destinées,
Pousse, et presse au labeur ces fuitifs étrangers,
73 74
1200 Comme un noir escadron de fourmis ménagers ;
75
Tu vois que mon Énée, entalenté de faire
Que du bien que j’ai fait mon mal soit le salaire,
Préside sur la troupe, encore moins ému
Des vents, que de mes pleurs qui mouvoir ne l’ont pu,
1205 Constant en son propos, autant qu’en l’alliance
Qu’il a fait avec nous il montre d’inconstance ;
S’il est ainsi, ma soeur, que ton conseil premier
M’a fait mettre ma vie en la main du meurtrier ?
S’il est ainsi qu’encor ta pauvre soeur tu aimes,
1210 Qui t’aime toujours plus qu’elle n’aime soi-même ;
S’il est ainsi qu’Énée entre tous t’honorât,
Et en tous ses secrets vers toi se retirât :
S’il est ainsi que seule entre tous tu connusses
Les adresses vers l’homme, et que les temps tu susses,
1215 Va ma soeur et lui dis, dis-lui, ma soeur, qu’hélas
Misérable Didon, de ceux je ne suis pas
Qui pour les fils d’Atrée en Aulide jurèrent
La ruine Troyenne, et leur force y menèrent :
Je n’ai hors du tombeau la cendre bien-aimée
1220 De son bon père Anchise, au gré du vent semée ;
Je ne lui ai pas fait, pour tâcher de venger
Junon contre Vénus, son Ascaigne manger :
Pourquoi veut-il boucher l’oreille à ma parole ?
Où court-il ? Est-ce ainsi qu’une amante on console ?
1225 S’il se repent si tôt de promettre à Didon
Le reste de ses jours, au moins un dernier don,
Un dernier don au moins à moi laissé, s’octroie,
Moi pauvre amante, hélas ! Que sa rigueur foudroie,
C’est, qu’il veuille le temps attendre seulement,
1230 Qu’il pourra dans la mer s’embarquer sûrement :
Qu’il attende le temps, qu’avec ma fortune
Nous voyons apaiser et les vents et Neptune.
Adieu Hymen, adieu mariage ancien,
Puisqu’Énée en trahit le mal-noué lien ;
1235 Je ne lui requiers plus, que pour sa simple hôtesse,
Albe, Rome, Italie, et tout le monde il laisse :
Qu’il s’en voise bâtir toutes telles cités,
Dont il a (je le crois) les beaux noms inventés :
Je ne veux plus en rien me rendre à lui contraire,
1240 Tant pour mollir son coeur il me plaît de lui plaire :
Rien plus je ne requiers, fors qu’un temps il est vain,
Pour espace et repos de mon tourment certain :
Je ne requiers sinon que ce dernier relâche,
Afin que ma fortune envieuse, qui tâche
76
1245 Me faire vaincre à moi, m’apprenne à me douloir,
Non d’une douleur faire un hideux désespoir.
Là (chère Soeur) là donc, prends peine, je te prie,
De mes pleurs, de mes cris, de mes feux, de ma vie :
Feins en toi d’être moi, et viens gêner tes sens
77
1250 Pour une heure du mal qui me point si longtemps :
Tu n’auras si tu sens tant soit peu mes alarmes,
Pour ce marbre amollir, que trop que trop de larmes :
Plus pitoyablement encor je t’instruirais,
Si tous pleurs n’empêchaient l’accent piteux des voix.
1255 Ô Amour, traître Amour, ô Amour !

ANNE.

Le dueil serre
Et mes pleurs, et ma voix, lorsque ta voix m’enserre
Jusqu’au plus creux de l’âme : ah faux Amour, je sens
Que ta fière rigueur n’en veut qu’aux innocents.
Pourtant, pourtant amour, si toi-même et ton frère
1260 N’êtes fils d’un Pluton ; conçus d’une Mégère,
Si tous deux ne portez autour d’un coeur mutin,
L’inexpugnable sort d’un roc diamantin.
Si l’Enfer ne vous prête à la dolente terre,
Pour revenger ses fils accablés du tonnerre
1265 Par mille impiétés : si encor de vous deux
Le Ciel n’a plus d’effroi, qu’ensemble de tous eux,
Je crois que la pitié de mon humble harangue,
La pitié de mes pleurs, faisant tort à ma langue,
Fera, que comme nous tu l’atteignes au vif.
1270 L’humble douceur commande au cheval plus rétif,
Non le rude éperon. Mais sois sois-nous propice,
Vénus, mère d’Énée ; ainsi pour sacrifice
Du feu des Aubépins, soit ton autel orné,
78
D’un myrte et d’un rosier vermeil encourtiné,
1275 Le Cygne et le Pigeon en ton offrande tombe,
Et toujours en honneur soit d’Anchise la tombe.

DIDON.

Notre âme, quand l’horreur des filles de la nuit
De propos en propos, de pas en pas la suit,
Or’ de brandons ardents, or’ d’ardentes tenailles,
1280 Et or’ de noirs serpents dévorant nos entrailles :
Combien qu’envers le Ciel incoupable elle soit,
Toujours envers soi-même une coulpe conçoit :
Se condamnant sans fin des choses qui surviennent,
Croyant que pour cela les rages la retiennent.
1285 Encor qu’envers le Ciel je n’aye commis rien
Qui le fasse aujourd’hui me priver de tout bien.
Si est-ce qu’en oyant mes paroles dernières,
Par qui ma soeur dressait à Vénus ses prières,
Afin que l’obstiné se ployât à mon gré,
1290 (Cet obstiné que j’ai sans fin au coeur ancré)
Je me suis condamnée, en jugeant que la faute
De n’avoir tout ce jour à la majesté haute
De Vénus Cyprienne, offert mes humbles voeux,
A refroidi son fils et rembrasé mes feux.
1295 Il faut donc que dressant vers les cieux la lumière,
Je t’apaise, ô Déesse, ô grand’Déesse, mère
De tout être vivant, qui as toujours été
Des hommes et des Dieux la seule volupté :
79
Alme Vénus qui tiens sous la grand’sphère blonde
1300 Des signes porte-jour, le plus beau ciel du monde :
80
Où les Amours archiers, les folâtres désirs,
Les Charités, les jeux, les assurés plaisirs,
Où de tous animaux les moules, la figure,
Que Dieu par toi, sa fille, octroie à la Nature,
1305 D’un accord mesuré se roulent plaisamment,
Inspirant mainte vie en leur saint mouvement.
Toi, le but de la Nature, à qui ne saurait plaire
81
De défaire aucune oeuvre, ains toujours de refaire,
Et qui dessus la Mort gagnes sans fin le prix,
1310 Lui faisant rendre autant qu’elle en a toujours pris :
Afin que dépeuplant et repeuplant la salle
De Pluton, l’entretien de ce monde s’égale
Toi qui fais les oiseaux se plaire dedans l’air,
Les bêtes en la terre, et les poissons en mer :
1315 Toi par qui nous voyons les maisons, et les villes,
82
Le loix, les amitiés, les polices civiles :
Toi qui fais différer tout être terrien,
Selon le plus et moins que tu leur fais du bien,
Seul bien universel, où les hommes aspirent,
1320 Soit que bien, soit que mal, aveuglés ils désirent :
Toi qui mêlas ta force avec le Ciel, et fis
Sortir mon grand vainqueur, ton indomptable fils ;
Qui, combien qu’on en fasse un autre, dont la dextre
Le grand Chaos mêlé remit en meilleur être,
1325 Montre de jour en jour (vainqueur même des Dieux)
Combien peut dessus tout son arc victorieux.
Toi de qui maintes fois mainte et mainte louange
Je retins d’un vieillard, que d’un pays étrange
La Fortune m’avait en Phénice amené,
1330 Pour polir mon esprit du sien endoctriné :
Toi (dis-je) las ! Qui vois les piteuses merveilles
Qu’on exerce sur moi : et qui n’as tes oreilles
(Au moins comme je crois) closes à mon parler,
Qui vois, qui vois mon corps d’heure en heure écouler,
83
1335 Sous la cruelle ardeur d’Amour, qui me martyre :
Comme devant le feu on voit fondre une cire :
84
Comme l’ardent métail par rougissants ruisseaux
On voit couler en bas des échauffés fourneaux :
Ou comme on voit couler la neige des montagnes,
1340 Et les ruisseaux glacés au travers des campagnes :
Puisque je n’ai jamais refusé de ployer
Sous les lois qu’il t’a plu de ton Ciel m’envoyer,
85
Puisque je n’ai sacré une ingrate Jeunesse,
86
Au travail inutil de ta soeur chasseresse :
1345 Si, humble, j’ai perdu pour un hommage saint,
87
À ton autel sacré mon chaste demi-ceint :
Si au son de ton nom j’ai reçu ton Énée,
Si je me suis, hélas ! Toute à son gré donnée,
Ployant dessous ton joug : si pour l’amour de toi
1350 J’ai mieux fait aux Troyens qu’à ceux qui sont à moi,
Tourne en ce lieu ta vue, et la miséricorde
De toi, de la fortune et de tes fils accorde,
Pour justement changer mon travail au repos.
Vois, Vénus, le venin qui tient à tous mes os :
1355 Vois tantôt un brasier, et tantôt une glace,
Qui soudain me renflamme, et soudain me renglace :
Vois mon âme offusquée en tous autres objets,
Fors qu’en ton fils, qui rend tous mes sens ses sujets.
Vois sortir de mes yeux, et les larmes coulantes,
1360 Et les brillants éclairs de mes flammes brûlantes
Vois Didon sans humeur, vois Didon se jetant
À genoux devant toi, vois Didon sanglotant.
Prends pitié, prends pitié, Déesse Idalienne,
Paphienne, Érycine, Undeuse, Gnidienne,
1365 Prends prends donque pitié, et ne permets jamais
Que d’un tort détestable on paye mes bienfaits.
Si tu crois que je t’aie autrefois fait offense,
D’avoir fait à Junon plus qu’à toi révérence,
Amollis-toi de pleurs, apaise-toi de voeux :
1370 Je jure tes yeux noirs, je jure tes cheveux,
Qu’en recevant ce jour par toi ce bénéfice,
Je paierai l’usure à ton saint sacrifice.
Je requiers peu, mais las ! Toutes telles fureurs
Pour bien peu de relais perdent beaucoup de pleurs.

