LA BRADAMANTE
TRAGI-COMÉDIE

M. DC. XXXVII AVEC PRIVILÈGE DU ROI.

Par de la CALPRENÈDE.

Extrait du Privilège du Roi. §

Par grâce et Privilège du Roi, donné à Paris le 7. Février 1637. Signé, Par le Roi en son Conseil, de Monssaux, il est permis à Antoine de Sommaville, Marchand Libraire à Paris, d’imprimer ou faire imprimer, vendre et distribuer une pièce de Théâtre, intitulée, La Bradamante, Tragi-comédie, durant le temps et espace de neuf ans, à compter du jour qu’elle sera achevée d’imprimer. Et défenses sont faites à tous Imprimeurs, Libraires, et autres, de contrefaire ladite pièce, n’y en vendre ou exposer en vente de contrefaite, à peine de trois mil livres d’amende, de tous ses dépens, dommages et intérêts, ainsi qu’il est plus amplement porté par lesdites Lettres, qui sont, en vertu du présent Extrait, tenues pour bien et dûment signifiées, à ce qu’aucun n’en prétende cause d’ignorance.

Achevé d’imprimer pour la première fois, le 20. février 1637.
À PARIS, Chez ANTOINE DE SOMMAVILLE, au Palais, dans la petite salle, à l’Écu de France.

LES ACTEURS §

  • CHARLES, Roi de France.
  • LÉON, Prince de Grèce.
  • ROGER, Serviteur de Bradamante.
  • AYMON, Père de Bradamante.
  • RENAUD, Frère de Bradamante.
  • BRADAMANTE.
  • HIPALQUE, Suivante de Bradamante.
  • MARPHISE, Soeur de Roger.
  • NAYMES, Seigneur Français.
  • ZÉNON, Ami de Léon.
  • AMBASSADEURS de Bulgarie.

ACTE I §

SCÈNE PREMIÈRE. Léon, Roger. §

LÉON.

Que vous me haïrez pour cette lâcheté.

ROGER.

Ne jugez point si mal de ma fidélité.

LÉON.

Je veux à vos dépens acheter ma fortune,
Ha ne trouvez-vous point ma requête importune ?
5 Toutefois si parmi vos sentiments guerriers
Vous mêlâtes jamais les myrtes aux lauriers :
Et si vous connaissez ce que peut sur une âme
Le transport violent d’une amoureuse flamme,
Vous excuserez tout.

ROGER.

Hormis ce compliment,
10 Traitez-moi je vous prie un peu plus franchement,
Pourrais-je être qu’à vous après ce bon office.

LÉON.

C’est trop se souvenir de si peu de service :
Vous êtes redevable à ma seule amitié.
J’eus pour vous du respect non pas de la pitié :
15 Ayant été témoin d’une valeur si rare,
Je fis ce qu’aurait fait l’âme la plus barbare,
Et j’ai dégénéré de toute ma maison,
Ne trahissant les miens qu’après leur trahison.
J’ai soulagé des fers ces mains victorieuses,
20 Pour suivre à l’avenir vos traces glorieuses,
Pour me rendre vaillant vous imitant de loin
Mais je commence mal, vous en êtes témoin.
Toutefois s’il est vrai que la mort m’épouvante,
Que je sois pour jamais privé de Bradamante,
25 Que par un coup du Ciel je meurs devant vous,
Si je craignis jamais de mourir de ses coups.
Je tiendrais ce trépas pour ma première gloire :
Mais je perds l’espérance, en perdant la victoire.
J’ai trop peu de valeur pour hasarder ce bien,
30 Et si je suis vaincu, je ne possède rien.

ROGER, à part soi.

Fut-il jamais malheur à mon malheur semblable ?

LÉON.

De quoi pâlissez-vous ?

ROGER.

Ma crainte est pardonnable,
Et ce commandement me serait bien plus doux,
Si j’étais plus vaillant, ou plus heureux que vous.

LÉON.

35 Ah ne me parlez plus contre votre pensée.

ROGER.

Dans votre passion mon âme intéressée,
N’a rien appréhendé que pour vous seulement,
Et vous hasardez trop en cet événement,
Puisque votre repos sur ma valeur se fonde.

LÉON.

40 Je m’assure sur vous mieux que sur tout le monde.

ROGER.

Aussi pour vous servir je voudrais tout oser,
Et ce que j’en ai dit, n’est pas pour m’excuser.
J’irai, j’irai pour vous combattre Bradamante,
Et quand j’aurais pour elle une ardeur violente,
45 Fut-ce de mon malheur l’inévitable arrêt,
Je me dépouillerais de tout mon intérêt,
Et je voudrais pour vous me combattre moi-même.

LÉON.

Mais comment m’acquitter de ce bienfait extrême ?

ROGER.

Je sais ce que je dois à qui je dois le jour.

LÉON.

50 Cet acte officieux me le rend à son tour,
Et je reconnais bien que je suis exécrable,
Si je cache à quel point je vous suis redevable :
Si je n’offre à vos pieds et mes empires et moi.
Bien donc sur cet espoir je vais trouver le Roi.
55 Je vous quitte un moment, Ciel fais que je périsse,
Si je puis être ingrat après un tel service.

SCÈNE II. §

ROGER seul.

Doncques cette valeur que j’ai reçu des Cieux,
M’est un présent fatal, un don pernicieux,
Qui ne me doit servir qu’à ma propre ruine :
60 Ô Ciel à quel malheur ta rigueur me destine :
J’adore Bradamante, et cette passion
Doit céder lâchement à l’obligation.
Je cesse de haïr pour un bienfait extrême,
Dont je dois m’acquitter en me perdant moi-même.
65 Mais puisqu’en le faisant je fais ce que je dois,
Je ne murmure point contre ses justes lois.
Oui je te combattrai, ma chère Bradamante,
Et quoique je trahisse une fidèle amante,
Contre qui le devoir l’emporte sur l’amour,
70 Je te puis satisfaire en me privant du jour.

SCÈNE III. §

BRADAMANTE, seule dans sa chambre.

Mon coeur ne retient plus la douleur qui te presse,
Il est vrai ce perfide a faussé sa promesse,
L’ingrat a violé sa foi.
Il n’a point de regret de t’avoir délaissée,
75 Et ne souvient plus de toi,
Quoiqu’il vive dans ta pensée.
Quel esprit prévoyant eut reconnu la feinte
Des serments qu’il me fit d’une amitié si sainte,
Et de tant de fidélité ?
80 Que j’eusse cru faillir contre mon grand courage,
De soupçonner de lâcheté,
Ses discours et son beau visage.
Comme votre beauté, disait-il, est extrême,
Dans sa perfection mon amour est de même,
85 Et le feu si pur et si beau,
Qui parmi les mortels me brûle et me captive,
Me doit encor dans le tombeau,
Brûler d’une flamme plus vive.
Que la longueur du temps, ou des lieux nous sépare,
90 Rien ne peut ébranler une amitié si rare.
On ne verra jamais changer
Les résolutions d’une âme si constante,
Et je ne serai plus Roger,
Quand je vivrai sans Bradamante.
95 Ce discours redoublait une naissante flamme,
Je crus que ce beau corps logeait une belle âme,
Incapable de trahison.
Sa peine, je l’avoue, ébranla ma constance,
Je le crus aimer par raison,
100 Et je l’aimai par innocence.
Tout à coup, sans ouvrir son dessein à personne,
Et sans me dire adieu le traître m’abandonne,
Et s’éloigne de cette Cour.
1
Il habite possible une terre inconnue,
105 Où de quelque nouvelle amour
Son âme est déjà retenue.
Abuse déloyal, abuse autant de Dames,
Que tu reconnaîtras capables de tes flammes,
Invente de nouveaux serments,
110 Dont ta fidélité dans leurs âmes s’imprime,
Tu sais que les Dieux aux Amants,
Ont permis de jurer sans crime.
Toutefois je ne puis forcer cette puissance,
Qui m’oblige à t’aimer après ton inconstance,
115 Oui, je t’aime encore Roger,
Et malgré la raison qui veut que je t’oublie,
Il n’est pas en moi de changer,
Pour rompre le noeud qui nous lie.

SCÈNE IV. Hipalque, Bradamante. §

HIPALQUE.

Marfise vous attend pour aller chez le Roi.

BRADAMANTE.

120 Elle est de mon repos plus soigneuse que moi.
C’est pour voir ce Léon : je la suivrai, n’importe,
Où l’avez-vous laissée ?

HIPALQUE.

Auprès de votre porte.

SCÈNE V. Charles, Aymon, Renaud. §

CHARLES.

Ma parole est donnée, il n’en faut plus parler.

AYMON.

Si votre Majesté la voulait rappeler,
125 Je me pourrais servir des droits de la naissance,
Et j’aurais sur les miens une entière puissance ;
Je ne me plaindrais pas d’avoir cent mille fois,
Pour le bien de l’État sué sous le harnois,
De vous avoir suivi dans toutes vos conquêtes,
130 Même depuis que l’âge a fait blanchir nos têtes.
Si vous laissiez agir le sang et la raison,
Si j’étais absolu dans ma seule maison,
Et s’il m’était permis de tenir ma promesse,
Pour n’être pas ingrat au Monarque de Grèce
135 Pardonnez ce discours à mon ressentiment,
L’affront que je reçois m’ôte le jugement.
J’intercède sans fruit pour une ingrate fille,
Au lieu d’âtre absolu sur toute ma famille
Sa désobéissance avance mon trépas,
140 Et je cherche son bien, qu’elle ne connaît pas.

RENAUD.

Former sans apparence un bien imaginaire,
C’est se paître de vent et d’une ombre légère,
Des Sceptres, des grandeurs, ne sont pas un vrai bien,
Et qui ne vit content, il ne possède rien.

AYMON.

145 Vous de qui le conseil trompa son innocence,
Et qui favorisez sa désobéissance,
Alléguez-vous pour elle une seule raison ?
Si j’étais absolu dans ma seule maison,
Pouvait-elle choisir un parti plus sortable ?
150 Roger avec Léon, qu’a-t-il de comparable ?
L’un doit paraître un jour dans cet illustre rang,
Que l’on a vu tenir aux Princes de son sang.
L’autre n’a que la cape et l’épée en partage,
Et s’il se peut vanter c’est d’un peu de courage.

RENAUD.

155 Oui, sa seule vertu doit le recommander,
Comme le plus grand bien qui se peut posséder.
Aussi vaut-elle mieux que l’éclat d’un Empire,
Et l’honneur est un bien que l’on ne peut détruire.
Ceux dont l’ambition se ravale si fort,
160 Suivant un faux bonheur sont esclaves du sort,
Aux belles actions avoir l’âme occupée,
Ne recevoir la loi que de sa seule épée,
Et ne voir les grandeurs qu’avecque des mépris,
C’est où doivent butter les généreux esprits.
165 Le bien de la Fortune est un bien périssable,
Et tous ses fondements ne sont que sur du sable.
Outre que si Roger n’a pas reçu des Cieux,
Ces frivoles grandeurs que vous aimez le mieux :
Si le sort en naissant lui ravit ses Provinces,
170 Vous savez toutefois qu’il est issu de Princes,
La Fortune et les siens l’ont toujours combattu,
Et l’ont privé de tout, hormis de la vertu,
Quoiqu’il ne soit pas Roi, sa naissance est Royale.

AYMON.

Mais celle de Léon n’en a qu’une d’égale,
175 Et vous témoignerez, puisque vous l’avez déjà vu,
S’il est de qualité dont il ne soit pourvu.
N’est-il pas jeune, beau, n’est-il pas agréable ?
N’est-il pas courageux, bref n’est-il pas aimable ?
Et cette fille ingrate, à moins que se haïr,
180 Ne devrait-elle pas l’aimer et m’obéir ?

RENAUD.

Une inclination ne peut être forcée.

AYMON.

C’est que pour son Roger Bradamante est blessée.
C’est qu’elle est sans esprit et, vous sans amitié.
Oui, son aveuglement vous dût faire pitié,
185 Et vous devriez rougir de vos conseils perfides,
Qui perdent une soeur, et font des parricides.
Réservez vos avis pour une autre saison,
Et me laissez tout seul gouverner ma maison.
J’ai plus d’âge que vous et plus d’expérience,
190 Et vous m’êtes suspect après tant d’insolence.
Quoi ! Vous mêler déjà de me faire la loi,
Est-ce à vous, je vous prie, à gouverner chez moi ?
Et prenant sur les miens une injuste licence,
Obliger un ami par cette récompense.
195 Vous acquérir Roger avec un tel présent.
Ô le bon naturel, ô le fils complaisant !

RENAUD.

Mais si ma soeur le veut, malgré votre promesse,
La voulez-vous forcer pour le Prince de Grèce ?

AYMON.

Oui, je lui ferais voir sans le respect du Roi.

RENAUD.

200 Sa justice à propos vous impose la loi.
S’il est assez vaillant pour vaincre Bradamante,
Il faudra bien alors que ma soeur y consente.
Si ce malheur arrive.

AYMON.

Il vous trompera tous.
Il est plus courageux et plus vaillant que vous.
205 Ingrat.

CHARLES.

L’événement éclaircira l’affaire.
2
Vous vous piquez Aymon.

AYMON.

J’ai raison de le faire,
Et votre Majesté me peut bien excuser.

CHARLES.

Mais le meilleur pour vous est de vous apaiser,
Et d’espérer du Ciel une si bonne issue,
210 Qu’elle confirmera l’espérance conçue.
Mais recevons ce Prince, il s’approche de nous.

SCÈNE VI. Charles, Léon. §

CHARLES.

Vous venez sur le point, que nous parlions de vous.

LÉON.

N’ayant point mérité d’être en votre mémoire,
Par un tel souvenir vous me comblez de gloire.

CHARLES.

215 Et bien depuis le temps que vous êtes venu,
Quels divertissements vous ont entretenu ?
Est-il rien dans ma Cour capable de vous plaire ?

LÉON.

L’esprit le plus chagrin s’y pourrait satisfaire :
Je n’ai vu rien encor que rare et que charmant.

CHARLES.

220 Et je vois dans ces mots l’intérêt d’un amant.
Confessez que ce bien se doit à Bradamante,
Qu’à son occasion ce séjour vous contente,
Et que notre climat a pour vous des appas,
Qui sans cette beauté ne nous toucheraient pas.

