Didon, Choeur des Phéniciennes, Anne, Énée. §
DIDON.
Dieux, qu’ai-je soupçonné ? Dieux, grands Dieux qu’ai-je su ?
Mais qu’ai-je de mes yeux moi-mêmes aperçu ?
435 Veut donc ce déloyal avec ses mains traîtresses
Mon honneur, mes bienfaits, son honneur, ses promesse
Donner pour proie aux vents ? Je sens je sens glacer
Mon sang, mon coeur, ma voix, ma force, et mon penser.
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Las ! Amour, que deviens-je ? Et quelle âpre furie
440 Se vient planter au but de ma trompeuse vie ?
Trompeuse, qui flattait mon aveugle raison,
Pour enfin l’étouffer d’une étrange poison ?
Est-ce ainsi que le Ciel nos fortunes balance ?
Est-ce ainsi qu’un bienfait le bienfait récompense ?
445 Est-ce ainsi que la foi tient l’amour arrêté ?
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Plus de grâce a l’amour, moins il a de seurté
Ô trop frêle espérance ! Ô cruelle journée !
Ô trop légère Élize ! Ô trop parjure Énée !
Mais ne le voici pas ? Sus sus écartez-vous,
450 Troupe Phénicienne : il faut que mon courroux
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Retenant ce fuitif, desor’ se désaigrisse :
Ou que plus grand’fureur mes fureurs amoindrisse.
Toi-même (ô chère soeur) laisse-moi faire essai,
Ou d’arrêter ses naus, ou bien les maux que j’ai.
455 Il n’aura pas, je crois, le coeur de roche : et celle
Qu’il dit sa mère, est bien des Dieux la moins cruelle.
Il faut que la pitié l’arrête encor ici,
Ou que ma seule mort arrête mon souci ;
La mort est un grand bien : la mort seule contente
460 L’esprit, qui en mourant voit perdre toute attente
De pouvoir vivre heureux.
LE CHOEUR.
De pouvoir vivre heureux. Qui ne verrait comment
L’amour croît son pouvoir de son empêchement ?
Mais souvent d’autant plus qu’au fait on remédie,
Et plus en vain dans nous s’ancre la maladie.
DIDON.
465 Quoi t’émerveilles-tu, si ma juste fureur,
Ô parjure cruel, remplit mes mots d’horreur ?
Et qu’outre mon devoir, deçà delà courante,
Il semble que je fasse à Thèbes la Bacchante,
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Qui sentant arriver les jours Triétériques,
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470 Fait forcener ses sens sous les erreurs Bachiques ?
T’en ébahis-tu donc, vu qu’assez tu savais,
Las ! Que tu rendais telle et mon âme et ma voix ?
Car bien que ton départ tu me dissimulasses,
Bien qu’à la dérobée aux vents sacrifiasses,
475 Et au père Océan ; bien que sans te changer
Tu m’eusses fait fier du tout à l’étranger,
Sans que jamais on t’eût mécru de telle faute:
Espérais-tu pourtant, ô ingrat ingrat hôte ;
Aveugler tous nos yeux en telle lâcheté ?
480 Les cieux sont ennemis de la méchanceté.
La terre malgré soi soutient un homme lâche :
Et contre le méchant la mer même se fâche.
Quand même ton dessein ce jour je n’eusse vu,
Ni entendu des miens, le Ciel ne l’eût pas tu :
485 Ma terre en eût tremblé, et jusques à Carthage
La mer le fût venu sonner à mon rivage.
Mais qui te meut, Cruel ? Pourquoi trop inhumain
Laisses-tu celle-là qui t’a mis tout en main ?
Notre amour donc, hélas ! Ne te retient-il point,
490 Ni la main à la main, le coeur au coeur conjoint
Par une foi si bien jurée en tes délices ?
Que si les justes Dieux vengent les injustices,
Tes beaux serments rompus rompront aussi ton heur.
Fais-tu si peu de compte encor de mon honneur,
495 Las ! Qui t’enrichissant d’un superbe trophée,
Tiendra ma plus grand’gloire en moi-même étouffée ?
Ne te meut point encor un horrible trépas,
Dont ta Didon mourra, qui aussitôt ses pas
Bouillante hâtera dedans la nuit profonde,
500 Que les vents hâteront tes vaisseaux parmi l’onde ?
Or si tu n’es (hélas !) de mon mal soucieux,
Sois pour le moins (Ingrat) de ton bien curieux.
En quel temps sommes-nous ? N’as-tu pas vu la grêle
Et la neige et les vents, tous ces jours pêle-mêle
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505 Noircir toute la mer, et tant qu’on eût cuidé
Que plus le grand Neptune aux eaux n’eût commandé,
Tant les vents maîtrisaient les grand’s vagues enflées,
Qui jusqu’au Ciel étaient horriblement soufflées ?
