SCÈNE II. Rosimène, Fidamant. §
ROSIMÈNE, seule.
Ne me reproche point chère âme de mon âme,
Qu’un déluge de pleurs a démenti ma flamme,
Et qu’un coeur tout de feu ne t’offre que de l’eau ;
80 Dont la source éternelle arrose ce tombeau,
Je préviens ton reproche et m’accuse moi-même,
Il est vrai, mon regret doit être plus extrême
Et dans le sentiment de si vives douleurs,
C’est te donner bien peu que te donner des pleurs.
85 Vous les premiers Auteurs de ma perte funeste,
Versez mes yeux versez tout le sang qui me reste,
Et si même mon sang ne le contente pas,
Donnez encore mon coeur, mais vous ne pouvez pas.
Dès qu’un fer inhumain l’eut privé de lumière ;
90 Il passa comme toi l’infernale rivière,
Il te suit vagabond au milieu des enfers,
Où même il traîne encor ses agréables fers,
Reçoit le Clarionte et s’il te reste encore
Quelque ressouvenir de celle qui t’adore,
95 Si tu gardes ton feu comme je fais le mien
Ne le rejette point il est encore tien.
Mais ô Dieux ! Mon discours inutile s’envole
Et le vent seulement emporte ma parole.
Depuis que nos esprits sont dépouillés du corps
100 Par un même destin tous leurs soucis sont morts
Clarionte aux enfers ignore ma pensée,
Il ne sent plus le trait dont mon âme est blessée,
Je fais pour l’émouvoir des efforts superflus,
Et s’il m’aima jadis il ne s’en souvient plus,
105 Le Ciel qui de nos maux semble tirer sa gloire
De ses plus doux pensers lui ravit la mémoire :
Mais s’il l’en a privé c’est pour le soulager,
Et s’il en souffre moins j’ai tort de m’affliger.
Je témoigne assez le regret qui me touche
110 Mais Dieux ! Si je pouvais baiser encor ta bouche,
Elle aurait toute morte assez d’appas pour moi,
Ou si j’avais du moins quelque reste de toi
Si j’avais ce trésor que le vent fit répandre,
Oui, s’il m’était permis de pleurer sur ta cendre
115 Et lui faire en mon coeur un superbe tombeau,
Jamais un malheureux n’eut un destin si beau,
Je les adorerais ces reliques aimables,
Et me consolerais par des biens véritables,
Au lieu que tout le mien consiste désormais
120 À baiser un cercueil où tu ne fus jamais
Révérer des gazons tous mouillés de mes larmes,
Et graver ton beau nom sur le tronc de ces charmes,
Que même avec le mien j’entrelace parfois
De la même façon que lorsque tu vivais.
125 C’est ainsi que le sort règle mes destinées,
C’est ainsi que l’amour fait couler mes années,
Et le juste regret qui me suivra toujours
Veut que je passe ainsi le reste de mes jours :
Le Ciel en retranchant la déplorable course
130 Tarira de mes jours l’inépuisable source,
Soulageant mon esprit qui se sent convaincu
Du crime seulement de t’avoir survécu.
FIDAMANT.
Certes étant témoin d’un sort si déplorable,
Et n’étant point touché d’un regret véritable
135 Je serais moins sensible et plus dur qu’un rocher :
Mais sortons le devoir m’ordonne d’approcher.
ROSIMÈNE.
Ô Ciel ! Dans les malheurs où vous m’avez réduite,
M’ôtez-vous le seul bien qui restait à ma fuite,
Où sera mon salut, si parmi des tombeaux,
140 Vous m’affligez encor par des objets nouveaux.
FIDAMANT.
Que rien ne vous oblige à craindre ma venue,
Ne me dérobez point une si chère vue,
Et vous reconnaîtrez si ce bien m’est permis
Que ceux que vous fuyez ne sont pas ennemis :
145 Souffrez donc un moment la présence importune
De celui qui ressent votre triste fortune
Avec tous les regrets qui peuvent affliger,
Et qui ne s’offre à vous que pour vous soulager.
ROSIMÈNE.
