LES RIEURS DU BEAU-RICHARD
BALLET

M. DC. LIX.

Par LA FONTAINE

LES ACTEURS. §

  • LE SAVETIER.
  • LA FEMME DU SAVETIER.
  • UN MARCHAND DE BLÉ.
  • UN NOTAIRE.
  • UN MEUNIER, et son âne.
  • DEUX CRIBLEURS.
La scène est à Château-Thierry sur la place du marché.

PROLOGUE. §

Le théâtre représente le carrefour du Beau-Richard à Chateau-Thierry.

UN DES RIEURS parle.

Le Beau-Richard tient ses grands jours
Et va rétablir son empire.
L’année est fertile en bons tours ;
Jeunes gens, apprenez à rire.
5 Tout devient risible ici-bas,
Ce n’est que farce et comédie ;
On ne peut quasi faire un pas,
Ni tourner le pied qu’on n’en rie.
Qui ne rirait des précieux ?
10 Qui ne rirait de ces coquettes
En qui tout est mystérieux,
Et qui font tant les Guillemettes ?
Elles parlent d’un certain ton
Elles ont un certain langage
15 Dont aurait ri l’aîné Caton,
Lui qui passait pour homme sage.
D’elles pourtant il ne s’agit
En la présente comédie :
Un bon bourgeois s’y radoucit
20 Pour une femme assez jolie.
« Faites-moi votre favori
Lui dit-il, et laissez-moi faire. »
La femme en parle à son mari
Qui répond, songeant a l’affaire :
25 « Ma femme, il vous faut l’abuser,
Car c’est un homme un peu crédule,
Sous l’espérance d’un baiser,
Faites-lui rendre ma cédule.
« Déchirez-la de bout en bout
30 Car la somme en est assez grande
Toussez après ; ce n’est pas tout :
Toussez si haut qu’on vous entende.
« Il ne faut pas tarder beaucoup
De peur qu’il n’arrive fortune.
35 Toussez, toussez encore un coup,
Et toussez plutôt deux fois qu’une. »
Ainsi fut dit, ainsi fut fait.
En certain coin l’époux demeure,
Le galant vient frisque et de hait,
40 La dame tousse à temps et heure.
Le mari sort diligemment,
Le galant songe à s’aller pendre ;
Mais il y songe seulement :
Pour cela n’est-il à reprendre.
45 Tous les galants craignent la toux,
Elle a souvent trouble la fête.
Nous parlons aussi comme l’époux,
Autant nous en pend sur la tête.
Le théâtre représente la place du Marché de Château-Thierry. On y distingue, sur le devant, la boutique d’un savetier, peu éloignée du comptoir d’un Marchand de blé.

PREMIÈRE ENTRÉE. §

UN MARCHAND, ayant devant lui, sur son comptoir, des sacs de blé.

J’ai de l’argent, j’ai du bonheur,
50 Aux mieux fournis je fais la nique ;
Et si j’avais un petit coeur,
J’aurais de tout dans ma boutique.

SECONDE ENTRÉE. Le Marchand, deux Cribleurs. §

LES DEUX CRIBLEURS.

Monsieur, si vous avez du blé
Ou quelque ordure se rencontre,
55 Nous vous l’aurons bientôt criblé.

LE MARCHAND.

Tenez, en voici de la montre.

LES CRIBLEURS.

Six coups de crible, assurez-vous
Que la moindre ordure s’emporte ;
Rien ne reste à faire après nous,
60 Tant nous criblons de bonne sorte.
Les Cribleurs s’en vont.

TROISIÈME ENTRÉE. Le Marchand, un Savetier. §

LE SAVETIER, sortant de sa boutique, et s’adressant au Marchand.

Bonjour, Monsieur.

LE MARCHAND.

Comment vous va ?
Le ménage est-il à son aise ?

LE SAVETIER.

Las ! Nous vivons cahin-caha,
Étant sans blé, ne vous déplaise.
65 À présent on ne gagne rien ;
Cependant il faut que l’on vive.

LE MARCHAND.

Je fais crédit aux gens de bien,
Mais je veux qu’un notaire écrive.
Voyez ce blé.

LE SAVETIER.

Il est bien gris.

LE MARCHAND.

70 Cette montre est beaucoup plus nette.

LE SAVETIER.

Voici mon fait, dites le prix.

