SCÈNE I. Sésostris, Phanès. §
PHANÈS.
Tandis qu’avec le jour qui commence de naître,
Amasis en ces lieux se dispose à paraître ,
Et que de ses secrets confiés à ma foi,
Ces murs n’ont point encor d’autres témoins que moi,
5 Venez, prince ; il est temps de vous marquer la place
Où vous devez venger le sang de votre race ,
Et du grand Apriés vous montrer digne fils.
Vous voyez, d’un côté, la célèbre Memphis :
De l’autre, ces tombeaux, et ces plaines fécondes
10 Que le Nil enrichit du tribut de ses ondes.
Voici de vos aïeux le superbe palais,
Ce palais qu’Amasis a rempli de forfaits ;
Ces vestiges sacrés, où tout vous représente
D’Apriès votre père une image sanglante ;
15 Ces colonnes, ces arcs, ces monuments pompeux,
Insensibles témoins de son sort rigoureux.
C’est là que sans pâlir, ce monarque intrépide
Se vit enveloppé d’une foule homicide.
C’est là qu’abandonné des dieux et des mortels,
20 Il tomba sous l’effort de mille bras cruels.
C’est ici qu’attiré par les plaintes funèbres
Des esclaves fuyant au travers des ténèbres,
Le tumulte et la nuit secondant mes desseins,
J’arrachai votre vie au fer des assassins ;
25 Tandis que dans les maux votre mère abîmée,
Sur son époux sanglant, mourante, inanimée,
Ne recouvra ses sens que pour envisager
Cinq fils, que sur ce marbre on venait d’égorger.
SÉSOSTRIS.
Ah ! Que par tant d’horreurs mon âme est attendrie !
30 Que ces tristes objets redoublent ma furie !
Quand pourra Sésostris, secondé par les dieux,
Achever le dessein qui l’amène en ces lieux ?
Phanès, à vos conseils je me laisse conduire :
Par vos soins généreux c’est peu que je respire ;
35 Et qu’avec Cléophis à mon sort attaché,
Des bords, où par votre ordre il ma tenu caché,
Je puisse me revoir au sein de ma patrie ,
En état d’apaiser la voix du sang qui crie :
C’est peu qu’après trois jours que comme un inconnu,
40 Chez, vous, hors de Memphis, vous m’avez retenu,
Vous ayez cette nuit, par votre vigilance,
Sur le fils du tyran commencé ma vengeance :
Pour l’achever encor, sans exposer mes jours,
À quoi votre amitié n’a-t-elle point recours ?
45 De ce fils inconnu dont j’ai puni l’audace,
Vous roulez que je prenne et le nom, et la place ;
Que son guide immolé, ces gages que je tiens ,
Tour tromper Amasis, soient autant de moyens,
Qui m4ouvrant vers son coeur une route assurée,
50 Arrêtent de ses jours la coupable durée.
J’écoute avidement, j’admire vos raisons :
Mais sévère ennemi des moindres trahisons,
Ne puis-je faire aux dieux ce juste sacrifice,
Plutôt par ma valeur, que par mon artifice ?
PHANÈS.
55 Non, Seigneur : pour punir un tyran furieux ,
Les moyens les plus sûrs sont les plus glorieux.
Rien n’est si dangereux que trop d’impatience.
Il faut que la valeur se joigne à la prudence.
Dans nos troubles passés, nul autre mieux que moi,
60 Ne suivit en tous lieux le destin de son roi.
Où serions-nous tous deux, quand il perdit la vie,
Si je n’eusse écouté que ma seule furie ?
Faible contre Amasis, je me joignis à lui.
Ne pouvant l’accabler, je devins son appui ;
65 Et par là, de son coeur gagnant la confiance ,
J’ai su vous préparer une illustre vengeance.
Déjà pour ce dessein je viens de m’assurer
De tous ceux qui pour nous se peuvent déclarer.
Les prêtres de nos dieux leur ont donné l’exemple :
70 Ils ont même caché dans le fond de leur temple
Des soldats qu’en secret j’ai conduits dans Memphis.
J’ai fait plus. À leurs yeux j’ai montré Cléophis,
Qui sans vous découvrir, pour redoubler, leur zèle,
A de votre retour répandu la nouvelle.
75 Tous les coeurs sont pour vous : et maître de ces lieux.
Aussitôt que la nuit obscurcira les cieux,
De nos braves amis marchant à votre suite ,
Jusqu’au lit du tyran je conduirai l’élite.
