SCÈNE I. Manlius, Servilius. §
MANLIUS.
Non, je n’approuve point cette seconde fuite,
Ami. Ton sort changé doit changer ta conduite.
SERVILIUS.
Et quel motif secret te fait me condamner ?
340 Crois-tu qu’avec plaisir je vais t’abandonner ?
Que, bornant tous mes voux à plaire à Valérie,
J’immole à son amour ton amitié trahie ?
Plût aux dieux que tous trois réunis à jamais,
Nos cours... mais vaine idée, inutiles souhaits !
345 Tu vois par quel crédit, et par quelle puissance,
Valerius ici peut hâter sa vengeance ;
Qu’en vain contre un sénat trop déclaré pour lui,
Tes soins officieux m’offriraient un appui ;
Et lorsque, loin de Rome, une fuite facile
350 Peut, contre leur pouvoir, m’assurer un asile,
Dois-je dans les périls d’un amour malheureux
Engager, sans besoin, un ami généreux ?
MANLIUS.
Mais en fuyant ces lieux, fuiras-tu ta fortune ?
Où prétends-tu traîner une vie importune ?
355 Quelle ressource encore y pourras-tu trouver ?
Sais-tu dans le sénat ce qui vient d’arriver ?
Jusqu’où Valerius a porté sa colère ?
SERVILIUS.
Non. Et qu’a-t-il donc fait ?
MANLIUS.
Non. Et qu’a-t-il donc fait ? Tout ce qu’il pouvait faire.
C’est peu, pour t’accabler, que le sénat cruel
360 Te condamne aux rigueurs d’un exil éternel ?
Pour te faire un tourment du jour que l’on te laisse,
Tes biens te sont ravis, tes titres, ta noblesse,
Ta maison, dont bientôt les trésors précieux
Vont être le butin du soldat furieux,
365 Et qui par mille mains aussitôt démolie
Va dans ses fondements tomber ensevelie.
Pour remplir cet arrêt, déjà l’ordre est donné.
Le fier Valerius lui-même l’a signé.
En un mot tu pers tout, et dans ce sort funeste
370 Juge, s’il te suffit de partager le reste
Des biens, qu’avec mon sang versé dans les combats,
J’ai prodigue en vain, en servant ces ingrats.
SERVILIUS.
Ainsi, père cruel, ainsi ta barbarie,
En éclatant sur moi, tombe sur Valérie.
375 Son sort au mien uni devait... Ah Manlius !
Tu sais dans les périls quel est Servilius,
Tu sais si jusqu’ici le destin, qui m’outrage,
Au moindre abaissement a forcé mon courage.
Mais quand je songe hélas que l’état, où je suis,
380 Va bientôt exposer aux plus mortels ennuis
Une jeune beauté, dont la foi, la constance
Ne peut trop exiger de ma reconnaissance,
Je pers à cet objet toute ma fermeté,
Et pardonne de grâce à cette lâcheté,
385 Qui, me faisant prévoir tant d’affreuses alarmes,
Dans ton sein généreux me fait verser de larmes.
MANLIUS.
Des larmes ! Ah plutôt, par tes vaillantes mains,
Soient noyés dans leur sang ces perfides romains.
Des larmes ! Jusques là ta douleur te possède !
390 Il est, pour la guérir, un plus noble remède,
Un privilège illustre, un des droits glorieux,
Qu’un homme, tel que toi, partage avec les dieux,
La vengeance. Ma main secondera la tienne.
Notre sort est commun. Ton injure est la mienne.
395 C’est à moi qu’on s’adresse, et dans Servilius
On croit humilier l’orgueil de Manlius.
Unissons, unissons dans la même vengeance
Ceux, qui nous ont unis dans une même offense.
De tant d’affronts cruels vengeons notre vertu.
400 Perdons, et sénateurs, et consuls.
SERVILIUS.
Perdons, et sénateurs, et consuls. Que dis-tu ?
Dans ce discours obscur, ta voix, et ton visage
Relèvent mon espoir, raniment mon courage.
Tu sembles méditer quelque important projet :
Achève, achève, ami, de m’ouvrir ton secret.
MANLIUS.