LE MARCHAND.

Quarante écus.

LE SAVETIER.

C’est chose faite
Mine dans muid.

LE MARCHAND.

C’est un peu fort,
Mettez pourtant la montre en poche.

LE SAVETIER.

75 Faut six setiers.

LE MARCHAND.

J’en suis d’accord.
Le notaire est ici tout proche.
Le Savetier sort pour aller quérir un Notaire.

QUATRIÈME ENTRÉE. Le Marchand, un Notaire ; le Savetier, vers la fin. §

LE NOTAIRE.

Avec moi l’on ne craint jamais
80 Les et caetera de notaire ;
Tous mes contrats sont fort bien faits
Quand l’avocat me les fait faire.
Il ne faut point recommencer ;
C’est un grand cas quand on m’affine
85 Et Sarasin m’a fait passer
Un bail d’amour à Socratine.
Mieux que pas un, sans contredit
Je règle une affaire importante.
Je signerai, ce m’a-t-on dit,
90 Le mariage de l’Infante.
Tandis que le Notaire danse encore, le Savetier entre sur la fin, et dit au Notaire, en montrant le Marchand :

LE SAVETIER.

Je dois à Monsieur que voilà
Et c’est un mot qu’il en faut faire.

LE NOTAIRE, écrivant.

Par-devant les..., et cætera...
C’est notre style de notaire.

LE MARCHAND, au notaire.

95 Mettez pour six setiers de blé.
Mine dans muid.
1

LE NOTAIRE.

Quelle est la somme ?

LE MARCHAND.

Quarante écus.

LE NOTAIRE.

C’est bon marché.

LE SAVETIER.

C’est que Monsieur est honnête homme.

LE NOTAIRE.

Payable quand ?

LE MARCHAND.

À la Saint-Jean.

La Saint-Jean est autour du 20 juin.

LE SAVETIER.

100 Jean ne me plaît.

LE MARCHAND.

Que vous importe ?
Craignez-vous de voir un sergent
Le lendemain à votre porte ?

LE SAVETIER.

À la Saint-Nicolas est bon.

La Saint Nicolas est dans le première quinzaine de décembre.

LE MARCHAND.

Jean... Nicolas... rien ne m’arrête.

LE NOTAIRE.

105 C’est d’hiver ?

LE SAVETIER.

Oui.

LE NOTAIRE.

Signez-vous ?

LE SAVETIER.

Non.

LE NOTAIRE.

A déclaré... La chose est faite.
Le Notaire présente l’obligation étiquetée au Marchand,et dit :
Tenez.

LE MARCHAND, donnant une pièce de quinze sous au notaire.

Tenez.

LE NOTAIRE.

Il ne faut rien.

LE MARCHAND.

Cela n’est pas juste, beau sire.

LE SAVETIER.

Monsieur, je le paierai fort bien
110 En retirant...

LE NOTAIRE.

C’est assez dire.
Le Notaire et le Savetier sortent. Le Marchand reste dans sa boutique.

CINQUIÈME ENTRÉE. Un Meunier, et son âne. §

LE MEUNIER.

Celui-là ment bien par ses dents,
Qui nous fait larrons comme diables :
Diables sont noirs, meuniers sont blancs.
Mais tous les deux sont misérables.
115 Le meunier semble un Jodelet
Farine d’étrange manière ;
Le diable garde le mulet,
Tandis qu’on baise la meunière.
Ai-je un mulet, il est quinteux ;
120 Et je ne suis pas mieux en mule ;
Si j’ai quelque âne, il est boiteux,
Au lieu d’avancer il recule.
Celui-ci marche a pas comptés ;
On le prendrait pour un chanoine.
125 Allons donc, mon âne.

L’ÂNE.

Attendez.
Je n’ai pas mangé mon avoine.

LE MEUNIER.

Vous mangerez tout votre soûl.

L’ÂNE, sentant une ânesse.

Hin-han, hin-han.

LE MEUNIER.

Que veut-il dire ?
Hé quoi ! Mon âne, êtes-vous fou ?
130 Vous brayez quand vous voulez rire !
Le Marchand fait délivrer du blé au Meunier : Celui-ci le paye, et tous deux sortent avec l’âne porteur des sacs de blé.

SIXIÈME ENTRÉE. La Femme du Savetier entre d’abord seule, et ensuite le Marchand de blé. §

LA FEMME.