Celui ne s’aime pas, qui au coeur de l’hiver,
510 Hasardant ses vaisseaux et sa troupe en la mer,
Prodigue de sa vie, attend qu’un noir orage
Dans l’eau d’Oubli lui dresse un autre navigage.
Sans crainte de la mort on suivrait tout espoir,
S’on pouvait plusieurs fois la lumière revoir.
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515 Prends encor que les eaux se rendissent bonaces
En ton département, crains-tu point les menaces
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Du Dieu porte-trident irrité contre toi,
Infidèle à celui qui n’aura plus de foi ?
Toutes les fois qu’en mer les flots tu sentiras
520 Contre lutter aux flots, pâlissant tu diras,
C’est à ce coup, ô ciel, ô mer, que la tempête
Doit justement venger ma foi contre ma tête.
Et si tu t’attends lors, que de Troie les Dieux
Portés dans ton navire, apaisent et les cieux,
525 Et l’onde courroucée : il te viendra soudain
Dans l’esprit, que tout Dieu laisse l’homme inhumain.
Un Dieu même perdrait l’Ambroisie immortelle,
Privé de déité, s’il était infidèle.
Tu gagnas leur secours par une piété,
530 Leur secours tu perdrais par une cruauté.
Songes-tu point encor, que même en la marine
L’Amour voit honorer sa puissance divine ?
Neptune sait-il pas, que c’est que de sentir
Le brandon que ses eaux ne peuvent amortir ?
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535 Glaucque le fier Triton, et la troupe menue
De ces Dieux, ont-ils pas la force en soi connue
Dont Amour leur commande ? Et son divin flambeau
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Ard-il pas les poissons jusques au creux de l’eau ?
Mêmement quant aux vents : le fier vent de Scythie
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540 Se vit-il pas fléchir sous l’amour d’Orithye ?
Voyons donc maintenant tous ces Dieux obéir
Aux lois d’Amour, voyant qu’ores tu veux haïr
De celle-là la vie, à qui même la tienne
À jamais sera due, à cette heure te vienne,
545 Qu’il te vienne un remords de t’être en l’esprit mis
De vouloir dans la mer à tous tes ennemis
Te fier de ta vie, en irritant ton frère,
Ton puissant frère Amour, en irritant ta mère,
Qui tous deux te feront savoir à tous les coups,
550 Qu’en péchant contre Amour nous péchons contre nous.
Si encore ta Troie et les grands tours connues
De ton Priam, dressaient le chef jusques aux nues :
Si des murs que bâtit Apollon, tout le clos
N’était point couvert d’herbe, et de pierres, et d’os,
555 Qu’entreprendrais-tu plus des pays étrangers ?
Chercherais-tu le tien parmi plus de dangers ?
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Lerrais-tu quelque terre heureuse et bien aimée,
Pour voir par cent périls de Troie la fumée ?
Craindrais-tu point l’hiver, ni même Cupidon,
560 Pour la foi parjurée à quelque autre Didon ?
Et maintenant (bons Dieux !) qu’en toi tu délibères ;
Cruel, de faire voile aux terres étrangères,
Laissant si douce terre, et si doux traitement,
Pour suivre pour ton but un hasard seulement,
565 Que faut-il que je songe ? Hélas, dois-je pas croire
Que dessus un amour la haine aura victoire ?
Vu que tu me fuis tant, qu’afin de t’étranger
De Didon, tu ne crains de suivre aucun danger.
Me fuis-tu ? Me fuis-tu ? Ô les cruels alarmes
570 Que me donne l’Amour, par ces piteuses larmes
Qu’ores devant ta face épandre tu me vois !
Larmes, las ! Qui se font maîtresses de ma voix,
Qui hors de moi ne peut ne peut.
ANNE.
Qui hors de moi ne peut ne peut. Quand l’innocente
Fléchit sous le coupable, et plus forte lamente
575 Devant le faible, hélas ! Le Ciel aveuglément
Donnant à l’un le crime, à l’autre le tourment,
Fait-il pas voir qu’il faut s’accompagner du vice,
Qui traîne incessamment l’innocence au supplice ?
DIDON.
