Oreste et Pilade
Tragédie
A PARIS,
Chez PIERRE RIBOU, proche les
Augustins, à la descente du Pont-neuf,
à l’Image S. Loüis.
M. DC. XCIX.
AVEC PRIVILEGE DU ROI.

Édition critique établie par Laura Ferrucci dans le cadre d'un mémoire de master 1 sous la direction de Georges Forestier (2009-2010)

Introduction §

A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.

Pierre Corneille – Le Cid.

Tel pourrait être le résumé sentencieux de la carrière dramatique de La Grange-Chancel qui commença à écrire à la fin du Grand Siècle, la plume tournée vers ceux que l’on n’appelait alors plus que le glorieux Corneille et l’illustre Racine. Le retrait successif de ces deux monuments de la littérature du XVIIe siècle laissa la place à de nouveaux auteurs dont la lourde tâche fut de soutenir le flambeau chancelant de la tragédie française. Au pas du siècle finissant, La Grange-Chancel ne sut pas participer au mouvement de renouveau tragique amorcé par des auteurs tels que Pradon et Campistron. Il s’enferma au contraire dans l’imitation stérile des grands dramaturges classiques qu’il admirait et dans les œuvres desquels il puisait toutes les ressources nécessaires à la création de ses propres tragédies.

Il est vrai que son entrée dans l’écriture ne se fit pas dans un contexte particulièrement favorable au divertissement dramatique. Le formidable essor de l’opéra, les difficultés de la Comédie-Française que ne soutenait plus un Louis XIV vieillissant et converti en dévot, le combat féroce des augustiniens contre le théâtre qu’ils jugeaient immoral ; tous ces éléments ne prédisaient guère un avenir prospère pour les dramaturges et les comédiens. On accusait même les premiers d’écrire pour « faire de l’argent »1. La Grange-Chancel était jeune quand il débuta au théâtre. À peine sorti de l’adolescence, il se vantait déjà d’un succès fort exagéré au regard de ses prédécesseurs. Certes, certaines de ses pièces remportèrent l’approbation du public, mais le parcours qu’il suivit, traitant des sujets historiques et légendaires avant de se retirer du théâtre avec une pièce religieuse, n’avait rien d’assez original pour lui permettre de passer à la postérité. Bien que La Grange-Chancel commençât à écrire à la fin du Grand Siècle, il doit être surtout considéré comme un auteur du premier XVIIIe siècle dont on ne retient de nos jours que l’orgueil et la hâblerie. Il fut de surcroît au centre d’un scandale après la rédaction d’odes satiriques à l’encontre du régent de France, Les Philippiques publiées au premier tiers du XVIIIe siècle, et cela le condamna à l’exil tout en mettant un terme à sa carrière dramatique.

Examiner Oreste et Pilade, seconde tragédie de l’auteur, c’est étudier ses débuts en tant que dramaturge, tout en analysant objectivement les mérites et les faiblesses de la pièce, ses qualités et ses défauts, pour tenter de comprendre son succès. Car succès il y eut pour cette tragédie qui resta à l’affiche pendant vingt-six représentations et qui ne quitta le répertoire de la Comédie-Française qu’en 1738, après avoir été rejouée à plusieurs reprises.

Présentation de la pièce et de son auteur §

Biographie de La Grange-Chancel §

« La vie de La Grange-Chancel fut une des plus agitées de son siècle2 ». Une telle affirmation pourrait faire sourire le lecteur d’aujourd’hui qui ne connait plus, ou si peu, l’homme que fût notre auteur. Pourtant, sous la plume d’un biographe du XIXe siècle, une époque où ce prétendant à la succession des maîtres classiques n’était pas encore totalement tombé dans l’oubli, cette citation s’explique aisément. Jeune ambitieux originaire de province et jugeant son talent assez grand pour conquérir les théâtres parisiens, La Grange-Chancel se caractérisa par sa prétention et sa verve satirique qui n’eurent de cesse de le mêler aux scandales et aux rivalités qui marquèrent le premier XVIIIe. Cette « existence tourmentée »3 fut ponctuée de quelques succès littéraires qui ne connurent pas meilleure fortune que la vie de leur auteur dans la postérité.

François-Joseph Chancel naquit le 1er janvier 1677, au sein du château d’Antoniac, propriété de sa mère, Anne Bertin, qui avait épousé Léonard Chancel, Sieur de la Grange, par contrat du 9 mai 1676. Le manoir où notre auteur vint au monde était situé dans la commune de Razac, à une lieue et demie de la ville de Périgueux4, et à la mort de sa mère, notre auteur hérita de cette demeure pour laquelle il marqua un profond attachement jusqu’à la fin de ses jours. La Grange, dont il portait le nom, était un fief qui se trouvait dans le village de Champcevinel, à moins d’une lieue de Périgueux, et qui appartenait à son père. La Grange-Chancel grandit donc dans une famille noble du sud de la France, et si nous insistons sur ce point, c’est que le dramaturge lui-même ne manqua pas une occasion de rappeler ses origines et de se qualifier de gentilhomme5. En marge de ces faits liminaires, les biographes du XVIIIe siècle avaient instauré une donnée erronée qui fixait la naissance de l’auteur en 1676. Son propre fils, François-Victor Chancel, donna également une date altérée dans la préface de l’édition des Philippiques de 1797, qu’il rédigea en partie, en affirmant que son père était né en 1675. Ce type d’erreur était fréquent dans les biographies à une époque où les informations étaient difficilement vérifiables et où les documents officiels n’étaient pas communiqués. Ce furent les recherches de Mathurin-François-Adolphe de Lescure qui permirent de connaître la vérité sur ce point, au milieu du XIXe siècle, lorsque le biographe mit la main sur l’acte de naissance de La Grange-Chancel6. Ainé d’une famille de cinq enfants, notre poète avait trois frères cadets – Louis, né le 20 septembre 1678, Pierre-Jean, né le 4 mai 1685, et Honoré, né en 1686 mais qui ne vécut pas plus de quinze ans – ainsi qu’une jeune sœur prénommée Marguerite et qui naquit le 5 mai 1680. Les frères de François-Joseph Chancel – Honoré mis à part – remplirent tous deux des fonctions dans la Marine. Cela coûta d’ailleurs la vie à Pierre-Jean qui, en tant que Major Général des Gardes-Côtes de Blaye, embarqua sur un navire nommé Le Fidèle pour une expédition au Brésil en 1711 et fit naufrage au retour du périple. Louis connut une plus longue et plus heureuse carrière. Garde de la Marine de la Compagnie de Toulon en 1700, il devint Lieutenant Général des vaisseaux de Louis XIV dix ans plus tard. En 1721, il reçut la distinction de l’Ordre Royal et Militaire de Saint Louis. Riche d’une multitude de voyages aux quatre coins du monde, il laissa à sa mort, en 1747, plusieurs volumes relatant ses expéditions et ornés de cartes géographiques que François-Joseph publia. Bien loin des préoccupations de ses frères, notre auteur se tourna quant à lui vers la littérature, dès son plus jeune âge, et il y consacra une large partie de sa vie.

La Grange-Chancel aimait à proclamer sa vocation pour l’écriture dramatique et à faire part du talent de la poésie qu’il avait développé dans les premières années de sa vie. A l’instar d’Ovide qui déclamait, dans les Tristes, ses aptitudes poétiques acquises pendant l’enfance7, François-Joseph écrivit dans la préface de l’édition de 1734 des Œuvres de Monsieur de La Grange-Chancel : « Je ne sçavois pas lire que je sçavois rimer »8. Ses premières lectures, de même que l’éducation qu’il reçut, le déterminèrent largement à la carrière d’écrivain qu’il allait adopter. La Grange-Chancel se passionna très vite pour les tragédies de Corneille et pour les romans de La Calprenède auxquels il dut ses premières larmes. Ces deux auteurs influencèrent de surcroît en grande partie l’œuvre de La Grange-Chancel. Si la mère de notre auteur le fournissait généreusement en livres – Anne Bertin joua un rôle prépondérant dans la carrière de son fils, comme nous le détaillerons par la suite – Léonard Chancel déplorait quant à lui la passion de son fils qu’il aurait voulu voir militaire9. Cette distance entre le père et son fils s’aviva à la suite d’un événement que La Grange-Chancel ne manqua pas de raconter dans sa longue préface. Alors que le jeune garçon avait pour habitude de lire à la lumière de la bougie avant de trouver le sommeil, il oublia un soir de souffler la chandelle, ce qui déclencha un feu dans la chambre qu’il occupait avec son frère Louis. Les deux enfants ne furent pas réveillés par l’incendie, tandis que leur père, à l’autre bout du grand château d’Antoniac, s’éveilla et réussit à temps à éteindre le brasier. Selon les dires de notre poète, ce ne serait que le lendemain matin qu’il aurait ouvert les yeux, dans une chambre inconnue, juste à temps pour assister au terrible autodafé organisé par son paternel, voyant en l’incident une occasion trop belle pour mettre un terme à l’ambition de son fils. Cependant, Léonard Chancel décéda peu de temps après cette terrible punition qu’il avait imposée à François-Joseph10. Ce dernier put alors se consacrer à l’écriture dramatique, sous la domination de sa mère dont il était, selon lui, le favori et qui s’imposa un perpétuel veuvage pour se consacrer au succès des ambitieuses idées qu’elle avait formées pour ses enfants. En cette année 1684, La Grange-Chancel rejoignit le collège des Jésuites de Périgueux et, alors qu’il n’avait que sept ans, le jeune élève se fit remarquer par sa verve et par sa fougue. Il se vantait de pouvoir faire des vers sur tous les sujets qu’on lui proposait et lorsque le régent de l’école mit en place une petite pièce où il devait jouer le premier rôle, l’enfant précoce ne put s’empêcher de « coriger les vers qu’[il] devois reciter »11. Fut-ce là la naissance de ce satirique qui déclamera, trente-six ans plus tard, sa haine exacerbée contre Philippe d’Orléans ? C'est en tout cas ce que prétendra Mathurin-François-Adolphe de Lescure lorsqu’il caractérisera La Grange-Chancel comme étant un « imberbe goguenard, qui à huit ans n’a plus la crainte du régent de sa classe, et qui à quarante-quatre ans, à cet âge où l’on est corrigé ou incorrigible, bravera le régent de la France ! »12. Trop heureux d’avoir fait du bruit, notre poète quitta Périgueux pour Bordeaux – sa mère jugeant la ville de Gironde plus propice à une bonne éducation – où il ne manqua pas d’étaler fièrement ses dispositions poétiques.

À neuf ans, il assista pour la première fois à la représentation d’une comédie, ce qui lui inspira d’en écrire une, en trois actes, reprenant une aventure qui avait agité le voisinage quelque temps auparavant et dont nous n’avons pas plus de détails. Anne Bertin, fière de son génie de fils, aménagea le sous-sol de leur maison en salle de théâtre, où, chaque jour de congé, cinq à six bambins, rigoureusement sélectionnés par notre auteur en herbe, venaient répéter la petite comédie. Cette fantaisie attira quelques curieux – des « personnes de distinction », disait le dramaturge13 – jusqu’à ce que les héros de la farce se reconnussent, et, fâchés de se voir ridiculiser par cet enfant audacieux, menaçassent la mère de La Grange-Chancel de donner le fouet à son fils adoré. La remontrance fit son effet : Anne Bertin fit abattre le théâtre, et la comédie cessa. Toutefois, notre auteur ne se découragea pas pour autant. À l’âge de douze ans, il commença les cours de rhétorique et se distingua de ses camarades par son aisance à faire des vers latins. Lorsqu’il eut terminé ses classes, sa mère décida de « monter » à Paris, car quoi de plus distingué et de plus érudit que la capitale ? Le fils de La Grange-Chancel, qui préfaça l’édition de 1797 des Philippiques, expliquait que « c’était dans un temps où la poésie était en France dans le plus grand crédit ; tout le monde courait après la réputation de faire des vers ; les plus grands seigneurs ne dédaignaient pas de payer chèrement les poètes qui leur permettraient d’adopter leurs ouvrages. Cette frénésie durait encore, et fit concevoir à la mère du jeune La Grange que ce talent pouvait faire sa fortune et le rendre célèbre »14. De plus, La Grange-Chancel, qui avait délaissé un temps les romans au profit des livres d’histoire, s’était attelé à la confection d’une tragédie. Il avait longtemps hésité entre deux personnages héroïques de l’histoire antique : Catilina et Jugurtha. Bien que le premier, célèbre pour ses complots destinés à renverser la République romaine, apportait la matière suffisante à la création d’une tragédie, le choix de La Grange-Chancel se porta sur le second15. Sa tragédie achevée, notre auteur, alors âgé de quatorze ans, suivit sa mère à Paris. Ils s’installèrent tous deux dans une maison du Temple qui était alors un « grand enclos […] rempli par l’église, par la grosse tour et par un grand nombre de maisons dont quelques-unes [étaient] accompagnées de jardins. »16 Parmi les habitants de ce vaste terrain vivait M. de La Chapelle qui avait rejoint l’Académie française en 1688, en remplacement de Furetière et qui, après avoir reçu la confidence de la tragédie par La Grange-Chancel lui-même, s’empressa d’être indiscret. Il organisa notamment une lecture de la pièce, dont le bruit se répandit de la Comédie-Française jusqu’à Versailles. Les projets d’Anne Bertin semblaient sur le point de se concrétiser, elle qui souhaitait par dessus tout voir son fils fréquenter la Cour. Elle rentra d’ailleurs en contact avec le duc de Beauvilliers qui lui promit d’offrir une place de choix à François-Joseph dans les deux années à venir, lorsqu’il prendrait sa fonction de premier gentilhomme de la chambre du roi. Toutefois, ce temps parut fort long à l’impatiente Mme Bertin. Par chance, si l’on en doit croire la version que donne La Grange-Chancel dans la préface citée, la jeune et délicate princesse de Conti, fille naturelle et légitimée de Louis XIV et de Mme de La Vallière, avait entendu parler du prodige précoce qu’était notre auteur. Elle apprit même la volonté que nourrissait la mère de celui-ci de le voir devenir page chez le roi, ou chez une autre personne éminente de la famille royale. Elle consentit donc à rencontrer La Grange-Chancel qui se présenta dans son cabinet, accompagné de sa mère.

J'avouë que tout ce que je m’étois imaginé de la beauté des Cléopâtres, des Rosemondes et des autres héroïnes de Roman, me parut infiniment au dessous de ce que je vis alors et que tout enfant que j’étois, je sentis une admiration et un saisissement que je n’avois point encore éprouvé. […] Sa taille qui étoit au dessus de la taille ordinaire étoit libre, dégagée et telle que les Poëtes nous représentent ou Diane ou Athalante. […] Si j’avois été charmé de sa présence, je le fus encore davantage de l’agréable son de sa voix, accompagné d’un sourire engageant et plein de bonté dont je fus penétré jusqu’au fond du cœur17.

Tombé sous le charme de la princesse, La Grange-Chancel n’en perdit pas pour autant sa verve, et lorsque le duc de Vendôme qui assistait, parmi de nombreux autres, à la rencontre défia l’auteur de remplir des bouts-rimés18 à la louange de la princesse de Conti, il s’exécuta et réussit l’exercice en quelques minutes19. Enchantée par ce poète de quatorze ans, la princesse le prit pour page et lui assura dès lors une protection fidèle. Elle fit même appel à Louis Chancel, le frère de notre poète resté en province pour y poursuivre ses études, afin que ce dernier remplaçât l’un de ses pages et croyant que la disposition à faire des vers était un talent partagé par toute la famille. Cependant, réticent à l’étude, le jeune garçon ne brilla pas par son esprit vif et il fut finalement placé dans la marine comme nous l’avons déjà mentionné. Les premières années que La Grange-Chancel passa au service de la princesse de Conti se passèrent sans complications, l’auteur remplissant les fonctions qui lui avaient été confiées tout en amusant, par ses vers ou ses mots d’esprit, les quelques courtisans restés à la Cour – Louis XIV étant en marche pour assiéger Mons. Rappelons dès lors que notre poète était arrivé à Paris avec une tragédie dans ses bagages et qu’il avait bien l’intention de la faire représenter sur scène. Néanmoins, les conditions de la création théâtrale de Jugurtha sont difficiles à établir. Non que l’auteur ne nous fournisse pas de détails suffisants – il est au contraire très loquace à propos de cette pièce – mais parce qu’une nouvelle fois, ses propos, datant de 1734, ne peuvent qu’être nuancés. En effet, La Grange-Chancel raconta qu’après avoir fait lire sa tragédie à Louis XIV, son Altesse « y trouva assez de choses dignes de son attention pour envoyer chercher le célèbre Racine, et le prier avec bonté de lire cet essai d’un Gentilhomme qui étoit son page, pour lui en dire son sentiment sans aucun déguisement, parce que s’il y avoit de l’esperance que je pusse un jour marcher sur ses traces, elle seroit bien aise d’y contribuer de tout son pouvoir20 ». Cela peut déjà paraître fort surprenant, pour des raisons que nous ne manquerons pas de développer, mais cela le devient d’avantage lorsque La Grange-Chancel s’épanche longuement sur la réponse de Jean Racine et la supposée relation que notre auteur entretint alors avec lui.

Il [Racine] garda ma pièce huit jours après lesquels il se rendit chez Madame la princesse de Conti : il lui dit qu’il avoit lû ma Tragedie avec étonnement, qu’il ne doutoit point que si je continuois comme je commençois, je ne portasse le Théâtre à un point de perfection où ni Corneille, ni lui ne l’avoient pû mettre ; qu’à la verité ma Tragedie étoit défectueuse en plusieurs endroits, mais que si Son Altesse agréoit que j’allasse quelquefois chez lui pour y recevoir ses avis, il la mettroit dans peu de tems en état d’être jouée avec succès21.

C'est ainsi que La Grange-Chancel expliqua avoir fréquenté Racine, chez lui, chaque jour, pour y recevoir ses leçons qui lui enseignèrent d’ailleurs plus que tous les livres qu’il avait lu jusqu’alors, la Poétique d’Aristote incluse. Introduite par notre dramaturge, cette aberration fut reprise en chœur par tous les biographes du XVIIIe siècle. Ceux du XIXe siècle commencèrent tout de même à émettre quelques réserves22. De fait, il est impensable que Louis XIV ait pu jouer les médiateurs entre le jeune page de sa fille et Racine. En effet, si le roi Soleil a marqué la Cour de France par un épanchement grandiose aux divertissements en tous genres, son caractère avait bien changé en 1692, à l’époque où La Grange-Chancel racontait lui avoir présenté sa pièce. En 1694, Bossuet dans ses Maximes et réflexions sur la Comédie, traduisait la pensée du moment en condamnant la peinture des amours dans la tragédie, le rire dans la comédie, et en plaçant les comédiens au rang de prostitués. Le roi ne retourna d’ailleurs jamais plus à ses premières amours. Une lettre de la duchesse d’Orléans à la duchesse de Hanovre, datant du 2 novembre 1702, expliquait que « le malheur pour les pauvres comédiens, c’est que le roi ne veut plus de comédie […] Depuis que le roi n’y va plus [au théâtre], c’est devenu un péché23 ». Comment serait-il alors possible que Louis XIV, entre le siège de Mons et celui de Namur en 1692, accordât du temps à un page et à sa mauvaise tragédie ? Pour ce qui est de la relation bienveillante que Racine entretint avec La Grange-Chancel, nous exposerons l’illogisme de cette situation lorsque nous évoquerons l’élaboration d’Oreste et Pilade.

Pour en revenir à la création théâtrale de Jugurtha, il semblerait que La Grange-Chancel présenta sa tragédie aux comédiens de la Comédie-Française au printemps 1693 puisque ceux-ci la reçurent favorablement et décidèrent de la jouer à l’hiver suivant. Elle fut représentée pour la première fois le 8 janvier 1694 au théâtre de la rue des Fossés-Saint-Germain – comme le seront toutes les autres pièces de l’auteur – sous le titre d’Adherbal. En effet, une tragédie de Nicolas de Péchantré avait été jouée sur la même scène le 17 décembre 1692, sous le nom de Jugurtha, et elle n’avait pas rencontré un franc succès. La pièce de notre auteur fit seulement se déplacer 312 spectateurs et rapporta 390 livres et 5 sols de recette. Cette première expérience théâtrale fut donc un échec. Le prince de Conti en personne assista tout de même à la première représentation de la pièce, comme le signalait La Grange-Chancel dans sa préface de 1734 :

Monsieur le Prince de Conti qui voulut bien assister à la premiere représentation, voulut aussi que je me misse auprès de lui sur les bancs du Théâtre, en disant que mon âge fermeroit la bouche aux Censeurs24.

Si nous avions cru tout d’abord à une nouvelle fantaisie de l’auteur, nos recherches à la Comédie-Française nous ont permis de confirmer ces dires. En effet, l’un des registres de l’année 1694 indique, en date du dimanche 10 janvier, la présence de « Monsieur le Prince de Conty » ou plus précisément le fait qu’il doit sa place au théâtre. Il s’agit effectivement d’une indication mentionnée sur la page gauche du registre relatant les éléments de la seconde représentation de Jugurtha, alors appelé Adherbal. Outre le prince de Conti, les Marquis de Coaslin et de Rochefors, ainsi que le Comte de Guistre, étaient présents lors de la première représentation puisqu’il devait payer leurs places à trois livres chacune. Nous ne pouvons pas en revanche confirmer la véracité des paroles que La Grange-Chancel prêta au prince. Cependant, l’auteur ne retranscrit pas l’exacte vérité puisque dans cette même préface, à la suite de cette déclaration, il prétendit que « Racine, à qui la devotion ne permettoit plus de fréquenter les spectacles depuis que le Roi s’en étoit privé, vint à cette premiere représentation, et parut prendre un plaisir extrême à tous les applaudissemens que je reçus25 ». Ce fait est totalement infondé comme nous l’ont prouvé les registres de la Comédie-Française qui ne mentionnent à aucun moment la venue de l’illustre dramaturge. Nous développerons plus loin l’impossibilité d’une telle affirmation. Néanmoins, la pièce ne fut jouée que cinq fois, jusqu’au 16 janvier 1694, et l’échec de cette première tragédie dépassa largement celui qu’avait connu le Jugurtha de Péchantré. La critique qui revenait principalement était la façon dont La Grange-Chancel avait traité un sujet éminemment tragique – celui d’un Africain féroce et cruel, d’un tyran assoiffé du sang de son frère et de pouvoir – en histoire d’amour sur plusieurs niveaux. C'est en effet un Jugurtha amoureux que présenta La Grange-Chancel. La haine du personnage pour Adherbal n’était alors pas liée à l’acquisition du trône mais au fait que la femme qu’il désirait lui préférait ce frère maudit. À cela s’ajoutait une seconde intrigue amoureuse : la fille de Jugurtha, Ildione, aimait également Adherbal qui ne songeait, pour sa part, guère à elle. Dès lors, le souci de Jugurtha devenait le suivant : « Que la gloire en ce jour / Rassemble quatre cœurs séparés par l’Amour » (Acte II, scène 4). Un critique français du XIXe siècle, Jean-François de La Harpe, exposa clairement la pensée des contemporains de La Grange-Chancel au sujet de la tragédie : « Point de vérité dans les caractères, point de noblesse dans les ressorts ; rien d’attachant, rien d’intéressant26 ». Cela n’empêcha pas pour autant notre auteur de prendre un privilège afin de publier sa pièce qui parut le 26 juillet 1694 et que La Grange-Chancel retravailla tout au long de sa vie, proposant une ultime version, en 1758, qui était bien éloignée de l’originale. La pièce reprit son titre initial de Jugurtha en 1734, lors de la seconde édition des Œuvres de Monsieur de La Grange-Chancel.

Après cette première expérience du théâtre, La Grange-Chancel partagea un temps sa vie entre une carrière militaire auprès du roi et sa dévorante passion pour l’écriture. Le page devint officier, puis, grâce à la protection toujours active et dévouée de la princesse de Conti, il obtint une lieutenance au régiment du roi, le corps de prédilection du monarque qui s’en occupait avec soin. Parallèlement, La Grange-Chancel poursuivit sa carrière dramatique, parfois couronnée de succès mais pas encore lucrative. Il produisit sa première pièce à sujet légendaire, Oreste et Pilade, à la fin de l’année 1697, alors qu’il était âgé de seulement vingt ans. La tragédie fut jouée sur scène dix-neuf fois entre la première représentation du 11 décembre 1697 et le mois d’août 1698. Ce succès, pourtant accompagné de certaines critiques, encouragea l’auteur à fournir de nouvelles pièces, réduisant l’écart temporel entre sa première production et sa seconde. Ainsi, le 28 janvier 1699, l’auteur proposa Méléagre sur la scène du théâtre des Fossés-Saint-Germain, alors même qu’Oreste et Pilade était encore joué avec succès. Ce nouveau sujet mythologique, traité par de nombreux auteurs du XVIIe siècle, s’inspirait en grande partie des Métamorphoses d’Ovide. En effet, le livre VIII du poète latin racontait la chasse du monstrueux sanglier de Calydon qui, envoyé par Diane pour se venger de Oenée, dévastait les terres de ce dernier, faisant de nombreuses victimes. La chasse organisée pour tuer la bête réunit de grands héros tels que Jason, Nestor ou encore Thésée. Méléagre y participa également et tua l’animal grâce à une première blessure donnée par Atalante. Dans le mythe, le personnage éponyme s’éprend de cette jeune fille ; ce ne fut pas le cas dans la tragédie de La Grange-Chancel. En effet, ce dernier fut influencé par la pièce d’Isaac Benserade, intitulée Méléagre également et représentée en 1640, dans laquelle Méléagre est déjà amoureux d’un personnage féminin nommé Dejanire. La pièce de notre auteur fit l’objet de onze représentations, jusqu’au 17 août 1699, et ne fut jamais reprise par la suite. Cependant, l’infortune de celle-ci fut compensée par une anecdote racontant qu’une illustre princesse – probablement la princesse de Conti – avait pleuré à la lecture de la pièce. Toutefois, les contemporains de l’auteur voyaient en ce sujet difficile une matière à un opéra et non à une tragédie. La critique écrivit aussi que l’échec s’expliquait en partie par l’horreur du thème et par la monstruosité de certains personnages. C'est pourquoi, pour sa tragédie suivante, La Grange-Chancel prit soin de sélectionner un sujet où l’histoire d’amour ne serait pas polluée par des monstres et où l’usage du merveilleux ne serait pas incompatible avec le vraisemblable. Ainsi, Athénaïs fut composée trois mois seulement après l’interruption des représentations de Méléagre et la tragédie fut jouée le 20 novembre 1699. Le sujet de cette nouvelle tragédie fut emprunté au roman de La Calprenède intitulé Pharamond. Dans la préface de son œuvre publiée le 2 janvier 1700, La Grange-Chancel expliquait que le lecteur ne rencontrerait pas dans cette pièce « ce terrible et ce merveilleux que l’on a trouvé dans [ses] deux autres Pieces27 » et il ajoutait qu’il satisferait ainsi les goûts de ses contemporains, « et sur-tout des Dames qui se sont érigées en Juges de ces sortes d’Ouvrages et qui préfèrent la délicatesse des sentimens à l’horreur des évenemens extraordinaires28 ». L'auteur confiait en outre avoir travaillé avec soin la versification. Cette pièce, qui mettait en scène la rivalité entre l’empereur d’Orient Theodose et un prince de Perse du nom de Varanès pour obtenir la main de la belle Athénaïs – faits non vérifiés par l’histoire – fut jouée à onze reprises entre novembre et décembre 1699. Elle attira le duc de Lorraine qui se rendit à Paris pour y assister29. Pour ce qui est de la réception de la pièce, bien que le mémorialiste Dangeau écrivît dans son Journal du 7 décembre 1699 que « le soir il y eut à Versailles une comédie nouvelle qu’on appelle Athénaïs et qui ne réussit pas trop », l’Histoire journalière du 24 décembre 1699 rapportait que « cette pièce a eu un succès extraordinaire ». Nous pouvons croire cette dernière affirmation puisque Athénaïs fut reprise en 1736 et jouée alors huit fois. Satisfait de l’accueil qu’on avait fait à ses quatre premières tragédies, La Grange-Chancel voulut trouver une fonction au sein de la Cour qui lui permettrait de se consacrer aux belles-lettres. C'est pourquoi en 1700, le dramaturge quitta le régiment du roi pour rejoindre un corps plus sédentaire. Une nouvelle fois, la princesse de Conti honora son rôle de protectrice puisqu’elle insista pour faire entrer son page dans les mousquetaires. Deux ans plus tard, elle fixa La Grange-Chancel dans la charge de maître d’hôtel de Madame, duchesse d’Orléans, et mère du futur régent Philippe. Plus disposé à l’écriture dramatique, notre poète proposa le 13 décembre 1701 une nouvelle tragédie, jugée en outre comme l’une de ses meilleures, intitulée Amasis. Dans la préface de sa pièce, La Grange-Chancel se vantait d’avoir produit une tragédie qui appliquait parfaitement les préceptes de la Poétique d’Aristote30. Lors de sa création, la pièce fut jouée par les meilleurs comédiens du moment tels que les acteurs Guérin, Sallé, Baron et Ponteüil, et les actrices Beauval et Desmares. Pourtant elle ne fut représentée que onze fois. Certains critiques furent d’ailleurs acerbes avec cette tragédie. L'abbé Desfontaine écrivit au sortir du théâtre : « Je viens de voir un Tableau dont le dessein est bizarre, et les couleurs horribles et mal assorties […] C'est un édifice qui n’est passable que de très-loin. Si vous le regardez de près, tout y est gothique et sans goût ». Toutefois, Amasis fut repris à la fin du mois de janvier 1731 pour seize représentations qui remportèrent toutes un vif succès. Entre temps, la tragédie fut traduite en hollandais et représentée sur différentes scènes du pays où elle fut vivement applaudie. La Gazette de Rotterdam du 16 janvier 1702 par exemple écrivait que c’était « un très grand succès ». À la suite d’Amasis, La Grange-Chancel s’attacha à l’adaptation d’un sujet d’Euripide et mit sur scène une pièce qu’il intitula Alceste. Elle fut représentée pour la première fois le 19 décembre 1703 et ce fut un échec retentissant. Bien qu’il ne l’eût jamais traité, Racine pensait que ce sujet était l’un des plus touchant de l’Antiquité mais La Grange-Chancel passa totalement à côté. La critique d’alors lui reprocha de ne commencer à traiter le sujet qu’à partir du quatrième acte, la pièce proposant jusque là une unique situation, à savoir la jalousie d’Hercule et son amour pour Alceste. L'insuccès fut tel que La Grange-Chancel choisit de faire une pause dans sa carrière dramatique, sa prochaine pièce ne devant être produite que dix ans plus tard, dans un contexte particulier. Entre temps, notre poète composa deux opéras ainsi que ses premières cantates. Il écrivit les livrets de Médus, qui fut représenté à l’Académie royale de musique le 23 juillet 1702, et de Cassandre, une tragédie lyrique jouée au même endroit le 22 juin 1706.

Aux alentours de l’année 1713, La Grange-Chancel se lia d’amitié avec le duc de La Force, un homme inquiet et ambitieux qui en raison de son rang et de sa qualité de bel-esprit servit de mécène à notre auteur avant de déclencher une polémique aux conséquences multiples. C'est effectivement en 1713 que La Grange-Chancel produisit une nouvelle tragédie intitulée Ino et Mélicerte. En tant que protégé et commensal du duc de La Force, il lui fit part de son œuvre alors qu’ils étaient sur les terres que le duc possédait dans le Périgord. Ce dernier pria La Grange-Chancel de lui laisser sa pièce quelque temps et s’en retourna à Paris. Quelle ne fut pas la surprise du dramaturge lorsque sa pièce fut représentée à son insu, le 10 mars 1713, sous le nom de ce cher ami qui l’avait accueilli si généreusement ! Quelle ne fut pas sa colère quand la pièce remporta de surcroît les applaudissements des spectateurs et les éloges de la critique destinés à un autre que lui ! Le duc de La Force, peu scrupuleux, avait osé trahir la confiance de La Grange-Chancel et l’ancien protecteur attisa la haine de notre auteur offensé. Il ne s’arrêta pas là puisque après avoir rétabli la vérité concernant l’auteur de la pièce, il rédigea une dédicace en son honneur, et il la signa du nom de La Grange-Chancel ! Ce dernier intenta un procès contre l’usurpateur mais le duc de La Force en arrêta frauduleusement le cours en soutirant une lettre de cachet au régent qui contraignit notre poète à s’exiler dans le Périgord. Le perfide duc de La Force s’évita un jugement au Châtelet, et le fiel de La Grange-Chancel se reporta sur Philippe d’Orléans. Car c’est en effet de ce procès avorté que s’éveilla, de son propre aveu31, le ressentiment de notre auteur envers le régent ; ce procès qu’il n’avait pu plaider au tribunal et qu’il plaida à sa façon dans des odes satiriques intitulées Les Philippiques32.

C'est pendant son exil dans le Périgord que La Grange-Chancel prépara minutieusement sa vengeance. L'organisation de celle-ci lui prit du temps ; d’autant plus que notre auteur s’était lancé dans un nouveau projet, à savoir la fondation d’une Académie littéraire à Périgueux. En 1718, La Grange-Chancel conspirait à sa manière en imaginant que la création d’une Académie à Périgueux amoindrirait l’influence de celle de Bordeaux, qui était de surcroît totalement dévouée au duc de La Force. Dans sa démesure, il envisageait aussi de faire trembler l’Académie Française. Son projet fit du bruit certes, mais seulement à Périgueux. Le coup d’éclat des Philippiques, qu’il travaillait en parallèle, le contraignit à avorter ce projet si ambitieux. En effet, « cet événement inattendu déconcerta le Parnasse Périgourdin, et fit échouer le plan de l’Académie33 ». Car c’est au milieu des années 1720 que le scandale satirique éclata. La Grange-Chancel avait bien choisit son moment : la Régence était mise à mal par le peuple, les princes de sang commençaient à désavouer Philippe d’Orléans qui était d’ailleurs souvent menacer de mort, Louis XV grandissait et se rapprochait du trône. Les Philippiques étaient vouées au succès car elles traduisaient parfaitement la situation du moment. La Grange-Chancel l’avait compris et c’est pourquoi il chercha à provoquer la rébellion des princes légitimés34. La propagation de ces odes venimeuses se fit d’une manière plutôt surprenante. Saint-Simon, qui n’eut de cesse de dénoncer la « mercenaire scélératesse » de La Grange-Chancel, raconta que des copies des Philippiques, qui ne contenaient alors que trois odes, avaient été données à un aveugle qui se trouvait devant la paroisse Saint-Roch, en lui disant qu’il s’agissait de cantiques du saint qu’on lui offrait par charité et qu’il pouvait vendre un sol à la sortie de la messe. Ainsi l’écrit satirique de La Grange-Chancel se diffusa. Le bruit qu’elle fit obligea le régent à demander à Saint-Simon de la lui apporter pour en faire une lecture. S'il ironisait au début en soulignant la bonne poésie que c’était, il manqua de perdre connaissance lorsqu’il se vit accuser du désordre trop publique de ses mœurs et lorsqu’il apprit les rumeurs dont il était l’objet, à savoir sa tentative d’empoisonnement de Louis XV et ses pratiques incestueuses. Désemparé et profondément meurtri, Philippe d’Orléans se montra pourtant fort clément dans sa sanction contre l’audacieux auteur de ces odes. Là où il aurait pu punir La Grange-Chancel – qui ne désavouait pas son écrit – avec toute la rigueur des lois, réclamant jusqu’à sa vie, le régent décida de le faire enfermer dans l’Ile Sainte-Marguerite. Ce fort, bâti par Richelieu, se trouvait en face de Cannes et servait de prison d’État. La Grange-Chancel employa dès lors son temps à rédiger une ode dans le but d’améliorer son sort. C'est ainsi que l’Ode à Monsieur le duc d’Orléans se retrouva, un an après l’enfermement de notre auteur, entre les mains du régent. La Grange-Chancel évoquait malicieusement son repentir et invoquait les défunts illustres de la famille d’Orléans qu’il appelait à son secours. L'étonnante clémence dont avait fait preuve le prince si indignement attaqué se confirma car le régent accorda un droit de promenade à La Grange-Chancel qui en profita bientôt pour s’évader à la fin de l’année 1722. L'auteur séjourna quelque temps en Sardaigne où le roi Victor-Amédée II le reçut favorablement. Mais, l’auteur transportait avec lui sa sinistre renommée et on ne pouvait que secourir avec frayeur cet homme qui promenait de cour en cour, de ville en ville, la satire et son infortune. La Grange-Chancel reprit donc sa route d’évadé pour atteindre l’Espagne. À Madrid, il fut bien déçu de l’accueil qu’on lui réserva. Menacé de mort et victime de trahisons anonymes, il dut fuir ce pays en guerre contre la France. Il embarqua pour la Hollande où il trouva enfin une liberté sereine et où il lui fut donné le titre de citoyen d’Amsterdam. Pourtant, il retourna en France au début de l’année 1724, le régent étant mort le 2 décembre 1723, et il y passa le reste de ses jours.

Son fiel, sa fougue et sa verve satirique semblèrent s’épuiser. La Grange-Chancel atteignit progressivement un âge plus tranquille et un besoin de sagesse. Il s’occupa davantage des siens et renoua avec son amour de jeunesse : le théâtre. Il créa Erigone le 17 décembre 1731. Ce sujet mythologique fut jugé mal traité, la versification mauvaise et la pièce fut un échec. Elle eut sept représentations jusqu’en janvier 1732, et elle fut jouée à Versailles le 20 décembre 1731. La Harpe résuma ce que les contemporains de La Grange-Chancel avaient pensé de cette pièce : « Erigone ne vaut pas qu’on en parle : c’est un roman insipide et embrouillé35 ». C'est avec Cassius et Victorinus que La Grange-Chancel fit ses adieux au théâtre. Comme tant d’autres avant lui, il choisit une tragédie pieuse à sujet chrétien pour rompre avec la muse profane de la poésie. La pièce fut représentée le 6 octobre 1732 et fut accueillie favorablement pendant onze représentations. L'histoire des deux martyrs permettait à La Grange-Chancel de se retirer de la scène théâtrale tout en se repentant. C'est d’ailleurs en lui adressant cette dernière tragédie que notre poète écrivit à la princesse de Conti, devenue dévote elle aussi, comme pour prouver qu’il ne ferait plus que des vers le regard tourné vers le Ciel36.

Faisons un point sur la vie privée de La Grange-Chancel. C'est pendant l’un de ses voyages en province, sa mère n’ayant pas vendu le château d’Antoniac, que notre poète épousa Jeanne-Marie du Cluzel de la Chabrerie. C'était la fille de François du Cluzel, un écuyer devenu conseiller du roi et qui avait la charge de l’intendance de Bordeaux et des élections de Périgueux, ainsi que de Marie de Montozon. Le mariage eut lieu le 12 mars 1708. La Grange-Chancel eut quatre enfants de sa femme, deux garçons et deux filles. La première, qui naquit le 2 février 1709, fut baptisée Marie-Constance Chancel. S'ensuivit François, né le 6 juillet 1710 et qui fut tué en 1743 lors de la bataille d’Ettingen. Vint ensuite François-Victor, qui naquit le 16 janvier 1712 et qui embrassa la double carrière de militaire et de poète. Ce fils hérita de la verve fougueuse de son père qu’il mit en pratique lors d’un procès intenté contre ce dernier et dont nous reparlerons en quelques mots. Enfin, Françoise vit le jour le 29 octobre 1715. La Grange-Chancel eut peu d’amis, ou ne sut pas les garder. Il ne fut même pas père, trop absorbé par sa carrière littéraire puis éloigné des siens par le scandale des Philippiques. Il ne développa aucune tendresse envers ses enfants et il alla même jusqu’à intenter un procès contre son propre fils, François-Victor. C'est ce dernier qui lui réserva le dernier combat de sa vie et qui le fit mourir en satirique. À près de soixante-quinze ans, La Grange-Chancel écrivit un dernier pamphlet contre son fils qu’il poursuivit en justice. La cause du différent était semble-t-il le mariage que François-Victor avait contracté sans l’accord de son père. La Grange-Chancel perdit son procès et déshérita son fils. Il avait déjà depuis fort longtemps perdu l’amour de son propre frère, celui là même qui l’avait rejoint à la Cour de Louis XIV, ainsi que la confiance de sa mère, cette même Anne Bertin qui avait consacré son temps à l’éducation de ce fils dont elle était si fière. En effet, lors de la polémique des Philippiques, Louis Chancel écrivit au régent afin de lui exprimer sa douleur à la suite de l’évasion de son frère et de témoigner combien sa mère et lui-même auraient souhaité qu’il fût mort depuis vingt ans. Les rapports de La Grange-Chancel avec ses confrères ne furent pas plus paisibles. Il entretint au contraire des relations motivées par son orgueil. Notre auteur ne pouvait parler à un auteur sans le critiquer et se placer en maître qui débitait des leçons. Le premier a en avoir fait les frais fut Jean-Baptiste Rousseau. Il est vrai que ce dernier ne supportait aucune rivalité et que la haine qu’il alimenta envers La Grange-Chancel fut liée aux deux opéras que composa notre poète, ainsi qu’à ses premières cantates. Jean-Baptiste Rousseau écrivit un pamphlet contre La Grange-Chancel où il le qualifiait de singe de Pradon37 ou encore de rimeur plagiaire. De 1700 à 1710, ce duel privé permit à notre auteur de mesurer ses talents satiriques et ses forces polémiques. Voltaire fut la seconde victime du fiel de La Grange-Chancel qui fit la critique de sa tragédie Œdipe. La pièce de Voltaire fut représentée le 18 novembre 1718 et son succès retentit jusqu’au Périgord où notre auteur était exilé. La Grange-Chancel se plaça alors en maître et se permit de juger cette tragédie. Il fit d’abord parler son humeur chagrine et morose liée à l’exil38 et après cet épanchement mélancolique sur la fin probable de sa propre carrière littéraire, il critiqua Œdipe, de façon vive et méticuleuse, en s’attachant particulièrement à la versification, à la métrique et même aux noms mal choisis des personnages39. La Grange-Chancel, fier de sa longue leçon, attendit en vain une réponse de l’intéressé. Car un fait marquant de ces rivalités fut que notre auteur attisait sans cesse des conflits qui ne prenaient jamais. Il passa sa vie à refaire les pièces de ses contemporains et à défaire leurs succès. Il s’en prit également à La Motte et à La Fosse. Il rédigea un épitre adressé à ce dernier où il analysait l’échec de la tragédie intitulée Callirhoë, pièce jouée en 1704. Notre auteur voulut chercher la cause de l’infortune de la pièce qu’il attribua à la vieillesse du poète40. Son orgueil n’épargna pas non plus son propre public avec lequel il entretint des rapports dénués de toute cordialité. La Grange-Chancel se servait généralement des ses Préfaces pour régler ses comptes avec les spectateurs. Dans celle d’Athénaïs, lors de l’édition de 1734, il s’adressa à une partie de son public en ces termes :

Je dirai maintenant à un très petit nombre de jeunes gens qui n’en ont pas été contens, que ce n’étoit pas pour eux que je l’avois faite : que je ne doute point que quelque Pasquinade41 ne leur plût beaucoup d’avantage ; mais je travaille pour les personnes de bon goût.

Dans la préface d’Ino et Mélicerte, il s’en prit au défaut de connaissances de ses contemporains : « Est-il possible que les connoissances d’aujourd’hui soient si bornées ? Hyginus est-il un livre si peu connu ? ». Tel était l’orgueil de cet homme qui écrivit en outre une comédie, La Fille supposée, en 1713 et une Sophonisbe en 1716. La première pièce a été perdue42. Selon nos recherches à la Comédie-Française, elles furent toutes deux un échec. La comédie avait été représentée pour la première fois le 11 mai 1713 et avait fait l’objet de seulement quatre représentations. La tragédie de Sophonisbe fut jouée le 10 novembre 1716 et fut arrêtée six jours plus tard après quatre représentations également. À la fin de sa vie, La Grange-Chancel se lança dans un projet d’histoire du Périgord qu’il entreprit avec le chevalier de Cablans, un gentilhomme de sa province. Cependant, la mort de ce dernier ne lui permit pas de finir ce travail. C'est dans les fatigues d’une nouvelle édition complète de ses Œuvres que La Grange-Chancel s’éteignit le 26 décembre 1758, à près de quatre-vingt-deux ans.

Création et vie théâtrale d’Oreste et Pilade §

La Grange-Chancel était un jeune homme de vingt ans lorsque sa seconde tragédie fut représentée sur la scène du jeu de paume de l’Étoile. Oreste et Pilade est donc une œuvre de jeunesse, celle d’un adolescent ambitieux qui rêvait d’égaler, voire de dépasser, les grands dramaturges du XVIIe siècle. L'enjeu de cette pièce était considérable car notre auteur fondait sur la réception de celle-ci le choix de la carrière qu’il allait embrassé. En effet, le succès très modéré qu’avait rencontré sa première tentative de tragédie l’avait amené à se poser quelques questions concernant ses qualités en tant que dramaturge. C'est pourquoi, La Grange-Chancel envisagea Oreste et Pilade comme un moyen de faire ses preuves ou d’abandonner définitivement l’écriture tragique. Lors de la publication de cette pièce le 20 mars 1699, notre auteur expliquait ses motivations en ces termes : « D'ailleurs comme l’on sçait assez que la qualité d’Autheur n’est pas celle qui m’honnore le plus, j’ay voulu traiter un sujet dont la réussite me déterminast à travailler pour le Theatre, ou à employer mes momens de loisir à quelque occupation qui me fust plus convenable43 ». Trente-cinq ans plus tard, lors de la seconde édition des Œuvres Monsieur de La Grange-Chancel, le dramaturge enorgueilli modifia quelque peu le contexte de création de cette seconde tragédie et expliqua ceci : « Le succès de ma premiere Tragedie m’encouragea à chercher un sujet fameux dans l’Antiquité, qui répondît à l’idée que le Public sembloit avoir de mes talens44 ». Le fait est que La Grange-Chancel abandonna les sources historiques, dont le mauvais traitement avait en partie causé l’infortune de Jugurtha, au profit d’un sujet mythologique. Il donna alors à sa pièce le nom de deux personnages de la légende grecque, bien connus du public de la fin du XVIIe siècle, en particulier depuis l’Andromaque de Racine, créée le 17 novembre 1667, et où le fidèle Pilade tentait de raisonner l’amoureux Oreste tout en donnant créance aux projets de ce dernier.

La rédaction d’Oreste et Pilade fut achevée pour l’été 1696 et, le 28 juillet de cette année là, la pièce fut lue devant les acteurs de la Comédie-Française. Ainsi peut-on lire sur la feuille d’assemblée s’y rapportant la délibération suivante :

Aujourd’hui Samedy 28eme Juillet 1696 La Compagnie s’est assemblée suivant le Repertoire pour entendre la lecture d’une tragédie intitulée Oreste et Pilade. Et après la lecture la Compagnie ayant délibéré, il a esté déduit que la piece en l’estat qu’elle est ne peut estre représentée […] et que si l’auteur la veut raccomoder et en faire une seconde lecture la Compagnie l’entendra pour en juger.45

En effet, lors de la création de la Comédie-Française en 1680, le roi, qui avait voulu asseoir son autorité en faisant fusionner la troupe de l’hôtel Guénégaud avec celle de l’Hôtel de Bourgogne, voulut également prendre part au choix des pièces qui figureraient au répertoire. Il instaura donc des comités de lecture auxquels toutes les pièces devaient être soumises pour décider si elles pouvaient être jouées ou non. C'est ainsi qu’entre 1680 et 1716, le répertoire de la Comédie-Française s’amplifia de 298 créations qui vinrent s’ajouter aux 127 titres du répertoire initial. Les registres d’assemblée signés par les participants venaient notifier chaque prise de décision – décisions qui ne ressortissaient d’ailleurs pas uniquement à la sélection de nouvelles pièces, mais aussi aux problèmes d’ordre administratif et financier. Parfois, des commentaires apportaient des explications quant aux choix effectués. En effet, les refus des pièces proposées étaient fréquents, et l’on sait grâce aux commentaires manuscrits qu’elles étaient éloignées du répertoire pour défauts de construction, écarts à la vraisemblance ou encore propos inconvenants, dans une période caractérisée par l’emprise accrue du pouvoir royal sur la liberté de création théâtrale. Les comédiens, qui avaient du mal à s’habituer à cette nouvelle pratique de sélection, s’efforçaient à donner des conseils aux auteurs dont ils rejetaient les pièces, et ils laissaient même à certains – comme ce fut le cas pour La Grange-Chancel – la possibilité de retravailler leurs pièces afin d’en faire une nouvelle lecture. Mais pour de nombreuses créations, les refus restaient inexpliqués46. Ainsi, un peu plus de deux mois avant la seconde lecture d’Oreste et Pilade, une pièce d’un dénommé May fut rejetée. Le registre rapporta les indications suivantes :

Aujourd’hui Jeudy 9° May 1697. La Compagnie suivant le repertoire de Lundy dernier s’est assemblée extraordinairement pour entendre la lecture de la Comédie de Mr May, et après la lecture faitte l’autheur s’estant retiré, à la pluralité des voix la piece a esté jugée non joüable.47

En outre, ces refus ne concernaient pas seulement les pièces d’auteurs débutants ou peu reconnus. Le sort d’une tragédie de Pradon à l’été 1697 en témoigne :

Aujourd’hui Vendredy 23° aout 1697. La Compagnie s’est assemblée extraordinairement pour entendre la lecture d’une tragédie intitulée Pelopydas de l’illustre Mr Pradon et l’autheur s’estant retiré l’on a résolu de la refuser à 10 voix contre 3.48

Pourtant, en 1697, la Comédie-Française était riche de vingt-sept acteurs, ce qui lui permettait, comme depuis son ouverture, de donner des représentations tous les jours – excepté lors des relâches pour les fêtes religieuses ou pour des événements particuliers. En outre, l’année 1697 fut marquée par l’expulsion des comédiens italiens qui lui laissèrent le monopole de la scène parisienne. Le répertoire se devait donc d’être particulièrement bien fourni et varié, d’autant plus qu’au début de la décennie, les pièces de Molière, Corneille et Racine en avaient été écartées49 et que le 24 mai 1697 le roi avait ordonné la suppression de certains titres qui ne convenaient plus à son goût puritain. Ainsi, vingt-cinq pièces, principalement des comédies, furent retirées du répertoire et les comédiens durent renforcer la fréquence de leurs séances de lecture. C'est dans ce climat favorable qu’eut lieu la seconde lecture d’Oreste et Pilade, le 19 juillet 1697 :

Aujourd’hui Vendredy 19e Jüillet 1697. La Compagnie s’est assemblée extraordinairement pour entendre la lecture d’une Tragédie qui a pour titre Oreste et Pilade, et après la lecture l’autheur s’estant retiré tous les acteurs présents a l’assemblée ont signé leur advis pour l’accepter ou pour la refuser […] La pluralité des Voy sont pour.50

En effet, la tragédie de La Grange-Chancel fut acceptée à huit voix contre cinq. Le comédien Roselis, qui obtint un rôle dans la pièce, avait signé dans la colonne des refus. Un autre signataire, Dancourt, rejeta la pièce et il ajouta le commentaire suivant : « Je la trouve mauvaise et non jouable dans l’estat ou elle est quoy qu’il y ait d’assez bons morceaux mais mal placés51 » ; avis qu’approuvèrent les quatre autres signataires qui avaient voté le refus de la pièce.