Pardonnez au malheur qui fait que je m’absente,
150 Ce n’est pas votre abord qui donne l’épouvante,
Certes il m’apparaît trop civil et trop doux
Et si je m’éloignais c’est pour l’amour de vous,
C’est pour ne rendre point votre sort déplorable
En souffrant l’entretien d’une âme misérable,
155 Et pour vous délivrer d’un abord dangereux,
Qui par contagion vous rendrait malheureux.
FIDAMANT.
Plût aux Dieux qu’à ce prix vous fussiez soulagée,
Et que votre douleur sur moi seul déchargée,
Se peut diminuer par la part que j’y prends :
160 Mais puisque votre perte et vos maux sont grands
Que mon affliction éclatant par ma bouche ;
Ne saurait adoucir le regret qui vous touche,
Du moins permettez-moi de jurer par mes yeux
Que votre propre coeur ne le ressent pas mieux,
165 Et que pour vous tirer d’une telle disgrâce
Il n’est rien que je n’ose et rien que je ne fasse.
ROSIMÈNE.
Justes Cieux se peut-il qu’en ces barbares lieux
Où l’on fait les forfaits à l’exemple des Dieux
Qu’en cette Île, l’horreur de toutes les Provinces,
170 Où la religion verse le sang des Princes,
Où les crimes plus noirs se font sur les Autels
La pitié règne encore en quelqu’un des mortels.
Certes un tel accueil qui n’a rien de barbare
Me force d’honorer une bonté si rare
175 Elle a pris la naissance en des climats plus doux,
Et cette Île est stérile en hommes comme vous :
Où vous démentiriez votre terre natale
Si vous n’en reteniez une âme plus brutale.
FIDAMANT.
Ma naissance n’a rien qui la puisse excuser,
180 Et rien ne vous oblige à vous désabuser
N’en ayant eu de moi qu’une si faible preuve,
Croyez que rarement quelque vertu s’y trouve,
Et que je suis honteux de paraître à vos yeux,
Pour le moins criminel qui vive dans ces lieux.
185 Malgré les cruautés que tant d’autres ont faites,
J’ai du sang innocent les mains encore nettes,
Et si je sers les Dieux, c’est par d’autres effets
En leur offrant des voeux et non pas des forfaits,
C’est à vous seulement que je me justifie
190 Ne vous ayant rendu ce compte de ma vie
Que pour vous prévenir par cette impression,
Et vous faire assurer sur ma discrétion :
Aussi pardonnez-moi si je vous importune
Pour apprendre de vous votre triste fortune,
195 L’intérêt que je prends excuse mon désir.
ROSIMÈNE.
C’est rafraîchir mes maux d’un nouveau déplaisir.
Hélas quelques efforts que ma constance essaye
Ces renouvellements feront aigrir ma plaie :
Mais puisque j’ai promis à ma juste douleur
200 De ne m’entretenir qu’en mon propre malheur,
Et que mon déplaisir me contente et m’oblige
J’aurais tort d’éviter un discours qui m’afflige :
Toutefois ce récit m’importe infiniment
Et je veux m’assurer par un sacré serment
205 Qu’on ne saura jamais mon nom ni ma retraite
Que vous tiendrez toujours ma qualité secrète,
Que vous me laisserez dans cette liberté,
Et n’entreprendrez rien contre ma volonté.
FIDAMANT.
Par le Ciel, dont je tiens la qualité de Prince,
210 Par les Dieux révérés dedans cette Province,
Et par ce grand flambeau, je jure devant vous
Qu’un secret confié doit mourir entre nous,
Que sachant vos malheurs avec votre naissance
Vous n’aurez pas sur vous une moindre puissance,
215 Et que jamais mortel n’apprendra par ma voix
Un secret que j’oublie en sortant de ce bois.
ROSIMÈNE.
Quoi que votre serment envers moi vous engage
Votre condition m’assure davantage,
La parole d’un Prince est un si fort lien
220 Que vous découvrant tout je ne hasarde rien
Mais si pour mon malheur quelque pitié vous touche,
Permettez à mes yeux de seconder ma bouche,
Et ne condamnez point de si justes douleurs,
Si dans ce souvenir je verse quelques pleurs.
225 Sachez que la Sardaigne est ma terre natale,
Et que sous cet habit ma naissance est Royale :
Mais les Dieux envieux de ma possession
Égalèrent mes maux à ma condition.