Par ces larmes je dis, que te montrant à l’oeil
580 Combien l’amour est grand, quand si grand est le deuil :
Et par ta dextre aussi ; puisque moi misérable
Ne me suis laissé rien qui ne soit secourable
Par les feux, par les traits, dont ton frère si bien
A vaincu ma raison qu’il ne m’en reste rien :
585 Par notre mariage, et par nos Hyménées
Qu’avaient bien commencé mes rudes destinées :
Par les Dieux, que dévot tu portes avec toi,
Compagnons de ta peine, et témoins de ta foi :
Par l’honneur du tiers Ciel que gouverne ta mère :
590 Par l’honneur que tu dois aux cendres de ton père,
Si jamais rien de bon j’ai de toi mérité,
Si jamais rien de moi à plaisir t’a été,
Je te prie prends pitié, d’une pauvre famille,
Que tu perdras au lieu d’achever une ville,
595 Comme nous espérions, car d’assembler en un
Deux peuples asservis dessous un joug commun.
L’espoir flatte la vie, et doucement la pousse,
L’étranglant à la fin d’une corde moins douce.
Notre espoir est-il tel ? Pourrais-tu faire voir
600 Qu’entre tous les malheurs il n’y a que l’espoir,
Qui engendre à la fin lui-même son contraire ?
Un coeur se doit fléchir, et l’homme est adversaire
Des hommes, et des Dieux, lorsque d’un méchant coeur
Fuit plutôt la pitié que son propre malheur.
605 T’es-tu changé sitôt ? Ôte ôte-moi desores,
(Si quelque lieu me reste aux prières encores)
Le coeur envenimé, qui te déguise ainsi.
Las ! Je ne te connus jamais pour tel ici :
Je t’ai connu pour tel, que justement surprise
610 J’ai méprisé l’amour en tous autres éprise :
L’amour trop mise en un, comme je l’ai dans toi,
Est la haine de tous, et la haine de soi,
J’ai pour t’avoir aimé la haine rencontrée
Des peuples et des Rois de toute la contrée :
615 Même les Tyriens de ton heur offensés
Couvent dessous leurs coeurs leurs dédains amassés.
La Princesse aime bien, qui beaucoup plus regarde
À un seul, qu’à tous ceux qu’elle a pris en sa garde.
Qui plus est pour toi-même (ô Soleil me peux-tu
620 Voir veuve de Sichée, et veuve de vertu ?)
Pour toi-même (ô Énée) éprise de tes feux,
J’ai mon honneur éteint, ma chasteté, mes voeux :
Pour toi (dis-je) ô Énée, on verra tôt éteindre
Ma renommée aussi, qui se vantait d’atteindre
625 D’un chef brave et royal la grand’ voûte, où les Dieux
D’un ordre balancé font tournoyer les cieux :
Qui, peut-être, m’ôtant du nombre des Princesses,
M’eût mise après ma mort au nombre des Déesses.
À qui (ô très cher hôte) à qui, ô seul support
630 De ma Carthage, à qui prochaine de la mort
Laisses-tu ta Didon ? Il faut que ma mort ôte
Mes haines d’entour moi, si je perds un tel hôte,
Hôte, puisque ce nom me reste seulement
En celui, qui m’était mari premièrement.
635 Qu’attends-je plus sinon que mes murs de Carthage,
Sentent de mon cruel Pygmalion la rage ?
Ou que hors de ce lieu que tu auras quitté,
Mon dur malheur me jette en la captivité
Du Roi Gétulien ? Rien n’épargne l’envie :
640 Et jamais un malheur ne vient sans compagnie.
Au moins si j’avais eu quelque race de toi,
Avant que de te voir arracher d’avec moi ;
Et si dedans ma Cour, du père abandonnée
Je pouvais voir jouer quelque petit Énée,
645 Qui seulement les traits de ta face gardât,
Et m’amusant à lui mes soucis retardât :
Je ne penserais point ni du tout être prise,
Ni du tout délaissée. Alors que l’âme éprise
Ne peut avoir celui qui toute à soi l’attrait,
650 Elle se paît au moins quelquefois du portrait :
Et bien qu’un souvenir m’embrasât davantage,
J’assurerais au moins ma dette sur ton gage.
Mais ores que ferai-je ? Ai-je un autre confort,
Sinon que d’oublier Énée par ma mort ?
655 Et sans m’attendre au temps, qui souvent désenflamme,
Me dépêtrer d’espoir, de l’amour, et de l’âme ?
L’amour fait que l’on doit du Soleil s’ennuyer,
Si la seule eau d’oubli peut ses flammes noyer.
Mais pourquoi tant de mots ? Dois-je donc satisfaire
660 À celui qui se doit plutôt qu’à moi complaire ?
L’amour, l’amour me force, et furieusement
M’apprend, que qui bien aime, aime impatiemment.
Qu’en dis-tu ?
ÉNÉE.
Qu’en dis-tu ? Je ne puis (ô Reine) qui proposes
Parlant d’un tel courage, et mille et mille choses,
665 Faire que ton parler ne me puisse émouvoir,
Ni faire que je n’aie égard à mon devoir :
Ces deux efforts en moi l’un contre l’autre battent,
Et chacun à son tour coup dessus coup abattent :
Mais lorsque l’esprit sent deux contraires, il doit
670 Choisir celui qu’alors plus raisonnable il croit.
Or la raison par qui enfants des Dieux nous sommes,
Suit plutôt le parti des grands Dieux que des hommes.