ÉNÉE.

1375 Les ennuis déréglés, les maux insupportables,
Qu’on voit sur un esprit se rendre insatiables :
La raison qui nous peut dessous ses lois forcer,
Et la pitié qui peut nos raisons effacer,
Les mots interrompus par les larmes mêlées,
1380 Et les soupirs témoins des âmes désolées,
Ne peuvent rien sinon qu’en vain nous émouvoir,
Lorsqu’en un fait les Dieux nous ôtent le pouvoir.
Anne, si les ennuis et si l’angoisse extrême
Me pouvaient arrêter, l’angoisse de moi-même,
1385 Sans que ton oeil piteux témoignât tant de maux,
Serait la corde et l’ancre à retenir mes naus :
Vu que nul ne saurait la peine assez comprendre,
Que sans cesse en l’esprit mon amour me rengendre.
Mais les Dieux sont si forts ; et du destin la loi
1390 Se rend si saintement inviolable en moi,
Que les pleurs de Didon, que les larmes piteuses,
Qu’en mon piteux adieu mes larmes angoisseusses,
Voire des Tyriens les pleurs ensemble unis,
Voire les pleurs des miens avec les autres mis,
1395 Bref, de tous les mortels et les pleurs et les plaintes,
Ne pourraient pas des Dieux combattre les lois saintes
Cessons donc de pleurer, tant plus nous pleurerons,
Et plus notre tourment dans nous nous graverons.
Le pleur qui peu à peu sur notre face coule,
1400 Et jusqu’à l’estomac, sa ressource, se roule,
Pour derechef entrant et montant au cerveau
Redescendre par l’oeil, nous mange, comme l’eau
Qui aux jours pluvieux des gouttières dégoutte,
Mange la dure pierre en tombant goutte à goutte
1405 Cessons cessons.

ANNE.

Énée, ô Énée obstiné,
Tu as bien ce propos contre toi ramené,
Pour montrer que ton coeur que haineux tu resserres
Sans l’ouvrir à pitié, est plus dur que les pierres.
La pluie goutte à goutte un marbre caverait ;
1410 Et quasi un torrent de nos yeux, ne saurait
Mordre dessus ton coeur, plus félon que je cuide
Qu’un coeur de Diomède assommé par Alcide,
Coeur qui souffrait du sang des hôtes saccagés
Voir abreuver chez soi ses chevaux enragés :
1415 Plus cruel qu’un Procuste, et tous ceux dont la guerre
De Thésée et d’Hercule a délivré la terre.
88
Mais qui me fait ainsi ceux-ci ramentevoir,
Si ce n’est la fureur qu’on me fait concevoir ?
Est-il possible, hélas ! Qu’en l’âme féminine
1420 Une fureur tant âpre et sans bride domine ?
Et qui pourrait (bons Dieux) se garder de fureur,
Quand on voit qu’on ne peut rien faire par le pleur ?
N’ai-je su donc rien faire ? Et n’ai-je point l’adresse,
De faire la pitié sur ta rigueur maîtresse ?
1425 Se perd doncques en l’air tout ce dont j’ai pleuré ?
Tout cela dont j’aurais l’aimant même attiré ?
Cela, pour qui les Dieux, que ton dol nous raconte,
Seraient, je crois, méchants s’ils n’en tenaient point compte ?
Cela pour qui tout coeur humain ne craindrait pas
1430 Plutôt qu’y résister, de souffrir cent trépas,
Faut-il qu’ainsi je perde ? Et faut-il que je voie
Que les Dieux justement ont puni ceux de Troie ?
Me faut-il voir encor que ni moi ni Didon
N’avons jamais pensé au vieil Laomédon ?
1435 Si de tromper les Dieux celui-là prit l’audace,
Ha que nous fallait-il espérer de sa race ?
Que porté-je à ma soeur, fors le venin dernier,
Qui la va faire voir l’infernal Nautonier ?
Puis-je encor à ses yeux me montrer en la sorte,
1440 Moi qui ouvre à ses maux et à sa mort la porte ?
Puis-je puis-je me voir moi-même le corbeau
De ma soeur, lui portant l’augure du tombeau ?
Hé que sais-tu (Cruel) qui donnes telle atteinte
À ceux qui te font bien, si de ton fait enceinte
1445 Elle ne cache point maintenant dedans soi
(Ô fardeau malheureux !) une moitié de Roi ?
Veux-tu qu’avant que voir du monde la lumière,
Ton propre enfant se fasse un cercueil de sa mère ?
Veux-tu pour rendre Ascaigne, et les siens triomphants,
1450 Faire étouffer ainsi l’autre de tes enfants ?
Las si les mères sont en votre endroit coupables,
89
(Grands Dieux) qu’en peuvent mais les enfants misérables ?
Quant aux mères, je crois, que tu es coutumier
(Ô le loyal époux) d’en être le meurtrier.
1455 Si l’on demande où est la mère à ton Ascaigne,
Elle est où tu veux mettre une autre, que dédaigne
Tellement ta fierté, qu’il semble que le Ciel
Dedans ton lâche esprit n’ait versé que du fiel :
Et qu’il s’égaie ainsi, que de tout temps tu rompes
1460 Avec la foi, la vie, à celles que tu trompes.
Hé qui croira jamais qu’on puisse refuser
Un délai seulement ? Mais je ne fais qu’user
90
Et ma langue et mes yeux en mes vaines reproches.
En vain tâchent les vents de combattre les roches.
1465 Voilà l’heureux loyer ; pense, que pour un tel,
Ma soeur devait sentir d’amour le dard mortel :
Pense, que je devais misérable et déçue
Pour un tel donner force à la flamme reçue.
91 92
Je devais bien lui plaire au vouloir d’un méchef :
1470 Nous devions bien orner de feuilles notre chef,
Pour faire aux Dieux, seigneurs des sacrés mariages,
Pour un tel que cestui, les saints sacrés hommages :
Je devais bien lui faire un Sichée oublier,
Pour au lieu d’un époux à Pluton l’allier.
1475 Devions-nous mille honneurs, mille caresses rendre,
À celui qui filait le cordeau pour nous pendre ?
Ha je ne puis, alors qu’un si dur souvenir
Me revient, je ne puis mon âme retenir.
93
Je me fauls à moi-même, et sans l’ire enflammée
1480 Qui m’aigrit et soutient, on me verrait pâmée,
Je m’en vais, je le laisse, ô rigueur incroyable,
Que cet homme inconstant en nos malheurs est stable !