LÉON.

225 Il est vrai q’un amant dont l’ardeur est extrême,
Ne peut aimer un lieu privé de ce qu’il aime :
Mais dans ma passion, et mon aveuglement,
Encore je conserve un peu de jugement.
Bradamante n’a rien qui ne soit adorable :
230 Mais aussi votre Cour n’a rien de comparable,
L’univers la révère, et ces grands chevaliers,
Qui sont de votre État les généreux piliers,
Relèvent bien l’éclat de votre diadème,
Mais il reçoit surtout le lustre de vous-même.

CHARLES.

235 De grâce, désormais, dites-en un peu moins.

LÉON.

J’ai de ce que je dis tous les hommes témoins.
Mais quoique tout le monde avecque moi l’avoue,
Si votre Majesté ne veut pas qu’on la loue,
Je lui veux obéir et changer de discours,
240 Mais tout mon entretien sera de mes amours.
Sire, c’est de regret qu’une ardeur véhémente
Me fera malgré moi combattre Bradamante.
Mais si le seul combat me la doit accorder,
Si par ce seul moyen on la peut posséder,
245 Je le veux entreprendre avec votre licence.
Je sais que votre Édit en donne la puissance,
Et sur ce seul espoir je me suis présenté,
Pour obtenir ce bien de votre Majesté.
Voilà, Sire, en deux mots le sujet qui m’arrête,
250 Si vous me refuser d’accorder ma requête.

CHARLES.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que nous avons connu
Le généreux dessein qui vous a retenu.
Il est vrai que déjà ma parole m’engage,
Mais je ne doute point d’un si brave courage,
255 Et je crois que l’amour vous doit favoriser.
Bien donc, vous en pouvez, librement disposer,
Elle n’en recevra qu’une parfaite joie.
Mais comment à propos le bonheur nous l’envoie !

SCÈNE VII. Charles, Bradamante, Léon, Aymon, Marfise, Renaud. §

CHARLES.

Si pour l’amour de vous être félicité,
260 Se pouvait appeler un e importunité,
Certes votre beauté me serait importune :
Mais elle aide au contraire à ma bonne fortune,
Je lui suis obligé de donner tant d’amour,
Puisqu’un nombre d’amants embellit notre cour.

BRADAMANTE.

265 Si votre Majesté se donne cette peine
Pour ceux-là seulement que ce sujet y mène,
Vous êtes si bénin que j’espère en effet,
D’obtenir le pardon du mal qu’ils vous ont fait.
Leur nombre est si bien grand, que dans toute la France
270 Un seul n’a point paru de puis votre ordonnance.
Bradamante leur plaît ; mais elle coûte cher,
Et personne à ce prix ne la veut rechercher.

LÉON.

Certes ma passion serait trop offensée,
Si vous n’aviez parlé contre votre pensée.
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275 Jamais aucun péril ne me divertira
De la fidélité que mon coeur vous jura,
Pour vous la conserver toujours inviolable.

BRADAMANTE.

À trop de passion je suis trop redevable.

CHARLES.

Et pour vous assurer de son affection,
280 Je vous veux avertir de son intention.
Bradamante à la fin il faut courir aux armes,
Se servir d’autres traits que de ceux de vos charmes.
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Il faut prendre demain la salade et l’écu,
Pour combattre celui que vous avez vaincu.
285 Le voilà résolu de tenter la fortune.

BRADAMANTE.

Il est donc de deux-là que le jour importune :
Mais si peu de sujet ne l’obligera pas,
S’il a du jugement, à courir au trépas.
Sa main sera bien mieux pour un autre occupée,
290 Je ne mérite pas qu’il donne un coup d’épée.

LÉON.

Si quelque autre moyen vous pouvait acquérir,
J’y courrais à clos yeux sans crainte de périr,
Et me parût le Ciel contraire ou favorable,
J’aurais dans mon malheur un sort trop honorable.
295 Mais puisque maintenant il ne m’est pas permis
D’avoir d’autre destin, ni d’autres ennemis,
Il faut que de son gré la victime s’apprête,
Et mette entre vos mains cette coupable tête,
Que vous devez punir de sa témérité,
300 Ou me récompenser de ma fidélité.

BRADAMANTE.

Ce courage à la fin mérite Bradamante.
Oui, Léon, il est juste il faut qu’on vous contente.
Je voudrais que déjà vous fussiez satisfait.
Mais toutefois l’honneur que votre amour me fait,
305 M’oblige à vous donner un conseil salutaire.
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Monsieur, déportez-vous d’un dessein téméraire,
Il tient encor à vous d’éviter ce malheur,
Ou bien soyez muni d’une rare valeur,
Vous courez un danger plus grand que l’on ne pense.

LÉON.

310 Amour contre vos coups est toute ma défense,
Il les détournera sans bouger de ce coeur,
Redoublera ma force et me rendra vainqueur.
Si le Ciel m’est contraire, et que sur la poussière,
Je trébuche à vos pieds privé de la lumière,
315 Quels dieux, fussent-ils tous libres de passion,
Ne seront envieux de ma condition ?
Voir bâtir mon tombeau par une main si belle,
N’est-ce pas me combler d’une gloire éternelle ?

MARPHISE.

Je n’envierai jamais un semblable bonheur,
320 J’aime mieux de mon gré lui quitter cet honneur.

AYMON.

Pour le repos commun il serait nécessaire,
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Qu’on ne se mêlât point que de son propre affaire.
Mais la confusion est si grande aujourd’hui,
Que chacun met le nez aux familles d’autrui.
325 Madame croyez-moi qu’en ce qui ne nous touche,
Nous ferions beaucoup mieux de n’ouvrir point la bouche.

MARPHISE.

Quoi Monsieur, est-ce à moi que vous parlez ?
Certes c’est sans sujet que vous me querellez.
Mes soins sont bien ailleurs que dans votre famille.

AYMON.

330 Pourtant vous vous mêlez de gouverner ma fille,
Lui donner des conseils qui troublent sa raison,
Et vous avez déjà divisé ma maison.
Renaud est son asile, et vous sa confidente.
Et tous deux recherchez sa ruine apparente.
335 Madame, c’est de là que naissent mes regrets,
Vous ne la conseillez que pour vos intérêts,
Ou les vôtres à part, pour ceux de votre frère.

MARPHISE.

Elle pourrait ici témoigner le contraire,
Et que j’aime son bien que vous n’avancez pas.
340 L’or, les biens, les grandeurs ont pour vous des appas,
Et l’éternelle soif de votre humeur avare,
Pour votre propre sang vous a rendu barbare.
Doit-elle relever votre condition,
Et servir d’instrument à votre ambition ?
345 Et la contraindrez-vous de se rendre amoureuse,
Pour élever pour vous une fortune heureuse ?
Monsieur, vous avez tort de me faire parler,
Je ne suis pas d’humeur de rien dissimuler :
Et les fortes raisons qui combattent pour elle,
350 Me feront à jamais embrasser sa querelle.

AYMON.

Je soutiendrai la mienne, et je lui ferai voir,
Que si je la puis ranger aux termes du devoir.
Suffit que désormais que rien ne vous intéresse,
Que de vos actions vous soyez la maîtresse,
355 Sans plus vous informer comment on vit chez moi.

RENAUD.

Vous quereller ainsi, même devant le Roi,
C’est abuser vraiment d’une douceur extrême.

AYMON.

Vous avez tout ouï, je en dis de même.

RENAUD.

Et les mêmes raisons qu’elle a dites ici,
360 Sauf ce que je vous dois, je vous les dis aussi.

CHARLES.

C’est perdre trop de temps en des discours frivoles,
Je n’entends tous les jours que les mêmes paroles,
Aymon votre courroux va toujours trop avant.

LÉON.

Je dois pour m’acquitter mourir en le servant,
365 Et si j’ai dans mes voeux la fortune prospère,
Je le veux honorer comme mon propre père.

AYMON.

Je soutiens votre droit avec trop de raison,
Et vous comblez d’honneur toute notre maison.

LÉON.

Doncques sur le pouvoir que l’Empereur nous donne,
370 Vous devez dans le champ comparaître en personne,
Je m’y rendrai demain au lever du soleil.

BRADAMANTE.

Et je veux, s’il se peut, prévenir son réveil,
Vous m’y verrez paraître, et si mal disposée,
Que vous en obtiendrez une victoire aisée.
375 Ayez soin toutefois d’être assez bien armé.

LÉON.

Je crains plus que vos mains ces yeux qui m’ont charmé.

ACTE II §

SCÈNE PREMIÈRE. Léon, Roger, couvert des armes de Léon. §

LÉON.

Ce harnais vous sied bien, et le Dieu de la Thrace,
N’eût jamais sous l’armet une si bonne grâce ;
Après ces grands exploits dont mes yeux sont témoins,
380 J’ai sur votre valeur transporté tous mes soins.
Je tiens par ce moyen Bradamante conquise,
Et triomphe déjà d’une victoire acquise.
Ô vous, par qui le Ciel me la doit accorder,
S’il m’est encor permis de vous le demander,
385 Souffrez qu’encor un coup mon amour vous demande
Le pardon, que j’attends d’une faute si grande.
Et ne soupçonnez point par cette lâcheté,
Que je manque de coeur, comme de liberté.
Si d’autres ennemis appelaient mon épée,
390 Ou si pour vous servir elle était occupée,
Je fuirais ce qu’amour me fait faire aujourd’hui,
Et n’emprunterais point l’assistance d’autrui.
Cependant, cher ami, pardonnez à la crainte,
Dont je veux avouer que mon âme est atteinte.
395 Je crains pour Bradamante aussi bien que pour vous.
De grâce, retenez ces redoutables coups,
Vous en remporterez une parfaite gloire,
Si sans verser du sang vous avez la victoire.
Épargnez la beauté, le sexe et votre ami.

ROGER.

400 Se reposer sur moi seulement à demi,
C’est me désobliger pour une méfiance.

LÉON.

Et ce serait parler contre ma conscience,
Si je dissimulais que j’en ai du souci,
Que je tremble pour elle, et crains pour vous aussi.
405 Non que votre valeur se puisse mettre en doute :
Mais acheter mon bien par le prix qu’il me coûte.
Mon frère confessez que pour me secourir,
Je cherche des moyens.

ROGER.

Qui me feront mourir.
Si vous persévérez à vivre de la sorte,
410 C’est par trop relâcher d’une amitié si forte.
Et ces discours moqueurs, comme ils sont superflus,
Me feront croire enfin que vous ne m’aimez plus.

LÉON.

Oui, mais par ce soupçon vous vous rendez coupable,
Je veux qu’en un moment la fortune m’accable,
415 Que du plus haut sommet de ma prospérité,
Dans un gouffre de maux je sois précipité,
Que je perde à l’instant d’un heureux hyménée,
Cette félicité que vous m’aurez donnée,
Si je ne vous conserve une éternelle foi,
420 Si mon frère toujours ne m’est plus cher que moi :
Et si j’accepterais la meilleure fortune,
Que m’étant avec lui dorénavant commune,
Je dédaigne sans lui tous les plus grands honneurs,
Nous les posséderons avec tous mes bonheurs.
425 Et le Ciel dont je tiens un sceptre en héritage,
A laissé pour nous deux l’Orient en partage.
Cependant ce harnois vous déguise si bien,
Que mes plus familiers n’y reconnaîtront rien.
Ou si tous connaissaient à quel point je vous aime,
430 Sans doute ils vous prendraient pour un autre moi-même.
Mais l’heure du combat m’oblige à vous quitter,
Je perdrais trop de temps à vous solliciter.
Mon bien est assuré par des mains si vaillantes.
Adieu, pour me cacher je rentre dans mes tentes.

SCÈNE II. §

ROGER, seul.

435 Des bords plus éloignés où le flambeau du jour,
Sorti de l’Océan recommence son tour,
Jusqu’aux flots reculés où sa clarté dévale,
Est-il une fortune à ma fortune égale ?
Malheureux si la terre en a jamais produit,
440 À quelle extrémité te trouves-tu réduit ?
C’est peu que tout le monde à ta perte conspire,
Que le Ciel avec lui s’unisse pour te nuire,
Que tous les éléments soient armés contre toi,
Comme contre un ingrat qui viole sa foi.
445 Si le Ciel pour montrer que sa haine est extrême,
N’armait ta propre main pour te perdre toi-même.
Oui, c’est le point qui reste à ton dernier malheur,
Que tu sois l’instrument de ta propre douleur.
Et tu périrais mal, si ta perte légère,
450 En pouvait accuser une cause étrangère.
Cette main, qui mes dieux, et mon Prince servant,
M’a des plus grands périls retiré si souvent :
De qui les actions partout victorieuses,
Aux yeux de tout le monde ont paru glorieuses,
455 Devait donc (destinée à ce fatal emploi)
Traiter mes ennemis plus doucement que moi.
Malgré le souvenir de ma première flamme,
La traîtresse pourra s’armer contre mon âme.
Et toi coeur déloyal noirci de lâcheté,
460 Sont-ce là des effets de ta fidélité ?
Sont-ce là les serments que tu fis par ma bouche ?
Éclate et mets au jour le regret qui te touche,
Parais pour m’obliger à toi-même inhumain :
Mais non, tu dois mourir d’une plus belle main,
465 Puisque c’est Bradamante à qui je fais l’offense,
Bradamante elle-même en fera la vengeance.
C’est par ce seul moyen qu’il me faut acquitter,
Je trouve mon salut à me précipiter.
À voir d’un coup vengeur ma poitrine frappée,
470 Et recevoir la mort de sa fatale épée.
Je puis par ce moyen contenter mes désirs,
Et par un même sort venger ses déplaisirs.
Mais l’étrange malheur qui me poursuit encore !
Je trahis par ma mort un ami qui m’adore.
475 Désormais son salut ne dépend que de moi,
Et si je veux périr, je lui manque de foi.
Non je suis obligé de tenir ma parole,
Ma résolution inutile s’envole.
Et si par moi Léon ne la possède pas,
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480 Je ne puis sans un crime avancer mon trépas.
Je dois faire pour lui tout ce qui m’est possible,
Après il n’est plus rien qui ne me soit loisible.
Et m’étant acquitté de ce que je lui dois,
Il me sera permis de mourir mille fois.
485 Pour lors je trouverai mon repos dans mes armes,
Pour lors le seul trépas aura pour moi des charmes,
Et dans mon dernier sort je serai bien heureux,
Que ma tragique fin m’acquitte à tous les deux.