En ce qui concerne le texte de la pièce, un manuscrit de souffleur, conservé à la Bibliothèque de la Comédie-Française, fait état de modifications pratiquées sur le texte original, qui fut alors partiellement rayé, rendant la lecture extrêmement difficile52. Ces retouches concernent une centaine de vers, dont quatre-vingt quatre furent corrigés sur le manuscrit et onze supprimés définitivement. Nous avons relevé également quinze vers qui ne furent pas touchés sur le manuscrit de souffleur mais qui furent différent lors de la publication de la pièce53. Ces corrections furent vraisemblablement élaborées au cours des répétitions de la pièce, et on peut émettre l’hypothèse qu’il s’agit de corrections autographes. On peut aussi supposer qu’elle furent complétées au cours des représentations et donc à l’épreuve de la scène. Le texte primitif se trouva ainsi biffé, suppléé par une autre version. Ce manuscrit constitua donc un document de travail, et les modifications introduites furent manifestement appliquées sur scène par les comédiens – probablement avec des variantes selon les séances, ce qui permettrait d’expliquer les changements successifs apportés à certains vers54. Ce qu’il est important de constater c’est que les corrections ne remettent jamais en cause la conduite de l’intrigue, mais interviennent le plus souvent pour assurer la convenance du texte, depuis la reformulation de quelques mots jusqu’à la suppression de passages inutiles.

La tragédie d’Oreste et Pilade fut enfin représentée le 11 décembre 1697, pendant la saison hivernale, ce qui était conforme, au XVIIe siècle, à l’usage instauré pour les représentations des nouvelles pièces sérieuses en cinq actes55. Cette première représentation eut lieu au jeu de paume de l’Étoile, rue des Fossés-Saint-Germain-des Près, une salle acquise par les acteurs de la Comédie-Française, huit mois après la fermeture du Théâtre de l’Hôtel Guénégaud en raison de l’ouverture du collège religieux des Quatre-Nations à proximité. En effet, à partir du moment où Louis XIV délaissa le théâtre pour sauver son âme trop longtemps salie par les « empoisonneurs publics, non des corps, mais des âmes des fidèles »56, l’Église vit en ce retrait du roi un moyen de renforcer sa lutte contre le spectacle profane57. Les comédiens inaugurèrent leur nouveau théâtre, une salle à l’italienne construite par l’architecte François d’Orbay et où l’acoustique était admirable, le 11 février 1689. C'est dans ce théâtre qu’eut donc lieu la première représentation d’Oreste et Pilade. Dix acteurs de la troupe se partagèrent les rôles, comme l’indique le registre journalier à chaque représentation58 :

ACTEURS. ACTRICES.

Mrs Mlles

Beaubour Beauval

Guerin Champmeslé

Baron59 Du Rieu

Rosélis Godefroy60

Le Comte

Champmeslé

On ne sait pas exactement qu’elle fut la répartition des rôles. De plus, l’ordre des noms retranscrits sur le registre varie considérablement selon les jours. Toutefois, nous pouvons émettre plusieurs hypothèses en se référant à la carrière de chacun des comédiens. Tout d’abord, nous sommes certains que Mlle de Champmeslé jouait le rôle d’Iphigénie, elle qui « remplissoit les premiers rôles tragiques61 » depuis 1670. La Grange-Chancel l’affirma lui-même :

Mademoiselle de Champmelé qui representoit Iphigénie dans un âge où l’on n’a plus les agrémens de la jeunesse, ne fit pas verser plus de larmes dans le rôle de M. Racine, qu’elle en fit verser dans le mien62.

De surcroît, c’est au cours des représentations d’Oreste et Pilade que cette comédienne mourut, laissant à son dernier rôle une aura toute particulière relayée par les biographes. En effet, la Champmeslé succomba à la maladie le 15 mai 1698 et les représentations durent donc être suspendues. Cependant, la défunte comédienne fut rapidement remplacée par sa nièce, Charlotte Desmares, qui fit son entrée au théâtre le 25 février 1699. Mlle Desmares obtint autant d’applaudissements que sa tante lors de ses prestations scéniques et le public la considéra alors comme la « digne héritière [des] talents63 » de la Champmeslé. Pour ce qui est des autres comédiens, rien n’est aussi établi concernant leurs rôles au sein d’Oreste et Pilade. Toutefois, des éléments de leurs biographies permettent de faire certaines suppositions. Le rôle de Thomiris était très probablement joué par Mlle Beauval qui avait fait ses débuts au Marais, avant de rejoindre la troupe de l’hôtel de Bourgogne en 1670, et qui avait conservé sa place de comédienne lors de la création de la Comédie-Française. Les Frères Parfaict indiquent que « Mademoiselle de Beauval a rempli avec l’approbation générale les rôles de Reines64 » et l’on sait également qu’elle avait reçu le rôle de la reine de Tauride – appelée Orithie – dans la tragédie Oreste de Boyer et de Leclerc en 1681. Les deux autres personnages féminins de la pièce de La Grange-Chancel, Cyane et Erine – respectivement confidente d’Iphigénie et confidente de Thomiris – étaient jouées par les comédiennes Godefroy et Durieu. En effet, Mlle Godefroy étaient « reçue pour les Confidentes tragiques, les Ridicules dans le comique, et les rôles de femmes habillées en hommes65 » et Mlle Durieu « débuta en 1685 [et] fut reçue à Pâques de la même année pour les confidentes tragiques66 ». Concernant la répartition des rôles masculins nous pouvons supposer que le rôle de Thoas était à la charge de M. Champmeslé, le mari de la comédienne du même nom, qui, depuis ses premières prestations à l’Hôtel de Bourgogne, « continua de remplir jusqu’à sa mort les rôles de rois dans la tragédie67 ». En outre, le comédien avait cinquante-cinq ans lors des représentations d’Oreste et Pilade, ce qui semble être un âge tout à fait correct pour interpréter le roi des Tauro-Scythes. Le rôle d’Oreste était certainement joué par Beaubourg qui avait été « reçu le vendredi 17 octobre 1692 pour remplir la place que M. Baron laissoit vacante, ce qu’il continua avec la satisfaction du Public68 ». En effet, après que Baron69 ait quitté le devant de la scène, Beaubourg pris en charge les rôles de jeunes premiers car « sans être beau ni bien fait, Beaubourg avait l’air noble. Son visage était susceptible de grandes impressions [...]70 ». Le rôle de Pilade revint à Baron fils qui « débuta après Pâques 1695 et remplit avec succès les seconds rôles tragiques71 ». Son père, Michel Boyron, avait de surcroît joué le même rôle dans l’Oreste de Boyer et de Leclerc. Enfin, les comédiens Guérin, Rosélis et Le Comte tenaient les rôles restants, à savoir ceux d’Anthenor, d’Hidaspe et de Taxis. Nous pouvons émettre une dernière hypothèse qui prêterait la charge du personnage de Taxis à Le Comte. En effet, ce dernier était considéré comme un « comédien médiocre » qui jouait principalement des rôles de « conseiller, greffier, notaire72 ». Dès lors, le personnage du capitaine des Gardes qui est présent sur douze scènes et qui prononce seulement trente-cinq vers semble être totalement de son ressort73. Ainsi, Guérin et Rosélis se partageaient les rôles d’Anthenor et d’Hidaspe. Le premier, second époux d’Armande Béjart, veuve de Molière, joua tout au long de sa carrière « des rôles à manteau et des grands confidents tragiques, où il s’acquit une très grande réputation74 ». En effet, apprécié par le public du XVIIe siècle, Guérin « contribua au succès d’une quantité considérable de pièces nouvelles75 ». Rosélis, qui avait signé pour le refus d’Oreste et Pilade lors de la seconde lecture de la pièce, « était un acteur passable76 » mais à qui on confia pourtant des rôles de grande ampleur en raison de son physique imposant et de sa « belle figure77 ». Son rôle au sein de la pièce de La Grange-Chancel fut un de ses derniers sur la scène parisienne car « frappé de terreur par la mort subite de la Champmeslé dont il fut témoin, Rosélis se retira en 170178 ».

Les informations contenues dans les deux registres journaliers de la Comédie-Française donnent à constater que Oreste et Pilade fut dès la première représentation joué au simple. Cela signifie que le prix des billets ne fut pas augmenté sous prétexte de la nouveauté de la pièce79 et cette démarche fut favorable à la tragédie qui attira le 11 décembre 1697 près de 800 spectateurs. Ceci est un effectif très honorable en comparaison de la fréquentation habituelle des théâtres80 et ce chiffre permit de récolter 1049 livres et 15 sols. Le fait que la recette ne fut pas plus élevée s’explique par la vente massive des billets à 15 sols pour un public moins fortuné. Il en avait effectivement été vendu 473 contre seulement 156 à trois livres. La seconde représentation enregistra une fréquentation moindre, à raison de 597 spectateurs mais la recette fut tout de même de près de 1000 livres car presque autant de billet à trois livres que pour la première de la tragédie furent vendus, à savoir 153 places. La troisième représentation du mois de décembre 1697, le dimanche 15, attira 733 spectateurs et vit le retour d’un public moins aisé pour une recette totale toujours confortable de 986 livres et 50 sols. La représentation du 17 décembre inscrivit le plus faible taux de spectateurs (492) ainsi que la recette la plus basse (727 livres). Cela engagea les comédiens à jouer un second spectacle à la suite d’Oreste et Pilade pour soutenir les fréquentations des séances. Ils proposèrent donc des petites comédies en un acte qui s’enchaînaient après la tragédie de La Grange-Chancel. Ce fut d’abord Le Florentin, une comédie de La Fontaine et de Champmeslé – celui là même qui jouait un rôle dans Oreste et Pilade – qui partagea l’affiche avec la pièce de notre auteur les 19 et 21 décembre 1697. Mais le taux de spectateurs ne décolla pas, enregistrant même de faibles effectifs, à savoir 341 et 664 pour ces deux soirs là. C'est pourquoi les comédiens changèrent la programmation et proposèrent une comédie intitulée Les Précieuses81, pour la séance du jeudi 26 décembre et une comédie de Hauteroche, titrée Le Coché supposé, pour la représentation du samedi 28 décembre. Cela fut un succès puisque les spectateurs se déplacèrent en masse, à raison de près de 1000 personnes pour les deux soirées et des recettes de 1402.50 livres et 1686.15 livres. L'année 1698 débuta fort bien avec une comédie de Molière en trois actes, Le Médecin malgré lui, à la suite de la représentation d’Oreste et Pilade du 1er janvier. La tragédie de La Grange-Chancel fut encore représentée à dix reprises en 1698. Le rythme des spectacles s’essouffla quelque peu et la pièce fut montrée une ou deux fois au cours des mois de février, mars, avril, juin et août. Les recettes dégringolèrent également, passant de 1225 livres et 19 sols pour le 1er janvier à 228 livres et 15 sols pour la dernière représentation de 1698. De surcroît, la mort de Mlle de Champmeslé en mai 1698 obligea les comédiens à suspendre les séances d’Oreste et Pilade et empêcha l’auteur de publier sa pièce. L'arrivée à Paris de Mlle Desmares permit à la tragédie d’être rejouée dès le 16 janvier 1699. La jeune comédienne attira la foule venue voir en elle les talents hérités de sa tante, la Champmeslé. Ainsi, les recettes furent excellentes et l’on atteignit même un record le 28 février, à raison d’une recette de 1886 livres et 10 sols. La Grange-Chancel obtint un Privilège du Roi le 12 février 1699 pour le Recueil des Tragédies du Sieur de la Grange, publié par le libraire parisien Pierre Ribou avec un achevé d’imprimer pour Oreste et Pilade en date du 20 mars. La pièce fut représentée sept fois l’année 1699, trois fois en 1701 de même qu’en 1708 et 1709. Puis elle quitta la scène, mais pas le répertoire de la Comédie-Française puisqu’elle réapparut le 16 mai 1722 pour huit représentations, époque durant laquelle La Grange-Chancel était en exil. Cela montre à quel point s’élevaient la grandeur d’âme et la tolérance du régent. En effet, si Philippe d’Orléans s’était senti obligé d’éloigner l’auteur satirique de Paris, il n’interdit pas pour autant son théâtre. Enfin, Oreste et Pilade fit l’objet d’un dernier retour sur scène en 1738, du 25 août au 6 septembre pour six représentations qui remportèrent un vif succès, les recettes allant de 751 à 1569 livres. La pièce quitta cependant le répertoire et ne fut plus jamais jouée.

Un événement important en marge des premières séances au théâtre de la rue des Fossés fut la représentation d’Oreste et Pilade à la Cour, le 26 janvier 1698. Ainsi peut-on lire sur la page du registre s’y rapportant : « On a joüé aujourd’huy à Versailles Oreste et Pilade et Le Deüil », avec rappel des comédiens présents pour les deux pièces et des frais engagés pour ce voyage, à savoir cinq carrosses, deux charriots, cinq laquais, des crocheteurs, un guide, un assistant décor et du champagne, pour un montant total de 29 livres et 10 sols82. Nous pouvons remarquer que Mlle de Champmeslé n’était pas présente pour cette représentation au château. En effet, comme le souligne Henry Lyonnet dans son Dictionnaire des Comédiens Français (ceux d’hier), la dernière apparition sur scène de la Champmeslé date du 5 janvier 1698. Inquiète de son faible état de santé, celle-ci avait pris la décision de s’arrêter quelques jours pour se reposer dans sa maison de campagne d’Auteuil. Cependant, loin de guérir, son indisposition se transforma en maladie mortelle. Elle eut beaucoup de peine à renoncer à sa profession de comédienne ; pourtant, dès le 23 janvier 1698, le rôle d’Iphigénie dans la tragédie fut jouée par une autre actrice. Au vu du registre de la Comédie-Française, Mlle de Champmeslé aurait été remplacée par Mlle Duclos ou Mlle Raisin. Il est d’ailleurs bien plus probable que ce fut Marie-Anne Duclos qui prit en charge le rôle d’Iphigénie, de même que pour la représentation à la Cour, sachant qu’elle avait obtenu depuis le 3 mai 1696 « un ordre [pour] doubler Mlle de Champmeslé dans les premiers rôles tragiques83 ». Elle conserva de surcroît ce rôle jusqu’au 16 janvier 1699, la représentation suivante laissant la place à Mlle Desmares.

Du reste, les dix-huit représentations de la pièce de La Grange-Chancel jusqu’en août 1698, auxquelles s’ajoute le spectacle à Versailles, illustrent l’intérêt que Oreste et Pilade a pu susciter envers le public. En effet, si l’on tient compte du nombre limité des spectateurs à cette époque, nous pouvons supposer que les mêmes personnes sont venues voir jouer la pièce à plusieurs reprises. Le succès de la pièce peut également s’expliquer par le peu de tragédies qui ont vu le jour en 1697. Cette année là se caractérisa par une profusion de comédies créées, dix-sept pour être plus précis, contre seulement deux tragédies, dont celle de notre auteur84. Oreste et Pilade succèda donc à une tragédie de Pradon intitulé Scipion l’Africain et qui avait quitté la scène depuis le 19 mars 1697. C'est ainsi que le Mercure Galant du mois de décembre 1697 indiquait que «  Les Comédiens du Roy représentent depuis trois semaines une pièce nouvelle intitulée Pilade et Oreste, qui fait grand honneur à son auteur. Les situations en sont très heureuses, et excitent des sentiments de pitié qui rendent cette pièce très agréable85. » Cet avis favorable, notamment à l’égard du dramaturge, fut renouvelé par la Gazette de Rotterdam, le 7 mai 1699, alors que la pièce était reprise en France depuis quatre mois et qu’elle allait bientôt être publiée à Amsterdam par Desbordes. La Grange-Chancel fut alors qualifié comme étant « un jeune homme que le public voit avec plaisir marcher sur les traces du grand Corneille ». De plus, les informations fragmentaires précisées sur les deux registres journaliers de la Comédie-Française autorisent à croire que les représentations de la pièce furent fréquentées par du beau monde, comme l’indiquent les noms figurant sous la liste des acteurs, ou sous la liste des billets achetés, pour avoir acquitté ou devoir leur place. Le registre mentionne ainsi « le Chevalier Boüillon », « le Marquis de Saint Pouange », « le Chevalier de Roye », « Monseigneur le Prince d’Epinoy », « Monsieur le Comte de la Penage », « Monseigneur le duc de Chartres », « Monseigneur le Prince » et bien d’autres encore. Certains de ces noms apparaissent même plusieurs fois. C'est pourquoi, La Grange-Chancel se félicita d’avoir suscité du « plaisir » et des « applaudissements » grâce à « cet Ouvrage [qui] a esté si generalement approuvé de tout le monde86 ». L'auteur évoqua également dans cette préface « la mauvaise critique de ceux qui ont condamné Thoas et Thomiris » mais nous n’avons pas pu retrouver de traces de ces reproches. Cependant, celles-ci ont été largement reprises par les critiques du XVIIIe siècle, les frères Parfaict en tête. En effet, si ces derniers s’accordèrent à dire qu’« il y auroit injustice à ne pas convenir que la Tragédie d’Oreste et Pilade a nombre de détails bien rendus87 », ils relevèrent également plusieurs défaut à la pièce. Tout d’abord, ils mirent en avant « la faiblesse du plan et du tissu de la Fable88 » mis en place par La Grange-Chancel. Ils détaillèrent ce point de vue en expliquant que les actes I et II étaient fades et sans grand intérêt, que le troisième et le quatrième actes étaient intéressants par l’action et le suspens mais que le dernier acte était vraiment manqué89. Le dénouement de la pièce fut le point le plus fustigé ; au XIXe siècle La Harpe décrivit celui-ci comme étant « le grand écueil de la tragédie90 ». Enfin, les frères Parfaict évoquèrent ce sur quoi, selon les dires de La Grange-Chancel, les critiques du XVIIe siècle s’étaient le plus arrêtés. « Rien n’est plus manqué que les caracteres de Thoas et de Thomiris91 » : le premier personnage se vit reprocher sa passivité malgré son statut de tyran et ils blâmèrent la princesse pour ses menaces à l’encontre de tous les autres acteurs de la pièce. Dès lors, la postérité considéra Oreste et Pilade comme une œuvre médiocre et la pièce ne fut plus éditée après 1758.

Argument d’Oreste et Pilade §

Acte I §

Alors que Thoas, le roi de Tauride, s’apprête à épouser Iphigénie, l’objet de tous ses désirs, et alors même qu’un Grec, arrivé sur les terres des Taures va être offert en sacrifice à la déesse Diane, comme le veut une cruelle coutume, Thoas ne semble pas profiter de cet heureux jour et se montre inquiet. Il confie alors ses tourments à Hidaspe, un des ministres du Royaume. Rappelant tout d’abord que sa place sur le trône n’est pas due à une filiation parentale mais à la confiance que le feu roi de Tauride avait en lui, Thoas précise que son statut royal ne peut être légitimé qu’à condition d’honorer sa parole, à savoir épouser Thomiris, la fille du roi défunt. Cependant, c’est un terrible secret qui nourrit d’avantage les craintes de Thoas. Ayant un jour consulté Apollon afin de connaître son avenir, l’oracle du dieu le mit en garde contre un Grec prénommé Oreste et qui causerait sa perte en enlevant du Temple la statue de Diane. Pris de panique et soucieux de la prospérité de ses jours, Thoas préféra mettre à mort tous les étrangers qui se présenteraient sur ses terres. Il envoya également l’un de ses fidèles, Anthenor, se renseigner quant à l’identité du dit Oreste. Après un an d’absence, Anthenor est de retour en Tauride (scène 1). Ce dernier apprend à Thoas qu’Oreste n’est autre que le fils du puissant Agamemnon et qu’il s’est rendu coupable du meurtre de sa mère qu’il ne pourra expier qu’en venant en Tauride. Anthenor ajoute que le courageux Oreste est déjà en route et que l’oracle d’Apollon est sur le point de se réaliser. Thoas croit alors que le Grec qu’on s’apprête à immoler est son ennemi (scène 2). Iphigénie entre pour annoncer les volontés de Diane, dont elle est une prêtresse. Elle expose l’impossibilité pour Thoas de l’épouser, ainsi que la liberté que la déesse souhaite rendre au Grec. Mais Thoas, un temps troublé, est résolu à défier l’autorité divine et à satisfaire ses désirs (scène 3). Les Ambassadeurs Sarmates demandent à s’entretenir avec le roi, ce qui diffère alors les actions impies de ce dernier (scène 4). Cyane, la confidente d’Iphigénie, s’inquiète pour celle-ci qui a menti à Thoas afin de lui échapper, et craint la réaction du tyran quand il apprendra la vérité sur l’artifice. Elle interroge également Iphigénie sur les motivations de sa soudaine pitié pour l’étranger et elle lui rappelle que ce Grec ne veut même pas révéler son identité. Iphigénie confie alors sa tristesse d’être éloignée de sa patrie grecque. Le spectateur comprend ainsi qu’il s’agit de la fille d’Agamemnon et de Clytemnestre, celle là même sacrifiée en Aulis et sauvée in extremis du bûcher par Diane. Sauver le Grec lui permettrait de lui confier une lettre à remettre aux siens afin que ceux-ci viennent la chercher (scène 5).

Acte II §

L'acte II s’ouvre sur Thomiris qui laisse éclater sa colère et qui réclame à Anthenor d’être vengée. La Princesse bafouée est révoltée par l’offense qu’elle a subi et réclame la mort de Thoas. Anthenor tente de tempérer Thomiris en lui apprenant la soumission du peuple aux paroles de la déesse, ainsi que la venue imminente du roi. Thomiris n’entend rien, forte du soutien qu’elle trouve en son peuple et auprès de l’Ambassadeur du Sarmate (scène 1). Thoas entre et propose à Thomiris de régner sur le Sarmate, à défaut d’accéder au trône de la Tauride. Irrité du refus de la jeune femme, il perd son calme et fixe le départ de celle-ci au soir même (scène2). Anthenor s’inquiète de l’entreprise formée par le tyran et de son manque de foi envers sa promesse passée et envers les dieux. Il le met également en garde contre la menace que représenterait une union entre Thomiris et l’Empereur du Sarmate. Thoas n’en prend pas note et demande à voir l’étranger (scène 3). Hidaspe explique que le Grec est protégé par le peuple Scythe (scène 4) et le roi accorde alors au prisonnier la liberté réclamée par Iphigénie. Contre toute attente, l’étranger refuse de retourner dans son pays et préfère mourir chez les Taures, à défaut de ne pas avoir remporté la victoire qu’il était venu chercher. Thoas retrouve l’idée qu’il est face à Oreste (scène 5). Le roi explique la situation à Iphigénie et lui laisse une heure pour comprendre le choix de l’étranger et lui faire changer d’avis, sans quoi il le tuera (scène 6). La prêtresse s’entretient donc avec le Grec qui lui avoue vouloir mourir pour rejoindre la triste destinée de l’ami avec qui il était parti de Grèce et qui a péri dans le naufrage de leur navire. Iphigénie salue cette constance amicale mais lui confie qu’il pourrait lui être utile et la délivrer du joug du tyrannique de Thoas. L'étranger, plein de fougue, promet de lui porter secours et, dans son emballement, il fait part de ses sentiments naissant envers Iphigénie. Contrariée, cette dernière décide de le ramener sur le bûcher (scène 7). Dans un court monologue, Iphigénie se dit écartelée entre son devoir de prêtresse et ses sentiments de femme (scène 8). Hidaspe entre et lui annonce l’arrivée d’un nouveau Grec (scène 9). Iphigénie décide alors de sacrifier ce second étranger et de convaincre l’autre de rejoindre la Grèce (scène 10).

Acte III §

Thomiris vient supplier le nouvel étranger de cacher son identité afin qu’il diffère la décision de Thoas concernant le sacrifice jusqu’au lendemain et qu’elle dispose ainsi de la nuit pour régler sa vengeance (scène 1). Anthenor prévient Thomiris quant à la faiblesse physique et morale du Grec qu’elle veut rencontrer. La Princesse l’envoie annoncer à Thoas sa décision de partir et sa volonté de ne rien voir de l’hymen du roi et de la prêtresse (scène 2). Elle rassure ensuite sa confidente, Érine, en lui avouant qu’il ne s’agit là que d’un artifice destiné à tromper le tyran (scène 3). L'étranger sur qui elle fonde le succès de son entreprise entre, frappé par la démence. Thomiris le calme en lui expliquant qu’il se trouve dans un lieu funeste duquel il ne pourra échapper qu’en cachant à tous quel il est. Thomiris lui demande de lui faire confiance et elle sort (scène 4). Dans un monologue, le Grec livre son identité. L'étranger n’est autre qu’Oreste qui précise les origines et le but de sa venue chez les Tauros-Scythes (scène 5). Iphigénie entre et lui dit dans quel pays il se trouve. Elle lui annonce également sa mort prochaine, ce à quoi Oreste répond avec soulagement et dignité. La prêtresse voulant savoir l’identité de ce téméraire n’obtient que le silence en guise de réponse. Elle le questionne alors sur la Grèce et sur Agamemnon. Oreste lui apprend la mort de son père et celle de Clytemnestre, tout en se désignant coupable de ce dernier crime. Furieuse, Iphigénie veut hâter le sacrifice d’Oreste, sans se douter qu’il s’agit de son frère (scène 6). Oreste se réjouit de cette décision qui met un terme à ses souffrances mais regrette la mort de son ami Pilade qu’il croit avoir perdu lors du naufrage (scène 7). Hidaspe entre avec le premier étranger qu’il charge de découvrir l’identité d’Oreste (scène 8). Oreste reconnaît Pilade et les deux amis laissent éclater leur joie avant que Pilade ne s’inquiète pour leur sort en ces terres hostiles. Le jeune homme confie également à Oreste son amour pour Iphigénie (scène 9). Hidaspe revient pour soustraire des informations à Pilade. Les deux hommes demandent à être conduits au roi (scène 10).

Acte IV §

Iphigénie attend impatiemment le retour de Cyane qu’elle a envoyé auprès du roi porter l’ordre de sacrifier le dernier étranger arrivé en Tauride. Cyane revient sans avoir pu s’entretenir avec Thoas, fort occupé avec les deux Grecs (scènes 1 et 2). Thomiris entre et souhaite parler à Iphigénie qui semble gênée par cette arrivée soudaine. Thomiris cherche à comprendre la raison du sacrifice du Grec dont Iphigénie presse le moment, sachant que ce geste hâtera son union avec Thoas. Iphigénie tente d’expliquer sa volonté par son devoir de prêtresse mais Thomiris, ainsi que le peuple, la soupçonne de vouloir usurper la couronne. Thomiris affirme que la victime est sous sa protection et menace Iphigénie avant de sortir (scène 3). Cyane demande à son tour la cause de cette haine envers l’un des Grecs en particulier. Iphigénie lui confie le crime d’Oreste ; Cyane comprend alors le sacrifice mais craint pour l’avenir d’Iphigénie (scène 4). Hidaspe vient faire part du trouble dans lequel Thoas est plongé – les deux étrangers voulant prendre le nom maudit d’Oreste. Iphigénie demande à les voir pour déceler la vérité (scène 5). Lors de cet entretien, Pilade défend vivement son ami des injures d’Iphigénie et finit par révéler qu’il s’agit d’Oreste. Le frère et la sœur se reconnaissent. Iphigénie craint de devoir choisir l’un ou l’autre des Grecs à immoler. Les deux hommes lui demandent de leur livrer la statue de Diane et de s’en remettre aux dieux. Iphigénie laisse supposer son amour pour Pilade (scène 6). Thoas paraît et espère voir son doute cesser. Le roi est chahuté par l’audace d’Oreste et de Pilade qui continuent de brouiller les pistes de leurs identités, et par l’insolence d’Iphigénie qui lui impose d’attendre un ordre du Ciel (scène 7). Thoas, furieux, annonce que les deux étrangers seront immolés le lendemain (scène 8). Hidaspe lui rappelle que le peuple menace de se révolter s’il perd Thomiris. Thoas ne s’inquiète pas pour cela et accepte que la princesse n’assiste pas à l’hymen qu’il retarde au jour suivant (scène 9). Resté seul avec Hidaspe, le roi demande à celui-ci de conduire en cachette Thomiris jusqu’aux vaisseaux Sarmates qui l’éloigneront de la Tauride (scène 10).

Acte V §

Thoas attend avec impatience le retour d’Hidaspe qui le renseignera sur le succès ou sur l’échec de la fuite de Thomiris (scène 1). Hidaspe entre et rassure le roi en lui assurant avoir conduit Thomiris, toute voilée, aux navires qui attendent maintenant un climat favorable au départ (scène 2). Thoas se réjouit et compte déjouer la sédition du peuple par le spectacle des sacrifices des Grecs et par son mariage avec Iphigénie. Mais Taxis entre épouvanté (scène 3). Ce dernier annonce à Thoas que la statue de Diane a été soustraite du Temple et qu’il n’a pu trouver les Grecs dans tout le Royaume. Il ajoute qu’une femme a orchestré ce sacrilège. Thoas pense alors à Iphigénie mais c’est Thomiris qui se présente à lui (scène 4). Celle-ci s’accuse de l’artifice qui a trompé le tyran : Iphigénie, cachée sous ses voiles, a pu atteindre les vaisseaux, et Thomiris a remis le simulacre de Diane entre les mains d’Oreste et de Pilade, avant de les conduire au port. Elle révèle à Thoas que l’un des étrangers étaient bien Oreste, et que le second est devenu l’époux d’Iphigénie. Le tyran menace Thomiris de la mettre à mort (scène 5). Taxis entre pour annoncer que les Grecs sont retenus au port par les vents contraires au départ et que le peuple commence à se soulever. Thoas décide d’y ramener l’ordre et sort en demandant à Taxis de surveiller sa captive, Thomiris (scène 6). La princesse tente de sortir mais Taxis obéit aux ordres et la retient (scène 7). Érine accourt et prie Thomiris de s’enfuir, la vue du tyran furieux la faisant craindre pour sa vie (scène 8). Anthenor arrive à son tour et livre l’issu des événements. Hidaspe est mort sous les coups de Pilade et Thoas est tombé sous l’épée d’Oreste. Les flots et les vents déchainés se sont alors calmés et les navires ont pu partir, ramenant vers la Grèce Oreste, Pilade et Iphigénie. Thomiris accède ainsi au trône de son père et peut régner sur son peuple et sur la Tauride (scène dernière).

Élaboration de la tragédie §

La genèse de la pièce §

Contexte d’écriture : un nouveau conformisme plus austère §

Lorsque fut jouée la tragédie d’Oreste et Pilade, à la fin de l’année 1697, le théâtre parisien évoluait dans un climat de crainte et de découragement en raison d’un puritanisme croissant et d’une autorité royale qui s’abattaient lourdement sur le divertissement dramatique. Bien loin semblait être le temps des fêtes et des plaisirs qui avaient animé Versailles. Depuis une douzaine d’années, une ambiance tout autre régnait sur la Cour où austérité, vertu et ennui étaient les maîtres-mots. Les lettres de la duchesse d’Orléans en témoignent. Le 1er novembre 1685, celle-ci écrivait : « Le roi change si horriblement que je ne le reconnais plus92 ». Deux ans plus tard, elle confiait : « La cour devient si ennuyeuse que l’on n’y tient plus93 ». En effet, une suite de guerres épuisantes et un regain de dévotion mirent en place un climat austère à la Cour, comme à la ville. En 1696, alors même que La Grange-Chancel était en pleine rédaction de son Oreste et Pilade, l’abbé du Bos affirmait : « Si Dieu ne nous assiste, on mettra bientôt la moitié de la ville en couvents, et la moitié des bibliothèques en livres de dévotion94 ». Ce n’était donc pas un moment propice pour les dramaturges, alors même que les gazettes de Hollande annonçaient la fermeture prochaine des théâtres de Paris.

Pourtant, « depuis près de soixante ans, la société française considérait l’art dramatique comme l’un de ses plus nobles divertissements95 ». Corneille et l’abbé d’Aubignac avaient parlé en leur temps de la « vieille corruption » comme pour insister sur les allures nobles et respectables du théâtre qu’ils voulaient voir comme une école de vertu. Au mois de mars 1692, le Mercure relayait cette pensée en affirmant que « La Comédie n’a pour but aujourd’huy que de punir le vice, de récompenser la vertu et de corriger les défauts d’autruy96 ». Toutefois, en 1697, Oreste et Pilade fut créé dans un climat d’austérité exacerbée où, malgré l’image pure que cherchait à se donner le théâtre, les augustiniens et autres dévots se montraient totalement hostiles à la pratique dramatique. Il faut dire que le comportement volage de la plupart des comédiens n’aidait pas le théâtre à être bien vu, et les dix ou quinze enfants légitimes de Mlle Beauval ne faisaient pas pour autant oublier les nombreux amants de la Champmeslé ou les scandales de Baron. De surcroît, l’intervention de Mme de Maintenon sur la conscience de Louis XIV participa également à l’image immorale attribuée au théâtre en cette fin de siècle. Le roi, pourtant si longtemps admirateur de spectacles et de festivités, se prit de scrupule et arrêta de fréquenter les théâtres. Cette décision eut de grandes répercutions sur la vie théâtrale, sur les auteurs et sur les comédiens. Ainsi, si « jusqu’alors les comédiens avaient été encouragés par la générosité royale et par la protection déclarée du souverain […], à partir de ce moment, ils furent soumis à un régime de brimades »97. La fin précipitée du théâtre de l’hôtel Guénégaud qui dû fermer ses portes en 1687 après l’ouverture du collège des Quatre-Nations, sa proximité pouvant nuire à la vertu des élèves, témoigne de cette acharnement puritain qui s’abattit sur la pratique de l’art dramatique. Car il nous faut préciser qu’avant de s’établir définitivement au théâtre de la rue des Fossés-Saint-Germain-des-Près, les comédiens crurent pouvoir s’installer à quatre reprises dans de nouveaux lieux. Le roi donnait chaque fois son accord, mais chaque fois aussi il cédait sous la pression des curés qui s’insurgeaient contre la venue d’excommuniés à proximité de leurs paroisses. En outre, à partir de 1695, un fonctionnaire de police fut dépêché pour assister aux représentations et sévir en cas de gestes irrévérencieux ou de paroles à double sens. C'est dans ce climat de crainte et de découragement que fut créée la seconde tragédie de La Grange-Chancel.

La princesse de Conti ou Jean Racine ? §

Si pour sa première tragédie La Grange-Chancel s’était tourné de lui-même vers un sujet historique – la lecture de Salluste lui ayant inspiré de mettre en scène Jugurtha98 – il semblerait que la matière de sa seconde tragédie lui ait été conseillée. Dans la première préface à Oreste et Pilade datant de 1699, l’auteur affirmait d’une façon explicite que le sujet de son œuvre lui avait été soumis par la bienveillante princesse de Conti. Cependant, lors de la seconde édition des Oeuvres de Monsieur de La Grange-Chancel, en 1734, nous ne trouvons plus aucune trace de la princesse car l’auteur assurait alors qu’il s’était décidé pour ce sujet à la suite des conseils de Racine. Dans un souci de reconstruire de la façon la plus exacte possible les étapes de l’établissement de la pièce, nous avons tenté de démêler les raisons de cette double genèse théâtrale et de définir laquelle des deux était la plus plausible.

En 1699, le dramaturge était formel : « Madame la Princesse de Conty, chez qui j’ay eu l’honneur d’estre élevé, me choisit elle-même ce sujet préférablement à beaucoup d’autres99 ». Au moment où La Grange-Chancel commença la rédaction d’Oreste et Pilade, en 1696, le jeune homme était un page de la princesse depuis cinq ans. En outre, la déclaration de La Grange-Chancel doit être interprétée comme un choix de la princesse parmi plusieurs sujets que son protégé lui aurait proposé. Cela n’est pas surprenant quand on sait la générosité de la princesse de Conti et le soin qu’elle avait de son entourage. Elle semble s’être toujours intéressée à l’activité dramatique de La Grange-Chancel puisqu’en 1732 il lui envoya son ultime tragédie, Cassius et Victorinus.

Or, s’il est compréhensible qu’en 1734 La Grange-Chancel ait voulu écrire une nouvelle préface à Oreste et Pilade, en rapport avec la seconde édition de son Théâtre complet, il est surprenant qu’il ait donné une toute autre explication à l’élaboration de cette tragédie. Il affirma d’abord que l’idée lui était venue de ses lectures d’Euripide, « où le celebre Racine avoit fait des moissons si avantageuses à la République des Lettres100 ». Que La Grange-Chancel ait pris le grand dramaturge pour modèle n’est pas surprenant. Toutefois, la suite des déclarations semble plus aberrante. Dans sa longue préface à Jugurtha, datant de la seconde édition de 1734, l’auteur avait déjà fait mention de la relation maître-élève qui se serait établie entre Racine et lui-même par l’intermédiaire de Louis XIV101. Dans la seconde préface à Oreste et Pilade, il expliqua s’être décidé pour ce sujet mythologique lors d’entretiens avec Racine « qui ne [lui] refusoit point ses bons avis ». Il ajouta même que son invention du personnage de Thomiris – calquée sur celle du personnage d’Eriphile dans l’Iphigénie de 1674 – « fut aprouvée par M. Racine ». Cela ne peut être qu’une extravagance de La Grange-Chancel quand on sait que Racine s’était retiré de l’écriture tragique en 1677, après la création de Phèdre, pour devenir historiographe du roi, avant de se tourner progressivement vers la dévotion. Le 5 juin 1693, Racine écrivit une lettre à son fils ainé, Jean-Baptiste, qui souhaitait alors suivre les traces de son père en se lançant dans le théâtre : « Je ne saurois trop vous recommander de ne vous point laisser aller à la tentation de faire des vers français, qui ne serviroient qu’à vous dissiper l’esprit102 ». En 1695, il conseilla dans une autre lettre à ce même fils de ne pas fréquenter le théâtre : « Je sais bien que vous ne seriez pas déshonoré devant les hommes en y allant, mais ne comptez vous pour rien de vous déshonorer devant Dieu ? ». Il continuait sa lettre en vantant les mérites du petit-fils de Louis XIV, le grand dauphin, alors âgé de treize ans et éduqué par Fénelon :

Songez que M. le duc de Bourgogne, qui a un goût merveilleux pour toutes ces choses, n’a encore été à aucun spectacle […]. Et quelles gens trouvez-vous au monde de plus sages et de plus estimés que ceux-là ?103.

Il est donc impossible que le pieux Racine de la fin du XVIIe siècle eût offert conseils et leçons théâtrales à La Grange-Chancel. De même, il est totalement absurde qu’il ait été présent à la première représentation de Jugurtha en 1694. Ce fait n’est absolument pas avéré comme nous l’ont confirmé nos recherches à la Comédie-Française où aucun des registres ne mentionne la venue de l’éminent dramaturge.

Alors pourquoi une telle fantaisie de la part de La Grange-Chancel ? Le premier élément de réponse que l’on peut donner est qu’entre 1699 et 1734, trente-cinq années se sont écoulées. Racine est mort, un mois après la première publication d’Oreste et Pilade104, Louis XIV également105. Personne ne pouvait donc plus confirmer ou infirmer la relation privilégiée que s’inventa La Grange-Chancel avec Racine. La princesse de Conti, âgée de soixante-huit ans et devenue dévote à son tour, n’allait certainement pas non plus s’exprimer sur ce sujet, si tant est qu’elle ait eu connaissance de cette préface. La Grange-Chancel pouvait donc librement mettre au point une « légende » qui valorisait son statut de dramaturge et qui serait reprise par la postérité.

En outre, il est possible que notre auteur ait croisé, durant sa jeunesse passée à la Cour, le célèbre Racine. En effet, celui-ci ne cessa de se rendre à Versailles – il disposait d’un logement dans le château – dans les derniers mois de sa vie, en 1699. Alors quoi de plus normal pour le petit provincial rêvant de reconnaissance et de théâtre que d’être admiratif du grand Racine ? Peut-être que La Grange-Chancel avait longtemps refoulé sa frustration de n’être qu’un dramaturge médiocre à l’heure du déclin du classicisme. Nous pouvons supposer alors qu’à cinquante-sept ans il coucha sur papier ce dont il avait toujours rêvé, allant jusqu’à s’inventer des anecdotes romanesque106. Quoi qu’il en soit, l’influence de Racine sur La Grange-Chancel est indéniable. Le texte d’Oreste et Pilade regorge par exemple de vers et de tournures inspirés par Racine107. Le fait que Mlle de Champmeslé, comédienne favorite de Racine qui lui avait confié ses plus beaux rôles féminins, ait joué le rôle d’Iphigénie dans Oreste et Pilade amena une nouvelle fois La Grange-Chancel à évoquer Racine : « Mademoiselle de Champmelé, qui representoit Iphigénie dans un âge où l’on n’a plus les agrémens de la jeunesse, ne fit pas verser plus de larmes dans le rôle de M. Racine, qu’elle en fit verser dans le mien108 ». Comme si l’auteur cherchait à tout prix à se rapprocher de celui dont il aurait tant aimé être le disciple et le digne successeur.

Un sujet mythologique §

Au XVIIe siècle, les aventures de la famille des Atrides fournirent matière à nombre de tragédies. La seconde pièce de La Grange-Chancel, dont le titre complet est Oreste et Pilade, ou Iphigénie en Tauride, s’inscrivit dans cette veine de pièces à sujet mythologique. En 1697, les trois noms propres du titre, issus de la légende grecque, évoquaient à eux seuls le souvenir d’effroyables calamités et attiraient d’emblée la sympathie des spectateurs. En effet, les enfants d’Agamemnon avaient fait l’objet de plusieurs tragédies tout au long du siècle. Iphigénie sacrifiée en Aulide avait été traitée dans trois pièces de 1640 à 1675 par Rotrou, par Racine et par le Clerc, en collaboration avec Coras. L'Iphigénie de Racine (1674) est bien sûr celle qui eut le plus de succès. Racine avait également mis le personnage d’Oreste sur la scène, à travers sa tragédie Andromaque, datant de 1667. Toutefois, c’est un Oreste affaibli, véritable épave humaine soumis à Hermione, que présenta Racine. Cette image est bien loin de celle développée à travers l’épisode du voyage en Tauride où Oreste est montré comme courageux et vaillant.

À l’inverse, Iphigénie sacrifiante ne fut pas traitée par les dramaturges du siècle classique avant que La Grange-Chancel n’osât entreprendre sa seconde tragédie. Corneille et Racine avaient souligné les difficultés que représentait ce sujet, le second allant même jusqu’à abandonner la rédaction d’un plan rédigé en prose. Cependant, notre auteur prenait pour génie la facilité dont la nature l’avait doté pour faire des vers. C'est pourquoi, l’orgueilleux déclarait dans la préface de sa pièce : « Il y a long-temps qu’on auroit vû paroître sur la Scene ce sujet, qui est un des plus grands et des plus beaux de l’antiquité, si nos meilleurs Autheurs avoient crû pouvoir en surmonter les difficultez109. » Car bien qu’étant un épisode secondaire de l’histoire des Atrides, Iphigénie en Tauride était un sujet célébré dans l’Antiquité comme étant l’un des meilleurs possibles. Il est celui évoqué le plus de fois, après celui d’Œdipe, par Aristote dans sa Poétique et toutes les évocations sont élogieuses. En outre, cette première tentative tragique ouvrit la voie à de nombreuses pièces sur ce sujet mythologique tout au long du XVIIIe siècle. Parmi elles, nous pouvons citer les tragédies lyriques de Danchet (1704), de Guillard (1779) et de Breuil (1781), respectivement composées par Desmarets, Gluck et Piccinni, et toute trois titrées Iphigénie en Tauride. Celle qui fut écrite par Danchet aurait pu précéder la pièce de La Grange-Chancel sachant que sa rédaction et sa composition furent commencées dès 1696. Il ne restait que le cinquième acte et le prologue à finir lorsque Desmarets fut contraint de quitter la France pour une affaire de mœurs. Il ne revint jamais de son exil et la pièce demeura inachevée jusqu’à l’intervention du compositeur Campra qui termina la pièce en 1704. L'épisode en Tauride donna lieu également à plusieurs tragédies en vers comme celles de Pick (1753) et de Vaubertrand (1757) qui ne furent jamais représentées et seulement publiées. La tragédie de Guimond de la Touche, jouée pour la première fois le 4 juin 1757 au théâtre de la rue des Fossés-Saint-Germain, marqua la fin définitive du Oreste et Pilade de La Grange-Chancel. En effet, cette nouvelle tragédie intitulée Iphigénie en Tauride remporta un véritable succès et fit l’objet de très nombreuses représentations jusqu’au début du XIXe siècle.

Les mésaventures d’Oreste et de sa sœur passionnaient les dramaturges depuis l’Antiquité. À l’époque où se développa la tragédie grecque, au Ve siècle avant notre ère, la vie de ces personnages était suffisamment riche pour nourrir de nombreuses œuvres dramatiques. Jean-Louis Backès indique que sur les trente-deux tragédies grecques qui nous sont parvenues dans leur intégralité, sept font apparaître Oreste – alors que trois seulement font parler Œdipe110. « L'histoire d’Oreste appartient à la gent des Princes d’autrefois », ajoute Jean-Louis Backès111. Fils unique d’Agamemnon, le chef des Grecs qui prit le commandement de l’expédition contre Troie, Oreste est surtout tristement célèbre pour le meurtre de sa mère. À la suite de ce matricide, le jeune homme est poursuivit par les déesses noires, les Érinyes, qui le prennent en chasse. Il erre alors à travers le monde, parfois laissé en paix, d’autres fois au bord de la folie. Nous ne possédons que peu d’informations sur ses errances. « La seule aventure qui soit restée dans les mémoires est celle de son arrivée en Tauride112 ». En outre, les aventures d’Oreste sont rapportées presque uniquement par le théâtre. Dans l’Art Poétique d’Horace, Oreste est mentionné comme étant le personnage tragique par excellence. L'auteur expliquait de surcroît que tous les personnages fournis par la tradition littéraire devaient garder les traits que la légende leur avait donnés. C'est pourquoi Oreste ne peut être représenté que tristis, c’est à dire sombre113.

Le premier texte qui rapporta l’histoire d’Oreste fut l’Odyssée d’Homère qui s’ouvre par les paroles de Nestor revenant sur la situation de la Grèce après la chute de Troie. Oreste est évoqué en tant que meurtrier d’Egisthe et par la même occasion en tant que vengeur du meurtre de son père. Il est donc décrit comme étant un personnage positif, un modèle de droiture. Il ne s’agit que d’une première mention du personnage et les autres épisodes de son histoire, dont le matricide et le voyage en Tauride, n’ont pas encore été inventés. Le début de la tradition littéraire fut marquée par la trilogie d’Eschylle, datant environ de 458 avant J.-C., et intitulée L'Orestie. En effet, le poète relata en trois œuvres de nombreux épisodes de la légende qui nous intéresse. Agamemnon, la première tragédie, présente le meurtre du personnage éponyme et ne fait pas apparaître Oreste sur scène. C'est dans la seconde tragédie, Les Choéphores, que celui-ci commence à jouer son rôle le plus connu : celui du meurtrier de sa mère. Enfin, Les Euménides ont pour sujet le jugement d’Oreste à l’Aéropage. Le jeune homme, attaqué par les Érinyes et défendu par Apollon, gagne ce procès et ne sera plus jamais poursuivit par les déesses vengeresses. Bien que ces trois pièces exposent une grande partie de l’histoire des Atrides, par des allusions ou par le biais de la représentation directe, les aventures d’Oreste sont toujours incomplètes puisqu’il n’y a aucune mention de sa venue en Tauride. Vers 421 avant J.-C., Sophocle écrivit à son tour sur Oreste dans une pièce intitulée Electre. La tragédie s’achève sur le triomphe d’Oreste, assassin de sa mère et de l’amant de celle-ci, mais ne fait aucune allusion à un quelconque réveil des Érinyes ni à la longue période d’errances angoissées. Il faudra en fait attendre Euripide pour que l’histoire du personnage soit complétée, en 413 avant notre ère. La pièce du dramaturge Grec, Iphigénie en Tauride, traita alors de l’épisode qui nous intéresse et dans lequel La Grange-Chancel trouva matière pour sa seconde tragédie.

Le traitement de la source littéraire §

La malédiction qui pèse sur la famille des Atrides et les infortunes qui en découlent ont largement fourni de la matière au genre tragique. Les aventures d’Iphigénie, et plus précisément son exil sur les terres des Scythes, ont été traitées par de nombreux auteurs, de l’Antiquité d’Euripide jusqu’au XVIIIe siècle de Voltaire. La comparaison des diverses versions du sujet d’Iphigénie en Tauride met immédiatement en valeur les aménagements faits par chaque auteur à la progression dramatique de la pièce et au traitement des personnages, retraçant fidèlement l’évolution de l’esthétique tragique au fil du temps. Même les plus brillants dramaturges puisèrent certaines de leurs idées au fond du puits infini de la littérature et La Grange-Chancel, bien qu’âgé de seulement vingt ans, avait déjà suffisamment lu pour pouvoir s’inspirer de ses prédécesseurs.

La principale source antique : Iphigénie en Tauride d’Euripide (vers 414 avant J.-C.) §

Dans la première préface à Oreste et Pilade, publiée en 1699, La Grange-Chancel évoquait Euripide, « sans lequel il n’y auroit point de Piece114 ». Lors de la seconde édition des Œuvres de Monsieur de La Grange-Chancel, notre auteur précisait sa source principale en ces termes : « Je crus avoir trouvé dans l’Iphigénie in Tauris le sujet que je desirois ; j’y vis des Scenes interessantes, qui sembloient ne me devoir coûter que la peine de les traduire ; mais j’avouë que j’y trouvai en même tems des difficultés capables de me détourner de mon entreprise115 ». Toutefois, en 1697, nous n’étions plus au temps de la redécouverte des thèmes de l’Antiquité. Ceux-ci avaient déjà été présentés sur la scène du théâtre du XVIIe siècle et n’étaient donc pas inconnus du public. Cela laissait alors plus de liberté aux auteurs de la fin du siècle qui pouvaient jouer avec leur créativité tout en conservant la trame première de la tragédie. En outre, ce qui était du goût des anciens n’était pas forcément apprécié par les spectateurs du temps de notre poète qui avaient des exigences précises et une capacité de critique aiguisée. Ainsi, en adaptant Iphigénie en Tauride d’Euripide, La Grange-Chancel conserva certains passages sans y apporter de modifications majeures ; cependant, il mit également en place de profonds changements tant au niveau de la construction que du fond de la pièce116.