Tu veux me retenir : mais des Dieux le grand Dieu
N’a pas voulu borner mes destins en ce lieu.
675 Le Ciel qui moyennant mon courage et ma peine,
Promet un doux repos à ma race, me mène
De destin en destin, et montre que souvent
La céleste faveur bien chèrement se vend.
Ainsi qu’ores, à moi, que le destin repousse
680 Hors d’un repos acquis, hors d’une terre douce,
Hors du sein de Didon, pour encor ramer
Les bouillons écumeux des gouffres de la mer,
Pour voir mille hideurs, tant que cent Hippolytes
En seraient mis encor par morceaux en leurs fuites.
685 Mais soit que cette terre, où je conduis les miens,
Semble être seul manoir des plaisirs et des biens,
Soit que l’onde irritée, et mes voiles trop pleines
Repoussent mes vaisseaux aux terres plus lointaines :
Soit encore que Clothon renoue par trois fois
690 Le filet de ma vie, ainsi qu’au vieil Grégeois ;
Soit qu’après mon trépas ma mère me ravisse,
Ou qu’aux lois de Minos ma pauvre ombre fléchisse,
Jamais ne m’adviendra, tant que dans moi j’aurai
Mémoire de moi-même, et tant que je serai
695 Énée, ou bien d’Énée une image blêmie,
De nier que Didon et de Reine, et d’amie
N’ait passé le mérite, et jamais ne sera
Que ton nom, qui sans fin de moi se redira ;
Ne m’arrache les pleurs, pour certain témoignage
700 Que malgré moi le Ciel m’arrache de Carthage.
Mais quant à ce départ dont je suis accusé,
Je te réponds en bref : Je n’ai jamais usé
De feintise, ou de ruse en rien dissimulée
Afin que l’entreprise à tes yeux fût celée.
705 L’amour ne se peut feindre : et mon coeur, dont témoins
Sont les Dieux, me forçait au congé pour le moins.
Celui n’est pas méchant qui point ne récompense :
Mais méchant est celui qui aux bienfaits ne pense.
Je n’ai jamais aussi prétendu dedans moi,
710 Que les torches d’Hymen me joignissent à toi.
Si tu nommes l’amour entre nous deux passée,
Mariage arrêté, c’est contre ma pensée.
Souvent le faux nous plaît, soit que nous désirions
Que la chose soit vraie, ou soit que nous couvrions
715 Sous une honnête mort, et la honte, et la crainte :
Mais dedans nous le temps ne doit pas d’une feinte
Faire une vérité : la persuasion
Gêne, esclave, en l’amour la prompte affection.
Ce n’était ce n’était dedans ta Cour royale,
720 Où les Troyens cherchaient l’alliance fatale :
Si les arrêts du Ciel voulaient qu’à mon plaisir
Je filasse ma vie, et me laissaient choisir
Telle qu’il me plairait, au moins une demeure
Qui gardât que du tout le nom Troyen ne meure :
725 Si je tenais moi-même à mon souci le frein,
Je ne choisirais pas ce rivage lointain :
Je bâtirais encor sur les restes de Troie,
J’habiterais encor ce que les Dieux en proie
Donnèrent à Vulcain, et de nom et de biens
730 Je tâcherais venger les ruines des miens :
Les temples, les maisons, et les palais superbes
De Priam et des siens, se vengeraient des herbes
Qui les couvrent déjà : nos fleuves qui tant d’os
60
Heurtent dedans leurs fonds, s’enfleraient de mon los :
735 Moi-même d’un tel art que Phébus et Neptune,
De Pergames nouveaux j’enclorais ma fortune.
Le Pays nous oblige : et sans fin nous devons
Aux parents, au pays tout ce que nous pouvons.
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Et qu’eussé-je plus fait pour moi ni pour ma terre,
740 Qu’en me vengeant venger son nom de telle guerre ?
Mais les oracles saints d’Apollon Cynthien,
Et les sorts de Lycie, et le Saturnien,
Qui d’un destin de fer notre fortune lie,
Me commande de suivre une seule Italie.
745 En ce lieu mon amour, en ce lieu mon pays,
Là les Troyens vainqueurs ne se verront haïs
Des Dieux, comme devant : là la sainte alliance
Sortira des combats ; là l’heureuse vaillance
De neveux en neveux jusqu’à mil ans et mil
750 Asserviront sous soi tout ce pays fertil :
Et le monde au pays. Si toi Phénicienne
Tu te plais d’habiter ta ville Libyenne,
Quelle envie te prend, si ce peuple Troyen
S’en va chercher son siège au port Ausonien ?