405 Au même état que moi, ton cour, par sa colère,
Devrait avoir compris ce que le mien peut faire.
Apprends donc que bientôt nos tyrans, par leur mort,
De Rome entre mes mains vont remettre le sort.
J’ai de braves amis, pour chefs de l’entreprise ;
410 Et gagné par mes soins, ou par leur entremise,
Le peuple a su choisir, pour traiter avec moi,
Rutile, dont tu sais la prudence et la foi.
Pour en hâter le temps, trop lent à ma vengeance,
Je l’ai fait avertir qu’il vînt en diligence.
415 Tout me flatte. J’ai su, par l’effet de mes voux,
Trouver divers moyens, indépendants entre eux,
Qui peuvent s’entraider, sans pouvoir s’entrenuire,
Et dont à mon dessein un seul peut me conduire ;
Et s’il peut s’accomplir, je te laisse à juger
420 Ce que mon amitié t’y fera partager.
Voilà, Servilius, le dessein qui m’anime,
Sur qui tu dois fonder ton espoir légitime :
Non qu’il m’aveugle assez, pour me faire penser,
Qu’un caprice du sort n’ose le renverser.
425 Je sais trop quels revers tout à coup il déploie :
Mais, ne vaut-il pas mieux, ami, que Rome voie
Manlius périssant, en voulant se venger,
Que Manlius vivant, qui se laisse outrager ?
Toi-même, de ton sort vengeant l’ignominie,
430 Verrais-tu d’un autre oil la perte de ta vie ?
SERVILIUS.
Non non, Manlius, non. Je fais les mêmes voux,
J’écoute, avec transport, ton dessein généreux,
Et je tire ce fruit des malheurs de ma vie,
Qu’ils sauront à mon zèle ajouter ma furie.
435 Commande seulement. Sur qui de ces ingrats
Doit éclater d’abord la fureur de mon bras.
Faut-il qu’avec ma suite, affrontant leurs cohortes,
Du sénat, en plein jour, j’aille briser les portes ?
Ou renverser sur eux leurs palais embrasés ?
440 Tu vois à t’obéir tous mes voux disposés.
MANLIUS.
Je te veux, avant tout, présenter à Rutile.
Comme il est d’un esprit exact, et difficile,
Il faudra qu’un serment, où tous se sont soumis,
De ta foi, dans ses mains, assure nos amis,
445 Et tu comprends assez, sans qu’on t’en avertisse,
Que soigneux de cacher jusqu’au plus faible indice,
À tous autres après, et tes yeux, et ton front,
En doivent dérober le mystère profond.
SERVILIUS.
Tu me connais trop bien pour craindre qu’un reproche...
MANLIUS.
450 Laisse-moi lui parler. Je le vois qui s’approche :
Mais ne t’éloigne pas. Je vais te rappeler.
SCÈNE II. Rutile, Manlius. §
MANLIUS.
Enfin il n’est plus temps, Seigneur, de reculer.
Nous avons par nos soins, et par nos artifices,
Du sort, autant qu’on peut, enchaîné les caprices.
455 Il faut des actions, et non plus des conseils.
La longueur est funeste à des desseins pareils.
Peut-être avec le temps mes soins, aidés des vôtres,
Aux moyens déjà pris en ajouteraient d’autres :
Mais d’abord qu’une fois on peut, comme à présent,
460 En avoir joint ensemble un nombre suffisant,
De peur qu’un coup du sort les rompe, ou les divise,
Il faut s’en prévaloir, et tenter l’entreprise.
Quel temps d’ailleurs, quel lieu s’accorde à nos moyens ?
Le sénat, déclarant la guerre aux Circeïens,
465 Doit, pour la commencer sous un heureux auspice,
Venir au capitole offrir un sacrifice.
Quel temps, dis-je, quel lieu propice à nos desseins ?
Un temps, où tout entier il se livre en nos mains ;
Un lieu, dont je suis maître, où les portes fermées
470 À nos libres fureurs l’exposent sans armées.
Le jour n’en est pas pris : mais pour s’y préparer,
Des sentiments du peuple il se faut assurer,
Il faut contre un sénat, dont il hait la puissance,
Par nos soins redoublés irriter sa vengeance.