Heureuse si naissant d’une race commune
230 J’eusse été moins sujette aux coups de la fortune.
Le Roi de ce pays, de qui je tiens le jour,
Avec de si grands soins m’éleva dans sa Cour,
Que ce peu de beauté dont le Ciel m’a pourvue
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Chez les Princes voisins fut bientôt épandue ?
235 Aussi sans vanité je dirai que ce bruit
Attira dans sa Cour cent messages sans fruit
Et l’humeur de mon père empêcha d’y prétendre,
Colorant son refus de mon âge trop tendre
Le Fils du Roi de Corse eut les mêmes ardeurs,
240 Et sans fier sa flamme à des ambassadeurs,
Lui-même se confie à l’humide campagne,
Et guidé d’un bon vent il arrive en Sardaigne,
Je ne vous redis point le recueil qu’on lui fit,
Et comment d’un bon oeil ce bon Prince le vit,
245 L’alliance qui joint l’une et l’autre Couronne,
Faisant de ces deux Rois une seule personne :
Je dirai seulement qu’il parut à mes yeux
Tel ou même plus beau qu’on ne nous peint les Dieux,
Et que dans son abord je rencontrai des charmes
250 Qui forcèrent mon coeur à lui rendre les armes,
Oui j’aimai Clarionte. Hélas ce nom si beau
Est celui que j’invoque au pied de ce tombeau !
Il est vrai je l’aimai d’une flamme si pure
Qu’une étroite vertu n’y reçut point d’injure,
255 Et mes feux innocents, légitimes et saints
Reconnurent en lui de semblables desseins
Je voulais de sa flamme une preuve assurée,
Et dès le premier jour je m’en vis adorée
Ou soit que nos humeurs dans leur égalité
260 Fissent trouver en nous cette conformité :
Ou qu’en me trahissant la puissance divine
Fit naître mon amour pour ma seule ruine :
Enfin d’un même mal nos coeurs furent touchés
Et sans tenir nos feux trop longtemps cachés,
265 Dès qu’il m’ouvrit son âme, il vit aussi la mienne
Et que ma passion répondait à la sienne :
Mais sans vous amuser d’inutiles discours
Et du fâcheux récit de nos longues amours
Je dois venir bientôt au point de ma misère,
270 M’ayant dit son dessein il s’adresse à mon père,
Se jette à ses genoux, et ce Prince accorda
À son affection tout ce qu’il demanda
Devant toute la Cour je lui fus accordée,
Ayant de notre Hymen la pompe retardée,
275 Clarionte voulut que ce fût dans sa Cour,
Et différa son bien jusques à son retour.
FIDAMANT.
Ces maximes d’État sont peu considérables
Et celles de l’amour leur étaient préférables.
ROSIMÈNE.
Mon père me mettant en de si chères mains :
280 Expose mon salut sur les flots inhumains
Avec un florissant et superbe équipage
Digne de sa grandeur comme de son courage,
Et nous ayant conduits jusques dessus le bord,
Mettant la voile au vent nous démarrons du port
285 Et le vaisseau qui fend le dos uni de l’onde,
Emporte dans ses flancs les plus contents du monde :
Le Ciel nous paraissait si serein, et si beau
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Tant de nids d’Alcyon se promenaient sur l’eau,
Et la mer en tous lieux était si bien unie,
290 Que la tristesse à part et la crainte bannie,
Nous accordions nos voix au chant des matelots
Tandis qu’un doux zéphyr nous guide sur les flots.
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Nous voguâmes trois jours avec cette bonace :
Mais le Ciel à la fin reprend une autre face,
295 Et par quelques éclairs il imprime d’abord
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Dans le coeur des Nochers la crainte de la mort,
Ces éclairs sont suivis de l’éclat du tonnerre
Et presque en un moment l’orage se desserre.