ÉNÉE.

Ô quel tumulte, Achate.

ACHATE.

Amour fait la discorde.

ÉNÉE.

Vois-tu point de remède ?

ACHATE.

Avec la Reine accorde.

ÉNÉE.

1485 Dois-je pour accorder discorder au destin ?

ACHATE.

Va donc ; celui fait bien qui fait à bonne fin.

ÉNÉE.

Pourquoi me gêne donc ma conscience encore ?

ACHATE.

C’est l’Aigle qui le coeur sur Caucase dévore.

ÉNÉE.

Ô grand Ciel, que voit-on au monde d’arrêté ?

ACHATE.

1490 Le Ciel a retiré toute tranquillité.

ÉNÉE.

Quel bonheur donque reste au monde pour les hommes ?

ACHATE.

De n’être pas longtemps ce que chétifs nous sommes.

ÉNÉE.

Qu’attendons-nous pour fin et loyer des travaux ?

ACHATE.

La mort est le loyer de nos biens et nos maux.

ÉNÉE.

1495 Nul donques ne peut-il ici-bas heureux être ?

ACHATE.

Celui que pour heureux les grands Dieux ont fait naître.

ÉNÉE.

Je crois que le bonheur des humains ne leur plaît.

ACHATE.

94
Pour ce que leur honneur bien souvent nous déplaît.

ÉNÉE.

Je pense voir le jour que la colère ardente
1500 De Junon redoutée, envoya la tourmente
Contre nos pauvres naus, et qu’à voir un tonnerre
Épouvanter la mer et déplacer la terre,
Les éclairs redoubler, et des vents adversaires
Les gosiers s’aboyer, et resiffler contraires,
1505 Les flots monter au ciel, il semblait que les ondes
Tâchassent de ravir aux abymes profondes,
Ceux qui s’étaient sauvés de la Troyenne cendre :
Quand un feu nous pardonne une eau nous vient atteindre.
Durant l’orage tel mes naus virevoltées,
1510 S’écartant çà et là, de tous côtés jetées
À la merci du vent, sans suivre route aucune,
Ore devers le Nord, attendaient leur fortune,
Ore devers le Sud par le Nord ramenées,
Et ore devers l’Est se voyaient détournées
1515 Par l’Ouest opposé : tant que la mer bonace
De ses frères bandés apaisant la menace,
Nous eût poussés à bord : je sens de même sorte
(Ore que ma fortune arrête que je sorte)
Agiter mon esprit, qui çà qui là se vire
1520 De cent troubles divers, comme au vent le navire,
D’un côté le profit, la peur me tient de l’autre,
Soit la peur de sa mort, soit la peur de la nôtre :
Didon et la saison sont d’une fureur même :
Mais la plus grand’fureur c’est la fureur suprême.

ACHATE.

1525 Quoi ? Où revenons-nous ? Quoi, toi qui as pour mère
Une Vénus, faut-il tenir du tout du père ?

ÉNÉE.

Ha foi, ha stable foi, seul gage inviolable
Des hommes et des Dieux, cent fois est punissable
Celui qui t’offensant de certaine science
1530 Amortit l’aiguillon que sent sa conscience !
Il lui devrait sembler, lorsque le Ciel tempête,
Qu’il ne s’émeut sinon que pour briser sa tête :
Il lui devrait sembler, lorsque la mer s’irrite,
Que contre lui tout seul son courroux se dépite.
1535 Même au moindre combat chétif, il devrait croire,
Que le Ciel l’a déjà privé de la victoire,
Puisqu’il a hasardé avec sa foi première,
L’assurance, le sens, la force coutumière.
Car de toutes les peurs, la peur la plus extrême
1540 C’est la peur d’un esprit coupable envers soi-même,
Qui s’épouvante tant, que même sans encombre
Se voit suivre sans fin de la peur de son ombre.
Faut-il que malgré moi les peurs en moi s’empreignent ?
Faut-il que malgré moi les durs remords m’étreignent ?
1545 Faut-il que malgré moi , voire en mon innocence
Je m’accuse à grand tort d’une exécrable offense ?

ACHATE.

Si tu ne sais assez, que nous imprudents hommes,
De nous-même toujours les adversaires sommes,
Les Juges, les bourreaux, tu te le peux apprendre
1550 Du mal que ton esprit pour soi-mêmes engendre.
Ta seule opinion est de ta crainte mère :
La crainte du remords : le remords est le père
D’une autre opinion, que tu prends quand tu penses
Offenser grièvement, lorsque point tu n’offenses :
1555 Mais moi qui soucieux à tout danger regarde,
Je sens une autre peur : j’ai peur que trop on tarde
Dans ce havre, tu sais combien est monstrueuse
D’un courroux féminin l’ardeur tempêteuse.
Nous verrons tout soudain les troupes Tyriennes
1560 Darder le feu vengeur dans les naus Phrygiennes :
Nous verrons tout frémir, or ces rives mouillées
De sang et de corps morts hideusement souillées.
Partons donc au plus tôt.

ÉNÉE.

Aussitôt que les sommes
Auront donc un peu ce soir rafraîchi tous nos hommes :
1565 Je ferai que l’on cingle : À à quoi qu’il en sorte,
Un pesant faix de maux avecque moi j’emporte.
Las ! Nous faut-il voguer sans savoir quelle issue
Sortira d’un amour qui son amante tue ?
Pauvre Didon, hélas ! Mettras-tu l’assurance
1570 Sur les vaisseaux marins, qui n’ont point de constance ?

LE CHOEUR.

Ceux que Fortune exerce aux travaux de ce monde,
N’ont pas beaucoup d’effroi, s’il leur faut dessus l’onde
Sans relâche ramer :
Vu que même au milieu du repos et des villes,
1575 Les humains vont souffrant, au lieu d’être tranquilles
Une éternelle mer.
Notre Prince porté par la mer incertaine,
Sentira dans l’hiver une mer plus humaine
Que la mer du souci.
1580 Didon, qui dans sa ville avec les siens demeure,
Sent une horrible mer plus cruelle à cette heure,
Que n’est cette mer ci.
Malheureuse cent fois celle qui abandonne
À l’étranger son coeur, son lit, et sa couronne :
1585 Le murmure nouveau
De son peuple, l’adieu du mari qui s’absente,
Et son dur désespoir, lui servent de tourmente,
Effondrant son vaisseau.

ACTE IV §

Anne, Barce, Didon. §

ANNE.

