SCÈNE II. Gilfort, Jeanne. §
GILFORT.
675 La Reine me permet de venir en ce lieu
Pour vous dire, Madame, un éternel adieu,
Et pour vous témoigner le regret qui me reste
De vous avoir réduite en cet état funeste.
Mais, hélas ! Quelque Amour qui m’y puisse porter,
680 Madame avec quel front me puis-je présenter ’
Ou plutôt de quel oeil supportez-vous la vue
De celui qui vous perd, ou qui vous a perdue ’
Non, quelque naturel si clément et si doux,
Quelque rare bonté que je connaisse en vous,
685 Je crains que mon espoir ne soit pas légitime,
Si j’espère de vous le pardon de mon crime,
Si vous eussiez plutôt choisi cette prison
Que notre infortunée, et fatale maison ;
Si vous eussiez reçu le plus vil de la terre
690 Dans le plus noble sang de toute l’Angleterre,
Pardonnez ce discours à mon ressentiment,
Vous ne gémiriez pas sous un tel changement,
Vous braveriez le sort qui vous a combattue,
Et je serais exempt du remords qui me tue,
695 Ah ! Dieu se peut-il bien qu’à ce ressouvenir
Cette faible prison te puisse retenir,
Âme lâche, âme ingrate, et que tu ne t’envoies
Pour suivre dans les airs ces dernières paroles.
Ah ! Madame, il est vrai que je manque d’amour,
700 Puisque dans le remords je conserve le jour,
Et que je fais paraître au destin qui me brave
La naissance d’un Prince, et le coeur d’un Esclave.
JEANNE.
Il est vrai, cher époux, que vous manquez de coeur,
Puisque vous succomber à ce dernier malheur,
705 Et que votre vertu que je croyais plus forte
Ne modère pas mieux le deuil qui vous emporte.
Certes, c’est mal user du reste de nos jours,
Que d’aigrir nos douleurs d’un semblable discours,
Et si mon amitié vous est considérable,
710 Vous devez mieux traiter un amour si durable :
Cet abîme de maux, et ces adversités
Où le courroux du Ciel nous a précipités
La perte de ces biens, et de cette Couronne,
Que presque en même temps sa main m’ôte et me donne.
715 Les malheurs de ma chute, et ceux de ma prison
Ne me feront jamais haïr votre maison,
Vous me fûtes trop cher, et je fais trop d’estime
Des bonheurs innocents d’une amour légitime,
Quelques maux que ce lieu me fasse ressentir
720 Pour souffrir dans mon âme un lâche repentir.
Oui, croyez qu’une flamme et si sainte, et si pure
Par les coups du malheur ne reçoit point d’injure,
Et que jusqu’au moment qui finira mes jours,
Ce coeur qui vous aima, vous aimera toujours.
725 Je considère en vous une chose plus haute
Que ces vaines grandeurs que la fortune m’ôte,
Et le sceptre pour moi n’eût jamais rien de doux
Que pour en partager les douceurs avec vous.
GILFORT.
Déités qui d’en haut écoutez ce langage,
730 Ne me permettez pas de vivre davantage,
Et faites par un coup digne d’elle, et de vous
Que pour mourir content, je meurs à ses genoux.
Ah ! Madame, à ce coup il faut que je confesse
Devant votre hauteur mon extrême bassesse,
735 Et que cette vertu que dans mon intérêt
Je ne connus jamais si parfaite qu’elle est,
Au lieu de consoler mon amoureuse flamme,
Me met le désespoir, et la rage dans l’âme.
Oui, cette inviolable, et constante amitié
740 Me tue en même temps d’amour, et de pitié,
Et je ne puis songer au moment qui sépare
Un esprit si divin d’une beauté si rare,
Sans prévenir le coup de mille et mille morts.
JEANNE.
La vertu vous oblige à de plus grands efforts,
745 Et si vous aviez su les discours de la Reine,
Vous jugeriez encor notre perte incertaine.
Après m’avoir reçue avec civilité,
Elle m’a donné rang selon ma qualité,
Et m’ayant écoutée avecque patience,
750 Après une assez longue et paisible audience,
Elle m’a fait sa plainte assez modestement,
Et m’a fait espérer un meilleur traitement.
GILFORT.