La liste des acteurs, comme on disait au XVIIe siècle, propose des différences intéressantes chez La Grange-Chancel, par rapport aux personnages présents dans la pièce d’Euripide. La tragédie de 1697 réclamait dix comédiens, tandis que celle de 414 avant J.-C. n’en demandait que huit. Maigre différence pourrait-on penser. Cependant, sur les dix personnages de La Grange-Chancel, quatre seulement ont été empruntés à Euripide, à savoir Thoas, Iphigénie, Oreste et Pilade, dont les tourments étaient destinés à émouvoir les spectateurs. Notre dramaturge avait donc choisi de mettre en scène les personnages principaux de la pièce d’Euripide, laissant les personnages secondaires de côté. Cette dernière affirmation n’est pas tout à fait exacte. Si La Grange-Chancel supprima bel et bien Athéna et le chœur de captives grecques, pour des raisons que nous allons développer, il conserva les interventions du Bouvier et du serviteur de Thoas. Il leur donna toutefois des noms propres et modifia leur statut afin de valoriser un peu ces rôles. Le gardien du bétail devint l’un des principaux ministre des Scythes et fut nommé Hidaspe ; le simple serviteur anonyme prit le nom de Taxis et fut fait capitaine des Gardes. Il n’est pas étonnant que l’on ne retrouve pas le chœur dans Oreste et Pilade. Véritable acteur dans les tragédies grecques, le chœur était un élément constitutif de ce genre dont le rôle se déprécia au fil du temps117. Dans sa Poétique, Aristote en parlait ainsi : « Quant au chœur, il faut établir que c’est un des personnages, une partie intégrante de l’ensemble et le faire concourir à l’action118 ». L'auteur ajoutait d’emblée qu’il était préférable de suivre le modèle de Sophocle plutôt que celui d’Euripide qui en faisait un ornement plus qu’un lien avec le héros. Dans Iphigénie en Tauride, le chœur représentait des esclaves grecques que Thoas avait attachées au service d’Iphigénie. Au XVIIe siècle, La Grange-Chancel transforma ce personnage collectif en une confidente de l’héroïne nommée Cyane. Enfin, le personnage de la déesse Athéna ne put être conservé par notre dramaturge. Ce personnage qui apparaissait lors du dénouement de la pièce antique nécessité la mise en place d’une machine. Ce deus ex machina aurait pu coûter le succès d’Oreste et Pilade, à une époque où ce procédé contraire à la vraisemblance était fortement désavoué. C'est pourquoi, La Grange-Chancel inventa un nouveau personnage, prénommé Thomiris, pour permettre un dénouement autre à sa pièce. Il adjoignit à ce personnage féminin royal un adjuvant du nom d’Anthenor, ministre des Scythes resté fidèle au feu roi de Tauride. Ainsi se dessinèrent les premières modifications.

Pourtant, notre poète préserva certains éléments de la pièce d’Euripide bien que ceux-ci ne furent pas des plus importants. En effet, si l’on compare les deux tragédies, on constate que les ressemblances portent principalement sur le caractère de certains personnages, sur des éléments du passé plus ou moins détaillés par La Grange-Chancel ou encore sur quelques traits qui sont loin d’être fondateurs. Tout d’abord le personnage du roi est présenté dès le prologue d’Iphigénie en Tauride comme un être brutal ; le personnage éponyme évoque ainsi la Tauride : « Un roi barbare y règne, gouvernant des Barbares, Thoas, aussi vite à la course que les oiseaux au vol119 ». Dans Oreste et Pilade, c’est Thoas lui même qui souligne, dès la première scène, son caractère cruel et injuste. Roi de Tauride à condition d’épouser Thomiris, Thoas tomba pourtant amoureux d’une autre. Toutefois, de peur de perdre le trône, il assassina tous les prétendants de Thomiris (vers 67-69). Iphigénie elle-même confirme cet aspect du roi deux scènes plus tard en le qualifiant de « tyran » (vers 241), terme qu’elle répètera à dix reprises au cours de la pièce. Le caractère du personnage d’Oreste chez La Grange-Chancel est également fondé sur celui d’Euripide, en particulier en ce qui concerne le courage du jeune homme qui ne craint pas de mourir. Au second épisode d’Iphigénie en Tauride, où Oreste explique longuement que c’est s’accabler d’un double mal que d’avoir peur de la mort alors qu’elle ne pourra être évitée120, répond la scène VI de l’acte III d’Oreste et Pilade où le fils d’Agamemnon qualifie la mort qui l’attend d’« heureuse » car finissant ses errances. Il insiste même pour que la prêtresse l’immole au plus vite (vers 887-890). L'amitié entre Oreste et Pilade est pareillement traitée par les deux dramaturges. En effet, dans les deux pièces, les fidèles amis n’ont de cesse de vouloir mourir l’un pour l’autre. Dans Iphigénie en Tauride, au troisième épisode, Pylade – ainsi que l’orthographiait Euripide – se confie à Oreste qui a été condamné au sacrifice :

Si tu péris, je ne te survivrai que dans la honte. J'ai fait avec toi le voyage, et je dois partager ta mort. Sinon, l’on me dira un lâche, un faux ami. […] Je ne vois qu’une issue : c’est d’expier en même temps que toi, prenant ma part du sacrifice et du bûcher, car je suis ton ami, et je veux le rester sans reproche121.

La Grange-Chancel intégra à sa pièce ce dévouement et c’est pourquoi Pilade évoque à la scène IX de l’acte III la mort qui les attend tous deux (vers 1030-1031). À ce sacrifice amical, Euripide faisait répondre Oreste par un refus catégorique :

Ne parle pas ainsi. Je dois supporter mes propres malheurs, mais c’est assez d’une souffrance sans en assumer deux fois plus. La douloureuse honte dont tu parles, elle est pour moi si je cause ta mort […] Sauve ta vie […] Pars, vis [...].

La Grange-Chancel fit adopter la même attitude à son personnage (vers 1032-1036). De la même façon, le Pylade d’Euripide faisait éclater sa joie lors des retrouvailles entre le frère et la sœur au troisième épisode d’Iphigénie en Tauride et cela peut faire écho au Pilade de La Grange-Chancel qui partage le bonheur des deux Grecs (vers 1256-1257).

Les ressemblances entre les deux œuvres ne s’arrêtent pas aux caractéristiques des personnages. La Grange-Chancel fut fidèle à certains aspects du mythe développés dans la pièce d’Euripide. Par exemple, au même moment, dans les deux tragédies, Iphigénie évoque son passé et en particulier le sacrifice en Aulide dont elle a été la victime. Dans Iphigénie en Tauride, le personnage fait une allusion à sa conduite au bûcher au premier épisode de la pièce antique ; dans Oreste et Pilade, Iphigénie rappelle l’oracle de Calchas et l’intervention de Diane qui la sauva, à la scène V du premier acte. Ces mêmes détails étaient présents chez Euripide dès l’ouverture, accompagnés d’informations supplémentaires telles que la promesse qu’Agamemnon avait faite à la déesse Artémis de lui consacrer ce que l’année de la naissance d’Iphigénie avait fait de plus beau ; les navires en partance pour Troie retenus au port ; la prise d’Hélène retardée ; le mensonge d’une union entre Achille et Iphigénie ; le bûcher et l’arrivée en Tauride. De même, La Grange-Chancel adopta les raisons précisées par Euripide concernant la venue d’Oreste sur les terres hostiles de Thoas. À la scène V de l’acte III, le personnage maudit revient sur le meurtre de sa mère qu’il a commis pour venger la mort de son père et sur l’oracle d’Apollon qui lui a commandé de venir en Tauride enlever la statue de Diane, expiant ainsi son matricide. Notre auteur reformula les dires du personnage d’Oreste dans Iphigénie en Tauride qui dès le prologue évoque ce motif d’expiation. Notons tout de même qu’Euripide, comme pour l’épisode du sacrifice à Aulis, détaillait d’avantage le passé des personnages puisqu’au troisième épisode, nous trouvons des informations supplémentaires sur la poursuite des Érinyes et le jugement de l’Aréopage. Un passage qui est presque calqué par La Grange-Chancel sur la tragédie antique fait référence à ces furies qui persécutent Oreste et le rendent victime de violentes hallucinations. Au premier épisode d’Iphigénie en Tauride, le personnage du Bouvier entre sur scène et annonce à Iphigénie la capture de deux Grecs. Il fait alors le récit du comportement d’Oreste en ces termes :

Mais voilà qu’un des inconnus sort de la grotte, se dresse avec de grands mouvements de la tête et se met à gémir en agitant les mains dans un transport de folie, criant comme un chasseur : « Pylade, la vois-tu près de moi ? Et l’autre, ce monstre d’enfer qui veut me tuer en lançant contre moi ses terribles vipères ? Et celle qui ouvre sa robe pour souffler feu et sang, les ailes battantes, portant ma mère dans ses bras, un bloc de rocher à lancer sur moi. O dieux ! elle va m’écraser ! Où fuir ? »122.

Nous avons cru intéressant de citer ce passage en entier afin de le mettre en miroir avec la scène IX de l’acte II d’Oreste et Pilade où Hidaspe fait le récit de la capture d’Oreste, reprenant les mêmes motifs (vers 683-690). La parallèle est aisée à établir entre les deux extraits. Cependant, La Grange-Chancel n’explora pas jusqu’au bout le pathétique que lui aurait permis cette scène. Si Euripide insista principalement sur les répercutions physiques de la folie d’Oreste que l’auteur montra se révulsant, hurlant et bavant, le dramaturge du XVIIe siècle préféra mettre en avant la violence du personnage envers les autres et non plus envers lui-même. La Grange-Chancel commit de surcroît une erreur en évoquant les Euménides à la place des Érinyes. Les furies persécutrices ne deviennent des « Bienveillantes » qu’une fois le crime expié.

Un second passage d’Iphigénie en Tauride se retrouve presque textuellement dans Oreste et Pilade. Il s’agit de l’échange entre Iphigénie et Oreste au moment où la prêtresse vient annoncer la mort du jeune Grec. Iphigénie pose des questions sur sa patrie et sur les siens auxquelles Oreste répond de façon lacunaire. Les questions que pose Iphigénie dans la pièce de La Grange-Chancel sont toutes empruntées à Euripide : la prêtresse questionne l’étranger sur son nom (vers 896), sur la ville dont il est originaire (vers 899), sur le sort d’Agamemnon (vers 904-905), sur le meurtrier de celui-ci (vers 924) et enfin sur l’assassin de Clytemnestre (vers 962). Une nouvelle fois, notre auteur passa à côté du pathétique que permettait la scène. Outre ces mêmes questions, nous trouvons dans la tragédie d’Euripide des interrogations sur les raisons de la venue d’Oreste en Tauride, sur le destin de Troie, sur Hélène, sur le retour des Grecs dans leur patrie avec des questions plus précises sur certains d’entre eux tels que Calchas, Ulysse et Achille, sur Electre et enfin sur ce que l’on pense en Grèce du sacrifice d’Iphigénie. L'échange est donc plus étendu dans Iphigénie en Tauride, d’autant plus que, dans cette pièce, Oreste tarde à répondre aux questions, empruntant des détours qui multiplient alors la curiosité d’Iphigénie. Dans Oreste et Pilade, ce passage tient sur soixante-six vers de l’acte III, là où chez Euripide il occupe la majeure partie du second épisode.

Enfin, bien que le dénouement soit différent d’une pièce à l’autre, La Grange-Chancel reprit tout de même certains éléments déjà présents dans Iphigénie en Tauride. La tempête qui empêche le départ des trois Grecs en partance pour leur patrie est longuement détaillée dans la pièce d’Euripide :

Tant qu’il fut dans la baie, le bateau fila. Mais au passage de la barre, une forte lame vint à sa rencontre et le fit peiner. Car un vent violent s’était soudain levé qui enflait les voiles en soufflant de proue. Eux tenaient bon, luttant contre la vague. Le flot déchaîné cependant les ramenait vers la côte. […] Mais le bateau, de plus en plus donnait dans les récifs [...]123.

Ce même événement est présent dans Oreste et Pilade mais il se résume en deux vers récités par le personnage de Taxis aux vers 1580 et 1581 (Le jour nous a fait voir la troupe fugitive / Qu'un orage imprévû retient près de la rive). À la dernière scène, Anthenor donne un peu plus d’éléments en évoquant « les flots impetueux, et les vents en furie » (vers 1628).

Ainsi, le dramaturge du XVIIe siècle ne parvint pas vraiment à rester fidèle au texte-source. Même s’il reprit certains éléments de la pièce antique, il ne put s’empêcher d’y apporter quelques modifications plus ou moins marquées. Par exemple, dans les deux pièces le dessein d’Oreste sur les terres de Tauride est connu dès l’ouverture. Toutefois, dans le prologue d’Euripide, c’est le personnage concerné qui s’épanche sur son projet, alors que La Grange-Chancel, préférant retarder l’entrée d’Oreste sur scène, confia à Anthenor, de retour de Grèce, la tâche d’informer les spectateurs sur les motivations du jeune Grec, à la scène II de l’acte premier.

De même, notre dramaturge conserva le passage où Iphigénie souhaite transmettre une lettre aux siens par le biais du Grec arrivé en contrée barbare. Cependant, La Grange-Chancel n’accorda pas la même importance à cet élément. Chez Euripide, la lettre est d’abord confiée à Oreste qui, refusant de sauver sa vie au dépend de celle de son ami, supplie Pylade de prendre sa place et de rester en vie. Dans Iphigénie en Tauride, la lettre est également le moteur de la scène de reconnaissance entre la jeune femme et son frère. À l’inverse, La Grange-Chancel en fit un élément secondaire et presque inutile puisque Iphigénie souhaite la confier directement à Pilade qui refuse de quitter la Tauride ; la lettre n’étant alors plus jamais évoquée.

Un autre élément que l’on retrouve dans les deux tragédies, mais traité différemment, concerne l’identité du meurtrier de Clytemnestre. Dans les deux pièces, Oreste la révèle à Iphigénie. Chez Euripide, le personnage annonce seulement qu’il s’agit du fils de la victime, cachant à la fois sa propre identité et ne s’accusant donc pas de ce matricide. Iphigénie sait donc que le criminel est son frère mais ne se doute pas que celui-ci est devant elle. La Grange-Chancel choisit une autre voie puisqu’il fit s’accuser Oreste de la mort de Clytemnestre, sans révéler que le personnage était également le fils de cette femme. Ainsi, Iphigénie ignore également l’identité de l’étranger qu’elle a sous les yeux mais cette révélation attise une haine à l’égard de ce Grec qui ne prendra fin que lors de la reconnaissance.

Par une analyse plus fine, nous avons pu retrouver certains échos entre les deux pièces concernant des procédés utilisés par Euripide puis par La Grange-Chancel. Le début d’Iphigénie en Tauride fait état d’un rêve fait par le personnage éponyme et qui annonçait la mort de son frère Oreste. Cela entraîne d’ailleurs chez Iphigénie une volonté d’offrir des libations en guise de deuil à ce frère qu’elle croit perdu. Dans le Parodos, la prêtresse revêt des vêtements adaptés à une cérémonie funèbre et s’épanche sur sa tristesse et sa colère d’être éloignée de la dépouille de son frère unique. Cet élément ouvre la pièce d’Euripide mais est totalement absent de la pièce de La Grange-Chancel. Pourtant, à l’évocation du songe succèda au XVIIe siècle l’usage de l’oracle. En effet, la première scène d’Oreste et Pilade comporte le récit d’un oracle d’Apollon, entendu par Thoas un an auparavant et qui lui annonçait le danger que représenterait la venue d’un dénommé Oreste en Tauride. Ceci est inventé par le dramaturge car il n’y a pas de trace de cet oracle dans Iphigénie en Tauride où Oreste ne représente d’ailleurs à aucun moment une menace pour le royaume. Toutefois, le procédé utilisé par La Grange-Chancel fait échos à celui mit en place par Euripide. Les tragédies conduites par la fatalité se caractérisent selon Henri Patin « par la présence et l’intervention des dieux, par des apparitions, par des oracles, par des présages ou encore par des songes124 ». Ces éléments, obscurs et symboliques, « marquent certains rapports avec le passé ou avec l’avenir125 ». La Grange-Chancel, tout en écartant le songe d’Iphigénie, a su mettre en place, par un procédé identique, l’élément prêt à survenir et d’où doit sortir la tragédie.

Enfin, nous donnerons un dernier exemple pour illustrer les raisons de la transformation d’un même élément entre l’Antiquité et le XVIIe siècle. Dans la pièce d’Euripide, Iphigénie est une prêtresse de Diane consacrée à servir les autels de la déesse. Ce statut se retrouve dans la tragédie de La Grange-Chancel. Toutefois, dans Iphigénie en Tauride, le jeune femme ne sacrifie pas les étrangers de ses mains, ce qui serait contraire aux mœurs du temps où une femme ne pouvait guère avoir un rôle important à jouer dans la société, et encore moins celui de donner la mort à des hommes. C'est pourquoi, Iphigénie n’a pour tâche que celle de préparer les sacrifices. Euripide insistait d’ailleurs sur ce point lors d’un brève échange entre Oreste et la prêtresse :

ORESTE
Ainsi toi, une femme, tu lèves l’épée pour tuer des hommes ?
IPHIGENIE
Non. Je ne ferai qu’asperger tes cheveux d’eau lustrale.
ORESTE
Qui donc m’égorgera ? Puis-je le demander ?
IPHIGENIE
Ceux qui ont cet office sont dans le sanctuaire.126

Au XVIIe siècle, les femmes se sont affirmées et surtout, la littérature a largement développé l’emprise qu’elles peuvent avoir sur les hommes. En ce qui concerne le théâtre, le public d’alors ne s’offusquait plus à l’idée qu’une femme puisse tremper ses mains dans le sang des autres. Les spectateurs avaient déjà vu par exemple Roxane décider de tuer l’innocent Bajazet127, ou, comble d’horreur, Médée attenter à la vie de ses enfants128. Iphigénie pouvait donc mettre à mort des étrangers.

Adapter une pièce antique sur la scène du XVIIe siècle demandait donc certaines modifications. De surcroît, les dramaturges classiques devaient tenir compte de nouvelles règles dont le respect était un gage de réussite. C'est pourquoi, Oreste et Pilade présente des différences considérables en comparaison avec Iphigénie en Tauride. La tragédie d’Euripide proposait une trame simple : Iphigénie, transportée miraculeusement en Tauride, retrouve son frère contre toute attente et s’enfuit avec lui, et l’ami de celui-ci, par le biais d’un artifice. Toutefois, cela n’aurait pas suffit à retenir l’attention du public, et même celle des comédiens, du temps de La Grange-Chancel car, comme le rappelle Georges Forestier, « […] le genre de la tragédie ne s’entendait guère au XVIIe siècle sans enjeu amoureux [...]129 ». C'est ainsi qu’Oreste et Pilade s’ouvre sur la préparation d’un hymen entre le roi Thoas et la prêtresse Iphigénie. Cette union s’annonce de surcroît difficile car on apprend rapidement la réticence d’Iphigénie à ce mariage. À l’instar de la majorité des tragédies du siècle classique, un fil d’intrigue à caractère amoureux est donc mis en place. Dans Iphigénie en Tauride d’Euripide, il n’est jamais question d’amour entre les personnages. Thoas nomme même Iphigénie « la Grecque » et ne s’intéresse à elle qu’en sa qualité de prêtresse. La tragédie de La Grange-Chancel présente en outre un second amour, cette fois-ci réciproque et totalement absent chez Euripide. Il s’agit de l’amour soudain dont est frappé Pilade lors de sa rencontre avec Iphigénie (acte II, scène VII). Si Iphigénie se montre d’abord choquée par ses déclarations – son rôle auprès de la déesse Diane ne lui permettant pas d’écouter l’épanchement amoureux de Pilade sans rougir – le spectateur comprend vite qu’elle n’est pas insensible et qu’elle éprouve les mêmes sentiments que le jeune homme. Elle l’avoue d’ailleurs brièvement à Pilade aux vers 1330-1331. La tension est alors dédoublée : Thoas veut mettre à mort les Grecs – dont Pilade – afin de presser son union avec Iphigénie qui est tombée amoureuse de l’étranger menacé.

Lors du cinquième acte, le personnage de Thomiris révèle à Thoas l’identité de ceux qu’il maintenait dans son Empire et dévoile l’hymen qui a uni Pilade et Iphigénie sur les navires des Sarmates. Ce couple ne se retrouve pas chez Euripide où Pylade arrive en Tauride déjà uni à une femme qui n’est autre qu’Electre, la sœur d’Iphigénie et d’Oreste. C'est d’ailleurs par l’évocation de celle-ci qu’Oreste parvient à dissuader son ami de le suivre dans la mort : « Tu auras des enfants de ma soeur que je t’ai donné pour épouse, et mon nom survivra, et l’on ne verra pas s’éteindre ma maison faute de descendants130 ». De même lorsqu’Iphigénie demande des nouvelles d’Electre après avoir reconnu son frère, ce dernier lui répond : « Elle est la femme de Pylade, et vit heureuse avec lui131 ». Les conventions classiques orientèrent donc en grande partie les modifications que se devait d’appliquer La Grange-Chancel. C'est pourquoi il créa également le personnage de Thomiris, fort utile à la composition de sa pièce dans le respect des nouvelles règles tragiques132. Notons en outre que les quatre stasimons133 d’Iphigénie en Tauride, qui n’avaient plus leur place dans la pièce de notre auteur, furent remplacés par les interventions de Thomiris ou par des passages qui concernaient ce nouveau personnage.

De plus, pour des raisons de vraisemblance et de bienséance, un élément de la tragédie d’Euripide ne figurent pas dans celle de La Grange-Chancel. Il s’agit bien entendu de l’intervention de la déesse Athéna, à la fin d’Iphigénie en Tauride, qui réussit à convaincre Thoas de laisser partir les trois Grecs sans éprouver de la colère et qui permet ainsi un dénouement heureux sans aucun mort. Comme nous l’avons déjà évoqué, ce principe de deus ex machina n’était pas bien vu en cette fin de XVIIe siècle. La sagesse du roi dupé dans la pièce d’Euripide ne pouvait pas être conservée par La Grange-Chancel qui présentait son personnage comme un usurpateur violent tout au long de la pièce. C'est pourquoi, dans Oreste et Pilade, Thoas, furieux, décide de rejoindre le combat où il trouve finalement la mort.

D'autres éléments moins importants présentent des différences entre les deux pièces. Par exemple, dans Iphigénie en Tauride, le peuple de Tauride reste fidèle au roi et celui-ci fait appel à lui pour être défendu :

[…] vous tous, habitants de ce pays barbare, mettez la bride à vos chevaux, courez à la côte. Les épaves du navire grec seront pour vous. […] Lancez aussi sur l’eau vos rapides canots. Poursuivons-les sur mer, et sur les terres avec nos chevaux, puis nous les saisirons, nous les lancerons du haut des rochers, ou bien nous les empalerons134.

À l’inverse, dans Oreste et Pilade, le peuple des Scythes marque son opposition à Thoas en s’alliant aux Grecs et en respectant les ordres de Diane qui demande la protection des étrangers - ordres qui ne sont en fait qu’un artifice inventé par le personnage d’Iphigénie. Cette différence dans l’attitude du peuple à l’égard du roi s’explique aisément car dans la pièce d’Euripide le statut du roi n’est jamais remis en cause là où la tragédie de La Grange-Chancel insiste sur l’usurpation du trône par Thoas. Le peuple peut alors faire preuve de sédition. C'est cette différence qui définit également le comportement d’Iphigénie vis-à-vis de Thoas. En effet, dans Iphigénie en Tauride la prêtresse marque à plusieurs reprises son respect pour le roi, s’opposant même à ce que son frère le tue :

ORESTE
Ne pourrions-nous tuer le roi ?
IPHIGENIE
Qu'oses-tu proposer ? Tuer celui qui m’a reçue ?
ORESTE
Si c’est pour nous sauver tous deux, il faut courir le risque.
IPHIGENIE
J'admire ton audace, mais ne saurais m’y décider135.

C'est un rapport tout autre qu’entretient Iphigénie et le roi dans Oreste et Pilade, la jeune femme n’ayant de cesse de qualifier celui qui la retient sur des terres étrangères, et qui veut lui imposer un mariage, de « tyran », de « cruel » ou encore de « barbare ». D'ailleurs, Thoas a bien plus d’importance dans Oreste et Pilade qu’il n’en a dans la tragédie d’Euripide. En effet, dans cette dernière, le roi n’apparaît qu’au quatrième épisode alors qu’il ouvre la pièce de La Grange-Chancel. Dans Iphigénie en Tauride, Thoas n’est pas un mauvais roi, sa place sur le trône n’est jamais remise en question alors que dans la tragédie classique un fil d’intrigue secondaire est basé sur son usurpation du trône. Chez Euripide, il fait confiance à Iphigénie et la respecte en sa qualité de prêtresse, ce qui permet à la jeune femme de lui mentir aisément. À l’inverse, dans Oreste et Pilade, Thoas est amoureux d’Iphigénie et il lui obéit en amant servile.

Enfin, la tragédie de La Grange-Chancel accorda une grande place à l’hésitation du roi sur l’identité de son ennemi. Thoas s’entretient même longuement avec les Grecs afin de démêler la vérité. Pourtant, dans Iphigénie en Tauride, le roi ne se préoccupe guère de l’identité de ses victimes qu’il souhaite immoler selon la coutume au même titre que les infortunés qui les ont précédés. Thoas n’entre d’ailleurs jamais en contact avec eux puisque, les pensant impurs, il se cache les yeux pour éviter d’être souillé à leur vue. Il y aurait encore bien des différences à relever dans l’étude comparative des deux œuvres mais nous avons retenu les plus importants afin d’illustrer le travail de réécriture d’un texte antique destiné à être mis sur la scène d’un théâtre du XVIIe siècle. Nous avons vu que si La Grange-Chancel conserva la trame d’Iphigénie en Tauride, il étoffa sa pièce en créant d’autres fils d’intrigues susceptibles d’intéresser les spectateurs. Il supprima au contraire les éléments qui auraient heurté le principe de vraisemblance cher aux classiques et il modifia à sa guise certains détails du texte-source, laissant libre cours à son imagination.

Création d’un fil d’intrigue secondaire : le personnage de Thomiris §

En 1630, dans sa Lettre sur la règle des vingt-quatre heures, Jean Chapelain affirmait : « Je pose donc pour fondement que l’imitation en tous Poèmes doit être si parfaite qu’il ne paraisse aucune différence entre la chose imitée et celle qui imite136 ». Ce serait une grande méprise que de prendre cette assertion au pied de la lettre en l’interprétant comme contraire à la pensée classique dominante qui cherchait alors à atteindre « une imitation, non parfaite, mais perfectionniste137 ». Au cours de son étude consacrée à ce sujet, Georges Forestier a démontré en quoi l’affirmation de Chapelain n’était « ni contradiction, ni reniement, ni même paradoxe138 » mais que l’imitation parfaite proposait par le théoricien était en fait une imitation corrigée par la vraisemblance – donc parfaite – qui donnait l’illusion du vrai au spectateur. Et quoi de plus éminemment classique que cette pensée, à une époque où la tragédie du XVIIe siècle avait mis au point des règles précises basées sur le principe fondateur de la vraisemblance et devant répondre à un second principe appelé bienséance ? Dès lors, tous les éléments développés dans les tragédies antiques ne pouvaient pas être calqués par les dramaturges classiques puis repris sur leur théâtre car comme l’affirmait Corneille dans l’un de ses Discours, « ce qui plaisait au dernier point à ces Athéniens ne plaît pas également à nos Français139 ». C'est pourquoi les auteurs du XVIIe siècle durent adapter leurs pièces aux convenances de leur temps.

L'un des reproches que la critique formula à l’égard d’Oreste et Pilade visait le personnage de Thomiris, inventé par La Grange-Chancel. L'auteur précisait en effet dans la préface de sa tragédie qu’il « ne répondra[it] pas seulement à la mauvaise critique de ceux qui [avoient] condamné Thoas et Thomiris140 ». Les Frères Parfaict reprirent, quelques années plus tard, le jugement sévère sur ces personnages puisqu’ils déclarèrent :

Rien n’est plus manqué que les caractères de Thoas et de Thomiris. […] À l’égard de Thomiris, sans amour pour Thoas, et sans intérêt pour Oreste, elle se démène et fait des menaces, comme si le destin des Acteurs dépendoit d’elle141.

Certes, Thomiris ne nourrit pas de sentiments pour le roi, comme l’aurait voulu La Harpe qui compare le personnage de La Grange-Chancel à Hermione dans Andromaque de Racine. Les deux femmes se trouvent effectivement dans une situation semblable : promises au souverain, elles voient ce dernier leur proposer de rompre leur engagement afin d’épouser une captive. Bafouées, elles conspirent contre le roi jusqu’à obtenir – dans les deux cas par le biais d’Oreste – la mort du tyran. Toutefois, si Thomiris a la fierté d’Hermione, elle ne partage nullement sa passion amoureuse. Elle est animée par le désir de conserver un royaume qui lui revient de droit et de se venger de l’affront que lui impose Thoas. Sa passion est donc celle de la vengeance ; même s’il est vrai que la pièce aurait pu être éminemment plus tragique si Thomiris, en plus de risquer de perdre son trône, avait risqué de perdre celui qu’elle aimait. La seconde critique que font les Frères Parfaict, concernant son absence d’intérêt pour Oreste, est également fondée. À la scène IV de l’acte III, la princesse de Tauride s’entretient brièvement avec le jeune Grec et l’implore de cacher son identité. Oreste croit d’ailleurs que Thomiris est sensible à ses malheurs (vers 803-806 ; 821). En fait, Thomiris compte se servir d’Oreste afin de retarder son éviction de Tauride. Elle sort de surcroît de scène en menaçant celui dont elle se sert comme bouclier (vers 819-820). Toutefois, malgré les défauts de ce personnage sur lesquels la critique insista, l’invention de Thomiris était tout à fait utile, et même nécessaire, au bon déroulement de la pièce.

Dans sa première préface, La Grange-Chancel ne donna pas de véritable explication au personnage de Thomiris. Il se contenta de dire : « Je me suis assez bien trouvé de [Thomiris] pour ne m’en pas repentir142 ». Il fallut donc attendre 1734 pour obtenir plus de détails sur cette invention. L'auteur s’expliqua ainsi :

Les anciens Poëtes ne faisoient point difficulté d’employer le secours d’une machine quand les autres ressources leur manquoient. Mais ce qui étoit toleré parmi eux, feroit échoüer aujourd’hui la plus belle de nos Tragedies.143

Il s’agissait donc d’éviter le deus ex machina présent dans la pièce d’Euripide. Pourtant, l’issue heureuse de la tragédie ne pouvait être modifiée sans dénaturer totalement le sujet. Il était donc inévitable que Oreste, Pilade et Iphigénie puissent quitter la Tauride pour rentrer dans leur pays natal. Il était indispensable également qu’Oreste reparte avec la statue de Diane sur laquelle reposait l’expiation de son matricide et la paix de ses jours. Cette fin, basée sur un coup de théâtre, devait être inchangée ; d’autant plus que ce type de pièce était considéré par Aristote comme le meilleur possible. Cependant, Aristote précisait tout de même que le coup de théâtre devait reposer sur un enchaînement d’actions et il condamnait le hasard et les interventions divines. C'est ainsi que La Grange-Chancel adopta le mode d’écriture mis au point par Corneille avec sa tragédie Cinna (1642) : le dénouement rabattu. Le point de départ pour bâtir Oreste et Pilade était donc la fin ; l’auteur pouvait dès lors se permettre toutes les inventions du moment que l’issue heureuse était respectée. Tout consistait alors à organiser convenablement la dispositio de la pièce. La Grange-Chancel créa donc le personnage de Thomiris afin de conserver l’action complexe prônée par Aristote, celle qui faisait passer du malheur au bonheur par le biais d’un coup de théâtre compréhensible. Ainsi naquit le personnage de la jeune princesse éloignée du royaume de son défunt père par un homme peu scrupuleux épris d’une autre femme. Cela mit en place un fil d’intrigue secondaire fondé sur un intérêt politique. La Grange-Chancel qui avait tant lu Corneille devait bien savoir que, selon le grand dramaturge, la dignité de la tragédie « demande quelque grand intérêt d’Etat144 ». La princesse de sang royal prenait donc à sa charge la passion de la vengeance et la crainte de voir triompher un usurpateur. Cette idée provenait d’ailleurs notablement de l’épisode de Dircé dans l’Œdipe de Corneille. En 1659, le dramaturge emprunta ce sujet à l’Antiquité tout en l’adaptant au public de son temps, notamment en inventant un nouveau personnage nommé Dircé. Tout à fait intégré à l’intrigue de la tragédie, ce personnage se trouvait dans la même position face à Œdipe que Thomiris se retrouverait, presque quarante ans plus tard, face au tyran Thoas. Fille du défunt roi Laïus, Dircé est l’héritière d’un trône qu’elle voit occupé par un roi qui s’est fait roi. Thomiris est exactement dans la même situation et elle s’intègre donc totalement à l’action principale puisque son but est d’empêcher, ou tout du moins de retarder, l’union entre Thoas et Iphigénie. L'auteur quant à lui affirmait son adhésion à la monarchie autoritaire de Louis XIV en rendant le trône à Thomiris à la fin de la pièce. Toutefois, l’intérêt majeur du personnage de Thomiris fut bel et bien d’amener le dénouement d’une façon autre que par l’intervention d’un dieu ou d’une déesse. C'est donc ce personnage qui permit dans la pièce la fuite des Grecs sur les vaisseaux des Sarmates. La Grange-Chancel emprunta un procédé dramatique précis pour permettre à Iphigénie de rejoindre les navires sans se faire remarquer : le déguisement145. C'est sous les voiles de Thomiris que la prêtresse put s’enfuir du royaume ; de même que c’est par l’intervention de la princesse qu’Oreste et Pilade, à qui elle avait remis la statue de Diane, purent s’échapper.

Enfin, nous ne pouvons manquer de relever l’influence qu’eut une nouvelle fois Racine sur La Grange-Chancel dans cette invention d’un personnage féminin. Notre poète le revendiqua d’ailleurs lui-même :

Je vis que l’Episode d’Eriphile avoit été heureusement substituée par M. Racine à la Biche miraculeuse dont Euripide s’étoit servi pour sa catastrophe. Je crus que la Minerve qu’il employe également pour dénoüer sa seconde Tragedie, pouvoit être remplacée avec la même vraisemblance par une Princesse interessée à l’action principale, et capable de me fournir ce qui manquoit à mon sujet146.

En effet, lors de la création d’Iphigénie en 1674, Racine se trouva dans une situation semblable à celle de La Grange-Chancel. Le texte d’Euripide fournissait à l’éminent dramaturge une pièce reposant sur un coup de théâtre, mais sur un coup de théâtre faisant intervenir un dieu et une scène de machine. Ce retournement de situation, certes heureux pour le personnage éponyme, ne reposait pas sur une logique mise en place durant la pièce mais sur un merveilleux hasard. Cela n’était pas convenable pour le théâtre classique et c’est pourquoi Racine inventa le personnage d’Eriphile. Ainsi, lorsque l’oracle de Calchas annonce à Agamemnon qu’une fille du sang d’Hélène doit être sacrifiée pour permettre à l’expédition troyenne d’avoir lieu, le roi d’Argos et de Mycène pense directement à sa fille. Iphigénie est donc conduite sur le bûcher et juste avant d’être mise à mort, Calchas révèle que ce n’est pas à elle d’être sacrifiée mais à Eriphile, que Racine fait fille naturelle d’Hélène, nommée de surcroît à sa naissance Iphigénie. Le coup de théâtre est donc total et vraisemblable. La douce et innocente Iphigénie est épargnée tandis que la jalouse et négative Eriphile est mise à mort. Ce fut donc pour conserver le dénouement heureux de la pièce d’Euripide, c’est à dire le fait qu’Iphigénie soit sauvée, tout en évitant le recours à un deux ex machina, que Racine créa ce nouveau personnage. De fait, Thomiris semble être un combiné de Dircé et d’Eriphile.

Étude de la structure dramaturgique de la pièce §

Bien qu’Oreste et Pilade rencontrât un succès honorable jusqu’au premier tiers du XVIIIe siècle, cette pièce est aujourd’hui tombée dans l’oubli, à l’instar des autres tragédies de La Grange-Chancel et de l’auteur lui-même, effacé en partie de l’histoire littéraire et théâtrale. Les raisons de l’accueil favorable du public pour cette seconde tragédie ne nous sont pas parvenues, exceptées les dernières performances de la Champmeslé. C'est pourquoi l’étude de la structure dramaturgique de la pièce devait nous permettre de mettre en lumière les qualités de celle-ci, susceptibles d’avoir susciter l’intérêt des spectateurs. D'autant plus que La Grange-Chancel n’avait de cesse de vanter ses talents à appliquer les préceptes classiques et « ces règles si judicieusement établies147 ».

La structure interne d’Oreste et Pilade §

La structure interne d’une pièce correspond aux relations qu’entretiennent les différentes parties qui la composent. Dans son Introduction à l’analyse des textes classiques, Georges Forestier explique qu’une pièce est divisée en rapports structurels et macrostructurels. Chaque pièce doit donc former un ensemble, un tout comportant « un commencement, un milieu et une fin148 ». Nous parlerons, en termes dramaturgiques, d’une exposition, d’un nœud et d’un dénouement.

L'exposition §

En 1674, Nicolas Boileau proclamait :

Que dès les premiers vers l’action préparée
Sans peine du sujet aplanisse l’entrée149.

Deux siècles et demi plus tard, René Bray caractérisait l’exposition comme étant « le premier moment du poème dramatique150 ». Dans Oreste et Pilade, l’exposition ouvre effectivement la pièce in medias res et de la façon la plus répandue, à savoir une scène entre l’un des héros principaux et son confident. La définition la plus complète que nous ayons trouvé provient du manuscrit 559 de la Bibliothèque Nationale qui fixe l’exposition comme devant « instruire le spectateur du sujet et de ses principales circonstances, du lieu de la scène et même de l’heure où commence l’action, du nom de l’état, du caractère et des intérêts de tous les personnages principaux151 ». À partir de cela, nous pouvons étudier l’exposition de notre tragédie. Tout d’abord, Thoas expose bien les principaux faits de l’intrigue à l’un de ses ministres d’États qui l’écoutent. Afin de ne pas ôter toute vraisemblance à sa pièce, La Grange-Chancel a utilisé le personnage d’Hidaspe pour recevoir la confidence des éléments qui vont se jouer sur la scène. Celui-ci n’est pas au courant des soucis de son roi et c’est pourquoi il insiste pour en être informé (vers 32-35). Ainsi, Thoas peut évoquer les principaux motifs de sa crainte, à savoir l’oracle d’Apollon qui lui avait prédit, un an auparavant, sa chute fatale à la suite de la venue en Tauride d’un dénommé Oreste ; ainsi que la tension que représente Thomiris, qu’il a juré d’épouser avant de tomber amoureux de la prêtresse Iphigénie. Le sujet est donc posé. Il sera complété à la scène V du premier acte lorsque le personnage d’Iphigénie avouera à sa confidente Cyane le second élément de l’intrigue, c’est à dire son mensonge à Thoas sur leur hymen qu’elle a dit désavoué par la déesse Diane et sur la nécessité de sauver le Grec condamné à être immolé.

De plus, l’exposition d’Oreste et Pilade permet de connaître le lieu où se déroule la pièce puisque le peuple des Scythes est évoqué à deux reprises (vers 7 et 55) et que Thoas annonce qu’il règne sur la Tauride (vers 70). L'heure précise à laquelle commence l’action n’est pas donnée mais le premier vers est assez explicite : Hidaspe signale au roi que « voicy le jour si longtemps souhaité ». Le spectateur peut alors aisément imaginer qu’il s’agit du début de la journée.

Enfin, les principaux personnages sont présentés dès l’acte I. Hidaspe rappelle l’arrivée d’Iphigénie en Tauride sous la tutelle de la déesse Diane (vers 11-13), Thoas évoque sa qualité de prêtresse (vers 62) et son caractère orgueilleux (vers 76) et nous avons vu les intérêts de ce personnage exposés à la scène V. Oreste n’entrera en scène qu’à partir de l’acte III mais la tension qu’il représente est largement mise en avant dès le premier acte, que ce soit par l’oracle d’Apollon (vers 85-91) ou par les dires d’Anthenor qui revient de Grèce et qui annonce l’arrivée imminente de ce personnage maudit durant toute la scène II. Cette même scène permet d’apprendre les intentions d’Oreste, à savoir voler la statue de Diane (vers 148) et de mettre en place son caractère courageux et brave puisque « Ce Prince, de la peur, ne connoist que le nom ». Le personnage de Thomiris est également présenté pendant l’acte I. Le spectateur est informé de son rang de reine de Tauride duquel elle est écartée par Thoas épris d’Iphigénie et de l’obstacle qu’elle représente à l’hymen tant désiré par le roi (vers 49).

Il est difficile de rendre une exposition intéressante et surtout vraisemblable lorsqu’un personnage fait le récit d’éléments à un second personnage qui en est déjà forcément informé. C'est ce qui se passe dès la première réplique quand Hidaspe rappelle à Thoas sa qualité de roi et les circonstances de sa montée sur le trône, ce que l’intéressé ne peut que connaitre. Toutefois, il faut bien en informer le spectateur. Ainsi, pour ne pas choquer la vraisemblance, La Grange-Chancel use d’un artifice qui consiste à faire répondre Thoas par une réplique qui montre que le roi n’a pas écouté son ministre et qu’il pensait à autre chose. En effet, après qu’Hidaspe a évoqué l’accord des Scythes pour que Thoas soit leur roi, l’arrivée d’Iphigénie et la présence des ambassadeurs Sarmates en Tauride, Thoas demande, sans lien aucun :

A-t-on tout préparé ? verray-je la Princesse,
Hidaspe ? (vers 19-20)

C'est ce même artifice dont s’était servi Racine pour l’exposition de son Iphigénie en 1674. Afin de présenter le personnage d’Agamemnon, l’auteur avait fait parler Arcas sur les origines, le statut de « roi, père, époux heureux » (vers 17) et les différentes qualités de celui-ci ; ce à quoi Agamemnon avait répliqué, trop perturbé par la pensée de sa fille qu’il devait mener au sacrifice :

Non, tu ne mourras point, je n’y puis consentir (vers 40).

Enfin, si bien souvent l’exposition des pièces du XVIIe siècle se terminait avec la fin du premier acte152, les auteurs avaient parfois besoin de l’étendre d’avantage. Ce fut le cas de La Grange-Chancel qui, pour la composition d’Oreste et Pilade, ne souhaitait introduire certains personnages qu’au début de l’acte II, en l’occurrence Thomiris et sa confidente Erine (scène I), ainsi que Pilade (scène V). Thomiris était déjà connue par certaines informations posées dès la première scène de l’acte I, « mais l’introduction d’un nouveau héros à l’acte II entraîne souvent un renouveau d’exposition153 ». Ainsi, le deuxième acte permet de poursuivre l’exposition et d’informer le spectateur d’un fil d’intrigue secondaire : Thomiris qui se sait bafouée par Thoas veut se venger du tyran. L'exposition obéit donc à toutes les règles : elle évoque le passé utile à la compréhension de ce qui va se dérouler sur scène, informe le spectateur des éléments principaux et définit les caractéristiques de la majorité des personnages.

Le nœud §

Le nœud constitue le cœur de l’intrigue, celle-ci résultant de la combinaison de l’action principale et des éventuels épisodes, et se développant de l’exposition au dénouement. Ainsi, le nœud correspond au moment où les différents fils tissés depuis l’exposition se nouent entre eux et c’est « ce qui sera dénoué à la fin de la pièce154 ». L'un des éléments essentiels à la composition du nœud dans une pièce est donc la présence d’obstacles car, comme l’écrivait Jacques Scherer, « l’homme heureux n’a pas d’histoire155 ». Ces obstacles sont de deux ordres ; le plus récurrent étant l’obstacle extérieur caractérisé par la volonté d’un héros se heurtant à celle d’un autre. Dans Oreste et Pilade, le personnage de Thoas représente parfaitement l’obstacle extérieur. En outre, le roi est une entrave particulière aux tragédies du XVIIe siècle ; « […] c’est lui, présent dans la pièce ou dissimulé derrière des idées, qui constitue l’obstacle fondamental auquel se heurtent les aspirations des jeunes héros156 ». Par exemple, le désir de Thomiris de monter sur le trône pour régner sur la Tauride, à l’instar du feu roi son père, est confronté à la volonté de Thoas d’épouser une autre femme qu’elle et de l’éloigner du pays. De même, le roi usurpateur est envisagé comme un obstacle extérieur au bonheur d’Iphigénie. En effet, en voulant imposer un hymen à la jeune femme, Thoas va à l’encontre du souhait de la prêtresse qui est de rester fidèle au culte de Diane jusqu’à ce qu’elle trouve le moyen de retourner en Grèce auprès des siens. Le roi est présenté comme un tyran ; « il est alors un tel obstacle au bonheur des héros qu’on ne se débarrasse de lui qu’en le tuant157 ». Cependant, le personnage de Thoas rencontre également un obstacle extérieur en la personne d’Iphigénie. Celle-ci n’éprouve aucun amour pour lui, cherche à le fuir ou à le faire constamment changer d’avis. L'amour non réciproque qui consume le roi est un des obstacles les plus récurrents du théâtre classique ; d’où l’interrogation rhétorique de Jacques Scherer : « dans l’être qu’on aime, est-il obstacle plus grand que l’absence d’amour ?158 ».

La tragédie Oreste et Pilade propose également un obstacle d’ordre intérieur. Ce dernier se caractérise par le malheur d’un héros émanant d’un sentiment ou d’une passion qu’il a en lui. Ainsi, ce type d’entrave n’est possible qu’à condition que celui qui en est touché l’accepte et refuse de lutter contre. Dans la pièce de La Grange-Chancel, Iphigénie est confrontée à un obstacle intérieur à partir du moment où elle se laisse déborder par son désir de vengeance. En voulant sacrifier le second Grec arrivé en Tauride, la prêtresse ne pense qu’à venger la mort de sa mère, Clytemnestre, dont l’étranger a admis être responsable. Elle ne réfléchit plus au fait que cet acte pourrait causer son malheur en précipitant son union avec Thoas qui n’attend que la mort de l’ennemi pour célébrer leur hymen. C'est ce que lui rappelle sa confidente Cyane aux vers 1169-1171. Dès lors, que ce soit par des obstacles extérieurs ou intérieurs, le nœud correspond à la définition qu’en donne Georges Forestier, à savoir « la relation qui s’établit entre la volonté, le désir, d’un ou de plusieurs personnages, et les obstacles […] qui s’opposent à leur réalisation ; autrement dit, une situation de blocage qui provoque la crise159 ».

Cependant, les obstacles ne pourraient à eux seuls constituer toute l’intrigue d’une pièce, étant donné qu’ils sont mis en place par le dramaturge afin que les personnages les surmontent. En outre, une pièce de théâtre ne pouvant être que difficilement identique de la première scène à la dernière, elle comporte un nombre assez important de péripéties qui apportent du changement. Ces péripéties correspondent à des changements de fortune qui relancent l’action tragique alors que celle-ci semblait être bloquée. Jacques Scherer en donnait la définition suivante : « les péripéties sont des événements imprévus, créateurs de surprise160 ». Par exemple, au moment où Thoas se réjouissait du sacrifice imminent du Grec qu’il prenait pour Oreste – il s’agissait en fait de Pilade – et qui allait lui permettre d’épouser Iphigénie et de régner sur la Tauride, la prêtresse venue d’Aulide mettait en place un mensonge pour débloquer sa propre situation malheureuse. Il s’agit là de l’obstacle qui constitue le nœud. Iphigénie fait en effet croire à Thoas que l’union qu’il souhaitait établir avec elle est impossible car désapprouvée par la déesse Diane. Elle ajoute également que le Grec qu’il voulait immoler est protégé par la même déesse et qu’il faut le renvoyer dans son pays. Iphigénie espère ainsi de l’étranger qu’il porte une lettre à Agamemnon pour que celui-ci vienne la délivrer. La scène 3 de l’acte I apporte donc un premier changement de situation par une première péripétie.

Toutefois, contre toute attente – du moins pour des spectateurs non avertis – Pilade refuse de retourner en Grèce et préfère mourir sur les terres des Taures. Ainsi il annonce au roi que si la Tauride n’a point connu sa victoire, elle verra son trépas (vers 556-557). C'est alors que la fortune d’Iphigénie bascule à nouveau dans le malheur et attise la crainte des spectateurs.

Une troisième péripétie redonne espoir à la prêtresse mais plonge par la même occasion Thomiris dans le désespoir. En effet, à l’arrivée d’Oreste en Tauride, Iphigénie voit l’occasion de sacrifier cet inconnu et d’épargner l’autre dont elle s’est éprise entre temps. Thomiris quant à elle pense que son sort va être précipité puisque par ce sacrifice elle sera définitivement écartée du trône. On le voit, « il faut en outre que l’événement imprévu soit un 'changement de fortune', c’est à dire qu’il modifie, non pas seulement la situation matérielle des héros, mais leur situation psychologique ; les sentiments et même les décisions des héros devront être changés par les péripéties161 ». Les personnages victimes d’un retournement de situation se voient tous en prise à la crainte et se livrent alors à des plaintes sur leur sort. Thoas, par exemple, s’exclame après les révélations mensongères d’Iphigénie :

Où se replonge, ô Ciel ! mon ame épouvantée ?
Toujours entre la crainte et l’espoir agité,
Ne peut-elle entrevoir un avenir certain ? (vers 221-223).

Ces trois vers illustrent bien les changements d’humeur successifs dont sont victimes les caractères tragiques. De même, Iphigénie est fort inquiète après le refus de Pilade de retourner en Grèce et elle tente alors de ramener le jeune homme à la raison de peur de voir s’écrouler son projet (vers 581-584). Thomiris est également troublée par l’arrivée d’un second Grec et elle s’en plaint à sa confidente car elle se pense alors perdue (vers 708-710).

La reine bafouée va donc encourager une quatrième péripétie en implorant Oreste de ne révéler à personne son identité (vers 813-815). Un nouvel obstacle extérieur est donc mis en place et se répercute sur les volontés de Thoas et d’Iphigénie à partir du moment où Oreste se décide à taire quel il est (acte III, scène 5). La situation restera dès lors bloquée – Oreste cachant un temps son identité puis se la disputant avec son ami Pilade, embrouillant ainsi l’esprit de Thoas et retardant leur mise à mort – et cela prendra fin avec la scène de reconnaissance entre le frère et la sœur.