A-t-il donques bien pu se renforcer de sorte,
1590 Qu’à toutes passions il ferme ainsi la porte ?
A-t-elle donc bien pu s’affaiblir tellement,
Que de se laisser vaincre à l’effort du tourment ?
Elle meurt, elle meurt : jà jà dans son visage,
De la mort pâlissante on voit peinte l’image :
1595 Encor tant les amants se nourrissent de pleurs,
Et tant les furieux se plaisent aux fureurs.
Elle a voulu que seule en son mal on la laisse :
Las veut-elle forcer la mort par la détresse ?
Dût-elle pas trouver, même en la trahison
1600 Qui la fait forcener, sa propre guérison ?
En s’égayant plus tôt de perdre un tel parjure ;
Que faire pour un traître à son repos injure ?
N’eût-il pas dû plutôt, que de la courroucer,
De quelque moindre offense aimer mieux trépasser ?
1605 Peut-il voir que par lui la vie soit ravie
À celle, dont il tient et son heur et sa vie ?
Puisqu’ils n’étaient plus qu’un en ce laqs d’amitié,
Penserait-il après durer sans sa moitié,
En sentant mêmement l’implacable furie,
1610 De l’avoir pour loyer lui-même ainsi meurtrie ?
Las las ! On voit mes sens, Barce épouvante-toi :
Barce, chère nourrice, assemble avecque moi
L’étonnement, l’horreur, les plaintes, et les larmes,
Et s’il est oncq possible, en si cruels alarmes
1615 D’user d’aucun conseil, conseille le moyen
De bannir hors du coeur de ma Soeur ce Troyen
L’âge toujours apprend, et n’est pas qu’ancienne
95
Tu n’ayes pratiqué l’horreur magicienne :
Donc à l’écart tournant trois ou sept ou neuf tours,
96
1620 De beaux vers remâchés encharme les amours.
L’amour qui plus qu’au corps en notre âme domine,
Ne se guérit jamais du jus d’une racine :
Mais on dit que le vers qui est du ciel appris,
Domine sur l’amour et dessus nos esprits.
1625 Si par son art Médée en la fin n’eût de soi
Chassé l’amour bourreau, de Corinthe le Roi,
Sa fille Glauque aussi, ne fussent mis en cendre :
De ses propres enfant la gorge encore tendre,
N’eût caché jusqu’au manche un couteau maternel,
1630 Ains pour se dépêtrer du mal continuel,
Changeons sa serve vie avec la mort plus gaie,
Le sang, l’amour, et l’âme, eût vomi par sa plaie.
Mais voyant que le vers qu’elle ainsi remâchait,
Du lourd fardeau d’amour son âme dépêchait,
1635 Déploya son courroux sur ceux qui l’offensèrent,
Et comme son dragon ses amours s’envolèrent.

BARCE.

J’ai trop d’étonnement, je n’ai que trop d’horreurs,
Trop de plaints en la bouche, et trop aux yeux de pleurs :
Mais quant à ce conseil, misérable Nourrice,
1640 Je ne sens rien en moi qui ce mal divertisse.
Des vers magiciens je n’ai l’usage appris,
Et les vers n’avaient pas sur un tel le pris :
Fût qu’avec cent pavots un repos j’excitasse,
Fût qu’avecque les cieux les enfers j’appelassent,
1645 Pour charmer la poison maîtresse de ses os,
Rechassant par un charme un charme au coeur enclos :
Ô Mânes de Sichée, ô Dame bien heureuse,
Dont le meurtre souilla la dextre convoiteuse
De ton frère inhumain, sans que moi qui t’avais
1650 Nourri de ma mamelle, et qui las ! ne pouvais
Recevoir plus de dueil, eusse sur ta lumière
Rabattu de mes doigts l’une et l’autre paupière.
Hélas pauvre ombre (dis-je) encore t’est-il mieux
D’avoir ainsi volé sur le bord oublieux
1655 Par un meurtre soudain, que non pas à ta femme
Mourir à petit feu, d’une amoureuse flamme,
Qui l’animant toujours d’une ardeur par dedans,
Et la vie, et la mort, lui laisse entre les dents.
Et moi chétive, hélas ! Qui suis seule laissée,
1660 Depuis que la nourrice à Didon est passée
Avecque toi là-bas, ne la puis secourir :
Non plus, hé ! Que tu peux te garder de mourir.
Puis-je sans larme dire en quel point je l’ai vue ?
Pourra ma faible voix de sa fureur conçue
1665 Exprimer les accents ? Pourrai-je assez bien plaindre
Les yeux qu’on voit flamber et puis soudain s’éteindre,
Comme s’ils étaient jà languissant dans la mort,
Et soudain reflamber encore de plus fort ?
Mais plaindre ce beau poil qu’au lieu de le retordre,
1670 Elle laisse empêtrer sans ornement, sans ordre,
Sans presque en abstenir les sacrilèges mains ;
Mais, las ! Plaindre ce teint, l’honneur des plus beaux teints,
Qui tout ainsi qu’on voit la fumée azurée
Du soufre, reblanchir la rose colorée,
1675 De moment en moment, par l’extrême douleur
97
Change avec un effroi sa rosine couleur :
Mais las las ! Surtout plaindre un beau port vénérable
98
Un port, hélas ! Au port des Déesses semblable,
Qui se sent arracher du front la déité,
1680 Pour avec cent fureurs changer sa majesté.
Vous diriez à la voir qu’insensée elle semble
99
La Lionne outragée, à qui le pasteur emble
(Lorsque de sa caverne elle s’absente un peu)
Ses petits Lionceaux, et la poursuit au feu,
100
1685 Effrayant d’une torche un fier regard colère,
Qui effroyablement de mainte torche éclaire.
Ô l’heure malheureuse en qui ces Phrygiens
Vinrent premier flotter aux sables Libyens !
101
Dès lors mon coeur jugea qu’avant la départie,
1690 À grand’peine on verrait Carthage garantie
D’un mal inespéré : car on veut s’outrager
Quand d’un recueil prodigue on reçoit l’étranger :
Toujours vient une perte, un regret, une honte,
Quand plus des étrangers que des siens on tient compte.
1695 Mais qui eût pensé, las ! Qu’une déloyauté
Eût contre tant d’efforts méchamment résisté ?
Qui l’eût pensé (bons Dieux !).

ANNE.

Je crois que la malice
Nous aveugle au conseil, puis nous livre au supplice :
Croirait-on qu’un Énée oubliât de penser
1700 Ce qui peut son dessein et sa vie offenser,
Avant qu’entrer en mer ? Sans qu’à rien il regarde :
En une mer de maux chétif il se hasarde.
Prend-il point garde, avant qu’avoir en soi fermé
L’arrêt de ce dessein, à ce monstre emplumé,
1705 Qui soucieux de tout jamais ne se repose,
Et qui de bouche en bouche épand chacune chose
Du Nil Égyptien jusqu’aux eaux d’Occident
Et du Scythe gelé jusques au More ardent,
Prompt d’agrandir un fait, ce monstre hasardeux
1710 (Dis-je) qui aiguisa naguères sur eux deux
Ses langues, et ses yeux, quand l’amour effrénée
Couverte du manteau d’un trompeur Hyménée,
Commença par augure à mille fois montrer,
Qu’un bien léger fait l’homme en cent malheurs entrer,
1715 Quand le présent plaisir qui moins qu’un songe dure,
Ôte le sentiment de la peine future ?
Prend-il point (dis-je) égard aux encombres que peut
Conspirer sur les grands ce monstre quand il veut ?
C’est au moins, c’est au moins, que telle renommée
1720 Rendra contre son nom toute terre animée ?
Et tant que rencontrant son forfait en tous lieux,
Ne lui restra que d’être à soi-même odieux.
Prend-il point garde encor qu’à grand’peine en leur âge
Les siens pourront à chef mettre une autre Carthage ?
1725 Et que ces beaux destins, ces oracles rendus,
Ces miracles, ces feux, ces beaux Dieux descendus,
Ne sont qu’illusions, ou Démons qui nous peinent,
Et ministres du Ciel en nos malheurs nous mènent ?
Prend-il point garde encor, je crois, qu’en un plein jour
102
1730 Un péché nous ennuicte aux forces qu’a l’amour,
Dont il rompt les conseils, qu’on cache et qu’on évente ?
Hé ! Qui s’ose vanter de tromper une amante ?
Hé ! Qui s’ose promettre en la trompant ainsi,
Qu’aveuglément lui-même il ne se trompe aussi,
1735 Pensant qu’on permettra sans en rien l’outrager,
Sortir hors d’un pays l’outrageux étranger ?
Nos peuples Tyriens auraient-il plus qu’Énée
Et les bras engourdis, et l’âme efféminée ?
Mais toutefois délivre de honte et de peur,
1740 Rend de la prévoyance un seul hasard vainqueur.
Ô aveugle entreprise, ô trahison ouverte,
Qui semble avoir été pour l’une ou l’autre perte
Mise en ce chef parjure, à fin qu’il fût certain
Par l’exemple des deux, que Cupidon en vain
1745 Nous repaît quelque temps, pour faire après repaître
Notre coeur aux serpents que dans nous il fait naître.
Que plaindrai-je premier ? Plaindrai-je le forfait
Que mon conseil, hélas ! À son honneur a fait ?
Voire aux Mânes sacrés de son loyal Sichée,
103
1750 Voire aux pourchas de ceux, dont j’ai tant vu cherchée
Avec Didon fuitive, en ce port étranger,
Une alliance (hélas) franche d’un tel danger ?
C’est moi Barce, c’est moi : qui pourrait sans pleurer.
Le confesser, c’est moi qui la fais endurer,
1755 C’est moi qui ai banni de son âme la honte,
Par qui seule d’amour la force se surmonte.
C’est moi qui pour sa mort, ai le bois entassé,
C’est moi qui ai dans elle un brasier amassé ;:
C’est moi qui ai toujours telle flamme nourrie,
1760 Qui ne peut sans Didon se voir jamais périe ?
C’est moi à qui toujours se venait adresser
Ce déloyal trompeur, qui ne craint de blesser
Ni les Dieux, ni sa foi, ni l’amante embrasée,
Que sa foi, que les Dieux, ont enfin abusée.
1765 Mais sera-t-il donc vrai ? (Bons Dieux !) permettrez-vous
Que ce pipeur se joue et de vous et de nous ?
Que t’avons-nous donc fait, sainte troupe céleste ?
104
Mais Que t’avons-nous fait, ô étranger moleste ?
Vengez s’il y a faute : Ha Dieux elle n’a pas
1770 Trop inhumaine hôtesse, en un sale repas
Souillé d’un corps humain votre divine bouche.
105
Ell’ n’a pas égorgé Jupiter dans sa couche,
106
Changeant son coeur de femme au coeur d’un Lycaon :
De rien ne la sauraient charger les Dieux, sinon
1775 D’avoir tout au rebours hôtesse trop humaine ;
Trop bien fait à celui, las ! Grands Dieux, qui à peine
Trop ingrat s’en soucie, et qui l’abandonnant,
Fait injure à soi-même, injure au Dieu Tonnant :
À ce Dieu qui d’en-haut les parjures regarde,
1780 Et des hôtes a pris la juste sauvegarde.