755 N’as-tu pas bien cherché cette terre en ta fuite :
Et pourquoi, comme à toi, ne nous est-il licite
De chercher un Royaume étranger, quand les Dieux
Presque bon gré, malgré, nous chassent en tels lieux ?
ANNE.
Que la malice peut ingénieux nous rendre,
760 Quand elle veut son tort contre le droit défendre :
Plus le vainqueur Thébain sur l’Hydre s’efforçait,
Et plus de ses efforts l’Hydre se renforçait ;
Si notre conscience envers nous ne surmonte,
Jamais par la raison la malice on ne dompte,
765 Voudrait-on engluer le Griffon ravisseur,
L’Aigle, ou le Gerfaut ? L’homme méchant est sûr
Qu’il n’est né que pour prendre, hélas ! Mais quelle proie ?
Que ne prends-tu Troyen, sur ceux qui ont pris Troie ?
ÉNÉE.
Quant à la foi que tant on reproche : jamais
770 T’ai-je donné la foi, que ce lieu désormais
Emmurant ma fortune, ainsi que tu m’emmures,
Finirait des Troyens les longues aventures ?
Lorsque tu me faisais les troubles raconter
De cette nuit, qui peut par un dol emporter
775 La ville, à qui dix ans, à qui des grands Dieux l’ire,
À qui l’effort des Grecs n’avait encor su nuire :
Te dis-je pas qu’avant que les Dieux eussent mis
Telle fin au travail des vainqueurs ennemis,
Souventes fois Cassandre en changeant de visage,
780 Toute pleine d’un Dieu, qui mêlait son langage
De mots entrerompus, et dont les saints efforts
La faisaient forcener pour les pousser dehors,
Nous avait dit, qu’après la Troyenne ruine,
Après les longs travaux soufferts en la marine,
785 Je viendrais replanter notre règne, et mon los,
En la terre qui tient Saturne encore enclos ?
Ne te dis-je pas qu’ainsi les effroyables oracles,
Les songes, les boyaux, et les soudains miracles
Des cheveux de mon fils, mêmement le discours
790 Que le bon Hélénus me fit sur tous mes jours,
Voire jusqu’à la voix de la sale Harpye
Appelaient à ce but ma travaillante vie ?
As-tu donc oublié, que quand nous abordâmes,
Et qu’humbles devant toi longtemps nous haranguâmes
795 De ce qui nous menait, et quel étrange sort
Nous avait fait alors ancrer dedans ton port,
Nous dîmes dessus tout, que déjà sept années
Nous avaient vu cherchant la fin des destinées,
Qui l’heureuse Italie à ma race donnaient,
800 Et qui là les labeurs des Phrygiens bornaient ?
Tu ne peux ignorer que toute humaine attente
Ne soit toujours au lieu, qui tout seul la contente :
Et que je n’eusse su, voyant devant mes yeux
Sans fin sans fin ce but où me tiraient les Dieux,
805 Par un nouveau serment autre promesse faire,
Que j’eusse vu du tout à mon esprit contraire.
Car qui est celui-là, qui sachant vraiment
Qu’il faussera la foi de son traître serment,
Aura plutôt en soi de refuser la crainte,
810 Que l’éternel remords d’avoir sa foi contrainte
Outre son espérance ? Il ne faut donc penser
Que j’aye jamais su la promesse avancer.
Qui pourrait (je suis tel) si telle elle était faite,
Bon gré malgré les Dieux empêcher ma retraite ?
815 Je ne dis pas qu’en tout incoupable je sois,
Un seul défaut me mord, c’est que je ne devais
Arrêtant si longtemps dans cette étrange terre,
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Te laisser lentement prendre au lacs qui te serre ;
Mais prends-t-en à l’Amour, l’Amour t’a pu lier :
820 Et l’Amour m’a pu faire en ta terre oublier.
Amour, non à son fait, mais à son feu regarde :
Et le danger le prend quand moins il y prend garde.
Si tel amour tu sens, je le sens tel aussi,
Qu’encore volontiers je m’oublierais ici :
825 Témoins me sont nos Dieux, que jamais les nuits sombres
Ne nous cachent le ciel de leurs épaisses ombres,
Que de mon père Anchise en sursaut je ne voie
L’image blêmissante, et qu’elle ne m’effraie,
Souvent m’effraie aussi Ascaigne, dont le chef
830 Je vois comme dans Troie embraser derechef.
Tout cela nonobstant n’a point eu tant de force
Qu’a eu ce jour le Dieu, qui au départ me force.