Après ces nombreux rebondissements, le véritable coup de théâtre arrive à l’acte V et est caractérisé par la fuite d’Iphigénie sous les voiles de Thomiris ; ce qui entraîne le dénouement. La Grange-Chancel n’a donc pas lésiné sur les péripéties dont est riche sa tragédie. Nous pouvons aisément supposer que ces multiples retournements de situation furent une force lors des représentations de la pièce, le but ultime de la tragédie étant d’émouvoir le public en lui faisant ressentir une gamme d’émotions violentes. Les nombreux coups de théâtre tenaient le spectateur dans l’attente continuelle du dénouement qui se faisait autre à chaque péripétie. Ce que l’on nommerait de nos jours suspense était appelé au XVIIe siècle suspension. Le Père Rapin écrivait ainsi que « le plaisir des spectateurs est d’attendre toujours quelque chose de surprenant, et de contraire à leurs préjugés. Et rien ne doit tant régner dans le théâtre que la suspension : parce que le principal plaisir qu’on y prend est la surprise162 ». Les péripéties attisaient la curiosité du public et lui faisaient éprouver les deux émotions qui se trouvent au cœur du dispositif pathétique de la tragédie et qui furent analysées par Aristote : la crainte et la pitié163. Le spectateur connaissait alors les mêmes émotions que celles éprouvaient par les personnages de la pièce et il était dans l’émotion continue.

Le dénouement §

Aristote définissait le dénouement comme « ce qui va du commencement du renversement [du bonheur au malheur ou du malheur au bonheur] jusqu’à la fin164 » mais Aristote, comme le rappelle Georges Forestier dans son Introduction à l’analyse des textes classiques, faisait se confondre la péripétie et le dénouement165. C'est pourquoi nous suivrons plutôt la définition de Georges Forestier qui explique que le dénouement consiste en « la résolution des obstacles qui constituaient le nœud » ainsi qu’en « l’effacement des conséquences immédiates de la péripétie166 ». Cette même explication se retrouve chez Marmontel qui remarquait à propos du dénouement la chose suivante : « C'est le point où aboutit et se résout une intrigue […]. Le dénouement […] est un événement qui tranche le fil de l’action, par la cessation des périls et des obstacles […] ». Ce dernier point de la tragédie est donc intimement lié au nœud de la pièce. Il est l’aboutissement à une situation stable, heureuse ou malheureuse, mais détachée des luttes de puissances adversaires qui fondaient le nœud. Le dénouement est donc séparé de la péripétie même s’il découle généralement de celle-ci.

Le dénouement d’Oreste et Pilade est amené par deux péripéties successives ; il s’agit donc d’une action complexe comme l’explique Aristote au chapitre X de sa Poétique. L'acte V s’ouvre avec le personnage de Thoas, inquiet et impatient, qui attend la venue d’Hidaspe. Ce dernier entre en scène pour annoncer le succès de la fuite forcée de Thomiris et le roi, apaisé, voit dans le jour qui se lève l’aboutissement de ses souhaits les plus chers. Le premier rebondissement qui va conduire au dénouement repose sur l’entrée fracassante de Taxis qui vient annoncer à Thoas que ce n’est pas Thomiris qui a été conduite aux vaisseaux des Sarmates mais Iphigénie, rejointe par Oreste et par Pilade, qui ont de surcroît réussi à se procurer la statue de Diane. La situation semble alors heureuse pour les « Gentils » et malheureuse pour le tyran Thoas. Cependant, une seconde péripétie est annoncé de nouveau par Taxis (scène VI) qui explique qu’une tempête retient les fugitifs sur le port et qu’il est encore temps de les rattraper. Ce rebondissement, qui plonge les spectateurs dans l’angoisse, est un retournement heureux pour Thoas qui quitte le théâtre en promettant la mort des Grecs (vers 1588). Dans le cas d’une tragédie à dénouement heureux, cela permettait d’introduire une menace nouvelle, destinée à être conjurée à la fin de la pièce, donnant de ce fait plus de force à la joie finale. En effet, cette fausse catastrophe malheureuse n’était créée que pour prévenir une fin tout à fait heureuse. Pour le dramaturge, il s’agissait d’inventer des rebondissements qui n’inversaient pas le cours des actions, tout au long de la pièce, jusqu’à la mise en place du coup de théâtre final.

C'est par un récit d’Anthenor, contenu dans l’ultime scène de la pièce, que les spectateurs sont informés de l’issue d’Oreste et Pilade. La Grange-Chancel proposa un récit concis, sans fioriture ou détail inutile qui auraient pu lasser le spectateur qui était « dans l’impatience de voir la fin167 ». Le dénouement est donc rapporté après qu’il ait eu lieu ; un procédé récurrent dans le théâtre classique. En effet, pour des raisons de vraisemblance, il était impossible de le représenter sur la scène étant donné qu’il se déroulait à l’extérieur, ce qui aurait rompu l’unité de lieu. De plus, pour des raisons de bienséance il était tout aussi déconseillé de montrer aux yeux du public une bataille sanglante et mortelle. Anthenor explique effectivement que « jamais jour aux mortels ne parut plus funeste » (vers 1624).     Une tragédie à dénouement heureux n’est donc pas forcément exempte de morts et de sang. Si un personnage a commis le mal, s’il se range dans la catégorie des méchants, alors il faut que la fin le punisse : le châtiment suprême étant la mort. Au XVIIe siècle, cette nécessité était directement liée à l’objectif premier que s’était donné l’art de cette époque, à savoir « acheminer l’homme à la vertu168 ». Depuis la Renaissance et jusqu’à la fin du XVIIe siècle, l’idée était de faire triompher le bien ; d’où la mort justifiée de Thoas qui s’était conduit à bien des égards en tyran et celle d’Hidaspe, personnage qui ne commet pas directement de crimes dans la pièce mais qui se range du côté du mal et de l’injustice du roi. La punition doit se faire à tous les niveaux. C'est ce que théorisait La Mesnardière dans ses Lettres curieuses :

[…] si le sujet est tel que le principal personnage soit absolument vicieux, ce qu’on tâchera d’éviter […] il ne faut pas que ses crimes soient exempts d’un châtiment qui donne beaucoup de terreur ; et même il faut s’il est possible, que les mauvaises actions paraissent toujours punies […] non seulement en la personne qui est la plus considérable, mais encore dans les moindres169.

Dès lors, la mort trouve parfaitement sa place dans une tragédie à dénouement heureux où les personnages vertueux accèdent au bonheur par le décès d’un personnage tyrannique170. Longtemps l’apanage de la tragi-comédie, le dénouement heureux fut intégré à la tragédie en même temps que la renaissance de ce genre en 1634. Bien qu’Aristote ne plaçât pas explicitement le dénouement heureux parmi les fins possibles de la tragédie, comme l’affirma pourtant Sarrasin en 1639171, il ne l’exclut jamais non plus de son traité. En outre, Aristote considérait bel et bien Euripide comme le plus tragique des poètes alors même que le dramaturge Grec avait écrit de nombreuses tragédies à fin heureuse172. L'adaptation d’Iphigénie en Tauride que fit La Grange-Chancel n’écarta donc pas un dénouement tout à fait crédité par les règles classiques. Notre auteur emprunta de surcroît le schéma développé à maintes reprises par Corneille à savoir « le personnage antipathique, qui est un tyran ou un traitre, est tué, et par cette mort les personnages sympathiques sont heureux et peuvent conclure les mariages qui étaient auparavant impossibles173 ». En effet, Thoas étant mort, Iphigénie est libérée de l’union avec le tyran qui pesait au dessus de sa tête et elle peut dès lors vivre son amour avec Pilade, un amour subitement arrivé au cours de la pièce.

En outre, La Grange-Chancel appliqua le principe du dénouement nécessaire et non dû au hasard ou à l’intervention des dieux. Il fit appel à la nature tout en ayant recours au merveilleux, un procédé énoncé par Jean-Marie Clément, plus d’un siècle plus tard, en ces termes : « [Le dénouement] doit être un effet merveilleux, mais vraisemblable, d’une cause naturelle174 ». La fin d’Oreste et Pilade repose en effet – par le biais du récit – sur un merveilleux tragique lié à un effet de surprise découlant de la péripétie. Il s’agit donc d’un merveilleux poétique défini par Georges Forestier comme « celui dans lequel la surprise reste dans le cadre du vraisemblable175 ». Nous ne pouvons alors manquer d’évoquer le principe de merveille dans le sens où l’entendait Chapelain qui avait développé une « poétique de la merveille sans merveilleux176 ». Ce théoricien du XVIIe siècle synthétisa sa pensée dans un ouvrage intitulé Discours de la poésie représentative qu’il présenta à l’Académie Française aux environs de 1635. Il expliqua alors que « la poésie dramatique ou représentative [c’est à dire le théâtre] a pour objet l’imitation des actions humaines, pour condition nécessaire la vraisemblance, et la merveille pour sa perfection. Du judicieux mélange de la vraisemblance et de la merveille naît l’excellence des ouvrages de ce genre-là, et c’est deux choses appartiennent à l’invention177 ». Ce procédé s’accordait totalement au goût du public du XVIIe siècle pour les éléments spectaculaires. Les spectateurs venaient au théâtre pour assister à un spectacle et les dramaturges se devaient de satisfaire ce plaisir des yeux. Pour certaines pièces, les contraintes de l’unité de lieu et du principe de vraisemblance, ajoutées au manque de moyens financiers des troupes, obligeaient un des personnages à se charger du récit. Pour d’autres, les grands récits finals – comme celui qui conclu l’Iphigénie de Racine – jouaient sur le pouvoir d’évocation du langage soutenu par la rhétorique. La Grange-Chancel s’est largement inspiré de Racine pour le dénouement d’Oreste et Pilade, lui empruntant le « cataclysme cosmique178 » de son Iphigénie. Les éléments surnaturels sont évoqués mais ils ne sont pas montrés sur scène ; ils sont seulement imaginés par le spectateur à partir des dires d’Anthenor, témoin émerveillé de l’événement. Le personnage raconte alors, fasciné, ce qu’il a vu (vers 1649-1652). Le sang versé de Thoas a miraculeusement fait s’apaiser la nature, rendant dès lors possible le départ des Grecs vers leur patrie. Le même procédé avait été utilisé par Racine en 1674 mais, à l’inverse de la pièce de La Grange-Chancel, le sang versé d’Eriphile ne calmait pas les éléments mais les réveillait au contraire pour permettre l’embarquement des troupes pour Troie.

A peine son sang coule et fait rougir la terre,
Les dieux font sur l’autel entendre le tonnerre ;
Les vents agitent l’air d’heureux frémissements,
Et la mer leur répond par ses mugissements ;
La rive au loin gémit, blanchissante d’écume.
La flamme du bûcher d’elle-même s’allume. (Iphigénie, vers 1777-1782).

Le dénouement d’Oreste et Pilade est donc complet, riche d’une issue heureuse et d’un recours au miracle de la nature : rien n’est laissé dans l’ombre par notre auteur tant attaché aux dogmes du classicisme.

Le respect des règles classiques §

Les différentes règles ayant trait aux unités dramaturgiques d’une pièce ont longtemps été considérées comme un ensemble et envisagée dès lors sous le même angle. Cette idée de bloc s’est mis en place à partir du XVIIe siècle comme le souligne le fameux passage de l’Art Poétique de Boileau :

Qu'en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli
Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli179.

Certains critiques et essayistes tentent depuis le début du XXe siècle de réparer cette méprise, qui persiste encore de nos jours dans certains manuels scolaires. René Bray le premier insista sur la nécessité de dissocier ce que l’on trouve souvent sous le nom de règle des trois unités : « La règle des trois unités est habituellement considérée en bloc. Aux yeux de bien des gens, elle représente toute la doctrine classique […]. Or, il ne suffit pas de la remettre à sa place, qui n’est que secondaire, il faut la dissocier […]. En réalité, elle n’a pas l’unité historique et logique qu’on lui suppose180 ». C'est pourquoi, dans une démarche d’étude de la dramaturgie d’Oreste et Pilade, nous nous attacherons à adopter une certaine distance vis-à-vis des unités de temps, de lieu et d’action qui composent la pièce.

L'unité de temps §

Cette unité fut la première à s’imposer aux critiques et aux auteurs classiques grâce à une exigence simple à énoncer : les événements de la pièce doivent se dérouler en temps limité. En effet, reproduire un long espace temps (des mois voire des années) en quelques heures de représentation théâtrale semblaient absurdes et ridicules au regard du principe de vraisemblance181. À la fin du XVIIe siècle, l’unité de temps pour une tragédie était majoritairement celle des vingt-quatre heures, artificielles ou temporelles selon qu’elles suivaient ou non le cycle solaire. Dès lors, afin de donner l’impression au public que cette durée était vraisemblable, les entractes étaient mises à profit pour étendre la durée d’une représentation.

Les dramaturges qui respectaient l’unité de temps « ne se [faisaient] pas faute de souligner fréquemment ce respect par des allusions aux différents moments de la journée ou de la nuit182 ». C'est pourquoi, même si en 1697 la règle s’était déjà imposée et n’attirait plus l’attention sur elle, La Grange-Chancel se plut à déterminer par de nombreux indices la temporalité d’Oreste et Pilade. La pièce s’ouvre d’ailleurs par une indication de la sorte [Seigneur, voicy le jour si longtemps souhaité, vers 1]. Ainsi, la tragédie commence au début d’une journée et la tension entre les vingt-quatre heures temporelles et celles dites artificielles est particulièrement présente dans cette tragédie. En effet, le spectateur était informé dans un premier temps que l’action se terminerait « ce soir » (v. 474), c’est à dire à la fin du jour solaire. Le départ de Thomiris, obstacle à l’union entre Thoas et Iphigénie, que le roi avait placé à la fin de la journée lors de l’embarquement des Ambassadeurs Sarmates, devait mettre un terme à la pièce. Thomiris l’avait compris ; c’est pourquoi, ayant eu l’idée d’un subterfuge183, elle faisait dire à Thoas qu’elle partirait dans la nuit afin de le rendre maître absolu le lendemain (vers 764-765). La princesse avait déjà compris que son sort – et par la même occasion celui de la pièce – dépendait du temps. Inquiète de son sort et peu assurée de la réussite de son artifice, elle confiait à sa confidente Erine : « Le reste de ce jour est à craindre pour moy » (v. 780).

Un second élément plaçait le dénouement d’Oreste et Pilade au moment du coucher du soleil. En effet, outre la présence de Thomiris, l’arrivée des deux Grecs sur les terres de Thoas retardait également le mariage entre le roi et la prêtresse. L'oracle d’Apollon ayant prédit la chute du tyran par la venue en Tauride d’un dénommé Oreste, le personnage de Thoas crut d’abord que son ennemi était Pilade, le premier arrivé chez les Scythes. C'est pourquoi, il se réjouit de la mort prochaine de son captif qui mettrait un terme à ses craintes ; le sacrifice étant prévu pour le jour même. La venue du second Grec, c’est à dire du véritable Oreste, raviva l’incertitude concernant le dénouement jusqu’à ce qu’Iphigénie prononce à deux reprises la sentence qu’elle réservait à Oreste : « avant le fin du jour » (vers 883 et 978), il sera immolé.

L'unité de temps aurait donc dû être basée sur les vingt-quatre heures du cycle solaire184. Toutefois, il ne fallait pas perdre de vue que nous avons affaire à une tragédie classique ; les péripéties propres à ce genre pouvaient faire basculer la durée de l’action aux vingt-quatre heures temporelles. Le spectateur était en outre prévenu par un ralentissement de l’action à partir de l’acte III. Thoas, troublé par les deux Grecs se donnant tout deux le nom d’Oreste, décide de suspendre l’exécution de son ennemi le temps de voir clair dans cette affaire. C'est alors qu’Iphigénie rappelle que « le temps presse » (vers 1143). En effet, la journée s’écoule progressivement et quand la prêtresse reconnait son frère Oreste sous les traits de l’étranger qu’elle voulait immoler au plus vite, elle cherche à gagner du temps « par [ses] retardement » (vers 1320) afin de trouver une solution. La tragédie bascule définitivement dans les vingt-quatre heures temporelles au moment où Thoas prend la décision de sacrifier les étrangers le lendemain. À l’instar du célèbre « Sortez » de Roxane qui, dans Bajazet de Racine, décidait du sort du personnage éponyme, l’issue de la pièce était connue par le « Ils recevront demain la mort qu’elle retarde » de Thoas. Le roi se condamnait ainsi à la défaite et à la mort.

L'acte V s’ouvre sur l’angoisse de Thoas qui constate que « la nuit est avancée » (vers 1441). Le personnage attend de connaître son sort ; de même, les spectateurs savent qu’ils vont assister au dénouement de la pièce. L'unité de temps va bientôt être consommée et Hidaspe rappelle le lever du « jour qui va tout déclarer » (vers 1463). Le roi est rassuré et voit en « l’Astre naissant » (vers 1479) la fin de ses soucis jusqu’à ce que ce même « jour » (vers 1563) fasse voir aux Gardes de Thoas les trois Grecs prêts à partir sur les vaisseaux des Sarmates.

« Au-delà de l’inscription explicite de l’unité de temps dans le texte de la tragédie, le respect de l’unité de temps passe d’abord par le choix d’un moment exemplaire où se joue le sort d’un ou plusieurs personnages, voire de tout un peuple185 ». En effet, l’une des caractéristiques de l’unité de temps tragique est l’ancrage de l’action dans un jour illustre. Ce principe est respecté par La Grange-Chancel dans Oreste et Pilade. La journée qui commence au début de la pièce s’annonce être « un grand jour » (vers 18), un « jour de gloire et d’allégresse » (vers 28). Les enjeux sont importants pour tous les personnages de la tragédie : Thoas va-t-il pouvoir épouser Iphigénie et conserver le trône en écartant Thomiris ? Cette dernière va-t-elle combattre l’usurpateur ? Iphigénie va-t-elle retrouver sa patrie et les siens ? Oreste et Pilade vont-ils arrivés à voler la statue de Diane ? C'est en fait tout le peuple des Tauro-Scythes qui vont faire face à leur sort en cette « heureuse journée » (vers 1481) qui déterminera l’identité du personnage qui régnera sur la Tauride. Notre auteur s’était donc rangé du côté de Corneille qui déclarait en 1660 : « Je ne puis oublier que c’est un grand ornement pour un poème que le choix d’un jour illustre et attendu depuis quelque temps186 ». Notons pour finir que si ce grand jour était attendu, il était forcément lié à un passé et que sur la scène les spectateurs assistaient à un moment de crise tragique prévue depuis longtemps. Dans Oreste et Pilade, cela se traduit par l’évocation à plusieurs reprises des oracles d’Apollon qui avaient préparé certains des personnages au jour représenté sur scène. De même, si l’unité de temps est attachée à un passé, elle est également ouverte sur un futur. La fin de la tragédie prophétise l’avenir serein de la Tauride et de son peuple après la mort de Thoas.

L'unité de lieu §

Cette unité, qui s’imposa lentement au sein de la tragédie du XVIIe siècle et qui fut une contrainte pour grand nombre de dramaturges, fut très bien résumée par Jacques Scherer en ces termes : « La scène ne devra représenter que les lieux où les personnages peuvent vraisemblablement se rendre pendant le temps que dure l’action187 ». L'unité de lieu devait donc s’imposer au nom de la vraisemblance chère aux écrivains classiques188. En outre, on aurait pu penser que les pauses entre chaque acte pendant les représentations permettaient des changements de décors mais, si la possession d’un rideau de scène était un luxe que la Comédie-Française s’était permise pour le théâtre de la rue des Fossés-Saint-Germain, il faut savoir qu’il était impossible de manier le rideau à chaque entracte en raison de la manœuvre laborieuse que cela représentait. De fait, changer de décor à ce moment là serait revenu à le faire au regard des spectateurs. On le voit, la disposition des théâtres était une entrave à la mise en scène. Le jeu de paume de l’Étoile proposait une disposition incommode. Il était construit tout en longueur – les côtés étant encombrés de loges – et la scène était encore plus réduite sachant qu’à l’époque des représentations d’Oreste et Pilade, et ce depuis le triomphe du Cid de Corneille en 1637, des banquettes étaient fixées latéralement et occupées par les gens de qualité. La mise en scène était donc réduite par cet espace insuffisant.

Malgré les contraintes qui bousculaient le traitement du lieu dans une pièce, La Grange-Chancel forma pour Oreste et Pilade un lieu unique et précis. L'auteur se plaça alors du côté des rares dramaturges qui respectaient l’unité de lieu, Racine en tête189. Dans la pièce de notre auteur, l’indication sous la liste des acteurs place le lieu de l’action « à Anticire, dans le Palais de Thoas ». D'un point de vue géographique, le lecteur est projeté dans la capitale de la Tauride, une contrée qui évoquait déjà du temps de La Grange-Chancel la barbarie et l’inhospitalité. Le public qui n’avait pas pu lire cette indication scénique était vite mis au courant par un personnage de la pièce – en l’occurrence Thoas aux vers 70 et 152 – du lieu de « ce climat barbare » (vers 809). De plus, le spectateur apprend que la scène se déroule dans un palais, le lieu unique par excellence comme Christian Delmas le précisa en expliquant que « […] le décor devenu unique de la tragédie est généralement un intérieur de palais190 ». En outre, l’étroitesse de la scène portait préjudice pour la mise en scène de cette pompe et c’est le texte de la pièce qui devait permettre au public de s’imaginer au mieux le lieu de l’action. Ainsi, les spectateurs venus assister à une représentation d’Oreste et Pilade entendaient à quatre reprises que l’action se déroulait dans un « palais » (vers 739, 794, 1421 et 1589) et que celui-ci était dominé par Thoas : au vers 877 Thomiris annonce à Oreste que « C'est icy de Thoas l’Empire redouté » et au vers 1507, le tyran parle de « [sa] Cour ». Ensuite, au fil des actes, ils apprenaient plusieurs informations quant aux détails de ce lieu. La magnificence de l’endroit et le caractère royal de ce dernier étaient évoqués dès l’ouverture de la pièce (vers 15-17). Le public découvrait aussi que le palais se trouvait à proximité de la mer étant caractérisé respectivement par son « port » (vers 113, 346, 885, 1459 et 1472), son « rivage » (vers 293, 600, 680 et 878), ses « bords » (vers 709, 1104, 1460 et 1471) et sa « rive » (vers 1581). Enfin, les spectateurs étaient prévenus de la dangerosité qui pesait sur « ces funestes lieux » (vers 802) dominés par « les Scythes cruels » (vers 319).

En marge de ces indications qui formaient le contexte général et qui permettaient alors de suppléer au refus du décor multiple, l’unique lieu dans lequel se déroulait l’intégralité de la pièce se trouvait être à l’intérieur du palais. En effet, il s’agissait d’un « appartement », comme l’indiquent les vers 694, 735 et 1414, sur lequel nous n’avons pas d’autres détails que ceux apportés par l’entrée en scène d’Oreste qui s’exclamait sur la « pompe » du lieu. C'est donc dans cet unique appartement que vont entrer et sortir les personnages au gré des actes. Pourtant, d’autres endroits du palais vont être évoqués abondamment mais par le biais de récits ou de simples mentions. Parmi ceux-ci, citons le Temple de Diane où Iphigénie se rend régulièrement pour invoquer la déesse et où le peuple vient prier cette dernière. Il est désigné tour à tour comme étant « une enceinte sacrée » (vers 24), « un sanctuaire » (vers 25), un « Temple » (vers 189, 207, 350, 398, 1408, 1490 et 1660), un « tribunal » (vers 200), un « Autel » (vers 203, 208, 247, 255, 397, 652 et 882) et enfin un « bucher » (vers 670). Une des pièces du palais qui est suggérée à plusieurs reprises est l’appartement privé du roi dans lequel Thoas s’entretient avec les ambassadeurs du Sarmate puis avec les deux Grecs arrivés sur ses terres. Mais sur la scène du théâtre des Fossés, aucun de ces deux derniers lieux n’était montré aux spectateurs et le public était bel et bien face à une seule pièce. L'unité de lieu était donc totalement respectée.

L'unité d’action §

L'unité d’action est la plus complexe à analyser et elle se dissocie des deux précédentes en ce sens qu’elle touche au fond même de la pièce, c’est à dire au nœud. Le terme même d’unité d’action n’est pas des plus clairs ; il évoque à tort l’idée de simplicité et d’action unique. Corneille avait tenté de débrouiller ce malentendu dans son troisième Discours en expliquant que « ce mot d’unité d’action ne veut pas dire que la tragédie n’en doive faire qu’une sur le théâtre […]. Il n’y doit avoir qu’une action complète, qui laisse l’esprit de l’auditeur dans le calme ; mais elle ne peut le devenir que par plusieurs imparfaites, qui lui servent d’acheminements, et tiennent cet auditeur dans une agréable suspension191 ». C'est pourquoi, en terme de vocabulaire dramaturgique nous préférerons l’expression d’unification de l’action, empruntée à Jacques Scherer. Ainsi, au XVIIe siècle, une pièce classique ne se caractérisait guère par une seule et même action mais par une action principale liée à une ou plusieurs actions secondaires – cette combinaison constituant l’intrigue. Le nombre de celles-ci n’étaient pas clairement délimité mais il était préférable qu’il soit raisonnable afin de ne pas brouiller l’attention et la compréhension des spectateurs. Il fallait donc « que les divers fils que pouvait composer une intrigue fussent tissés de telle sorte que tout acte ou parole de l’un des personnage réagît sur le destin de tous les autres, et que chaque détail se subordonnât à l’action principale192 ».

Oreste et Pilade présente bien une action complète, ce qu’Aristote qualifiait de « chose parfaite » étant composée par « un commencement, un milieu et une fin193 ». En effet, la tragédie se termine par la mort de Thoas, et par la même occasion par la libération du trône usurpé, après que les Grecs aient réussi à se procurer la statue de Diane. Le milieu de la pièce est donc constitué par les raisons de cette chute qui se trouvent dans l’attitude d’Oreste et de Pilade qui cachent leur identité, ou plutôt qui prennent tout deux le nom maudit d’Oreste afin d’embrouiller l’esprit de Thoas et de retarder le sacrifice. L'action se complète par son commencement qui réside en la venue des Grecs en Tauride causant une forte inquiétude chez Thoas qui craint de voir se réaliser l’oracle d’Apollon qui prédisait sa chute. Ainsi se présente l’action principale de cette tragédie. Il fallait toutefois que La Grange-Chancel mette en place des actions secondaires que nous pouvons appeler des fils afin que le spectateur soit dans l’« agréable suspension » dont parlait Corneille. C'est pourquoi, notre dramaturge ajouta à Oreste et Pilade deux fils secondaires centrés autour de la résistance des personnages féminins principaux à l’encontre de Thoas. Le premier fil est tenu par Iphigénie qui bien loin d’éprouver un amour réciproque pour le roi cherche à échapper à cet hymen par le biais d’un artifice. En effet, elle ment à Thoas, prétendant que la déesse Diane n’approuve pas cette union, et elle double son artifice en exposant la grâce que la déesse semble faire à Pilade, le premier Grec arrivé en Tauride. Ce second mensonge est formulé par la prêtresse dans le but de sauver Pilade et de le renvoyer en Grèce avertir Agamemnon, qu’Iphigénie croit toujours vivant, du joug où elle est retenue. Cette action secondaire est véritablement liée à l’action principale du fait qu’elle retarde cette dernière. En effet, Thoas accepte d’écouter l’objet de ses désirs et de renvoyer l’étranger au risque de laisser échapper l’ennemi qu’il redoute tant. Toutefois, ce fil se fait imparfait au moment où Pilade refuse la proposition du roi, mettant dès lors un frein au projet d’Iphigénie. La seconde action secondaire est amenée par le personnage de Thomiris qui refuse d’abdiquer et de voir le trône de son père aux mains d’un tyran et d’une autre femme qu’elle. Cela est également directement lié à l’action principale puisqu’en dédaignant la volonté de Thoas qui souhaitait la marier avec l’empereur du Sarmate, Thomiris gèle l’avancement de l’enjeu politique et amoureux du roi usurpateur. La Grange-Chancel respecta donc une fois de plus la nécessité d’unifier les actions secondaires à l’action principale. Notre auteur semble avoir bien compris que tous les fils d’intrigues « doivent être tellement incorporés au principal sujet qu’on ne les puisse séparer sans détruire l’ouvrage194 ». En effet, les épisodes – autre dénomination des fils – doivent tous être nécessaires de sorte que si l’on en enlève un la pièce devienne inintelligible195. Le hasard n’a donc pas sa place et ces différents événements participent à la continuité de l’intrigue qui s’enchaîne selon « le vraisemblable ou le nécessaire196 ».

La Grange-Chancel portait donc, du haut de ses vingt ans, un soin tout particulier à appliquer la doctrine classique. L'effort de notre auteur trouva satisfaction sur de nombreux points avec Oreste et Pilade bien que la tragédie restât imparfaite. Les critiques contemporains à La Grange-Chancel ont choisi d’assumer leur rôle en blâmant d’avantage les défauts de la pièce qu’en saluant ses qualités. Toutefois, l’attitude de notre poète n’a pas encouragé l’indulgence de cette critique car si la jeunesse de l’auteur aurait pu lui être favorable, sa vanité n’a fait que lui porter préjudice. La fougue du petit provincial débutant à Paris lui fit écrire que « cet Ouvrage a esté si generalement approuvé de tout le monde, que je ne répondray pas seulement à la mauvaise critique [...]197 » ; l’orgueil de l’homme de près de soixante ans retenait seulement de sa pièce que « le succès fut au delà de [ses] esperances198 ».

Des intentions tragiques §

Thoas : un tyran passif ? §

Le roi, personnage récurrent dans la tragédie classique, s’inscrit dans une tradition littéraire qui s’explique aisément par le régime monarchique de l’époque. « Il satisfait en outre le goût de la 'pompe' des contemporains de Louis XIII et de Louis XIV199 ». Le théâtre du XVIIe siècle laissa donc une large place au personnage du roi qui se caractérisait, d’une façon simplifiée, par le bon monarque d’un côté et le tyran de l’autre. Cependant, ces caractères n’étaient pas toujours aussi définis. Dans Iphigénie de Racine (1674), Agamemnon a un rôle de bourreau puisqu’il conduit sa propre fille sur le bûcher. Cependant, le personnage n’est pas aussi mauvais que l’on pourrait le penser. D'une part, le roi est bouleversé par cette décision mais d’autre part, celle-ci est nécessaire afin de quitter la Grèce et de livrer bataille aux Troyens. Agamemnon est un bon monarque, héroïque et vertueux mais il adopte une attitude de bourreau sous peine de contraindre son peuple et de perdre son titre. Dans la tragédie de Corneille intitulée Pertharite (1651), le personnage de Grimoald, simple comte de Bénévent, est devenu roi de la Lombardie après avoir tué – ou plutôt avoir cru tué – le roi légitime, Pertharite. Il s’agit donc d’un personnage de tyran qui pour asseoir son pouvoir cherche à épouser la veuve de Pertharite en exerçant sur elle une pression morale inhumaine, allant même jusqu’à menacer la vie de son fils. Pourtant, l’usurpateur n’est pas tout à fait mauvais. Lorsqu’au milieu du troisième acte, le personnage éponyme réapparaît, Grimoald le reconnaît et cherche alors à l’exécuter une seconde fois en le faisant passer pour un menteur. Pertharite désespéré réclame alors la mort, mais aussi la reconnaissance de son statut de roi. Grimoald, pris de remords, finit par lui rendre son trône. Dans Oreste et Pilade, le personnage de Thoas est qualifié de tyran à vingt-six reprises200. En effet, c’est un usurpateur sans grands scrupules qui oublie qu’il doit le sceptre au défunt roi et qui affirme devoir son titre à la fortune (vers 460). Toutefois, ses pratiques tyranniques ne sont pas sans faille et elles sont confrontées à plusieurs obstacles.

Le roi comme source de la loi §

« Un Tyran couronné ne connoît plus de loix » déplore Iphigénie au vers 241. En fait, ce n’est pas que Thoas n’honore aucune loi, mais c’est que le roi ne respecte que les siennes. La plus absurde et la plus injuste de celle-ci n’est autre que la lugubre coutume qu’il a imposé : tout étranger se présentant sur ses terres doit être sacrifié à la déesse Diane. Un principe tyrannique certes, mais auquel personne n’a jamais osé s’opposer. Le roi a parlé, il faut obéir au roi. Au moment de l’action d’Oreste et Pilade, aucun personnage ne s’élève contre ces barbares sacrifices. Si Iphigénie cherche à délivrer le premier Grec – Pilade – ce n’est pas qu’elle prend pitié de lui comme elle le prétend un temps (vers 301-302), mais c’est parce qu’elle souhaite l’utiliser pour servir ses propres desseins, à savoir remettre une lettre en Grèce. Cyane, sa confidente, s’étonne d’ailleurs de ce soudain appui que prend Iphigénie pour l’étranger en lui rappelant combien de fois elle a su répandre le sang d’innocents sans frémir (vers 287-290).

De même, Thomiris, pourtant fille du défunt roi qui était vraisemblablement un bon monarque, ne s’élève pas contre le fond de cette coutume barbare. Elle ne protège Oreste que pour retarder l’hymen entre Thoas et Iphigénie, leur union dépendant du sacrifice. Elle agit donc en son propre intérêt, animée par deux passions : l’ambition de monter sur le trône dont elle a hérité et l’envie de se venger du tyran. Les deux femmes, qui auraient pourtant le pouvoir de mettre un terme à ces crimes injustes – l’une en sa qualité de prêtresse et l’autre par son statut de princesse du royaume – agissent égoïstement tout en approuvant une loi tyrannique.

Thoas peut donc imposer ses lois sans avoir à se justifier et sans être contesté. Thoas profite et abuse même de son statut de roi pour « [servir] la malhonnêteté d’une volonté soumise à ses propres désirs201 ». Le personnage agit donc en véritable tyran. En effet, la raison de ses sacrifices multiples résulte de l’oracle d’Apollon auquel Thoas avait fait appel une année avant le début de l’action de la pièce, et qui l’avait mis en garde contre un Grec prénommé Oreste qui mettrait un terme à son règne et à sa vie. Cette perspective tragique ayant épouvanté le roi, celui-ci préféra immoler tous les étrangers se présentant sur ses terres pour être certain de ne pas épargner son ennemi. C'est également en exerçant son pouvoir tyrannique que Thoas prend la décision d’évincer définitivement Thomiris du royaume en la donnant en épouse à l’Empereur du Sarmate. Il va de soi que cette résolution est prise sans l’accord de l’intéressée dont il méprise l’avis. Thoas se montre même choqué lorsque la jeune princesse se rebelle et fait front à son autorité (vers 471-474).

Une attitude tyrannique §

Sans égard pour les étrangers, dénué de franchise envers son peuple, limité dans le respect qu’il accorde aux femmes, Thoas semble être l’archétype du tyran tragique. À l’ouverture de la pièce, le personnage semble se croire détenteur de l’autorité suprême et va jusqu’à dédaigner la (fausse) décision de Diane selon laquelle son union avec Iphigénie est impossible, de même que le sacrifice du Grec. Se croyant tout puissant, il ne craint pas de s’opposer à ceux qu’il appelle, en prenant une distance notable, « vos dieux » (vers 257). Ainsi, Thoas ne se sent pas concerné par l’autorité divine. Ce n’est pas qu’il ne respecte pas celle-ci – sa croyance en l’oracle d’Apollon prouve d’ailleurs le contraire – mais c’est qu’il ne se juge en aucun cas inférieur aux dieux. Lise Michel explique que « les principes politiques, dans la tragédie, sont employés comme des arguments pour justifier, expliquer ou annoncer un acte202  ». Ainsi, en soulignant sa puissante autorité, Thoas se permet de contraindre la liberté des autres. Ses volontés sont tyranniques du fait que l’action qu’elles sous entendent « satisfait une passion et non un intérêt collectif203 ». Il s’agit là d’une différence fondamentale entre le bon monarque qui agit pour le bien de son peuple – au détriment parfois d’un individu comme Agamemnon dans Iphigénie de Racine – et le tyran qui cherche à combler ses propres désirs. Thoas semble donc bien être un mauvais souverain puisqu’il justifie ses actes par le pouvoir que lui accorde sa couronne. Par exemple, il veut épouser Iphigénie malgré ses refus et l’opposition – mensongère – de la déesse Diane et il va jusqu’à menacer la prêtresse par une sentence éloquente : « Rien n’est plus dangereux qu’un Amant qui peut tout » (vers 228). Cette maxime caractéristique d’une attitude tyrannique trouve son contre-pieds dans Pertharite de Corneille lorsque le personnage de Grimoald confirme que l’autorité royale de saurait s’appliquer dans la sphère privée : « Et l’Amant couronné doit agir en amant » (acte II, scène 3).

Les limites de la pratique tyrannique §

Dès l’ouverture de la pièce, Thoas confie à Hidaspe les quelques scrupules qu’il éprouve quant à son comportement tyrannique qui a coûté la vie à grand nombre d’innocents (vers 36-39). Pourtant, il n’envisage pas d’arrêter ces sacrifices injustes et se réjouit même de l’immolation prochaine de Pilade – qu’il prend pour Oreste, ce qui explique principalement sa joie. Ce n’est donc pas en sa conscience que le roi va trouver obstacle à sa tyrannie mais par le biais des personnages féminins que sont Iphigénie et Thomiris. Ces dernières sont pourtant celles qui nomment le plus Thoas de tyran. Il s’agit donc d’une véritable rébellion qui s’engage conte le pouvoir absolu du roi.

Thoas a compris le danger que peut représenter la colère de Thomiris qu’il écarte du royaume. D'ailleurs, au moment où Hidaspe le rassure sur la portée de son pouvoir royal, Thoas le contredit en lui disant que « Thomiris est à craindre » (vers 49). C'est pourquoi, lorsqu’il pense que la jeune princesse a été emmenée au loin sur les navires Sarmates, Thoas « en rend grâce aux dieux », ces mêmes dieux dont il minimisait un temps la puissance, et il confie enfin que « Thomiris suspendoit [son] pouvoir en ces lieux » (vers 1467-1468). De surcroît, la princesse a pour elle l’amour du peuple qui la respecte en tant que fille du défunt roi. Cela représente un obstacle pour le roi car si le peuple s’allie à Thomiris et se révolte contre lui, il se retrouvera dans une position difficile. Car le roi qui n’a pas le soutien de ses sujets est un roi perdu. En effet, un principe de gouvernement développé par la tragédie est la pratique de la douceur envers le peuple. Thoas craint la révolte populaire lorsqu’il croit Thomiris évincer du royaume. C'est pourquoi, il promet de « l’attirer par un autre spectacle » qui est celui du double sacrifice des Grecs et de son mariage avec Iphigénie. Toujours animé par sa tyrannie, que son éphémère victoire a renforcé, il ne cherche pas à apaiser le peuple pour le bien commun mais, encore une fois, il veut conforter son propre intérêt. Cette influence du peuple sur le monarque – qu’il soit bon ou mauvais – est illustré également par la décision d’Iphigénie à le soulever contre Thoas. En effet, la dernière scène du premier acte se termine sur son intention de provoquer la sédition des Scythes afin de « confondre, épouvanter le superbe Thoas ». Le second acte s’ouvre effectivement sur la terreur du tyran provoquée par le récit que lui fait Anthenor. Le peuple, en raison de son amour pour Thomiris et de son respect pour Iphigénie, s’oppose au roi et celui-ci se retrouve seul lors du combat final. En effet, outre l’appui de son fidèle Hidaspe, Thoas assiste à la révolte de ses sujets qui prennent la défense des Grecs. Cela ne pouvait aboutir que sur la mort du tyran.

Iphigénie quant à elle représente un double obstacle pour Thoas. Premièrement, sa fonction de principale prêtresse de Diane lui accorde une certaine autorité ; d’autant plus que la Tauride voue un véritable culte à cette déesse. Thoas lui-même participe à ce culte, ne serait-ce qu’en offrant les étrangers au temple de Diane. S'il croit pouvoir échapper aux ordres divins, c’est parce qu’il n’applique que ses propres lois, auxquelles il pourrait même se soustraire s’il le voulait. Sa prise de position contre les décisions de Diane résulte également du fait qu’il se laisse déborder par sa passion amoureuse. Car c’est là le second frein que représente Iphigénie par rapport aux souhaits du tyran. Épris de la jeune femme, Thoas veut éviter de s’attirer sa haine. C'est ainsi qu’il accepte dès le second acte de délivrer le premier Grec, Pilade, alors même qu’il croit laisser s’échapper son ennemi Oreste. La raison de cette résolution n’est pas un engagement sur la voie du bon monarque, Thoas l’avoue : « La Prestresse t’arrache à mon inimitié » (vers 535). Le tyran est donc limité dans son exercice du pouvoir. Les Frères Parfaict soulignèrent ce défaut de caractère : « [Thoas], quoique traité de Tyran à chaque discours qu’on lui adresse, est le plus pacifique et le plus docile personnage du monde204 ». Passif, car il s’embarrasse de démêler lequel des deux Grecs est Oreste, là où un véritable tyran les aurait exécuté tous deux. En outre, Thoas n’est pas gêné par un quelconque lien avec l’un des deux étrangers qui entraverait son exécution. La Grange-Chancel, qui s’est inspiré de Héraclius de Corneille à plusieurs reprises, n’a pas saisi la différence entre le souverain de sa pièce et Phocas. L'hésitation de ce dernier est légitime et toute tragique puisqu’il risque de tuer son fils s’il ne parvient pas à mettre au clair qui est véritablement Héraclius. Docile, Thoas l’est en raison de son amour pour Iphigénie qui en profite pour dominer le roi jusqu’à lui imposer ses propres choix. Thoas se rend compte de sa faiblesse. À la scène VIII de l’acte IV, après que la prêtresse lui ait intimé l’ordre d’attendre son retour avant d’agir, le roi réalise son impuissance : « Qui suis-je ? Est-ce à Thoas qu’un tel discours s’adresse ? / A quoy m’exposes-tu malheureuse tendresse ? / Je puis tout, et malgré mon nom, ma dignité, / Une simple Prestresse étonne ma fierté (vers 1383-1386). » Les dramaturges du XVIIe siècle « ont réalisé l’égalité des sexes, car les amoureuses ne le cèdent en rien aux amoureux » écrit Raymond Lebègue205. Quoi qu’il en soit de cette affirmation, dans Oreste et Pilade, les femmes se rebellent contre un tyran qui se laisse dépasser et qui ne parvient plus à imposer son autorité pourtant suprême.

Oreste furieux : la triste lignée des Atrides §

« Sans Furies, point d’Oreste », écrivait Schiller à Goethe le 22 janvier 1802206. Il est vrai que peu sont ceux qui n’associent pas le fils damné des Atrides aux déesses persécutrices. Oreste est issu d’une famille maudite par les dieux depuis la haine immodérée qu’éprouvèrent l’un pour l’autre les frères jumeaux Atrée et Thyeste207. Ces deux personnages légendaires se disputèrent le trône de Mycènes, une cité de la plaine d’Argos dans le Péloponnèse, et imaginèrent les barbaries les plus lâches pour évincer l’autre. Thyeste vola l’agnelle d’or que son frère conservait précieusement dans un coffre208 et il fit en sorte que le possesseur de cette richesse devienne roi de Mycènes. Grâce à une intervention divine, Atrée réussit à son tour à flouer son frère et à récupérer le sceptre. Quelques temps plus tard, il apprit la liaison que sa femme entretenait avec Thyeste et il voulut se venger de ce dernier en faisant égorger ses trois fils et en les lui servant à diner. Fou de douleur, ce fut alors au tour de Thyeste de chercher un moyen pour se venger. Un oracle lui apprit qu’en ayant un fils de sa propre fille, Pélopia, il serait vengé. Il engendra donc un fils incestueux nommé Egisthe et lorsque celui-ci atteint l’âge d’homme, il confirma l’oracle en assassinant Atrée. Tous ces crimes au sein d’une même cellule familiale condamnèrent les Atrides à un destin marqué par le meurtre, l’adultère, le parricide, l’infanticide et l’inceste.

Pourtant, « aucun Atride n’a souffert autant qu’Oreste. Mais personne n’avait peut-être osé une horreur comparable à celle qu’Oreste a commise [...]209 ». En effet, le crime d’Oreste est inédit : il a assassiné sa propre mère. Qu'importe alors que ce fut pour venger le meurtre de son père victime d’adultère et de complot alors qu’il combattait héroïquement à Troie. Oreste a commis l’insoutenable et les dieux en sont irrités. Plus exactement, ce sont des déesses noires qui vont s’élever contre ce matricide et hanter l’assassin. Les Érinyes, mot dérivé du grec ancien ἐρίνειν – qui signifie « pourchasser, persécuter », sont des divinités persécutrices210 qui veulent rétablir la justice tout en étant sans merci : aucune prière ni sacrifice ne peut les émouvoir. Dans Les Euménides d’Eschyle, nous apprenons en effet qu’Oreste a tenté de se purifier et d’expier son crime sur divers Autels, mais en vain. Le rôle des Érinyes est de venger les morts en tourmentant les assassins.

Qui sont-elles donc vraiment pour Oreste ? Véritables femmes prônant la justice ? Fantôme de la mère assassinée ? Le théâtre, de l’Antiquité à nos jours, les a représenté de différentes façons211. La peinture en a fait de même. Cependant, certains attributs sont communs à tous les portraits qu’on en a fait, notamment leur aspect physique effrayant : grandes ailes déployées (pour poursuivre les coupables), serpents en guise de cheveux212, fouets pour punir et torches213 pour éclairer leur chemin, sang qui coule de leur yeux214. Dans son épopée l’Enéide, le poète latin Virgile fut le premier a dénombrer trois Érinyes et a leur donner les noms de Tisiphone (venant du grec Τισιφόνη, « la Vengeance »), de Mégère (venant du grec Μέγαιρα, « la Haine ») et d’Alecto (venant du grec Ἀληκτώ, « l’Implacable »). Dans Oreste et Pilade, elles ne sont jamais nommées par leurs prénoms. Le personnage d’Oreste les interpèle par des métaphores, à savoir « Noires filles du Styx » - le Styx étant, dans la mythologie, un des fleuves de l’Enfer – ou encore « implacables Déesses » (vers 789).

La tragédie de La Grange-Chancel ne donne pas à voir les Érinyes, en ce sens que celles-ci ne font pas partie de la liste des personnages. Leur présence sur scène n’est donc pas physique, mais elles se manifestent autrement. « Avec la dramaturgie classique, la Furie comme acteur tombe apparemment victime d’une divinité nommée Vraisemblance, qui la condamnerait à survivre, sans corps ni voix, dans quelques hallucinations de héros égarés215 ». Oreste et Pilade confirme cette affirmation. L'évocation des Érinyes est brève et elle se limite aux deux hallucinations dont est victime Oreste. La première n’est même pas représentée sur la scène et elle reste totalement invisible pour le public qui doit faire appel à son imagination. En effet, elle est laissée à la charge d’Hidaspe qui, à la scène IX du second acte, fait un court récit sur la capture du personnage d’Oreste. L'accent est mis d’avantage sur la violence de celui-ci mais La Grange-Chancel ne développa nullement l’idée que, par sa lutte brutale, Oreste tentait en fait de se défaire des déesses persécutrices. Au contraire, l’auteur insista sur le combat que menait le personnage contre les hommes qui cherchaient à le capturer et un spectateur peu averti pouvait juger cela légitime. Il est fort possible que la confusion fût faite par certains membres du public qui, n’ayant pas lu Euripide et ayant de faibles connaissances en mythologie, pensèrent que le jeune homme se défendait pour ne pas être emmené. Quatre vers seulement sont consacrés aux Érinyes qui possèdent totalement Oreste et « [l’incitent] au carnage » (vers 689). Cela est peu en comparaison aux pièces antiques qui représentaient Oreste bavant et se mutilant, tourmenté et devenant presque fou en la présence des trois Furies.

L'entrée en scène d’Oreste, qui a lieu à la scène IV de l’acte III, poursuit cette éviction naturelle des Érinyes. Certes, La Grange-Chancel présenta Oreste en plein trouble psychique – les spectateurs les plus fins reconnaissant dès lors le héros éponyme – mais ce passage est également restreint puisqu’il n’occupe que cinq vers. Oreste est donc introduit en pleine crise de démence ; il s’imagine enveloppé par les flammes et les ténèbres, ce qui fait référence à l’Enfer, antre des déesses noires. Il les interpelle des noms les plus sombres afin qu’elles viennent contaminer la représentation. Cependant, l’effet est raté ; la tension du personnage qui aurait pu largement atteindre les spectateurs qui avaient, sous les yeux, une scène d’aliénation, retombe subitement quand Oreste, soulagé, « respire [et] voi[t] la lumière » (vers 793). Ce n’est pas une faille dans l’écriture dramatique de La Grange-Chancel, ou plutôt celui-ci ne fait qu’une nouvelle fois suivre les convenances du classicisme. Car Jean-Philippe Grosperrin le répète : « Au XVIIe siècle, les Furies, révoquées plutôt qu’évoquées, quittent la scène d’une tragédie qu’elle tenaient naguère [...]216 ». En effet, les Érinyes tenaient une place importante dans les pièces antiques même si L'Orestie d’Eschyle fut l’unique œuvre grecque qui les fit monter sur la scène. À la fin des Choéphores, juste après le matricide, Oreste est frappé de stupeur ; il vient d’apercevoir ce qu’il est encore le seul à voir. Car ce n’est qu’avec Les Euménides que les Furies prennent pour la première fois la parole, devenant même personnages principaux d’une tragédie à laquelle elles prêtent leur nom – du moins le nom qu’elles prendront à la suite du verdict de l’Aréopage. Toutefois, elles hantaient chaque pièce où Oreste était présent, que ce soit par une rhétorique de l’emphase et de l’amplification, par des évocations orales des fureurs, ou encore par des incantations magiques qui créaient un lien entre l’espace scénique et l’espace infernal. La tragédie classique décida de mettre un terme à cette pratique ou plutôt de la transformer. Au XVIIe siècle, les Érinyes furent remplacées par des personnages féminins, princesses ou reines, animées par la vengeance, par l’amour, par la colère, par toutes ces passions modernes et éminemment tragiques. Phèdre, Médée, Hermione, telles furent les nouvelles Furies qui accaparèrent la scène théâtrale. En outre, si, comme le dit Jean-Louis Backès, les Érinyes étaient l’incarnation de « la sagesse par l’angoisse217 », le théâtre classique avait-il réellement besoin d’elles ? En effet, n’était-il pas gouverné d’une façon plus générale par « le Démon de l’inquiétude, du trouble et du désordre218 » ?