On voit crever la nue, et nos pauvres vaisseaux
300 Semblent ensevelis et soutenus des eaux
La clarté du Soleil est soudain obscurcie,
D’une nouvelle mer la mer semble grossie,
Devient plus orgueilleuse, et fait tous ses efforts
Dans ce nouveau secours pour sortir de ses bords :
305 Enfin malgré les feux, et l’orage qui crève
Par le secours des vents la vague se soulève,
Et touchant les frimas de son humide front
Fait de flots ramassés un effroyable mont,
Qui choquant orgueilleux les plus hautes Étoiles
310 Enrichissent leurs flancs du débris de cent voiles ;
Puis fondant tout à coup, leur abîme entrouvert
Fait voir avec horreur le sable découvert.
Nos vaisseaux longuement promenés sur les ondes
Visitèrent enfin leurs entrailles profondes,
315 Ils réclament en vain l’assistance des Dieux
Et presque tous les miens périrent à mes yeux.
Hélas quand ma mémoire après ce grand orage
Me représente encor cette effroyable image
Je tâche vainement de retenir mes pleurs,
320 Et la perte des miens aggrave mes douleurs,
Le pauvre Clarionte est collé sur ma bouche,
Et pour moi seulement quelque regret le touche
Il s’accuse soi-même et se dit criminel,
Dieux rendez disait-il mon supplice éternel,
325 Et que votre pouvoir témoigne à Rosimène
Que sa perte aux enfers redoublera ma peine,
Et que je plaindrais peu la rigueur de mon sort
Si je ne mourais point coupable de sa mort :
Il parlait quand le vent redouble sa furie,
330 Renverse notre mât, le pilote s’écrie,
Lève les mains au Ciel, et quittant son travail
Il perd avec l’espoir le soin du gouvernail,
Après lui les Forçats abandonnent les rames,
La mort règne déjà parmi ces faibles âmes,
335 Et fait un tel effort que dans leur pâle teint
On connaît le trépas sur leur visage peint.
FIDAMANT.
Le Ciel n’exempta point d’un naufrage funeste
Le pauvre Clarionte.
ROSIMÈNE.
Le pauvre Clarionte. Écoutez ce qui reste
Le Soleil disparaît, et le jour qui s’enfuit
340 Fait place avec regret aux ombres de la nuit
Notre frayeur accrut au milieu des ténèbres
Qui nous épouvantaient de mille objets funèbres,
Et tout espoir perdu nous remettons au sort
La disposition d’une infaillible mort.
345 Les vents soufflent toujours, et redoublent l’orage,
Notre vaisseau sans mât, sans voile, sans cordage,
Et privé du secours de tous ses Matelots
Tient la route incertaine à la merci des flots :
Et ne reconnaît plus que le vent qui l’emporte
350 Presque toute la nuit se passa de la sorte :
Mais sans l’avoir prévu dans cette obscurité
Sur un bord inconnu le vaisseau fut jeté :
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Nous sentons sous nos pieds la navire arrêtée,
Qui de l’onde et du vent n’était plus agitée,
355 Et la nuit est si sombre et l’orage si fort,
Qu’ils ne permettent pas de découvrir le bord :
Mais enfin le Soleil nous montrant son visage,
Nous laisse avec plaisir regarder le rivage,
Nous prenons espérance et quittons le vaisseau,
360 Qui de tous les côtés se fend et reçoit l’eau,
Sous ombre de secours la terre plus cruelle
Nous reçut seulement pour nous être infidèle,
Et les Dieux envieux de nos contentements
S’armèrent contre nous de ces deux Éléments,
365 Lorsque nous reposons, le Pilote s’écarte,
Visite sa boussole et consulte sa carte,
Pour savoir quel pays nous pouvait soutenir :
Mais Dieux avec quel front je le vis revenir !
Seigneur s’écria-t-il au pauvre Clarionte,
370 Si vous n’avez du Ciel une assistance prompte,
Une éternelle nuit doit clore ici vos yeux :
Fuyez Seigneur, fuyez ces détestables lieux.
L’infidèle Majorque est la terre où nous sommes,
Terre ingrate, et fatale à tous les plus beaux hommes,
375 Tous ceux à qui le Ciel donne de la beauté
Apaisent par leur sang le Soleil irrité.