BARCE.

Plaise donc à ce Dieu jetant l’oeil au besoin,
Ou de l’un ou de l’autre avoir bientôt le soin,
Soit que d’elle le mal impitoyable il chérisse,
Ou soit que le pervers Justicier il punisse :
1785 Souvent ce Dieu vengeur de tous humains forfaits,
Permet que mille torts par les méchants soient faits,
Afin que par celui se punissent nos vices,
Qui plus dessus sa tête amasse de supplices.
Mais ainsi que les Dieux qui semblent être oisifs
1790 À venger les forfaits, sont bien souvent tardifs,
J’ai peur qu’ils soient aussi tardifs à ce remède,
Et que ce mal au mal de la seule mort cède :
Si c’est mal que mourir, lorsque de cent trépas
Un trépas nous délivre.

ANNE.

Hélas ! Je ne crois pas
1795 Qu’il advienne autrement, et sans cesse m’effrayent
Les signes monstrueux que les Dieux m’en envoient :
Ce qu’en dormant aussi mes songes me font voir,
Trouble mes sens, émus d’un pareil désespoir
Le Songe est fils du Ciel ; et bien souvent nous ouvre
1800 Ce qu’encore le temps dessous son aile couvre.
Il m’a semblé la nuit que d’un ardent tison
J’avais deçà delà semé par la maison
Un feu, que d’autant plus je m’efforçais d’éteindre,
Et plus jusqu’au sommet il s’efforçait d’atteindre :
1805 Mes sens ne se sont point de ceci dépêtrés,
Qu’aussi soudain n’y soient d’autres songes entrés.
Je voyais un chasseur, duquel la contenance
Et de face et de corps, empruntait la semblance
D’Apollon, quand tout seul pour chasser quelque part
1810 Ou de Dèle, ou de Cynthe, ou d’Amathonte il part :
Sur l’épaule lui bat sa perruque dorée,
Sur le côté sa trousse en biais ceinturée,
Sa flèche est en la coche, et son arc en plein poing :
Tout ainsi mon chasseur qui s’écartait bien loin,
1815 Dedans l’épais d’un bois s’offrait dedans ma vue,
Tant qu’au bord d’un taillis une biche il ait vue :
Il décoche, il l’atteint, elle demi-mourant
Fait du sang qui ruisselle une trace en courant,
Le fer tient dedans l’os, et pour néant évite
1820 Ce qui lui tient (hélas) compagnie en sa fuite ;
Tant que sous un Cyprès ayant porté longtemps
Et sa flèche et sa plaie, ait avachi ses sens.
Les pieds faillent au corps, le corps faut à la tête :
Et comme la pitié de l’innocente bête
1825 Me soulevait le coeur, plutôt que ses sanglots,
S’est perdu parmi l’air mon songe et mon repos.
Combien de fois ces jours encor toute tremblante,
Ai-je en sursaut repris mon âme travaillante,
Lorsque mon pâle frère en dormant revenait
1830 Me prendre les cheveux, et cruel me traînait,
Comme il m’était avis, hors du lit pour m’apprendre
D’avoir fait à sa femme un autre parti prendre.
Mêmement une nuit, lorsque Jarbe le Roi
De nos peuples voisins sortait presque de soi,
1835 Tant l’amour le brûlait : sachant qu’à cet Énée
Fut de ma soeur la terre et l’âme abandonnée,
Pour ce que nous tenions mille propos mêlés
Du monstre qui si tôt nous avait décelés.
Un songe vint saisir en dormant ma mémoire
1840 Sur celle qui sait tout, soit bien soit mal notoire :
Je brouillais en l’esprit deçà delà roulant,
Tout ce qu’on m’avait dit de ce monstre volant,
L’un me semblait compter que dès qu’en leur pensée
Ceux de Tyr projetaient leur ville commencée ;
1845 Ce monstre ne cessait, et puis haut, et puis bas
De voleter sur nous, y prenant ses appas,
Nous apportant sans fin quelque trouble des autres,
Ou bien à nos voisins portant sans fin des nôtres.
Un autre me semblait parlant obscurément,
1850 Décrire à son propos ce monstre hautement,
Ce monstre enfant du Temps, en tout aussi muable
Qu’en ses effets divers son père est variable.
Qui sans aucun repos fait, défait, et refait
Son rapport, tout ainsi que son père son fait ;
1855 Et circuit en rien le Ciel, la Terre, et l’onde,
Comme le vol du temps circuit tout le monde.
Tous deux sont souhaités, tous deux ne mourront point ;
Et ne sont différents tous deux que d’un seul point.
Jamais rien ce vieillard qui ne soit vrai n’apporte,
1860 Le faux, le vrai, sa fille aux oreilles rapporte.
Or cependant qu’en moi ce propos s’embrouillait,
Et que mainte autre chose aux propos se mêlait,
Je vis de mes deux yeux cette femme volage,
Se planter sur les tours de la neuve Carthage,
1865 Sale, maigre, hideuse, et soudain embouchant
La trompe qu’elle avait, sonner un piteux chant :
Voire et me fut avis que de la trompe même
Sortait et sang, et feu, tant qu’éperdue et blême
De ce cruel spectacle au réveil me troublai,
1870 Et de longtemps après mes sens ne rassemblai.
Las ! Barce qu’en dis-tu ? Barce, hélas !

BARCE.

On se ronge
En vain s’on veut avoir la raison de tout songe.

ANNE.

De mes songes encor je ne m’effraierais point,
Si rien plus grand n’était à mes songes conjoint :
1875 J’ai vu ces jours passés sur le haut du château
Signe fatal de mort, croasser maint corbeau ,
Le hibou porte mort, l’Orfraye menaçante ;
Et la voix du Corbeau dessus nous croassante
Ne me chanter que mal, et m’a fait frissonner.
1880 Le vin que ce matin en sang j’ai vu tourner,
Au moins ce m’a semblé lorsqu’en la coupe sienne,
Didon sacrifiant à Junon gardienne,
Le tenait pour épandre aux cornes du Taureau :
Outre ce jour hideux m’est un effroi nouveau :
1885 Car tout ce jour Phébus a sa face montrée
Telle, comme je crois, que quand le fier Atrée
Fit bouillir les enfants de son frère adultère,
Leur faisant un tombeau du ventre de leur père.
107 108
Encore outre ce temps embrouillé l’on oit bruire
1890 La mer plaintive aux bords, et sembler nous prédire
Que les Dieux qui jamais rien constant ne permettent,
Envoyent sur nos chefs ce que leurs feux promettent ;
109
Même cet arc-en-ciel Iris Thaumantienne,
Messagère à Junon, de ce lieu gardienne,
1895 Apparaissait tout hier de noir sang toute teinte,
Non pas de cents couleurs, comme elle soulait, peinte.