Pilade : un personnage secondaire ? §

Si Oreste possède assez d’éléments tragiques pour survivre seul dans la littérature, Pilade n’est quant à lui connu que par son étroite relation avec son cousin et ami. Ce personnage a évolué au fil des siècles dans l’ombre d’Oreste. Pourtant, les deux jeunes hommes sont apparus en même temps dans la mythologie. En effet, l’existence d’Oreste est mentionné pour la première fois lors du retour de son père à Mycène, assassiné par Clytemnestre et Egisthe. Un serviteur anonyme du roi comprend le danger que cela représente pour Oreste, fils unique d’Agamemnon, alors âgé de onze ou douze ans. Il quitte donc en toute hâte le palais avec l’enfant et Oreste est conduit en Phocide, bien loin de chez lui, chez le roi Strophios, époux d’une soeur d’Agamemnon et donc oncle par alliance d’Oreste. Strophios a un fils, Pilade, et les deux cousins deviennent vite inséparables. Cette rapide genèse littéraire des deux personnages montre bien qu’Oreste et Pilade ont été introduits dans la légende en même temps. Toutefois, même si la suite de leurs aventures se fait ensemble, Oreste se démarque vite par ses actions graves tandis que Pilade, qui n’a personne à venger, reste en retrait et approuve les faits de son ami. Pourtant, nous avons vu que le personnage d’Oreste n’est pas toujours maître de lui même, persécuté par les Furies. Ne serait-ce pas alors Pilade qui prend en charge l’action et la dynamique de leurs périples ? Il était temps de redonner la place qu’il méritait à ce personnage trop souvent mis en retrait.

Pilade : un personnage de confident ? §

Les théoriciens classiques ne se sont pas vraiment épanchés sur le personnage du confident. Peut-être celui-ci était-il gênant car perçu longtemps par le public du XVIIe siècle comme inutile et monotone. C'est ce que l’on peut du moins en déduire par l’affirmation de Marmontel qui expliqua en 1763 dans sa Poétique française : « On nous reproche d’avoir substitué au chœur des confidents froids et souvent inutiles […] Mais rien n’empêche que ces confidents ne soient aussi animés que le chœur pouvait l’être219 ».

Faisant au départ partie de la longue liste des personnages secondaires, le confident a su au fil du Grand Siècle s’imposer jusqu’à confondre la barrière entre protagoniste principal et accessoire. Jacques Scherer indique dans La Dramaturgie classique en France que le mot confident pourrait venir de l’italien confidente qui signifiait au XVe siècle « l’ami à qui l’on demandait de vous servir de second dans un duel220 ». On retrouve dans cette définition une caractéristique de Pilade qui est d’être toujours aux côtés d’Oreste, même dans les moments les plus dangereux. Dans la pièce de La Grange-Chancel, lors du combat final rapporté par le personnage d’Anthenor, Pilade épaule son ami. Si c’est Oreste qui tue le roi, Pilade fait tomber Hidaspe, l’allié le plus fidèle de Thoas. Amis, cousins, élevés comme des frères, les deux hommes ont tout pour être égaux. Pourtant, La Grange-Chancel souligna très mal cette relation. En effet, dans Oreste et Pilade, Pilade vouvoie Oreste, installant ainsi une distance entre eux qui n’a pas lieu d’être. De même, il s’adresse à Oreste en le nommant « Prince », là où leurs rapports familiaux devraient lui permettre de l’appeler par son prénom. D'ailleurs, c’est ainsi qu’Oreste s’adresse à Pilade, ce qui le place injustement au dessus de son ami. Sur ce point, La Grange-Chancel a trop voulu – comme souvent – suivre Racine qui dans Andromaque présentait la relation entre les deux hommes de la même façon : Pylade vouvoie également Oreste et désigne celui-ci par le titre de « Seigneur ». Pourtant, Racine insistait sur la longue et solide amitié qui unissait ces personnages en débutant sa pièce sur leurs retrouvailles chaleureuses. La tragédie de La Grange-Chancel regorge donc elle aussi d’exemples illustrant cette amitié sans borne. Le plus probant est celui où les deux personnages éponymes pensent l’un et l’autre être le seul survivant du naufrage. Si Pilade pleure son unique ami (vers 587), Oreste se réjouit de le rejoindre bientôt dans la mort (vers 988-992). Leur volonté de vouloir mourir à la place de l’autre souligne également leur relation sans faille. Ainsi, leur comportement identique ne devrait pas nous faire hésiter quant à la place de Pilade parmi les personnages principaux mais le traitement dramatique de La Grange-Chancel le place comme étant inférieur à Oreste. Il fallait donc renforcer son importance au sein de la pièce.

L'héroïsation du personnage §

Pour la première fois dans l’histoire littéraire, Pilade est détaché d’Oreste puisqu’il entre sur scène sans son compagnon, et de surcroît le premier. Pilade peut alors exister par lui-même et devenir un véritable caractère tragique. Ce premier indice de sa prise d’indépendance se confirme par de nombreux autres éléments.

La liste des acteurs le précise : Pilade est un Prince. N'est-ce pas une caractéristique inévitable pour un héros de tragédie que la noblesse de sang ? Nous l’avons dit, Pilade est le fils d’un roi puisque son père, Strophios, règne sur la Phocide. Dès lors, il aurait été délicat pour le dramaturge de cantonner Pilade à un rôle secondaire. Cependant, pour les spectateurs qui n’ont ni la liste des personnages, ni forcément de grandes connaissances en terme de mythologie, il était nécessaire d’insister au sein même du texte sur la noblesse de Pilade. Ce qui est intéressant, c’est qu’au début de la pièce, Thoas pense que le premier Grec arrivé en Tauride est son ennemi Oreste. Il s’agit en fait de Pilade et pourtant le roi justifie sa pensée en soulignant le « beau sang » (vers 174) – au sens de race noble – qui émane de l’étranger. Pilade évoque lui-même à la scène V du second acte ses origines divines puisqu’il descend directement de Zeus (vers 546-549). Le personnage a donc largement l’étoffe d’un héros.

En outre, dans la tragédie de La Grange-Chancel, Pilade subit une véritable héroïsation. Il s’agit de l’élever à la hauteur du héros mythique qu’est Oreste. Lors de sa première confrontation à Thoas, le protagoniste expose son courage et fait preuve de toutes les qualités d’énergie et de vaillance dont un héros a besoin. Il souligne d’abord sa venue en Tauride « animé par la gloire » (vers 550). Le terme de gloire est important, comme le précise Anne Sancier-Chateau dans son ouvrage consacré au vocabulaire du XVIIe siècle221. En effet, elle indique que le mot gloire a subit une évolution sémantique au cours du siècle, passant de l’idée d’estime et d’honneur à une véritable action héroïque relevant de l’éclat et de la splendeur des hauts faits. Pilade venait donc en Tauride pour montrer sa puissance. Le courage de Pilade trouve son apogée lorsqu’il refuse le salut offert par Thoas. Le jeune Grec est montré comme étant brave et vaillant puisqu’il préfère la mort à une vie qu’il devrait à un tyran barbare. L'héroïsation du personnage se poursuit au moment où animé par sa bravoure, il promet à Iphigénie de tuer Thoas de ses propres mains (vers 620-625) et de revenir seul la délivrer (vers 635-636).

Pilade et l’amour §

L'une des valeurs essentielles de la tragédie classique était la « nécessité d’introduire une dimension sentimentale dans des mythes souvent indifférents à la psychologie222 ». Nous l’avons vu, La Grange-Chancel complexifia la simplicité des lignes originelles de l’Iphigénie en Tauride d’Euripide en intégrant deux histoires d’amour à sa pièce.

La première, qui concerne les personnages de Thoas et d’Iphigénie, est un amour dit tyrannique. C'est « celui qui ne respecte ni l’ordre établi, ni la liberté des personnes. Il ne s’embarrasse d’aucun scrupule223 ». En effet, le roi ne se préoccupe guère des envies d’Iphigénie qui lui refuse son amour, ni même de sa fonction de prêtresse qui lui interdit une union de la sorte. Thoas est bien au courant de cela mais n’écoute que son amour qu’il veut à tout prix combler. Ce n’est donc pas un couple au sens moderne du terme puisqu’il s’agit d’un amour à sens unique émanant d’un amant éconduit. L'amour tyrannique est un amour-passion qui n’a aucune limite comme en témoigne ces vers de Thoas : « Madame, ouvrez les yeux, quand on le pousse à bout / Rien n’est plus dangereux qu’un Amant qui peut tout » (vers 227-228). Thoas n’hésite pas à prôner la violence pour obtenir l’objet aimé et nourrit un amour qui s’invente ses propres lois. C'est un amour déraisonné mais comme le disait Alceste dans Le Misanthrope de Molière : « Il est vrai : ma raison me le dit chaque jour / Mais la raison n’est pas ce qui règle l’amour » (acte I, scène 1).

Le second amour de la pièce se devait donc d’être modéré et réciproque. Il s’agit de celui qui unit Pilade et Iphigénie. Certes, la prêtresse grecque s’offusque dans un premier temps des sentiments que lui révèlent Pilade, car au XVIIe siècle une femme ne pouvait sans rougir se laisser faire la cour. Dans Oreste et Pilade, Iphigénie est de surcroît vouée à servir Diane et ses Autels, ne pouvant décemment pas s’abandonner à l’amour. Toutefois, le spectateur comprend vite qu’Iphigénie partage les sentiments de Pilade, et ce dès la scène suivant les déclarations du jeune homme. L'aposiopèse de la scène VIII de l’acte second marque les réticences qu’éprouve Iphigénie à reconnaître qu’elle est vaincue par l’amour. Cet amour – bien que tout à fait inattendu – est donc réciproque et il devient même tout à fait pathétique au moment où les amoureux s’avouent leurs sentiments alors qu’ils risquent à tout moment d’être séparés par la mort. Il s’agit d’un amour sans passion qui permet de créer un équilibre dans la pièce et qui participe au dénouement heureux puisque La Grange-Chancel souhaita unir par un mariage ces deux protagonistes. Par Pilade, les attentes du public sont donc tout à fait comblées.

Pilade : la principale force d’Oreste §

Si Oreste présente certaines faiblesses, notamment lorsqu’il est tourmenté par les Érinyes, Pilade fait preuve d’un soutien immuable pour son ami. Depuis Les Choéphores d’Eschylle jusqu’à l’Andromaque de Racine, Oreste est montré hésitant et Pilade influent. Dans la pièce antique, l’épée levée sur sa mère, Oreste doute. C'est alors que Pylade se met à parler, pour la première et la dernière fois de la pièce, et ses trois vers sont déterminants car ils suffisent à décider Oreste à commettre le matricide, déclenchant ainsi ses errances et ses tourments224. Chez Racine, l’influence de Pylade sur son ami est moindre car supplée par le personnage d’Hermione, pour laquelle Oreste nourrit une dévorante passion qui le poussera à assassiner Pyrrhus. Toutefois, Pylade répond à deux reprises des hésitations d’Oreste en lui ordonnant d’enlever Hermione (acte III, scène 2) et il montre également sa fougue en projetant leur fuite tandis qu’Oreste se lamente sur son sort en restant passif.

Dans Oreste et Pilade, La Grange-Chancel confia à Pilade la charge de redonner l’envie de vivre à Oreste qui souhaitait lâchement mourir sans lutter. L'auteur aurait pu développer cette attitude d’avantage en s’inspirant d’Iphigénie en Tauride dans laquelle les deux Grecs arrivent ensemble en Tauride et où Oreste veut fuir dès le départ, ramené à la raison par son fidèle ami. Pilade a donc bel et bien toutes les caractéristiques d’un personnage principal et même d’un héros. Le titre de la pièce prend alors tout son sens en accordant une place à Pilade au même titre qu’à Oreste. D'autres dramaturges n’en firent pas autant : Voltaire, par exemple, reprit ce même sujet en 1750 et intitula sa pièce Oreste.

Esthétique de l’identité, ou le jeu des identités comme fondement de la pièce §

Les différents déguisements présents dans Oreste et Pilade225 §

La pièce de La Grange-Chancel propose deux types de déguisement : un déguisement du physique par l’utilisation de voiles et de divers artifices vestimentaires, et un avatar du déguisement qui consiste en une dissimulation des identités. Si les moyens sont différents, la fin est la même : devenir autre, ne pas dévoiler qui l’on est réellement. Les raisons de ces feintes sont quant à elles propres à chacun des personnages camouflés. En 1697, ce procédé était devenu rarissime dans la tragédie, mais notre auteur se fonda une nouvelle fois sur ses prédécesseurs.

Le premier déguisement, qui consiste à ne pas révéler son identité, constitue le fondement de la tragédie de La Grange-Chancel. Deux Grecs débarquent sur les terres barbares de Thoas, l’un d’eux est l’ennemi, mais le roi se retrouve dans l’incapacité de deviner duquel il s’agit, tous deux prenant le nom maudit d’Oreste. Le parallèle avec Héraclius semble inévitable. Dans la pièce de Corneille, deux jeunes gens adoptent également le nom qui risque de les conduire à la mort. Dans un combat de générosité, aucun ne veut celui qui l’attache à la vie. Toutefois, il s’agit là d’un déguisement inconscient pour l’un des personnages car Martian, fils véritable de l’empereur Phocas, se croit être Léonce, l’enfant de l’ancienne gouvernante Léontine. Il n’en va pas de même dans Oreste et Pilade où le spectateur assiste à un double déguisement conscient mis au point par les personnages éponymes. Oreste arrive en Tauride où Thomiris lui conjure de garder son identité secrète sous peine d’être conduit au sacrifice. N'ayant pas d’autre issue, il s’applique alors à cacher quel il est. Cela se double rapidement d’un second déguisement conscient émanant de Pilade qui comprend qu’en révélant son nom, il condamnerait son ami – et mettrait par la même occasion un terme à la pièce. Ce déguisement est donc tout à fait fondamental, en ce sens que sur lui repose la conduite de la pièce et son dénouement. En effet, en prétendant tous deux être Oreste, le tyran ne sait sur qui faire tomber sa colère et retarde ainsi son union avec Iphigénie. Celle-ci, de même que Thomiris, dispose d’un temps plus long pour trouver un échappatoire. Prendre un même nom, partager une identité, suffit à mettre en place un déguisement qui n’est pas forcément physique. En outre, le spectateur est mis dans la confidente ; n’ayant pas la liste des Acteurs sous les yeux, les personnages se nomment régulièrement par leurs véritables prénoms afin que l’esprit du public ne soit pas embrouillé.

La tragédie de La Grange-Chancel propose également un déguisement du physique. Celui-ci est pris en charge par le personnage d’Iphigénie qui parvient à s’échapper sur les navires Sarmates en se voilant le visage. Elle prend ainsi l’identité de Thomiris que le protagoniste Hidaspe conduit aux bateaux sous les ordres de Thoas afin qu’elle n’entrave plus les projets du tyran. Une nouvelle fois, le personnage de Thomiris est essentiel à la mise en place du déguisement. Il s’agit donc d’un déguisement conscient puisque la prêtresse revêt les vêtements de Thomiris de son plein gré. Ce déguisement physique est « le rôle où l’on montre que l’on se cache226 ». Hidaspe est victime de cet artifice mais il l’est en toute connaissance de cause. Il a vu le personnage voilé et en a déduit qu’il s’agissait de Thomiris qui chercher à cacher « ou sa honte, ou sa rage » (vers 1453). « […] Dans la société du XVIIe siècle, il est naturel qu’une femme qui possède un statut social d’un certain rang dissimule son visage lorsqu’elle va en course ou en visite227 » ; les spectateurs ne devaient donc pas être étonnés de l’attitude de la prétendue Thomiris lors du récit d’Hidaspe. Cela permettait de conserver l’effet de suspense et de dévoiler cette vérité par un coup de théâtre : l’entrée sur scène de Thomiris à la scène V du dernier acte. À l’inverse de son ministre, Thoas est véritablement victime de cette feinte qu’il n’a pas pu contrôler. En outre, si le déguisement des identités d’Oreste et de Pilade est essentiel à l’évolution de la pièce, celui d’Iphigénie est pareillement fondamental même s’il ne repose que sur une petite partie de la pièce. En effet, bien que ponctuel, cette dissimulation est nécessaire au dénouement heureux de la tragédie. Georges Forestier l’explique en ces termes :

Certains « masques », qui n’affectent de façon fondamentale qu’une partie de l’action, modifient le déroulement initialement prévisible de l’histoire, tout en ayant un prolongement essentiel dans la suite de l’action, qui ne peut plus se réordonner sur ses bases de départ228.

Les différents types de déguisement que présente la pièce de La Grange-Chancel ont une motivation identique : échapper à un danger. Iphigénie se déguise pour fuir le royaume dont elle est retenue captive. Elle adopte alors une « attitude défensive229 » qui lui permet d’éviter le mariage que voulait lui imposer Thoas, d’épouser celui qu’elle aime et de rejoindre ce qui reste de sa famille en Grèce. Il en va de même pour les deux amis que sont Oreste et Pilade et qui cachent leurs identités jusqu’à pouvoir s’enfuir avec la statue expiatrice. De plus, si « un déguisement conscient débouche sur un succès ou sur échec230 », nous pouvons dire que dans le cas des déguisements d’Oreste et Pilade, le public assiste à une véritable réussite.

Le traitement dramaturgique des scènes de reconnaissances §

La Poétique d’Aristote expose l’idée que les principales formes de déguisement appellent à un procédé nommé la reconnaissance. Aristote mentionna de surcroît, à plusieurs reprises, le texte source de la pièce de La Grange-Chancel : Iphigénie en Tauride d’Euripide.

Oreste et Pilade est une pièce qui présente une action tragique dite complexe ; c’est à dire que le dénouement de la tragédie repose sur une inversion soudaine des événements, autrement dit sur un coup de théâtre. Le XVIIe siècle regorge de pièces de ce genre qui procuraient un éventail d’émotions différentes. Au chapitre XI de la Poétique, Aristote décrivit les éléments fondateurs d’une action complexe et donna pour exemple la reconnaissance. « La reconnaissance, c’est, comme son nom l’indique, le passage de l’état d’ignorance à la connaissance [...]231 ». Ainsi, par ce procédé, ce qui était jusqu’alors caché éclate au grand jour. Dans la pièce de La Grange-Chancel, il y a une reconnaissance pour chaque déguisement présenté. Le personnage de Thomiris se charge notamment d’informer Thoas sur la véritable identité des fugitifs ; elle amène donc un coup de théâtre qui étonne le spectateur. En effet, celui-ci était au courant de la supercherie d’Oreste et de Pilade, mais il n’avait pas été mis dans la confidence du déguisement d’Iphigénie, pensant la princesse Thomiris vaincue. Il passe donc de l’état d’ignorance à l’état de connaissance en même temps que le personnage du tyran.

Toutefois, la principale scène de reconnaissance correspond à la découverte, par les personnages eux-mêmes, des liens familiaux qui unissent Oreste et Iphigénie. En outre, cette reconnaissance réciproque se double d’une péripétie tragique. En effet, Iphigénie reconnaît son frère alors même qu’elle s’apprêtait à le mener au sacrifice. Cela coïncide avec la situation qu’Aristote résume ainsi : « c’est lorsque celui qui va faire une action irréparable, par ignorance, reconnaît ce qu’il en est avant de l’accomplir232 ». Ce type de reconnaissance est ensuite désigné par l’auteur antique comme faisant partie des meilleurs : « Le plus fort, c’est le dernier cas, j’entends celui, par exemple, […] où, dans Iphigénie, la sœur, sur le point de frapper son frère, le reconnaît [...]233 ». La reconnaissance permet ainsi « un sentiment d’amitié […] entre personnages désignés pour avoir du bonheur [...]234 ». Effectivement, en se reconnaissant mutuellement comme étant frère et sœur, les deux personnages unissent leurs forces, physique pour Oreste et d’influence pour Iphigénie, afin de déjouer le tyran et de pouvoir rentrer dans leur patrie.

En outre, la reconnaissance qui a lieu entre Iphigénie et Oreste correspond à « cette sorte de reconnaissance et de péripétie qui excitera la pitié ou la terreur, sentiments inhérents aux actions dont l’imitation constitue la tragédie235 ». En effet, le spectateur partage la joie des deux protagonistes qui se retrouvent après des années de séparation – Oreste ne connait qu’à peine sa sœur étant donné qu’il n’était qu’un bébé lors de son sacrifice à Aulis. Cependant, le spectateur craint aussi la poursuite de l’action : comment vont-ils faire pour tromper le tyran ? De quelle manière Iphigénie va-t-elle éviter son obligation à sacrifier l’un des Grecs ? Comment vont-il échapper à la mort ou au mariage forcé ? Le spectateur ressent alors un sentiment de crainte. De surcroît, il est pris de pitié quand il réalise qu’Iphigénie devra faire un choix entre immoler son unique frère ou sacrifier celui qu’elle aime. Notons au passage que La Grange-Chancel a inversé l’ordre de la reconnaissance entre Iphigénie et Oreste. En effet, Aristote résumait la situation exposée dans Iphigénie en Tauride d’Euripide en ces termes : « Iphigénie est reconnue d’Oreste, par suite de l’envoi de la lettre236 ; mais pour que celui-ci le soit d’Iphigénie, il aura fallu encore une autre reconnaissance237 »238. La Grange-Chancel procéda différemment dans Oreste et Pilade. C'est d’abord Iphigénie qui reconnaît Oreste car Pilade dévoile l’identité de son ami dans un élan de protection. Iphigénie, laissant échapper sa surprise en réalisant qu’elle est face à son frère, permet à Oreste de lui demandait qui elle est. Après avoir dévoilé son identité, les deux personnages se tombent dans les bras l’un de l’autre. L'ordre de la reconnaissance est donc inversé.

La Grange-Chancel n’utilisa pas le procédé dramaturgique de la lettre comme moyen de reconnaissance entre le frère et la sœur. Pourtant, celui-ci était couvert d’éloges dans la Poétique d’Aristote qui affirmait au chapitre XVI de son ouvrage : « Le meilleur mode de reconnaissance est celui qui résulte des faits eux-mêmes, parce que, alors, la surprise a des causes naturelles [...]239 ». Il semblait légitime et naturel que le personnage d’Iphigénie veuille confier une lettre à Pylade, dans Iphigénie en Tauride, afin que celui-ci la transmette aux siens. Il était également normal que la jeune femme la récite à Pylade de façon à ce que celui-ci la retienne au cas où il perdait la lettre en chemin. Dès lors, déclinant son identité, Oreste pouvait reconnaître sa sœur d’une manière tout à fait naturelle. La Grange-Chancel écarta ce procédé dramaturgique. Cependant, il respecta tout de même les recommandations d’Aristote. Ainsi, dans Oreste et Pilade, la reconnaissance entre Oreste et Iphigénie découle naturellement des propos de Pilade qui, en ami dévoué, protège son double et prend la défense de celui-ci. La réaction du personnage est vive car il ne supporte pas qu’Iphigénie veuille mettre à mort Oreste, sans aucun scrupule, et qu’elle l’accuse de choses abominables. Ainsi, Pilade révèle, pour le sauver, qu’Oreste est le fils du grand Agamemnon, permettant alors à Iphigénie de reconnaître son frère.

Le traitement des divinités et des oracles §

Le XVIIe siècle, de la moitié des années 1630 à la toute fin du siècle, vit une vingtaine de ses pièces faire place à des oracles240. Cette période est suffisamment étendue pour que l’on ne parle pas de mode. Cependant, les oracles de la tragédie classiques sont souvent considérés comme de simples ornements poétiques et ils ont longtemps été écartés de tout traitement dramaturgique. Tout d’abord, l’oracle était vu comme une contrainte imposée aux dramaturges du XVIIe siècle par le texte-source ; une règle antique que les auteurs modernes s’efforçaient de respecter. En outre, l’oracle se vit attribuer la caractéristique d’ornement poétique destiné à renforcer la magnificence du spectacle. Enfin, le fait que l’oracle aille contre le principe de vraisemblance, s’inscrivant même dans la lignée des dei ex machina, acheva de l’écarter de la catégorie des procédés dramaturgiques. Bien sur, l’oracle est de l’ordre de l’invraisemblable ; « c’est même très exactement ce qui fait son intérêt » précise Bénédicte Louvat-Molozay241. En effet, il s’agit de la parole d’un dieu et elle est de ce fait chargée d’énigme. Le personnage tragique doit alors déchiffrer le message divin ou obéir à l’ordre que celui-ci contient.

La tragédie d’Oreste et Pilade fait mention de quatre oracles différents, plus ou moins importants les uns des autres. Le premier est évoqué dès l’ouverture par Thoas qui cite textuellement les paroles du dieu Apollon sur le danger que pourrait représenter la venue en Tauride d’un dénommé Oreste (vers 85-91). Le second rappelle en deux vers un oracle passé et avéré lors d’un souvenir d’Iphigénie qui se confie brièvement sur sa vie en Aulide et sur l’oracle de Calchas qui la mena au sacrifice (vers 315-316). Le troisième a un statut particulier puisqu’il s’agit d’un oracle mensonger, inventé par Iphigénie qui profite de sa fonction de prêtresse pour parler au nom de Diane (vers 410-417). Enfin, le quatrième a une importance certaine puisqu’il confirme la prédiction du premier : il s’agit de l’oracle d’Apollon à partir duquel Oreste s’est embarqué pour la Tauride (vers 838-842).

Avant d’étudier le traitement dramaturgique de ces quatre oracles, rappelons que Oreste et Pilade est une tragédie à sujet légendaire et que Bénédicte Louvat-Molozay précise dans son étude que « […] le phénomène [des oracles] touche plus largement les tragédies à sujet légendaire242 ». En outre, seulement deux de ces oracles sont présents dans le sujet d’origine, Iphigénie en Tauride d’Euripide. En effet, la pièce grecque ne fait aucunement mention d’une potentielle menace que représenterait le personnage d’Oreste et Iphigénie n’abuse pas de sa fonction de prêtresse en empruntant la voix de Diane puisque il n’est pas question d’annuler un hymen prévu avec le roi. La Grange-Chancel modifia donc le texte-source et choisit délibérément d’intégrer des oracles à sa tragédie. Ce procédé est donc « un outil de liberté243 » pour le dramaturge qui peut alors, à travers lui, laisser une large part à l’invention dans l’adaptation qu’il fait d’une pièce antique. En effet, les oracles des tragédies du XVIIe siècle possédaient leurs propres règles et nous sommes donc bien loin de l’aspect contraignant que l’on a longtemps voulu attribuer aux oracles. Cependant, La Grange-Chancel ne justifia jamais cette pratique et il ne participa guère à la constitution d’une poétique de l’oracle dans le théâtre classique, à l’inverse de Corneille qui intégra les oracles à trois de ses tragédies tout en théorisant cette pratique dans de nombreux avis « Au lecteur » et Examens.

Le premier oracle présent dans Oreste et Pilade relève d’un procédé dramaturgique en ce sens qu’il a une fonction herméneutique, « l’oracle servant, généralement à rebours, à interpréter une action qu’il annonce au moins en partie244 ». En effet, l’oracle d’Apollon récité par Thoas annonce, dès l’ouverture de la pièce, le déroulement et même le dénouement de celle-ci. Le spectateur apprend au bout de quelques répliques que le roi peut garder son trône et sa vie à condition de conserver la statue de Diane. Il est également d’emblée mis au courant de la menace que représente un Grec, prénommé Oreste, qui pourrait venir enlever cette statue pour expier sa fureur et mettre fin à la vie de Thoas. Ainsi, quand à la scène V de l’acte III, le personnage d’Oreste révèle dans un monologue son nom et son ambition, un public averti connait l’issue finale. Cet oracle est donc un véritable nœud de la tragédie puisqu’il la constitue en grande partie. Son importance se confirme par la reprise de celui-ci à différents endroits du texte, principalement par Anthenor (vers 377-378 ; vers 750-751). En outre, il nous permet d’aborder la poétique de l’oracle dans le théâtre du XVIIe siècle. Nous pouvons constater que le rythme normal du dialogue est substitué par une disposition de rimes particulière et une métrique originale. En effet, l’oracle d’Apollon tient en sept vers parmi lesquels des octosyllabes, un décasyllabe et un alexandrin. Les rimes suivies classiques laissent également la place à des rimes embrassées qui ne se terminent d’ailleurs pas harmonieusement en raison du nombre impair de vers. L'explication la plus plausible à cela est que les dieux ne peuvent pas s’exprimer comme les personnages ordinaires de la tragédie. Leur statut privilégié doit être souligné et c’est pourquoi le caractère typographique des oracles est différent de celui du reste de la pièce. Dans le cas de la pièce de La Grange-Chancel, les oracles ont été retranscrits par les imprimeurs en italique.

Le second oracle donne un exemple d’utilisation en tant qu’ornement poétique. En effet, Iphigénie s’épanche sur sa situation et revient sur sa vie en Grèce qui a été contrariée par l’oracle du devin Calchas qui l’envoya sur le bûcher. L'oracle n’est alors pas cité littéralement par le personnage qui se contente d’y faire une brève allusion. Cela permet d’insister sur l’injustice du sort d’Iphigénie et renforce l’effusion pathétique. Il n’y a donc aucun lien avec l’action de la tragédie.

Le troisième oracle sert de support à un nouveau nœud, ou plus précisément à un nouvel obstacle. Iphigénie, rejetant l’idée d’une union avec Thoas, voit en sa qualité de prêtresse de Diane un moyen de soulever le peuple contre le choix du tyran. Le personnage instaure alors un oracle mensonger en supposant s’exprimer par la voix de Diane qui ordonne aux Scythes de protéger le Grec récemment arrivé en Tauride et dont Thoas réclame le sacrifice. Iphigénie, voulant sauver l’étranger et le renvoyer dans son pays natal afin qu’il informe les siens de sa triste situation, menace le peuple, par l’intermédiaire de Diane que celui-ci respecte, de périr s’il n’obéit pas à la déesse. Dans La Dramaturgie classique en France, Jacques Scherer expliquait à propos des oracles que « leur emploi, amené par l’intrigue, n’est pas très fréquent245 ». Ce troisième oracle est amené par l’intrigue puisqu’il réagit à la décision maritale prise par Thoas mais il ne peut être légitimé puisqu’il s’agit d’un artifice sans aucune portée divine.

Enfin, le quatrième oracle est celui qui correspond le plus à un véritable procédé dramaturgique puisqu’il organise la succession logique et chronologique entre deux actions. Cet oracle est d’abord évoqué par Pilade lors de son entretien avec Iphigénie où il pleure son ami qu’il croit mort (vers 595-597). Les informations concernant l’oracle sont réduites puisqu’elles se limitent à l’aspect expiatoire du voyage en Tauride. Cependant, les spectateurs ne savent pas encore quel crime Oreste veut purifier ni de quelle manière il doit s’y prendre. Cela n’est su qu’au moment où le personnage concerné revient sur les paroles d’Apollon (acte III, scène V). Dès lors, l’oracle premier est confirmé et il est sur le point de se réaliser. Les fonctions de l’oracle sont donc multiples et ce procédé peut être considéré comme une technique dramaturgique et une forme d’écriture théâtrale « admise à toutes les époques du théâtre classique et dans tous les genres246 ».

Note sur la présente édition §

La première édition de Oreste et Pilade fut achevée d’imprimer le 20 mars 1699, soit un an et trois mois après la première représentation de la pièce au Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, à Paris. C'est le marchand libraire Pierre Ribou qui prend un Privilège du Roi de huit années pour l’impression de cette pièce, dans le cadre de la publication du Recueil des Tragédies du Sieur de la Grange. La veuve de ce libraire, ainsi que son fils, se chargeront de la publication des Oeuvres de M. de La Grange-Chancel revues et corrigées par lui-même, en 1734. Par la suite, la Compagnie des libraires associés imprimera Oreste et Pilade au sein des Oeuvres complètes de La Grange-Chancel, en 1742 puis en 1758. Seuls sept exemplaires de l’édition première ont été conservés : trois d’entre eux sont compris dans des recueils factices intitulés Les Œuvres de M. DeLaGrange, comportant diverses tragédies choisies émanant de l’auteur, trois autres proposent la pièce seule et le dernier se trouvant à la Bibliothèque Universitaire des Lettres de Caen n’a pas été consulté. Précisons notamment que la pièce a été publié à Amsterdam par Desbordes en 1700, 1707 et 1709 mais nous ne prendrons pas en considération ces exemplaires que nous mentionnons juste. Les exemplaires que nous avons consultés sont subsumés sous les cotes suivantes.

Liste des ouvrages §

Pour les recueils factices §

8-RG-6390, disponible à la bibliothèque de Richelieu, au Département des Arts du Spectacle de la Bibliothèque Nationale de France. Le volume comprend Adherbal, roy de Numidie (1694), Oreste et Pilade (1699), Méléagre (1699), Athenaïs (1699), Amasis (1701) et Alceste (1703).

GD-1682, disponible à la bibliothèque de l’Arsenal. Le volume comprend Adherbal, roy de Numidie (1694), Oreste et Pilade (1699), Méléagre (1699) et Athenaïs (1699).

RRA6=781, volume disponible à la Réserve de la Sorbonne et qui comporte Adherbal, roy de Numidie (1694), Oreste et Pilade (1699), Méléagre (1699) et Athenaïs (1699).

Pour les pièces seules §

RES-YF-3939, conservée au site Tolbiac de la Bibliothèque nationale de France.

8-RF-6400, disponible à la bibliothèque de Richelieu, au Département des Arts du Spectacle.

GD-15339, disponible à la bibliothèque de l’Arsenal.

L'exemplaire qui nous a servi de base est celui numérisé sur le site Gallica, la bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France, et que l’on peut également retrouver sur le site Tolbiac de la Bibliothèque Nationale de France sous la cote 8-YTH-13124. L'ouvrage est un in-12 de V-78 pages qui se présente comme suit :

[I] ORESTE / ET / PILADE ; / TRAGEDIE. / [fleuron du libraire] / A PARIS, / Chez PIERRE RIBOU, proche les / Augustins, à la descente du Pont-neuf, / à l’Image S. Loüis. / [filet 8, 8] / M. DC. XCIX. / AVEC PRIVILEGE DU ROI.

[II-III] [bandeau 8, 5 x 1, 4] / PREFACE. / [Texte de la préface]

[IV] [filet 8, 6] / EXTRAIT DU PRIVILEGE / du Roi.

[V] [bandeau 8, 6 x 0, 5] / ACTEURS. / [liste des Acteurs]

1-78 [texte de la pièce, avec un titre courant constant : « ORESTE ET PILADE, » sur la page paire ; « TRAGEDIE. », sur la page impaire].

Établissement du texte §

La retranscription du texte a eu pour principe une fidélité maximale à l’édition imprimée. L'orthographe originale a été respectée, y compris dans le cas de formes concurrentes, à savoir : Tauride / Thauride, flate / flatte, longtemps / long-tems / long-temps, plûtost / plutôt, à bout / about, aussi-tôt / aussi-tost, plusque / plus que, bon-heur / bonheur, rappellant / rapellant / r'appellant. Ces variations graphiques n’ont pas une répartition significative au sein de la pièce, susceptible de faire apparaître l’exercice de plusieurs ouvriers. En outre, nous nous sommes strictement conformés à l’accentuation des mots telle qu’elle est pratiquée dans l’édition originale : les formes déja et voila, toutes deux attestées par Richelet, ont par exemple été maintenu. Enfin l’emploi des majuscules a été systématiquement suivi, aucune occurrence ne semblant fautive. Ainsi, seules les coquilles manifestes ont été rectifiées.

Par ailleurs, pour assurer une plus grande lisibilité au texte, nous avons modernisé tous les « ⌠ » en « s », et décomposé en voyelle nasale an l’unique tilde « ~ » présente au vers 278, dont l’utilité peut avoir été de gagner de la place et du plomb lors de la composition. Nous avons également choisi de remplacer la ligature « & » par « et ». En ce qui concerne les distinctions entre « i » et « j » et « u » et « v », l’imprimé prouve sans conteste qu’elles sont assises à la fin du siècle, sachant qu’on a pu en relever aucune. Il en est de même pour les accents diacritiques, dont quatre formes seulement avaient besoin d’être rétablies, à savoir « où » aux vers 981, 1180 et 1348, et « a » au vers 711. Quant à la ponctuation, elle a subi quelques modifications afin de faciliter la lecture. Les points de suspension étaient indiqués de façon tout à fait irrégulière, majoritairement par « …. », dans l’originale, et nous avons rétabli la forme moderne « ... » aux vers 193, 268, 390, 428, 438, 454, 504, 641, 645, 914, 1052, 1306, 1333 et 1551. Quelques virgules qui semblaient faire défaut ont été adjointes au sein du texte et sont signalées entre crochets. À l’inverse, le texte présentait certaines coquilles de ponctuation telle que l’omission du point final, substitué par une virgule, aux personnages présents à la scène 2 de l’acte I et aux vers 385, 980, 1109 et 1550. Enfin, les phrases interrogatives ont retrouvé leur point d’interrogation quand celui ci manquait. C'est ainsi aux vers 357, 574, 646, 969, 1011, 1025, 1165, 1266, 1267, 1295 et 1554.

Pour la présentation, nous avons respecté les changements de page à chaque fin d’acte. La pagination de l’édition originale, ainsi que les changements de cahiers ont été précisés entre crochets à la droite du texte. Les ornements tels que les lettrines et les gravures à la fin des actes ont été supprimés.

Comme nous l’avons mentionné, la pièce a été rééditée à trois reprises lors de la publication des Œuvres de M. de La Grange-Chancel, revues et corrigée par lui-même, en 1734, 1742 et 1758. L'auteur a procédé à chaque fois à des corrections, des ajouts, ou encore des suppressions. Ces variantes sont toutes mentionnées en note de bas de page, et elles sont subsumées sous l’abréviation « Var [année de l’édition] ». Ces modifications sont restées les mêmes dans les éditions suivantes, sauf indication contraire. Pour l’établissement de ces variantes, nous nous sommes appuyés sur les exemplaires suivants :

– Pour l’édition de 1734 : 8-BL-13117 (1), disponible à la bibliothèque de l’Arsenal.

Pour l’édition de 1742 : YF-9725 <T.1>, conservé au site Tolbiac de la Bibliothèque Nationale de France.

– Pour l’édition de 1758 : 8-BL-13119 (1), disponible à la bibliothèque de l’Arsenal.

Enfin, les notes de bas de page de la présente édition font régulièrement référence aux dictionnaires de l’Académie française, de Furetière et de Richelet : ils sont respectivement désignés par les abréviations (Acad.), (F) et (Ric.).

Coquilles corrigées §

Jy / J'y (préface) ; ou / eu (préface) ; Scyches / Scythes (liste des personnages) ; inconnë / inconnuë (v. 74) ; grand / grands (v. 121) ; Souffres / Souffrez (v. 126) ; ANTENOR / ANTHENOR (entre v. 132 et v. 133) ; ces / ses (v. 136) ; Letemeraire / Le temeraire (v. 149) ; ANTENOR / ANTHENOR (liste des personnages : scène IV, I) ; pordonne / pardonne (v. 281) ; animer / animé (v. 550) ; Ciane / Cyane (v. 652) ; Remetsdans / Remets dans (v. 800) ; ORELTE / ORESTE (entre v. 905 et v. 906) ; Horrrible / Horrible (v. 930) ; offront / affront (v. 949) ; Ou / Où (v. 981) ; Pur / Pour (v. 990) ; [un] / blanc et signe incompréhensible (v. 1025) ; plae / place (v. 1025) ; nos / vos (v. 1114) ; 35 / [53] (pagination de l’édition originale) ; Ou / Où (v. 1180) ; versez / verser (v. 1267) ; 26 / [62] (pagination de l’édition originale) ; ou / où (v. 1348) ; Ses / Ces (v. 1390) ; secret, détours / secrets détours (v. 1456).

Correction des ponctuations §

pour jurer, de / pour jurer de (v. 418) ; Verray-je l’Etranger Anthenor / Verray-je l’Etranger, Anthenor (v. 731) ; ORESTE, / ORESTE. (entre v. 883 et v. 884) ; privé / privé. (v. 1105) ; Dieux / Dieux. (v. 1109) ; toy / toy. (v. 1552)

, au lieu de . à la fin des vers 9, 141, 174, 258, 1122, 1123, 1433, 1536.

, au lieu de ; aux vers 77, 594.

. au lieu de , à la fin des vers 385, 980 et à la liste des personnages de la scène II de l’acte I.

 ? au lieu de ; à la fin du vers 357;

 ? au lieu de . à la fin des vers 574, 969, 1011, 1025, 1165, 1266, 1267, 1554 et 1595.

 ? au lieu de : à la fin du vers 646.

; au lieu de : au vers 689.

, au lieu de ? à la fin des vers 827 et 854.

 ! au lieu de : à la fin du vers 1390.

. au lieu de ; à la fin du vers 1391.

. au lieu de ? à la fin du vers 1421.

 ! au lieu de ? à la fin des vers 1422, 1423 et 1659.

ORESTE ET PILADE ;
TRAGEDIE. §

Préface. §

Il y a long-temps qu’on auroit vû paroître sur la Scene ce sujet, qui est un des plus grands et des plus beaux de l’antiquité247 , si nos meilleurs Autheurs avoient crû pouvoir en surmonter les difficultez248  ; mais quand on est jeune on est toujours temeraire249 . Et l’on est quelquefois heureux. D'ailleurs comme l’on sçait assez que la qualité d’Autheur n’est pas celle qui m’honnore le plus, j’ay voulu traiter un sujet dont la réussite me déterminast à travailler pour le Theatre, ou à employer mes momens de loisir à quelque occupation qui me fust plus convenable. Madame la Princesse de Conty250 , chez qui j’ay eu l’honneur d’estre élevé, me choisit elle-même ce sujet préferablement à beaucoup d’autres. J'y ay donné tous mes soins; et ce qui me confirme encore dans la bonne opinion que j’en ay, c’est qu’on le voit encore paroistre tous les jours sur la Scene avec autant de plaisir et d’applaudissemens que dans les premieres representations251 , je puis dire que cet Ouvrage a esté si generalement approuvé de tout le monde, que je ne répondray pas seulement à la mauvaise critique de ceux qui ont condamné Thoas et Thomiris; l’un est dans Euripide252 , sans lequel il n’y auroit point de Piece253 , et je me suis assez bien trouvé de l’autre pour ne m’en pasrepentir254 . La perte que fit le Theatre, en perdant Mademoiselle de Champmesle255 , m’avoit empesché de faire imprimer cette Piece; mais depuis qu’une jeune Actrice, qui a paru ces jours passez, nous en a rafraîchy la mémoire256 , je me suis laissé vaincre par les pressantes sollicitations de mes amis, qui, avec mes autres Ouvrages, m’ont persuadé de donner encore celuy-cy au public, me flattant que la lecture ne luy en fera pas moins de plaisir que la representation.

EXTRAIT DU PRIVILEGE
du Roi. §

Par Grace et Privilege du Roy, donné à Versailles le douziéme Fevrier 1699. Signé, Par le Roy en son Conseil, LE FEVRE. Il est permis à PIERRE RIBOU Marchand Libraire à Paris, de faire imprimer le Recueil des Tragédies du Sieur de la Grange, pendant le temps de huit années, à compter du jour que chaque Tragédie sera achevée d’imprimer pour la premiere fois ; Pendant lequel temps faisons tres expresses défenses à toutes personnes de quelque qualité et condition qu’elles soient, de faire imprimer, vendre ny debiter d’autre Edition que de celle de l’Exposant, ou de ceux qui auront droit de luy, à peine de quinze cens livres d’amende, payables sans deport par chacun des contrevenans, et de tous dépens, dommages et interests, et autres peines portées plus au long par lesdites Lettres de Priviliege.

Registré sur le Livre de la Communauté des Imprimeurs et Marchands Libraires de Paris le 26. Fevrier 1699.

Signé, C. BALLARD, Syndic.

Achevé d’imprimer pour la premiere fois le 20. Mars 1699.

ACTEURS. §

  • THOAS, Roy des Tauro-Scythes.
  • IPHIGENIE, Fille d’Agamemnon, grande Prestresse de Diane.
  • ORESTE, Frere d’Iphigenie.
  • PILADE, Prince, amy d’Oreste, Amant d’Iphigenie.
  • THOMIRIS, Princesse du sang Royal des Scythes.
  • ANTHENOR,
  • HIDASPE, Ministres d’Etat, et les principaux d’entre les Scythes.
  • CYANE, Prestresse de Diane, et confidente d’Iphigenie.
  • ERINE, Confidente de Thomiris.
  • TAXIS, Capitaine des Gardes de Thoas.
La Scene est à Anticire257, dans le Palais de Thoas.
[A, 1]

ACTE I. §

SCENE PREMIERE. §

THOAS, HIDASPE.

HIDASPE.

Seigneur*, voicy le jour si longtemps souhaité258,
259 conduit par l’hymen* à la felicité*,
Thoas, l’heureux Thoas, épouse ce260 qu’il aime.
C'estoit peu qu’éloigné de la grandeur suprême,
5 Par vos seules vertus, sans le secours du sang,261 [p. 2]
Vous eussiez pû monter à cet auguste* rang :
C'estoit peu que de voir les Scythes indomptables,262
Vous soûmettre à l’envy263 leur rives redoutables, 264
Pour vous faire un destin digne de vos exploits[,]
10 Et donner une épouse au plus grand de nos Rois.
Nous avons vû Diane en ces lieux adorée265,
Dans un éclat pompeux*, par la route azurée266,
Vous amener, Seigneur*, cette auguste* beauté267,
De qui vostre constance* a vaincu la fierté*.
15 Tout vous rit : la splendeur qui dans ces lieux éclate,
Est relevée encor par celle du Sarmate,268
Dont les Ambassadeurs honorent vostre Cour.
Enfin pour vous combler de gloire ce grand jour...

THOAS.

A-t-on tout préparé ? verray-je269 la Princesse,270
20 Hidaspe ?

HIDASPE.

Elle est encore aux pieds de la Deesse.
Tandis que de ce Grec à la mort destiné,
On couronne de fleurs le front infortuné*.
Pleine d’un feu* divin dans l’enceinte sacrée,
Au fond du Sanctuaire elle s’est retirée ;
25 Où son cœur attentif semble se préparer,
Au mystere* sanglant qu’elle va celebrer.
Mais que vois-je ! en ce jour de gloire et d’allegresse,
Qui n’attend que ce sang qu’éxige la Deesse271,
Pour faire que sans crime un Roy victorieux
30 Possede enfin un cœur reservé pour les Dieux272 :
Lors qu’à ces nœuds* sacrez273 il n’est rien qui s’oppose,
De ce sombre chagrin* qui274 peut être la cause ?
Me seroit-il permis, sans sortir du devoir, [p. 3]
D'oser m’en informer ? Ne le puis-je sçavoir ?275

THOAS

35 Heureux qui sans remords, portant un Diadême,
N'a point à redouter la vangeance suprême,
Et n’est point obligé de conserver ce rang,
Par des droits violez, et des fleuves de sang276.

HIDASPE.

Qu'entens-je ? quel discours, Seigneur*, qui vous l’inspire ?277
40 Je n’ay pas oublié qu’en acceptant l’Empire*,
Vous jurâtes d’abord d’épouser Thomiris :
Que son pere en mourant mit le Sceptre à ce prix.
Pour acquerir un Trône on ose tout promettre.
Mais sur le Trône assis on se peut tout permettre278.
45 Tranquille Souverain, et Vainqueur tant de fois,
Vous n’avez qu’à parler, tout fléchit sous vos loix.
Dans ses ressentimens* Thomiris n’est qu’à plaindre.

THOAS.

Dans ses ressentimens* Thomiris est à craindre.
Quelque trouble pourtant qu’elle puisse exciter*279
50 De plus cruels* chagrins* viennent m’inquieter :280
Elle n’est pas la seule icy que je redoute.

HIDASPE.

Et quel autre ennemy pouvez-vous craindre ?

THOAS.

Ecoûte.
Quand le feu* Roy, parmy tant de Scythes fameux,
Daigna tourner sur moy ses regards et ses vœux,
55 Et me faire en mourant l’appuy* de sa famille,
En m’accordant le Sceptre, et me donnant sa fille ;
Guidé par mon devoir plusque par mes sermens,
Je voyois chaque jour dans mes empressemens*,
Thomiris s’applaudir d’augmenter ma tendresse*. [p. 4]
60 Helas ! je n’avois point encor vû281 la Prestresse.
Le jour qui l’amena dans toute sa splendeur,
Eclaira son triomphe ensemble, et mon malheur.
Mes yeux ne furent plus attachez que sur elle.
Perfide à Thomiris, à ma gloire infidelle.
65 Pour m’assurer le Trône, et regner sans effroy,
De tous ceux que j’en crus aussi dignes que moy,
Hidaspe, j’étouffay l’espoir avec la vie.
Mes ennemis domptez, la Thauride asservie,
Parez de ces grands noms, de ces fameux exploits,
70 Que la victoire ajoûte à la pourpre des Rois,282
Je parlay de mes feux* en Amant* seur283 de plaire.
Quel revers* ! la Prestresse inconnuë, étrangere,
Ne crut pas mon amour digne d’estre écoûté.
Que dis-je ? Elle poussa son injuste fierté*
75 Jusqu’à me refuser[,] soit mépris, soit prudence,
De m’apprendre son nom, son païs, sa naissance.
Cet orgueil imprévû ne fit que m’irriter.
Pour fléchir sa rigueur on me vit tout tenter :
Mais en vain : je ne fis qu’augmenter son audace.
80 Des Dieux, toutes les nuits, éprouvant la menace,
Je voulus de mon sort* sçavoir la verité.
Voicy, par Apollon284, ce qui me fut dicté.
Tu joüiras du Sceptre et de la vie,
Tant que tu seras possesseur
85 Du simulachre de ma Sœur285  :
Mais crains d’un Grec la main impie.
La Statuë enlevée expiant sa fureur,
Te menace d’un sort* funeste.
Tremble, Thoas, au nom d’Oreste.

HIDASPE.

90 Quel Oracle !

THOAS.

En secret m’ayant esté rendu, [p. 5]
R'appellant aussi-tôt mon esprit éperdu,
Pour assurer mes jours contre ce coup funeste,
Je crus que je devois cacher le nom d’Oreste ;
Rejetter sur les Grecs ma crainte, et mon couroux*,
95 Et dans ce crime affreux les envelopper tous.
Pour engager mon peuple à cet arrest* sinistre,
Je fis parler des Dieux le plus zelé* Ministre286.
Les Scythes à sa voix tremblerent pour l’Etat :
Tous s’armerent de cris contre cet attentat.
100 De tous les Etrangers la perte fut jurée.
Leurs jours furent proscrits287 à Diane implorée.
Que288 de sang a depuis arrosé son Autel !
Que d’innocens punis pour un seul criminel !
Ces meurtres redoublez, ces sanglantes victimes,
105 Sans adoucir mes maux multiplioient mes crimes.
Rapellant ma raison dans ces obscuritez* ;
Voulant de cet Oreste avoir quelques clartez ;
Anthenor dont tu sçais la prudence et l’adresse,
Instruit de mon secret fit voile pour la Grece.
110 Depuis un an entier qu’il a quitté ce port,
Il ne m’a point encor informé de son sort* :
Le mien traîne par tout le chagrin* qui m’accable ;
Ce jour même, ce jour qu’un hymen* favorable,
Va mettre dans mon lit cette fiere* beauté,
115 Ce prix de ma constance*, et qui m’a tant coûté ;
Je n’ay de mon bonheur qu’une joye inquiete.
Etonné*, traversé d’une crainte secrete,
Sans relâche … Ah grands Dieux, que vois-je ! est-ce Anthenor ?