Là tout vous est permis : vous n’aurez qu’à frapper.
80 Surpris de toutes parts, il ne peut échapper.
C’est en vain qu’agité des troubles formidables
Qu’impriment les remords dans le coeur des coupables,
De ce vaste palais parcourant les détours,
Il croit tromper les bras armés contre ses jours.
85 C’est là qu’au moindre bruit, craignant sa dernière heure,
En cent lieux différents il change de demeure ;
Et que plus malheureux que ses moindres sujets,
Il cherche le sommeil, qu’il ne trouve jamais.
Autour de son palais , une garde empressée
90 De piques et de dards est toujours hérissée,
Et prêt d’immoler tout à ses premiers soupçons,
De tout ce qui l’approche , il craint des trahisons.
Ainsi jusqu’à tantôt gardez-vous d’entreprendre.
Voici le temps propice, où je lui puis apprendre,
95 Qu’un étranger sans suite, arrivé d’aujourd’hui ,
D’un secret important ne veut s’ouvrir qu’à lui.
Attendez-nous.
SÉSOSTRIS.
Attendez-nous. Phanès, voyons plutôt ma mère.
PHANÈS.
La reine ! Ô dieux, Seigneur, que prétendez- vous faire 7
Ignorez-vous le soin qu’on prend à la garder ?
100 Sans l’ordre du tyran, nul ne peut l’aborder.
Ma fille, dont le coeur pour elle s’intéresse ,
La voyait autrefois, et flattait sa tristesse.
Il semblait qu’il eût peine à souffrir son aspect.
Il fallut l’éloigner, pour n’être point suspect.
105 De femmes, de soldats, à toute heure entourée,
Du temple seulement on lui permet l’entrée ,
Où demandant aux dieux la fin de ses malheurs!
Son offrande ordinaire est celle de ses pleurs.
Mais loin de vous trahir, le Ciel vous favorise.
110 Si sa vue aujourd’hui vous eût été permise ,
C’était tout hasarder, que de vous découvrir.
Ses transports suffisaient pour vous faire périr.
Vous écouterez mieux la voix de la nature ,
Quand vous aurez vengé votre commune injure.
SÉSOSTRIS.
115 Eh bien ! Phanès, allez, ne perdez plus de temps ;
Achevez de me rendre un trône que j’attends ,
Pour me voir en état de vous rendre justice ,
Et d’en faire un hommage aux charmes d’Arthénice.
PHANÈS.
Ma fille ! Eh quoi, Seigneur, par un servile espoir
120 Croyez-vous m exciter à faire mon devoir ?
Ah ! Si de mes travaux conservant la mémoire ,
Vous estimez mon sang digne de cette gloire ,
Pour me forcer, sans honte, à vous tout accorder,
Régnez, soyez mon roi, pour me le commander.
SCÈNE III. Amasis, Sésostris, Phanès, Gardes. §
AMASIS, à Phanès.
Quel est cet étranger qui demande à me voir ?
Que veut-il ? D’où vient-il ? N’as-tu pu le savoir ?
PHANÈS.
Non, Seigneur. Il ne veut s’expliquer qu’à vous-même.
150 Le voici.
AMASIS.
Le voici. Juste ciel ! Ma surprise est extrême ;
Quel trouble, à son abord, s’élève dans mon coeur !
Approchez, étranger. Que voulez-vous ?
SÉSOSTRIS.
Approchez, étranger. Que voulez-vous ? Seigneur,
Souffrez que je vous rende une dernière lettre,
Qu’à Ladice en vos mains j’ai promis de remettre.
AMASIS.
155 J’en reconnais encore et les traits et le seing.
Que veut-elle ? Lisons ; et sachons son dessein.
Il lit.
« Votre amour pour la reine, et vos desseins pour elle,
De vos états, Seigneur, m’ont jadis fait sortir ;
Mais du moins en perdant un époux infidèle,
160 À perdre encore un fils je ne puis consentir :
Aujourd’hui que le sort, pour vous combler de joie,
Par mon trépas enfin dégage votre foi,
N’étendez point l’horreur que vous eûtes pour moi,
Sur ce fils que je vous renvoie. »
165 LADICE. Ah ! Quels transports m’agitent à la fois !
Psamménite, mon fils ! Est-ce vous que je vois ?
Vous que sur un soupçon conçu par votre mère,
A retenu quinze ans une terre étrangère ?