BARCE.

Lorsque l’on voit un mal obstinément épris,
Et que la froide peur se saisit des esprits,
Il nous semble que tout nous donne témoignage
1900 De ce que nous craignons : mais d’un serein visage
Je vois venir la Reine. Ô l’heureux changement,
Si avecque la face est changé le tourment.

DIDON.

J’ai trouvé le moyen, ma soeur, qui me peut rendre
Ce fuitif outrageux, ou qui me peut défendre,
1905 Me dépêtrant du Dieu qui jusqu’à ma mort me touche,
Vers la fin d’Océan où le Soleil se couche,
Sont les Mores derniers, près l’échine foulée
Du grand Atlas portant la machine étoilée :
De là l’on m’a montré la sage enchanteresse,
1910 La vieille Béroé, Massyline prêtresse
Qui le temple gardait aux filles Hespérides,
Appâtant le dragon de ses douceurs humides,
Et d’oublieux pavots, et prenant elle-mêmes
La garde du fruit d’or, des soucis plus extrêmes :
1915 Ainsi qu’elle promet, la vie elle délie,
Ou bien d’un soin cruel elle empêtre la vie :
Elle arrête à sa voix la plus raide rivière,
Et fait tourner du ciel les signes en arrière :
Les ombres de là-bas en hurlant elle appelle,
1920 Tu oiras rehurler la terre dessous elle :
Tu verras des hauts monts les plantes dévalées,
Et les herbes venir de toutes les vallées.
J’appelle (chère soeur) les Dieux en témoignage,
Toi et ton chef aussi, que l’ancien visage
1925 De l’art magicien malgré mon coeur j’éprouve :
Mais puisque ma fureur ce seul remède trouve,
Va, et au plus secret de cette maison nôtre
Un grand amas de bois dresse-moi l’un sur l’autre :
Que l’épée de l’homme en la chambre fichée
1930 Où j’ai brisé la foi de mon époux Sichée :
Que toute la dépouille et le lit détestable,
Le lit de nos amours, dont je meurs misérable,
Soit par toi mis dessus. Car la prêtresse enseigne
110
Que tous ces demeurants, de mes fureurs l’enseigne,
1935 Soient abolis au feu. Quand la pile entassée
Quand sur elle sera toute chose amassée,
D’if, de buis, de Cyprès faisant mainte couronne,
Je veux que maint autel cette pile environne.
Là tout ainsi qu’on vit Médée charmeresse,
1940 Renouvelant d’Éson la faillante vieillesse,
Tu me verras la voix effroyable et tremblante,
La chevelure au vent de tous côtés flottante,
Un pied nu, l’oeil tout blanc, la face toute blême,
Comme si mes esprits s’écartaient de moi-même :
1945 Lors de feuilles ayant vos têtes entourées,
111
Et d’un noeud conjuré par les reins ceinturées,
112
Vous m’orrez bien tonner trois cent Dieux d’une suite,
Et Enfer et Chaos, et celle qui hérite
113
Nos esprits à jamais, la trois fois double Hécate,
1950 Diane à triple voie : il faut que je combatte
Pour moi contre moi-même, il faut que je m’efforce
De forcer les efforts, à qui je donnais force.
Hâtez donc, laissez-moi, afin que je remâche
Toute seule à part moi, tout cela qui relâche
1955 Les amours furieux, et que tout j’appareille
Pour commencer mes voeux, dès que l’aube vermeille
Aura demain rougi l’humide matinée,
Le Ciel, le Ciel m’orra.

ANNE.

Toi donc qui vois Énée
(Ô grand Ciel) opposer à tes lois sa malice,
1960 Sois pour nous, et prospère en tout ce sacrifice.

DIDON.

Puis-je donc forcenée encor me laisser vivre,
S’il n’y a que la mort qui d’un tel mal délivre ?
Laissé-je triompher cette flamme bourrelle,
Lorsque ma main, ma main, peut bien triompher d’elle ?
1965 Qu’entreprendrais-je (ô Mort !) Mort que seule je nomme
Contre les Dieux vengeurs la vengeance de l’homme ?
Qu’entreprendrais-je : (dis-je) alors qu’en moi s’assemble
Tout ce que les enfers ont de rages ensemble,
Tout ce que le Vésuve a d’ardeurs recelées,
1970 Tout ce que la Scythie a de glaces gelées,
Tout ce qu’on feint là-bas de peines éternelles
S’ordonner par Minos aux âmes criminelles,
Sinon avec ma vie en moi jà dédaigneuse
De faire crever tout par une plaie heureuse ?
1975 Pourrais-je bien encor me voir une espérance
De me pouvoir guérir pour chercher l’alliance
Des Nomades voisins, par moi jà méprisée ?
Serais-tu bien encor, Didon tant abusée
Que d’allonger le fil de ta vie ennemie
1980 En suivant par la mer celui qui t’a trahie ?
Prends encores, à fin que ta dextre couarde
N’ayant pitié de toi, sur toi ne se hasarde,
Qui te soit beaucoup mieux de suivre l’adversaire,
Que de fuir ta vie à tout repos contraire :
1985 Suivrais-tu toute seule aveugle et déréglée,
Ou bien le suivrais-tu encor plus aveuglée,
Si tu pensais faire avec toute la suite
Qu’à grand’peine tu as jusqu’en ces lieux conduite,
L’arrachant de Sidon ? Et puis, hé condamnée,
1990 Pauvre femme, je crois, en dépit du Ciel née,
N’as-tu point eu encor assez de connaissance
Quel fut Laomédon, et quelle est son engeance ?
Non, non, meurs meurs ainsi, Didon, que tu mérites,
Apprête-toi donc, Parque, et toi qui tant irrites
1995 Mes fureurs contre moi, Fortune insatiable,
Apprête-toi pour voir le spectacle exécrable :
Tu ne t’es pu saouler, m’ayant toujours foulée,
Mais bientôt de mon sang je te rendrai saoulée.
L’amour mange mon sang, l’amour mon sang demande,
2000 Je le veux tout d’un coup repaître en mon offrande :
Soyez au sacrifice, ô vous les Dieux suprêmes,
Je vous veux apaiser du meurtre de moi-mêmes.
Votre enfer, Dieux d’enfer, pour mon bien je désire,
Sachant l’enfer d’Amour de tous enfers le pire :
2005 J’irais j’irais desor, mais il me faut attendre
L’occasion des voeux que je feins d’entreprendre.

LE CHOEUR.