Une fois tous les ans ce sanglant sacrifice
Se fait dans ce Royaume avec tant d’injustice,
Que l’Île ayant perdu ce qu’elle avait de beau,
380 Tous les beaux étrangers y trouvent leur tombeau,
Sans pouvoir ébranler ces âmes insensibles :
Vous de qui le visage a des charmes nuisibles :
Trouvez quelque moyen pour échapper d’ici,
Sauvez-vous s’il se peut, il lui parlait ainsi,
385 Lorsque fondant sur nous de la forêt prochaine
Un puissant escadron couvre toute la plaine.
Clarionte assuré qu’il leur vendra sa mort,
Attend sans s’ébranler ce dangereux abord,
Et sa main fait sentir au premier qui s’avance ;
390 La peine de son crime et de son insolence,
Celui qui le suivit n’eut pas un sort plus doux,
La mort inévitable accompagne ses coups,
Qui font les plus hardis trébucher sur le sable,
Et le sang l’eut bientôt rendu méconnaissable :
395 Mais quand il eut été le démon des combats
Pouvait-il résister à plus de mille bras,
Tous à l’entour de lui forment une couronne,
Et l’escadron entier le presse et l’environne,
Là, quoiqu’il leur parut un Lyon furieux,
400 Que le sang ennemi coulât en mille lieux,
Et que les plus vaillants craignissent ses atteintes,
Le coeur ne manqua point, mais ses forces éteintes
Le firent trébucher à leurs pieds abattu,
Et le nombre à la fin surmonte la vertu.
FIDAMANT.
405 Horreur de mon pays, où ma naissance infâme :
Mais je vous interromps, il mourut donc Madame.
ROSIMÈNE.
Ainsi que le succès nous l’a bien témoigné,
Je crois qu’en ce combat ils l’avaient épargné,
On l’enlève à mes yeux couvert de mille chaînes,
410 Quelle bouche pourrait vous redire mes peines :
Certes il n’en est point qui les puisse exprimer,
Et vous les connaissez si vous savez aimer.
Les plus dures douleurs dont un coeur est capable
Au regret que j’en eus n’ont rien de comparable :
415 Toutefois je voulus songer à mon honneur,
Et j’eus dans ce dessein un merveilleux bonheur,
Sans s’adresser à moi mes filles les premières
Dans leurs barbares mains demeurent prisonnières,
Tous songent au butin, et tous le tiennent cher,
420 Tandis que je me sauve à côté d’un rocher,
Par un sentier tracé dans un bois effroyable,
La peur donne à mes pieds une force incroyable.
Je tins fort longuement des chemins inconnus,
Que peut-être mortel n’avait jamais tenus :
425 Mais enfin malgré moi sanglante et déchirée,
Je revois la clarté qu’un autre eût désirée,
Et que je haïssais avec tant de raison,
Étant hors de ce bois je vis une maison,
Je voulus l’éviter : mais si faible et si lasse
430 Les forces me manquant je tombai sur la place,
Un vieillard s’approchant avec compassion,
Jugea par mes habits de ma condition,
Et m’offrant son secours avec sa maisonnette
Me força doucement d’y prendre ma retraite :
435 Ses persuasions m’y firent consentir,
Et les maux que la mer m’avait fait ressentir,
Et ce dernier travail m’avaient tant affaiblie,
Que bien que dans le deuil je fusse ensevelie.
Je fus trois jours au lit ne le pouvant quitter :
440 Mais enfin mon amour me vient solliciter,
Et blâmant mon repos me reproche ma faute,
J’en sors un peu plus forte, et conjure mon hôte
Par les droits les plus sacrés de l’hospitalité,
De conduire mes pas jusques dans la cité.
445 Je veux bien me dit-il vous rendre ce service,
Nous y serons à temps pour voir le sacrifice :
Du moins si vous aimez ces spectacles sanglants
Ce discours redoubla mes transports violents ;
Je voulus toutefois dissimuler ma rage,
450 Et pour n’être suspecte avec cet équipage,
Je dépouillai ce corps de tous ses ornements,
Et donnai pour ceux-ci mes plus beaux vêtements,
Il me mène à la ville, et de là droit au temple :
Toutefois son dedans n’étant pas assez ample
455 Pour pouvoir contenir le peuple curieux,
Je demeure au dehors et n’entre que des yeux
Qui collés sur l’autel attendent avec crainte,
Par le glaive fatal une fatale atteinte :
Mais je vous retiens trop je vis d’un coup mortel,
460 Oui je vis mon amant trébuché sur l’autel,
Et mis sur un bûcher pour le réduire en cendre ;
Pardonnez à ces pleurs que vous voyez répandre,
Et jugeant ce qui suit après un tel discours,
Ne m’importunez point d’en poursuivre le cours ;
465 Puisque ce souvenir si vivement me touche,
Qu’il me perce le coeur et me ferme la bouche.