Que mon mari fait l’assoté !
4
Il ne m’appelle que son âme ;
Si j’étais homme, en vérité,
Je n’aimerais pas tant ma femme.
Sur la fin du couplet de la Femme, le Marchand de blé entre, et dit à part en regardant la boutique du Savetier.

LE MARCHAND.

135 Ce logis m’est hypothéqué ;
L’homme me doit, la femme est belle,
Nous ferions bien quelque marché,
Non lui et moi, mais moi et elle.
Il s’adresse à la femme.
Vous me devez, mais, entre nous,
140 Si vous vouliez... bien à votre aise

LA FEMME.

Monsieur, pour qui me prenez-vous ?
Voyez un peu frère Nicaise !

LE MARCHAND.

Accordez-moi quelque faveur.

LA FEMME.

Pourquoi cela ?

LE MARCHAND.

Comme ressouce ;
145 Songez que votre serviteur...
A beaucoup d’argent dans sa bourse.

LA FEMME.

Je n’ai souci de votre argent.

LE MARCHAND.

Pour faire court, en trois paroles,
La courtoisie ou le sergent,
150 Ou bien payez-moi six pistoles !

LA FEMME.

Je suis pauvre, mais j’ai du coeur :
Plutôt que mes meubles l’on crie,
Comme j’ai soin de notre honneur,
Je ferai tout.
Le Marchand entre dans la boutique du Savetier.

LE MARCHAND.

Ma douce amie
155 On doit apporter du vin frais,
Quelque régal il nous faut faire.

SEPTIÈME ENTRÉE. La Femme et le Marchand tous deux dans la boutique, et un Pâtissier qui apporte la collation. §

LE PATISSIER.

Monsieur un tel se met en frais...
Il aperçoit le Marchand qui caresse la Femme du Savetier et dit à part :
Oh ! Oh ! Voici bien autre affaire ;
Mais ne faisons semblant de rien...
Il s’adresse au Marchand et à la Femme.
160 Bonjour, Monsieur ; bonjour, Madame.

LE MARCHAND.

Tous tes dauphins ne valent rien.

LE PATISSIER.

En voici de bons, sur mon âme.

LE MARCHAND.

Mets sur ton livre, pâtissier.
Je n’ai pas un sou de monnaie.
Le Pâtissier sort, et le Marchand buvant à la santé de la Femme, dit.

LE MARCHAND.

165 À vous !

LA FEMME.

À vous !... Mais le papier ?

LE MARCHAND, montrant le papier qui contient l’obligation que le Savetier a souscrite à son profit.

Le voilà.

LA FEMME.

Donnez, que je voie ;
Donnez, donnez, mon cher Monsieur !

LE MARCHAND.

Quelque sot ! Ardez c’est mon voire.

LA FEMME.

Je suis vraiment femme d’honneur ;
170 Quand j’ai juré, l’on me peut croire :
Déchirez.

LE MARCHAND, déchirant un petit coin de l’obligation.

Crac...

LA FEMME.

Déchirez donc :
Vous n’en déchirez que partie.

LE MARCHAND, déchirant le papier en entier.

Il est déchiré tout du long.

LA FEMME, toussant.

Hem !

LE MARCHAND.

Qu’avez-vous, ma douce amie ?

LA FEMME, toussant encore un coup.

175 C’est le rhume. Hem !

LE MARCHAND.

Foin de la toux !
Assurément, ce sont défaites.

HUITIÈME ENTRÉE. §

LE SAVETIER, accourant en diligence au signal, et disant d’un air railleur et courroucé.

Ah ! Monsieur, quoi ! Vous voir chez nous ?
C’est trop d’honneur que vous nous faites.

LE MARCHAND, se levant.

Argent ! Argent !

LE SAVETIER, d’un air menaçant et cherchant à prendre l’obligation que le Marchand tient a la main.

Papier ! Papier !

LE MARCHAND, effrayé.

180 Si je m’oblige à vous le rendre...

LE SAVETIER, s’avançant furieux sur le Marchand.

Ce n’est rien fait : point de quartier !
Je ne me laisse point surprendre.
Le Marchand remet le papier au Savetier, et sort de sa boutique et du théâtre. Le Savetier et sa femme éclatent de rire. L’on danse.