SÉSOSTRIS.
C’est moi-même, Seigneur : et le sort m’est bien doux,
170 Qui me permet enfin de m’approcher de vous.
AMASIS.
Mais d’où vient que Mén7s n’est point à votre suite,
Lui qui de votre mère accompagna la fuite ?
SÉSOSTRIS.
Seigneur, il ne vit plus : chargé d’ans et de soins ,
Mes yeux de son trépas ont été les témoins.
AMASIS.
175 Quoi ! Ladice en vos mains n’a point mis d’autre gage ?
SÉSOSTRIS.
Seigneur, si mon récit vous donne quelque ombrage,
Si ces lettres d’ailleurs sont peu dignes de foi,
Ce fer et cet anneau vous parleront pour moi.
AMASIS.
Donnez. Ciel ! Il est vrai ; c’est la marque sincère
180 Qu’eut jadis de ma foi Ladice votre mère.
Mais ce n’est point le fer dont fut armé mon fils.
SÉSOSTRIS.
Non, Seigneur. C’est celui que portait Sésostris.
SÉSOSTRIS.
Sesostris ? Oui, d’un sang fatal à ma patrie,
J’ai dans mon ennemi surmonté la furie ;
185 Et voici devant vous le garant de sa mort.
AMASIS.
Eh ! Comment votre bras a-t-il fini son sort ?
SÉSOSTRIS.
Assez près de ces murs, par un avis fidèle,
Du chemin qu’il prenait, ayant eu la nouvelle,
J’ai voulu que mon père, en entrant dans Memphis,
190 Eût lieu de s’applaudir du retour de son fils.
Je l’attends au passage, et je le vois paraître.
Il ne démentait point le sang qui le fit naître.
L’insolence et l’orgueil paraissaient dans son port.
Notre âge, je l’avoue, avait quelque rapport ;
195 Mais mon coeur, aux vertus instruit par sa naissance,
N’avait avec le sien aucune ressemblance.
Je le joins, je me nomme, il s’arrête, et soudain
Il venait m’aborder les armes à la main ;
Quand un vieux gouverneur qui marchait à sa suite,
200 Croyant par quelque effort ralentir ma poursuite,
Me force à le punir de sa témérité.
Son maître, à cet objet, de fureur agité,
En redouble pour moi sa haine impétueuse.
La victoire entre nous flotte longtemps douteuse
205 Mais enfin indigné contre un sang odieux,
Qu’a proscrit dès longtemps la justice des dieux,
Sous mes coups redoublés je le vois qui succombe ;
Il recule, j’avance ; il se débat, il tombe.
Là, sans être touché de son sort abattu,
210 Mon bras de l’achever se fait une vertu ;
Et de ses flancs ouverts, son âme fugitive
S’envole avec un cri sur l’infernale rive.
AMASIS.
Ah ! Que cette victoire, et votre heureux retour,
Secondent les desseins que je forme en ce jour !
215 Dieux ! Que par ce récit ma joie est redoublée !
Quel plaisir de montrer à l’Egypte assemblée ,
Un fils victorieux que le ciel m’a rendu ,
Un fils plus souhaité qu’il n’était attendu,
Et dont, en arrivant, la valeur salutaire
220 Assure la couronne et les jours de son père !
Allez vous reposer, tandis que sans témoins,
À combler votre espoir je vais donner mes soins.
Je ne veux ni grandeur, ni gloire, ni fortune
Qu’entre-nous, désormais, je ne rende commune.
225 Vous verrez mon amour par mon empressement.
Gardes, menez ce prince à mon appartement,
Et que par vos respects, par votre obéissance ,
On ne mette entre nous aucune différence.
À Sésostris.
Allez. Dans un moment, je vous rejoins.
SCÈNE IV. Amasis, Phanès. §
AMASIS, continue.
Allez. Dans un moment, je vous rejoins. Et toi,
230 Approche, et viens savoir les secrets de ton roi,
Phanès : voici le jour qu’un heureux hyménée
Va, selon mes souhaits, fixer ma destinée ,
Aux yeux de mes sujets que je fais assembler.
PHANÈS.
Ah, seigneur ! Pour vos jours vous me faites trembler.
235 Quoi ! Vous songez encore à l’hymen de la reine ?
Si le temps, ni vos soins, n’ont pu calmer sa haine,
Croyez-vous lui trouver un esprit plus soumis,
Lorsqu’elle va savoir le meurtre de son fils ?