Troupe Phénicienne
Qui prévois bien ton mal :
Et toi troupe Troyenne
2010 Serve d’un déloyal :
Vous le Ciel et la terre,
Voyez voyez ce jour,
Combien traîtrement erre
L’injustice d’amour.
2015 Ô grands Dieux, si le vice
N’a point en vous de lieu,
Amour plein d’injustice
Peut-il bien être Dieu ?
Mais injuste je pense
2020 Chacune Déité,
Qui jamais ne dispense
Le bien à la bonté.
Un seul hasard domine
Dessus tout l’univers,
2025 Où la faveur divine
Est due au plus pervers.
Les Dieux dès sa naissance
Lui ont ôté les peurs,
Avec la conscience,
2030 Meurtrière de nos coeurs.
S’il chet dans la marine
À la rive il prétend,
Et s’attend à l’échine,
Du Dauphin qui l’attend.
2035 La guerre impitoyable
Massacrant les humains,
Crains l’heur épouvantable
Que l’on voit en ses mains :
Rien les arts de Médée,
2040 Rien n’y pût la poison,
Rien cela dont gardée
Fut la jaune toison.
Rien la loi qu’on révère,
Non tant comme on la craint :
2045 Rien le bourreau sévère
Qui l’homme blême étreint.
Rien le foudre céleste
Des plus grands ennemi,
Toute chose il déteste,
2050 Et tout lui est ami.
Songeons aux trois qu’on prise
Pour plus aventureux,
Et qu’en toute entreprise
Les Dieux ont fait heureux,
2055 Jason, Thésée, Hercule :
Les Dieux leur ont prêté
Grand’faveur, crainte nulle ;
Toute déloyauté.
Tous trois ainsi qu’Énée,
2060 En trompant leurs amours,
Ont fait mainte journée
Marquer d’horribles tours.
Tous trois trompeurs des hôtes ;
Tous trois, ô inhumains,
2065 Ont vu soit par leurs fautes,
Soit même de leurs mains,
Leurs maisons effrayées
D’avoir reçu les cris
De leurs femmes tuées,
2070 De leurs enfants meurtris :
Mais la faveur suprême
Les poussait toutefois,
Et crois que la mort même
Les a fait Dieux tous trois.
2075 Tu sais bien (ô Énée)
Peste des grand’s maisons,
Qui d’une destinée
Farde tes trahisons :
Tu sais, ô implacable,
2080 Homme lâche, homme fier,
Que ce tour détestable
N’est des tiens le premier.
Le Ciel, la mer, la terre,
Nonobstant sont pour toi ;
2085 Rien ne te fait la guerre,
Tu la fais à ta foi.
Didon qui s’humilie
Devant les Dieux, sans fin
Va traînant une vie
2090 Serve d’un dur destin.
Si ce n’est injustice
De nous traiter ainsi,
Rien ne peut de ce vice
Les sauver que ceci :
2095 C’est que pécheurs nous sommes,
Et le Ciel se fâchant,
Fait pour punir les hommes
Son bourreau d’un méchant.

ACTE V §

Didon, Barce, Le Choeur. §

DIDON.

Mais où me porte encor ma fureur, qui me garde
2100 De me dépêtrer d’elle ? Et quel malheur retarde
Mes secourables mains, qui allongeant d’une heure
Mon misérable fil, font que cent fois je meure ?
Plus cruels sont les coups dont l’amour aiguillonne,
Que ceux-là que la dextre homicide nous donne.
2105 Mais quoi ? Mourrons-nous donc tellement outragées ?
Mourrons-nous, mourrons-nous sans en être vengées ?
Le méchant a cinglé dès que l’aube éveillée
Par ma vue toujours sans repos décillée
S’est découverte au Ciel, la pauvre aube je cuide
2110 Qui prend pitié de moi : j’ai vu le port tout vide,
J’ai j’ai vu de ma tour sous le clair des étoiles,
Les vents qui se jouaient de ses traîtresses voiles.
Se jouer de la foi lâchement parjurée,
Se jouer de l’honneur de moi désespérée,
2115 Se jouer du repos d’une parjure veuve,
Se jouer du bonheur de ma Carthage neuve,
Et qu’on verra bientôt se jouer de ma vie,
Par qui sera soudain cette flotte suivie,
Las las ! Sera-ce ainsi ? Toi brûlante poitrine,
2120 Faut-il que dedans toi tout le mal je machine
Contre moi seulement ? Vous vous cheveux coupables
Que je romps à bon droit, serons-nous misérables
Tous seuls, sans qu’aucun mal sente le méchant même,
Qui vous fait arracher, et enrager moi-même ?
2125 Jupiter Jupiter, cette gent tromperesse
Doncque se moquera d’une Reine et hôtesse ?
Sus Tyriens, sus peuple au port au port, aux armes,
Portez les feux, courez, changez le sang aux larmes,
Jetez-vous dans la mer, accrochez-moi la troupe,
2130 Que d’un bouillant courage on me brûle on me coupe
Ces vilains par morceaux, que tant de sang s’écoule,
Que jusques à mes yeux le flot marin le roule.
Que dis-tu ? Où es-tu, Didon ? Quelle manie
Te change ton dessein, pauvre Reine, ennemie
2135 De ton heur ? Il fallait telle chose entreprendre
Quand tu donnais les lois : tes forfaits t’ont pu rendre
Toi-même sans pouvoir, et ton peuple sans crainte.
Celui qu’on dit porter, ô malheureuse feinte,
Les Dieux de son pays dans son navire, emporte
2140 Tout ce qui te rendait dessus ton peuple forte.
N’ai-je pu déchirer son corps dans la marine
Par pièces le jetant, tuer sa gent mutine,
Son Ascaigne égorger, et servie à la table,
Remplissant de son fils un père détestable ?
2145 Mais quoi ? (me dirait-on) la victoire incertaine
M’eût été : c’est tout un, de mon trépas prochaine
Qu’est-ce que j’eusse craint ? J’eusse porté les flammes
Dedans tout leur quartier : j’eusse ravi les âmes
Au père, au fils, au peuple, et jà trop dépitée
2150 Contre moi je me fusse au feu sur eux jetée.
Mais puisque je n’ai pu, toi Soleil, qui regardes
Tout ceci : toi Junon, qui las ! Si mal me gardes,
Coupable de mes maux : toi Hécate hurlée
De nuit aux carrefours : vous bande échevelée,
2155 Qui pour cheveux portez vos pendantes couleuvres,
Et dans vos mains les feux vengeurs des lâches oeuvres :
Vous (dis-je) tous les Dieux, de la mourante Élize
Recevez ces mots ci, et que l’on favorise
À la dernière voix qu’à peine je desserre :
2160 Si l’on permet jamais ce méchant prendre terre,
Que tout peuple sans fin le guerroie et dédaigne,
Que banni, que privé des yeux de son Ascaigne,
En vain secours il cherche, et que sans fin il voie
Renaître sur les siens les ruines de Troie :
2165 Quand même malgré soi il faudra qu’il fléchisse
Sous une injuste paix, qu’alors il ne jouisse
De règne ni de vie, ains mourant à grand’peine
Au milieu de ses jours, ne soit en quelque arène
Qu’enterré à demi. Quant à sa race fière,
2170 Qui sera, je ne sais (et la fureur dernière
Prophétise souvent) ainsi que lui traîtresse,
Qui par dol se fera de ce monde maîtresse :
Qui de cent piétés, ainsi que fait Énée,
Abusera la terre en ses lois obstinée,
2175 Et qui toujours feindra pour croître sa puissance
Avec les plus grands Dieux avoir fait alliance,
S’en forgeant bien souvent de nouveaux et d’étranges,
Pour croître avec ses Dieux ses biens et ses louanges.
Qu’on ne la voie au moins en aucun temps paisible,
2180 Et que quand peuple aucun ne lui sera nuisible
Elle en veuille à soi-même, et que Rome grevée
De sa grandeur, souvent soit de son sang lavée.
Que sans fin dans ses murs la sédition règne,
Qu’en mille et mille états elle change son règne,
2185 Qu’elle fasse en la fin de ses mains sa ruine,
Et qu’à l’envi chacun dessus elle domine,
Se voyant coup sur coup saccagée, ravie,
Et à mille étrangers tous ensemble asservie.
Quant à vous Tyriens, d’une éternelle haine
2190 Suivez à sang et feu cette race inhumaine :
Obligez à toujours de ce seul bien ma cendre,
Qu’on ne veuille jamais à quelque paix entendre.
Les armes soient toujours aux armes adversaires,
Les flots toujours aux flots, les ports aux ports contraires :
2195 Que de ma cendre même un brave vengeur sorte ;
Qui le foudre et l’horreur sur cette race porte :
Voilà ce que je dis, voilà ce que je prie,
Voilà ce qu’à vous Dieux, ô justes Dieux je crie.
Mais ne voici pas Barce ? Il faut que je l’empêche,
2200 Et que seule de soi desor’ je me dépêche
De l’esprit ennuyeux. Barce chère nourrice,
Va et lave ton chef, il faut que je finisse
Ce que j’ai commencé, cherche-moi ce qui reste
Pour parfaire mes voeux contre la mort moleste :
2205 Puis appelant ma soeur, qu’on la lave et couronne,
M’apportant tout cela que la prêtresse ordonne.
Va donc.