SCÈNE III. Aymon, Renaud, Bradamante. §

AYMON.

Puisque dans ce dessein vous êtes résolue,
490 Que vous prenez sur vous la puissance absolue,
Vous en ferez, Madame, à votre volonté.
Mais vous vous sou=viendrez que cette liberté,
Que cette folle amour qui vous rend méprisable,
De même en peu de jours vous rendra misérable.
495 Vous vous repentirez d’avoir désobéi,
Et vous regretterez qui vous aurez haï,
Alors que vous aurez plus d’esprit et plus d’âge,
Que vous vous guérirez de cette humeur volage,
Et qu’en vous la raison trouvera quelque part,
500 Vous voudrez un mari, mais il sera trop tard.
Tout le monde rira de vous vous délaissée,
Et vous soupirerez de votre erreur passée.
Vous aurez de la peine à trouver un époux,
Même votre Roger ne voudra plus de vous.
505 Je ne crois pas pourtant que ce discours vous touche,
Et principalement quand il vient de ma bouche,
Si votre conseiller vous en disait autant.
Mais je m’en vais trouver le Roi qui vous attend.
Armez-vous cependant de colère et de haine,
510 Vous serez plus vaillante, étant plus inhumaine.
C’est un trait de valeur de tuer un amant,
Par vos yeux, par vos mains, il mourra doublement.
Va tigresse, va monstre, horreur de la nature,
Veuille le Ciel sur toi venger ta propre injure,
515 Et pour te faire voir son pouvoir absolu,
Te perdre en ce combat, puisque tu l’as voulu.
Il s’en va.

RENAUD.

Il faut laisser passer sa fougue accoutumée,
Enfin tout son courroux se résout en fumée.
Dans ses premiers transports il a beaucoup de feu :
520 Mais après tout, ma soeur, il vous nuira fort peu.

BRADAMANTE.

Avec votre support dont je suis consolée,
Ma résolution ne peut être ébranlée.
Il n’est point de tourment qui ne me soit léger,
Pourvu que votre humeur ne vienne à se changer,
525 Que vous n’embrasiez point le parti d’un avare.

RENAUD.

Vous devez avouer que votre humeur est rare,
Et qu’un aveuglement contre toute raison,
Vous fait appréhender un mal hors de saison.
Ne vous troublez-vous point d’une crainte frivole,
530 Sachant que le premier j’ai donné ma parole.
Que je vous engageai dans un si beau dessein,
Et que je vous ai mis cet amour dans le sein.
Non non, ma chère soeur, vivez toute assurée,
De la protection que je vous ai jurée :
535 Et que le Ciel, au cas que je fausse ma foi,
Fasse éclater bientôt sa colère sur moi.
J’aime votre repos, comme je le dois faire,
Outre que la vertu de Roger m’est si chère,
Que n’ayant d’autre but que votre commun bien,
540 L’intérêt de tous deux sera toujours le mien.
Et je tiendrais, ma soeur, pour un bonheur extrême,
S’il m’était accordé de combattre moi-même,
Tenir à ce besoin la place de l’absent :
Mais vous avez pour lui le bras assez puissant.
545 Votre rare valeur m’est assez bien connue,
Pour me faire espérer la victoire obtenue.
Si le contraire arrive, assurez-vous ma soeur,
Qu’il en sera bien tard paisible possesseur.
Et si vous ne vivez que dans cette pensée,
550 Je ne souffrirai point que vous soyez forcée.
Nous y pourrons pourvoir sans offenser le Roi.
En tous cas de ces soins reposez-vous sur moi,
Et soyez de ces soins un peu moins affligée.

BRADAMANTE.

Ah mon frère à quel point je vous suis obligée !
555 Si le Ciel me permet.

RENAUD.

N’allons pas plus avant.

BRADAMANTE.

Mon frère je voudrais mourir en vous servant.

RENAUD.

Je m’en vais vous quitter pour aller dans la place,
Où déjà pour vous voir tout le peuple s’amasse,
Toute la Cour attend ce qui réussira.
560 Quand il faudra venir on vous avertira.

SCÈNE IV. Bradamante, Hipalque. §

BRADAMANTE.

Maintenant que je puis soupirer et me plaindre,
Et qu’aucune raison ne m’oblige de feindre,
Hipalque encore un coup que je t’ouvre mon coeur.
Mais ne me flatte plus d’un langage moqueur,
565 Puisque tu me trahis, me cachant ta pensée,
Confesse qu’à la fin cet ingrat m’a laissée,
Que toutes tes raisons ne le défendent pas,
Et que sa perfidie est digne du trépas,
Qu’il fait à son honneur une honteuse tache,
570 Et qu’on ne peut commettre une action plus lâche.
Les serments qu’il me fit, ceux qu’il reçut de moi,
Le Ciel qu’il appela pour témoin de sa foi,
Ces larmes, ces soupirs, ces promesses si saintes,
Dans l’âme d’un Roger être sitôt éteintes !
575 C’est ce que ta raison ne peut plus excuser,
Et tu te ferais tort de le favoriser,
Puisque son intérêt se mêle à mon injure,
Tu devrais la première accuser ce parjure.
Vu que ce déloyal t’abusa si souvent,
580 Et reput ton esprit de mensonge et de vent :
Toutefois, si tu peux, prends encore sa cause,
Pour le justifier invente quelque chose,
Et tu m’obligeras si mon esprit consent,
Après t’avoir ouïe, à le croire innocent :
585 Plût aux dieux qu’il le fût !

HIPALQUE.

S’il ne l’était, Madame,
Je serais la première à lui donner du blâme,
Et je le haïrais pour sa légèreté,
Comme je le défends pour sa fidélité.
Je connais trop Roger, et son âme est trop haute
590 Pour le simple soupçon d’une si noire faute,
Je sais bien que son coeur n’eut jamais tant d’amour,
Et que privé de vous il est privé du jour.

BRADAMANTE.

Si j’occupais encor un lieu dans sa pensée,
Sans en avoir sujet m’aurait-il délaissée ?
595 Et s’il me conservait quelque reste de foi,
Pourrai-il si longtemps vivre éloigné de moi ?
Maintenant qu’il sait bien que je suis tourmentée,
Qu’à son occasion je suis persécutée,
Que pour lui je rejette un Prince suppliant,
600 Et refuse pour lui l’Empire d’Orient.

HIPALQUE.

Si sa profession n’obligeait son courage
Dans les occasions où son honneur l’engage,
Et si les Chevaliers ne devaient à clos yeux
Tenter à tous moments les périls glorieux,
605 Ce long retardement mettrait bien en peine :
Mais c’est quelque aventure, où son devoir le mène,
Ou quelque déplaisir, qui l’ont fait éloigner.

BRADAMANTE.

Mais pourquoi ce départ sans me le témoigner,
Sans me dire un adieu, qu’est-ce qui l’en dispense ?

HIPALQUE.

610 On s’éloigne souvent beaucoup plus qu’on ne pense,
Et parfois on médite en voyage d’un jour,
Et les dieux à leur gré disposent du retour.
Quoi qu’il en soit, Madame, effacez cette crainte,
Dont sans aucun sujet je vois votre âme atteinte.
615 Assurez vos soupçons sur un bon fondement,
Et croyez que jamais vous ne perdrez amant.
Autrefois ce tyran de notre fantaisie
Travailla votre esprit par une jalousie,
Lorsque ceux d’Agramant (il m’en souvient assez)
620 Par votre belle main se virent renversés :
Et qu’une lance d’or fit voler sur la croupe
Des plus fiers Sarrasins une confuse troupe,
Votre coeur sans raison se voulut ressentir,
Mais Roger innocent vous en fit repentir.

BRADAMANTE.

625 Bien donc veuille le Ciel que tu sois véritable,
Je croirai pour te plaire une chose incroyable.
Mais je crains, le voyant si longtemps retenu,
Que quelque grand malheur ne lui soit advenu.
Possible à ce moment privé de la lumière,
630 Il me garde au tombeau son amitié première,
Puisque par mon feu je ne puis juger du sien,
On ne saurait tant vivre éloigné de son bien.
Non, quoique sa promesse, ou son honneur l’engage,
Il n’est rien qui le peut retenir davantage,
635 Et pour me voir encor il ferait un effort,
S’il n’était loin de nous, ou prisonnier, ou mort.
Hélas, s’il est ainsi, chère âme de mon âme,
Crois que je te conserve une immuable flamme,
Et que mort et vivant tu te peux assurer
640 D’une fidélité qui doit toujours durer.
Pour toi contre les miens je ferai des miracles,
Je forcerai pour toi toute sorte d’obstacle,
Pour toi tous mes amants seront mes ennemis,
Et me servant du droit que le Roi m’a permis,
8
645 Paravant que la nuit nous ôte la lumière,
9
Ton rival passera l’infernale rivière.
Par sa punition tu seras satisfait,
Et son sang lavera l’offense qu’il te fait.
Ma main, si ce Grégeois peut retarder ta gloire,
650 Et si du premier coup tu n’obtiens la victoire,
Je te désavouerai : mais qui me vient troubler ?
Ah ! C’est vous ma compagne.

SCÈNE V. Marfise, Bradamante. §

MARPHISE.

Il n’en faut plus parler,
N’y songez plus ma soeur, sa perte est assurée,
Puisque votre vaillance aujourd’hui l’a jurée :
655 Ah, que mon frère et moi vous sommes obligés !
Que fera-t-il pour vous, puisque vous le vengez !
Que du tort qu’on lui fait vous faites votre offense,
Et contre ses rivaux vous prenez sa défense.
Certes s’il savait bien que pour l’amour de lui
660 Vous courez ce hasard il en mourrais d’ennui :
Et moi comme sa soeur, que faut-il que je fasse,
Ne m’étant pas permis de tenir votre place ?

BRADAMANTE.

Ce que pour n’être ingrate il faut que vous fassiez,
C’est de m’aimer ma soeur, et que vous confessiez,
665 Que nous ayant quittés en l’état où nous sommes,
Roger est aujourd’hui le plus ingrat des hommes.

MARPHISE.

Si la nécessité ne l’a point diverti,
Vous ne me verrez point embrasser son parti,
Je serai la première à punir ce parjure,
670 Et de votre intérêt je ferai mon injure.
Mais quittons ce discours, Bradamante il est temps,
L’Empereur dans la place attend les combattants,
Le peuple est assemblé.

BRADAMANTE.

Roger l’heure est venu,
Que mon affection doit être reconnue,
675 Allons ma soeur, allons, et Léon.

MARPHISE.

Il est prêt.

BRADAMANTE.

J’ai donné de sa mort l’irrévocable Arrêt,
Et sa présomption sera si bien punie,
Qu’on verra mes parents pleurer leur tyrannie.

SCÈNE VI. Charles, Aymon, Renaud, Naymes. §

Le champ de bataille doit paraître, et l’Empereur avec les assistants aux barrières.

CHARLES.

Certes un coeur blessé de cette passion,
680 Est un très digne objet de la compassion,
Et si l’on connaissait les malheurs qu’elle cause,
Les hommes la fuiraient par-dessus toutes choses.
Pour moi pendant le temps qu’un sang plus vigoureux,
M’entretenait aussi de désirs amoureux,
685 Je ne fus pas exempt des malheurs de cet âge.
Mais depuis que les ans m’ont fait un peu plus sage,
Comme sans passion, jugeant plus sainement
Des peines, des soucis, des chagrins d’un amant :
J’ai connu que le Ciel rendait un bon office
690 À ceux qu’il a laissés libres de ce supplice.

AYMON.

On ne saurait blâmer un feu respectueux,
Un amour qui n’a rien qui ne soit vertueux,
Même à qui les parents ont donné la naissance,
Ou l’ont autorisé d’une juste licence :
695 Mais ceux qui prévenus de cette passion,
S’engagent follement dans une affection,
Qui ne relèvent point des volontés d’un père,
Et méprisent le bien qui leur est nécessaire,
Devraient être punis.

RENAUD.

Tout intérêt à part,
700 On excuse un péché qui se fait par hasard,
Se commet sans dessein par une seule oeillade,
Qui rend le plus souvent un esprit si malade,
Qu’il est bien malaisé que dans cette prison,
Un coeur sans liberté laisse agir la raison,
705 Puisse considérer ce que le temps exige,
Même à quoi le devoir et le sang nous oblige.

AYMON.

Je vous tiens pour suspect.

CHARLES.

Et vous l’êtes aussi,
Mais trêve de discours, Bradamante est ici.

NAYMES.

Cette férocité pleine de tant d’audace,
10
710 Qui même sous l’armet se remarque en sa face,
Ce port majestueux et doux également,
Paraît en même temps redoutable et charmant.

CHARLES.

Ah, que si vous pouviez recouvrer la jeunesse !
Mais la foule se fend pour le Prince de Grèce,
715 Le voilà dans le champ superbement armé.

AYMON.

Confessez que ce port n’est pas moins animé,
Que sa démarche est grave, et sa taille divine,
Et que nos paladins n’ont pas meilleure mine.

SCÈNE VII. Marfise, Zénon, Charles, Bradamante, Roger, Aymon, Renaud, Naymes. §

MARPHISE.

Sire, mon champion demande le pouvoir
720 À votre Majesté de faire son devoir.

ZÉNON.

Je vous fais pour le mien une même prière.

CHARLES.

Et j’en donne à tous deux une puissance entière.
Naymes ayez le soin, comme expérimenté,
Que suivant la coutume et la formalité,
725 Entre les combattants le soleil se partage,
Et qu’ils soient en tous points sans aucun avantage.

NAYMES.

Il les met en termes de combattre.
Pour en venir aux mains, je crois que c’est assez,
Ils sont à l’opposite également placés,
Maintenant que le Roi le combat autorise,
730 Que des yeux, ni des mains nul ne les favorise.
Bradamante, mettant la main à l’épée.
C’est le fer à la main qu’il me faut conquérir.

ROGER, sous les armes de Léon, tout bas.

Puisque vous l’ordonnez, je vous rendrai contente.

CHARLES.

Ils se battent, et Roger ne fait que parer les coups.
Considérez un peu la main de Bradamante,
735 Vous jugerez son bras qui frappe si souvent,
Une foudre, un éclair, un tourbillon de vent,
Et je crois que Léon aura bien de la peine.