Ignorez-vous, seigneur, en voulant la contraindre,
240 Combien dans sa vengeance une femme est à craindre ?
Et que le nom d’époux, dans ses embrassements ,
Loin de vous dérober à ses ressentiments ,
Ne ferait qu’enhardir sa main désespérée
à vous porter au coeur une atteinte assurée ?
AMASIS.
245 Qu’avec ravissement j’écoute tes avis !
Je me suis déjà dit tout ce que tu me dis ,
Phanès ; et ma puissance est assez affermie,
Sans mettre dans mon lit cette fière ennemie.
Les dieux m’ont mis au trône, il faut m’y maintenir.
250 Puisque c’est leur ouvrage, il faut le soutenir.
Par les soins que je prends à défendre ma vie,
Leur gloire attend de moi que je les justifie.
Cependant t’avouerai-je une foule d’ennuis
Qui ne sortent jamais de la place où je suis ?
255 J’ai monté par le meurtre à ce degré suprême :
Un autre, à mon exemple, en peut faire de même.
Il est toujours quelqu’un qui cherche à nous trahir ;
Et plus on est puissant, plus on se fait haïr.
Voilà ce que je crains : voilà ce qui me trouble.
260 En redoublant mes soins, ma frayeur se redouble,
Je crois ne voir partout que des pièges secrets,
Que des traîtres cachés au fond de ce palais.
Je prends pour assassin tout ce qui m’environne ;
Nul ne peut m’approcher, que je ne le soupçonne.
265 Mon fils même, ce fils qui vient de triompher
D’un monstre qu’en naissant je ne pus étouffer,
N’a pu se garantir de ma terreur secrète.
J’ai senti dans mon sein la nature muette .
Et s’il ne m’eût remis ces gages de sa foi,
270 Je frémis de l’accueil qu’il eût reçu de moi.
Toi-même, à qui je dois la moitié de ma gloire x
Toi qui vins confirmer ma dernière victoire,
Ne sachant quelquefois par où j’ai mérité
Ces effets surprenants de ta fidélité
275 De ton pouvoir trop grand mon âme est alarmée.
Je te vois si chéri du peuple et de l’armée,
Que le rang de ministre où ma faveur t’a mis ,
Relève de l’Egypte, et non pas d’Amasïs.
Contre un sujet suspect je sais ce qu’on peut faire ;
280 Cependant je te crois, et fidèle, et sincère.
Mais pour n’avoir plus lieu de douter de ta foi,
Par de si forts liens je veux t’unir à moi,
Que ton ambition n’ait plus rien à prétendre :
Enfin, je suis ton roi, je veux être ton gendre.
AMASIS.
Seigneur.... Pour n’acquitter de ce que je te doiS,
Il faut que je te force à tenir tout de moi.
Il faut que mon bonheur fasse ta récompense.
Que ta fille, en un mot.... La voici qui s’avance.
PHANÈS.
Ciel ! Qu’est-ce que je vois ? Ma fille dans ces lieux !
SCÈNE VI. Phanès, Arthénice, Micérine. §
PHANÈS.
Adieu. Que pensez-vous de cet ordre absolu ?
Trouve-t-il à le suivre un esprit résolu ?
ARTHÉNICE.
C’est à vous d’ordonner : le roi, ni sa puissance,
Ne saurait me soustraire à votre obéissance,
PHANÈS.
305 La couronne pour vous a-t-elle des appas ?
ARTHÉNICE.
Je sens que son éclat ne m’éblouirait pas,
Et le rang qu’en ces lieux votre vertu vous donne,
Permet à votre sang l’espoir d’une couronne.
PHANÈS.
Mais s’il faut qu’Amasis devienne votre époux,
310 Ma fille, en quelle estime est-il auprès de vous ?
ARTHÉNICE.
De ses crimes, Seigneur, qui comblent la mesure,
Vous m’avez fait cent fois la sanglante peinture,
Et s’il faut que mon coeur se découvre à vos yeux ;
Tel que sans artifice il se fait voir aux dieux,
315 Vous avez tout pouvoir sur le sort d’Arthénice ;
Mais si vous m’imposez un si dur sacrifice,
Je ne vous réponds pas que ce coeur gémissant
Ne souffre aucune peine en vous obéissant ,
Ni que d’un sceptre offert je puisse être charmée ,
320 Quand il vient d’une main au meurtre accoutumée.
PHANÈS.