SCENE II. §

[p. 6]
THOAS, HIDASPE, ANTHENOR[.]

THOAS.

Ciel ! il m’est donc permis de te revoir encor.
120 Amy, de ton retour que faut-il que j’augure* ?
Qu'as-tu dévelopé289 de ma triste* avanture ?
Parle : ay-je à craindre encor le celeste courroux* ?

ANTHENOR.

Souffrez* qu’auparavant j’embrasse vos genoux,
Seigneur*, que j’ay de fois tremblé pour vôtre vie !
125 Quand par la trahison je la croyois ravie*.
Qu'heureusement, grands Dieux ! vous calmez mon effroy ;
Vous me rendez icy mon cher Maistre, mon Roy.

THOAS.

Qui peut t’avoir causé cette crainte funeste ?
Qu'as-tu vû ? que sçais-tu ? connois-tu cet Oreste ?

ANTHENOR.

130 Je me suis vainement empressé pour le voir ;290
Mais son sort* dans la Grece est facile à sçavoir.
Le grand Agamemnon291 luy donna la naissance.
Mycene est sous ses loix, Argos sous sa puissance292.
J'aborday son païs ; il venoit d’en sortir.
135 Un horrible dessein l’en avoit fait partir.
J'appris que pour vanger le trépas de son pere293,
Ayant trempé ses mains dans le sang de sa mere;
Tourmenté, déchiré de ce crime odieux[,]
Egalement hay294 des hommes, et des Dieux,
140 Il en traînoit par tout l’idée épouvantable ; [p. 7]
Et que pour expier ce meurtre détestable,
Avec un seul vaisseau, guidé par sa fureur,
Portant dans vos Etats la rage, et la terreur,295
D'une ame au sacrilege instruite et parvenuë,
145 Il venoit de Diane enlever la Statuë !296

THOAS.

Le temeraire ! Après d’innombrables travaux* :
Si son pere en dix ans avec mille vaisseaux,
Vit à peine Illion297 soûmis au sang Attride298,
Croit-il avec un seul étonner* la Tauride ?

ANTHENOR.

150 Ne vous y trompez pas, il y vient inconnu.
Mais quand avec son nom jusqu’à vous parvenu ;
Vous auriez connoisance encor de son visage,
Vostre aspect ne feroit qu’augmenter son courage.299
Si sur la foy* des Grecs on en croit son renom,
155 Ce Prince, de la peur, ne connoist que le nom.
Ses sermens solemnels ont juré vostre perte :
Et soit par la surprise, ou par la force ouverte,
Il vient, quelque peril qu’il y puisse courir,300
Enlever la Statuë, ou vous perdre, ou perir.301
160 Ah ! Seigneur*, quel devins-je à ce recit funeste ?302
Que303 ne tentay-je point pour prévenir Oreste ?
Je combattis long-tems et les vents et les mers,
Et cependant heureux que ces mêmes revers*,
Des projets du barbare ayent suspendu la rage,304
165 Plus heureux si tous deux nous avions fait naufrage.
S'il m’avoit devancé qu’auroit-ce été, grands Dieux !

THOAS.

Il n’en faut point douter, ce Prince est en ces lieux.

ANTHENOR.

[p. 8]
Luy ?

THOAS.

C'est ce même Grec dont j’attens le supplice,
Et qu’aujourd’huy Diane accepte en sacrifice.
170 Son front où d’un beau sang* se répand la fierté*[,]
Cet orgueil qu’il oppose à mon authorité ;
Sur tout son nom qu’il cache, et qu’il s’obstine à taire,
Confirme le recit que tu viens de m’en faire.
Des vagues en fureurs seul des siens échapé,
175 Sans espoir de secours dans ses projets trompé,
A l’aspect d’une mort dont l’horreur est extrême,
Il voit sans s’étonner* ses malheurs. C'est luy-même.
Dieux justes ! Dieux puissans ! Je reconnois vos traits*.
Vostre prudence a mis un prix à vos bienfaits.
180 Elle en fait aux mortels achetter l’allegresse.
Je pers mon ennemy, j’épouse la Prestresse.
Quoy qu’il m’en ait coûté pour avoir attendu,
Ce bonheur ne m’est point encore assez vendu.
Cher amy que je suis redevable à ton zele*.
185 Allons, courons au Temple en porter la nouvelle.
Informons la Prestresse... On ouvre, la voicy.

SCENE III. §

[p. 9]
THOAS, IPHIGENIE, ANTHENOR, HIDASPE, CYANE.

THOAS.

Ah ! Madame, le sort* enfin s’est adoucy !
Nous allons l’éprouver par l’hymen* qui s’apreste :
L'ordre …

IPHIGENIE.

Arreste Thoas.

THOAS.

Hé quoy ?

IPHIGENIE.

Thoas, arreste.
190 Les Dieux n’approuvent point ton hymen* avec moy.
Diane a prononcé. Je ne puis estre à toy :
Ce n’est pas tout. De sang la Deesse se lasse :
Devant son Tribunal ce Grec a trouvé grace :
Elle s’en fait l’appuy*.

THOAS.

Ciel !

IPHIGENIE.

Au pied de l’Autel,
195 Mon bras alloit sur luy porter le coup mortel.
Un prodige inouy me surprend, et m’arreste.
Les sacrez ornemens305 sont tombez de sa teste.
Le Temple sous mes pas a paru s’ébranler. [p. 10]
La Statuë, et l’Autel ont semblé reculer.
200 Sur mes sens interdits* la nuit s’est répanduë.
Diane à mes regards est alors apparuë.306
J'ay lû, j’ay reconnu dans ses yeux irritez,
Que formant des projets contre ses volontez,
Tu vas sur tes Etats attirer sa colere,
205 Si d’en presser l’effet ton ame persevere.
Cesse d’estre rebelle aux menaces des Dieux.
Ne verse plus du sang qui te rend odieux :
Etein307 de ton amour l’ardeur desavoüée :
Laisse en paix une fille aux Autels dévoüée,
210 Et songe bien plûtost, détestant tes rigueurs,
A gagner les esprits qu’à308 contraindre les cœurs.

THOAS.

Où se replonge, ô Ciel ! mon ame épouvantée ?
Toujours entre la crainte et l’espoir agité,
Ne peut-elle entrevoir un avenir certain ?
215 Et vous309 qui m’accablez par un zele* inhûmain,
Mes malheurs, mes chagrins* n’ont-ils rien qui vous touche ?
En seray-je310 sans cesse instruit par vôtre bouche ?
Madame, ouvrez les yeux, quand on le pousse about,
Rien311 n’est plus dangereux qu’un Amant* qui peut tout.
220 Prevenez-en l’éclat312, c’est trop vous le redire :
Un peu de sang versé vous assure un Empire*.
Ces refus outrageans ne vous sont plus permis.
Vous devez estre à moy. Vous me l’avez promis.
La parole a ses loix qu’on ne doit point enfraindre,
225 Qui313 le souffre* est indigne …

IPHIGENIE.

Est-ce à toy de t’en plaindre ?
Toy qui ne dois ce rang dont tu fais vanité, [p. 11]
Qu'à ton manque de foy*, qu’à ton impieté :
Aux ordres du feu* Roy cesse de faire injure*.
Epouse Thomiris, ou crains pour ton parjure.
230 Mais la prosperité te rend sourd à ma voix.
Un Tyran couronné ne connoît plus de loix.
Tu veux par mon hymen* combler tes injustices,
Tu n’as plus de raison que pour flater* tes vices.
Tu te crois revêtu d’un pouvoir qui peut tout ;
235 Voyons ce qu’il destine à qui te pousse à bout.
D'une odieuse main instruite dans le crime,
Va toy-même à l’Autel immoler la victime ;
Et pour braver un cœur ferme à te refuser,
Aux yeux de la Deesse ose, viens m’épouser,
240 Je vais t’attendre.

THOAS.

Hé bien, je vous suis, ma vangeance …

SCENE IV. §

THOAS, IPHIGENIE, ANTHENOR, HIDASPE, TAXIS, CYANE.

TAXIS.

Le Sarmate, Seigneur*, vous demande audiance.
Et de cette entreveuë il presse le moment.

THOAS.

Je vais l’entendre, et plein de mon ressentiment*,
Je reviens à l’Autel, sans que rien m’épouvante,
245 Immoler la victime, et d’une main sanglante,
Vous épouser malgré vôtre audace, et vos Dieux. [p. 12]
Mais pour vous détester, et vous estre odieux[,] 314
Vous le voulez, cruelle*, attendez-moy.

SCENE V. §

IPHIGENIE, CYANE.

CYANE.

Madame,
Quel est l’affreux dessein où s’emporte son ame !
250 Que315 seroit-ce, grands Dieux ! s’il venoit à sçavoir
Que ce prodige n’est que pour le décevoir* :
Que ce n’est qu’un mensonge inventé par vous-même.
Que ne permettra-t-il à sa colere extrême ?
Affermy dans ses feux* par cette fausseté,
255 Je crois déjà le voir furieux*, irrité,316
Porter sur vôtre teste …

IPHIGENIE.

Il n’oseroit Cyane.
Consacrée aux Autels, Prestresse de Diane,
Quelque audace qu’il eût ce frein l’arresteroit.317
Il a beau menacer Cyane, il n’oseroit.
260 Toy qui d’Iphigenie as penetré la feinte,
Qui connois de mon coeur, et le trouble, et la crainte.318
Diane, montre à tous, te declarant pour moy,
Que le sang de ton pere est protegé par toy319.
Si ma fierté* se porte à des démarches vaines,
265 C'est l’orgueil de ce sang* qui coule dans mes veines.
Voudrois-tu qu’un Tyran soüillast sa pureté, [B, 13]
Et pourrois-je descendre à cette indignité.
Pardonne aussi, Deesse, à la pieuse estime,
Que la pitié m’a fait prendre pour ta victime.
270 L'appuy* de l’innocence est l’ouvrage des Cieux :
Et c’est une vertu que d’imiter les Dieux.

CYANE.

Mais quand vous renoncez au devoir de Prestresse,
N'apprehendez-vous point d’irriter la Deesse.
Le sang de tous les Grecs à sa vangeance est dû.
275 Jusqu’icy, sans fremir, vous l’avez répandu.
Une sainte ferveur animoit* ce beau zele*.
D'où vient pour ce Grec seul que vôtre main chancele ?

IPHIGENIE.

Me le demandes-tu ? tes yeux furent témoins
Du déplorable état qui l’offrit à mes soins* :
280 Quitte de mes devoirs, j’allois sur le rivage
Soupirer mes malheurs, pleurer mon esclavage.
Les vents impetueux obscurcissoient les airs,
Troublaient les Elements, faisoient mugir les Mers :
Quand sur des mats brisez la vague épouvantable,
285 Jetta ce malheureux étendu sur le sable :
La pitié m’inspira de conserver ses jours :
Dans nos empressemens* il trouva du secours.320
N'aurois-je pris le soin* de le rendre à la vie,
Qu'afin que par moy-même elle luy fût ravie*.
290 Non, si je me portois à cet excés d’horreur,
Diane en puniroit la barbare fureur.

CYANE.

Et songez-vous pour qui vôtre ame s’interesse ?
Pour qui vous offensez Thoas, et la Deesse.
Ce Grec, dont la pitié vous fait prendre l’appuy*, [p. 14]
295 Répond-il aux bontez que vous avez pour luy ?
Vous a-t-il dit quel sang* l’a transmis à la vie ?
Lorsque de le sçavoir vous témoignez l’envie,
Le visage interdit*, les yeux pleins d’embarras :
Il soûpire, Madame, et ne vous répond pas321.

IPHIGENIE.

300 D'un sang illustre, et grand voila le caractere,
Et c’est ce même orgueil qui me force à me taire.
Tu sçais, quand de Calchas l’Oracle rigoureux,
Eût prononcé la fin de mes jours malheureux,322
Et qu’aux feux* du bucher par Diane enlevée,
305 A servir ses Autels je me vis reservée,
Que l’horreur de me voir chez les Scythes cruels* ;
Rougir, tremper mes mains dans le sang des mortels,
M'a fait ensevelir le nom d’Iphigenie.
Je n’ay conté qu’à toy les malheurs de ma vie.

CYANE.

310 Madame …

IPHIGENIE.

De ce nom le fier* ressentiment*,
Déteste cet indigne, et lâche abaissement.
Il veut briser un joug dont sa gloire est flêtrie.
Je brûle* de revoir la Grece, ma patrie,
D'admirer, d’adorer couvert de tant d’exploits,
315 Ce grand Agamemnon Chef des Grecs, Roy des Rois323 :
D'entendre, d’embrasser* Clitemnestre ma mere,
Les Princesses mes sœurs324, Oreste mon cher frere.
Quels transports* à me voir ne sentiroient-ils pas ?
Mon pere, qui long-temps a pleuré mon trépas,
320 Retrouvera sa joye à l’aspect d’une fille,
Qui n’a point démenty son auguste* famille.
Pour cet heureux moment, qui fait tous mes souhaits : [p. 15]
Ce Grec m’est important, et plus cher que jamais ;
Je vais le délivrer, le charger d’une lettre,
325 Qu'aux mains d’Agamemnon il jure de remettre.
Quand mon pere sçaura …

CYANE.

Madame, y pensez-vous ?
Comment le dérober à Thoas en courroux* ?
Quand même à vôtre feinte il donneroit croyance,
Pensez-vous d’un Tyran tromper la prévoyance ?
330 Quel vaisseau recevra l’Etranger sur son bord ?
Sans l’ordre de Thoas, on ne sort point du port.

IPHIGENIE.

Cyane, il partira de l’aveu du Barbare ;
Il ne sçait pas le coup que ma main luy prépare.
Des volontez du Ciel incertain, et troublé,
335 Le peuple, autour du Temple, est encor assemblé.
Je vais le soûlever contre le Tyran même :
Viens me voir , empruntant une audace suprême,
Confondre, épouvanter le superbe* Thoas,
Diane, en ce dessein ne m’abandonne pas325.

Fin du premier Acte.

[p. 16]

ACTE II. §

SCENE PREMIERE. §

THOMIRIS, ANTHENOR, ERINE.

THOMIRIS.

340 Anthenor, vous sçavez mes malheurs, mon injure*,
Thoas est un impie, un perfide, un parjure,326
Qui retient vôtre bras quand il faut le punir [?]
Mon pere n’est-il plus dans vôtre souvenir ?
Ingrat, à ses bienfaits perdez-vous la memoire ?
345 De ce que vous devez à sa fille, à sa gloire ?
Au point où327 le Tyran se plaît à l’outrager,
Thomiris n’attendoit que vous pour se vanger328...
Vous estes de retour, vous voyez ma disgrace,
Et quand il faut agir vôtre cœur est de glace.

ANTHENOR.

350 Je sçay329 ce que je dois, Madame, à vos malheurs ;
Estimé du feu* Roy, comblé de ses faveurs,
Je n’ay pas oublié qu’à son heure derniere,
Il attacha330 sur moy sa confiance entiere ;
Qu'éblouy du serment par Thoas attesté, [p. 17]
355 Il n’en prit pour garant que ma fidelité.
Il mourut. Si depuis, contre sa foy* donnée,
Thoas, de vôtre hymen*, differoit la journée :
J'imputois ces delais, Madame, à son grand cœur331,
Qui pour vous affermir sur le Trône en Vainqueur,
360 Voulois que vous deussiez à sa propre victoire,332 333
La paix de vos Etats, l’abondance et la gloire.
L'Oracle d’Apollon qui menaçoit ses jours,
De vos prosperitez vint traverser le cours.
Pour bannir de ces lieux la crainte, et la tristesse,
365 A ses ordres pressans je partis pour la Grece.
Jugez de ma douleur, Madame, à mon retour,
Lorsque j’apprens qu’épris d’un malheureux amour,
Thoas, sans respecter les Dieux, ny sa promesse,
Veut d’une main impie épouser la Prestresse,
370 Et l’élever au Trône au mépris de vos droits[.]
A ce triste* récit interdit*, et sans voix …

THOMIRIS.

Il faut d’autres efforts pour laver mon offence.
C'est la mort du Tyran qu’éxige ma vangeance.
La Prestresse aujourd’huy le verroit son époux.
375 Prevenons334

ANTHENOR.

Suspendez un moment ce courroux* :
Tout semble s’opposer au sort* qui vous menace.
Tout semble présager qu’il va changer de face :
Ce Grec dont le trépas est encore incertain,
De quelque heureux retour335 flâte* vôtre destin.
380 J'allois pour détourner le malheur qui vous presse,
Au pied de ses Autels implorer la Deesse.
Son Temple étoit fermé, j’ay vû de toutes parts
Le peuple pour entrer s’offrir à mes regards ;
Lorsqu’avec un grand bruit la porte s’est ouverte. [p. 18]
385 Aussi-tost la Prestresse à nos yeux s’est offerte.
Pasle, sans appareil*, ses voiles déchirez,
Les cheveux herissez, les regards égarez :
Elle a fait voir à tous par son maintien farouche,
Que la Deesse alloit s’expliquer par sa bouche.
390 A son aspect, tremblant, interdit*, consterné,
Tout ce peuple à genoux est tombé prosterné :
Une sainte terreur qu’imprimoit sa presence,
A sur les assistans répandu le silence.
Scythes, a-t-elle dit, tremblez tous, fremissez,
395 Des maux dont en ce jour vous estes menacez :
Diane de ce Grec protege l’infortune* :
Elle ménage un sang qu’a conservé Neptune336 .
Attache vostre sort* au salut de ses jours.
Vous deffend par ma voix d’en abreger le cours :
400 Marquez-luy vos respects, par vostre obéissance :
Imitez son exemple, ou craignez sa vangeance.
A ces mots337, pour jurer de maintenir ses loix,
Tout ce peuple assemblé n’a formé qu’une voix.
Surpris d’un tel spectacle, et pressé par mon zele*,
405 J'ay couru chez le Roy porter cette nouvelle.
Je l’ay trouvé sortant d’avec338 l’Ambassadeur ;
Mon recit sur son front a porté la terreur ;
Aprés s’estre affranchy* du trouble de son ame,
Je l’ay vû s’empresser à vous parler, Madame.
410 Il va venir. Les Dieux l’ont peut-estre touché :
Peut-estre à son devoir desormais attaché,
Qu'il vous raporte un Sceptre …

THOMIRIS.

Aprés sa perfidie,
Aprés l’impunité de son audace impie,
Vous croyez qu’aux remords il se laisse ébranler,
415 Et qu’il n’ait fait ce pas qu’afin de reculer,339
Non, non, plus de pitié quand sa mort est jurée. [p. 19]
Des plus grands de l’Etat la foy* m’est assurée.
Par la voix de leurs Chefs, les Scythes mécontens,
Excitent* ma vangeance, en pressent les instans.
420 L'Ambassadeur Sarmate est de l’intelligence340.
Tous contre le Tyran vont …

ANTHENOR.

Madame, il s’avance.

SCENE II. §

THOAS, THOMIRIS, ANTHENOR, ERINE, HIDASPE.

THOAS.

Je ne viens point, Madame, orné de vain discours,
D'une frivole excuse emprunter les détours341 ;
A regner avec moy vous estes destinée,
425 Je dois m’unir à vous par un saint hymenée* :
Mais ce seroit vous faire un present odieux,
Que342 l’hommage d’un Roy brûlant pour d’autres yeux.
Toutefois les transports* d’un aveugle caprice,
N'ont jamais de mon coeur écarté la justice :343
430 Je me souviens toujours qu’un Trône vous est dû,
Par de plus dignes mains il vous sera rendu.
Charmé de vos vertus, le vaillant Merodate,
Vous offre, avec sa foy*, l’Empire* du Sarmate ;
Avide, impatient de m’acquiter vers vous,344 345
435 J'ay reçû sa demande, il sera vôtre époux.

THOMIRIS.

[p. 20]
Aux ordres de mon pere est-ce ainsi que vôtre ame …

THOAS.

Il regnoit. A sa voix tout fléchissoit, Madame :
J'obéïssois. Son Sceptre a passé sous mes loix.
Je regne. Obéïssez pour la derniere fois.

THOMIRIS.

440 Vous regnez ! Sans nul titre, et de race commune,
A qui le devez-vous, Seigneur* ?

THOAS.

A la fortune*.
Destiné pour remplir le Trône où je me vois,
Au feu* Roy vôtre pere elle346 imposa son choix.
C'est d’elle, et non de luy, que je tiens ma Couronne.
445 Arbitre des Etats qu’elle ôte, ou qu’elle donne :
Elle éleve et détruit l’ouvrage de ses mains,
Par une intelligence inconnuë aux humains.

THOMIRIS.

Quoy ! loin de respecter les manes* de mon pere …

THOAS.

Je vous estime encor, Madame, et vous revere*.
450 N'allez point, rapellant d’inutiles clartez,
Soûlever mon dépit*, irriter mes bontez.
J'ay dit. De Merodate acceptez l’hymenée*.
A ses Ambassadeurs ma parole est donnée ;
Son Sceptre vous attend. Allez le recevoir.
455 Tout est prest : l’heure est prise, et vous partez ce soir.

THOMIRIS.

Perfide, car enfin je ne puis plus me taire,
Tu veux par trop d’endroits meriter ma colere,347
Et je me sens forcée à perdre malgré moy,
Ce reste de respect que je gardois pour toy.
460 D'où te vient tant d’orgueil, et par quelle puissance, [p. 21]
De promettre ta Reine, as-tu pris la licence* ?
Merodate m’épouse, et va me couronner ;
Mais quelle dot348, Tyran, penses-tu me donner ?
Souveraine en naissant des lieux où je respire ;
465 J'irois sous d’autres Cieux mandier un Empire* ;
Et ma fuite approuvant tes lâches attentats,
Te laisseroit paisible occuper mes Etats.
Non, ne presume349 pas, quelque espoir qui te flatte*,
Que je coure si loin pour trouver un Sarmate.
470 S'il me veut obtenir, qu’il vienne me chercher :
Que d’un joug tyrannique il vienne m’arracher,
Je le reçois alors, ma main est toute preste,
Pour qu’avec la sienne il m’apporte ta teste.350
Voila par quels efforts il me peut meriter351,
475 Et ce n’est qu’à ce prix que je puis l’accepter :
Adieu.

SCENE III. §

THOAS, ANTHENOR, HIDASPE.

THOAS à Hidaspe.

Faites venir ce Grec.

ANTHENOR.

Quelle surprise !
Avez-vous pû, Seigneur*, former cette entreprise ?
Songez-vous bien à qui vous livrez Thomiris ? [p. 22]
Au Sarmate, au plus grand de tous vos ennemis :
480 N'esperez de ces nœuds* qu’une guerre immortelle ;
Superbe*, armé des droits qu’elle porte avec elle352 ;
Il joindra tost ou tard vostre Sceptre, et le sien.
Vous le voyez, Seigneur*, jamais …

THOAS.

Je ne vois rien.
Dans les divers transports* dont mon trouble m’anime* ;
485 Quand j’entends que les Dieux protegent ma victime,
Quand je vois que mon peuple interdit*, effrayé,
S'oppose à ma fureur, me tient le bras lié,
Examiner ce Grec, éprouver la Prestresse,
Penetrer la pitié qui pour luy s’interesse ;
490 Eclaircir des soupçons dont mon cœur est frapé :
Voila l’unique soin* dont je suis occupé.

ANTHENOR.

Prenez-garde, Seigneur*, les suprêmes Puissances,
Ne sont pas à l’abry des celéstes vangeances :
Les Dieux tendent souvent un piege à nôtre orgueil ;
495 L'hymen* de la Prestresse est peut-estre l’écueil,
Où pour faire échoüer vôtre ame chancelante ...

SCENE IV. §

[p. 23]
THOAS, ANTHENOR, HIDASPE.

THOAS.

Quoy ! sans ce Grec Hidaspe à mes yeux se presente !
Qui l’arreste ? Ose-t-il méconnoistre ma voix ?
Est-ce que la Prestresse est rebelle à mes loix ?
500 Ne le verray-je353 pas ?

HIDASPE.

Seigneur*, on vous l’ameine :
Mais je ne l’ay du Peuple obtenu qu’avec peine :
Inspiré par Diane à s’en faire l’appuy*,
Son zele*, contre tous, se déclare pour luy ;
A me l’abandonner il marquoit sa contrainte ;
505 Par les Dieux attestez j’ay dissipé sa crainte,
J'ay promis son retour.

THOAS.

Qu'il vienne.

HIDASPE.

Le voicy.

SCENE V. §

[p. 24]
THOAS, PILADE, ANTHENOR, HIDASPE, TAXIS.

THOAS.

Qu'on cherche la Prestresse, et qu’on l’ameine icy.
Approche. Ce n’est plus ton nom, ny ta naissance
Dont je veux par ta bouche avoir la connoissance.
510 La Prestresse t’arrache à mon inimitié,354
Je veux sauver des jours dont elle prend pitié :
Le Sarmate est chargé du soin* de te conduire ;
Tu suivras Thomiris jusques dans leur Empire*.
Delà sur un vaisseau qu’ils doivent te donner,
515 Dans ton païs natal tu pourras retourner :
Mais s’il te reste encor quelque amour pour la vie,
Si de la prolonger tu conserves l’envie,
Prens garde qu’en ces lieux cet Astre que tu vois355,
Ne te retrouve pas une seconde fois.
520 Tu peux partir.

PILADE.

Le sang* dont le Ciel m’a fait naistre,
Dans ce vaste Univers ne connoist point de maître356 :
Son sort* indépendant en tout temps, en tous lieux,
Ne reçoit ny de loix, ny d’ordres que des Dieux.
Je venois en ces lieux animé* par la gloire,
525 J'y devois remporter une illustre victoire.
Jamais projet ne fut plus dignement formé, [p. C, 25]
Les Cieux armoient mon bras, les Mers l’ont désarmé.
De tes indignes mains si j’acceptois la vie,
Je ne la traînerois qu’avec ignominie ;
530 Supprime tes bontez, et puisque tes Etats
N'ont point vû mon triomphe, ils verront mon trépas.

THOAS.

Quel trouble à ce discours jette-t-il dans mon ame !
Seroit-ce l’ennemy …

SCENE VI. §

THOAS, IPHIGENIE, PILADE, ANTHENOR, HIDASPSE, CYANE, TAXIS.

THOAS.

Venez, venez, Madame.
Ce malheureux mortel se déclare aujourd’huy,
535 Indigne des bontez que vous avez pour luy :
Il mourra, rien ne peut retenir ma vangeance.

IPHIGENIE.

Diane, par ma voix, t’en a fait la deffense :
Oses-tu t’opposer aux volontez des Cieux ?

THOAS.

Non, ne vous en prenez qu’à cet audacieux ;
540 Ardent à satisfaire au desir qui vous presse,
J'ouvrois à cet ingrat le chemin de la Grece.
Quoy que je m’apprestasse357 un cruel* repentir,358 [p. 26]
Je ne songeois qu’à vous. Je le faisois partir.
On voit par ses refus ce qu’il cache en son ame,
545 Et quelqu’autre interest l’arreste icy, Madame.

IPHIGENIE.

Et quel motif le peut retenir en des lieux
Où sans cesse la mort est presente à ses yeux [?]

THOAS.

Le voila, je vous laisse, il pourra vous l’apprendre ;
Sur tout, inspirez-luy le party qu’il doit prendre.
550 Madame, il est encor l’arbitre de son sort*.
S'il part, j’oubliray tout ; s’il demeure, il est mort :
Dût Jupiter359 sur moy faire tomber la foudre,
Je ne vous donne plus qu’une heure à le resoudre.

SCENE VII. §

IPHIGENIE, PILADE, CYANE.

IPHIGENIE.

Malheureux étranger, où vous engagez-vous ?
555 Quelle temerité vous retient parmy nous ?
D'une sanglante mort elle sera suivie.
Avez-vous tant de haine, et d’horreur pour la vie ?

PILADE.

Triste* joüet du sort*, abandonné des Dieux,
Brûlant d’un vain desir360, le jour m’est odieux,
560 Je n’avois qu’un amy. La colere celeste
Se plût à le former sous un Astre funeste361.
Telle fut de son sort* l’affreuse cruauté, [p. 27]
Qu'il luy fit des forfaits une necessité362.
De l’horrible ascendant363 qui l’entraînoit au crime,
565 Après l’avoir commis, il devint la victime.
Quoy que juste, il n’en eût pour fruit que le remords :
Tourmenté, déchiré de furieux* transports*[,]
Il venoit en Tauride expier son offense,
Il y devoit trouver, le repos, l’innocence.
570 L'Oracle l’assuroit364, j’accompagnois ses pas.
N'estoit-ce, malheureux, que pour voir son trépas ?
J'ay perdu mon amy : témoin de son naufrage,
Il ne me reste plus sur ce triste rivage,
Privé de l’embrasser*, et de l’ensevelir,
575 Que d’appaiser ses Dieux, le pleurer, et mourir.

IPHIGENIE.

D'un si pieux devoir nul ne peut vous reprendre :
Mais n’en avez-vous point encor quelqu’autre à rendre ?
Et ne peut-on de vous esperer un secours,
Pour prix de tous les soins* qu’on a pris de vos jours ?

PILADE.

580 De ces jours malheureux que pouvez-vous pretendre* ?
Madame, et quel secours en devez-vous attendre ?
Cependant cet espoir dont vous m’osez flater*,
Au jour que je fuyois peut encor m’arrester.
Commandez, je suis prest. Pour vous que puis-je faire ?

IPHIGENIE.

585 Plusque vous ne croyez vous m’estes necessaire.
Née au sein de la Grece, où brillent mes ayeux,
Je me vois comme vous Etrangere en ces lieux.
Un Tyran m’y retient. Ministre365 de ses crimes, [p. 28]
Je rougis nos Autels d’innocentes victimes.
590 Que dis-je ? à m’épouser il porte sa fureur,
Délivrez-moy d’un joug barbare et plein d’horreur.
Vous pouvez de ces lieux m’applanir la sortie.

PILADE.

Armez mon bras, Madame, et vous serez servie.
Redevable à vos soins* de mes malheureux jours,
595 Heureux en vous servant d’en signaler le cours,366
Animé* par vous-même, et pour vostre deffense,
D'un zele* plus ardent que la reconnoissance,
J'iray367 porter le fer368 dans le sein de Thoas.

IPHIGENIE.

Non, ce seroit vous perdre, et ne me sauver pas369.
600 Sans exposer vos jours, vous pouvez m’estre utile,
Le Tyran vous en ouvre un chemin plus facile ;
Puisqu’il vous le permet pressez vôtre départ ;
Portez dans vostre Grece un écrit de ma part :
Contez mon infortune* à ceux qui m’ont fait naître,
605 Ils me viendront chercher370, et se feront connoistre,371
Suivis de plus de Rois, de Chefs, et de soldats,
Qu'Helene n’en a fait armer par Menelas372.

PILADE.

Contre vostre Tyran prompt373 à tout entreprendre,
Avec mes seuls Vaisseaux je viendrois vous reprendre :
610 Dans ce monde où mon nom sans tache est parvenu,
Je ne suis point entré, Madame, en inconnu.
Ma naissance est d’un rang respecté dans la Grece ;
Mais si je pars, quel est l’état où je vous laisse !
Un Tyran odieux … Je fremis d’y penser,
615 A recevoir sa main osera vous forcer.
O Ciel ! je pourrois voir au pouvoir d’un barbare [p. 29]
Ce que jamais les Dieux ont formé de plus rare,
Pour qui d’un feu* secret je me sens dévorer …
Que fais-je ? Où ma raison va t-elle s’égarer [?]
620 Mes discours, mes regards, et mon trouble, Madame,
Trahissent, malgré moy, le secret de mon ame.

IPHIGENIE.

Qu'entens-je ? Ma pitié daignoit vous secourir,
Je voulois vous sauver, mais vous voulez mourir :
Vous ajoûtez l’audace au sort* qui vous opprime.
625 Ciel ! Cyane à l’Autel remenez374 la victime.

PILADE.

Vous ne m’étonnez* point, j’ay prévû vôtre Arrest*.
Qu'ay-je affaire du jour si mon feu* vous déplaist ?
A la rigueur du coup que vôtre bras m’appreste,
Soûmis, sans murmurer, je vais porter ma teste.
630 Trop heureux que ma mort remplisse vos desirs,
Et plus heureux encor, que mes derniers soûpirs,
Vous redisent cent fois, par un aveu sincere,
Tout ce que le respect me force de vous taire.

SCENE VIII. §

IPHIGENIE seule.

Que dit-il ? je l’entends ? je le laisse parler,
635 Je sens à ses discours mon devoir chanceler.
Qui suis-je ? Iphigenie aurois-tu la foiblesse …
Que veux-je penetrer ? Dans quel trouble …O Deesse !375
Je connois ta vangeance au malheur qui me suit. [p. 30]
De ma lâche pitié voila quel est le fruit :
640 Tu me punis d’avoir épargné ta victime,
Ne porte pas plus loin la peine de ton crime.
Tu n’auras pas long-temps à me le reprocher.
Je vais percer son coeur. Je vais sur le bucher
Eteindre dans son sang son ardeur orgueilleuse.
645 Où vas-tu ? Qu'oses-tu promettre, malheureuse !
Quelque loy que t’impose un fier* devoir, helas !
Esclave de ton coeur, répons-tu de ton bras ?
J'entens quelqu’un, cachons le trouble de mon ame.

SCENE IX. §

IPHIGENIE, HIDASPE.

HIDASPE.

Un autre Grec se livre entre nos mains, Madame.
650 Malgré tous ses efforts, en ces lieux arrivez …

IPHIGENIE.

Comment ? en quel état, où l’avez-vous trouvé ?

HIDASPE.

On alloit ramasser les débris d’un naufrage,
Lors qu’entre les écueils qui bordent le rivage,
Qu'un mortel sans frayeur n’oseroit approcher,
655 On en voit un, Madame, à l’abry d’un rocher.
Sa veuë est égarée, et bien loin de se rendre,
Contre un peuple sans nombre, il ose se défendre.
Il rompt, il perce, il frappe, il combat fierement*. [p. 31]
L'on dit même, et ce bruit n’est pas sans fondement :
660 Qu'on a vû devant luy les fieres Eumenides376,
Promener leurs flambeaux, vangeurs des homicides,
L'inciter au carnage [;] et pour comble d’horreur,
Luy soufler le venin de leur noire fureur.
Cependant de cent cris les Echos retentissent.
665 On court de toutes parts ; ses forces s’affoiblissent.
J'arrive, je le vois privé de sentiment377 ;
On vient de l’apporter dans cet appartement.
Voila de quoy le Roy par moy vous fait instruire.378

IPHIGENIE.

Je feray379 mon devoir. Hidaspe, allez luy dire,
670 Que j’attens sa victime, et vais tout préparer.

SCENE X. §

IPHIGENIE seule.

Le Ciel a fait mon crime, il va le reparer ;
Dans le sang de ce Grec expions ma foiblesse ;
Allons par son trépas appaiser la Deesse.
Tâchons d’engager l’autre à quelque repentir ;
675 Sauvons ce malheureux, et le faisons partir.

Fin du second Acte.

[p. 32]

ACTE III. §

SCENE PREMIERE. §

THOMIRIS, ERINE.

ERINE.

Madame, quel dessein en ces lieux vous rapelle ?
Qui vous porte à revoir encore un infidelle ?
Une seconde fois par d’inutiles cris,
Venez-vous essuyer ses superbes* mépris ?

THOMIRIS.

680 Plusque tous mes malheurs, je déteste sa veuë :
Mais, Erine, aujourd’huy ma vangeance est perduë ;
Cet Etranger qui vient d’arriver sur nos bords,
De mes secrets desseins renverse les efforts.

ERINE.

Qu'a de commun son sort*, Madame, avec le vôtre ?

THOMIRIS.

685 Son abord* m’est funeste. Il nous perd l’un et l’autre ;
Thoas va l’exposer à la rigueur des loix.
La Prestresse y consent, elle a donné sa voix,
Sa main va l’immoler, et dés ce moment même [p. 33]
Elle épouse Thoas, et prend le Diadême :
690 Si ce fatal hymen* s’acheve avant la nuit,
De ma vangeance, ô Ciel ! le projet est détruit,
Le peuple qui redoute et cherit la Prestresse,
S'il la voit sur le Trône, oubliant sa Princesse,
De la Religion se faisant une loy,
695 Respectueux pour elle, osera moins pour moy.
De l’hymen* du Tyran troublons le sacrifice.
Avant que l’Etranger soit conduit au supplice,
Par l’ordre de Thoas on va faire un effort,
Pour apprendre son nom, sa naissance, son sort*.
700 Je viens, par mes avis380, l’exhorter à se taire,
S'il obtient que par là sa peine se differe,
Si jusques à demain il peut gagner du temps,
Mon entreprise est seure, et mes desirs contens381.

SCENE II. §

THOMIRIS, ANTHENOR, ERINE.

THOMIRIS.

Verray-je l’Etranger[,] Anthenor ?

ANTHENOR.

Ouy, Madame :
705 Mais toujours agité des troubles de son ame,
Je viens de le laisser pasle et sans mouvement ;
Attendez pour le voir dans cet appartement,
Que rappellant ses sens, et sa raison captive,
Il preste à vos discours une oreille attentive.
710 Nul ne peut en ces lieux traverser* vos souhaits : [p. 34]
On garde seulement les dehors du Palais.

THOMIRIS.

C'est assez. Pour sa vie, ô Ciel ! fay qu’il m’écoûte.
Mais avec le Tyran prenons une autre route.
Allez, pour l’abuser, luy faire concevoir,
715 Que sur ses volontez je regle mon devoir.
Mais jusqu’à mon départ, de l’hymen* qu’il apprête,
Anthenor, dites-luy qu’il suspende la feste.

ANTHENOR.

Je vais vous obéïr ; mais je n’obtiendray382 rien ;
N'esperez pas fléchir* un cœur comme le sien.
720 Il est pour cet hymen* trop plein d’impatience,
Une pareille ardeur anime* sa vangeance.
Il croit que l’Etranger que l’on vient d’arrester,
Est celuy dont l’Oracle a sçû l’épouvanter.
Pensez-vous l’engager à la moindre contrainte,
725 Qui suspende sa joye, et prolonge sa crainte ?
Déjà par mes discours que n’ay-je point tenté !
L'ingrat n’écoûte plus que son iniquité*.
De ses plus chers amis il s’attire la haine :
Il se livre en aveugle au penchant qui l’entraîne383.
730 Madame, c’est à nous d’avancer nos projets,
Pour pouvoir de sa rage empescher les effets.
Obligez l’Etranger à garder le silence,
Quand on viendra sçavoir son nom et sa naissance,
Et que Thoas par là differant son arrest*

THOMIRIS.

735 Il suffit.384 Anthenor faites que tout soit prest.
Voyez Thoas, vous dis-je, et luy faites connoistre385,
Que je pars cette nuit. Que demain il est maistre.
Le delay n’est pas long. Allez386.

SCENE III. §

[p. 35]
THOMIRIS, ERINE.

ERINE.

Qu'ay-je entendu !
Quoy ! vous renoncez donc au rang qui vous est dû,
740 En faveur de Thoas, vostre haine affoiblie …

THOMIRIS.

Non, non, je ne suis pas Erine encor partie.
Si je feins du Tyran d’approuver le dessein,
C'est pour mieux luy plonger un poignard dans le sein.
Au piege qu’il me tend j’oppose l’artifice.
745 Des voiles les plus noirs couvrant son injustice,
Il a pris cette nuit pour cacher mon départ ;
De cette même nuit me faisant un rempart,
Peuple, Sarmate, amis animez* d’un beau zele*,
A l’ennemy commun la rendront éternelle.
750 Tous ont juré sa mort, m’en ont donné leur foy* :
Le reste de ce jour est à craindre pour moy.
Tâchons donc à ce Grec d’imposer le silence.
Que jusques à demain … Je l’entens. Il s’avance.
Ses regards sont encor égarez, furieux*.
755 Le trouble de ses sens nous dérobe à ses yeux.
Dissipe, juste Ciel ! le voile qui les couvre.

SCENE IV. §

[p. 36]
ORESTE, THOMIRIS, ERINE.

ORESTE.

Sous mes pas chancelans quel abîme s’entr'ouvre !
De tenebres, de feux* je suis envelopé ;
De troubles, de terreurs mon esprit est frapé :
760 Noires filles du Styx387, implacables Deesses388,
Souffriray*-je389 toujours vos fureurs vangeresses ?
Ne vous lassez-vous point, ô destins ennemis !
De punir des forfaits que vous avez permis ?
Grace au Ciel je respire, et je vois la lumiere :
765 Où suis-je ? Quel Palais ! quelle pompe* étrangere,
S'offre de toutes parts à mes regards surpris !
Que vois-je ? quel objet* vient fraper mes esprits390 ?
Ce port majestueux, cet auguste* visage,
D'une Divinité me presente391 l’image.

THOMIRIS.

770 Etranger, rends le calme à tes sens agitez.
Remets dans leur repos tes esprits irritez.392
Le malheur qui te livre aux Deesses terribles,
Dans ces funestes lieux trouve des cœurs sensibles.

ORESTE.

En est-il qui pour moy se laissent attendrir ?
775 O vous ! dont la pitié daigne me secourir,
Qui jettez sur mes jours un regard favorable, [p. D, 37]
Achevez d’adoucir le sort* d’un miserable.
Où suis-je ? sous quel Ciel me vois-je parvenu ?
Comment, et par quel ordre y suis-je retenu ?

THOMIRIS.

780 Quel Astre t’a conduit dans ce climat barbare ?
Malheureux ! je fremis du sort* qu’on t’y prépare.
L'Enfer est un sejour moins à craindre pour toy :
Si tu veux l’éviter, prens confiance en moy.
Fier* devant tes bourreaux, dans un profond silence,
785 Ensevelis ton nom, et cache ta naissance.
C'est l’unique moyen de conserver tes jours.
On tremble pour ta vie, on vole à ton secours ;
D'une noble pitié seconde l’entreprise ;
Le temps presse d’agir. Je crains d’estre surprise.
790 Pour t’affranchir* du sort* qui t’attend en ce lieu,
Obéïs à ma voix, ou crains la mort. Adieu.

SCENE V. §

ORESTE seul.

Qu'entens-je ? A mes malheurs elle paroist sensible,
Mon nom doit m’attirer une mort infaillible :
Le supplice le suit, et pour m’en arracher,
795 Sa bouche par pitié m’invite à le cacher.
Du malheureux Oreste auroit-on connoissance ?
Le sang* de Jupiter m’a donné la naissance.
Quelque éclat qu’à ma vie attache un sang* si beau[,]
Que393 ne m’a-t-il esté ravy dés le berceau ?
800 Mes yeux n’ont point en paix jouy de la lumiere, [p. 38]
Ils ne se sont ouverts que pour voir ma misere.
Le crime a sans relâche investy tous mes pas.
Dés l’enfance étranger dans mes propres Etats394,
Un adultere affreux m’ôta le Diadême395 :
805 Un meurtre détesté me l’a rendu de même396 :
Mais ce qu’ont de charmant ses fastueux dehors,
Ne mettent point une ame à l’abry des remords.
Pour rendre à mes esprits le calme, et l’innocence,
J'imploray d’Apollon la celeste puissance.
810 Son Prestre m’ordonna, que fidelle à sa voix,
J'allasse où de Diane on respecte les loix ;
Que la tranquilité ne me seroit renduë,
Qu'aprés avoir du Temple enlevé sa Statuë.
Je pars pour la Tauride avec ce doux espoir :
815 Son rivage à mes yeux déja se faisoit voir,
Quand tout à coup surpris par un cruel* orage,
Brisé contre un rocher mon Vaisseau fit naufrage.
J'ay vû perir amy, soldats, et matelots ;
Moy-même enveloppé dans l’abîme des flots,
820 J'ignore par quel sort* la clarté m’est renduë.
Furieux*, il ne reste à mon ame éperduë,
Qu'un triste souvenir de mes crimes passez,
Qui, sur la foy* du Ciel, alloient estre effacez :
Mais il s’est repenty397. Grands Dieux ! puisque ma vie,
825 De forfaits inoüis devoit estre suivie[,]
Pourquoy, dans les remords dont je suis combattu,
Me laissez-vous un cœur sensible à la vertu !
De ton orgueil, Oreste, étouffe l’imprudence,
Le destin veut ta mort, meurs, meurs, avec constance,
830 Et versant noblement le sang qu’il t’a donné, [p. 39]
Fais rougir Jupiter de t’avoir condamné.
Ne va point de ce sang* avilir ce qui reste,
Dans la nuit du tombeau cache le nom d’Oreste;
Qu'il ne devienne point l’opprobre* de ces lieux.
835 Allons ! Quel autre objet* se presente à mes yeux ?
Quel trouble à son abord* me saisit : je l’admire !

SCENE VI. §

IPHIGENIE, ORESTE, CYANE, TAXIS.

IPHIGENIE.

Eloignez-vous, Cyane, et vous qu’on se retire398.

ORESTE.

Quelle grace, grands Dieux ! quelle noble fierté* !

IPHIGENIE.

De crainte, en l’abordant, mon cœur est agité.

ORESTE.

840 D'où vient, en la voyant, que ma fureur* me quite ?

IPHIGENIE.

D'où vient, qu’à son aspect, je me sens interdite* ?

ORESTE.

Etonné* de me voir sur ce bord étranger,
Madame, de quels yeux vous dois-je envisager ?
Quel sort* m’annonce icy vostre auguste* presence ?
845 Ne le puis-je sçavoir ?

IPHIGENIE.

Armez-vous de constance*.
Montrez de vostre cœur399 toute la fermeté. [p. 40]
C'est icy de Thoas l’Empire* redouté.
Nul Grec ne met le pied sur ce fatal rivage,
Fut-il du sang* des Dieux, qu’il n’immole à sa rage.400
850 A vous porter le coup mon bras est destiné :
Le sacrifice est prest, l’appareil* ordonné :
Sur l’Autel de Diane, où vous allez me suivre,
Avant la fin du jour vous cesserez de vivre.

ORESTE.

Grace au Ciel mon destin ne m’est plus inconnu ;
855 Au port tant desiré je suis donc parvenu.
O mort ! Heureuse mort ! Tu finis ma misere.
Vous qui sur moy des Dieux épuisez la colere,
Levez le bras, frapez, je m’abandonne à vous,
Et déja mon cœur vole au devant de vos coups.
860 Me voila prest, marchons.

IPHIGENIE.

Je demeure immobile.
Que vois-je ? Que la Grece en Heros est fertile !
L'arrest* du coup mortel qui les doit accabler,
N'a rien d’assez affreux pour les faire trembler.
Magnanime Etranger, ne pourray-je connoistre
865 Quel nom vous fut donné, quel sang* vous a fait naistre ?

ORESTE.

Ah ! que ce nom fatal, dans un profond oubly,
Madame, avec mon sang n’est-il ensevely.

IPHIGENIE.

Où vistes-vous le jour ? Estes-vous de Trezene ?
De Thebes, ou d’Elis, de Sparte, ou de Mycene ?401

ORESTE.

870 O de tes sacrez murs, de ton riche Palais,
Mycene, le destin m’éloigne pour jamais.

IPHIGENIE.

Vous estes de Mycene ? ô Ciel ! quelle est ma joye ! [p. 41]
De quel œil y voit-on le destructeur de Troye402 ?
Que fait dans ses Etats le grand Agamemnon !

ORESTE.

875 Ah ! sans cesse, et par tout, entendray-je403 ce nom.
Terre, pour le cacher n’as-tu point de contrée ?
Source de tant d’horreur , malheureux sang* d’Atrée,
Parmy tant de Heros ne pourra-t-on jamais
Publier ta splendeur, sans conter tes forfaits ?

IPHIGENIE.

880 Chef de la Grece, issu d’une source divine,
Son nom ne dément point son auguste* origine.

ORESTE.

Contre la perfidie, ô titres superflus !
Agamemnon …

IPHIGENIE.

Hé bien ?

ORESTE.

Madame, il ne vit plus.

IPHIGENIE.

Il ne vit plus ! Jaloux d’une si belle vie,
885 Dieux ! avez-vous permis qu’elle luy fust ravie* ?

ORESTE.

Les Dieux n’écoûtent plus quand ils sont irritez.
Sur son Trône, au milieu de ses prosperitez,
Chargé d’ans et d’honneurs, ce Monarque intrepide
A vû, dans un festin, une main parricide,
890 Soüiller, par son trépas, la plus sainte des loix.

IPHIGENIE.

Quelle main ?

ORESTE.

A son nom, Ciel ! étouffe ma voix.

IPHIGENIE.

Quel404 est ce monstre ? ah Dieux ! [p. 42]

ORESTE.

Sans commettre un blasphême
Puis-je le prononcer ! c’est sa femme elle-même.

IPHIGENIE.

Clitemnestre !

ORESTE.

Ouy, Madame. Horrible souvenir !
895 Ne puisses-tu jamais penetrer l’avenir.405

IPHIGENIE.

Déplorable famille ! ô triste Iphigenie !

ORESTE.

Heureusement pour elle, elle a perdu la vie ;
Des Grecs par son trépas assurant le départ,
Aux crimes de sa race elle n’eut point de part,
900 Et de tous ses parans n’a point vû la misere ;
Mais helas ! que sa mort coûta cher à son pere.406

IPHIGENIE.

Comment ?

ORESTE.

Agamemnon vainqueur de tant de Rois,
Revenoit triomphant joüir de ses exploits.
Egiste en son absence ayant seduit la Reine,
905 De ses amours furtifs apprehendant la peine,
Au sein de ce grand Roy, digne d’un sort* plus beau,
Inspira Clitemnestre à porter le coûteau,
Protestant, pour couvrir sa lâche perfidie,407
Quelle vangeoit sur luy le sang d’Iphigenie.

IPHIGENIE.

910 Malheureuse ! à quel meurtre as-tu presté ton nom ?
Oreste aura suivy le sort* d’ Agamemnon :
Il n’aura pû survivre à l’affront de son pere.

ORESTE.

Oreste traîne encor sa honte, et sa misere. [p. 43]
Craint des hommes, chassé de leur societé
915 Prophane, exclus des droits de l’hospitalité :
Banny des saints Autels, et des sacrez Mysteres*,
Privé des feux* divins, et des eaux salutaires,
Des vagues, et des vents déplorable joüet,
Il cherche à fuir le jour qu’il ne voit qu’à regret.

IPHIGENIE.

920 Funestes châtimens des crimes d’une mere !
Femme, oses-tu joüir du Soleil qui t’éclaire !

ORESTE.