AYMON.

Considérez aussi comme sa fougue est vaine,
Comme il fait ce duel sans animosité,
740 Et rabat tous les coups avec dextérité :
Qu’il ne s’ébranle point par cette violence,
Et tient sans la frapper le combat en balance.
Bradamante se retire pour reprendre haleine, et Roger en fait de même.

NAYMES.

Par un si grand travail ils sont tous deux lassés.

AYMON.

Je connais qu’à la fin mes voeux sont exaucés,
745 Et que ce grand guerrier trompera tout le monde.

CHARLES.

Certes, sa valeur n’en a point de seconde.

AYMON.

Et bien quand ce Roger combattrait à vos yeux,
Croyez-vous pas Renaud, qu’il ferait beaucoup mieux ?

RENAUD.

Je le veux avouer, sa valeur est extrême,
750 Ou je crois que ma soeur ne soit plus elle-même,
Ah, quelle soutient mal le droit de son Amant !

MARPHISE.

Elle ne le saurait plus courageusement.

ROGER, bas.

Malheureux vois-tu pas que ce repos te tue,
Reprends Roger, reprends ta vigueur abattue,
755 Songe qu’il faut mourir, obéis toutefois,
Et ne l’offense pas pour la dernière fois.

BRADAMANTE.

Elle recommence le combat.
Après un tel repos, tu ne meurs pas de honte,
Tente un dernier effort, ou péris, ou surmonte.

NAYMES.

Ils ont recommencé plus fort qu’auparavant.

MARPHISE.

Bradamante recule et Roger la poursuit.
760 Ô malheur ! Ô destin variable et mouvant !
Ah ! Ma soeur n’en peut plus, ô regret qui me tue !

ROGER, déguisant sa voix.

Il passe sur elle, et lui ôtes on épée : mais Bradamante ne laisse pas de se jeter sur lui plus furieuse que auparavant.
Madame, confessez que vous êtes vaincue,
Que vos plus grands efforts sont enfin superflus.

BRADAMANTE.

Je le confesserais si je ne vivais plus ;
765 Mais crois qu’avec le jour je perdrai la victoire,
Et que ma seule mort t’en donnera la gloire.

AYMON.

Sire, vous voyez bien la chose comme elle est,
Ne le permettez pas, empêchez s’il vous plaît.
Il les sépare.

CHARLES.

Apaisez les bouillons de ce mâle courage,
770 Ne le contestez plus, Léon a l’avantage.

BRADAMANTE.

Il est vrai, mais ma mort.

v. 771, rien ne rime avec "pas".

MARPHISE.

Elles se retirent.
Ne désespérez pas.
Et Roger aussi.

ROGER.

Et toi, puisque ses mains ne te l’ont point ravie,
Va finir dans l’horreur ta misérable vie.

CHARLES.

Il se veut désarmer, retirons-nous aussi.

AYMON.

775 Ô Ciel ! Que ta justice éclate bien ici,
Me pouvais-tu combler d’une parfaite joie,
Qu’en me donnant le bien que ta bonté m’envoie ?

ACTE III §

SCÈNE PREMIÈRE. Bradamante, Marfise. §

BRADAMANTE.

En vain votre pitié s’offre à me secourir,
Ne me consolez plus ma soeur, je dois mourir,
780 Rien ne peut détourner ce dessein immuable.
Quoi, par ma lâcheté je vivrais misérable !
Je vivrai pour Léon, et non pas pour Roger :
Ah ! Non, n’espérez pas de me faire changer.
Vous me verrez plutôt vomir le sang et l’âme,
785 Qu’allumer dans mon coeur une nouvelle flamme.
Autre que mon Roger n’eut jamais ce pouvoir,
Je sais bien que je l’aime au-delà du devoir,
Et que vous, dont l’esprit a plus de retenue,
Blâmerez une ardeur qui vous est inconnue.
790 Que vous condamnerez ces violents transports,
Qui portent une fille à de si grands efforts :
Mais si votre vertu de mon amour s’offense,
Quand vous reconnaîtrez cette même puissance,
Ce tyran de nos coeurs, qui me force d’aimer,
795 Vous me plaindrez, Madame, au lieu de me blâmer.

MARPHISE.

Jamais vos actions n’ont mérité de blâme,
Je ne condamne pas une pudique flamme ;
Et quoique jusqu’ici mon coeur ait résisté,
Il a plus de froideur que de sévérité.
800 Au contraire ma soeur, vous étant obligée,
Je suis également avec vous affligée,
Nos esprits sont touchés d’une même douleur,
Comme mon propre mal, je plains votre malheur.
Et si je vous condamne en cette violence,
805 C’est de peu de courage, ou de peu de constance.
Vous devriez, ce me semble, avec ce même coeur,
Qui de mille périls s’est retiré vainqueur,
Qui par mille combats s »’est rendu redoutable,
Gagner sur votre esprit la victoire semblable.

BRADAMANTE.

810 Oui, mais ce même coeur que vous avez vanté,
S’est noirci maintenant par une lâcheté,
Le traître a pu souffrir que cette main plus lâche,
Efface le passé par une seule tache :
Au lieu de me défendre et de me secourir,
815 Tous deux ont conspiré pour me faire mourir.
Qu’ils meurent donc tous deux, puisque le Ciel l’ordonne,
Avant que ce Léon possède ma personne,
Qu’il ait quelque pouvoir dessus ma liberté.
Laissez-moi donc, ma soeur, dans cette volonté,
820 Et ne détournez plus un dessein légitime,
Puisque votre amitié vous fait commettre un crime.
Serez-vous bien joyeuse, au moins si vous m’aimez,
De voir mes tristes jours en regrets consommés,
Voir votre Bradamante aux larmes condamnée,
825 Entrer dans un veuvage au lieu d’un hyménée :
Que le plus odieux de tous ses ennemis,
Se vante des baisers qui lui seront permis ;
Qu’il possède à son aise, et mes yeux, et ma bouche,
Et me mette aux enfers, me mettant dans sa couche.
830 Que quand cette raison ne vous toucherait point,
L’intérêt de Roger à mon malheur est joint,
Puisque sa passion, qui m’est déjà connue,
Ne verra, sans mourir, sa flamme prévenue.
Il ne me verra pas entre les bras d’autrui,
835 Sachant que ma vertu ne pourra rien pour lui.
Car après que l’Hymen m’aura déjà liée,
Si ma première amour ne peut être oubliée,
Pour le moins mon devoir la conduira si bien,
Que mourant à mes yeux, il n’en obtiendra rien.
840 Souffrez, ci vous l’aimez comme le sang l’ordonne,
Que n’étant point à lui, je ne sois à personne,
Et ne permettez pas qu’un rival odieux,
Le pouvant empêcher, en triomphe à vos yeux.

MARPHISE.

Je ne permettrai pas qu’un autre vous possède,
845 Mais nous y pourvoirons par un autre remède,
Et certes je m’étonne, ayant tant de vertu,
Que vous ayez le coeur tellement abattu.
Pardonnez-moi, ma soeur, si j’use de ces termes,
Oui, vous devriez avoir les sentiments plus fermes,
850 Et ne témoigner pas à vos meilleurs amis,
Qu’ayant paru plus qu’homme entre mille ennemis,
Au moindre déplaisir qui travaille votre âme,
Vous avez témoigné moins de coeur qu’une femme.
Je vois bien qu’en ce cas on est peu consolé,
855 Que l’esprit le plus fort en serait ébranlé,
Et que quand ce malheur une amitié sépare,
La raison n’agit point, et la confiance est rare :
Mais que le désespoir vous réduise à ce point,
Sachez que votre amour ne vous excuse point,
860 Vous ne pouvez douter que je n’aime mon frère
Autant que le devoir m’oblige de le faire :
Et que j’ai son honneur et son repos si cher,
Que votre mal me doit également toucher.
Je vous proteste aussi, que je perdrai la vie,
865 Avant que par Léon vous lui soyez ravie.
Mais il vous faut tenir dans des termes plus doux,
Et le laisser agir plus sagement que vous.

SCÈNE II. Renaud, Marfise, Bradamante. §

RENAUD.

Comment gouvernez-vous cette désespérée ?

MARPHISE.

Certes, votre présence était bien désirée,
870 Et vous me surprenez au milieu d’un discours,
Où je n’avais besoin que de votre secours.

RENAUD.

Vous n’en eûtes jamais dans aucune conquête,
Et tous ces beaux lauriers qui couvrent votre tête,
C’est votre seule main qui vous les a donnés,
875 Et fait ces grands exploits qui nous ont étonnés.
Mais autant que le mal de ma soeur nous afflige,
Autant votre pitié, Madame, nous oblige,
Et cette charité que vous lui témoignez,
À de puissants liens, dont vous nous étreignez.
880 Oui, de cette bonté j’ai l’âme si ravie.

MARPHISE.

Quand même son repos dépendrait de ma vie,
Je vous jure le Ciel que je la donnerais,
Et même à ce prix je le rachèterais.
Mais puisque dans ses maux je suis intéressée,
885 Un dessein que le Ciel m’a mis dans la pensée,
Me laisse un grand espoir qu’il nous sera permis
De rompre encor un coup celui des ennemis.
Je vous le veux ouvrir, puisque votre prudence
Nous fait avoir besoin de votre confidence,
890 Et qu’avec vos conseils il réussira bien.

RENAUD.

Vous me comblez d’honneur.

MARPHISE.

Votre soeur n’en sait rien.
Quoique aucune raison ne veut que je le cache,
Je vous en veux parler avant qu’elle le sache.

BRADAMANTE.

Ouvre la source de tes pleurs,
895 Fais couler un ruisseau de larmes,
Et meurs au moins par ces douleurs,
N’ayant pu mourir par les armes.
Préviens cette captivité,
Qui menace ta liberté
900 D’une prison insupportable :
Et fais paraître aux Dieux qui sont tes ennemis,
Que tu ne meurs pas misérable,
Puisque pour t’affranchir le trépas t’est permis.
Cette main, qui dans les dangers
905 Témoigna sa valeur extrême,
Est forte pour les étrangers,
Et n’est faible que pour toi-même.
Arme-la donc à ton secours,
Pour couper le fil de tes jours :
910 Mais non, étant ton ennemie,
L’ingrate à ce besoin craindrait de t’obliger,
Et sa valeur est endormie,
Sinon que ses effets te puissent affliger.

RENAUD.

Oui, la même prudence ordonne qu’on le suive,
915 Il faut encor un coup que Bradamante vive.
Que sa fidélité conserve son amour, *
Et reçoive de vous le repos et le jour.
Léon est au Palais, plein d’honneur et de gloire,
Il demande déjà le prix de sa victoire,
920 Et le vieillard Aymon, las de le caresser,
N’attend plus que ma soeur pour le récompenser,
Mais vous le troublerez.

BRADAMANTE.

Hé, dites-moi mon frère.

RENAUD.

Vous saurez en chemin ce que vous devez faire,
Disposez-vous déjà pour agir avec nous.

MARPHISE.

925 Je serai chez le Roi presque aussitôt que vous.

SCÈNE III. §

ROGER, en son premier habit.

Je puis, développé d’une suite importune,
Me plaindre en liberté des traits de la fortune,
Et devant que ma main finisse mon tourment,
Rappeler mes douleurs pour mourir doublement :
930 Puisque de tant de maux étant la seule cause,
Une mort seulement serait trop peu de chose.
Résous-toi, misérable, à mourir mille fouis,
Et ne regrette pas l’état où tu te vois.
Conserve pour toi-même un sentiment farouche,
935 Et que de tes malheurs la pitié ne te touche,
Étant le plus cruel de tous tes ennemis,
Les pires traitements te seront bien permis.
Justes Dieux ! Fallait-il que de mon mal extrême,
Je devinsse l’auteur et la cause moi-même ?
940 Et que j’enveloppasse en mon injuste sort,
Celle que j’aimais tant, et qui m’aimais si fort.
Est-ce à votre repos une chose importante,
De perdre avec Roger sa chère Bradamante ?
Et n’obtiendrez-vous pas le comble de vos voeux,
945 Si vous en perdiez un, sans les perdre tous deux ?
Hélas ! Si pour saouler votre haine implacable,
Vous gardiez à mes jours un sort si déplorable.
Que ne m’accordiez-vous d’assouvir la fureur,
Et le juste courroux d’un barbare Empereur ?
950 Si dans une prison j’eusse perdu ma tête,
Votre haine n’était qu’à demi satisfaite.
Et moi je n’étais pas malheureux en tout point,
Si même à tous mes maux le remords n’était joint.
Ce n’était pas assez d’une seule victime,
955 Et je devais périr coupable d’un grand crime.
Ô vous que je perdis par cette trahison !
Puisque mes repentirs ne sont plus de saison,
Et que c’est vainement que la douleur me touche,
Prononcez mon arrêt par votre belle bouche,
960 Condamnez cet ingrat aux plus cruels tourments,
Qu’ont jamais mérité les perfides amants.
Rien ne me peut servir de prétexte ou d’excuse,
Et pour vous prévenir, moi-même je m’accuse.
Il est vrai, j’ai failli, mais par un tel forfait,
965 Que rien n’effacera le crime que j’ai fait.
Cette main sacrilège ayant eu la puissance
De s’armer contre vous avec tant d’insolence,
Ayant pu consentir à ce lâche dessein,
Me pourra bien plonger un poignard dans le sein.
970 Aussi je n’en attends que ce dernier service,
Je lui pardonne tout après ce bon office.
Étant accoutumée à me faire mourir,
Je vois que sa pitié s’offre à me secourir.
Mais je m’épargnerais par un si doux remède,
975 Non perfide, à ce coup je refuse ton aide.
Tu finirais mes maux par une prompte mort,
Et je la veux souffrir, mais avec moins d’effort.
Je veux, je veux sentir toute son amertume,
Que l’horreur de la faim me mine et me consume,
980 Et que mon désespoir me tuant à son tour,
Me fasse avant ma mort mourir cent fois le jour.
D’un Ours ou d’un Lion le gîte épouvantable,
Sera dorénavant ma retraite effroyable,
Où tous ces animaux s’armeront contre moi,
985 Et me reprocheront que j’ai manqué de foi.
Leurs ventres affamés seront ma sépulture,
Ils enseveliront ce monstre de nature,
Et leur dent pitoyable aux siècles à venir,
Effaceront mon crime avec mon souvenir.
990 Je puis mourir, Léon, sans que ma mort t’offense,
Je me suis acquitté par cette récompense.
Bradamante est à toi, vit désormais content,
Et meurs entre les bras de celle qui t’attend.
Pour moi je t’abandonne, et cette ingrate ville,
995 Puisque dorénavant je te suis inutile,
Et que sans te troubler il ne m’est pas permis
De te voir triompher du mal que j’ai commis.