Ma fille, embrassez moi : que cet aveu m’est doux !
Voilà les sentiments que j’attendais de vous.
AMASIS.
Contre un tyran chargé de la haine publique,
Gardez, sans le montrer, cet orgueil héroïque.
325 Pour vous soustraire au joug qu’il veut vous imposer
Par un chemin nouveau je vais tout disposer.
J’en attends pour tous deux une gloire éclatante ;
Et si l’événement répond à mon attente,
Espérez d’une main plus digne de régner,
330 Les biens que vos vertus vous feront dédaigner.
De tout, avec le temps, vous serez mieux instruite.
Adieu... De votre sort laissez-moi la conduite ;
Et quoi que l’on propose à votre vanité,
Craignez de faire un choix sans mon autorité.
SCÈNE VII. Arthénice, Micérine. §
ARTHÉNICE.
335 Ô ciel ! qu’ai-je entendu, ma chère Micérine ?
ARTHÉNICE.
Quoi, madame? Quel est le sort qu’on me destine ?
Amasis me présente et son trône et sa foi :
La reine pour son fils veut s’assurer de moi ;
Et mon père, à tes yeux, vient de me faire entendre,
340 Qu’à son choix seulement je sois prête à me rendre.
Sa bouche vient trop tard m’imposer cette loi :
Mon coeur, pour obéir, ne dépend plus de moi.
MICÉRINE.
Cet aveu me surprend ! Qu’est devenu, Madame,
Ce tranquille repos qui régnait dans votre âme?
345 Quel charme ou quel chagrin a pu vous en priver ?
ARTHÉNICE.
Un étranger...
MICÉRINE.
Un étranger... Eh bien ?
ARTHÉNICE.
Un étranger... Eh bien ? Je ne puis achever.
MICÉRINE.
Quoi, celui qu’on a vu dans notre solitude,
Aurait-il part, Madame, à votre inquiétude :
Lui qui par votre père, envoyé parmi nous,
350 Durant trois jours à peine a paru devant vous,
Et qui se dérobant aux yeux de tout le monde ,
Partit hier, en secret, dans une nuit profonde ?
ARTHÉNICE.
C’est ce même inconnu. Pour mon repos , hélas !
Autant qu’il le devait, il ne se cacha pas.
355 Je le vis, j’en rougis, mon âme en fut émue ;
Et pour quelques moments qu’il parut à ma vue,
Je sens bien que mon coeur en a reçu des traits
Que l’absence et le temps n’effaceront jamais.
Que dis-je ? Ce matin, je devançais l’aurore,
360 Pour goûter la douceur de le revoir encore :
Quel trouble, à mon réveil, n’ai-je point ressenti !
Sans m’apprendre son sort, j’apprends qu’il est parti,
Et soudain dans ces murs dont j’étais exilée,
Par un ordre du roi je me vois rappelée.
365 Alors, je l’avouerai, j’ai repris quelque espoir :
J’ai cru que dans Memphis je pourrais le revoir.
À ce brûlant désir je m’abandonnais toute,
Et d’un oeil attentif j’en parcourais la route,
Quand ces deux malheureux, sur la terre étendus,
370 Ont redonné l’alarme à mes sens éperdus :
J’ai vu dans le premier quelque reste de vie ;
Son âge vénérable a mon âme attendrie :
Mais tandis qu’immobile, et sourd à tes désirs,
Sa voix pour s’exprimer n’avait que des soupirs;
375 Combien pleine d’horreur, et de crainte glacée,
Vers l’autre pâle et mort je m’étais avancée !
Combien en l’abordant je détournais les yeux !
Je ne l’ai point connu, j’en ai béni les dieux.
Ma pitié seulement s’est bornée à lui rendre
380 Ce qu’après le trépas tout mortel doit attendre :
Tandis qu’au lieu voisin que nous avions quitté,
Le vieillard, par ton ordre, avait été porté.
Enfin de ma frayeur à peine revenue,
Me voici dans ces murs où j’étais attendue.
385 Je n’y vois point celui que cherchaient mes souhaits,
Et je dois souhaiter de ne l’y voir jamais.
Bannissons de mon coeur cette idée importune :
Et remettant aux dieux le soin de ma fortune,
Allons, pour dissiper le désordre où je suis,
390 Au pied de leurs autels, l’oublier... si je puis.