475 La peur d’être suspect lui défend de me voir :
Mais en vos soins, Seigneur, je mets un plein espoir.
Je sais qu’en nos projets l’ardeur, qui vous inspire,
Vous saura suggérer tout ce qu’il faudra dire.
Ce n’est pas tout encor, vous avez su, je crois,
480 Qu’hier Servilius est arrivé chez moi,
Qu’il n’est point de secret que mon cour lui déguise ?
RUTILE.
Comment ? Par vous, Seigneur, sait-il notre entreprise ?
MANLIUS.
Oui. Quel étonnement...
RUTILE.
Oui. Quel étonnement... Je m’explique à regret ;
Et voudrais étouffer un scrupule secret,
485 Si vos desseins trahis n’exposaient que ma vie :
Mais sur moi de son sort un grand peuple se fie.
Je dois craindre, Seigneur, en vous marquant ma foi,
D’immoler son salut à ce que je vous dois.
Ce n’est point par son sang qu’il faut que je m’acquitte.
490 Je connais votre ami. Je sais ce qui l’irrite,
Qu’il peut, en nous aidant, relever son destin :
Mais au sang du consul l’hymen l’unit enfin,
D’un superbe consul, proscrit par notre haine :
Et quoi qu’à le fléchir il ait perdu de peine,
495 Qu’il semble hors d’espoir de le rendre plus doux,
Est-il un cour si fier, si plein de son courroux,
Qui refusât, Seigneur, l’oubli de sa vengeance
À l’aveu d’un secret d’une telle importance ?
Sur quelques droits puissants que se fonde aujourd’hui
500 Cette ferme amitié, qui vous répond de lui,
L’amour y peut-il moins ? En est-il moins le maître ?
Que dis-je ? S’il fallait que le hasard fît naître
Quelque intérêt, qu’entre eux son cour dût décider,
Pensez-vous que ce fût à l’amour à céder ?
MANLIUS.
505 Pour faire évanouir ce soupçon qui l’offense,
Il suffit à vos yeux de sa seule présence.
Venez Servilius.
SCÈNE III. Servilius, Manlius, Rutile. §
SERVILIUS.
Venez Servilius. Quel destin glorieux,
Quel bonheur imprévu m’attendait dans ces lieux,
Seigneur ! Que le dessein, que l’on m’a fait connaître,
510 Doit... Mais quelle froideur me faites-vous paraître ?
Vous serais-je suspect ? Ai-je en vain prétendu...
RUTILE.
Pourquoi le demander ? Vous m’avez entendu.
SERVILIUS.
Oui Seigneur, et bien loin que mon cour s’en offense,
Moi-même, j’applaudis à votre défiance.
515 Moi-même, comme vous, je récuse la foi
D’un ami trop ardent, trop prévenu pour moi ;
Et ne veux point ici, par un serment frivole,
Rendre, envers vous, les dieux garants de ma parole.
C’est pour un cour parjure un trop faible lien.
520 Je puis vous rassurer, par un autre moyen,
Je vais mettre en ses mains, afin qu’il en réponde,
Plus que si j’y mettais tous les sceptres du monde,
Le seul bien que me laisse un destin envieux.
Valérie est, Seigneur, retirée en ces lieux :
525 de ma fidélité voilà quel est le gage.
À cet ami commun je la livre en otage :
Et moi, pour mieux encor vous assurer ma foi,
Je répons en vos mains, et pour elle, et pour moi.
Témoin de tous mes pas, observez ma conduite ;
530 Et si ma fermeté se dément dans la suite,
À mes yeux aussitôt prenez ce fer en main ;
Dites à Valérie, en lui perçant le sein,
Pour prix de ta vertu, de ton amour extrême,
Servilius par moi t’assassine lui-même.
535 Et dans le même instant tournant sur moi vos coups,
Arrachez-moi ce cour. Qu’il soit, aux yeux de tous,
Montré comme le cour d’un lâche, d’un parjure,
Et qu’aux vautours après il serve de pâture.
Vous, Seigneur, de ma part, allez-la préparer
540 À voir, pour quelques jours, le sort nous séparer,
Et daignez maintenant, pour m’épargner ses larmes,
Lui porter mes adieux, et calmer ses alarmes.