BARCE.

À moi (ô Reine) à moi donque ne tienne
Qu’on ne voye soudain la délivrance tienne.
2210 Mais quelle couleur, Dieux ! Toutes sacrifiantes
Rendent-elles ainsi leurs faces effrayantes ?
Quoi que soit, je crains tout, las vieillesse chétive !
Comment se fait que tant par tant de maux je vive ?

DIDON.

C’est à ce coup qu’il faut, ô mort, mort voici l’heure,
2215 C’est à ce coup qu’il faut que coupable je meure,
Sur mon sang, dont je veux sur l’heure faire offrande,
Qu’on paye à mon honneur tant offensé l’amende :
J’ai tantôt dans l’épais du lien sombre et sauvage,
Près l’autel où je tiens de mon époux l’image,
2220 Entendu la voix grêle et reçu ces paroles,
Didon Didon viens-t-en. Ô amours, amours folles,
Qui n’avez pas permis qu’innocente et honnête
114
Je revoise vers lui mais jà ma mort est prête.
Pour t’apaiser Sichée, il faut laver mon crime
2225 Dans mon sang, me faisant et prêtresse et victime :
Je te suis-je te suis, me fiant que la ruse,
La grâce, et la beauté de ce traître m’excuse,
La grand’pile qu’il faut qu’à ma mort on enflamme
Déteindra de son feu et ma honte et ma flamme.
2230 Et toi chère dépouille, ô dépouille d’Énée,
Douce dépouille, hélas ! Lorsque la destinée
Et Dieu le permettaient, tu recevras cette âme,
115
Me dépêtrant du mal qui sans fin me rentame.
J’ai vécu, j’ai couru la carrière de l’âge
2235 Que Fortune m’ordonne, et or’ ma grand’image
Sous terre ira : j’ai mis une ville fort belle
À chef, j’ai vu mes murs, vengeant la mort cruelle
De mon loyal époux, j’ai puni courageuse
Mon adversaire frère : heureuse, ô trop heureuse,
2240 Hélas ! Si seulement les naus Dardaniennes
N’eussent jamais touché les rives Libyennes.
Sus donc allons, de peur que le moyen s’enfuie :
Trop tard meurt celui-là qu’ainsi son vivre ennuie.
Allons et redisons sur le bois la harangue,
2245 Arrêtant tout d’un coup et l’esprit et la langue.

LE CHOEUR.

Dis-nous Barce, où vas-tu.

BARCE.

Au château je retourne.

LE CHOEUR.

La Reine y vient d’entrer, et comme le vent tourne
Les feuillards dans les bois, lorsque libre il s’en joue,
L’amour comme il lui plaît en cent sortes la roue.
2250 À qui n’eût point fendu le coeur d’impatience,
Voyant tantôt de loin changer ses contenances ?
Ores nous la voyons les paupières baissées
Rêver à son tourment : ores les mains dressées,
De je ne sais quels cris, desquels elle importune
2255 Et les Dieux peu soigneux, et l’aveugle Fortune,
Faire tout retentit : ores un peu remise
Se recoiffer, et or’ de plus grand’rage éprise
Se battre la poitrine, et des ongles cruelles
Se rompre l’honneur saint de ses tresses tant belles :
2260 Le pleur m’en vient aux yeux. Ô quel hideux augure,
Pour de nos murs nouveaux témoigner l’aventure !

BARCE.

Si est-ce que je vois vers elle en espérance,
Que bientôt de ses maux elle aura délivrance.

LE CHOEUR.

L’Amour qui tient l’âme saisie,
2265 N’est qu’une seule frénésie,
Non une déité :
Qui, comme celui qui travaille
D’un chaud mal, poinçonne et tenaille
Un esprit tourmenté.
2270 Celui dont telle fièvre ardente
La mémoire et le sens tourmente,
Souffre sans savoir quoi :
Et sans qu’aucun tort on lui fasse
Il combat, il crie, il menace,
2275 Seulement contre soi.
Son oeil de tout objet se fâche,
Sa langue n’a point de relâche,
Son désir de raison :
Ore il connaît sa faute, et ore
2280 Sa peine le raveugle encore,
Fuyant sa guérison.
Tel est l’amour, tel est la peste,
Qu’il faut que toute âme déteste :
Car lorsqu’il est plus doux
2285 Il n’apporte que servitude,
Et apporte, quand il est rude,
Toujours la mort sur nous.

BARCE.

Ô moi pauvre, ô Ciel triste, ô terre, ô creux abymes !
Quand est-ce qu’ici-bas pareil horreur nous vîmes ?
2290 Que suis-je ? Où suis-je ? Où vois-je ? Est-ce là dont l’offrande
Que l’homicide Amour pour s’apaiser demande ?
Ô Crime ! Ô cruauté ! Ô meurtre insupportable
Que l’amour a commis !

LE CHOEUR.

Quel trouble épouvantable
T’a fait si tôt sortir (ô Barce) quelle injure
2295 Peut encor conspirer la fortune plus dure ?

BARCE.

Quelle quelle (grands Dieux !) êtes-vous donc absentes ?
Étant sûres au port riez-vous des tourmentes ?
La Reine s’est tuée, au moins avec sa flamme,
Par un coup outrageux les restes de son âme,
2300 Sanglotant durement à grand’force elle pousse :
Voilà la fin qu’apporte une amorce si douce.

LE CHOEUR.

Ô jour hideux, ô mort horrible, ô destinée
Cent à cent fois méchante, ô plus méchant Énée !
Mais comment ? Comment Barce, hélas ?

BARCE.

2305 Sous une feinte
Qu’elle a fait de vouloir rendre sa peine éteinte,
Par l’heur d’un sacrifice elle a couvert l’envie
De chasser aux enfers ses travaux et sa vie :
Sur un amas de bois, feignant par vers tragiques
2310 D’enchanter ses fureurs, elle a mis les reliques
Qu’elle avait de ce traître, un portrait, une épée,
Et leur coupable lit. Or afin que trompée
Avec Anne je fusse, ailleurs on nous envoie,
Lors seule dans son sang ses flammes elle noie,
2315 S’enferrant du présent que lui fit le parjure.
Anne court à son cri, qui presque autant endure :
Voyant mourir sa soeur, son vivre elle dédaigne,
Et de la mort veut faire une autre mort compaigne.
Est-ce ainsi donc (ô Soeur) que ta feinte nous trompe ?
2320 Verrai-je que sans moi ta propre main te rompe
Le filet de ta vie ? Est-ce ici le remède ?
Est-ce le sacrifice à qui ton tourment cède ?
Sont-ce les voeux, les vers dont tu m’as abusée ?
Es-tu tant contre nous et contre toi rusée ?
2325 Ainsi sa soeur en vain, lave et bouche sa plaie.
Elle s’oyant nommer, tant qu’elle peut s’essaie
De soulever son chef, qui tout soudain retombe,
Ne cherchant que changer son lit avec la tombe.
Ô piteux lit mortel ! Ô que d’horrible rage
2330 Le Soleil à ce jour attraine sur Carthage !

LE CHOEUR.

Arrachez vos cheveux, Tyriens, qu’on maudisse
De mille cris enflez l’amoureuse injustice,
Rompez vos vêtements :
Écorchez votre face, et soyez tels qu’il semble
2335 Que l’on voie abîmer vous et Carthage ensemble
Redoublez vos tourments.
Redoublez-les toujours, et que la mort cruelle
De la Reine mourante, en vos coeurs renouvelle
Mille morts désormais.
2340 Pleurez, criez, tonnez, puisque si mal commence
L’heur de Carthage, il faut, ô peuple, qu’on la pense
Malheureuse à jamais.

BARCE.

Mais, que séjournons-nous ? Sus, sus, ô pauvre bande,
Bande, las ! Sans espoir, allons, et cette offrande
2345 Arrosons de nos pleurs, et souffrons tant de peine,
Qu’avec elle le deuil presque aux enfers nous mène.
Nul vivant ne se peut exempter de furie,
Et bien souvent l’amour à la mort nous marie.