Je jure par ton chef, et par le mien aussi,
Que manifestement j’ai vu de ces yeux ci :
835 Mercure des grands Dieux le messager fidèle,
Entrant dans la cité, m’apporter la nouvelle
Envoyé du grand Dieu, qui fait sous soi mouvoir
Et la terre et le ciel, pour me tancer, d’avoir
Séjourné dans Carthage, oublieux de l’injure
840 Que je fais à Ascaigne, et à sa géniture.
Or cesse cesse donc de tes plaintes user,
Et même en t’embrasant tâcher de m’embraser.
La plainte sert autant aux peines douloureuses,
Que l’huile dans un feu : les rages amoureuses
845 S’appréhendent au vif lorsque nous nous plaignons,
Et les désespoirs sont des regrets compagnons.
Ce n’est pas de mon gré que je suis l’Italie :
Mais la loi des grands Dieux les lois humaines lie.
Ne me remets donc rien en vain devant les yeux,
850 Je m’arrête à l’arrêt de mes parents les Dieux.
DIDON.
Les Dieux ne furent oncq tes parents, ni ta mère
Ne fut oncq celle-là, que le tiers Ciel tempère
Le plus bénin des Cieux : ni oncq (traître menteur)
63
Le grand Dardan ne fut de ton lignage auteur.
855 Le dur mont de Caucase, horrible de froidures,
(Ô Cruel) t’engendra de ses veines plus dures ;
Des Tigresses, je crois, tu as sucé le lait,
64
Ou plutôt d’Alecton le noir venin infect,
Qui tellement autour de ton coeur a pris place,
860 Que rien que de cruel et méchant il ne brasse.
N’allègue plus le Ciel guide de ton espoir,
Car je crois que le Ciel a honte de te voir :
Sans tels hommes que toi le Ciel n’aurait point d’ire,
65
Jupiter n’aurait point de ses tonneaux le pire.
865 Voyez si seulement mes pleurs, ma voix, mon dueil,
Ont pu la moindre larme arracher de son oeil ?
Voyez s’il a sa face ou sa parole émue ?
Voyez si seulement il a fléchi sa vue ?
Voyez s’il a pitié de cette pauvre amante,
870 Qu’à grand tort un amour enraciné tourmente,
Plus qu’on ne voit Sisyphe aux enfers tourmenté,
Sans relâche contraint de son fardeau porté ?
Voire plus que celui qui sans cesse se roue,
Emportant de son poids et soi-même et sa roue ?
875 Car toujours aux enfers un tourment est égal :
Mais plus je vais avant, et plus grand est mon mal.
Toutefois ce cruel n’en a non plus d’atteinte,
Que si mon vrai tourment n’était rien qu’une feinte.
Qu’on ne me parle plus des Scythes, ni des Rois,
880 Qui ont tyrannisé Mycènes sous leurs lois :
Qu’on ne me parle plus des cruautés Thébaines,
Lorsque des bas enfers les rages inhumaines,
Semant un feu bourreau des lois, et d’amitié,
Se faisaient elles, même en leur rage, pitié.
885 Qu’on ne m’étonne plus de tout cela, que l’ire
Des hommes peut brasser : tu peux tu peux suffire
À montrer qu’un seul homme a d’inhumanité
Plus que cent Tigres n’ont en soi de cruauté.
Car en tout ce qu’on peut raconter des Furies,
890 Qui semblaient se jouer et du sang et des vies ;
La cruauté naissait de quelque déplaisir,
Et ta cruauté naît de t’avoir fait plaisir :
Voire un plaisir, hélas ! Dont la moindre mémoire
Dessus un coeur de marbre aurait bien la victoire.
895 Ô Junon, grand’ Junon, tutrice de ces lieux,
Ô toi-même grand Roi des hommes et des Dieux,
Desquels la Majesté traîtrement blasphémée,
Assura faussement ma pauvre renommée :
Qu’est-ce, qu’est-ce qui peut or’ me persuader,
900 Que d’en haut vous puissiez sus nous deux regarder
D’un visage équitable ? Ha grands Dieux, que nous sommes
Vous et moi bien trahis ! La foi la foi des hommes
N’est sûre nulle part : las comment fugitif
Tourmenté par sept ans, de mer en mer chétif,
905 Tant qu’il semblait qu’au port la vague favorable
L’eût jeté par dépit, souffreteux, misérable,
Je l’ai je l’ai reçu, non en mon amitié
Seulement, mais (hélas ! trop folle) en la moitié
De mon royaume aussi : j’ai ses compagnons même
910 Ramenés de la mort : ha une couleur blême
Me prend par tout le corps, et presque les fureurs
Me jettent hors de moi, après tant de faveurs.