Un bras déterminé, par la rage conduit,
A plongé la coupable en l’éternelle nuit.408

IPHIGENIE.

O crime ! qui surpasse encor le crime même,
925 Souverains protecteurs du sacré Diadéme,
A-t-on pû le soüiller ? l’avez-vous approuvé ?

ORESTE.

Non. Mais le châtiment vous en est reservé.
Vous voyez devant vous le criminel.

IPHIGENIE.

Impie,
As-tu pû, sans fremir, attenter à sa vie ?
930 Diffamé409 par un meurtre horrible à reciter,
Aprés l’avoir commis oses-tu t’en vanter [?]
Sensible à ton abord*, je pleurois ta disgrace ;
Je loüois dans mon cœur ta genereuse audace,
Je plaignois la rigueur qui t’alloit accabler :
935 Ce n’estoit qu’à regret que j’allois t’immoler :
Mais l’horrible forfait avoüé par ta bouche,
Cruel*, va dissiper la pitié qui me touche
Avec des yeux vangeurs sur tes crimes ouverts,
Je vais d’un monstre affreux délivrer l’Univers.
940 Avant la fin du jour ton ame détestable, [p. 44]
Verra dans les Enfers son Juge épouvantable.
Attens mon ordre[.]410

SCENE VII. §

ORESTE seul.

Où vont ces transports* furieux* !
Quel interest prend-elle au sort* de mes ayeux ?
Ciel ! Mais pourquoy vouloir en penetrer la cause :
945 Elle m’offre la mort ; demanday-je autre chose ?
Voicy de mon bon-heur le moment fortuné*.
Dieux ! reprenez le sang que vous m’avez donné.
Qu'il expie en coulant mon crime et vôtre haine.
Et toy, dont l’amitié compagne de ma peine,
950 A voulu, malgré moy, partager mes malheurs ;
Pour te rejoindre enfin, cher Pilade, je meurs.
Né pour un sort* plus beau, vertueux, magnanime,
D'un amy plus heureux tu meritois l’estime,
Ta mort … La mienne approche. On vient. J'entens du bruit.

SCENE VIII. §

[p. 45]
ORESTE, PILADE, HIDASPE, TAXIS.

PILADE.

955 Que me demandez-vous ? où m’avez-vous conduit ?
Croit-on m’épouvanter de menaces pareilles ?

ORESTE.

Qu'entens-je ! quelle voix vient fraper mes oreilles !

HIDASPE à Pilade.

Voyez ce Grec : domptez ses farouches esprits :
Sçachez quel est son nom : vos jours sont à ce prix.

SCENE IX. §

ORESTE, PILADE.

PILADE.

960 Ah ! pour moy le trépas n’a plus rien de funeste.

ORESTE.

C'est Pilade, grands Dieux !

PILADE.

Que vois-je ? c’est Oreste.

ORESTE.

[p. 46]
Pilade entre mes bras, qui l’auroit pû penser ?

PILADE.

Quel bonheur de vous voir, et de vous embrasser* !

ORESTE.

Fortune* accable-moy, cesse de te contraindre,411
965 Tu me rens mon amy, je n’ay plus à me plaindre.

PILADE.

Quel Dieu nous a rejoint ? ô fortuné* moment !
Mais quel chagrin* s’oppose à mon ravissement :
De vos prochains* malheurs je sens mon ame émeuë,
Je fremis du bonheur qui vous offre à ma veuë.
970 Destin, où ton courroux* nous fait-il parvenir ?
Ne nous rassembles-tu que pour nous desunir [?]
Sans cesse fatiguez d’éternelles allarmes*,
Nos yeux ne s’ouvrent plus que pour verser des larmes.
Quelles rigueurs encor allons-nous éprouver :
975 Ah Prince ! sous quels Cieux venez-vous d’arriver …

ORESTE.

J'y vay trouver la mort, c’est ce que je desire.
Une Prestresse, amy, vient de me la prescrire.
Quelque soin qu’elle ait pris à me remplir d’effroy,
Le trépas de sa main est un bonheur pour moy.

PILADE.

980 J'entens. Elle a soudain adoucy vos allarmes ;
Vous avez dans ses yeux trouvé les mêmes charmes …
Qu'Agamemnon trouva dans ceux de Briseïs.412

ORESTE.

Que me dis-tu ? Chargé de crimes inouïs,
Détesté, méritant la celeste disgrace,
985 Ay-je [un] cœur où l’amour puisse encor trouver place [?]

PILADE.

[p. 47]
Quel effort d’avoir pû resister à ses coups !
Cher Prince, que Pilade est encor loin de vous.
Seduit par les attraits de la même Prestresse,
Mon cœur a succombé … Mais où va ma tendresse,
990 Est-ce à de tels pensers413 que je dois recourir,
Quand je vois vos perils, quand nous allons mourir ?

ORESTE.

Toy mourir ! Que mon cœur consente à cette envie !
N'ajoûte point ta mort aux crimes de ma vie :
Le trépas que j’attens ne demande que moy ;
995 La douceur qui me reste, est de revivre en toy.
Vy, mon cœur t’en conjure, au nom de la Prestresse.

PILADE.

Ah ! ne me faites plus rougir de ma foiblesse.
Son image en mon ame a pû vous balancer :
Vous en serez vangé, mon sang va l’effacer.
1000 Mourons, n’attendons plus nulle pitié des hommes.
Mourons, mais en mourant déclarons qui nous sommes.
Que les Scythes cruels*, que ces fiers* inhumains,
Connoissent dans quel sang ils vont tremper leurs mains.414
Allons, Seigneur.

ORESTE.

Amy, que vas-tu faire ? arreste.

PILADE.

1005 Du coup qui va tomber suspendons la tempeste,
Qu'au nom d’Agamemnon étonnez, et surpris,
Ils retiennent le bras qui va fraper son fils :
Ou qu’au moins l’immolant au milieu de leur joye, [p. 48]
Ils craignent plus de maux que n’en a souffert* Troye.
1010 On vient.

SCENE X. §

ORESTE, PILADE, HIDASPE, TAXIS.

HIDASPE.

Vous estes-vous acquitté de l’employ …

PILADE.

Pour en estre informé, qu’on nous conduise au Roy.

Fin du troisième Acte.

[E, 49]

ACTE IV. §

SCENE PREMIERE. §

IPHIGENIE seule.

A répondre à mes vœux que Cyane est tardive :
Qu'en un cœur outragé la vangeance est active :
Quoy qu’indigne du jour, Clitemnestre au tombeau,
1015 Interesse sa fille à punir son bourreau.
En vain, pour assouvir le courroux* qui m’anime*,
Des yeux, de toutes parts, je cherche la victime.
Qui la retient ; contraire à mes ressentimens*,
Le Ciel a-t-il des cœurs éteint les mouvements ?
1020 De ces retardemens cherchons la certitude :
Mais où va le torrent de ton inquietude ?
As-tu bien démeslé dans le fond de ton cœur,
Ce qui donne naissance à cette vive ardeur ?
Pour couvrir autrefois les amours de ta mere,
1025 Tu servis de prétexte à la mort de ton pere.
Pour l’un de ces captifs, ayant pris ce poison415,
N'immole-tu point l’autre par la même raison.416
Ah ! … Qu'ils meurent tous deux, ma bouche le prononce.

SCENE II. §

[p. 50]
IPHIGENIE, CYANE.

IPHIGENIE.

Que vous tardez, Cyane, à me rendre réponse ;
1030 Thoas sçait-il mon ordre, en est-il informé ?

CYANE.

Thoas avec les Grecs, Madame, est enfermé.
Hidaspe irresolu, quand je me suis montrée,
De son apartement m’a défendu l’entrée :
En vain à ses refus j’ay voulu resister ;
1035 Il a reçû vostre ordre, et l’est allé porter.
J'esperois de Thoas une prompte audiance ;
Mais sans vouloir répondre à mon impatience,
Le Roy m’a fait sçavoir que dans quelques momens,
On vous informeroit de ses commandemens.

IPHIGENIE.

1040 Le sacrifice est prest, la pompe* est avancée.
Que veut-il ? Attend-il que l’heure en soit passée ?
Sçait-il que ces delais sont des momens perdus ?
Que l’ardeur qu’il avoit ne retrouvera plus ?417
Allons, Cyane, allons haster nostre vangeance,
1045 Mais qui vient s’opposer à mon impatience ?

SCENE III. §

[p. 51]
THOMIRIS, IPHIGENIE, CYANE, ERINE.

THOMIRIS.

Le bruit qui se répand par vostre ordre en ces lieux,
Madame, m’a contraint418 à paroistre à vos yeux.
Quoy que la certitude en soit par tout semee,
J'ay crü que je devois, pour en estre informée,
1050 De mon destin par vous sçavoir la verité.
Je vous vois un visage interdit*, agité ;
Vous paroissez contrainte, étonnée*, inquiete,
Madame, ma venuë est peut-estre indiscrete.

IPHIGENIE.

Madame, à vostre rang je sçay ce que je doy419 ;
1055 Mais, je vous l’avoüray, je ne suis pas à moy.
Diane en ce moment m’ordonne un sacrifice :
Elle en attend l’offrande, en presse la justice ;
Cet ordre souverain ne laisse en mon pouvoir
Que420 le temps qu’il me faut pour remplir mon devoir.

THOMIRIS.

1060 Il est donc vray, Madame, et ce Grec qu’on opprime,
De divers interests déplorable victime,
Sur ces funestes bords est à peine arrivé,
Que du jour, par vos mains, il se va voir privé[.]
Avez-vous prononcé cet Arrest* sanguinaire ? [p. 52]
1065 Madame, il est bien prompt pour estre sans mystere*.

IPHIGENIE.

Ce qu’il a de profond et de mysterieux*,
Est un compte que j’ay, Madame, à rendre aux Dieux[.]

THOMIRIS.

On abuse souvent des suprêmes sagesses,
Sous ces voiles pompeux* nous cachons nos foiblesses ;
1070 Ce n’est qu’à ces dehors421 que nous sacrifions,
Et quelquefois nos Dieux ce sont nos passions.
Je prens sur vos vertus une assurance entiere,
De ce Trône usurpé legitime heritiere.
Pour me laisser tranquile en mes propres Etats,
1075 J'ay vû vostre grand cœur resister à Thoas422 :
Vous avez dédaigné l’hymen* qu’il vous propose,
Charmée à ces refus, j’en admire la cause.
Les Scythes étonnez vous loüoient avec moy ;
Mais lors qu’enfin soûmise aux volontez du Roy,
1080 Vous allez de ce Grec trancher la destinée[,]
Que Thoas sur sa mort fonde vostre hymenée*[,]
Le peuple qui sçait mal juger du fonds des cœurs,
Sur vostre changement présage ses malheurs.
Vous le diray-je423 enfin, Madame, on vous soupçonne
1085 De vouloir, par sa perte, usurper la Couronne.
J'ay crû, de ce qu’on craint, devoir vous informer,
Quelque424 soit ce soupçon vous pouvez le calmer.
Différez cette mort où Thoas vous engage,
Par là vous ferez taire un bruit qui vous outrage.

IPHIGENIE.

1090 Souvent sur l’apparence on tombe dans l’erreur ;
Mais par l’évenement on connoistra mon cœur.
Ce n’est pas loin des lieux où je fus élevée, [p. 53]
Qu'on me rendra le rang dont le sort* m’a privée.
Celuy qu’on m’offre encor, malgré tous mes mépris,
1095 Pour vous le disputer n’est pas d’assez haut prix ;
Et si pour moy ce Trône avoit eu quelques charmes,
Je n’aurois pas si tard confirmé vos allarmes*.
Diane et mon devoir m’appellent à l’Autel ;
Je vay425 sur l’Etranger porter le coup mortel :
1100 On ne peut l’arracher à la mort qu’il merite :
Le temps presse : on m’attend : souffrez* que je vous quitte.

THOMIRIS.

Madame sur le sang que vous allez verser,
Je ne dis plus qu’un mot, c’est à vous d’y penser.
Sous ma protection j’ay pris vostre victime,
1105 Suspendez la rigueur du destin qui l’opprime,
Sans emprunter des Dieux d’inutiles détours,
Accordez ma priere, ou tremblez pour vos jours.

SCENE IV. §

IPHIGENIE, CYANE.

IPHIGENIE.

Quoy donc ! elle menace, et de ce Grec impie,
Elle prend la deffense, et protege la vie.
1110 Quand de justes raisons n’armeroient point mon bras,
Quand mon cœur n’auroit point resolu son trépas,
Son audace, la peur qu’elle prétend me faire, [p. 54]
Hasteroient cette mort qu’elle veut qu’on differe.
Rien ne peut m’ébranler. Allons, Cyane, allons.

CYANE.

1115 La justice a toujours guidé vos passions.
De tous leurs mouvemens elle est inseparable,
Tantost pour l’un des Grecs vous étiez équitable ;
Quel interest pour l’autre arme vostre rigueur ?426

IPHIGENIE.

Ah ! ne rappelle point ce qui me fait horreur.
1120 Contre luy mon courroux* à chaque instant s’augmente.
Il a tué ma mere, il l’avouë, il s’en vante :
Il me l’a dit, Cyane. A cette impieté
Oses-tu m’accuser de trop de cruauté [?]

CYANE.

Je demeure interdite* et muette à ce crime ;
1125 Vostre fureur* est juste, et sa mort legitime.
Il ne sçauroit trop tost expirer sous vos coups.
Mais, ô Ciel ! que la suite est à craindre pour vous.
Le Roy de cette mort attend sa destinée,
Et vous n’en pourrez plus retarder l’hymenée*.

IPHIGENIE.

1130 Pour resister, Cyane, aux transports* de Thoas,
Mon courage, les Dieux ne me manqueront pas.
Bravons la tyrannie où mon malheur m’expose.
Aux cœurs comme le mien la vie est peu de chose.

CYANE.

Quoy vous …

IPHIGENIE.

Allons sçavoir par quel soudain appuy*
1135 Ce Grec …

CYANE.

Hidaspe vient, vous l’apprendrez de luy.

SCENE V. §

[p. 55]
IPHIGENIE, HIDASPE, CYANE.

IPHIGENIE.

Où donc est l’Etranger, et par quelle injustice,
Thoas recule-t-il ce fatal sacrifice ?
Ne craint-il point sur luy que les Dieux irritez …

HIDASPE.

Le Roy plusque jamais a besoin de clartez.
1140 Rien n’égale l’horreur du trouble qu’il éprouve,
Dans l’un de ces deux Grecs son ennemy se trouve :
Il le voit, et ne peut discerner quel427 il est ;
Il le cherche avec soin*, chacun d’eux le paroist :
Et tous deux pour mourir prennant ce nom impie,
1145 Aucun ne veut celuy qui l’attache à la vie.
Dans ce trouble mortel … Mais les voicy tous deux.
Sçachez quel est celuy …

IPHIGENIE.

Qu'on me laisse avec eux.

SCENE VI. §

[p. 56]
IPHIGENIE, ORESTE, PILADE.

IPHIGENIE.

Vous vous obstinez donc à refuser ma grace,
Toujours dans vos regards je voy428 la même audace,
1150 Et que vous preferez une sanglante mort,
Au soin que ma pitié prenoit de vostre sort*.

PILADE.

Que mon destin, Madame, a bien changé de face.
Cet amy, dont tantost429 je pleurois la disgrace,
Echapé de Neptune et d’Eole430 en courroux*,
1155 Suivy de ses malheurs, Madame, est devant vous.

IPHIGENIE.

Qu'entens-je ? où cet aveu porte-t-il mon idée ?
Pitié mal reconnuë, où m’aviez-vous guidée ?
Je plaignois un mortel, qui conte431 pour amy,
Un monstre furieux* que l’Enfer a vomy.
1160 Indigne que mon bras, au deffaut432 du tonnerre,
Soit choisi par les Dieux pour en purger la terre.

PILADE.

Madame, cet amy ne vous est pas connu.
Si dans quelques honneurs mon nom est parvenu,
Et si parmy les Grecs je suis recommandable,
1165 C'est à son amitié que j’en suis redevable :
L'un à l’autre liez par le plus saint des nœuds*,433
Ou nous vivrons ensemble, ou nous mourrons tous deux.

IPHIGENIE.

[p. 57]
N'attens pas que ma main te joigne à ce perfide :
Je vais devant tes yeux punir son parricide,434
1170 Dans les flots de son sang éteindre mon courroux*.
Tu le verras tomber sous l’effort de mes coups,
Sans que ton lâche cœur, present au sacrifice,
Puisse obtenir la mort par grace, ou par supplice.
Venez.

PILADE.

Craignez vous-même, et tremblez d’y penser.
1175 C'est le pur sang* des Dieux que vous allez verser.
Son bras, à vos desseins, peut servir mieux qu’un autre :
Sa haine, pour Thoas, est égale à la vôtre ;
Et ce motif m’oblige à ne vous plus cacher,435
Ce que tous les tourmens ne sçauroient m’arracher.
1180 Du grand Agamemnon respectez ce qui reste,
Heritier de son rang, c’est son fils, c’est Oreste.

IPHIGENIE.

Oreste !

ORESTE.

A cet amy n’ajoûtez point de foy*,
Il vous peint des vertus qui ne sont point en moy.
Ce n’est que par pitié que sa bouche me louë.
1185 Je suis du sang des Dieux, il est vray, je l’avouë ;
Mais que ce même sang* des mortels reveré*,
Par mes cruels* ayeux s’est vû deshonoré.
Leur rage a fait fremir jusqu’aux Astres celestes,436
Meurtres, impietez, adulteres, incestes,
1190 Sont de ce sang* impur les crimes les plus doux ;
Né parmy leurs forfaits, je les surpasse tous437 :
Parricide alteré438 d’une soif sanguinaire,
J'ay poussé le poignard dans le sein de ma mere ;
J'ay soüillé sans respect les flancs qui m’ont porté,439 [p. 58]
1195 Et j’en ay retiré mon bras ensanglanté :
N'écoûtez sur ma mort ny pitié, ny priere,
Ouy, je vous la demande à genoux.

IPHIGENIE.

Ah mon frere !

ORESTE.

Juste Ciel ! de quel nom vient-on de m’honorer !
L'ay-je bien entendu, dois-je m’en assurer !
1200 Moy, vostre frere ! moy, quel Dieu, quel sang nous lie ?

IPHIGENIE.

Voyez, reconnoissez la triste* Iphigenie,
Que son pere en Aulide a livrée au trépas,
Que Diane sauva des fureurs de Calchas.
C'est cette même sœur qui s’offre à vôtre veuë :
1205 Mais helas ! dans quel temps vous est-elle renduë ?

ORESTE.

O miracle étonnant* ! ô surprenant bon-heur !
Iphigenie icy retrouvé : ah ma sœur !

PILADE.

Surpris d’étonnement*, de surprise, et de joye,440
Je prens part au bonheur que le Ciel vous envoye.

IPHIGENIE.

1210 Où nous emportez-vous, mouvemens imprevûs ?
Plût au Ciel que jamais nous ne nous fussions vûs.
Le Tyran à mon bras impose un sacrilege.
Où tombera mon choix, et sur qui fraperay-je ?
Sur mon frere ; à ce nom je tremble, je fremis :
1215 Sur son amy, quel crime, ô Ciel ! a-t-il commis ?
Pour sauver à mon bras cet affreux parricide,
Que la mort m’eût esté favorable en Aulide.

PILADE.

Entre ce frere et moy pouvez-vous balancer [?]
Ignorez-vous le sang que vous devez verser [?]
1220 Vous connoissez mon cœur, du feu* qui le devore, [p. 59]
J'estois tantôt coupable, et je le suis encore.

IPHIGENIE.

Hélas !

ORESTE.

Il n’est plus temps de répandre des pleurs,
A l’espoir dont le Ciel nous flate*, ouvrons nos cœurs :
Je me sens inspiré par ses vives lumieres,
1225 Et dans l’évenement de ses profonds mysteres*,
Le destin qui se cache à nos sens aveuglez,
Ne nous a point icy vainement rassemblez.441
Armons-nous d’une noble et sainte confiance,
L'image de Diane est en vôtre puissance.
1230 Pour expier l’horreur dont mon nom est taché,
A son enlevement mon sort* est attaché.
Livrez-la moy. Comblez de gloire et d’allegresse,
Prenant heureusement les chemins de la Grece,
Où mon crime par là doit enfin s’effacer.
1235 Ma Sœur, parmy nos Dieux nous irons la placer.

IPHIGENIE.

Loin de blâmer en vous cette ardeur empressée,
J'approuverois, mon frere, une telle pensée,
Si je voyois assez la faveur des destins,
De l’Empire* d’Argos nous tracer les chemins :
1240 Mais seuls et desarmez, sans vaisseaux, sans défense,
Croyez-vous d’un Tyran tromper la vigilance.
Combattre et traverser* un monde d’ennemis,
Vous ouvrir un passage à ses ordres soûmis,
Du Temple et de l’Autel enlever la Statuë,
1245 Où sa fortune* attache et ses soins*, et sa vûë.
Contre tant de perils qu’oserez-vous tenter [?]
Quel miracle ! quel Dieu pourroient les surmonter !

PILADE.

[p. 60]
Madame, n’ayez point ces indignes allarmes*,
Livrez-nous seulement la Statuë, et des armes,
1250 Les Dieux de ce peril sçauront nous dégager :
Qui442 ne craint point la mort surmonte le danger443 :
Enflâmez du desir qu’inspire la victoire,
Le fer nous ouvrira les sentiers de la gloire,
Ou le suprême honneur d’une éclatante mort.
1255 Souffrez*, au nom des Dieux, que l’un ou l’autre sort*,
Epargne à vôtre main l’horreur d’un sacrilege,
Qu'aux ordres de Thoas …

IPHIGENIE.

Et moy que deviendray-je444 ?
Sanglant, enorgueilly d’un triomphe inhumain,
Je verray le Tyran vos testes à la main,
1260 M'imposer un hymen* que mon ame déteste.
Tombe plûtost sur moy la colere celeste.
Esperons toutefois, maistresse de vos jours,
Je puis, de quelque temps, en prolonger le cours.
Quoy que Thoas, avide et de sang et de crimes,
1265 N'ait pour Religion que ses fieres* maximes,
Il n’ose, aux yeux du peuple, avec impunité,
Découvrir tout l’excés de son impieté.
Ma presence, le frein du sacré ministere445,
Abaisse ses regards, trouble son front severe.
1270 Du temps que j’obtiendray par mes retardemens,
Songeons à ménager les precieux momens.
Allons lever au Ciel nos yeux baignez de larmes,
Pour fléchir* sa rigueur ce sont nos seules armes :
Que si toujours severe au sang* d’Agamemnon,
1275 Pour ce malheureux reste446 il n’est plus de pardon,
Fermant, sans murmurer les yeux sur nos mysteres*,
Descendons au tombeau, victimes de nos Peres ;
Mais vous447, qui n’avez point de part à leurs forfaits, [F, 61]
Vivez, Prince, étouffez d’inutiles souhaits.
1280 Sans la haine des Dieux, croyez qu’Iphigenie,
Pour estre unie à vous, auroit aimé la vie.

PILADE.

Que je vive, Madame, et respire sans vous :
Ah ! plûtost tout mon sang …

IPHIGENIE.

Le Tyran vient à nous.

SCENE VII. §

THOAS, IPHIGENIE, ORESTE, PILADE, ANTHENOR, HIDASPE, TAXIS.

THOAS.

Hé bien, Madame, Oreste enfin va-t-il paroistre ?
1285 S'obstinent-ils encor tous deux à vouloir l’estre ?
Avez-vous dévoilé cette funeste erreur,
Qui le montre à mes yeux, et le cache à mon cœur ?

IPHIGENIE.

N'espere pas par moy voir ton erreur cessée,
Autant, et plus que toy, je suis embarassée.
1290 Mon ame est suspenduë entre ces deux amis,
Tous deux d’un saint devoir également épris,
De mourir l’un pour l’autre ont la perseverence,
Aucun ne veut devoir la vie à ta clemence.

THOAS.

[p. 62]
Cette confusion commence à me lasser,
1295 Madame, c’est à vous de la faire cesser.
Faites-moy voir Oreste, et me livrez sa teste448,
Où pour tomber sur eux la foudre est toute prête.

PILADE.

Faut-il te le redire, Oreste est devant toy,
Il ne se cache point : frape. Tyran, c’est moy.
1300 C'est moy, qui devoré d’une noble furie,
Venois pour t’enlever et tes Dieux, et ta vie ;
Et qui pour assouvir ces transports* immortels,
Irois percer ton cœur jusques sur les Autels :
Si tu veux t’obstiner dans ton erreur extrême,
1305 Aprés un tel aveu ne t’en prend qu’à toy-même.

ORESTE.

Admire d’un grand cœur les nobles mouvemens :
Connois la verité dans ses empressemens* !
Dépoüillé quelque temps des transports* de ta rage,
Voy jusqu’où l’amitié porte un noble courage.
1310 Il veut, prenant mon nom, blasphemant contre toy,
S'attirer une mort qui ne cherche que moy :
Mais si tu veux joüir du fruit de ta vangeance,
Dans ton aveuglement discerne l’innocence.
Sur le coupable seul fais tomber ta fureur*,
1315 Ou des Dieux offencez crains le foudre vangeur449.

THOAS.

Ah ! c’est trop devant moy respirer l’imposture,
Madame, il faut vanger nostre commune injure* :
Qu'à l’instant vostre bras les immole tous deux :
Mon rang, ma seureté l’exigent : je le veux.
1320 Que de leurs Dieux aprés la fureur* se déploye,
La Tauride verra ce qu’on vit devant Troye.
Ils se partageront en ce commun effroy,
Et s’il en est pour eux, il en sera pour moy.

IPHIGENIE.

[p. 63]
Quel es-tu pour tenir ce superbe* langage ?
1325 Oses-tu commander à qui tu dois hommage ?
Plus haut que ton pouvoir n’éleves point ta voix,
C'est du Ciel, non de toy, que j’écoûte les loix,
Luy seul peut prononcer des decrets legitimes ;
Je vais, pour décider du sort* de ces victimes,
1330 Sçavoir ses volontez, arbitre entre-eux et toy.
Thoas, attens mon ordre : et vous Grecs, suivez-moy.

SCENE VIII. §

THOAS, HIDASPE, ANTHENOR,
TAXIS.

THOAS.

Qui suis-je ? Est-ce à Thoas qu’un tel discours s’adresse ?
A quoy m’exposes-tu malheureuse tendresse* ?
Je puis tout, et malgré mon nom, ma dignité,
1335 Une simple Prestresse étonne* ma fierté*.
Quand d’un ton plein d’audace elle ose me confondre,
Ma bouche est interdite*, et ne sçait que répondre.
Ah ! c’est trop abuser de mes indignes feux*,
Ces Grecs sont mes captifs, que le Ciel soit pour eux [!]
1340 Ils recevront demain la mort qu’elle retarde[.]
Taxis autour du Temple allez ranger ma Garde ;
Observez avec elle un silence profond,
Veillez mes ennemis, vostre teste en répond.

SCENE IX. §

[p. 64]
THOAS, ANTHENOR, HIDASPE.

HIDASPE.

A vostre seureté cet ordre est necessaire,
1345 Seigneur* ; mais d’un peril qu’on ne peut plus vous taire,
Vostre Peuple allarmé semble vous menacer :
Il croit pour Thomiris devoir s’interesser :
De son départ furtif il se fait une injure*,
Il y veut mettre obstacle, il s’assemble, il murmure,
1350 Et si l’on ne s’oppose à cette émotion,
Elle pourra causer quelque sedition.

THOAS.

Non, il obéïra. Je suis seur de son zele*,
Anthenor, la Princesse à mes vœux moins rebelle,
Ne verra point l’hymen* qui trahit son espoir,
1355 Vous pouvez de ma part le luy faire sçavoir.
Allez.

ANTHENOR.

Jusques au Temple, où son zele* s’empresse
D'aller pour son voyage implorer la Deesse,
Je vais de vos bontez, Seigneur*, luy faire part.

THOAS.

Dites-luy que sur tout elle songe au départ.

SCENE X. §

[p. 65]
THOAS, HIDASPE.

THOAS.

1360 Et toy, favorisé de l’ombre et du silence,
Au peuple adroitement dérobe sa presence ;
J'attendray450 ton retour dans cet appartement.
Va, cours tout préparer pour son embarquement,
Et songe, en ménageant cette importante fuite,
1365 Que mon sort* cette nuit dépend de ta conduite.

Fin du quatrième Acte.

[p. 66]

ACTE V. §

SCENE PREMIERE. §

THOAS seul.

Dieux ! que l’impatience est un cruel* tourment ?451
Qu'Hidaspe répond mal à mon empressement* !
Hidaspe à mes regards ne paroît point encore,
Luy qui dans ce Palais doit devancer l’Aurore[.]452
1370 Qu'une nuit inquiete est cruelle* à passer [!]
Que de tristes* objets* viennent la traverser* [!]
Mon cœur, dans l’embarras qui le trouble, l’agite,
Cherche ce qui le fuit, trouve ce qu’il évite.
La crainte, la terreur me suivent en tous lieux,
1375 Et toujours le sommeil se refuse à mes yeux.
Mortels ambitieux dont les desirs rapides453
N'ont que vos passions pour objets*, et pour guides,
Qui de l’amour du Trône avidement épris,
N'envisagez la gloire, et l’honneur qu’à ce prix,
1380 Et qui des plus grands noms enveloppant vos crimes,
Ne suivez, pour regner, que d’injustes maximes454[,]
Temeraires tremblez, et craignez d’obtenir [p. 67]
Ce qui vous est donné des Dieux pour vous punir.
Le seul empressement* d’éloigner la Princesse,
1385 De perdre mes captifs, d’épouser la Prestresse455,
Tyrannise mon ame avec tant de pouvoir,
Que je n’écoûte plus ny raison, ny devoir.
Mille fâcheux objets* roulent456 dans ma pensée.
Hidaspe ne vient point457, la nuit est avancée.
1390 Qui le retient ? Le peuple à mon ordre opposé,
Pour en troubler l’effet est-il assez osé ?
Je ne puis demeurer dans cette incertitude,
Elle augmente ma peine et mon inquietude.
Allons … Mais je le vois.

SCENE II. §

THOAS, HIDASPE.

THOAS.

Par quels retardemens …

HIDASPE.

1395 Tout succede, Seigneur, à vos empressemens*.
La Princesse livrée au pouvoir du Sarmate,
Ne mettra plus d’obstacle à l’hymen* qui vous flate*,
Je l’ay trouvée au Temple, où du458 pied de l’Autel
Elle s’est imposée un exil éternel.
1400 Muette, et pour cacher ou sa honte, ou sa rage,
De ses voiles baissez se couvrant le visage459,
Elle a suivy mes pas sans contrainte, et sans bruit,
Par de secrets détours dans l’ombre de la nuit.460
Alors l’Ambassadeur, et sa nombreuse suite, [p. 68]
1405 Que menoit Anthenor, chargé de leur conduite* ;
Traversant un grand Peuple assemblé sur le Port,
Sans obstacle, avec elle, ont passé sur leur bord.
Le Pilote attentif au devoir qui le guide,
N'attend plus que le vent pour quitter la Tauride :
1410 Mais craignant que le jour qui va tout déclarer461,
Ne retrouvast un peuple ardent à murmurer :
J'ay laissé sur le port une garde fidelle,
Et vous viens annoncer cette heureuse nouvelle.

THOAS.

Ah ! je respire, Hidaspe, et j’en rends grace aux Dieux,
1415 Thomiris suspendoit mon pouvoir en ces lieux.
Quoy que fortifié462 de la toute-puissance,
Mon génie* étonné* trembloit en sa presence :
Mais retourne au rivage, et ne quitte son bord,
Qu'aprés que le Vaisseau sera party du port ;
1420 Qu'aprés que tu l’auras long-temps perdu de veuë :
Et si dans sa fureur* le peuple continuë,
Montrant pour sa Princesse un front seditieux,
N'épargne point le sang des plus audacieux.
Va, cours, te dis-je. Et moy pour rompre cet obstacle,
1425 Je m’en vais l’attirer par un autre spectacle463.

SCENE III. §

[p. 69]

THOAS seul.

Déja l’Astre naissant, qui luit sur mes desseins,
Du Temple, en m’éclairant, me montre les chemins.464
Allons y commencer cette heureuse journée :
Et par un sacrifice, et par un hymenée*,
1430 Mes peuples465 attirez par cette nouveauté
Viendront … Mais que me veut Taxis épouvanté ?

SCENE IV. §

THOAS, TAXIS.

TAXIS.

Ah ! Seigneur*, quels malheurs menacent vôtre Empire* !
Quels troubles … Sans horreur je ne puis vous le dire.

THOAS.

Dieux ! qu’ay-je à craindre encor, Taxis, explique toy.

TAXIS.

1435 Je remplissois les soins* confiez à ma foy*.
Vostre garde fidelle imitoit mon exemple, [p. 70]
Le silence avec nous regnoit autour du Temple,
Déjà la nuit obscure alloit se dissiper,
Quand un bruit étonnant est venu nous fraper.
1440 On n’entend que des cris dans l’enceinte sacrée,
J'en approche en tremblant, on m’en livre l’entrée
Quels spectacles, grands Dieux ! que d’affreuses douleurs !
Les Ministres confus, les Prestresses en pleurs,
Ont tristement fait voir à mon ame abatuë,
1445 Qu'on avoit de Diane enlevé la statuë.

THOAS.

Ciel !

TAXIS.

Accusant les Grecs de cette impieté,
A les chercher par tout mon zele* m’a porté.
Je fais entendre en vain par tout leur nom funeste.
Aucun ne me répond quand je demande Oreste.

THOAS.

1450 Peut-on donner azile à ces noirs attentats ?
On menace mes jours, mon Peuple, mes Etats,
Et mon lâche ennemy trouve qui466 le protege.
Quel monstre dans ma Cour …

TAXIS

Seigneur*, vous le diray-je,
Une impie, une ingrate, une fiere* beauté,
1455 Se vante, sans fremir, de cette impieté :
Elle ose aux yeux de tous avoüer son offense,
Dépoüillé du respect qu’on doit à sa naissance.
Je viens de l’amener dans votre apartement.

THOAS.

Quelle entre ! A ce forfait commis impunément,
1460 Je connois ton audace, infidelle Prestresse :
Mais tu mourras. Que vois-je ? ô Ciel ! c’est la Princesse.

SCENE V. §

[p. 71]
THOAS, THOMIRIS, TAXIS. Gardes.

THOMIRIS.

Ouy perfide, c’est moy, dissipe ton erreur,
C'est moy qui viens joüir de ta vaine fureur* :
C'est moy, c’est cette main que les Dieux ont choisie,
1465 Pour former le tissu des malheurs de ta vie,

THOAS.

Hidaspe. Ah ! malheureux, tu m’as manqué de foy* !

THOMIRIS.

Si tu te vois trahy n’en accuse que toy.
Ton artificieuse et coupable conduite,
Ta lâche politique à dérober ma fuite,
1470 Ce sont les mêmes traits* que j’ay sçu ménager,467
Pour te percer le cœur, Tyran, et me vanger.
Aprés t’estre emparé du Sceptre de ta Reine,
Aprés que tes mépris ont merité ma haine,
As-tu pû concevoir que soûmise à ta voix,
1475 J'accepterois ailleurs un Empire* à ton choix,
Et que de tes forfaits volontaire victime,
Je te ferois du mien possesseur legitime.
Cette nuit, profitant de son obscurité,
Sur mon départ ta haine avoit déjà conté468.
1480 Mais loin de consentir à ta coupable envie, [p. 72]
Je l’avois consacrée à t’arracher la vie[,]
Lors qu’au Temple, où ma bouche alloit se déclarer,
Un plus noble transport* est venu m’inspirer.
Ton sang, que l’on devoit m’offrir en sacrifice,
1485 Ne me paroissoit point un assez grand supplice.
Pour t’en faire un, Tyran, où ton cœur inhumain,
Sentit du desespoir le plus cruel* venin.
Leur ouvrant jusqu’au port une secrete issuë,
Entre les mains des Grecs j’ay remis la Statuë.
1490 J'ay d’une même ardeur, m’opposant à tes vœux,
Arraché la Prestresse à tes indignes feu*.
J'ay fait que sous mon nom, favorisant sa fuite,
Au vaisseau du Sarmate Hidaspe l’a conduite,
Et qu’elle va, fuyant ta Couronne et ta foy*,
1495 Vivre sous d’autres Cieux pour un autre que toy[.]

THOAS.

Gardes, qu’on la poursuive, allez. Et toy, barbare …

THOMIRIS.

Penses-tu que pour toy le destin se declare ?
Penses-tu que le Ciel, qui conduit ses desseins,
D'Argos en ta faveur, luy ferme les chemins [?]
1500 Fille d’Agamemnon, c’est cette Iphigenie,
Que l’on croit en Aulide avoir perdu la vie.
De ces Grecs que j’arrache à ton ardent courroux* :
L'un est son frere Oreste, et l’autre est son époux.
L'hymen* les a liez d’une chaîne éternelle :
1505 Je viens d’estre témoin de leur foy* mutuelle.469
Quel spectacle à mes yeux ! quel triomphe pour moy ! [p. 73]
D'avoir forgé les traits* qui me vangent de toy.
Le Ciel, en ce grand jour, met le comble à ma joye ;
De tourmens infinis tu vas estre la proye.
1510 Sur ce Trône où ton cœur se croyoit affermy,
Je te verray toujours craindre ton ennemy ;
Je verray le venin de la plus noire envie,
Te montrer ton Rival aimé d’Iphigenie,
Et dans ton cœur jaloux répandre les remords,
1515 Qu'Oreste en s’enfuyant t’a laissé sur ces bords.
Ouy, ce m’est un plaisir qui flatte* ma disgrace,
D'avoir sçu par mes soins* confondre ton audace.

THOAS.

Ah ! je t’épargneray ce funeste plaisir.
Si bien-tost dans l’horreur dont je me sens saisir,
1520 Je ne vois ces captifs partis sous ta conduite*,
Ta mort sera le prix d’avoir tramé leur fuite.

THOMIRIS.

Aprés ce que j’ay fait je brave ta fureur*.
Je ne crains rien cruel*, frape.

SCENE VI. §

[p. 74]
THOAS, THOMIRIS, TAXIS.

TAXIS.

Venez, Seigneur*,
Le jour nous a fait voir la troupe fugitive,
1525 Qu'un orage imprévû retient prés de la rive.
Hidaspe par les vents les voyant arrestez,
Entoure leur Vaisseau, les prend de tous côtez :
Mais le peuple à grand cris suspend vôtre vangeance,
Le perfide Anthenor embrasse* leur deffence,
1530 A leur perte prochaine* il prétend s’opposer,
Et sans vostre presence ils peuvent tout oser.

THOAS.

Ah ! courons dans leur sang éteindre leur furie,
Et toy470 dans ce Palais garde mon ennemie.471

SCENE VII. §

[p. 75]
THOMIRIS, TAXIS.

THOMIRIS.

Dieux ! est-ce l’innocence à qui vous en voulez ?472
1535 Aprés tant de sermens et de droits violez,
N'ayant dans ses transports* aucune retenuë,
Parmy tant de forfaits commis à vostre veuë,
Un Tyran trouve-t’il la faveur des destins,
Contre des malheureux qui vous levent les mains473 [?]474
1540 Ah ! Courons empêcher le sort* qui les menace.
Courons … quoy malheureux ! d’où te viens cette audace ?
Oses-tu m’arrester, et ton zele* obstiné …

TAXIS.

Madame, vous sçavez ce qui m’est ordonné.

THOMIRIS.

Ne te souvient-il plus du sang qui m’a fait naître.
1545 En faveur de Thoas m’oses-tu m’éconnoître.
Attens-tu que sur moy son bras ensanglanté
Vienne … Mais c’est trop craindre en cette extrémité*.
Tu me retiens en vain, ta lâche obéïssance …

SCENE VIII. §

[p. 76]
THOMIRIS, TAXIS, ERINE.

ERINE.

Madame, de Thoas fuyez la violence.

THOMIRIS.

1550 De ces Grecs malheureux, Erine est-il vainqueur ?
Les a-t-on immolez à sa noire fureur* ?

ERINE.

Ne me demandez rien. Etonnée*, interdite*,
Je ne puis revenir du trouble qui m’agite,
Le tumulte, le fer, le desordre, les cris,
1555 De crainte, de terreur glacent tous les esprits.
Parmy tous ces objets* dont mon ame est émeuë,
Le Tyran en fureur* a seul frapé ma veuë ;
Son intrepidité m’a fait trembler pour vous :
Fuyez, fuyez, Madame, évitez son courroux*.

THOMIRIS.

1560 Que je fuye. Ah ! plutôt courons sur le rivage,
Des Scythes, par ma veuë, animer* le courage,
C'est aujourd’huy le Sceptre, ou la mort que j’attens.

ERINE.

Ah ! prévenez … Que dis-je ? on vient. Il n’est plus temps.475

SCENE DERNIERE. §

[p. 77]
THOMIRIS, ANTHENOR. ERINE.476

ANTHENOR.

Vous triomphez, Madame, et le Ciel équitable,
1565 A l’innocence enfin s’est montré favorable.

THOMIRIS.

Dieux ! que viens-je d’entendre, et que me dites-vous ?

ANTHENOR.

Que les Dieux hautement se déclarent pour nous.
Jamais jour aux mortels ne parut plus funeste,
Et477 plus propre à marquer la colere celeste.
1570 On eût dit que les Dieux contre nous animez*,
S'opposoient aux desseins que nous avions formez.
Les flots impetueux, et les vents en furie,
Du Sarmate et des Grecs empeschoient la sortie.
Hidaspe dans ce trouble informé de leur sort*,
1575 S'approche du Vaisseau, l’attaque avec transport*,
Redemande à grands cris les Grecs, et la Statuë.
Oreste fierement* se presente à sa veuë,
Au courage du Scythe oppose sa valeur,
Il fait face par tout, par tout il est vainqueur :
1580 J'arrive accompagné d’une escorte fidelle,
De l’innocence, alors j’embrasse* la querelle,
Le Peuple autour de moy courant de toutes parts,
Fait voler sur la garde un orage de dards*,
Quand Thoas arrivé sur le fatal rivage, [p. 78]
1585 Aux siens épouvantez rameine le courage.
Dans toute son horreur la mort se montre à tous.
Pilade fait tomber Hidaspe sous ses coups.
Le Tyran qui du Bord voit ce trépas funeste,
Sans songer qui le suit, s’avance vers Oreste,
1590 Il le joint478 ; mais bien-tost il a le même sort,
Sous le fer de ce Prince il expire.

THOMIRIS.

Il est mort.

ANTHENOR.

Ouy, Madame, et la mer jusqu’alors soûlevée,479
De son sang qui s’écoule est à peine abreuvée,
Que les vens, dans les airs, ne sont plus déchaînez :
1595 Les flots impetueux ne sont plus mutinez*.
Le Ciel devient tranquille, et les Grecs pleins de gloire,
Vont joüir dans Argos du fruit de leur victoire ;480
Tandis que remontant au rang de vos ayeux,
Vous allez commander dans ces paisibles lieux,
1600 Et qu’un peuple ennemy des sanglantes maximes,
Brûle* de recevoir vos ordres legitimes.

THOMIRIS.

Ciel ! pour perdre* un Tyran quelle est ton équité [!]
Mais allons dans le Temple adorer sa bonté ;
Sur la rebellion que ma clemence éclate,
1605 Et de nostre bonheur faisons part au Sarmate.

FIN.

Glossaire §

Dictionnaires cités :

– Académie française, Dictionnaire, Paris, J-B. Coignard, 1694 ; 2 volumes (Acad.).

– Furetière, A., Dictionnaire universel, La Haye et Rotterdam, Arnout et Reinier Leers, 1690 ; 3 volumes (F).

– Richelet, P., Dictionnaire françois contenant les mots et les choses, plusieurs nouvelles remarques sur la langue françoise, Genêne, J-H. Widerhold, 1680 ; 2 volumes (Ric.).