Ah ! Madame, étouffer cette vaine espérance,
Et ne vous flattez plus d’une fausse apparence
755 Si je n’avais tant vu de signes évidents,
D’un coeur victorieux de tous les accidents,
Et que vous démentez en grandeur de courage
À ma confusion, votre sexe, et votre âge,
Je ne vous ferais pas de funeste rapport,
760 Ceux qui vous ont flattée ; ont conclu votre mort,
Et la civilité que vous avez reçue
De qui les faux appas vous ont si tôt déçue,
Outre qu’on la devait à votre qualité
Témoigne leur adresse, et non pas leur bonté :
765 Cette nouvelle Reine eût été mal instruite
Si dans cette grandeur, où le sort l’a conduite
Et dans le propre jour de son couronnement :
Vous eussiez reçu d’elle un mauvais traitement :
Lorsqu’un Prince commence à porter la couronne
770 On reçoit aisément l’impression qu’il donne
Et lors pour attirer le coeur de ses sujets,
Il charme leur esprit de mille faux objets,
Et les éblouissant d’une adroite malice,
Il cache ses défauts, et déguise son vice
775 Pour empêcher le peuple à son avènement
De craindre son humeur, et son gouvernement.
C’est par cette raison que la Reine vous traite
À ce premier abord en illustre sujette :
Mais sa bonté contrainte avec ce feint respect
780 Me rend de plus en plus son procédé suspect.
Je connais bien Marie ; elle n’est pas si bonne,
Outre qu’elle est d’un sang qui jamais ne pardonne,
Et que son naturel n’est pas encor guéri
Des cruelles leçons de son père Henry.
785 Et quand pour nos malheurs, ce qui n’est pas croyable,
Cet esprit orgueilleux se rendrait pitoyable,
Madame quel espoir nous peut être permis,
Puisque ses Conseillers sont tous nos ennemis ’
Si le Duc de Nolfoc possède son oreille,
790 Jugez si ce cruel nous rendra la pareille,
Et s’il peut oublier les maux de sa prison
Contre le Duc mon père, et contre sa maison.
Après tant de raisons, considérez, Madame,
Quel espoir désormais peut rester dans votre âme,
795 Et si sans vous flatter par un déguisement
Je puis dissimuler mon juste sentiment,
Non de quelque regret que ce discours me touche,
L’arrêt de votre mort doit sortir de ma bouche,
Et ma fidélité vous croirait offenser,
800 Si je craignais encor de vous le prononcer.
JEANNE.
Si le maître des Rois l’ordonne de la sorte,
Vous connaîtrez (Monsieur) ma constance assez forte.
Et que sans murmurer je sais voir d’un même oeil
Les présents qu’on me fait d’un sceptre ou d’un cercueil :
805 Que si mon coeur se trouble en ce départ funeste,
Jugez, mon cher mari, du regret qui me reste,
Et si considérant l’état où je vous vois
Je verse quelques pleurs, jugez s’ils sont pour moi,
Si pour moi je m’afflige, et si...
GILFORT.
Si pour moi je m’afflige, et si... Cessez, Madame,
810 Un discours qui me blesse au plus vif de mon âme,
J’atteste devant vous le pouvoir souverain
De qui nous ressentons la justice, et la main,
Et lui fais de bon coeur mille ardentes prières,
Que ma mort seulement commence mes misères,
815 Et qu’après mon trépas cet esprit criminel
Souffre dans les enfers un tourment éternel
Si mon malheur prochain m’afflige ou m’épouvante,
Pourvu que par le mien vous en soyez exempte.
Que le mal tombe tout sut ce coupable front,
820 Et que pour vous sauver : mais on nous interrompt.
SCÈNE V. Le Chancelier d’Angleterre, Le Duc de Northbelant, le Duc de Nolfoc, Le Marquis de Vincestre, Le Comte de Clocestre, Gilfort. §
LE CHANCELIER.
865 De par l’autorité Royale et souveraine,
Et le commandement que j’en ai de la Reine,
Très illustres Barons, je dirai devant vous
Le sujet qui vous mène, et que vous savez tous.
Le respect qui se doit à nos lois anciennes
870 Oblige ce Royaume à conserver les siennes,
Et les formalités qui des siècles plus vieux,
Viennent de père en fils de nos premiers aïeux,
Vous avez conservé soit en paix, soit en guerre
Ce droit qui n’appartient qu’aux Barons d’Angleterre,
875 De juger des Seigneurs de votre qualité,
Même les criminels de lèse Majesté.
Le Duc de Northbelant accusé de ce crime
Doit recevoir de vous un arrêt légitime,
Son fils est devant vous pour les mêmes excès,
880 Et vous êtes ici pour faire leur procès :
Mais parce que la loi que nous avons pour guide
Commande qu’un de vous sur les autres préside,
La Reine par ma bouche ordonne expressément
Que le Duc de Nolfoc préside au jugement.