SCÈNE IV. Charles, Léon, Aymon, Marfise, Bradamante, Renaud. §

CHARLES.

Prince chéri du Ciel, votre valeur est telle,
Qu’au jugement de tous elle est plus que mortelle,
1000 Et ne se peut payer que par un tel présent,
Après ces beaux exploits Bradamante y consent.
Il est vrai que jamais une fille bien née,
Ne subit sans rougir le joug de l’Hyménée,
Et que ce long silence et cet oeil abattu,
1005 Au lieu de son mépris témoigne sa vertu.
Aussi dans sa froideur elle serait blâmée,
Si de tant de vertus elle n’était charmée.
Les rares qualités d’un si parfait amant,
Amolliraient sans doute un coeur de diamant.

LÉON.

1010 Invincible Empereur, je vis dans l’espérance,
Puisque votre grandeur entreprend ma défense.
J’attends de ma valeur et de ma qualité.
Moins que de mon amour et de votre bonté.
L’un et l’autre me donne un esprit légitime,
1015 Et mon ambition passerait pour un crime,
Si j’osais présumer, que j’ai reçu des Cieux
Quelque autre qualité qui la mérite mieux.
Ma seule passion l’oblige à quelque chose,
Et non pas cette loi que ma victoire impose.
1020 C’est par là seulement que je la veux fléchir,
Et le hasard n’a rien qui me puisse affranchir.
Mais parmi tant de biens que le destin m’envoie,
Vous seule êtes contraire à la commune joie.
Maintenant que le Ciel me voit d’un si bon oeil,
1025 Vous me désespérez par un si triste accueil :
Que l’amour la plus froide et la plus retenue,
Doit être, à mon avis, autrement reconnue.
Montrez-nous donc, Madame, un visage content,
Ne vous opposez pas au bonheur qui m’attend,
1030 Et souffrez sans regret, que le Ciel nous assemble,
Et joigne, pour jamais, nos deux âmes ensemble.
Vous ne répondez rien.

AYMON.

Bradamante parlez,
Ce silence indiscret nous a déjà troublés.

MARPHISE.

Ceux qui sont travaillés d’un ver de conscience,
1035 Couvrent leur repentir d’un semblable silence.
Le souvenir d’un crime imprime des remords,
Qui gênent nos esprits de plus de mille morts.

BRADAMANTE.

Grâce aux Dieux, les remords n’affilent point mon âme,
J’ai vécu sans reproche, expliquez-vous Madame,
1040 Et ne m’offensez point en présence du Roi.

MARPHISE.

Si trahir un amant, si violer sa foi,
Si fausser lâchement la parole donnée,
Révoquer des serments, et rompre un hyménée,
Sont de ces actions que l’on doit estimer,
1045 Au jugement de tous j’ai tort de vous blâmer.
Vous m’entendez, Madame, et la honte s’imprime
Sur votre front changé, qui confesse son crime.
Oui, vous vous souvenez du jour que devant moi,
À mon frère Roger vous donnâtes la foi.
1050 Renaud y fut aussi témoin de vos caresses,
Et le Ciel appelé dans toutes vos promesses,
Avec tant de serments, que ne les tenant pas,
Vous obligez la terre à s’ouvrir sous vos pas.
C’est ce qu’auparavant que le soleil se cache,
1055 Je veux que par ma voix toute la France sache,
Et que devant les yeux de l’Empereur Romain,
Je vous veux maintenir les armes à la main,
Vous faire malgré vous tenir votre promesse.
Que si dans ce sujet quelque autre s’intéresse,
1060 Qu’il relève ce gage, et qu’il vienne au combat.
Quelle soudaine peur ce grand courage abat.
Vous ne répondez rien, ô grands Dieux ! Bradamante
À ce mot de combat pâlit et s’épouvante.
Parlez un peu, Madame, et s’il vous est permis,
1065 Purgez-vous d’un forfait devant vos ennemis,
C’est moi, qui vous défie, et sur cette querelle,
Je veux encor Renaud vous combattre avec elle,
Si vous ne confessez tout ce qui s’est passé.

AYMON.

D’où vient qu’à ce défi vous êtes si glacé ?
1070 Quoi, l’honneur de Clairmont a-t-il pris l’épouvante ?
Marfise fait trembler Renaud et Bradamante.

RENAUD.

Les plus sanglants duels ne sont plus étrangers
À qui ne s’est nourri que parmi les dangers.
C’est le seul exercice où cette main s’adonne,
1075 Qui jamais au combat ne refusa personne.
Elle met en usage, et la lance, et l’écu,
Mais c’est la vérité, dont je le sens vaincu :
Je n’ai point sur ma force assez de confiance,
Pour entrer dans le camp contre ma conscience.
1080 Il est vrai que ma soeur est promise à Roger,
Avec tant de serments, qu’elle ne peut changer.

AYMON.

Justes Dieux ! Pouvez-vous souffrir cette imposture ?
Mais je serai pour eux sensible à leur injure.
Oui, je veux m’opposer à cette trahison,
12
1085 Qu’on brasse lâchement contre notre maison.
Je sais que ce perfide a conjuré ma perte,
Mais il soupirera, sa ruse découverte,
Il se repentira de m’avoir offensé.

LÉON.

De quels empêchements me vous-je traversé ?
1090 Ha, Madame, à ce coup ouvrez un peu la bouche,
Qu’à cette extrémité ma passion vous touche,
Et ne conspirez pas avec mes ennemis,
Pour me voler un bien que le Ciel m’a promis.

CHARLES.

L’esprit le plus subtil ici ne verrait goutte,
1095 Bradamante, il est temps de nous tirer d’un doute :
Enfin par vos discours sachons la vérité.

BRADAMANTE.

Puisqu’il faut obéir à votre Majesté,
Je la veux supplier de voir sur mon visage,
De ma confession l’infaillible présage :
1100 De remarquer ce front, qui parle assez pour moi.
Oui, Sire, il est certain que j’ai donné ma foi.

LÉON.

Ô mortelle sentence !

AYMON.

Ô mensonge exécrable !
13
Le Ciel vit-il jamais une fourbe semblable ?
Non, non, il n’en est rien, je le maintiens à tous.
1105 Quoi, Sire, avoir le front de mentir devant vous ?
Et votre Majesté, si sainte, et si sacrée,
Souffrir impunément l’imposture sacrée ?
Ils ont également brassé la trahison.

MARPHISE.

Vous avez presque atteint la dernière saison,
1110 L’esprit, comme le corps, s’affaiblit avec l’âge.

AYMON.

Il m’a ravi la force, et non pas le courage :
Ce corps est affaibli, mais il me reste un coeur,
Qui de mille péris m’a retiré vainqueur.
Il me reste, Madame, en sa vigueur première,
1115 Et sachez, que plutôt je perdrai la lumière,
Tout caduc que je suis, que de souffrir de vous
Un si sensible affront, qui nous offense tous.
La lâcheté des miens vous l’a fait entreprendre,
Mais mon propre intérêt m’oblige à les défendre.
1120 Je veux encore un coup endosser le harnois,
Pour soutenir mon droit, et la rigueur des lois,
Faire voir à Roger, quelque part qu’il se cache,
Que le sang de Clairmont ne souffre point de tache.
Que je ne puis survivre à la honte des miens,
1125 Et qu’il se mêle un jour de disposer des siens.
Qu’il prétend vainement d’entrer dans ma famille,
Que Renaud n’eut jamais de pouvoir sur ma fille.
Et que quand l’imprudente aurait donné sa foi,
Elle n’a pas le droit d’en disposer sans moi :
1130 C’est ce que je soutiens.

MARPHISE.

Le péril est extrême.
Mais quoiqu’en ce combat la gloire fût de même,
J’attendrai sur l’espoir de vous voir rajeunir.
Cependant qu’entre tous je m’offre à soutenir.
Qu’on n’espère jamais d’épouser Bradamante,
1135 Que de son propre gré mon frère n’y consente.
Et puisqu’il est absent, je combattrai pour lui.

AYMON.

Donc que ce différent se termine aujourd’hui,
Oui, Madame, je veux moi-même vous combattre,
Et de ma propre main cette insolence abattre,
1140 Magnanime Empereur.

LÉON.

Monsieur retirez-vous,
L’exercice de Mars est désormais pour nous,
Et principalement quand l’affaire nous touche.
Je dois seul m’opposer à cet esprit farouche,
Et lui faire avouer ; que très mal à propos,
1145 Au point de mon bonheur, on trouble pon repos.
J’entreprends ce duel, puisqu’il vous plaît, Madame,
Ma main, avec regret, s’arme contre une femme.
Je verrais un guerrier plus volontiers que vous,
Qui semblez destinée à des combats plus doux.

MARPHISE.

1150 Jamais les plus sanglants n’ont changé ce visage,
J’ai dans mille périls signalé mon courage,
Et mille cavaliers, à mes pieds renversés,
Craignent encor la main qui les a terrassés.

CHARLES.

La valeur de tous deux est assez reconnue :
1155 Mais puisque notre loi doit être maintenue,
Et que cette Amazone en doit être le prix,
Je consens à regret au combat entrepris :
Demain, dès que Phébus nous rendra sa lumière,
Je vous donne le camp.

MARPHISE.

J’y serai la première.

LÉON.

1160 Je n’aurai d’autre soin que de vous prévenir.

AYMON.

Et moi, que de prier le Ciel de les punir.
Va-t’en couple maudit, s’il doit faire justice,
J’attends qu’en peu de jours l’un et l’autre périsse.

ACTE IV §

SCÈNE PREMIÈRE. Léon, Zénon. §

LÉON.

Donc vous avez perdu votre temps et vos pas,
1165 N’importe, cher ami, ne désespérons pas.
Possible que le sort, inconstant et muable,
Changeant aussi pour nous, nous sera favorable.
Adieu, je me fais tort, vous retenant ici.

ZÉNON.

Il rentre.
Nous nous acheminons.

LÉON.

Je vais courir aussi.
1170 Ô Ciel ! Combien est vain un espoir qui se fonde
Sur l’éclat incertain des affaires du monde,
Dont le bonheur bâti sur un sujet mouvant,
Inconstant comme il est, s’efface au premier vent.
Exemple infortuné des traits de la fortune.
1175 Hélas ! De quoi te sert ta mémoire importune,
Que pour te rafraîchir la perte de ton bien ?
Croyant tout posséder, tu ne possèdes rien.
Hier tu fus plein d’honneur, et ta flamme imprudente
T’avait fait en espoir l’époux de Bradamante.
1180 Tu marchais triomphant de la gloire d’autrui,
Et tout ce qu’il t’acquit tu le perds aujourd’hui.
Le Ciel, de quelque soin que ton crime se cache,
Veut enfin mettre au jour une action si lâche,
Et ne peut pas souffrir que tu sois possesseur
1185 D’un bien, dont tu serais inique ravisseur.
C’est lui qui suscita cette forte Amazone,
Pour te faire sentir la peine qu’il te donne,
Et qui fit accorder ta folle passion
Au combat entrepris à ta confusion.
1190 Te voilà désormais perdu de renommée,
Marfise dans le camp superbement armée,
T’appelle à haute voix, et tu ne parais pas,
Pour souffrir un affront pire que le trépas.
Mais que fera Léon sans force et sans vaillance ?
1195 Ce brave chevalier n’est plus en sa puissance,
C’est pour lui seulement qu’il l’avait entrepris.
Le Ciel me le donna, le Ciel me l’a repris.
Que requerras-tu donc en ce malheur extrême ?
Va Léon, va périr et combattre toi-même.
1200 Va-t’en noyer ta honte, en ton sang répandu,
Ou recouvre l’honneur et le repos perdu.
Mais espérons encor, possible qu’à cette heure,
Du sort capricieux l’influence est meilleure.
Mon ami retourné, nous réparerons tout.
1205 Allons et poursuivons la quête jusqu’au bout.
Toi qui me fis commettre une si grande faute,
Qui fis brûler mon coeur d’une flamme si haute.
Puissant maître des Dieux, Amour guide mes pas,
Guide-moi sur les siens, ou me guide au trépas

SCÈNE II. §

ROGER.