Maintenant maintenant il vous a les augures
D’Apollon, il vous a les belles aventures
915 De Lycie, il allègue et me paye en la fin
D’un messager des Dieux qui hâte son destin.
C’est bien dit, c’est bien dit, les Dieux n’ont autre affaire :
Ce seul souci les peut de leur repos distraire :
Je croirais que les Dieux affranchis du souci,
920 Se vinssent empêcher d’un tel que celui-ci.
Va je ne te tiens point : va va je ne réplique
À ton propos, pipeur, suis ta terre Italique :
J’espère bien enfin (si les bons Dieux au moins
Me peuvent être ensemble et vengeurs et témoins)
925 Qu’avec mille sanglots tu verras le supplice,
Que le juste destin garde à ton injustice.
Assez tôt un malheur se fait à nous sentir :
Mais las toujours trop tard se sent un repentir.
Quelque île plus barbare, où les flots équitables
930 Te porteront en proie aux Tigres tes semblables,
Le ventre des poissons, ou quelque dur rocher
Contre lequel les flots te viendront attacher,
Ou le fonds de ta nef, après qu’un trait de foudre
Aura ton mât, ta voile, et ton chef mis en poudre,
935 Sera ta sépulture, et mêmes en mourant,
Mon nom entre tes dents on t’orra murmurant :
Nommant Didon Didon, et lors toujours présente
D’un brandon infernal, d’une tenaille ardente,
66
Comme si de Mégère on m’avait fait la soeur,
940 J’engraverai ton tort dans ton parjure coeur.
Car quand tu m’auras fait croître des morts le nombre,
Partout devant tes yeux se raidira mon ombre.
Tu me tourmentes ; mais en l’effroyable trouble
Où sans fin tu seras, tu me rendras au double
945 Le loyer de mes maux ; la peine est bien plus grande
Qui voit sans fin son fait : telle je la demande :
Et si les Dieux du Ciel ne m’en faisaient raison,
J’émouvrais j’émouvrais l’infernale maison.
Mon dueil n’a point de fin ; une mort inhumaine
950 Peut vaincre mon amour, non pas vaincre ma haine.
Je le sens, je le vois, oui grands Dieux je le vois :
Le mal est le degré du mal : soutenez-moi,
Entrons, je ché je ché, entrons.
ÉNÉE.
Entrons, je ché je ché, entrons. Ô saints Augures,
Interprètes des Dieux, qui des choses futures,
955 Des présentes aussi, donnez aux bas mortels
Les soudains jugements, paraissez ores tels,
Que Didon puisse avoir par vous la connaissance,
Et du vouloir des Dieux, et de mon innocence.
Mais quelle horreur l’éprend ? Comment, ô cher support
960 Des peuples affligés (il faut jusqu’à la mort
Que je confesse ainsi) comment, ô chère Dame,
Comment donc souffrez-vous de cette gentille âme
Évanouir la force ? Ô Jupiter, quel oeil !
Qui eût pensé l’Amour père d’un si grand dueil ?
965 Quelle torche ai-je vue en ses yeux qui me fuient ?
Comment avec mes yeux mes paroles l’ennuient.
En quelle pâmoison la conduit-on dedans ?
Comment son estomac de gros sanglots ardents
Bondit contre le Ciel ? Et tout dépit s’efforce,
970 De mettre hors son feu qui prend nouvelle force
Du vent qu’elle lui donne ? Et comme peu à pet
Les soufflets se renflant embrasent un grand feu ?
Maint soupir bouillonnant qui son brasier allume,
Fait qu’avec son humeur son âme se consume.
975 Quels propos furieux m’a-t-elle dégorgés ?
Le courroux fait la langue : et les plus outragés
Sont ceux, qui bien souvent poussent de leurs poitrines
Des choses, que l’ardeur fait sembler aux divines.
J’en suis encor confus : une pitié me mord :
980 Un frisson me saisit : mais rien, sinon la mort,
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Ne peut rendre celui des encombres délivre,
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Qui veut le vueil des Dieux entre les hommes suivre.
Et semble que le Ciel ne permette jamais
La vraie piété s’assembler à la paix.
985 Ô Amour, ô Mercure, ô Didon, ô Ascaigne,
Ô heureuse Carthage, ô fatale campagne
Où Jupiter m’appelle, ô regrets douloureux,
Ô bienheureux départ, ô départ malheureux !
LE CHOEUR.
Quel heur en ton départ ?
ÉNÉE.
Quel heur en ton départ ? L’heur que les miens attendent
LE CHOEUR.
990 Les Dieux nous ont fait tiens.
ÉNÉE.
Les Dieux nous ont fait tiens. Les Dieux aux miens me rendent.
LE CHOEUR.
La seule impiété te chasse de ces lieux.
ÉNÉE.