LE DUC DE NORTHBELANT.
885 Je n’espérai jamais, mes Juges équitables,
Que la faveur du Ciel assistât les coupables,
Et que je pusse encore implorer la bonté,
Et des Barons Anglais, et de sa Majesté.
Mais parmi tant de maux, et dans un précipice,
890 Où l’on m’a vu tomber avec tant de justice
Dans les remords d’un crime et l’horreur du trépas.
J’ai ressenti des coups que je ne craignais pas.
Non, jamais cette peur ne vint à ma pensée,
Quoi qu’on peut redouter d’une Reine offensée,
895 Qu’on eut voulu traiter avec indignité
Un Prince de mon âge, et de ma qualité,
Et je ne crus jamais qu’une si juste Reine
Eut encore ajouté cette honte à ma peine
De voir le plus cruel de tous mes ennemis
900 Élevé sur un trône où ma chute l’a mis,
Qu’elle eut remis ma tête en des mains si cruelles,
Et le couteau Royal pour venger ses querelles.
Si le Duc de Nolfoc n’a pu par le passé
Punir un ennemi qui l’avait offensé,
905 La Reine, et son malheur lui donnent la matière :
D’assouvir contre lui sa rage toute entière,
Et le pied sur la gorge il lui peut aujourd’hui
Reprocher à sa mort qu’il se venge de lui.
Ah ! Certes, quelque crime, et quelque grande offense,
910 Dont on m’ait vu choquer la Royale puissance,
La Reine pouvait bien me punir autrement,
Et je méritais d’elle un autre traitement.
J’ai failli, je l’avoue, et je suis punissable,
Mais on sait qui je suis, bien que je sois coupable,
915 Les marques dont ce corps n’est pas encor guéri,
Le sang que j’ai perdu pour son père Henry,
Mon illustre naissance, et ce poil qui grisonne
Dans les plus hauts degrés qui suivent la Couronne,
Et mille autres raisons la devaient obliger
920 À choisir parmi vous quelqu’un pour me juger.
LE DUC DE NOLFOC.
Bien que vous nous donniez une preuve assez forte
Que dans votre discours la haine vous emporte,
Et que dans un état si digne de pitié
Vous persistez encor dans votre inimitié,
925 J’aurai bien le pouvoir de retenir ma langue
Contre les traits piquants d’une injuste harangue,
Et ne vous ferai point des serments superflus,
Que pour nos démêlés il ne m’en souvient plus :
Pour me justifier il suffit que la Reine
930 Qui nous connaît tous deux, et qui sait votre haine,
Entre tant de Seigneurs de même qualité
M’ait donné cet honneur contre ma volonté.
Mais puisque sa grandeur m’en a jugé capable,
Envers sa Majesté je me rendrais coupable,
935 Si commis à juger des intérêts plus grands,
Je ne parlais ici que de nos différents.
Donc puisque ce courroux ne sert qu’à vous confondre,
Que je dois demander, que vous devez répondre,
Dans ma commission ne m’interrompez plus,
940 Et lavez-vous ici de ce qu’on vous met sus.
Vous êtes accusé d’avoir trahi la Reine,
Et que pour envahir la grandeur souveraine
Après la triste mort de notre défunt Roi,
Contre le droit Divin, et contre votre foi,
945 Vous étant allié par le noeud d’Hyménée,
Vous avez mené Jeanne, et l’avez couronnée :
Que vous avez de plus porté ce jeune esprit
À faire prononcer ce rigoureux édit
Qui chassant les deux soeurs de leur natale terre,
950 Les privait pour jamais du sceptre d’Angleterre,
Et que depuis le jour de son couronnement
Elle a toujours suivi vos conseils seulement.
Un peuple qui se plaint de votre tyrannie
Vous accuse aujourd’hui de cette félonie :
955 C’est à vous maintenant à répondre pour vous,
Et de vos actions vous purger devant nous.
LE DUC DE NORTHBELANT.
Esprit du grand Henry, dont la haute mémoire
Règne encor dans mon coeur avecque tant de gloire,
Regrette dans le Ciel l’état où tu me vois
960 Pour t’avoir obéi plus que je ne devais.
Je ne saurais nier mes actions passées
Devant ceux qui jadis lisaient dans mes pensées,
Aux yeux de tout le monde elles ont trop paru,
Et par tout l’Univers le bruit en a couru :
965 Il est vrai que suivant la volonté dernière
Du feu prince Édouard qui fit Jeanne héritière,
Je lui gardai les biens que le Roi lui donna,
Et j’exécutai tout comme il me l’ordonna,
Oui, oui, j’ai tout commis : mais, ô souverains Juges !