Abord
« Aproche, arrivée » (Ric.)
V. 685, 836, 932
Affranchir
« Delivrer » (F).
V. 408, 790
Allarmes
« Se dit figurément de toutes sortes d’apprehensions bien ou mal fondées » (F)
Amant
« Celuy qui aime d’une passion violente et amoureuse » (F).
V. 71, 219
Animer
« Échauffer, donner de la force, du feu et de la vigueur » (Ric.)
« Encourager » (Ric.)
V. 524, 1561
Appareil
« Suite, esquipage, accompagnement » (Acad.)
V. 386
« Apprest, preparatif ».
V. 851
Appuy
S’emploie au sens figuré pour « des personnes d’où viennent la faveur, le secours, le crédit, la protection » (Acad.)
V. 55, 194, 270, 294, 502, 1134
Arrest
« Jugement ferme et stable d’une Puissance Souveraine. Un Arrest du Ciel, de la Providence » (F).
V. 96, 626, 734, 862, 1064
Augurer
« Conjecturer, predire quelque chose » (F).
V. 120
Auguste
« Majestueux, venerable, sacré » (F).
V. 6, 13, 321, 768, 844, 881
Brûler
« Avoir de la passion pour quelque chose. Désirer ardenment. » (Ric.)
V. 313, 1601
Chagrin
« Inquietude, ennuy, melancolie » (F).
V. 32, 50, 112, 216, 967
Conduite
« Commandement et pouvoir de mener, de faire marcher, de conduire où l’on veut » (Ric.)
Constance
« Perseverance dans le bien, vertu qui oblige à demeurer ferme dans les bonnes résolutions qu’on a prises » (Ric.)
V. 14, 115, 845
Courroux
« Colere. Son plus grand usage est dans le genre sublime et dans la poësie » (Acad.)
Cruel
« Rude, fâcheux » (Ric.)
V. 50, 542, 816, 1366, 1487
« Qui est barbare, inhumain, qui aime à tuer, massacrer, tourmenter les autres hommes » (F).
Cruelle
« On dit, d’une femme qui maltraitte ses amants, qu’Elle est cruelle » (Acad.)
V. 248
« Fascheuse, douloureuse, insupportable » (Acad.)
V. 1370
Dard
« Javelot, arme de trait, qui est en bois ferré et pointu par le bout qu’on jette avec la main » (F).
V. 1583
Décevoir
« Tromper adroitement » (F).
V. 251
Dépit
« Fascherie, chagrin meslé de colere » (Acad.)
V. 451
Embrasser
« Environner, serrer de ses bras » (F)
V. 316, 963
« Témoigner de l’amitié » (F)
V. 574
« Entreprendre une affaire, en prendre soin » (Acad.)
Empire
« Monarchie, étenduë des pays où quelqu’un commande » (F).
Empressement
« Soins ardens et plein de zéle. Bons ofices » (Ric.)
V. 58, 287
« Hâte de faire, ou de dire quelque chose » (Ric.)
Étonner
« Épouvanter, surprendre d’une certaine maniere qui touche » (Ric.)
« Se dit aussi des choses qui sont assez ordinaires et peu considérables » (F)
V. 626
« Surprendre par quelque chose d’inopiné » (Acad.)
V. 842, 1052
Etonnant
« Qui surprend, qui donne de l’admiration par sa rareté, ou par sa nouveauté ou incompréhensibilité » (F).
V. 1206
Etonnement
« Action ou effet qui cause de la surprise, de l’admiration ».
V. 1208
Exciter
« Se dit figurément en Morale, et signifie Animer » (Acad.)
V. 49, 419
Extrémité
« Le dernier point, le plus triste estat où l’on puisse estre reduit » (Acad.)
V. 1547
Félicité
« Béatitude, bonheur parfait » (Acad.)
V. 2
« Un amant regarde la jouïssance de ce qu’il aime comme une supreme felicité » (F).
Feu
« Vivacité, esprit » (Ric.)
V. 23
« Mot indéclinable qui signifie défunt, et qui ne se dit que des personnes qu’on a vuës, ou connuës, ou qu’on a pu voir ou connoître » (Ric.)
V. 53, 228, 351, 443
« Amour » (Ric.)
« Colére. Impétuosité, fougue » (Ric.)
V. 254
« Celuy des quatre Elements qui est chaud et sec » (Acad.)
V. 304, 758
« En termes de Theologie, se dit des feux immateriels dont Dieu se sert pour punir les meschants » (F).
V. 917
Fier(e)
« Hautain, altier, audacieux » (Acad.)
V. 114, 310, 784, 1454
« Cruel, tyran » (F)
Fierement
Avec orgueil.
V. 658, 1577
Fierté
« Orgueil » (Ric.)
V. 170, 264, 1335
« Ce mot se disant des femmes signifie quelquefois une sévérité charmante. Orgueil qui plaît » (Ric.)
V. 14, 74, 838
Flater
« Excuser par une mauvaise complaisance »
V. 233
« Faire esperer quelqu’un de quelque chose »
V. 468, 582, 1223
« Delecter »
V. 1397
« Adoucir le sentiment de sa douleur, de ses desplaisirs » (Acad.)
V. 1516
Fléchir
« Esmouvoir à compassion. Toucher de pitié. Attendrir » (Acad.)
V. 719, 1273
Foi
« Serment, parole qu’on donne de faire quelque chose, & qu’on promet d’executer » (F)
« La foy conjugale, est la foy que le mari et la femme se donnent en se mariant » (F)
« Créance qu’on donne aux paroles des hommes » (F)
V. 1182
Fortune
À l’origine « Déesse à qui les Païens donnoient la disposition de toutes les choses du monde. Fortune capricieuse, aveugle, contraire » (Ric.)
V. 964
La fortune désigne au XVIIe siècle un principe régissant le monde selon la loi du hasard
V. 441
« Il se prend aussi pour L'estat, la condition où l’on est » (Acad.)
V. 1245
Fortuné
Heureux.
V. 946, 966
Fureur
« Emportement violent causé par un dereglement d’esprit et de la raison […] Se dit en Morale de la colere, lors qu’elle est violente et démesurée, et qu’elle jette les hommes dans quelques excès » (F).
Furieux
« Qui est transporté de colere, de fureur, de furie » (F)
V. 255, 821, 1159
« Se dit aussi de tout ce qui a de la violence, de l’impetiosité, de l’excès » (F).
V. 567, 754, 942
Génie
« Se dit aussi du talent naturel, et de la disposition qu’on a à une chose plutost qu’à une autre » (F).
V. 1417
Hymen
« Poétiquement, le mariage » (F).
Synonyme d’Hymenée
Infortune
« Malheur, Desastre, Disgrace » (Acad.)
V. 412, 631
Infortuné
Malheureux.
V. 23
Iniquité
« Injustice. L'iniquité des Juges, l’iniquité des jugements » (Acad.)
V. 727
Injure
« Se dit aussi des affronts, des torts et dommages qu’on fait à une personne par voyes de fait » (F).
Interdit(e)
« Estonné, troublé, qui ne sçait ce qu’il fait, ce qu’il dit. » (Acad.)
Licence
« Permission » (Acad.)
V. 461
Manes
« Terme Poëtique, qui signifie l’ombre ou l’ame d’un mort » (F).
V. 448
Mutinez
« Se dit aussi figurément et poëtiquement des choses qui resistent, qui destruisent, qui sont contraires, comme les vents mutinez, les flots mutinez » (F).
V. 1595
Mystere
« Chose cachée, secrette ou difficile à comprendre » (F)
V. 26, 1065, 1276
« Il se dit proprement en matiere de Religion, et signifie ce qu’il y a de plus caché dans une Religion » (Acad.)
V. 916, 1225
Mysterieux
« Qui renferme, qui cache quelque mystere » (F)
V. 1066
Nœud
« Se dit figurément en choses morales, en parlant des liaisons qui attachent ensemble les personnes. »
V. 31, 480
« Le mariage est un sacré nœud qui unit le mari et la femme » (F).
V. 1166
Objet
« Ce qui touche, ce qui esmeut les sens par sa presence. Il se dit plus ordinairement par rapport au sens de la veuë. Agreable objet. Vilain objet. » (Acad.)
« Le but, la fin qu’on se propose. » (Acad.)
V. 1377
Obscuritez
« Se dit figurément en Morale de ce qui est caché, qui se desrobe aux yeux des hommes, qui n’est pas illustre » (F).
V. 106
Opprobre
« Ignominie, honte, affront » (Acad.)
V. 834
Perdre
« Ruïner, détruire, décrïer, oter l’honneur » (Ric.)
V. 1602
Pompe
« Appareil magnifique, somptuosité » (Acad.)
V. 765, 1040
Pompeux
« Qui est magnifique, leste » (Ric.)
V. 12, 1069
Prétendre
« Vouloir, entendre, aspirer à quelque chose » (F).
V. 580
Prochain(e)
« Qui n’est pas loin. Il se dit du temps et du lieu » (F).
V. 968, 1530
Ravir
« Enlever de force, emporter avec violence » (Acad.)
V. 125, 289, 885
Ressentiment
« Déplaisir, chagrin, colere qu’on a pour quelque déplaisir reçu. » (Ric.)
V. 47, 48
« Le souvenir qu’on garde des bienfaits, ou des injures » (Acad.)
V. 310, 1018
« La vengeance est le ressentiment qu’on a des injures qu’on a souffertes » (F).
V. 243
Révèrer
« Avoir du respect, de la veneration pour quelque personne, ou quelque chose » (F).
V. 449, 1186
Revers
« Se dit figurément en Morale d’un retour ou renversement de fortune, ou d’affaires » (F).
V. 72, 163
Sang
« Se dit aussi de la parenté, de la race, de la communication qui se fait du sang par la génération. Les Princes du Sang sont ceux qui sont descendus du Sang Royal, les proches parents du Roy. Tous les Heros de l’Antiquité se disoient issus du sang des Dieux. Il est de noble sang, d’illustre famille » (F).
Seigneur
« Celui qui est maître d’un lieu féodal » (Ric.)
V. 1, 13, 39, 124, 160, 241, 441, 477, 483, 492, 500, 1345, 1358, 1432, 1453, 1523
Soin
« Inquiétude d’esprit, travail d’esprit » (Ric.)
V. 491, 1245
« Diligence qu’on apporte à faire reüssir une chose, à la garder et à la conserver, à la perfectionner » (F)
« Se dit aussi en parlant des liberalitez qu’on fait à quelqu’un pour le faire subsister » (F).
V. 292, 606, 621
Sort
« Se dit poëtiquement de la vie & de la fortune des hommes » (F)
« Hazard, ce qui arrive fortuitement, par une cause inconnuë, & qui n’est pas reglée ni certaine » (F)
« Conditions malheureuses » (F).
V. 376, 562, 624, 790, 911, 1574
Souffrir
« Permettre » (Acad.)
« Endurer » (Acad.)
V. 761, 1009
Superbe
« Vain, orgueilleux, qui a de la presomption, une trop bonne opinion de luy-même. La victoire rend un barbare superbe » (F)
V. 338
« Plein d’orgueil, plein de fierté » (Ric.)
V. 481, 679, 1324
Tendresse
« Sensibilité du cœur et de l’ame. La delicatesse du siecle a renfermé ce mot dans l’amour et dans l’amitié. Les amans ne parlent que de tendresse de cœur, soit en prose, soit en vers; et même ce mot signifie le plus souvent amour » (F).
V. 59, 1333
Trait
« Se dit aussi, Des lineaments du visage » (Acad.)
V. 182
« Fleche, dard » (Acad.)
Transport
« Ravissement, extase » (Acad.)
V. 318, 1130
« Se dit aussi figurément en choses morales, du trouble ou de l’agitation de l’ame par la violence des passions » (F).
Travaux
« Les peines qu’on a prises, qu’on s’est données, à quelque entreprise glorieuse, dans l’execution de quelque chose de difficile » (Acad.)
V. 146
Traverser
« Empescher de faire quelque chose en suscitant des obstacles » (Acad.)
V. 710
« Percer de part en part » (Acad.)
V. 1242
« Troubler. Aporter du désordre, causer du désordre » (Ric.)
V. 1371
Triste
« Chagrinant, ennuyeux, qui donne de la melancolie, du chagrin » (Acad.)
V. 121, 371, 1371
« Affligé par quelque perte ou accident qui luy est arrivé » (F)
V. 558, 1201
Zele
« Ardeur, passion qu’on a pour quelque chose » (F)
V. 215, 503, 597, 748, 1356
« Se dit aussi de ce qui regarde les obligations de la vie civile. […] avoir beaucoup de zele pour son Prince, pour le service de son Prince » (Acad.)
Zelé
« Qui a du zéle, de l’ardeur et de la ferveur pour quelque personne, ou pour quelque chose » (Ric.)
V. 97

Annexe I- Préface à Oreste et Pilade. Seconde édition des Œuvres de Monsieur de La Grange-Chancel, 1734. §

Le succès de ma premiere Tragedie m’encouragea à chercher quelque sujet fameux dans l’Antiquité, qui répondît à l’idée que le Public sembloit avoir de mes talents. J'y étois d’autant plus excité, que j’avois été élevé dans l’opinion que la qualité d’Auteur ne convenoit à des Personnes d’un certain nom, que lorsqu’elles se distinguoient par leurs Ecrits. Je m’attachai d’abord à la lecture d’Euripide, où le celebre Racine avoit fait des moissons si avantageuses à la République des Lettres. Je crus avoir trouvé dans l’Iphigénie in Tauris le sujet que je desirois ; j’y vis des Scenes interessantes, qui sembloient ne me devoir coûter que la peine de les traduire ; mais j’avouë que j’y trouvai en même tems des difficultés capables de me détourner de mon entreprise. Je voyois d’un côté que le grand Corneille, dans ses Réflexions sur le Theâtre, met ce sujet au nombre de ceux qui ne peuvent être traités. D'un autre côté, j’entendois dire à M. Racine, qui ne me refusoit point ses bons avis, qu’il avoit été long-tems à se déterminer entre Iphigénie sacrifiée et Iphigénie sacrifiante, et qu’il ne s’étoit déclaré en faveur de la premiere, qu’après avoir connu que la seconde n’avoit point de matiere pour un cinquième Acte. Les anciens Poëtes ne faisoient point difficulté d’employer le secours d’une machine, quand les autres ressources leur manquoient. Mais ce qui étoit toleré parmi eux, feroit échoüer aujourd’hui la plus belle de nos Tragedies. Tout cela ne fut pas capable de me rebuter. Je vis que l’Episode d’Eriphile avoit été heureusement substituée par M. Racone à la Biche miraculeuse dont Euripide s’étoit servi pour sa catastrophe. Je crus que la Minerve qu’il employe également pour dénoüer sa seconde Tragedie, pouvoit être remplacée avec la même vraisemblance par une Princesse interessée à l’action principale, et capable de me fournir ce qui manquoit à mon sujet. Je trouvai dans le sujet même le caractere du Personnage que je cherchois ; et dès que j’eus fait cette découverte, qui fut aprouvée par M. Racine, je ne songeai plus qu’à l’exécution de mon projet. Le succès fut au delà de mes esperances. Mademoiselle de Champmelé, qui representoit Iphigénie dans un âge où l’on n’a plus les agrémens de la jeunesse, ne fit pas verser plus de larmes dans le rôle de M. Racine, qu’elle en fit verser dans le mien. Le Public eut le regret de la perdre dans le plus fort des representations de cette Tragédie, qui fut reprise l’année suivante avec le même succès par Mademoiselle Desmares, nièce de cette celebre Actrice, et digne héritiere de ses talens.

Annexe II- Variantes du texte original : correction du manuscrit de souffleur §

Les ratures du texte original sont signalées en caractère gras.

Les corrections pratiquées sur celles-ci sont soulignées.

Les mots, les vers, ou les passages qui ne présentent aucune correction sur le manuscrit de souffleur mais qui sont différents de la version imprimée de 1699 sont indiqués en italiques.

Acte I §

Scène I §

Thoas, Hidaspe, Suite.

Vers 19 : A t’on tout préparé ? Verray je la Prestresse,

Vers 42 : Vous jurates alors d’épouser Thomiris,

Vers 45 : Mais sur ce trône assis on se peut tout permettre

Vers 100 : Je fis parler du Dieu le plus zelé ministre

Vers 111 : Anthenor dont je scais la prudence et l’adresse

Scène II §

La suite a disparu de la liste des personnages présents sur scène.

Vers 127 : Seigneur que j’ay tremblé de fois pour vostre vie !

Vers 140 : Ayans trempé les mains dans le sang de sa mere.

Vers 146 : Portant dans vos Etats l’outrage et la terreur. => la rage.

Vers 162 : Enlever la statuë, et vous perdre ou périr.

Scène III §

Vers 242 : Par l’équité des Dieux avec aux injustices. => Tu veux par mon hymen combler tes injustices.

Scène V §

Vers 267 : Je croy deja le voir en amant irrité => furieux.

Vers 268 : Porter sa main hardie … => sur vostre teste

Vers 280 : Et pourrois tu descendre a cette indignité ?

Vers 331 : La Princesse ma soeur => Les Princesses mes soeurs.

Vers 332 : Quels transports a me voir ne sentiront ils pas ? => sentiroient.

Vers 338 : Je vay a ce captif confier une lettre

Je vay le renvoyer, le charger d’une lettre.

=> correction manuscrite = Je vais le delivrer, le charger d’une lettre.

Vers 339 : Qu'aux mains d’Agamemnon la sienne ira remettre => il jure de.

Acte II §

Scène I §

Vers 385 : L'élever sur le trône au mépris de vos droits => Et l’élever au trône au mépris de vos droits.

Vers 398-399 : Son Temple estoit fermé: Le Peuple vehement / Impatient d’entrer en pressoit le moment. => Son Temple estoit fermé : J'ay veu de toutes parts / Le peuple pour entrer s’offrir à mes regards.

Vers 432-433 : Non non il n’a pas fait ce pas pour reculer / Mais il faut de son cours arreter la durée. => Et qu’il n’ait fait ce pas qu’afin de reculer / Non, non plus de pitié quand sa mort est jurée.

Scène II §

Thoas, Thomiris, Anthenor, Hidaspe, Erine, Taxis.

Vers 447 : N'ont point de mon devoir écarté la justice => N'ont jamais de mon coeur écarté la justice.

Vers 486 : Je te pourrais laisser paisible en mes Etats => Te laisseroit paisible occuper mes Etats.

Scène III §

Thoas, Anthenor, Hidaspe, Taxis.

Scène IV §

Thoas, Anthenor, Hidaspe, Taxis.

Scène V §

Vers 533 : Approche. Ce n’est plus ton nom et ta naissance => ni

Vers 545 : Va, pars, adieu => Tu peux partir.

Vers 550 : Je venois en ces lieux guidé par la victoire => Je venois en ces lieux animé par la gloire.

Vers 551 : J'en devois remporter une illustre memoire. => = J'yvictoire.

Vers 552 : Jamais projet ne fut plus saintement formé => dignement.

Vers 553 : La gloire armoit mon bras, les mers l’ont désarmé.

Scène VI §

Thoas, Iphigénie, Pilade, Anthenor, Hidaspe, Taxis481.

Vers 568 : J'ouvrois à cet ingrat les chemins de la Grece.

Scène VII §

Iphigénie, Pilade482.

Vers 623 : Animé par vous mesme et par vostre deffence => pour.

Vers 634 : Qu'Helene n’en a fait armer pour Menelas => par.

Vers 647-648 : rature complète : Mais pourquoy déguiser le trouble de mon ame / Vous avez des vertus, et j’ay des yeux, Madame. => Mes discours, mes regards, et mon trouble madame /Trahissent malgré moy le secret de mon ame.

Vers 668 : Ne portes pas plus loin la peine de mon crime => ton.

Acte III §

Scène I §

Vers 723 : Pour empescher l’hymen troublons le sacrifice => De l’hymen du tyran troublons le sacrifice.

Scène IV §

Vers 803-804 : En est il dont je puisse estre ouy sans horreur / O vous, dont la pitié rallentit ma fureur => En est il qui pour moy se laissent attendrir / O vous, dont la pitié daigne me secourir.

Scène V §

Vers 854 : De forfaits inoüis devoit estre remplie => suivie.

Scène VI §

Suite vers 918 : ajout d’un vers raturé = Comment et par quel sort des jours si respectez …

Vers 919 : Les Dieux n’écoutent point quand ils sont irritez => plus.

Vers 927-928 : ratures mais illisibles => Sans commettre un blasphême / Puis-je le prononcer ! c’est sa femme elle-même.

Vers 930 : D'un prodige execrable horrible souvenir => Ouy, Madame

Vers 932 : Malheureuse famille ! O triste Iphigénie ! => Déplorable

Vers 934-937 : Son sang qu’avec terreur l’Aulide vit couler / Qu'Agamemnon luy-mesme aux dieux fit immoler / Du sort de ce grand Roy n’a point veu la misere / Mais ciel ! Quelle a depuis couté cher a son Pere. => corrections manuscrites = version que l’on retrouve dans le texte imprimé de 1699.

Scène IX §

A la suite du vers 1017 : ajout de 5 vers mais rayés et rendu illisibles.

Vers 1029 : Mon coeur a succombé … Mais ou va ma tendresse => foiblesse.

A la suite du vers 1036 : ajout de 4 vers mais raturés :

Pilade

Que vous alliez mourir, et que je vous survive !

Seigneur me croyez vous une ame assez craintive ?

Oreste

Amy n’accable point mon courage abattu

Ta mort estonneroit ma timide vertu

Vy, mon coeur t’en conjure au nom de la Prestresse.

Acte IV §

Scène I §

Vers 1063 : Mais où va le torrent de ton inquietude ? => mon

Vers 1066-67 : rature mais vers illisibles => Pour couvrir autrefois les amours de ta mère / Tu servis de pretexte à la mort de ton père.

Vers 1069 : N'immole tu point l’autre a la mesme raison => par

Scène II §

Vers 1086 : Allons luy dire, allons haster nostre vangeance => correction manuscrite = Allons Cyane, allons haster nostre vangeance.

Scène III §

Vers 1099 : Elle en attend l’offrande, en presse la Justice => correction manuscrite = la pompe

Vers 1105 : Que du jour, par vos mains, il va se voir privé => il se va voir privé.

Vers 1119 : admirois => admire

Vers 1127 : ma couronne => la couronne

Scène IV §

Vers 1150 : Qu'entens je ? Elle menace, et de ce Grec impie => Quoy donc !

Scène V §

Vers 1180-81 : Ou donc est l’Etranger ? par quelle intelligence / Thoas refuse-t-il la victime a l’offence ? => correction manuscrite = Ou donc est l’Etranger ? et par quelle injustice / Thoas recule-t-il ce fatal sacrifice ?

Scène VI §

Iphigénie à Pilade.

Vers 1195-1196 : Le soin que ma pitié prenoit de vostre sort / Vous est moins glorieux qu’une odieuse mort => Et que vous preferez une sanglante mort, / Au soin que ma pitié prenoit de vostre sort.

Vers 1219 : Marchez => Venez

Vers 1222-1225 : Le Prince contre qui vostre bouche blaspheme / Au rang de ses ayeux conte Jupiter mesme / La Grece adore en luy ses héros et ses Rois / Le Ciel, tout l’univers vous parlent par ma voix. => Son bras, à vos desseins, peut servir mieux qu’un autre / Sa haine, pour Thoas, est égale à la vôtre ; / Et ce motif m’oblige à ne vous plus cacher / Ce que tous les tourmens ne sçauroient m’arracher.

Vers 1227 : Orné de sa splendeur c’est son fils, c’est Oreste.

Vers 1256 : Saisy d’étonnement, de surprise et de joye.

Vers 1264 : Pour cacher a mon coeur cet affreux parricide => Pour sauver a mon bras cet affreux parricide.

Vers 1267 : Vous l’avez prononcé, mon sang se doit verser => Ignorez vous le sang que vous devez verser.

Vers 1283 : Ou ce depost sacré doit mon crime effacer.

Vers 1285-1286 : Mon ame aprouveroit cette ardeur empressée / Et mesme en ce dessein vous auroit …. => correction manuscrite = Loin de blâmer en vous cette ardeur empressée/J'aprouverois mon frére une telle pensée

Vers 1329 : Vivez Prince, étouffez de criminels souhaits => Vivez Prince, étouffez d’inutiles souhaits

Scène VII §

Vers 1355-1356 : Après de cet aveu la vérité suprême / Si tu doutes encor ne t’en prens qu’a toy mesme => Si tu veux t’obstiner dans ton erreur extrême, / Aprés un tel aveu ne t’en prend qu’à toy-même.

Scène IX §

Vers 1403 : Non il obéïra, je répons de son zele.

Acte V §

Scène II §

Vers 1448 : Tout saccorde seigneur a vos empressements => Tout succede seigneur a vos empressements.

Scène IV §

Vers 1497 : Ont tristement fait voir a mon ame éperduë => abattuë.

Scène V §

Vers 1571: Ouy, ce m’est un plaisir du moins dans ma disgrace => qui flatte.

Ajout d’un vers après vers 1578  : Thoas : Ah c’en est trop, il faut que ton sang …

Scène VI §

Taxis / Ah seigneur, (rayé et remplacé par Venez) / De vous seul aujourd’huy depend vostre bonheur => ajouté mais supprimé.

Vers 1589 : Et toy dans ce Palais retiens mon ennemie. => garde.

Scène dernière §

Vers 1634 : Au(x) efforts du barbare oppose sa valeur => Aux courage du Scythe oppose sa valeur.

Le manuscrit propose deux versions différentes pour les vers 1653 à 1657 :

Parmy des cris de joye et des chants d’allegresse

Le vaisseau des vainqueurs se tourne vers la Grèce

Favorisé d’Eole il se perd a nos yeux

Alos avec des cris élevez jusqu’aux cieux

Vos Peuples de Thoas détestant les maximes

Et

Le Ciel devient tranquille, et les Grecs pleins de gloire,

Vont joüir dans Argos du fruit de leur victoire ;

Tandis que remontant au rang de vos ayeux,

Vous allez commander dans ces paisibles lieux,

Et qu’un peuple ennemy des sanglantes maximes,

C'est la seconde version qui sera retenue pour la version imprimée de 1699.

Annexe III- Liste des pièces représentées aux mois de décembre 1697 et janvier 1698. §

Le chiffre indique le montant de la recette rapportée483.

Décembre 1697 §

1er : Polixène / Le Grondeur = 616, 15

2 : Le Distrait = 1681, 15

3 : Œdipe / Le Souper mal apprêté = 202, 10

4 : Le Menteur / Le Cocu imaginaire = 704, 10

5 : Polixène / La Loterie = 268

6 : L'Étourdi / Le Mariage forcé = 403, 5

7 : Regulus / Le Charivari = 520, 5

8 : Le Distrait = 949, 3

9 : Relâche.

10 : Le Distrait = 554, 5

11 : Oreste et Pilade (première représentation) = 1049, 5

12 : L'Allure coquette / Le Cocu imaginaire = 384, 5

13 : Oreste et Pilade= 912, 5

14 : Le Distrait = 510

15 : Oreste et Pilade= 986, 5

16 : L'Avare / L'Été des coquettes = 589

17 : Oreste et Pilade= 727

18 : La Coquette / Scapin = 785

19 : Oreste et Pilade / Le Florentin = 468

20 : L'Esprit folle / Les Dragons = 428, 10

21 : Oreste et Pilade/Le Florentin= 1486

22 : L'homme à bonnes fortunes / Scapin = 1252, 10

23 : Tartuffe / La Loterie = 926, 5

24 : Relâche : Veille de Noël.

25 : Relâche : Fête de Noël.

26 : Oreste et Pilade/Les Précieuses= 1402, 5

27 : Le Malade imaginaire = 1709

28 : Oreste et Pilade/Le Coché supposé= 1686, 15

29 : Le Malade imaginaire = 1371

30 : Le Menteur / Le Grondeur = 926, 5

31 : D. Bertand / Le Charivari = 485

Janvier 1698 §

1er : Oreste et Pilade / Le Médecin malgré lui = 1225

2 : L'Ecole des Maris / Scapin = 309

3 : L'Etourdi / Georges Dandin = 945

4 : Le Bourgeois Gentilhomme = 1401

5 : Oreste et Pilade/Les Dragons= 960, 5

6 : Le Bourgeois Gentilhomme = 1573, 10

7 : Iphigénie = 301, 10

8 : Le Bourgeois Gentilhomme = 881, 10

9 : Andronic = 719

10 : Les Femmes savantes / Le Charivari = 519

11 : Polixène / Le Florentin = 808, 12

12 : Amphitrion / Crispin Médecin = 1341

13 : L'Ecole des femmes / Le Cocu imaginaire = 727, 15

14 : Le Festin de Pierre = 529

15 : Le Bourgeois Gentilhomme = 811, 5

16 : Bajazet / Scapin = 565, 5

17 : Les Bourgeoises à la mode / L'Eté des coquettes = 545, 5

18 : Manlius Capitolinus = 1429

19 : Amphitrion / Les Plaideurs = 1319, 5

20 : Manlius = 1322

21 : Jodelet Prince / Le Souper mal apprêté = 426, 20

22 : Manlius = 1998, 10

23: Oreste et Pilade/L'Eté des Coquettes= 957, 15

24 : Manlius = 939, 15

25 : Le Marquis d’industrie (première non achevée ; pour assurer spectacle : Crispin Médecin) = 1740, 15

26 : Le Malade imaginaire = 1032, 15 [à Versailles : Oreste et Pilade / Le Deuil)

27 : Manlius = 719, 5

28 : L'Ecole des Femmes / Le Cocu imaginaire = 406

29 : Manlius / Le Cocher supposé = 1106

30 : Crispin Médecin = 515, 19

31 : Manlius = 605

Annexe IV- Répartition du temps de parole entre les différents personnages au sein de la pièce. §


Acte I
(354 vers)
Acte II
(348 vers)
Acte III
(351 vers)
Acte IV
(364 vers)
Acte V
(245 vers)
Total et %
IPHIGENIE 108 v. 56 v. 56 v. 150 v. 370 vers
22, 26%
THOAS 131 v. 79 v. 42 v. 65 v. 317 vers
19, 07%
THOMIRIS 49 v. 66 v. 42 v. 81 v. 238 vers
14, 32%
ORESTE 154 v. 45 v. 199 vers
11, 97%
ANTHENOR 39 v. 74 v. 25 v. 3 v. 37 v. 178 vers
10, 71%
PILADE 63 v. 39 v. 44 v. 146 vers
8, 78%
HIDASPE 44 v. 27 v. 3 v. 17 v. 19 v. 110 vers
6, 62%
CYANE 30 v. x x 21 v. 51 vers
3, 06%
TAXIS 2 v. x x x 33 v. 35 vers
2, 10%
ERINE x 8 v. x 10 v. 18 vers
1, 08%

« x » signifie que le personnage est présent mais qu’il est muet.

Annexe V- Anecdote livrée par La Grange-Chancel dans la préface introductive de la seconde édition de ses Œuvres en 1734. §

Je me souviens que quelques mois avant que ma Tragédie fut en état d’être présentée aux Comédiens484, toute la Cour étant à Chantilly, l’on vint me chercher de la part de Monsieur le Duc, et mon guide m’ayant conduit à un appartement qui étoit au troisième étage du Château, j’y trouvai ce Prince, avec le Comte de Fiesque, Racine et un Religieux vêtu de blanc, qui après m’avoir parcouru depuis les pieds jusqu’à la tête avec des regards où je voyois quelque chose de furieux, m’adressa ainsi la parole. « Ce que l’on m’a raconté de toi, a donné à Santeuil485 la curiosité de te voir, et je ne puis m’empêcher de te plaindre, lorsqu’avec de si beaux talens pour la poësie, je vois que tu en profite si mal. Je n’ai pas crû, lui repartis-je, pouvoir mieux faire que de profiter des leçons que Monsieur Racine veut bien avoir la bonté de me donner. Il te gâte, jeune homme, repliqua le Moine, c’était entre les mains de Santeuil qu’un beau naturel comme le tien devoit tomber, et je t’aurois rendu après moi le plus habile homme du siecle pour la poésie latine. » A cette fougue la compagnie ne put s’empêcher de rire, et la bile de Santeuil se trouvant échauffée, tant par ces éclats de rire que par le vin qu’il ne s’étoit pas épargné. « Quoi, me dit-il avec emportement, serois-tu d’assez méchant goût pour ne pas préferer le plus petit ouvrage de Santeuil à toutes les Comédies de cet homme [?] J'avouë, lui repartis-je, que vos ouvrages sont aussi parfaits dans leur genre, que ceux de Monsieur Racine le sont dans le leur, j’ai admiré surtout votre Santolius penitens ; mais puisque vous me permettez de vous dire naïvement ma pensée, j’ai encore trouvé la traduction qui en a été faite au dessus de l’original. » Racine étoit effectivement l’Auteur de la traduction que je venois de citer, quoi qu’il ne l’ait jamais avoüé qu’à ses amis particuliers ; je connus dans ses yeux le plaisir que ma repartie lui avoit fait. Il n’en fut pas de même de Santeuil, il se trouva tellement offensé et de ma hardiesse, et de ce que les rieurs étoient pour moi, qu’il prit une assiette dont il m’auroit fendu la tête si Monsieur le Duc ne lui avoit promptement saisi le bras. J'étois si enfant, et j’avoit été si effrayé de l’attitude du Moine, que je me mis à pleurer, ce qui obligea son Altesse de lui faire de severes réprimandes. Monsieur le Comte de Fiesque et Racine vinrent à moi pour m’apaiser ; et après m’avoir donné quelques truffes et rempli ma poche de confitures, ils me conduisirent jusqu’à l’escalier hors de l’appartement de Monsieur le Duc.

Annexe VI- Comparaison entre la pièce d’Euripide, Iphigénie en Tauride (vers 414 avant J.-C.) et celle de La Grange Chancel, Oreste et Pilade (1697) §

Personnages §


Euripide La Grange-Chancel
Iphigénie Thoas
Oreste Iphigénie
Pylade Oreste
Un Bouvier Pilade
Thoas, roi des Taures, Thomiris
Un de ses Serviteurs Anthenor
Athéna Hidaspe
Chœur de captives grecques Cyane
Érine
Taxis

Les personnages communs aux deux pièces ont été mis en caractère gras.

Lieu §

Euripide : Le temple d’Artémis, précédé d’un Autel. deux lieux

La Grange-Chancel : Anticire, dans le Palais de Thoas

La pièce antique présente donc deux lieux, du surcroît ouvert sur l’extérieur, tandis que la tragédie de 1697 propose un lieu unique, conforme à la notion classique d’unité de lieu, qui se trouve être plus précisément un appartement de Thoas.

Découpage de la pièce §


Euripide La Grange-Chancel
Prologue : Iphigénie se présente en évoquant ses origines et son histoire personnelle486.
+
Elle revient sur l’épisode de son sacrifice à Aulis (// promesse d’Agamemnon de donner à Artémis ce que l’année avait produit de plus beau ; navires bloqués au port ; prise d’Hélène retardée ; invocation du devin Calchas ; mensonge à propos du mariage entre Achille et Iphigénie ; mise sur le bûcher ; intervention d’Artémis et arrivée en Tauride).
+
Brève présentation de Thoas qui est décrit comme un barbare et de son rôle au sein du temple => évocation d’une pratique ancienne qui consiste à consacrer les Grecs qui se présentent chez les Tauro-Scythes. L'origine de cette coutume n’est pas mentionnée.
+
Rêve d’Iphigénie qui a vu Oreste mort => Volonté de lui offrir des libations en guise de deuil.
Elle sort de scène pour entrer dans le temple.
Acte I : Scène première : La pièce s’ouvre sur la préparation d’un hymen entre Thoas et Iphigénie. Évocation de la réticence d’Iphigénie à cette union. Insistance sur l’amour que Thoas voue à la prêtresse.
+
Rappel du contexte de la montée au pouvoir de Thoas, désigné par le défunt roi pour régner à sa place à condition d’épouser sa fille Thomiris.
+
Présence des Ambassadeurs.
+
Un Grec vient d’arriver en Tauride et va être sacrifier à la déesse Diane comme le veut la coutume => Thoas confie alors que cette coutume a été inventée par lui-même après avoir entendu l’oracle d’Apollon qui lui prédisait sa perte à la venue d’un dénommé Oreste. Pour assurer ses jours, il a préféré faire immoler tous les étrangers.
+
Départ d’Anthenor, un fidèle de Thoas, un an auparavant, pour la Grèce afin d’avoir des informations sur Oreste.
Thoas aperçoit Anthenor qui est de retour.
Prologue [2] : Entrée d’Oreste et de Pylade.
Ils arrivent ensemble.
+
Oreste explique d’emblée la raison de sa venue en Tauride.
+
Oreste formule l’idée de fuir face aux dangers que son entreprise représente. Mais Pylade l’en dissuade et il propose plutôt de se cacher en attendant de trouver une solution. Oreste accepte et reprend confiance.
Ils sortent.
Scène II : Anthenor révèle l’identité d’Oreste, fils d’Agamemnon qui a tué sa propre mère Clytemnestre afin de venger la mort de son père.
+
Le jeune homme, décrit comme courageux, doit venir en Tauride enlever la statue de Diane pour expier son crime.
+
Thoas est persuadé que le Grec qui va être sacrifié n’est autre que cet Oreste. Il est alors soulagé.
Parodos487 : Le chœur entre et demande à Iphigénie la raison pour laquelle elle l’a appelé.
+
Iphigénie entre vêtue de deuil. Elle explique sa douleur et sa colère à l’idée de la mort de son unique frère, ainsi que sa tristesse d’être loin de chez elle.
Entrée du bouvier.
Scène III : Iphigénie entre. Elle apprend à Thoas que leur hymen ne peut pas avoir lieu car il est désapprouvé par la déesse Diane. Elle ajoute que le Grec ne peut pas être immolé car cette même déesse le protège. Les projets du tyran sont donc mis à mal bien qu’il veuille tout de même les réaliser. Scène IV : Taxis, le chef des gardes, annonce que les Ambassadeurs Sarmates demandent à voir Thoas. Celui-ci accepte.
Premier Épisode : Le bouvier apporte un message à Iphigénie (son identité n’est pas cachée). Il lui raconte la capture de deux Grecs, dont l’un se nomme Pylade.
+
Récit de l’hallucination d’Oreste qui croit voir les Érinyes à sa poursuite.
+
Annonce du double sacrifice que doit faire Iphigénie => la déesse promet de se montrer hostile à ces étrangers du fait de sa douleur d’avoir perdu son frère. Son malheur l’endurcit pour le malheur d’autrui.
+
Rancœur envers Hélène et Ménélas qu’elle aurait préféré immoler => Nouvelle évocation de son sacrifice.
Scène V : Iphigénie et sa confidente Cyane s’entretiennent. Cette dernière s’inquiète pour la prêtresse qui a doublement menti au roi et demande les causes de cet artifice alors qu’elle avait jusque là sacrifier tous les étrangers qui se présentaient sur les bords de la Tauride.
+
Iphigénie donne pour raison le fait qu’elle a secouru le Grec naufragé et qu’elle ne peut pas après cela le tuer.
+
Cyane lui rappelle que l’étranger cache son identité => Iphigénie y voit le comportement d’un sang illustre et elle s’épanche sur son sort malheureux, évoquant son sacrifice à Aulis.
+
L'identité d’Iphigénie est méconnue de tous sauf de Cyane.
+
Iphigénie confie le projet qu’elle souhaite mener : elle veut charger le Grec de remettre une lettre aux siens restés en Grèce pour qu’ils viennent la chercher => d’où le fait qu’elle protège le Grec.
+
Iphigénie décide de soulever le peuple contre Thoas pour avoir un appui. Celui-ci accepte de s’opposer au tyran.
Premier Stasimon488 : Strophe I = interrogation sur l’identité des étrangers.
Antistrophe I = évocation de l’ambition des deux Grecs et de leur départ pour la Tauride.
Strophe II = interrogation sur la façon dont les Grecs ont pu arriver sur cette terre hostile, si difficile d’accès à cause des obstacles tels que les rocs qui bloquent le passage, le vent constant ou encore les chants des Néréides.
Antistrophe II = plaisir qu’aurait procurer l’immolation d’Hélène, la cause du malheur d’Iphigénie.
+
Désir de rentrer en Grèce.
Oreste et Pylade entrent sur scène enchaînés.
Acte II : Scène première : Entrée de Thomiris. La princesse ne peut pas supporter l’affront que lui fait Thoas en l’écartant du trône de son père => Elle réclame à Anthenor d’être vengée. Ce dernier tente de la calmer en lui assurant l’appui du peuple.
+
Thomiris exige la mort du roi.
Scène II : Thoas entre.
Il annonce à Thomiris qu’à défaut de régner sur la Tauride, elle possédera l’Empire du Sarmate, son mariage avec l’Empereur de cette contrée ayant été décidé => Thomiris s’emporte et Thoas, irrité, fixe le départ de la jeune femme au soir même.
Scènes III-IV :
Anthenor s’étonne de la décision de Thoas.
+
Thoas n’écoute pas, trop préoccupé par le Grec et Iphigénie.
+
Hidaspe annonce que l’entrée de l’étranger que le roi veut voir mais précise qu’il a promis au peuple de le rendre sain et sauf.
Scène V :
Thoas explique au Grec qu’il lui rend la liberté mais l’étranger la refuse, ce qui inquiète le roi qui croit une nouvelle fois être en présence d’Oreste.
Scène VI :
Thoas informe Iphigénie de la décision du Grec et lui promet la mort de celui-ci si elle ne parvient pas à le convaincre de quitter la Tauride.
Second Épisode : Iphigénie demande aux gardes de libérer les deux étrangers de leurs chaînes et d’aller préparer le sacrifice dans le Temple de Diane.
+
Elle s’adresse aux Grecs dont elle plaint la perte prochaine => Oreste y répond en faisant preuve de courage et en lui disant qu’il faut braver la mort sans supplication.
+Long échange entre Oreste et Iphigénie sur la Grèce et sur les proches d’Iphigénie.
+
Iphigénie propose de sauver la vie d’Oreste à condition qu’il remette une lettre aux proches de la prêtresse restés en Grèce afin qu’ils puissent venir la libérer.
+
Refus d’Oreste qui préfère se sacrifier plutôt que de voir Pylade mourir => Iphigénie accepte et décide de confier la mission à Pylade et d’immoler Oreste.
Scène VII : Iphigénie, restée seule avec le Grec, lui demande les raisons de son refus.
+
L'étranger confie qu’il n’était pas venu seul mais avec un ami qu’il suppose être mort dans le naufrage de leur navire. Il ne veut pas lui survivre.
+
Iphigénie comprend son attitude mais lui demande de l’aide => Pilade accepte de tuer le tyran et de la délivrer mais Iphigénie le tempère en lui parlant du projet de la lettre.
+
Pilade laisse échapper les sentiments soudains qu’il nourrit pour Iphigénie. La prêtresse s’en offusque et le fait sortir.
Scène VIII :
Iphigénie est troublée par les déclarations de l’étranger. Elle semble partager ses sentiments.
Scène IX :
Annonce de la venue d’un second Grec.
+
Récit de sa capture et de la fureur dont il a été victime.
Scène X :
Iphigénie décide de sacrifier le nouvel étranger et de sauver celui pour qui elle s’est éprise.
Second Stasimon : Strophe = Le chœur plaint Oreste qui va bientôt mourir. Celui-ci rejette cette plainte et demande aux femmes du chœur d’être heureuse.
Antistrophe = Le chœur loue le bonheur de Pylade qui va pouvoir rentrer dans sa patrie. Le jeune homme explique qu’il ne peut pas être heureux à l’idée de la mort son ami.
Épode489 = Le chœur ne sait alors qui pleurer.
Acte III : Scène première : Thomiris explique à sa confidente Érine qu’elle revient supplier le nouvel étranger de cacher son identité, troublant ainsi le roi qui retarderait le sacrifice et donc l’hymen avec Iphigénie.
Scène II :
Anthenor entre.
Il prévient Thomiris de la faiblesse physique et psychologique de l’étranger.
+
La jeune femme demande à Anthenor d’annoncer à Thoas sa décision de partir, à condition que l’hymen soit retardé jusqu’à après son départ.
Scène III :
Thomiris rassure Érine en lui expliquant que ce n’est qu’un leurre et qu’elle ne souhaite en aucun cas partir.
Scène IV :
Entrée du second Grec, victime d’une hallucination. Thomiris lui apprend sa mort prochaine qu’il peut éviter en cachant son nom et sa naissance.
Scène V :
Le Grec, resté seul, révèle son identité en se nommant Oreste. Il revient sur ses origines et sur les raisons de sa venue en Tauride qui sont d’expier ses souffrances en respectant l’oracle d’Apollon.
+
Il décide de faire confiance à Thomiris et de ne pas révéler son nom.
Troisième Épisode : Oreste et Pylade sont étonnés des questions dont Iphigénie s’est enquise.
+
Pylade souhaite mourir avec son ami => refus catégorique d’Oreste qui évoque Electre, la femme de Pylade. Celui-ci accepte alors de vivre.
+
Oreste pense que l’oracle d’Apollon l’a leurré car il croit mourir bientôt.
Iphigénie entre et congédie les gardes.
Elle veut s’assurer que Pylade respectera sa promesse et parviendra à transmettre son message. Elle préfère alors, en plus de confier les tablettes où son message est inscrit, énoncer à voix haute sa requête afin que Pylade la retienne.
=> scène de reconnaissance entre Iphigénie et Oreste.
+
Pylade partage leur joie puis cherche rapidement un moyen de s’enfuir.
+
Rappel de l’union entre Pylade et Electre ; des origines de Pylade ; du meurtre de Clytemnestre ; de la poursuite des Érinyes ; des raisons de la venue en Tauride d’Oreste => ce dernier revient sur le jugement de l’Aréopage et sur son besoin de prendre la statue de Diane pour être expié de son crime.
+
Iphigénie craint la déesse et le roi => elle veut se sacrifier => refus d’Oreste qui propose de tuer le roi => Iphigénie n’est pas du tout d’accord car elle respecte le roi qui l’a accueilli sur ses terres => Oreste propose alors de se cacher dans une grotte et de fuir la nuit => Iphigénie évoque les gardiens mais propose une autre ruse : Oreste étant parricide, il est souillé et ne peut être ainsi sacrifier à la déesse. Iphigénie dira qu’il faut le laver à l’eau de mer, ainsi que la statue qu’il a touché.
+
Iphigénie implore les femmes du chœur de garder le silence. Elles acceptent.
Scène VI : Iphigénie entreElle annonce à Oreste qu’elle va bientôt l’immoler à la déesse Diane => bravoure d’Oreste qui la surprend.
+
Long échange entre les deux personnages au sujet de l’identité d’Oreste (qu’il s’obstine à cacher), de la Grèce, d’Agamemnon, de Clytemnestre, des meurtres de ceux-ci.
+
Oreste confie être l’auteur du meurtre de Clytemnestre => Iphigénie, dans sa douleur, décide de sacrifier l’assassin au plus vite.
Elle sort furieuse.
Scène VII :
Oreste s’étonne des questions d’Iphigénie et de sa sensibilité aux révélations qu’il lui a faites.
+
Évocation de son ami Pilade qu’il pense rejoindre dans la mort.
Scènes VIII-IX-X :
Pilade entre, accompagné par Hidaspe et Taxis.
Il est chargé de découvrir l’identité du nouveau Grec arrivé en Tauride. Oreste reconnaît la voix de Pilade et les deux amis se retrouvent.
+
Oreste annonce qu’il va mourir => Pilade promet de le suivre => Oreste rejette cette idée en évoquant la prêtresse dont Pilade est tombé amoureux mais celui-ci insiste pour mourir.
+
Taxis revient pour connaître la réponse de Pilade qui demande à être conduit au roi avec Oreste.
Troisième Stasimon : Strophe I = évocation d’Alcyone, fille d’Eole, le dieu des vents.
Antistrophe I = le chœur regrette d’être loin de la Grèce mais il est fier d’avoir servi la fille d’Agamemnon.
Strophe II = évocation du départ d’Iphigénie. Le chœur se sent abandonné.
Antistrophe II = évocation du passé heureux.
Thoas entre sur scène.
Acte IV : Scène première : Iphigénie attend le retour de Cyane qu’elle a envoyé auprès du roi presser l’ordre du sacrifice.
Scène II :
Cyane entre.
Elle explique ne pas avoir pu voir le roi, qui s’entretenait en privé avec les deux étrangers. Iphigénie est irritée.
Scène III :
Entrée de Thomiris qui souhaite comprendre pourquoi Iphigénie hâte le sacrifice du Grec alors que cela fera aboutir son union avec Thoas. Elle et le peuple soupçonnent la prêtresse de vouloir usurper le trône. Iphigénie s’en défend mais Thomiris, en sortant, la menace en insistant sur le fait qu’elle protège le second étranger.
Scène IV :
Cyane s’enquière à son tour du motif de la haine d’Iphigénie envers le second Grec. Iphigénie lui confie alors le meurtre de sa mère par cet étranger.
Scène V :
Hidaspe entre.
Il informe Iphigénie du trouble qui agite Thoas. L'un des deux Grecs est Oreste mais personne ne parvient à savoir duquel il s’agit.
+
Iphigénie demande à s’entretenir avec ces deux hommes.
Quatrième Épisode : Thoas demande à voir Iphigénie (aucun amour pour elle, il la nomme « la Grecque », puis Iphigénie).
Lorsqu’il aperçoit la prêtresse, il s’étonne du fait qu’elle porte dans ses bras la statue de Diane.
+
Mensonge d’Iphigénie pour parvenir à ses fins.
+
Thoas la croit car il respecte son statut de prêtresse.
Tout le cortège sort.
Scène VI : Pilade informe Iphigénie qu’il a retrouvé l’ami qu’il croyait mort et qu’il s’agit du second Grec.
+
Iphigénie exprime toute sa haine et sa rancœur envers ce dernier => Pilade s’oppose à ces injures et défend Oreste. Il finit par révéler son identité.
=> scène de reconnaissance.
+
Pilade partage leur joie.
+
Iphigénie se demande qui elle va devoir sacrifier => C'est Oreste qui propose des solutions : il demande à Iphigénie la statue mais celle-ci craint Thoas. Pilade la rassure et demande des armes pour mener à bien leur fuite.
L'entrée de Thoas interrompt l’entretien.
Scène VII :
Thoas demande si la confusion entre l’identité des deux Grecs a cessé. Iphigénie lui répond que non. Pilade, puis Oreste, provoquent le roi en affirmant tout deux successivement qu’ils sont Oreste.
+
Thoas est furieux et annonce la mort des deux => Iphigénie s’y oppose en rappelant les volontés de la déesse.
Elle sort, accompagnée de son frère et de Pilade.
Scènes VIII-IX-X :
Thoas réaffirme la mort prochaine des deux étrangers, puis il promet que Thomiris ne verra pas son hymen avec Iphigénie.
+
Resté seul avec Hidaspe, il demande à celui-ci de conduire Thomiris aux vaisseaux des Sarmates durant la nuit afin que le peuple ne se doute de rien.
Quatrième Stasimon : Strophe = évocation d’Oreste et de son matricide.
Antistrophe = évocation de Thémis, de Gé, de Phoibos et de Zeus.
Entrée d’un serviteur de Thoas.
Acte V : Scènes première, II et II : Thoas attend Hidaspe qui arrive en lui annonçant le succès de leur entreprise : Thomiris a été conduite sur les vaisseaux et elle ne représente plus un obstacle à la réalisation des projets du roi. Thoas pense alors être vainqueur.
Entrée de Taxis.
Exodos490 : Le serviteur demande à parler au roi car les étrangers ainsi qu’Iphigénie se sont enfuis => Le chœur des femmes disent que Thoas n’est pas là mais le serviteur frappe à la porte du Temple et Thoas sort. [l’idée que l’on ne peut pas faire confiance aux femmes est évoquée].
+
Récit de la fuite des Grecs => annonce de l’identité d’Oreste (qui n’est pas une menace dans la pièce d’Euripide) et du combat sur le navire retenu par une tempête.
+
Thoas appelle son peuple fidèle à aller combattre.
+
Intervention de la déesse Athéna sur le toit du temple. Elle apaise Thoas et encourage Oreste à rentrer en Grèce former un sanctuaire en l’honneur de la déesse Artémis. Athéna demande aussi à Oreste de ramener les femmes grecques captives en Tauride dans leur pays.
+
Thoas abdique et il est sans colère.
Scène IV : Taxis annonce au roi la disparition de la statue de Diane et l’impossibilité de retrouver les Grecs.
+
Il informe que c’est une femme qui a tout manigancé [l’idée que l’on ne peut pas faire confiance aux femmes est suggérée].
+
Thoas accuse Iphigénie qu’il promet de faire mourir mais c’est Thomiris qui se présente fièrement.
Scène V :
Thomiris se vante de son offense. Elle dévoile l’artifice des voiles qui ont caché son départ (ce n’était pas elle en dessous mais la prêtresse), ainsi que l’identité des fugitifs : Oreste, Iphigénie et Pilade, devenu l’époux de cette dernière.
+
Thoas jure de la mettre à mort.
Scène VI :
Taxis revient et apprend au roi que le navire des fugitifs est retenu sur le port à cause d’une tempête.
+
Thoas sort pour les rejoindre et les arrêter.
Scènes VII-VIII :
Thomiris est retenue par Taxis. Érine entre et conseille à la princesse de fuir car elle vient de voir Thoas furieux se précipiter sur les Grecs.
Scène dernière :
Récit des événements par Anthenor : combat entre les Grecs, soutenus par le peuple, et les ministres du roi.
+
Arrivé de Thoas qui joint la bataille et se fait tuer par Oreste.
+
La mort du roi apaise les vents et la mer redevient calme => les Grecs peuvent partir.
+
Thomiris peut régner sur la Tauride.

Les éléments identiques dans les deux pièces ont été mis en caractère gras.

Les éléments présents dans la tragédie d’Euripide et qui ont des échos dans celle de La Grange-Chancel, bien que celui-ci les ai traités différemment, ont été mis en caractère italiques.

Les éléments différents d’une pièce à l’autre n’ont pas de signalisation particulière.

Bibliographie §

Éditions d’Oreste et Pilade §

LA GRANGE-CHANCEL, François-Joseph, Oreste et Pilade, Paris, Pierre Ribou, 1699.
LA GRANGE-CHANCEL, François-Joseph, Œuvres de Monsieur de La Grange-Chancel, Paris, Pierre Ribou, 1699.
LA GRANGE-CHANCEL, François-Joseph, Oreste et Pylade, Amsterdam, J. Desbordes, Suivant la copie de Paris, 1700.
LA GRANGE-CHANCEL, François-Joseph, Oreste et Pilade ou Iphigénie en Tauride, Amsterdam, La Haye, 1707.
LA GRANGE-CHANCEL, François-Joseph, Le Théâtre de Monsieur de la Grange, Seconde édition, Amsterdam, J. Desbordes, 1709.
LA GRANGE-CHANCEL, François-Joseph, Les Œuvres de Monsieur de la Grange, Paris, Veuve Pierre Ribou, 1719.
LA GRANGE-CHANCEL, François-Joseph, Œuvres de Monsieur de la Grange-Chancel, revues et corrigées par lui-même, Paris, Veuve Pierre Ribou et J-P Ribou, 1734.
LA GRANGE-CHANCEL, François-Joseph, Œuvres de Monsieur de la Grange-Chancel, revues et corrigées par lui-même, Paris, La Compagnie des libraires associés, 1742.
LA GRANGE-CHANCEL, François-Joseph, Œuvres de Monsieur de la Grange-Chancel, Nouvelle édition revue et corrigée par lui-même, Paris, La Compagnie des libraires associés, 1758.

Œuvres de La Grange-Chancel §

Adherbal roy de Numidie, Paris, Veuve Pierre Bouillerot, 1694.
Méléagre, Paris, Pierre Ribou, 1699.
Athénaïs, Paris, Pierre Ribou, 1700.
Amasis, Paris, Pierre Ribou, 1701.
Ino et Mélicerte, Paris, Pierre Ribou, 1713.
Erigone, Paris, Veuve Pierre Ribou et J-B Ribou, 1732.
Cassius et Victorinus, martyrs, Paris, Veuve Pierre Ribou et J-B Ribou, 1733.
Les Philippiques, Paris, Didot, 1797.

Sources manuscrites §

COMEDIE-FRANCAISE, Registres des Comédiens ordinaire du Roy, 1697, 1698, 1699.
COMEDIE-FRANCAISE, Registres d’assemblée, 1696, 1697.
LEMAZURIER, Pierre-David, Registre des représentations données sur la scène de la Comédie-Française de 1680 à 1793, tome I, s.d.

Sources imprimées antérieures à 1900 §

Antiquité §

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EURIPIDE, Tragédies complètes II, édition et traduction de Marie Delcourt-Curves, Gallimard, 2008.
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SOPHOCLE, Electre, édition et traduction de Jean Bollack, Édition de Minuit, 2007.
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AUBIGNAC, François-Hédelin, abbé d’, La Pratique du théâtre, éd. Pierre Martino, Champion, 1927.
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Travaux critiques §

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Articles §

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LEBEGUE, Raymond. « Tragique et dénouement heureux dans l’ancien théâtre français », dans Le théâtre tragique, Paris, édition du Centre national de la Recherche scientifique, 1962, p. 219-224.
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Instruments de travail §

Dictionnaires §

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Rhétorique, grammaire et ponctuation §

FOURNIER, Nathalie, Grammaire du français classique, Belin, 1998.
HAASE, Albert, Syntaxe française du XVIIe siècle, Delagrave, 1935.
SANCIER-CHATEAU, Anne, Introduction à la langue française du XVIIe siècle, Nathan, 1993, (2 volumes).
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