Il suffit que l’aimant plus fort qu’auparavant,
Je lui fis dans mon âme un sépulcre vivant.
J’ai choisi ma retraite en cette grotte sombre
470 Et fait ce vain tombeau pour contenter son ombre
Où depuis que je pleure un an s’est écoulé,
Sans que ce triste coeur puisse être consolé,
Et je l’arracherais de ces mains inhumaines,
S’il pouvait un moment relâcher de ses peines.
475 Ce bon vieillard demeure assez proche d’ici,
Et de ma nourriture ayant pris le souci,
Se rend en mon endroit tellement charitable
Que son seul entretien me semble supportable :
Voilà dans peu de mots le sujet de mes pleurs.
480 Maintenant par mes maux jugez de mes douleurs.
FIDAMANT.
Comme j’en puis juger par ce récit funeste,
Votre ressentiment est assez manifeste,
On ne peut s’affliger avec plus de raison,
Et puisque mes discours seraient hors de saison,
485 Je ne console point votre douleur extrême,
Puisque je ne saurais me consoler moi-même ;
Oui je veux que jamais le sort ne me soit plus doux,
S’il n’est vrai que vos maux me touchent comme vous,
Et si je ne voudrais racheter votre joie
490 Par tous les plus grands biens que le destin m’envoie :
Mais puis que notre sort en dispose autrement
Trouvez bon que sans feinte et sans déguisement
Je m’offre pour vous rendre un fidèle service,
Souffrez que mon devoir vous rende un bon office
495 Et croyez que dussé-je embrasser le trépas
Si c’est pour vous servir je ne le fuirai pas.
Non ne m’imputez point les crimes de mon père,
Puisqu’en moi son humeur n’est pas héréditaire,
Je suis né de ce Roi de qui les cruautés
500 Me font autant d’horreur que vous les détestez,
Quoique je sois son fils j’abhorre tant de crimes,
Et je suis innocent du sang de ses victimes,
Ne me haïssez point à son occasion,
Et sans vous méfier de ma discrétion ;
505 De grâce permettez que je vous accompagne
Pour prendre dès demain la route de Sardaigne,
Tous les plus grands périls me sont indifférents,
Si je vous puis remettre auprès de vos parents,
Que si le mal passé rend votre âme timide,
510 Et vous fait redouter cet élément perfide,
Que je serais heureux si d’un peu de séjour
Vous vouliez ma Princesse honorer notre Cour,
Vous y seriez reçue avec une puissance
Digne de vos vertus et de votre naissance.
ROSIMÈNE.
515 Quoique je semble ingrate à ces bons mouvements
Souvenez-vous Seigneur de ces premiers serments,
Auxquels votre parole est si fort engagée,
Et si ma volonté ne peut être changée,
Si mes plus doux plaisirs sont parmi les tombeaux,
520 Et si j’ai de l’horreur pour les objets plus beaux,
Me voulant retirer d’un éternel supplice
Croyez qu’on me rendrait un très mauvais office.
J’abhorre cette Cour, mon pays, mes parents,
Et tous les autres lieux me sont indifférents,
525 Je n’y reverrais point mon pauvre Clarionte,
À ce mot ma douleur s’augmente et me surmonte.
Hélas ! Je n’en puis plus en cette extrémité,
Pardonnez à mon deuil mon incivilité,
Souffrez que je vous quitte.
FIDAMANT.
Souffrez que je vous quitte. Adieu belle Princesse ?
530 Ah que ce prompt départ me comble de tristesse !
Que je plains son absence, et que cette beauté
A des charmes puissants contre ma liberté,
Et bien il se faut rendre. Adieu forêt aimable,
Garde bien un trésor d’un prix inestimable.
535 J’entends quelqu’un des miens, courons à cette voix
Et tâchons s’il se peut de sortir de ce bois.