La piété destine autre siège à mes Dieux.
LE CHOEUR.
Quiconque rompt la foi encourt des grands Dieux l’ire.
ÉNÉE.
De la foi des amants les Dieux ne font que rire.
LE CHOEUR.
995 La piété ne peut mettre la pitié bas.
ÉNÉE.
La pitié m’assaut bien, vaincre ne me peut pas.
LE CHOEUR.
Par la seule pitié les durs destins s’émeuvent.
ÉNÉE.
Ce ne sont pas destins si fléchir ils se peuvent.
LE CHOEUR.
Un règne acquis vaut mieux que l’espoir d’être Roi.
ÉNÉE.
1000 Non cettui, mais un autre est destiné pour moi.
LE CHOEUR.
69
Quel pays se rendra sachant ta décevance ?
ÉNÉE.
70
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J’ai non pas au pays, ains au Ciel ma fiance.
LE CHOEUR.
Que la Religion est souvent un grand fard.
ÉNÉE.
La religion sert sans art et avec art.
LE CHOEUR.
1005 Sans la Religion vivrait une Iphigène.
ÉNÉE.
Sans celle aussi vivrait et Troie et Polyxène.
LE CHOEUR.
Ton pauvre Astianax sentit bien son effort.
ÉNÉE.
Les Grecs ne sont point sûrs chez eux que par sa mort.
LE CHOEUR.
À Diane elle fait des hommes sacrifice.
ÉNÉE.
1010 Diane par le sang humain nous est propice.
LE CHOEUR.
Que d’autres meurtres las ! Elle a mis en ce rang.
ÉNÉE.
Le Ciel aussi requiert obéissance ou sang.
LE CHOEUR.
Tu feras que Didon en augmente la bande.
ÉNÉE.
Ha Dieux, ha Dieux, tais-toi, un remords me commande,
1015 Bien qu’il soit sans effet, de rompre ce propos,
Jamais homme n’aima sans haïr son repos.
LE CHOEUR.
Quelle horde peste recelée,
D’une feinte dissimulée,
Seul masque de nos trahisons,
1020 Qui dessous un serein visage
Couve dans le traître courage
Mille renaissants poisons,
Et tant de mal aux autres donne,
Qu’enfin son maître elle empoisonne ?
1025 Tel souvent nourrit une haine,
Qui emmielle sa langue pleine
De toute ardente affection :
Tel bien souvent les Dieux méprise,
Qui pour bâtir son entreprise
1030 Ne bruit que de Religion :
L’un ainsi les esprits amorce,
L’autre ainsi peu à peu prend force :
Tandis et l’une et l’autre feinte
Donne mainte mortelle atteinte :
1035 Car l’esprit qui se pense aimé
Se prend et se plaît en sa flamme,
Tant qu’il sente le corps et l’âme,
Le bien et l’honneur consommé.
En son repas l’oiseau s’englue :
1040 D’un appât le poisson se tue :
Et l’autre qui du tout se fie
Des biens, de l’honneur, de la vie,
Sur celui qui pense être saint,
Voit enfin l’âme ambitieuse,
1045 Une âme enfin séditieuse,
Qui tout vif jusqu’au vif l’atteint :
Le vipère meurt, pour salaire
De trop à sa vipère plaire.
Alors tant plus de force on use,
1050 Quand on voit la traîtresse ruse,
Et souvent plus on se fait tort :
Un mal vient plus soudain abattre
Ceux, qu’on voit le plus se débattre :
Comme un sanglier qui tant plus fort
1055 Pousse, écume, gronde, et enrage,
S’enferre toujours davantage.
Dis, qui ne serait découverte,
Cette âme en toute feinte experte,
Dont ce Troyen nous abusait ;
1060 Alors que d’un amour extrême,
Alors que de ses grands Dieux même
La pauvre Didon amusait ?
Autour du miel pique l’abeille,
Et l’aspic dans les fleurs sommeille,
1065 Cependant, ô sort improspère,
Ô Amour traître, avec ton frère
La pauvre Reine se paissant,
De cette feinte variable
Reçoit par un feu véritable
1070 Un trépas cent fois renaissant.
Ainsi donc les colombes meurent :
Ainsi les noirs corbeaux demeurent.
Les yeux sanglants, la face morte,
Le poil mêlé, le coeur transi,
1075 Efforce sa force peu forte,
Et sur son lit pétille ainsi,
Qu’Hercule arrachant sa chemise,
Qui jà jusqu’à l’os s’était prise.
DIDON.
Mais comment se pourrait-il faire,
1080 Que le Ciel un jour m’envoyât
De ces trahisons le salaire,
Qui son maître en la fin payât ?
Ainsi la vipère tortue
Nourrit en soi ce qui la tue.