970 Si je meurs pour ce crime, où seront vos refuges ’
Et de quel front enfin me voulez-vous nier ’
Qu’entre les criminels je ne sois le dernier,
Quand j’élevai mes yeux à ces grandeurs légères,
Qui devait obliger vos âmes mercenaires
975 À me persuader avecque tant d’ardeur
Ce que vous condamnez avec tant de rigueur.
Ai-je couronné Jeanne ’ Ai-je entrepris la guerre
Que par la volonté des Barons d’Angleterre ’
Et vous qui nous traitez comme vos prisonniers,
980 Ne me l’avez-vous pas conseillé les premiers ’
Vous Comte d’Arondel, vous Marquis de Vincestre,
Vous, comte de Pembrox, vous Comte de Clocestre,
Et vous qui devenu par un coup si soudain
D’un de mes Conseillers mon Juge souverain,
985 Avez déjà la foudre et la sentence prête,
Pour la faire éclater sur ma coupable tête
N’avez-vous pas vous-même aggravé mes péchés,
Et causé les malheurs que vous me reprochez ’
LE MARQUIS DE VINCETRE.
Ah ! C’est trop, je ne puis en souffrir davantage
990 Et cette calomnie indignement outrage
Ceux de qui l’innocence et les fidèles soins
Se peuvent avérer par cent mille témoins.
Je veux, Monsieur, je veux que tout le monde sache
Que ma fidélité ne reçoit point de tache,
995 Et que vous pourriez voir en une autre saison
Si vous l’avez blessée avec peu de raison.
LE COMTE DE CLOCESTRE
J’ai donné contre vous assez de connaissance
De mon intention, et de mon innocence,
Pour croire que jamais homme n’en doutera,
1000 Et que dans vos discours on vous récusera.
Toutes les actions qu’on remarque en ma vie,
Bravent la médisance, et les traits de l’envie,
Et je suis en état de ne craindre plus rien,
Puisque je suis fidèle, et fort homme de bien.
LE DUC DE NOLFOC.
1005 Pour vous justifier vous prenez trop de peine,
De vos déportements rendez compte à la Reine,
Et ne répliquez point à tous ces entretiens,
Il n’est pas notre Juge, et nous sommes les siens :
Donc sans nous amuser d’un discours inutile
1010 Par sa confession si libre et si facile,
Nous sommes éclaircis de ce qui le touchait
Puisqu’il vient d’avouer ce qu’il nous reprochait.
Le fils est convaincu par la bouche du père,
Mais sa confession est aussi nécessaire,
1015 Vous êtes accusé des mêmes actions,
D’avoir suivi partout ses inclinations,
Et par l’autorité que le sexe vous donne,
Obligé votre femme à prendre la Couronne,
Que l’ayant conseillée en tout ce qu’elle a fait,
1020 Elle régnait de nom, vous régniez en effet.
GILFORT.
Si ma femme est coupable, et si dans votre estime
Cette pauvre Princesse a pu commettre un crime,
Je ferai devant vous un serment solennel,
Que de ses actions je suis seul criminel,
1025 Que dans cette innocence, et cet âge si tendre,
Jamais ce jeune coeur n’aurait osé prétendre
À la succession des filles de Henry,
Sans les mauvais conseils d’un imprudent mari :
Comme je l’adorais, je fus trop aimé d’elle,
1030 Mais mon ambition la rendit infidèle,
Je pris sur son esprit des pouvoirs absolus,
Et ployai sa jeunesse à ce que je voulus.
Non, elle n’a failli que pour être trop bonne,
Seul je la contraignis de prendre la Couronne :
1035 Et seul.
LE DUC DE NORTHBELANT.
Et seul. N’abusez point de leur attention,
Ils jugent clairement de votre intention,
Et l’amour conjugale est assez évidente,
Il est vrai toutefois que Jeanne est innocente,
Que je les ai réduits dans cette extrémité,
1040 Et qu’ils n’ont point agi que par ma volonté.
LE DUC DE NOLFOC.
Nous en savons assez, garde qu’on les remène,
Avant que passer outre, allons trouver la Reine,
Et pour en voir bientôt d’infaillibles succès,
Sur leur confession on fera leurs procès.