1210 Odieuse clarté, je te soutiens encore,
Soucis qui me tuez, ennui qui me dévore,
Éternelles douleurs, regrets, peines, remords,
Me laissez-vous vivant après cent mille morts ?
Donc toutes vos rigueurs n’ont pas assez de force,
1215 Pour chasser cet esprit de sa débile écorce.
Mais pourquoi ferez-vous des efforts superflus,
Pour dépouiller du jour celui qui ne vit plus ?
S’il vivait, verrait-il sa chère Bradamante,
Au milieu des baisers, défaite et languissante,
1220 Repousser un Léon qui la tient en ses bras,
Et son ressentiment ne l’accablerait pas ?
Verrait-il un rival qu’aucun souci ne touche,
Former à tout moment sur cette belle bouche,
Sur ces mains, sur ces yeux quelque amoureux dessein,
1225 Sans lui mettre cent fois un poignard dans le sein ?
Et toutefois il vit, il le voit et l’endure,
Et même son devoir ne veut pas qu’il murmure.
Non, pour ne perdre point la gloire d’un bienfait,
Je ne me repens point du bien que je t’ai fait.
1230 Vis Léon, vis content, un long siècle d’années,
Le Ciel, selon tes voeux, fasse tes destinées,
Et verse désormais sur Bradamante et toi,
Tous les mêmes bonheurs que j’attendrais pour moi,
Et qu’il comble d’horreur le reste de ma vie,
1235 Si tes prospérités me donnent de l’envie.
Cependant me voici dans le profond du bois.
Le creux de ce rocher qui répond à ma voix,
Pourra bien, pour ce soir, me servir de retraite :
Mais sans aller plus loin, la voici toute prête.
1240 Ce mol et vert gazon se présente à propos
À ces membres mourants pour un peu de repos.
Qu’ils se reposent donc, puisqu’il les en invite,
Et que dorénavant ce soit leur dernier gîte.
Ce séjour me contente, et ce me semble assez beau, *
1245 Tout affreux comme il est, pour faire mon tombeau.
Terre, que je choisis pour dernière demeure,
Si jamais du destin l’influence meilleure,
Que celle qui t’afflige, en voyant mon trépas,
Fais que ma Bradamante adresse ici ses pas,
1250 Contrains-la de s’asseoir en cette même place,
Et là, si tu le peux, conte lui ma disgrâce.
Dis-lui que son Roger, ah ! Change de discours,
Enfin dis que Roger finit ici ses jours.
Ces arbres t’aideront, même si j’ai la force,
1255 Je graverai deux mots sur la prochaine écorce.
Que le dieu du hasard, et celui de l’Amour,
Pour me justifier, lui feront voir un jour.
Il grave sur l’écorce de l’arbre, et lit après l’avoir écrit.
Ici mourut Roger, qui se priva de vie,
Mais ne l’en blâmez pas,
1260 Son devoir le commande, et l’honneur l’y convie,
Pouvait-il s’excuser d’un si noble trépas ?
Que je serais heureux, si cette belle bouche
Vous prononçait un jour au pied de cette souche,
Et remarquait ma main, q’elle connaît assez,
1265 Sur ces mots que le temps aura presque effacés.
Mais je me flatte en vain contre toute apparence,
C’est commettre un péché d’avoir quelque espérance.
En l’état où je suis, je ne dois plus songer,
Qu’aux objets seulement qui peuvent affliger.

SCÈNE III. Léon, Roger. §

LÉON.

1270 Hélas, qui finira mes courses incertaines ?
Qui me retirera de mes recherches vaines ?
Et quel dieu charitable écoutera ma voix ?
Je me sens inspiré de visiter ce bois.
L’herbe de cet endroit me semble un peu foulée,
1275 Une certaine joie en mes sens s’est coulée :
Je suivrai ce sentier, de peur de m’égarer.
Je vois des pas formés, mais j’entends soupirer.
Écoutons si la voix jusqu’à nous parvenue,
Approchant de plus près, pourrait être connue.

ROGER.

1280 Non, ne t’afflige plus mon âme,
Nous voici déjà dans le port,
Possible crains-tu que la mort
Ne fasse pas mourir ta flamme,
Et que dans les enfers tu portes le flambeau,
1285 Qui te doit brûler au tombeau.

LÉON.

Il entre dans le bois.
Qu’à travers ces buissons je me fasse une voie,
J’entends déjà la voix, il faut que je le voie.

ROGER.

Ici ton malheur est extrême,
Que rien ne te peut secourir,
1290 Mais, lâche, voudrais-tu guérir,
Quand il dépendrait de toi-même ?
Pouvoir être un moment, et ne l’adorer pas,
N’est-ce point pis que le trépas

LÉON.

J’entrevois maintenant au pied de cette roche
1295 Un cavalier sur l’herbe, il faut que je m’approche.

ROGER.

Vous que j’ai toujours adorée,
Divine et charmante beauté,
Croyez que ma fidélité
Ne fut jamais plus assurée,
1300 Et quoique le devoir ait exigé de moi,
Je vous ai conservé ma foi.
Elle ne fut jamais plus forte,
Mais le Ciel me fit obéir,
Et me força de vous trahir,
1305 Pour suivre un devoir qui m’emporte.
Le devoir et l’amour firent également
Vos déplaisirs et mon tourment.

LÉON.

Ah, mon âme, à ce coup chasse toute ta crainte,
Cette blanche licorne, en cet écu dépeinte,
1310 La fait assez connaître, et sa taille et sa voix,
Courons donc de ce pas l’embrasser mille fois.
Ne précipitons rien, peut-être par sa bouche
J’apprendrai maintenant le regret qui le touche,
Et que pour me cacher, il prenait tant de soin,
1315 Il mettra tout dehors, se croyant sans témoin.

ROGER.

Je vous aime sans espérance,
Ma flamme ne voit point de jour,
Toutefois ma première amour
Ne reçoit point de différence.
1320 Le Ciel, qui peut changer votre condition,
Ne change point ma passion.
Je veux qu’un autre vous possède,
Vivez entre les bras d’autrui,
Je vous chéris avec lui :
1325 Mon mal me donne mon remède.
Vous êtes satisfaite, et je le suis aussi,
Puisque Amour me l’ordonne ainsi.

LÉON.

Non, non, je ne saurais supporter davantage,
Ces discours inconnus où son amour l’engage.
1330 C’est trop de patience avec tant d’amitié,
Et déjà sa douleur me transit de pitié.
Ha, mon frère, avouez que vous êtes coupable.

ROGER.

Hélas ! Quel importun trouble ce misérable !
Que dans ces lieux d’horreur tu viens mal à propos,
1335 Ne me refuse point ce reste de repos.
Adieu, poursuis tes pas, le Ciel te soit propice.

LÉON.

Est-il dans ces déserts tigre qui ne fléchisse ?
Retirons-le d’erreur, quoi ! M’éloignez de vous,
N’en dois-je point attendre un traitement plus doux ?
1340 Sont-ce là les accueils où l’amitié convie ?

ROGER.

Ha, Léon, quel démon ennemi de ma vie,
Vous conduit en ces lieux, plein d’horreur et d’effroi,
Où même il ne voit rien d’effroyable que moi.

LÉON.

Le désir de trouver, non pas cet effroyable,
1345 Mais mon fidel ami, ce cavalier aimable,
La moitié de ma vie, et l’auteur de mon bien,
Et sans qui désormais je n’espère plus rien.

ROGER.

Maintenant votre envie est à plein satisfaite,
Vous m’avez rencontré, vous voyez ma retraite.
1350 Savez-vous mon dessein ? C’est celui de mourir.
Que si votre amitié songe à me secourir,
Je n’en puis recevoir qu’un service agréable,
C’est de quitter bientôt ce bois épouvantable,
Me laisser en repos, et ne me troubler pas
1355 Dans le bien que le Ciel m’accorde à mon trépas.

LÉON.

Justes dieux, qui croirait que l’amitié permette
Une tant inhumaine et barbare requête !
Quoi, mon plus cher ami, m’ose-t-il conjurer,
Que sans le secourir je le laisse expirer ?
1360 Que cent fois plus cruel, qu’une fière lionne,
Je sache son trépas, et que je l’abandonne.
Ô dieux, quelle pensée ! Hélas, remettez-vous,
Mon frère, reprenez des sentiments plus doux,
Chassez ce désespoir, dont j’ignore la cause,
1365 Que si pour l’adoucir il se peut quelque chose,
En présence des dieux je vous donne ma foi,
Et comme chevalier, et comme fils de Roi,
Que j’y perdrai mes biens, mes amis, et ma vie.

ROGER.

Que ma condition serait digne d’envie,
1370 Et que cette amitié dans une autre saison,
Me rendrait bien heureux avec juste raison :
Mais puisque mon malheur me la rend inutile,
Hélas, ne trouvez-vous plus ma prière incivile.
De si fortes raisons m’obligent au trépas,
1375 Que vous me faites tort de ne l’avancer pas.
Et si vous le saviez, vous avoueriez vous-même,
14
Qu’un extrême malheur veut un remède extrême,
Mon devoir me l’ordonne, et le Ciel l’a voulu.

LÉON.

Puisque dans ce dessein je vous vois résolu,
1380 Et que c’est vainement que je vous en conjure,
Nous courons donc tous deux une même aventure.
Je meurs avec vous, et le même destin,
Qui joignit nos deux coeurs, confondra notre fin.

ROGER.

C’est à ce coup, Léon, que vous perdrez l’envie,
1385 Qui vous rend si soigneux de conserver ma vie.
Il n’est, il n’est plus temps de rien dissimuler,
Apprenez en deux mots de quoi vous consoler,
Et soyez assuré qu’après ma découverte,
Vous serez le premier à désirer ma perte.
1390 Vous regrettez ma mort, vous la désirerez,
Vous m’en voulez distraire, et vous m’y pousserez.
Cet ami, que le Ciel fit votre redevable,
Qui tient le jour de vous, et qu’un sort favorable
Fit d’un si grand bienfait acquitter à demi,
1395 C’est votre plus cruel et plus grand ennemi.
En un mot c’est Roger, par cette connaissance
Vous savez mon amoure, mes faits et ma naissance.
Celle que vous aimez, ma liberté charma,
Et contre mon espoir, Bradamante m’aima.
1400 Sur un roc élevé dans le milieu des ondes,
Où le flot abîma nos troupes vagabondes,
Par la faveur du Ciel échoué sur le bord,
Un bienheureux vieillard m’en tira demi mort.
Et cet enfant du Ciel par sa sainte prière,
1405 M’ayant soudain remis en ma santé première,
Par ses sages discours me décilla les yeux,
Et me purgea l’esprit de l’erreur de nos dieux.
Quand Roland et Renaud sur le roc arrivèrent,
Qui contre leur attente en ce lieu me trouvèrent,
1410 Et m’ayant reconnu même changé de loi,
Tous deux pour Bradamante ils me donnent la foi.
Le frère me l’accorde, et sur cette espérance,
Abandonnant l’écueil nous repassons en France.
Charles nous caressa, la Cour nous fit honneur,
1415 Mais rien ne fut égal à mon premier bonheur.
Ah, que ce souvenir sensiblement me touche,
Je vois ma Bradamante, et de sa belle bouche
Je reçus cet arrêt si charmant et si doux,
Qui m’avait destiné pour être son époux.
1420 En un mot entre nous la parole donnée,
Me faisait espérer un heureux hyménée,
Quand le Ciel pour troubler nos bonheurs apparents,
Suscita contre nous ses avares parents.
L’éclat de vos grandeurs leur offusqua la vue.
1425 Que votre vertu leur eût été connue,
Qu’elle eût sans autre égard borné leur passion,
Je les eusse excuses dans leur ambition.
Soudain piqué d’amour, de colère et de honte,
Et ne pouvant souffrir qu’un rival me surmonte,
1430 J’abandonnai la Cour avec un fort dessein,
D’aller, sans retarder, vous transpercer le sein,
De me perdre ou vous perdre au milieu de la Grèce.
L’impatient désir d’exécuter me presse,
Je passe en Bulgarie, où je vis à l’abord
1435 Des spectacles d’horreur, de carnage et de mort.
Là je vis de courroux et de rage enflammées,
Se heurter fièrement deux puissantes armées,
Qui nagèrent d’abord dans leur sang répandu.
Le combat demeura quelque temps suspendu,
1440 Mais les Bulgariens à la fin vous cédèrent,
Leur Roi demeura mort, leurs troupes reculèrent,
Lorsque par un soldat du succès averti,
J’embrasse contre vous le plus faible parti,
Et vous cherche partout, plein de haine et de rage.
1445 Il serait superflu d’en dire davantage,
Et comment à son tour votre troupe céda,
Vous savez mieux que moi tout ce qui succéda.
Ma prise, ma prison, et votre courtoisie,
Et que d’un tel bienfait j’eus l’âme si saisie,
1450 Que l’amitié chassant la haine hors de mon sein,
Je conçus de l’horreur pour mon premier dessein :
Et ne veux réparer cette damnable envie,
Q’en cherchant les moyens de vous donner ma vie.
Maintenant, ô Léon, que vous me connaissez,
1455 Pourquoi m’épargnez-vous si vous me haïssez ?
Que vous sert au côté cette inutile épée,
Que du sang odieux jusqu’aux gardes trempée,
Vous ne vous délivrez d’un si grand ennemi ?
S’il ne meurt par vos mains, il ne meurt qu’à demi.
1460 Vous n’êtes point cruel en le privant de vie,
Puisque le droit le veut, et qu’il vous y convie.
Quoi, vous doutez encore, et ne connaissez pas
L’avantage pour vous qui suivra mon trépas.
Bradamante est à moi, sa parole est donnée,
1465 Et ma mort seulement peut rompre l’hyménée.
J’ai beau quitter mes droits, j’ai beau vous la céder,
Nul, tant que je vivrai, ne la peut posséder.
Faites-moi donc mourir, ou souffrez que je meure,
Et puisque en votre endroit la fortune est meilleure.
1470 Allez jouir des biens que le Ciel vous promet,
Et goûter des douceurs tandis qu’il le permet.

LÉON.

Ne trouvez pas mauvais de voir sur mon visage,
De mon étonnement un si grand témoignage.
Certes, cette nouvelle à l’abord m’a surpris,
1475 Et ce nom de Roger a saisi mes esprits.
Non pas qu’il ait changé l’amour que je vous porte,
Son ardeur au contraire en est beaucoup plus forte :
Et ce nom même au lieu de la diminuer,
M’oblige davantage à la continuer.
1480 Il est vrai que Roger m’a donné de la haine,
Autant que son amour m’a procuré de peine,
Et que j’ai souhaité sa ruine et son mal,
Comme on peut souhaiter la perte d’un rival.
Mais si j’eusse d’abord reconnu sa personne,
1485 Il eût reçu de moi le coeur que je lui donne ;
Et quand dans la prison il se fût découvert,
Il n’en eût ressenti que ce qu’il a souffert.
J’adore la vertu partout où je la trouve.
Que s’il en eût voulu quelque meilleure preuve,
1490 J’atteste devant Dieu, que j’aurais fait pour lui,
Ce qu’avecque raison je veux faire aujourd’hui.
Oui, si vous ne m’eussiez par cette méfiance
Dérobé le bonheur de votre connaissance,
Et caché votre nom mieux que votre vertu,
1495 Jamais en ma faveur vous n’eussiez combattu.
Je n’aurais point souffert qu’on vous eût contesté
15
Celle qu’imprudemment je vous avais ôtée,
Et que je vous redonne avec un repentir
Des maux que mon erreur vous a fait ressentir.
1500 Venez donc la revoir, puisque amour vous l’ordonne,
Et que votre victoire avec lui vous la donne.
Elle est vôtre, et pas un ne vous la peut ôter,
Que si l’avare Aymon vous la veut contester.
La moitié de la Grèce est assez spacieuse,
1505 Pour saouler l’appétit d’une âme ambitieuse,
L’Empire d’Orient nous laisse assez pour tous.

ROGER.

Ces excès de bonté n’appartiennent qu’à vous,
Il n’est qu’un seul Léon qui se vainque soi-même.
Ô qu’en ses actions votre gloire est extrême,
1510 Que vous méritez bien un si rare bienfait,
Et que le Ciel est juste au présent qu’il vous fait.
Non, il n’est qu’un Léon digne de Bradamante,
Qu’il la possède donc, qu’elle vive contente,
Et goûte désormais des douceurs avec lui,
1515 Que la faveur des dieux leur promet aujourd’hui.

LÉON.

Quoi donc, vos premiers voeux sont encore si fermes !
De grâce, cher ami, changeons, changeons de termes,
Et ne retenez rien de l’horreur de ces bois,
S’il vous faut conjurer pour la dernière fois.
1520 Je ne vous parle point de l’amitié passée,
Puisque de votre esprit elle est presque effacée :
Mais par la passion qui vous conduit ici,
Que cette passion vous en retire aussi.
Ne me refusez pas cette dernière grâce.

ROGER.

1525 Il n’est rien que pour vous mon amitié ne fasse,
Mais vous ravir un bien par une lâcheté,
Que votre courtoisie a si bien mérité.
Ne bâtir mon bonheur que sur votre ruine,
Ah, Léon, seulement ce penser m’assassine.
1530 Vous m’offrez un poignard pour vous percer le sein,
Et je dois consentir à ce lâche dessein ;
Hé, quelle opinion avez-vous de mon âme ?
Non, non, vivez heureux au sein de votre Dame.
Bradamante est à vous, le Ciel le veut aussi.
1535 Et le Ciel m’est témoin que je le veux aussi.

LÉON.

Si ce point seulement vous défend de me suivre,
Rien plus ne vous défend d’espérer et de vivre.
Ne considérez plus Léon, ni son amour,
Puisqu’en vous connaissant il a perdu le jour.
1540 Non, non, je n’aime plus, et ne tiens Bradamante,
Vos intérêts à part, que pour indifférente.
Eût-elle plus d’appas, je suis sans passion.
Que si vous lui gardez un peu d’affection,
Et si dans votre coeur sa belle image empreinte,
1545 Dans l’horreur de ces bois n’est pas encore éteinte.
Je vous conjure ici par ce premier pouvoir,
Et par tous vos serments de la venir revoir.
Elle vous le commande, et je vous en conjure.

ROGER.

Que deviendra mon âme au combat qu’elle endure ?
1550 Les larmes d’un ami, l’amour et le devoir,
Pour ébranler un coeur ont beaucoup de pouvoir.
Bien, vous avez vaincu mon ange tutélaire,
Me voici désormais résolu de vous plaire.
Mais je proteste encor, comme j’ai protesté,
1555 Que vous me contraignez à cette lâcheté,
Et que je tiens de vous une seconde vie.

LÉON.

C’était moi seulement qui vous l’avais ravie.
Mais puisque je me vois au comble de mes voeux,
Allons, allons revoir un climat plus heureux.
1560 Allons ravir la cour, et surtout Bradamante,
Qui, comme je l’ai vécu, se meurt dans cette attente.
Ôtons-lui le sujet qu’elle a de me haïr.

ROGER.

Allons, je ne vivrai que pour vous obéir.

ACTE V §

SCÈNE PREMIÈRE. Charles, Aymon, Marfise. §

CHARLES.

Pour moi, de quelque sens que son départ s’explique,
1565 Je ne saurais avoir la croyance publique.
Après tant de valeur qu’il vient de témoigner,
La crainte d’un combat l’aurait fait éloigner :
C’est ce que mon esprit trouve bien difficile,
Outre que tous les siens sont encor à la ville.
1570 Ses pavillons tendus attendent son retour,
Toutefois en ceci je ne vois point de jour.
Sur le point de combattre aux yeux de sa maîtresse,
Dans ce retardement son honneur s’intéresse.
Marfise a comparu, le jour est expiré,
1575 Et le peuple confus enfin s’est retiré.
Tout le monde le blâme, et malgré moi j’écoute
Les sentiments divers qui me tiennent en doute.

AYMON.

Ah, Sire, n’espérez d’un Prince si bien fait,
Que les déportements d’un cavalier parfait.
1580 Il est vrai qu’aujourd’hui son absence est étrange,
Mais comme en un moment la fortune se change,
Quelque grand accident lui peut être advenu,
Quelque soudain malheur qui l’aura retenu :
Car enfin on sait bien, que jamais dans la France
1585 On n’avait vu combattre avec plus de vaillance.
Et cette Bradamante, indomptable aux combats,
Presque sans résistance a mis les armes bas.
Quelque présomption, quelque orgueil qui l’emporte,
Marfise, on le sait bien, n’est pas guères plus forte.

MARPHISE.

1590 Que ne paraît-il donc ce gendre prétendu ?
Et pourquoi dans le camp ne s’est-il point rendu ?
Ce Brave, ce Vaillant, qui pour une maîtresse,
Avec ce grand éclat, était venu de Grèce,
Et depuis refroidi s’est retiré sans bruit.
1595 Peut-être il croit encor que Marfise le suit,
Et mettant en oubli Bradamante et ses charmes,
Il a cru que ses pieds sont ses meilleures armes,
Préférant son salut à ses affections.
Vous voilà bien déchu de vos prétentions.
1600 Pauvre Aymon, les desseins que vous formiez en Grèce,
Se sont évanouis, voilà votre tristesse.
Vous avez beaucoup moins le visage riant,
Que quand vous gouverniez l’Empire d’Orient.

AYMON.

Possible croyez-vous que mon âge dispense,
1605 Me croyant affaibli, de me faire une offense.
Vous me croyez sans coeur et sans ressentiment :
Mais je vous veux tirer de votre aveuglement,
Et soutenir les droits d’un homme en son absence,
Que vous devriez blâmer seulement en présence.
1610 C’est une lâcheté que je ne puis souffrir,
Et ce n’est que pour lui que je me viens offrir.
Je combats pour Léon.

MARPHISE.

Je suis déjà rendue,
Je vois que sa querelle est trop bien défendue.
Ô de quel champion le Ciel l’aura pourvu !
1615 C’est ce qu’à son départ il avait bien prévu,
Et remettant sur vous tout ce qu’il peut prétendre,
Il laisse votre fille et ses droits à défendre.
Conservez-les, Monsieur, jusques à son retour,
Vous le verrez venir tout embrasé d’amour,
1620 Porter sur votre tête une riche couronne.

AYMON.

Madame, c’est assez, ne querellez personne,
Sans le respect du Roi, on vous témoignerait.

CHARLES.

N’allez pas plus avant, ce courroux vous nuirait.
Vous êtes violent, et l’ardeur vous emporte.

AYMON.

1625 Croyez que ma vigueur n’est pas encore morte.

CHARLES.

Il est vrai que de soi son naturel est doux,
Mais il est dangereux quand il entre en courroux.

AYMON.

Vous vous tenez toujours dans votre complaisance,
Vous êtes un bon fils.

CHARLES.

Quel chevalier s’avance ?
1630 Léon qui le conduit nous en éclaircira.

AYMON.

16
Bien Marfise, voici qui vous repartira.

SCÈNE II. Léon, Charles, Aymon, Marfise, Roger, Renaud. §

Roger doit avoir les armes de Léon, sous lesquelles il avait combattu.

LÉON.

Ce n’est pas sans sujet que votre renommée,
Est jusqu’au bout du monde heureusement fermée.
Que les plus éloignés parlent avec honneur
1635 De vos rares vertus, et du rare bonheur,
Qui dans tous vos projets vous rend le Ciel propice.
Surtout, tout l’Univers connaît votre justice,
Et cette exacte foi, que vous gardez à tous,
Sire, sur cet espoir je me présente à vous,
1640 Sachant que la parole inviolable et sainte
D’un si grand Empereur ne peut pas être enfreinte.
La vôtre vous oblige à me donner le prix,
Qui me fut accordé du combat entrepris.
Puisque par votre Édit Bradamante est promise
1645 Pour légitime épouse à qui l’aura conquise.
Je ne saurais douter des promesses d’un Roi,
Je vous en somme donc, mais ce n’est pas pour moi.
Ce vaillant chevalier, amoureux de ses charmes,
La vainquit sous mon nom et sous mes propres armes :
1650 C’est sur lui seulement que cette Aigle parut,
Et Léon fut exempt du danger qu’il courut.
Je viens pour publier, et ma honte, et sa gloire,
Et lui pour demander le fruit de sa victoire,
Que votre Majesté ne lui peut refuser.

CHARLES.

1655 Léon, tout ce discours est pour nous abuser.
Je n’ai jamais douté que ce ne soit vous-même.
J’ai vu dans ce combat votre valeur extrême,
J’ai moi-même admiré vos redoutables coups,
Et vous nous assurez que ce ne fut pas vous.

LÉON.

1660 Non, Sire, ou qu’à présent devant vous je périsse,
Ce fut ce chevalier, faites-lui donc justice.

AYMON.

Jamais étonnement ne fut semblable au mien,
Que vous sert-il de feindre ? Aussi n’en croit-on rien.

LÉON.

Il le faut croire ainsi, puisque je le dépose,
1665 Et que ce cavalier soutiendra bien sa cause.

MARPHISE.

Quand il serait le Dieu qui préside aux combats,
Il prétend vainement ce qu’il n’obtiendra pas.
Ce dessein est fatal, à quiconque l’attente,
On ne peut sans mourir songer à Bradamante,
17
1670 Suffit que je soutiens le droit de son époux,
Et que je l’en saurai rebuter comme vous ;
Et s’il a ce dessein j’obtiendrai la licence,
Qu’il vienne dans le camp faire voir sa vaillance.

LÉON.

On n’épouvante point cet esprit de léger,
1675 Non, Madame, il n’est pas moins vaillant que Roger.

MARPHISE.

Qu’il le témoigne donc sans tarder davantage.

LÉON.

Mais avant le combat regardez son visage,
Madame, le voilà prêt à vous contenter.
Il lui lève sa visière.

MARPHISE.

M’abusez-vous, mes yeux, il n’en faut plus douter.
1680 Ah, mon frère, c’est vous.

ROGER.

Oui, c’est moi qui vous blâme
D’avoir trop bien servi mon repos et ma flamme,
Et de trop d’amitié pour un frère perdu.

RENAUD.

Donc après tant de voeux le Ciel nous l’a rendu.
Ô mon frère, ô Roger.

ROGER.

Souffrez que je vous quitte.
1685 Et qu’envers l’Empereur d’un devoir je m’acquitte.

CHARLES.

Quoi, suis-je le dernier qui vous dois caresser ?
Non, mon fils, approchez, je vous veux embrasser.
Ah ! Que le Ciel me donne une parfaite joie,
Et que je suis ravi du bonheur qu’il m’envoie ?
1690 Qu’on vous a désiré dans toute cette Cour.

AYMON.

Les dieux en soient loués, vous voilà de retour.

ROGER.

Si votre Majesté comble de tant de grâce,
Un pauvre chevalier que faudra-t-il qu’il fasse,
Pour n’être pas ingrat aux faveurs qu’il reçoit,
1695 Mourir en vous servant, c’est le moins qu’il vous doit.
Aussi j’ai protesté par cette obéissance,
Que mon coeur vous jura depuis ma connaissance,
D’employer tous mes jours dans la fidélité,
Qui m’attache à jamais à votre Majesté.

CHARLES.

1700 Ces bonnes volontés me rendent redevable,
Aussi vivez certain d’une amitié semblable,
Connaissant vos vertus j’en ferai toujours cas.
Mais dieux ! Se peut-il bien qu’on ne s’abuse pas,
Que devant ce harnois, et contre notre attente,
1705 Vous ayez en effet combattu Bradamante ?

LÉON.

Que votre Majesté m’écoute s’il lui plaît,
Elle apprendra de moi l’affaire comme elle est,
Et quoique ce récit soit contraire à ma gloire,
Je vous en redirai la véritable histoire.
1710 Constantin et Vatran Roi des Bulgariens,
Tous deux proches voisins, tous deux grands terriens,
Sur les inimitiés d’une vieille querelle,
Se faisaient dès longtemps une guerre mortelle.
Conducteur de l’armée, après plusieurs combats,
1715 J’avais presque réduis nos ennemis à bas.
J’entrai dans leur pays quand le Roi se dispose
De finir les malheurs que la guerre lui cause,
Nous présente bataille, et le jour ordonné,
Chaque troupe parut au combat assigné.
1720 Dès que les instruments les eurent animées,
On vit branler d’abord ses deux forces armées.
Dont le choc furieux et les cris pleins d’horreur,
Aux coeurs plus assurés donnaient de la terreur,
Soudain de mille corps la terre fut couverte,
1725 Encore aucun parti ne reconnaît sa perte,
Et l’on voit les mourants ensemble renversés,
Tant amis qu’ennemis, pêle-mêle entassés.
Et le sang a déjà changé toute la plaine,
La victoire arrêta longuement incertaine,
1730 Encor aucun parti ne peut être vainqueur,
Lorsque animant les miens, je leur remets le coeur.
Je fends l’épée au poing la troupe plus épaisse,
Là j’aperçois Vatran, qui fend aussi la presse.
Nous nous joignons tous deux, et sans être empêchés,
1735 Nous fûmes quelque temps au combat attachés.
Mais enfin ennuyés d’une si longue guerre,
Percés de plusieurs coups, je le porte par terre.
Sa mort traîna soudain la défaite des siens,
Qui tous épouvantés quittent la place aux miens.
1740 Enfin tout se débande, et se met à la fuite,
Le Grégeois court après, ardent à la poursuite :
Mais lorsqu’à la défaite ils sont plus empressés,
Par un seul cavalier je les vois repoussés,
Qui comme un tourbillon en l’éclat d’un tonnerre,
1745 Renverse en un moment un escadron par terre.
À ce premier abord tout fait jour, tout le fuit,
Où il tourne ses pas la victoire le suit,
Et la mort infaillible en tous lieux l’accompagne,
Il a de mille morts jonché cette campagne,
1750 Et le sang qui ruisselle en mille et mille lieux,
Sous tant de corps mourants épouvante nos yeux,
Connaissant à sa race un chemin assez ample,
L’ennemi se rallie, et tue à sen exemple :
Ses redoutables coups font peur même de loin,
1755 Pour moi je fus content d’en être le témoin,
Et du haut d’un coteau qui découvre la plaine,
Je le vois tout sanglant, sans colère et sans haine,
Et la perte des miens ne me peut animer,
Tant sa rare valeur me force de l’aimer,
1760 Voyant entièrement notre troupe défaite,
Je veux sauver le reste et fais une retraite.
Roger aiguillonné de colère et d’amour,
Était parti d’ici pour me priver du jour,
Et piqué vivement du dessein qui le presse,
1765 Il allait me chercher au giron de la Grèce.
Il méprise la voix du peuple qui le suit,
Mais étant déjà las et proche de la nuit,
Il couche à Navangrade, où son hôte s’avise
18
De cette redoutable et sanglante devise.
1770 La ville était à nous, et par le Gouverneur
Il fut surpris au lit sans peine et sans honneur.
On le mène à mon père, et lui plein de vengeance,
Résolut de le perdre étant en sa puissance,
Le met dans des cachots qui sont privés du jour,
1775 Moi que tant de valeur avait rempli d’amour,
Je ne peux voir longtemps le traiter de la sorte,
Je tue son geôlier, je fais rompre sa porte,
Et pendant le silence et l’horreur de la nuit,
De l’obscure prison je le tire sans bruit,
1780 Me fais connaître à lui, le caresse et l’embrasse,
Il me caresse aussi, mais de si bonne grâce,
Que l’amour que j’avais s’en accrut de moitié,
Et se forma dès lors une ardente amitié.
Bien peu de temps après porté de l’espérance,
1785 Et guidé de l’Amour, j’arrivai dans la France.
Lui sans être connu m’accompagna toujours,
Je le fis confident de toutes mes amours,
Et dès lors que ce bruit vint troubler mon attente,
Qu’il fallait au combat acquérir Bradamante,
1790 Certain de sa valeur, et certain de sa foi,
Je le vins conjurer de combattre pour moi.
Où d’un simple bienfait, reconnaissance extrême,
Ce pauvre chevalier s’arma contre soi-même,
Résolu de mourir combattit à vos yeux.
1795 Vous savez si pour soi on saurait faire mieux.
Vous saurez à loisir le succès de sa fuite,
Le regret que j’en eus, et ma longue poursuite,
Comme il m’a découvert son nom et ses amours,
Que nous vous apprendrons par un plus long discours.

CHARLES.

1800 Certes, jamais récit ne vint à mes oreilles,
Qui toucha mon esprit de si grandes merveilles.
Ces excès de vertus sont encor si nouveaux ?
Que l’on n’en vit jamais des exemples si beaux.
Pour moi je les admire, et déjà me prépare
1805 D’être participant d’une amitié si rare,
Si vous souffrez un tiers dans votre affection.

ROGER.

Si vous nous élevez à tant d’ambition,
Vous enorgueillirez deux âmes insolentes,
Et que trop de faveur rendra méconnaissantes.

RENAUD.

1810 Je perdrais à regret l’espoir que j’ai conçu,
Si dans cette union je n’étais pas reçu.

ROGER.

Je me console aussi d’une telle espérance,
Je sais ce que je dois à l’honneur de la France,
Et je n’ignore point la bonne volonté,
1815 Dont je suis redevable à sa seule bonté,
Que je reconnaîtrai par cette même vie,
Qu’il a par son support à jamais affermie.

RENAUD.

Ces compliments sans fin témoignent des froideurs,
Mais d’où viennent ces gens ? Ils sont Ambassadeurs.
1820 J’ignore leur pays, mais si on les écoute,
Le discours qu’ils feront, nous tirera de doute.

SCÈNE III. Ambassadeurs de Bulgarie, Charles, Roger, Renaud, Aymon, Léon. §

AMBASSADEURS.

Sire, nous espérons de votre Majesté,
D’obtenir le pardon de notre liberté.
Nous courons inconnus de province en province,
1825 Mais jusqu’ici sans fruit, à la quête d’un Prince.
L’amas de chevaliers qui suivent votre Cour,
De tous les plus fameux l’ordinaire séjour,
Nous a fait concevoir quelque ombre d’espérance,
Qu’après tant de travaux nous le verrons en France,
1830 Et que notre malheur viendrait à se changer.

CHARLES.

Nous direz-vous son nom ?

AMBASSADEURS.

Oui, Sire, c’est Roger.

CHARLES.

Si pour lui seulement vous l’aviez entreprise,
Votre quête finit, voilà Roger de Ryse.

ROGER.

Oui, si vous attendez du service de moi,
1835 Exposez vos desseins, parlez devant le Roi,
Me voici désormais disposé de vous plaire.

AMBASSADEURS.

Ô Ciel ! Que nos travaux ont un ample salaire,
Que tous nos déplaisirs et nos malheurs passés,
Par un si grand bonheur sont bien récompensés,
1840 Toute la Bulgarie à vos pieds prosternée,
Par vos mains seulement veut être gouvernée,
Tous d’un consentement vous demandent pour Roi,
Le peuple entre nos mains vous a donné sa foi,
Et je viens de sa part vous offrir la Couronne,
1845 Qu’on vous a vu sauver des fureurs de Belonne,
Quand par votre valeur les Grégeois repoussés,
Dans leurs retranchements se virent renversés.
D’un si rare secours conservant la mémoire,
On vous voulut poursuivre après votre victoire
1850 Pour le même dessein qui nous conduit ici,
Mais notre diligence ayant mal réussi,
Nous prîmes seulement, avec beaucoup de peine,
Votre Écuyer lassé, qui courrait hors d’haleine,
Et qui pour contenter notre importunité,
1855 Nous apprit votre nom et votre qualité.
Dès que nous l’eûmes su, toute la Bulgarie
D’un départ si soudain infiniment marrie,
Dépêche sur vos pas cent messages divers,
Nous avons parcouru presque tout l’univers.
1860 Enfin les plus heureux de toute la province,
Après mille travaux nous lui donnons un Prince,
Pourvu que sa bonté nous accorde ce point,
Et voyant nos désirs ne les rejette point.
Venez donc gouverner un peuple qui vous donne
1865 D’un Royaume puisant la superbe Couronne,
Et connaissant son zèle et sa dévotion,
Ne lui refusez pas votre protection.

ROGER.

Ceux de qui vous tenez cette entière puissance,
Témoignent leur vertu par leur reconnaissance,
1870 Et nous font assez voir qu’un service rendu,
Parmi des gens d’honneur ne peut être perdu,
Une bonté si rare est d’autant plus louable,
Qu’un si petit service est peu considérable,
Et je souhaiterais d’avoir bien mérité,
1875 Ce qu’exige de moi leur bonne volonté.
Mais j’ai reçu du Ciel si peu de suffisance,
Pour supporter un faix d’une telle importance,
Que je me sens déjà trop bien récompensé,
Si de ce grand honneur je me vois dispensé.
1880 Qu’on m’en excuse donc, et que quelqu’un succède
Des parents du défunt au lieu que je lui cède.
Je porte cette épée, et m’en sers quelquefois,
Mais soutenir un sceptre, c’est bien un autre poids

AMBASSADEURS.

Quoi, vous rejetez donc un peuple qui n’espère,
1885 Qu’en son Conservateur, en son Dieu tutélaire,
Et qui vous a voué tant de fidélité,
Pour périr de regret se voyant rebuté ?

CHARLES.

Si le vouloir du Ciel au trône vous destine,
Ne méprisez jamais la volonté divine.
1890 Outre qu’un tel présent n’est pas à mépriser,
Un Royaume vaut peu, s’il se peut refuser.

RENAUD.

19 20
Assez l’achèteraient au péril de leur vie,
Allez où le devoir et l’honneur vous convie,
Et vous croyez heureux entre tous les humains,
1895 Puisqu’un sceptre en dormant vous tombe entre les mains,
Aymon dorénavant se verra sans excuse.

AYMON.

Si ce bonheur m’advient, et que je le refuse,
Dites que j’ai perdu le sens et la raison.

LÉON.

Non Roger, ces refus ne sont pas de saison,
1900 Acceptez leur présent sans tarder davantage.

CHARLES.

Outre votre intérêt, leur offre vous engage,
Ne rejetez donc plus un bonheur apparent,
Il vaut mieux être Roi, que chevalier errant.

ROGER.

Puisque vous le voulez, et que le Roi l’ordonne,
1905 Indigne que j’en suis, j’accepte la Couronne.
En moi vous recevrez un frère au lieu d’un Roi.

AMBASSADEURS.

Doncque tout le premier je vous donne ma foi.

CHARLES.

Ayez dans cette Cour un peu de patience,
Demain plus à loisir vous aurez audience,
1910 Maintenant il est temps de songer à l’amour,
Après tant de brouillards il faut voir quelque jour,
Aymon il faut songer à votre conscience.
Mais voici qu’à propos Bradamante s’avance.
Abaissez la visière et demeurez ici,
1915 Ayant été trompé, il faut tromper aussi.

DERNIÈRE SCÈNE. Marfise, Bradamante, Roger, Charles, Léon, Renaud, Aymon. §

MARPHISE.

Vous venez à propos pour savoir des nouvelles,
À votre occasion j’ai toujours des querelles,
Ce chevalier armé se vante devant tous,
Que vous êtes à lui, que lui répondez-vous ?
1920 Il ose effrontément se donner cette gloire,
Qu’il a devant vous remporté la victoire.

BRADAMANTE.

Ces armes, il est vrai, témoignent mon malheur,
J’ai manqué de fortune, et non pas de valeur.
Je n’ai point sous l’Armet remarqué le visage,
1925 Mais Léon jusqu’ici s’en donne l’avantage.
Videz avec lui vos premiers différents,
Les discours de ce tiers me sont indifférents.
Je combattis un seul, s’il prétend quelque chose,
Je suis prête au combat, pour lui qu’il s’y dispose.

LÉON.

1930 Pour moi, malgré l’ardeur de mes affections,
Je me démets du tout de mes prétentions,
Lui seul vous a vaincu, et lui seul vous demande.

BRADAMANTE.

S’il y prétend des droits, il faut qu’il les défende,
Je l’appelle au combat dangereux et sanglant.

CHARLES.

1935 Certes, votre courroux est un peu violent.
Lui donneriez-vous point un moment de relâche,
Pour connaître son nom et ce front qu’il vous cache ?
Il lui lève la visière.

BRADAMANTE.

Ô bons dieux ! C’est Roger.

ROGER.

Oui, Madame, c’est moi,
Il se met à genoux.
Qui vous rends à genoux l’hommage que je dois,
1940 Et qui ne veut bouger de ces pieds que j’embrasse,
Que par mon repentir je n’obtienne ma grâce,
Que mes malheurs soufferts ne vous fassent pitié.
Il est vrai, j’ai failli, mais blâmez l’amitié,
Condamnez le devoir, qui sur une belle âme
1945 Doit être plus puissant que l’amoureuse flamme.
Ma main a pour Léon contre vous combattu,
Mais je devais la vie à sa seule vertu.
Je vous cédai, Madame, et cette main perfide,
Qui s’arma contre vous était mon homicide ;
1950 J’allais par mon trépas expier mon péché,
Si cet ami courtois ne m’en eût empêché.
Il m’a quitté ses droits, m’a cédé Bradamante,
Pourvu qu’à mon rappel ma Déesse consente
Et que ma repentance efface mon forfait.

BRADAMANTE.

1955 Je donne au repentir l’offense qu’on me fait.
Oui, malgré la douleur que vous m’avez causée,
À vous la pardonner je me sens disposée,
Pourvu que sur l’espoir d’en être ainsi traité,
Vous n’abusiez jamais de ma facilité.

ROGER.

1960 Si je vous fâche encor, je n’attends plus de grâce.

BRADAMANTE.

Bien donc, que du passé le souvenir s’efface,
Et qu’il me soit permis avec toute la Cour,
De ressentir le bien de votre heureux retour.

CHARLES.

Il faut sans retarder que leur peine finisse,
1965 Il est temps désormais que ce coeur s’amollisse.
Aymon, votre rigueur ne saurait plus durer,
Et votre ambition n’a rien à désirer.
Si toutes les raisons ordonnent qu’on marrie,
Sa chère Bradamante au Roi de Bulgarie.
1970 Vous opposerez-vous au bien qu’elle en reçoit ?
Car aspirer plus haut, c’est plus qu’elle ne doit.
Vous recevez du Ciel un Roi pour votre gendre.
Fut-il à votre choix, pouviez-vous mieux prétendre ?
Outre tant de vertus qui le font admirer.

RENAUD.

1975 C’est le plus grand bonheur qui se puisse espérer,
Et si vous remarquez un si grand avantage,
Vous serez obligé de changer de courage,
Outre que Bradamante a de l’amour pour lui.

LÉON.

Il faut que leur bonheur s’accomplisse aujourd’hui.
1980 Approuvez sans regret ce que le Ciel ordonne.

AYMON.

Je n’ai besoin ici du conseil de personne,
Vous prêchez vainement un homme résolu.
Je veux ce que le Ciel et les miens ont voulu.
Je consens que Roger épouse Bradamante,
1985 Ce n’est pas qu’ébloui d’une pourpre éclatante,
Sa nouvelle grandeur me le fasse estimer,
Mais c’est pour sa vertu qui m’oblige à l’aimer.

ROGER.

Ô favorable arrêt ! Dont mon âme est ravie,
Mais je n’attends de vous que celui de ma vie,
1990 Prononcez-le, Madame, et ne permettez pas,
Que deux mots seulement me donnent le trépas.

BRADAMANTE.

Je crois que mon devoir m’oblige à reconnaître
Les bonnes volontés, que vous faites paraître.
Puis donc que mes parents l’ont ainsi résolu,
1995 Je ne m’oppose point à ce qu’ils ont voulu,
Leurs volontés me sont des lois inviolables.

CHARLES.

Ô que cette franchise a des traits aimables !
Que ce discours me plaît, allons donc de ce pas,
Et que votre bonheur ne se diffère pas.
2000 Que le Ciel vous unisse avec autant de joie,
Que je ressens ma part du bien qu’il vous envoie.

LÉON.

Je vais parmi leurs biens me repaître d’espoir.
Mais je suis trop heureux ayant fait mon devoir.